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Cinéma

DES CORPS MUTILÉS AU SABRA HÉROÏQUE : TRAUMATISME ET DÉNI


DANS LES CINÉMAS SIONISTE ET ISRAÉLIEN

Sabine Salhab

Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient | « Les Cahiers de l'Orient »

2015/3 N° 119 | pages 103 à 114


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ISSN 0767-6468
DOI 10.3917/lcdlo.119.0103
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_______________ CINÉMA : La guerre dans les cinémas
sioniste et israélien

Des corps mutilés au sabra


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héroïque : traumatisme et déni dans
les cinémas sioniste et israélien
par Sabine Salhab*

L
1. Le premier
film muet syrien e Moyen-Orient sous domination ottomane découvre
L’accusé innocent
(al Muttaham al le cinéma au début du vingtième siècle avec l’implan-
bari’) est tourné en tation des premières salles de projection mais ce n’est
1928. Le premier qu’après la Première voire la Seconde Guerre mondiale et
film libanais Les
aventures d’Elias la fin de la période des mandats que naissent la majorité
Mabrouk (Mou- des cinémas nationaux1. Le cinéma égyptien qui démarre en
ghamarat Elias
Mabrouk) est 1917 fait figure d’exception. Son véritable essor a cependant
réalisé en 1929. lieu avec l’avènement du parlant à partir des années 1930.
Le cinéma muet
iranien se déve-
Il connaît alors un immense succès commercial et s’exporte
loppe également dans tout le Moyen-Orient. Ce rayonnement empêche
durant les années l’émergence des autres cinémas de la région, dont le marché
1920. Ce n’est
qu’en 1935 qu’ont est noyé sous le flot des productions égyptiennes. La Seconde
lieu les premières Guerre mondiale est également un frein à l’essor des cinémas
tentatives ciné-
matographiques
palestiniennes. Le
film bédouin Fitan * Docteur en Arts et sciences de l’art  de l’Université Paris I où elle a enseigné entre 2008
wa Hassan (Fitan et 2010, Sabine Salhab travaille sur les cinémas du Proche et du Moyen-Orient.  Elle a
et Hassan) réalisé notamment participé à La caricature au risque des autorités politiques et religieuses dirigé par
en 1953 est le pre- Dominique Avon (Presses Universitaires de Rennes, 2010) ; au Dictionnaire du Moyen-Orient
mier long métrage dirigé par Antoine Sfeir (Bayard, 2011) ainsi qu’à Images de guerre, guerre des images, paix
authentiquement en images : la guerre dans l’art, l’art de la guerre (Presses universitaires de Perpignan, 2013).
irakien. Elle est actuellement coordinatrice d’antenne pour la chaîne arabophone de France 24.

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régionaux. La période 1939-1945 n’est pas propice au déve-


loppement des cinémas locaux en raison de l’effort de guerre
demandé par les puissances alliées qui contrôlent la région et
de toutes les restrictions budgétaires qui en découlent. Après
la guerre, l’euphorie des indépendances accordées aux pays
ayant soutenu les Alliés prend le pas sur la représentation
du lointain conflit européen et ses séquelles, d’autant que la
région est déjà secouée par de nouvelles tempêtes autrement
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plus préoccupantes pour ses habitants. Les affrontements de
plus en plus nombreux entre Juifs et Arabes en Palestine
mandataire se transforment en conflit ouvert au moment du
retrait britannique et de la proclamation d’indépendance de
l’État d’Israël, en mai 1948. La première guerre israélo-arabe
(1948-1949) a pour conséquence l’exil de centaines de mil-
liers de Palestiniens. La « Nakba » (catastrophe), événement
fondateur de la mémoire palestinienne, affecte durablement
les imaginaires nationaux ainsi que les représentations du
conflit dans les cinémas arabes.
Mais qu’en est-il du cinéma israélien ? On pourrait s’at-
tendre à retrouver, dans le cinéma israélien, une représenta-
tion en miroir. L’immigration juive en Palestine depuis la fin
du XIXe siècle est alimentée, dans une large mesure, par la
montée de l’antisémitisme européen. Les organisations sio-
nistes en font d’ailleurs état dans leur argumentaire en faveur
des départs. Il n’aurait donc pas été étonnant que le nouvel
État, né après la tragédie de la Shoah, intègre la destruction
des juifs d’Europe à son cinéma national.
Et pourtant loin de s’intéresser à l’Europe et à la Seconde
Guerre mondiale, le cinéma israélien a une autre priorité :
construire des figures nationales. Occultant la mise en images
des souffrances de la guerre, les cinéastes exaltent la renais-
sance juive par le retour à la terre, le culte du corps et la créa-
tion d’un nouveau héros archétypique, le Sabra invincible. Ce
personnage né sur la Terre promise n’a plus aucun lien avec le
juif d’Europe et les persécutions dont il est victime, des per-
sécutions totalement occultées dans les représentations ciné-
matographiques israéliennes des années 1940 et 1950. Ces
représentations idéalisées ne peuvent être comprises sans leur

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_______________________ Traumatisme et déni de la
Seconde Guerre mondiale au cinéma

contrechamp, les dizaines de productions sionistes améri-


caines qui dénoncent le massacre organisé des juifs européens
et tentent de réunir des fonds pour le compte de L’United
Jewish Appeal afin de soutenir les rescapés de l’Holocauste et
de favoriser leur implantation en Palestine.

L’utopie sioniste : la renaissance par la terre


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La Palestine est encore une province ottomane lorsque
Yaacov Ben Dov, propriétaire d’un magasin d’appareils photo,
enregistre en 1918 la visite de Churchill ainsi que l’inaugu-
ration de l’université hébraïque de Jérusalem. Les conditions
de tournage sont très précaires, il n’y a pas encore de labo-
ratoires professionnels. Les apprentis cinéastes utilisent donc
la lumière du soleil pour développer des pellicules ainsi que
2. SHWEITZER leurs baignoires comme bac de rinçage et de séchage2. Ben
Ariel, Le cinéma
israélien de la
Dov documente la vie quotidienne des pionniers et crée en
modernité, L’Har- 1919 sa propre société de production qu’il nomme Menorah.
mattan, Paris, Elle ne survivra qu’un an en raison du manque de moyens.
1997, p. 51.
La trentaine de films qu’il tourne à cette époque est conservée
dans les archives du film juif à Jérusalem. D’autres précur-
seurs tournent également des films à la même époque. Leurs
thèmes sont similaires. Ils exaltent la renaissance du peuple
juif par le retour à la terre. Leurs titres sont éloquents : Le
réveil d’Eretz Israël (Eretz Israël hamitoreret, 1923) et Une
décennie de travail et de construction (Eser shnot avoda uvinian,
1927) de Ben Dov ; Sabra (Tzabar) d’Alexander Ford et Oded
l’errant (Oded hanoded) de Halachimi en 1933 ; Nouvelle vie
(Khayim Khadachim) de Leo Herman en 1934 ou encore Terre
(Adama) de Lersky en 1947. La totalité des œuvres décline le
thème de la renaissance. Il s’agit de créer un nouvel homme
juif inspiré du modèle européen, voire d’un certain idéal grec.
Les réalisateurs israéliens ont à cœur de détruire les clichés
antisémites, mais ce faisant ils vont également à l’encontre de
la tradition juive elle-même, qu’elle soit religieuse ou intellec-
tuelle. Ils produisent ainsi des films exaltant le corps, la jeu-
nesse, la beauté physique, la force. Le bouleversement est de

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taille : contrairement au juif de la diaspora, le nouvel homme


juif n’attend pas la volonté de Dieu pour changer les choses,
il prend son destin en main. Le salut vient de l’homme et du
retour à la terre.
Le moyen métrage Travail (Avoda, 1934) de Helmar
Lerski illustre ce rapport véritablement charnel à la terre. Il
est dédié aux « pionniers palestiniens », des hommes dont
on ne voit pas le visage avant la quatrième minute du film.
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Le personnage principal filmé par Lerski est bel et bien la
terre palestinienne, ses cactus filmés en gros plan, ses col-
lines balayées par de longs panoramiques ainsi que ses pal-
miers filmés en contre-plongée. L’allégorie culmine dans la
séquence de forage afin de trouver l’eau nécessaire à l’irriga-
tion des sols. La foreuse s’enfonce à plusieurs reprises dans
la terre, filmée en gros plan, jusqu’au jaillissement de l’eau,
consommant ainsi l’union du pionnier avec son nouveau
territoire.

Après 1945, les leaders sionistes puis israéliens, voyant


l’impact des films produits par les forces alliées, changent
d’attitude par rapport à ce nouveau médium. Cette prise de
conscience du potentiel mobilisateur du cinéma les pousse
à débloquer des moyens afin d’en faire une véritable indus-
trie au service de la création et de la légitimation du jeune
État. « Il s’agit notamment de l’acquisition du matériel tech-
nique indispensable, de l’installation de laboratoires et de la
formation de techniciens, de réalisateurs et de producteurs,
en vue de la création de films de propagande pour le compte
des institutions sionistes3 ». Dès 1949, le jeune État israélien 3. Op. Cit., p. 51.
finance des films éducatifs qui fondent le genre du « réalisme
sioniste ».

Au moment de la création de l’État d’Israël en 1948, il


n’existe pas encore d’industrie cinématographique viable, la
communauté juive n’étant pas assez nombreuse pour renta-
biliser les productions locales. Carmel film et la Geva film
respectivement fondées en 1934 et 1949 produisent la majo-
rité des courts métrages israéliens constitués d’actualités

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cinématographiques et de films éducatifs. Ces productions


sont financées par des institutions sionistes comme l’agence
4. Syndicat des juive ou la Histadrouth4. Même si les actualités peuvent être
ouvriers israéliens. vues en première partie d’un film commercial, la majorité
Voir Schweitzer,
Op. Cit., p. 51. des films produits souffre d’un problème de débouchés. Les
films sont projetés aux diasporas juives européenne et amé-
ricaine afin de promouvoir Israël et de récolter des dons.
Ils servent également à recruter de nouveaux immigrants.
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Ils sont aussi utilisés dans certaines institutions israéliennes
comme l’armée ou les organisations ouvrières, sans oublier
les centres d’étude de l’hébreu ou les camps des nouveaux
immigrants.
Ces films visent donc à justifier et promouvoir l’entre-
prise sioniste à travers la construction de motifs mythiques
récurrents. De nombreuses séquences sont ainsi tournées
afin d’appuyer la thèse d’une «  terre sans peuple pour un
peuple sans terre » et plus globalement d’élaborer une nou-
velle image du peuple juif. La profusion d’images du pion-
nier travaillant la terre, labourant et semant pour vaincre
une nature hostile, finissent par modifier l’image de l’intel-
5. Cette tradition lectuel juif5 : le héros individuel est progressivement aban-
culturelle, décriée donné au profit de l’exaltation du collectivisme, à grands
par la propagande
antisémite, est renforts de plans généraux montrant les efforts du groupe
écartée dans les rythmés par des gros plans sur des personnages anonymes,
représentations
cinématogra- autant d’incarnations interchangeables de l’utopie sioniste.
phiques véhicu- Afin de veiller sur le respect et la mise en valeur de l’idéo-
lant le message
sioniste au profit
logie sioniste l’État nomme un censeur principal : Joseph
d’une imagerie Burenstein. Crédité au générique, il est responsable des
incarnant la force films produits pour la Histadrouth entre 1953 et 1968,
et le volontarisme
pionniers. période durant laquelle il supervise la production de plus de
soixante-dix films. Parallèlement à cette production locale,
de nombreux courts et moyens métrages sont produits par
des juifs américains. Même s’ils exaltent aussi ce retour à
une terre promise idéalisée, ils dénoncent d’abord les souf-
frances vécues par les juifs européens en diffusant notam-
ment des images des camps de concentration, des charniers
et des rescapés de la Shoah.

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Les films sionistes américains : un contrechamp 6. http://www.


spielbergfilmar-
douloureux chive.org.il/.
Consultables en
ligne ces archives
permettent de
Dès la fin des années 1930 et jusqu’aux années 1950 de visualiser gratui-
nombreuses organisations sionistes américaines produisent tement des cen-
un important corpus filmique documentaire et fictionnel que taines de films.

l’on peut retrouver aujourd’hui au sein des archives Spielberg


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du film Juif (Steven Speilberg Jewish Film Archive6). Parmi ces 7. Cette organi-
sation fusionne
organisations, on peut citer la United Jewish Appeal, l’Ameri- en 1999 avec la
can Jewish Joint Distribution Comittee et la United Palestine United Jewish
Appeal qui fusionnent dès 1939 au sein de la United Jewish Appeal ainsi que
le Council of
Appeal for Refugees and Overseas Needs, ou encore la United Jewish Federa-
Israel Appeal7, la Haddassah8 et Americans for Haganah9. Le tions au sein de
l’United Jewish
but de ces courts et moyens métrages est clairement énoncé Communities.
par les auteurs au moyen d’un carton de début ou de fin,
par une voix off ou encore par le discours d’un acteur. Ainsi
L’envol vers la liberté (Filght to freedom), un court métrage de 8. Organisation
sioniste fémi-
14 minutes réalisé en 1949, s’achève-t-il par un texte détail- nine américaine
lant les objectifs de l’organisation qui le finance : (Women’s Zionist
Organization of
« La United Israël Appeal collecte des fonds au moyen de cam- America)
pagnes internationales [...] Elle apporte son soutien financier à
l’immigration israélienne, aux programmes d’installation et de
construction poursuivis par ces agences et aide à renforcer et à 9. La Haganah
(défense en
défendre la fondation d’Israël10. » Hébreu) est une
Dans Pas un seul ne mourra (Not One Shall Die), une fic- organisation
sioniste clandes-
tion réalisée en 1957 pour dénoncer la piètre situation des tine paramilitaire
rescapés de la Shoah confinés dans un abri de réfugiés, l’ac- créée en 1920 et
trice hollywoodienne à la renommée internationale Agnès intégrée depuis
1948 à Tsahal,
Moorehead11, qui tient l’un des rôles principaux, fait un l’armée israé-
vibrant appel aux dons à la fin du film. lienne. L’organi-
sation Americans
Les productions dénoncent l’antisémitisme européen for Haganah créée
ainsi que les projets d’extermination nazis dès 1939. Après en 1947 œuvre
1945 ils font le bilan des personnes déplacées et détaillent le afin d’obtenir le
soutien du peuple
sort réservés aux rescapés qui attendent un avenir meilleur américain à une
dans des camps de réfugiés. Plusieurs films suivent également immigration libre
et sans restriction
l’itinéraire de ces réfugiés vers la Palestine, représentée de aucune des Juifs
manière extrêmement codifiée comme une terre aride, vers la Palestine.

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10. The United qui renaît grâce au travail des agriculteurs sionistes. Dans
Israel Appeal L’Humanité nous appelle (Humanity Calls), un court métrage
raises its funds
through world- d’une dizaine de minutes, la voix off explique :
wide campaigns. «  Une patrie est née de la solitude et de la désolation de
The United Israel
Appeal comprises Palestine, des villes ont émergé du sable, des champs fertiles et des
the Jewish Agen- jardins fleuris du désert aride12. »
cy, the Palestine La plupart de ces films ont un montage similaire qui révèle
Fondation Fund
(Keren Hayesod), en premier lieu les atrocités nazies et les souffrances endu-
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The Jewish Natio- rées par les juifs d’Europe pour ensuite présenter la Palestine
nal Fund and
Youth Aliyah. It comme une terre promise idéalisée qui permet une véritable
provides financial renaissance du peuple juif grâce au travail des colons. Nous
support for Israel’s
immigration,
découvrons dans Construction à partir du chaos (Construction
resettlement and from Chaos) réalisé en 1948 le camp de Belsen-Bergen, trans-
upbuilding pro- formé en école après la guerre. Ce même camp est filmé dans
gram carried out
by these agencies Aventure en liberté (Adventure in Freedom) en 1952. Au début
and helps to de Camps de personnes déplacées en Allemagne, Autriche et
strengthen and
defend the foun- Prague (DP Camps in Germany, Austria and Prague, 1946),
dation of Israel. c’est le camp de Dachau qui est montré en noir et blanc, alors
que le reste du film est en couleur. La première séquence de
11. Elle a notam- Chemin vers la liberté (Road to Liberty) produit par la 20th
ment tenu des
rôles dans Citizen Century Fox en 1946 montre le camp d’Auschwitz. Dans Les
Kane et La Splen- enfants oubliés (The Forgotten Children, 1946) on peut voir
deur des Amberson
(The Magnificent
des charniers, filmés également dans In Thy blood Live qui
Ambersons) d’Or- montre même les chambres à gaz. Où est-ce que vous débar-
son Welles. quez ? (Where do you get off ?, 1948) comporte des images des
fours crématoires.
12. « From the
desolate waste of À ces images d’horreur difficilement supportables par les
Palestine has risen spectateurs, les réalisateurs accolent des séquences d’espoir en
a homeland, out
of the sand cities
utilisant plusieurs motifs récurrents : La Hora, ronde d’origine
have grown, out of roumaine qui se danse les bras entrelacés, devient ainsi l’un des
the barren desert symboles de la nouvelle vie en Palestine. Nous la voyons dans
fertile blooming
gardens and Habricha (1947) mais aussi dans Saraphend (années 1940)
fields. » ou encore dans Ce sont les gens (These are the people, 1946).
L’hymne national israélien13 est un autre motif sonore récur-
rent que l’on trouve dans ce film à deux reprises. La première
au sein de la diégèse (in), chanté par les participants lors d’un
congrès sioniste, la seconde en musique extra-diégétique (off)
sur des images d’agriculture et d’élevage en Palestine. Chemin

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vers la liberté (Road to Liberty, 1946) s’achève également par la 13. Hatikva
(l’espoir) a été
Hatikva. Dans Les Illegaux (The Illegals, 1948) l’hymne natio- adopté comme
nal est suivi par une séquence de mise au monde d’un bébé, hymne officiel du
allégorie de la naissance du nouvel État. La métaphore est sionisme en 1933,
au 18e congrès
également filée dans bon nombre de films avec d’autres motifs sioniste mondial.
allégoriques comme la plantation d’arbres ou encore les dra- Il est devenu
l’hymne national
peaux israéliens flottant au vent. israélien à la
création de l’État
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en 1948.

Fictions israéliennes de l’après-guerre : l’archétype


du Sabra invincible

Vers le milieu des années 1950, le potentiel économique


du cinéma devient plus clair, à la fois pour l’État et pour
les producteurs indépendants. Les longs métrages israéliens
détrônent peu à peu les courts métrages didactiques. Ces
longs métrages, qui ne sont plus financés par l’État, voient
le jour grâce à des producteurs privés mais aussi des finan-
cements internationaux via le système des co-productions.
Certains de ces films obtiennent un succès internatio-
nal, comme La colline 24 ne répond plus (Giv’a Eina Ona)
(1955), co-produit avec les États-Unis et réalisé par Thorold
Dickinson et surtout Exodus (1960) de Otto Preminger qui
permet la formation de nombreux techniciens israéliens sur
14. Les produc-
des standards internationaux. La loi de 196014 qui soutient tions israéliennes
les productions locales permet également à de nombreux bénéficient
films de voir le jour. d’une réduction
d’impôts de 33 %
Malgré l’absence de contraintes financières, ces films per- sur la vente des
pétuent la tradition du « réalisme sioniste » en la transposant billets d’entrée
d’un film.
au format classique du film narratif de fiction. Ce cinéma
qualifié par les chercheurs de genre « national-héroïque » est
très influencé par le cinéma hollywoodien. L’intrigue basée
sur le suspense narre des récits de bravoure de la guerre d’in-
dépendance ou de la guerre du Sinaï et comporte en général
une histoire d’amour dont l’heureuse issue est le plus souvent
le mariage. Ces œuvres sont construites sur un principe de
dualité afin de poursuivre l’élaboration du mythe du nouvel

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Seconde Guerre mondiale au cinéma

homme juif qui s’oppose à l’ancien juif de la diaspora. Ce


renouveau s’incarne dans le personnage du Sabra, juif né en
Israël, du Kibboutzim ou du soldat. Le héros s’individualise,
c’est un commandant, un chef, à la tête d’une unité de com-
bat. Contrairement aux films didactiques du réalisme sio-
niste qui occultent totalement la présence du voisin arabe et
palestinien, ce dernier est bien présent dans ce nouveau genre
cinématographique et constitue un obstacle à la réalisation du
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projet sioniste. Ainsi dans La colline 24 ne répond plus (Giv’a
Eina Ona, 1955) l’ennemi égyptien est-il mis en relation avec
les nazis par le biais de l’un des personnages, combattant sous
l’uniforme égyptien, dont on s’aperçoit par la suite qu’il est
un ancien nazi. Les deux identités se superposent donc visuel-
lement et l’analogie est manifeste. Cependant ces films ne
veulent pas s’appesantir sur la Seconde Guerre mondiale et
la Shoah en est totalement absente. Les personnages repré-
sentés ne sont pas des victimes mais de courageux combat-
tants prêts à mourir pour la patrie. Le film s’ouvre sur une
carte d’Israël assiégé par les États arabes voisins et suit par
différents flashbacks le parcours de quatre combattants pour
l’indépendance : un Irlandais au service de l’occupant britan-
nique qui tombe amoureux d’une Sabra et finit par se joindre
aux combattants juifs, un touriste juif américain agressé par
un Arabe et qui rejoint le même combat, un Sabra qui com-
bat sur le front égyptien et enfin une Israélienne d’origine
yéménite. Tous se sacrifient pour conquérir la colline 24,
comme le montre la dernière séquence du film. On est le 18
juillet 1948, date du cessez-le-feu. Un panoramique découvre
un paysage calme et champêtre. Une jeep des Nations Unies
s’avance vers la caméra. Elle transporte des officiels de l’orga-
nisation qui se rendent sur la colline 24 pour constater l’issue
des combats et attribuer la colline au vainqueur. Deux fonc-
tionnaires de l’ONU accompagnent un commandant pales-
tinien et un Israélien. Le sacrifice des combattants israéliens
est mis en valeur par des plans successifs des soldats tombés
durant le combat. L’un d’eux tient le drapeau israélien témoin
de l’heureuse issue des combats. Le représentant des Nations
Unies attribue la colline à Israël. Son annonce est suivie de

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quatre gros plans sur le visage des combattants morts. La der-


nière combattante est une femme. Il recouvre son visage du
drapeau israélien alors que retentit une musique lyrique. Les
soldats saluent les corps, la séquence s’achève sur des plans
d’ensemble du paysage tandis que s’affiche sur l’écran l’ins-
cription “The beginning” (le début) au lieu du traditionnel
“The End” (Fin).
Contrairement aux films sionistes américains des années
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1940 et 1950, ce cinéma commercial israélien occulte tota-
lement le passé douloureux des juifs européens. En ces temps
de consolidation étatique, les dirigeants sionistes utilisent tous
les moyens à leur disposition pour asseoir les icônes autour
desquelles se cristallise l’imaginaire national. Le soldat diaspo-
rique des premiers temps va rapidement être remplacé par le
Sabra, personnification de la renaissance juive et de son inté-
gration au territoire. Avant 1948, le Sabra était le vecteur d’ap-
plication de l’idéologie sioniste socialiste, le nouvel homme
juif qui sortait son peuple de la tradition purement intellec-
tuelle et religieuse par son retour à la terre. Il devient après la
guerre d’indépendance le garant de la sécurité du jeune État.
Le terme Sabra est issu du mot Tzabar qui désigne le fruit
d’une variété de cactus. Cet arbuste, introduit en Palestine il y
a environ deux siècles, s’est parfaitement acclimaté au territoire
et fait désormais partie du paysage. Il métaphorise les qualités
des Israéliens, « durs à l’extérieur mais tendres à l’intérieur ».
Tout comme ce fruit, les jeunes Sabras sont issus de cette terre :
de purs produits locaux. Le Sabra désigne non seulement les
Juifs nés en Palestine à partir des années 1920 et 1930, mais
aussi les jeunes immigrants qui se sont parfaitement intégrés
aux institutions israéliennes, une génération modelée par les
institutions sionistes. Les Sabras parlent hébreu, fréquentent
des écoles affiliées au parti travailliste ou financées par l’Agence
Juive, font partie d’un mouvement de jeunesse, travaillent
bénévolement dans les kibboutz, se battent au sein de la
Haganah ou du Palmach15. Cet archétype culturel est relayé 15. Force armée
de la Haganah.
par la presse, la littérature et le cinéma.
C’est ce citoyen idéal que l’on retrouve comme per-
sonnage principal du film Il marchait dans les champs (Hu

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_______________________ Traumatisme et déni de la
Seconde Guerre mondiale au cinéma

Halach Ba’ Sadot, 1968) de Yosef Milo. Le film relate l’his-


toire de la première génération de Sabras incarnée par Ouri.
Il se déroule à la veille de la guerre de 1948. Assi Dayan
y incarne un pionnier israélien, membre d’un kibboutz et
officier dans une unité combattante. La mise en scène met
en valeur les caractéristiques physiques du jeune homme
ainsi que celles de sa compagne. Ils sont grands, blonds et
musclés, à l’opposé de l’image véhiculée par les clichés anti-
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sémites. Le jeune homme, le plus souvent filmé en contre
plongée, est l’exemple de cette individualisation du héros
qui caractérise le cinéma fictionnel israélien des années 1950
et 1960.

Vers la fin des années 1950 cette image nationale codifiée


16. Le nom
se fissure et révèle les tensions sous-jacentes de la société
Boureka est à israélienne. La communauté séfarade d’Israël, également
l’origine celui qualifiée de «  deuxième Israël  » en raison des difficultés
d’une pâtisserie
à base de pâte économiques dont elle souffre, ne partage pas forcément les
feuilletée issue des mêmes valeurs que ses compatriotes ashkénazes. L’utopie
Balkans mais lar-
gement consom- sioniste véhiculée par les juifs européens ne suscite pas
mée au Maroc et l’adhésion des Séfarades. Arrivés en Israël après Suez et la
introduite par les guerre des Six-Jours, ils n’ont pas vécu les premiers conflits
Séfarades en Is-
raël. Sa texture est israélo-arabes. Leur motivation, souvent religieuse, n’a rien
légère et aérienne de commun avec le sionisme incarné par le parti travailliste
tout comme les
sujets traités par et leur fait percevoir Israël comme une terre messianique.
ce genre ciné- Un nouveau genre cinématographique, celui des comédies
matographique.
La grande
Bourekas16 va réconcilier allégoriquement ces deux commu-
majorité des films nautés. Le traumatisme de la guerre du Kippour en 1973
« Bourekas » est et de la défaite du parti travailliste aux élections de 1977
composée de
comédies popu- contribue également à la perte d’aura de la figure du Sabra :
laires, mais l’on y le cinéma israélien entre dans sa période post-sioniste. Si les
trouve également
quelques mélo- nouvelles fictions israéliennes ne se penchent toujours pas
drames inspirés sur les évènements tragiques de la Seconde Guerre mon-
du cinéma égyp- diale elles s’attaquent à d’autres tabous comme celui de la
tien. Les tensions
économiques et représentation des Palestiniens ou de la remise en question
sociales sont ainsi de la moralité de l’armée, deux chantiers conséquents au
résolues le plus
souvent par un sein d’une société traversée par de nombreuses tensions poli-
mariage mixte. tiques, sociales et communautaires.

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bibliographie

ALMOG OZ, The Sabra : the creation of the new Jew (Le Sabra :
la création du nouveau Juif ), University of California Press,
Berkley, Los Angeles, London, 2000.
SHOHAT Ella, Israéli cinema, University of Texas, Austin, 1989.
SHWEITZER Ariel, Le cinéma israélien de la modernité,
L’Harmattan, Paris, 1997
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filmographie

1- 1920-1948 : Le cinéma pré-étatique


BEN DOV, Yaacov, Le réveil d’Eretz Israël (Eretz Israël
hamitoreret), 1923
BEN DOV, Yaacov, Une décennie de travail et de construction
(Eser shnot avoda uvinian), 1927
FORD, Alexander, Sabra (Tzabar), 1933
HALACHMI Oded l’errant (Oded Hanoded), 1933
HERMAN, Leo, Nouvelle vie (Khayim khadashim), 1934
LERSKY, Helmar, Travail (Avodah), 1935
LERSKY, Helmar Terre (Adama), 1947

2- 1950-1960 : Le cinéma « national héroïque »


DICKINSON, Thorold, La Colline 24 ne répond plus
(Giv’a 24 Eina Ona), 1955
DINAR, Baruch, Ils étaient dix (Hem hayu asara), 1960
ELDAR, Ilan, Sinaïa, 1962
FRISH, Larry, La Colonne de feu (Amud haesh), 1959
FRYE, Peter, La Femme du héros (Eshet hagibor), 1963
MILLO, Yosef, Il marchait dans les champs (Hu Halach Ba’
Sadot), 1968
NUSSBAUM, Raphael, Sables brûlants (Holot lohatim), 1960
RAMATI, Alexander, Les Rebelles de la lumière (Mordei ha’or),
1966

Les films produits par les organisations sionistes américaines


sont disponibles sur le site http://www.spielbergfilmarchive.org.il/

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