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Être une bonne mère

Avoir des enfants, ce n’est pas nouveau, n’est pas une affaire équilibrée entre hommes
et femmes. Un homme sur neuf prend un congé parental, contre une femme sur deux ; et
pourtant, la maternité se combine de plus en plus avec travail.
Plusieurs articles récents ont attiré l’attention sur le décalage entre une représentation
idéale de la maternité et la réalité des choses. L’image de la mère parfaite et épanouie,
jonglant sans peine entre les devoirs et les activités extra-scolaires, ses deux séances de yoga
par semaine et les félicitations de ses patrons pour son investissement dans son entreprise,
n’est pas seulement fausse, elle est aussi dangereuse. Prétendre que la maternité est un long
fleuve tranquille, qu’il est simple, avec de la bonne volonté, de mener sa vie professionnelle
avec des enfants tout en gardant un équilibre physique, mental et affectif, tout ceci est un
mensonge qui ne sert qu’à faire culpabiliser les femmes qui rencontrent des difficultés au jour
et le jour. L’image qu’on leur renvoie leur dit qu’elles ont tort de craquer, qu’elles devraient
pouvoir tout mener de front ; le jugement des autres peut être tout à la fois hâtif et injuste
envers ces « mauvaises mères ».
Comme tous les modèles, celui de la « bonne mère » est une construction historique.
Alors que la maternité paraît l’une des choses les plus naturelles du monde, elle concentre en
réalité toutes les représentations les plus profondes de la société sur les rôles des hommes et
des femmes, sur la famille et les relations de pouvoir en son sein, sur les enfants et « la bonne
manière » de les élever. Le Moyen Âge n’y fait pas exception et la figure maternelle peut
également faire le grand écart entre la mère idéale et la mère indigne.

Remarier les veuves

À Florence, à la fin du Moyen Âge, les femmes occupent une position dominée et peu
enviable. Sans aucun droit politique, sans aucun pouvoir économique ou presque, elles ne sont
là que pour être mariées, enfanter, faire perdurer un lignage. Quand les hommes rapportent les
faits importants du lignage, tout au plus mentionnent-ils quelques mariages fastueux : les
femmes sont absentes de ces récits de famille, essentiellement masculins. Elles procréent, sans
bien souvent que leur nom vaille la peine d’être mentionné.
Elles sont d’abord des filles, puis des épouses et enfin des veuves. Celles-ci, dans
l’Europe médiévale, sont souvent considérées comme plus libres de leurs actes, puisqu’elles
ne sont techniquement plus sous l’autorité du père et que leur mari est mort. Leur dot doit
pouvoir leur permettre de subvenir à leurs besoins. Cependant, la situation n’est pas aussi
simple. Les veuves florentines, dès la mort de leur mari, doivent en effet faire face à deux
injonctions contradictoires : la famille de leur époux, qui veut les faire rester pour conserver le
bénéfice de leur dot, et leur famille d’origine qui veut continuer à tirer parti de leur fécondité
tant qu’il en est encore temps, et les remarier pour tisser de nouvelles alliances familiales.

« Je ferai ce que mes parents décideront »

Quid des enfants ? En se remariant, la veuve est contrainte de les abandonner chez la
famille de son premier mari, à laquelle ils appartiennent de plein droit. En 1395, Paolo
Sassetti remarie sa nièce Isabetta, très peu de temps après la mort de son mari : « elle avait
trois petits garçons en très bas âge, mais il fallait la remarier, donc elle n’a pas pu s’en
occuper » écrit-il. Il fallait la remarier : la veuve n’a pas le choix. Elle est arrachée à son rôle
de mère, pour redevenir une épouse.
Difficile de savoir exactement ce que pouvaient penser ces femmes et ces enfants au
moment de la rupture. Que doivent-elles faire ? Être de bonnes mères pour leurs fils ou de
bonnes filles pour leur père ? Les veuves ne peuvent pas être les deux à la fois. Ainsi,
Madonna Simona, 34 ans en 1430, est sur le point de se remarier et donc d’abandonner les
enfants de son premier lit. Son beau-fils la supplie de rester : « je vous supplie et nous
recommande à vous, car vous connaissez notre situation, laissés sans père ni mère, si vous ne
nous aidez pas, nous courrons à la ruine ». Le départ de la veuve entraînerait une crise
économique pour la famille. Mais elle, de son côté, comme tant d’autres veuves à sa place,
répond : « je ferai ce que mes parents décideront ».

« Mères cruelles » et bonnes mères-pères

Les sources sont contradictoires, et certaines sont lucides : ces abandons ne sont pas
volontaires, et ils sont probablement vécus comme des déchirements. « C’est par force que les
mères doivent choisir. Elles pensent constamment à leurs enfants et leur restent très fortement
attachées malgré la séparation » écrit un Florentin en 1425.
Mais ces sources sont minoritaires, et la plupart dénoncent comme « cruelles » ces
mères qui quittent leur premier foyer pour un remariage, qui se plient à la volonté de leurs
parents pour abandonner leurs enfants. Il s’agit avant tout d’une question économique : la
mauvaise mère, ce n’est pas celle qui n’aime pas ses enfants, mais celle qui part avec sa dot et
prive ses premiers enfants de cet héritage. Elle a préféré les intérêts de sa famille d’origine, de
ses parents, à celle du lignage de ses enfants.
Au contraire, la bonne mère, c’est celle qui reste. Celle qui accepte d’élever ses
enfants, « pour ne pas les mener à la ruine », pour ne pas « les rendre orphelins », pour
pouvoir leur transmettre des richesses et le statut social qui va avec. Celle qui « résiste aux
volontés de sa parenté ». L’émancipation féminine par la maternité ? Ce serait trop simple.
Déjà parce que rester dans la famille de son premier mari, c’est être sous la coupe des beaux-
pères, des oncles, des cousins, de tous ces parents mâles qui dominent les femmes de leur
lignage. Ensuite parce qu’en restant mère de ses enfants sans père, la femme devient en réalité
un ersatz de père. Toutes les sources le disent : pour être une mère modèle, courageuse et
forte, elle doit être « comme un père pour ses enfants », « à la fois mère et père ». Alors bien
sûr, une femme n’est jamais aussi bien qu’un vrai père, mais on fait avec. Elle devient une
mère idéale non pas comme femme, mais en faisant sienne des qualités viriles, pensées
comme l’unique apanage des hommes.
Image fascinante, car c’est l’inverse de celle qui domine aujourd’hui : on a plutôt
tendance à dire que ce sont les pères qui devraient imiter les mères et s’impliquer davantage
dans la vie familiale – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’OFCE réclame un congé
paternel obligatoire et plus long. Un combat important pour l’égalité homme-femme, qui est
loin d’être gagné. Des mères cruelles aux pères trop absents ?

Florian Besson et Catherine Kikuchi

Pour aller plus loin :

– Article essentiel de Christiane Klapisch-Zuber, « La « mère cruelle ». Maternité, veuvage et


dot dans la Florence des xive-xve siècles », Annales ESC, vol. 38, n° 5, 1983, p. 1097-1109.
– Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 2013.
– Catherine Fouquet et Yvonne Knibiehler, Histoire des mères du Moyen Âge à nos jours,
Paris, Montalba, 1977.
– Questes, n° 20, Maris et femmes, dirigé par Diane Chamboduc de Saint Pulgent et Blandine
Longhi.
– Quelques articles ces dernières semaines ont attiré l’attention sur cette question : Béatrice
Kammerer, « Nous sommes des menteuses de mères en filles », Slate, 13.4.2015 ; congé
maternité en BD selon la dessinatrice Emma ; Laure Mentzel, « Mères au bord de la crise de
nerfs », Le Monde, 17.2.17.

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