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grandes Figures du relevé

Le relevé
en architecture
ou l’éternelle
quête du vrai
Journées internationales d’études
5 et 6 novembre 2007

Cité de l’architecture
& du patrimoine

1 2
préface

Préface

Quelques semaines après son ouverture au public, la Cité de l’architecture


Membres du comité scientifique & du patrimoine a accueilli les 5 et 6 novembre 2007, la deuxième édition
des journées européennes d’études sur le patrimoine et son enseignement.
• Jean-Marie Pérouse de Montclos, directeur de recherche au CNRS Faire progresser la recherche dans les domaines de l’architecture et du
• Jean-Michel Leniaud, directeur d’études à l’École pratique des hautes patrimoine est, en effet, l’une des missions essentielles de la Cité. La pre-
études, professeur à l’École nationale des chartes mière édition de ces journées intitulées « Entre histoire et restauration en
• Olivier Poisson, inspecteur général des monuments historiques France et en Italie » s’était déroulée à Rome en décembre 2005. Cette fois-ci,
• Benjamin Mouton, architecte en chef, inspecteur général le relevé d’architecture est au centre des débats de ces deux journées, orga-
• des monuments historiques, professeur associé à l’École de Chaillot nisées conjointement par la Cité de l’architecture & du patrimoine (École
• Sabine Frommel, directeur d’études à l’École pratique de Chaillot, musée des Monuments français) et le département d’histoire
• des hautes études de l’architecture de l’université La Sapienza à Rome, en partenariat avec
• Marie-Paule Arnauld, directrice du musée des Monuments français l’École pratique des hautes études. Après les journées de Rome qui étaient
• Mireille Grubert, directrice de l’École de Chaillot franco-italiennes, nous avons souhaité ouvrir ces journées à d’autres pays
européens.

Ce colloque permet de retracer certains moments forts de l’histoire de la


pratique du relevé, tant du point de vue de ses auteurs que de ses utilisa-
teurs. Il permet de débattre sur les fondements théoriques sur lesquels
s’appuie la pratique du relevé et de mieux les identifier. Il est aussi l’occasion
de comprendre quel est l’état de l’art en matière d’outils et de techniques.

Une des particularités de ce colloque est de permettre la rencontre entre


historiens et architectes et de favoriser, entre ces professionnels d’horizons
divers, un dialogue utile pour la connaissance des édifices et la pratique de
leur restauration.

François de Mazières
Président de la Cité de l’architecture & du patrimoine
appel à communications

Appel à communications
Benjamin Mouton pour le comité scientifique

« La représentation de l’architecture ; le dessin d’architecture ; le relevé riaux, les conditions de conservation, les désordres structurels, physiques et
d’architecture… » sont des termes voisins, d’apparence semblable, mais qui chimiques… Le relevé est donc porteur de significations. Son objectif sera de
ne sont pas échangeables : le relevé quant à lui porte une signification plus comprendre les étapes par lesquelles l’édifice est passé pour rendre intelli-
factuelle, plus rigoureuse, et représente l’architecture à un moment donné, gible son état actuel, éclairer et préparer l’intervention concrète. Peut-il tout
de la façon la plus exacte et intransigeante. autant rester indépendant du « projet » concernant l’édifice (conservation,
On rappellera le très important ouvrage consacré au « relevé », réalisé sous restauration, réutilisation), et ne pas y penser ?
la direction de Jean-Paul St Aubin et édité en 1992 par l’Inventaire.

Les limites du relevé ?


Le maître mot est la recherche de l’exactitude
La saisie exhaustive de la totalité des données de l’architecture est impos-
Or, l’histoire du relevé architectural le démontre et les progrès de la repré- sible, voire sans intérêt : « Un modèle redoublant totalement la réalité
sentation et de l’observation sont probants : tout relevé s’expose, dans une n’apporte aucune connaissance… » (Philippe Boudon). Une sélection appa-
sorte de compétition de l’exactitude, a être dépassé par le suivant, n’est-ce rait donc incontournable, et va identifier en conséquence les limites, les
pas sans fin ? performances, donc les outils, qui se résumeront dans la formulation de la
« commande ». Mais en contrepartie, par l’effet de cette sélection, émerge
l’expression d’une « interprétation » qui nous éloigne de l’approche scien-
Le champ technique ne cesse de se développer tifique, et qui rend douteuse la notion de « relevé indépendant ».

La technique issue de la photographie — stéréophotogrammétrie, photo Cela conduit à s’interroger sur la capacité du relevé à dépasser la repré-
redressée, etc. — tend à prendre le pas sur les autres techniques, en don- sentation de la matérialité d’une construction, et s’attacher à celle de son
nant à la représentation du réel un caractère scientifique qui ne paraît pas architecture. Au-delà de la démarche scientifique aux limites réductrices,
pouvoir être contesté. Devient possible la représentation en géométral y il s’agirait de rendre perceptibles et intelligibles les caractères, les qua-
compris de ce qui ne peut s’appréhender d’un seul coup d’œil, gêné par lités sensibles des espaces organisés, et de s’attacher au « sens  » de
l’encombrement visuel du contexte existant (urbain, végétal, etc.) ou même l’architecture qui reste l’élément essentiel de sa composition, donc de sa
de ce qui ne peut être vu simultanément (dedans et dehors…). Bien plus, signification, et le but de sa transmission : le relevé le pourrait-il ?
une prise de vue, répétée à des laps de temps réguliers, peut révéler une
évolution de déformations, et donc une pathologie de déséquilibre. C’est ici que le dessin manuel, récemment disqualifié par le dessin méca-
nique, prend une dimension nouvelle — autant lors de la phase d’analyse
que de celle du projet. En effet, il se distingue des modes mécaniques
Le relevé dans quel objectif ? plus ou moins automatisés, non seulement par le fait qu’il sélectionne le
principal du secondaire, mais parce que l’image que l’œil reçoit est trans-
Parallèlement à la recherche de l’exactitude, la recherche de la compréhen- mise à la main qui dessine, au travers du filtre du cerveau qui déjà identifie
sion ouvre un champ complémentaire, celui de l’analyse. La précision de la ce qu’il veut retenir : choix délibéré, arbitraire sans doute, puisque déjà
mesure n’est-elle pas vaine, s’il est plutôt question du sens de l’édifice ? porteur de sens, de réflexion, d’intelligence, de compréhension et de sen-
Le relevé dépasse alors le stade de la représentation pour s’intéresser à sibilité : moins « scientifique », cette démarche en est-elle moins porteuse
la collecte d’indices, qui vont éclairer les étapes constructives, les maté- de « vérité » ?
sommaire

Sommaire Dialoguer avec le monument : relevé manuel et recherche


sur la porte orientale Ayyoubide de la citadelle de Damas (Syrie)
[ Andreas Hartmann-Virnich ] P. 114

LES GRANDES FIGURES DU RELEVé Les relevés architecturaux au XVIe siècle en Italie


[ Tancredi Carunchio ] P.130
[ Marie-Paule Arnauld ] P. 11
Le relevé d’architecture : la méthode, la gestion des résultats
Les relevés de Jacques Androuet Du Cerceau : pour la connaissance et la restauration. Application au cas
entre approche rationnelle et imagination [ Sabine Frommel ] P. 12 de la villa Adriana à Tivoli [ Giuseppina Enrica Cinque ] P. 143

Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) et la Monographie Le relevé d’anatomie constructive des bâtiments


de la cathédrale de Chartres [ Jean-Michel Leniaud ] P. 35 d’habitation ordinaires
[ Jacques Fredet ] P. 161
Le relevé de la cité de Carcassonne par Viollet-le-Duc :
une première approche [ Olivier Poisson ] P. 43

DE LA TOISE AU NUMéRIQUE [ Régis Martin ] P. 179

DE LA CONNAISSANCE AU PROJET
[ Mireille Grubert ] P. 57
L’utilisation de nouvelles techniques par W. Goodyear
Le rôle potentiellement historiographique du relevé et au debut du XXe siecle et leur apport à l’histoire
de la restauration [ Paolo Fancelli ] P. 60 de l’architecture selon A. Choisy [ Javier Girón Sierra ] P. 180

De l’histoire à la restauration en passant par le relevé La mesure du temps dans les relevés de l’architecture antique
et inversement [ Annarosa Cerutti Fusco ] P. 73 [ Anne Moignet-Gaultier ] P. 191

Le relevé au service du projet, le point de vue des architectes Méthodes de relevé sur les constructions historiques
du patrimoine (Résumé) [ Véronique Villaneau-Ecalle ] P. 89 et les sites archéologiques [ Frank Becker ] P. 208

Le relevé et la restauration comme possible édition critique Métrophotographie appliquée (Résumé) [ Serge Paeme ] P. 217
d’un texte architectural [ Alessandro Sartor ] P. 90
Entre tradition et haute technologie : regards sur les méthodes
de l’archéologie de la construction à l’université technique de Munich
[ Alexander von Kienlin ] P. 218
QUEL RELEVé POUR QUEL OBJET ?
[ Gilles Séraphin ] P. 105
L’apport des relevés de revêtements muraux 
(enduits, badigeons, peintures…) au patrimoine bâti SYNTHèSE : QUEL AVENIR
[ Christian Sapin ] P. 106
POUR LE RELEVé ? [ Benjamin Mouton ] P. 239
LES GRANDES
FIGURES
DU RELEVé
Modérateur : Marie-Paule Arnauld,
directrice du musée des Monuments français,
Cité de l’architecture & du patrimoine

À l’ère du numérique et des nouvelles technologies appliquées au relevé, on


peut s’interroger sur la pertinence du recours aux ouvrages anciens et aux
dessins « historiques ». Quelle est la spécificité des informations qu’ils lais-
sent appréhender aujourd’hui ? Leur fiabilité est-elle encore appréciable ?
Les choix qui ont été faits sont-ils toujours porteurs de sens  ?
À partir de trois exemples insignes (Les plus excellents bâstiments de
France d’Androuet Du Cerceau, Monographie de la cathédrale de Chartres
de Lassus et les relevés de la cité de Carcassonne conservés dans les archi-
ves de Viollet-le-Duc), les intervenants de cette matinée vont tenter de faire
émerger des éléments de réponse à ces questions, éléments qui pourraient
constituer un socle pour les réflexions à venir sur le plus contemporain.

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grandes Figures du relevé

Les relevés de Jacques maquettes existants, dans d’autres, il (ou ses collaborateurs) effectue des
relevés sur place3. Pour procéder ainsi, il lui fallait entretenir de bons rap-
Androuet Du Cerceau : ports avec le service des Bâtiments du Roi et ses architectes, afin d’avoir
entre approche rationnelle accès à la documentation graphique. Du Cerceau était donc à la merci des
architectes et les plus excellents bastiments révèle implicitement qu’un
et imagination artiste comme Philibert Delorme était assez secret, tandis que Primatice,
« surintendant des bâtiments de la couronne » depuis 1559, semble avoir
mis à disposition de nombreux dessins. Lors d’une campagne de relevé
d’un château, il n’était pas toujours facile de se procurer la clef donnant
accès à la totalité du bâtiment et, inévitablement, certains détails se déro-
Sabine Frommel, directrice d’études à l’École pratique des hautes études baient au regard et invitaient à des compléments par analogie ou même
par imagination. Quand Du Cerceau utilisait les dessins ou les maquet-
tes d’un architecte, on ignore si ceux-ci représentaient un projet définitif
La fortune des plus excellents bastiments de France (1576-1579) a perduré ou une version intermédiaire. Au XVIe siècle, les commanditaires et leurs
pendant des siècles et laissé des traces multiples1. Dans les « Illusions artistes changeaient souvent en cours de route, de sorte que le moment
perdues  », Honoré de Balzac fait découvrir l’ouvrage par Lucien de précis du relevé n’est pas facile à déterminer. Parfois Du Cerceau élimine
Rubempré. À peine arrivé dans la capitale, le jeune ambitieux « aperçut un des dessins dans la version gravée, dans d’autres cas, cette dernière sem-
tas de bouquins [...] parmi lesquels brilla [...] l’ouvrage de l’architecte Du ble bénéficier d’un enrichissement. Ceci est particulièrement vrai pour des
Cerceau sur les maisons royales et les célèbres châteaux de France dont projets comme Saint-Maur ou Charleval, où de nouvelles propositions ont
les plans sont dessinés dans ce livre avec une grande exactitude »2. Mais vu le jour dans l’intervalle qui sépare les dessins du British Museum et les
l’historien de l’architecture, pour lequel les relevés des plus excellents gravures publiées en 1579. Or le passage entre les deux phases révèle des
bastiments de France constituent une source fondamentale, cherche en mutations intéressantes qui mettent en lumière l’évolution des méthodes
vain cette « grande exactitude » vantée par le romancier français. Certes, de l’architecte.
les dessins sur vélin conservés au British Museum et les gravures de la Dans le recueil gravé, les représentations graphiques sont accompagnées
version définitive présentent de manière détaillée les châteaux les plus de textes consacrés aux commanditaires et à leurs intentions, au site, au
fréquentés de la cour de France au XVIe siècle. Sans cet album précieux, caractère général des constructions, aux matériaux. Elles passent sous
il serait difficile de connaître leur état primitif et les modifications qu’ils silence la chronologie des travaux, le détail du langage architectural ou,
ont subies. L’objectif de Jacques Androuet Du Cerceau n’était cependant à deux exceptions près, le nom de l’architecte4. Le recueil résume des
pas toujours de représenter ces résidences de façon exacte. Guidé par épisodes essentiels de la Renaissance française, sans qu’on puisse à
son instinct et ses propres principes formels, il corrige syntaxe et détails l’heure actuelle identifier tous les facteurs, techniques et humains. Mais
et c’est une énergie, forte et inconsciente qui le fait transformer ces der- la mise en parallèle de plusieurs exemples peut révéler certains traits typi-
niers, même si ce n’est parfois que discrètement. L’architecte a recours ques de Jacques Androuet Du Cerceau, et clarifier ses contacts avec les
à des méthodes hétérogènes  : dans certains cas, il utilise dessins ou grands architectes de son temps. Notre réflexion a pour objectif d’éclairer
sa démarche, de suivre sa psychologie — complexe, compliquée et par-
1 En 1671 les membres de l’académie d’architecture soulignent l’utilité de l’ouvrage Procès-Verbaux de l’Académie Royale de l’Architecture : « Pour ce qui concerne
fois même confuse — par la confrontation d’un petit groupe d’édifices :
Jacques Androuet Du Cerceau, [...] le livre des beaux bastiments de France qu’il nous a laissé peut estre [aussy] de grande utilité par la réflexion qu’on doit faire de Fontainebleau, le Louvre, les Tuileries, Ancy-le-Franc, Vallery, Dampierre et
l’estat où ilz [les bâtiments] estoient alors à celuy où ilz se trouvent présentement et des raisons qu’on peut avoir eues d’y aporter des changements » (H. Lemonnier
(dir.), Procès-Verbaux de l’Académie Royale de l’Architecture, t. I, 1671-1681, Paris, 1911, p. 12). Au début du XIXe siècle l’architecte Charles-François Callet s’inspire
de projets idéaux de Du Cerceau, comme l’avait fait à la fin du XVIIe Attilo Arrigoni pour la rotonde de Besana à Milan (S. Bellamy-Brown, La Renaissance au service
du XIXe siècle. À propos de l’ouvrage de Charles-François Callet, Notice historique sur la vie artistique et les ouvrages de quelques architectes français du XVIe siècle
(1842), Livraison d’Histoire de l’Architecture, 9, 2005, p. 34. Sur la Rotonda di Besana, voir P. Angiolini, « Vecchio e nuovo nel ritratto di città d’epoca napoleonica. Il 3 Pour le château de Saint-Maur, il utilisa une maquette, à Ėcouen et à Anet, par exemple, il travailla sur place (F. Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents
caso di Milano », communication lors du colloque La cultura architettonica italiana e francese in epoca napoleonica : pratiche professionali e questioni stilistiche, bastiments de France », in Jacques Androuet Du Cerceau, sous la dir. de J. Guillaume avec la collaboration de P. Fuhring, Paris, 2010, p. 268. Ce volume contient
organisé par l’Archivio del Moderno et l’Accademia di architettura à Mendrisio, le centre Ledoux, l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), académie de France à également une bibliographie à laquelle nous renvoyons notre lecteur).
Rome (Villa Médicis), du 5 au 8 octobre 2006, actes en préparation). 4 Le nom de Pierre Lescot, « seigneur de Clagny », a été cité pour le Louvre, celui de Philibert Delorme pour le château de La Muette (Les plus excellents bastiments
2 « ... Quel prix ?... Cinquante francs... C’est cher, mais il me le faut... » H. de Balzac, Les illusions perdues, Paris (éd. Flammarion), 1966, p. 406. de France, présentation et commentaires de D. Thomson, Paris 1988, pp. 27 et 103).

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grandes Figures du relevé

la chapelle funéraire d’Anet5. Ces choix sont justifiés par nos propres études la taille-douce12. Le retour de Dupérac en France en 1578 signifia pour Du
que nous cherchons à approfondir par un regard critique sur les relevés des Cerceau une sérieuse concurrence qui dut réveiller son ambition. La vue
plus excellents bastiments de France. axée à vol d’oiseau du château de Verneuil semble s’inspirer de la fameuse
villa de Tivoli13. Enfin, dans son Livre des édifices antiques romains de 1584,
il s’inspirait sans doute du plan de la Rome antique de Dupérac, amorçant
Prélude d’une initiative monumentale un retour à l’antiquité à la fin de sa carrière.
Mais Les plus excellents bastiments de France témoignent d’une démar-
Le recueil est le fruit des expériences que l’artiste a menées depuis les che différente de celle d’autres initiatives éditoriales du même genre telles
années quarante6. Lors de son apprentissage auprès de Sebastiano Serlio, que, par exemple, le formidable catalogue des monuments romains du
depuis 1542 « paintre et architecteur du Roy » à Fontainebleau, le jeune Speculum Romanae Magnificentiae, publié depuis 1577 par Antonio Lafreri14.
Français avait appris la représentation systématique d’un édifice par plan/ La monarchie française et la centralisation croissante du pays sont le subs-
coupe/élévation telle qu’elle a été préconisée par Raphaël dans sa lettre à trat de cette entreprise censée présenter à une élite sociale, passionnée
Léon X de 1518/15197. Avec efficacité et bravoure, il sut les perfectionner, en de l’art de bâtir, le patrimoine architectural de la Couronne, depuis l’épo-
combinant perspective, axonométrie, vue basse, vue haute et moyenne, non que médiévale jusqu’aux chantiers les plus novateurs, tels que les Tuileries,
sans faire appel aussi au géométral ou à la « vue cavalière ». Ainsi il réus- Saint-Maur et Charleval. Défini en 1561, le projet se heurte aux conflits
sit à figurer l’organisme architectural d’une manière analytique, didactique, sanglants des guerres religieuses qui contraignent l’architecte à limiter
presque radiographique, inconnue jusqu’alors. Auprès de Serlio, le jeune ses déplacements durant les années 1563 à 1566 et 1570 ainsi que 157215.
architecte avait aussi découvert les traités d’architecture et les recueils de Patronné par Henri II et par Charles IX, l’ouvrage sera dédié à Catherine de
dessins auxquels il commença à se consacrer avec zèle à partir des années Médicis, la reine mère, jusqu’à l’avènement de Henri III en 1574, le person-
quarante8. À cette période intense remonte son intérêt pour l’architecture nage le plus puissant du royaume16.
royale, les châteaux de Chambord, de Madrid et de Fontainebleau. Ensuite,
pendant les années cinquante l’idée d’une anthologie des plus belles demeu-
res de la cour de France allait mûrir dans sa tête. Du Cerceau sur le vif
L’entreprise était aussi tributaire de l’esprit du temps. Jacques Androuet
avait sans doute eu connaissance des gravures que son compatriote Étienne Quoique l’approche puisse varier d’un édifice à l’autre, la calligraphie de l’ar-
Dupérac, l’un des grands protagonistes de cet art, avait publié à Rome9. chitecte se distingue avec une certaine clarté. Auprès de Sebastiano Serlio,
En 1573 celui-ci dédie à la reine mère la grande vue à vol d’oiseau du palazzo Du Cerceau s’était familiarisé avec le château d’Ancy-le-Franc, chef d’œuvre
et des jardins de Tivoli, édités par Antonio Lafreri10 ; un an plus tard il offre du Bolonais et manifeste du premier classicisme en France17 (fig. 1a, 1b et
à Charles IX sa restitution idéale de la Rome antique : Urbis Romae scio- 1c). Il admire la parfaite cohérence de cet édifice que son isométrie à vol
graphia11. Les gravures concernant Saint-Pierre et le Capitole durent aussi d’oiseau rend de manière pertinente : « comme de haulte veuë : & diroit
leur renom à la technique de l’eau-forte, exceptionnelle à Rome où dominait on presque, en considérant l’édifice, qu’il a esté tout fait en un iour, tant

5 S. Frommel, « Le portique du château de Vallery », in Revue de l’Art 131 (2001), pp. 9-24 ; voir aussi M. Chatenet/S. Frommel, « Alla scoperta di Jacques Androuet 12 Ibid., p. 40.
Du Cerceau », in Il disegno di Architettura, 21-22, 2000, p. 24. ; S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, Paris 2002 ; « Fontainebleau : un 13 Ibid.
laboratorio artistico franco-italiano » in Arte e Architettura. Le cornici della storia, sous la dir. de F. Bardati et A. Rosellini, Milano, 2007, pp. 101-134. ; S. Frommel, 14 Je dois certaines informations sur la datation de cet ouvrage à B. Rubach qui étudie l’œuvre de l’éditeur romain dans sa thèse ANT. LAFRERI FOMIS ROMAE — Der
« La surintendance de Fontainebleau (1559-1570) : entre convenance et innovation » et « L’architecture sacrée : La chapelle de Diane de Poitiers à Anet et la Rotonde Verleger Antonio Lafreri und seine Druckgraphikproduktion à la Humboldt-Universität de Berlin sous la direction de A. Nesselrath. Dans des années vingt déjà,
des Valois » et in Primatice architecte, Paris 2010, pp. 150-184 et 185-190. différentes versions de la façade du Palazzo Stati Maccarani à Rome, œuvre de Giulio Romano, circulèrent largement, en annonçant le succès de ce genre.
6 F. Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », cit. p. 257. 15 F. Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », cit. p. 257.
7 S. Frommel, « Sebastiano Serlio et Jacques Androuet Du Cerceau : une rencontre décisive », à paraître sous la dir. de J. Guillaume. 16 En quête d’un mécène sans lequel le projet ambitieux ne pouvait aboutir, Du Cerceau produit autour de 1570 116 dessins consacrés à trente châteaux, exécutés à
8 Ibid. la plume à l’encre noire sur vélin, certains rehaussés de couleur. Renée de France, duchesse de Ferrare qui versa aussi de l’argent pour l’achat du vélin, semble avoir
9 Sur Dupérac voir E. Lurin, Étienne Dupérac, graveur, peintre et architecte (vers 1532 ?-1604). Un artiste-antiquaire entre l’Italie et la France, thèse de doctorat, été l’amateur auquel était destinée cette collection précieuse (Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », cit. p. 00 ; voir aussi Thomson,
Université de Paris 4, 2006, sous la dir. de A. Mérot, publication en préparation. Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 8.
10 V. Pacifici, Ippolito Secondo d’Este cardinale di Ferrara, Tivoli, 1920, p. 395-396 et tav. VI ; voir aussi, S. Deswarte-Rosa, « Dupérac et la villa à hippodrome de 17 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. pp. 140147 ; S. Frommel, « Jacques Androuet Du Cerceau et Sebastiano Serlio : une
Chaillot », dans Revue de l’Art, 150 (2005), p. 39. rencontre décisive », in Jacques Androuet Du Cerceau, sous la dir. de J. Guillaume avec la collaboration de P. Fuhring, Paris, 2010, p. 123 sqq. ; voir aussi
11 Paris, BNF, Département des estampes, Rés., AA6 (Deswarte-Rosa, « Dupérac et la villa à hippodrome de Chaillot », cit. p. 39). S. Frommel/M. Chatenet, « Alla scoperta di Jacques Androuet Du Cerceau », in Il disegno di Architettura, 21-22, 2000, p. 24.

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grandes Figures du relevé

Fig 1. Jacques Androuet


Du Cerceau, Les plus et ordre. Les croisées étant trop
excellents bastiments
de France, le château
élevées, notamment au rez-de-
d’Ancy-le-Franc chaussée, le contraste entre le
a.) vue cavaliere.
rythme décroissant des étages
et la hauteur croissante des
baies s’estompe —  astuce par
laquelle Serlio avait cherché à
concilier des principes oppo-
sés22. Les lucarnes ont gagné
en hauteur — un gallicisme qui
n’étonne pas de la part d’un
Fig. 1 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents
architecte français. Le rendu de bastiments de France, le château d’Ancy-le-Franc
b.) façade extérieure, c) façade de la cour.
certains détails italiens comme
les consoles de l’entablement
supérieur trahissent des mala-
dresses. Pour la façade sur
il rend le contentement à l’œil »18. Dans la version gravée, c’est le seul cour, traitée à une échelle plus
bâtiment qui comprend un plan du sous-sol, ce qui trahit une excellente grande, les proportions sont
connaissance de sa structure, assurée soit par un travail in situ soit par moins fidèles et le bel étage est
des dessins de l’architecte. On note aussi un certain schématisme. Ainsi, sensiblement plus haut que le
par exemple, un escalier a été ajouté au rez-de-chaussée à l’angle gauche rez-de-chaussée23. Dans l’édi-
de la cour19. En représentant le château et son environnement sous forme fice réalisé, ce rapport est de
d’un ensemble unifié, Du Cerceau cherche à régulariser le parti réel : l’axe 4:3  (fig.  1c). Arcades, fenêtres
du bâtiment se prolonge dans le jardin où des parterres rectangulaires et niches sont traduites dans un format plus élancé, alors que les effets
subdivisent une ample surface, ceinte par des fossés. Il est possible qu’il de l’épiderme recherchés sont traités avec une certaine indifférence : les
s’agisse d’un projet de Serlio qui n’a pas connu de suite20 (fig. 1a). cannelures des pilastres sont omises et la texture foncée des arcades aux
Il est étonnant que Du Cerceau réduise sensiblement la hauteur des com- extrémités créé une démarcation trop importante entre le plan principal du
bles, trait typique du château français qui avait contrecarré cruellement mur et celui en retrait. Si la superposition de pilastres corinthiens et com-
les intentions formelles de l’architecte italien21. Sur les façades, il entre- posites se distingue avec clarté, les piédestaux et les niches prouvent que
prend des transformations discrètes, mais significatives, qui dévoilent une le graveur n’a pas compris le principe italien de l’enrichissement graduel
sensibilité soucieuse de plasticité, non sans compromettre la fluidité et le des formes du bas vers le haut24. De nombreux détails se rapprochent des
relief délicat de l’organisation à l’italienne. Pour la façade principale, des usages français : les lucarnes placées directement sur l’entablement ren-
pilastres d’une largeur excessive réduisent la largeur des travées qui se forcent la continuité verticale, les arcades prolongées jusqu’au niveau de
succèdent selon un rythme trop serré (fig. 1b). Les ombres des supports l’architrave fractionnent la surface murale, des tables en saillie disposées
et les hachures des trumeaux exaltent la dialectique subtile entre paroi au-dessus des niches jettent leurs ombres sur la paroi.
Deux chef-d’œuvres de Pierre Lescot, l’aile de Henri II au Louvre et le
château de Vallery, font comprendre jusqu’à quel point la présentation des
18 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 141.
19 Le plan du sous-sol où manque cet escalier est correct, puisqu’il a été supprimé lors de la longue genèse du projet (S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de
la Renaissance, cit. p. 121).
20 Dans d’autres représentations du château au XVIe et du XVIIe siècle une telle disposition fait défaut (voir S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, 22 Vitruve insista sur le rythme décroissant des étages, la Renaissance italienne, en revanche, met en valeur le premier étage comme piano nobile (S. Frommel,
cit. p. 91 sqq.). Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 128 sqq.).
21 Caractérisé par un faîtage continu, le toit est conforme à la transformation qui eut lieu après que des problèmes d’étanchéité se soient manifestés au niveau des 23 La façade s’arrête directement au-dessus des lucarnes qui sont dépourvues de leur couronnement ornemental.
croupes latérales (S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 120). 24 S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 154 sqq.

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grandes Figures du relevé

monuments diffère. Pour la résidence le lecteur cherche en vain le contexte


parisienne, la façade sur cour ainsi des bâtiments de Lescot, c’est parce
que des détails du rez-de-chaussée, que la cohabitation avec les bâtiments
Fig. 3 Jacques Androuet
du piano nobile et de l’étage attique médiévaux blesse le regard de notre Du Cerceau, Les plus
sont représentés frontalement, en architecte : « Quant au vieil édifice, il excellents bastiments
de France, le Louvre,
renonçant à toute correction optique25. est demeuré en ce qui reste, en son a.) le tribunal (dessin
À Vallery, en revanche, la vue d’angle à entier iusques à présent. Duquel tou- du British Museum),
b.) le tribunal selon
grande échelle de la cour, seul exem- tefois ie n’ay fait aucun plan icy, pour la version gravée.
ple dans l’ouvrage d’une telle option l’espérance que j’ay, qu’avec le temps
esthétique, montre les deux façades l’œuvre nouveau se parachevra »30. En
ainsi que le pavillon d’angle péné- revanche, le dossier du Louvre com-
trant dans le quadrilatère26 (fig. 2a). prend quelques détails significatifs
Pour ses façades externes, le Louvre de l’intérieur : le tribunal, la tribune
est représenté par une somptueuse des musiciens et un compartiment du
projection orthogonale dominée par plafond à caissons de l’antichambre.
l’imposant volume du pavillon d’angle, Si par son fils aîné Baptiste, l’un des
encadré d’ailes plus basses27 (fig. 2b). derniers dessinateurs de confiance
Fig. 2 Jacques Androuet
Du Cerceau, Les plus Quant à Vallery Du Cerceau présente dans l’agence de Lescot, Jacques
excellents bastiments
de France, le château
Les deux faces du dehors avec le Androuet a pu avoir ces relevés, des
de Vallery, pavillon faict de neuf, en renonçant à écarts étonnants séparent dessin et
a.) vue d’angle de la
cour, b.) représentation la perspective qu’il avait utilisée pour gravure. Cette dernière figure le tribu-
perspective de l’extérieur
(dessin du British
le dessin du British Museum28 (fig. 2c), nal selon une proportion sensiblement
Museum), c.) projection il donne davantage d’emphase au plus large (un rapport de 1:1,8 contre
orthogonale de l’extérieur
de la version gravée. pavillon, non sans diminuer la clarté 1:1,5 dans le dessin), les travées laté-
du rendu et du tissu vibrant et serré rales surmontées de frontons laissent
des bossages. Si les similitudes entre apparaître des portes, alors que l’ar-
les deux compositions sautent aux cade centrale permet à une cheminée
yeux, les personnages minuscules plus monumentale de se loger aisément sur le mur du fond (fig. 3a et 3b). Si
qui se penchent depuis les fenêtres ce dessin représentait un projet, Lescot aurait prévu d’abord un tribunal moins
du Louvre exaltent l’échelle de ce large se dressant librement à la manière d’un arc de triomphe isolé31. Ceci expli-
château. querait aussi les degrés que Du Cerceau fait poursuivre sur les faces latérales,
Vallery est pourvu aussi d’un plan incompatibles avec la construction réalisée, qui occupe tout l’intervalle entre
masse et d’une isométrie générale les murs extérieurs32. Pour la tribune des cariatides, la représentation fron-
qui figurent de manière schématique tale en perspective du dessin cède la place à une élévation orthogonale, plus
les volumes, leur organisation et les technique, mais aussi moins didactique. Si les proportions sont conformes à
espaces limitrophes29. Si, au Louvre, l’œuvre réalisée, Du Cerceau ajoute des détails d’ornementation, des can-
nelures dans l’architrave et une balustrade recherchée dotée de putti.
25 D. Thomson, Les plus excellents bastimens de France, cit. pp. 26-43. Nous ne sommes pas convaincus que la représentation frontale suggère que Du Cerceau ait
copié depuis une maquette (W. Prinz/R. Kecks, Das französische Schloss der Renaissance, Berlin, 1985, p. 362 sqq.).
26 D. Thomson, Les plus excellents bastimens de France, cit. pp. 107-117. 30 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 27.
27 Celle-ci existe seulement dans la version gravée. 31 Une telle réflexion aurait pu être liée à la première phase du chantier où l’avant-corps vers la cour des Cuisines n’existait pas encore. L’ajout de cette saillie aurait
28 Du Cerceau figure au dessin la façade méridionale avec l’entrée principale en frontal, en revanche le corps occidental est représenté par une gravure. pu avoir motivé des dimensions plus généreuses de ce tribunal.
29 Des personnages, des animaux et des ustensiles agricoles tels des charrettes donnent à la représentation un caractère narratif. 32 Du Cerceau garde ces gradins aussi dans la version gravée où ils sont dépourvus de sens.

18 19
grandes Figures du relevé

Le rendu fouillé montre une fois de plus que la version définitive a renoncé aux avec sept dessins au total et un texte de trente-neuf lignes, Fontainebleau
effets illusionnistes en faveur d’un rendu à caractère objectif et « neutre ». fait partie des rendus les plus complets et constitue l’un des édifices qui
À Vallery frappent également des éloignements et même des ambiguïtés ont le plus captivé notre architecte.
par rapport à l’édifice exécuté. Le niveau du portique de l’aile méridionale Fidèle à sa manière, Du Cerceau corrige, concilie, atténue les irrégularités
est de plain-pied avec la cour, alors que le sol du corps oriental est suré- et les contradictions qui sont fréquentes dans ce chantier. L’architecte bolo-
levé et qu’un perron rachète cette dénivellation (fig. 2a). L’ordre dorique des nais Primatice, surintendant des Bâtiments de la Couronne depuis 1559,
pilastres géminés cède la place au corinthien ; les fortes saillies des allèges avait achevé la façade principale de la cour du Cheval Blanc d’une manière
des fenêtres du rez-de-chaussée altèrent le relief, discret et varié. Certains provocante, presque cynique. Son organisation tranche violemment avec le
détails du dessin, les murets placés dans les arcades du portique ou des charme local, un peu maladroit, des corps de bâtiment avoisinants de Gilles
oculi dans les écoinçons et les frontons sont absents dans la version gravée. le Breton : la modénature savante contraste avec la mouluration archaïque,
Enfin le plan a perdu en précision : aux grandes niches aplaties des petits le revêtement blanc en pierre de Saint Leu avec les effets discrets de poly-
côtés se substituent d’autres, plus petites et plus profondes. Si la pers- chromie. Du Cerceau adoucit la cadence dissonante des pilastres par une
pective de la cour montre les niches creusées dans la paroi extérieure du succession régulière de travées, chacune couronnée d’une lucarne35. Le
portique, la profondeur réduite de celui-ci révèle un manque de sens spatial pavillon central de la façade trahit les vicissitudes du passage entre dessin
Fig. 4 Le château de
de la part du graveur. et gravure. Dans cette dernière, la disposition de la travée centrale aveugle, Fontainebleau,
Tout compte fait, il reste étonnant qu’au château de Vallery, Du Cerceau flanquée de baies, est conforme au dessin, le plan gravé avec sa porte au aile de la Belle Cheminée,
a.) Jacques Androuet
montre la cour sous forme d’un superbe rendu tridimensionnel, en y renon- milieu, reflète en revanche le projet exécuté36. Du Cerceau, Les plus
excellents bastiments
çant au Louvre où s’élevait depuis 1568 une partie de l’aile méridionale, bien de France.
visible sur son plan. Une telle perspective aurait très bien rendu l’impact
des avant-corps d’angle et le mouvement continu des arcades. Il en découle
que ses choix ne suivirent pas exclusivement la hiérarchie sociale, mais
aussi des données pratiques, des prédilections personnelles et aussi des
délais trop brefs qui n’ont pas permis de rendre homogènes les différentes
présentations.

Les grands desseins : Fontainebleau, les Tuileries, Chenonceau

Le choix des édifices étant centré sur les relais principaux d’une cour iti-
nérante, le château de Fontainebleau, résidence privilégiée de François Ier,
ne pouvait manquer dans ce recueil prestigieux. Étant donné son initiation
auprès de Serlio à l’art de bâtir, Jacques Androuet fréquentait le « labo-
ratoire » bellifontain et interprétait avec verve ce vocabulaire extravagant,
comme dans le livre des arcs33. Toutefois le dossier bellifontain démarre
de façon modeste : deux dessins seulement — un plan général et une axo-
nométrie prise depuis l’étang — auxquels se sont ajoutées ensuite quatre
représentations gravées, dont trois concernent les travaux du Primatice
dans la cour de la Fontaine et dans la cour du Cheval Blanc34. Tout compte fait,

35 Au premier étage Du Cerceau remplace l’ordre dorique par un ordre corinthien, tels qu’il a été utilisé pour les pavillons des Armes et Poêles, situés aux extrémités.
33 « Jacques Androuet Du Cerceau et Sebastiano Serlio : une rencontre décisive », cit. p. 132 sqq. Pour une description plus détaillée des écarts voir S. Frommel, « La surintendance de Fontainebleau (1559-1570) : entre convenance et innovation » in Primatice
34 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. pp. 186-197. Les représentations gravées concernent aussi une autre axonométrie prise depuis le jardin architecte, cit. p. 174 sqq.
du roi et un plan partiel plus détaillé du château proprement dit. 36 Selon un détail curieux, les deux baies s’arrêtent au niveau des allèges des croisées avoisinantes, en compromettant la fonction d’une porte.

20 21
grandes Figures du relevé

pour les travées étroites des avant-corps latéraux39. Si l’Italien s’était efforcé
d’accentuer l’écran de la paroi — en réduisant la hauteur des niches, en
diminuant la largeur des fenêtres de l’avant-corps gauche et en éliminant
certaines baies40 — le Français souligne l’élan ascendant, et ceci de manière
excessive pour la surélévation centrale et les travées de l’élévation orientée
vers le lac, représentée dans l’axonométrie41. Parfois la « logique » structu-
relle des formes lui échappe, comme dans le cas des curieux encadrements
des croisées de l’avant-corps à gauche, surmontés d’une architrave pliée,
qui s’inspire d’une invention de Michel Ange.
Pour l’aile des reines mères, en face, notre architecte se permet davantage
de libertés. Au rez-de-chaussée, les proportions sont trapues, la largeur des
pilastres à bossages est sensiblement réduite, les chambranles rustiques
des croisées ont disparu. L’absence de ressauts dans l’entablement affai-
blit le contraste entre rez-de-chaussée et bel étage où les croisées d’une
largeur excessive sont dépourvues de leurs chambranles moulurés et de
leur entablement42. Les difficultés de l’architecte à saisir certains principes
transalpins, comme la superposition, le mur comme toile de fond compact,
ainsi que certaines finesses du langage architectural, se manifestent ici
clairement.
Quant à la galerie François Ier, les écarts entre dessin et gravure — neuf arca-
des contre onze pour le portique — s’expliquent d’abord par une erreur du
relevé du British Museum : la cour de la Fontaine est trop étroite43. Quoique
la gravure rectifie son périmètre, elle ne tient pas compte des douze tra-
Fig. 4 Le château de La partie septentrionale de la façade semble représenter un projet du vées projetées par Primatice conformément au portique de l’ancienne cour
Fontainebleau,
aile de la Belle Cheminée, Primatice qui prévoit, dans l’axe de la porte rustique du fossé, trois arcades des Cuisines, destiné à la démolition44. À l’automne 1570, après la mort du
b.) édifice exécuté selon
les dessins de Primatice.
reposant sur des faisceaux de quatre colonnes. Ils rappellent la loggia de Bolonais, ce portique ainsi que la façade de la galerie François Ier restaient
David du palais du Te, œuvre spectaculaire de Giulio Romano, maître du inachevés. Du Cerceau savait-il qu’on avait fixé une échéance au printemps
Bolonais. Ces arcades devaient conduire dans le passage étroit qui débou- de l’année suivante, pour l’achèvement de la construction selon le projet
che dans la cour de la Fontaine37. Le rendu des élévations de cette cour, du surintendant45 ? On l’ignore. Sur son élévation, le cabinet sud et les lar-
métamorphosée avec bravoure par le même Primatice, dégage clairement
le goût de Du Cerceau38. Par analogie avec les châteaux d’Ancy-le-Franc et
39 Ces variantes concernaient les niches et les tables. La version à gauche est plus complexe : l’arcade de la niche au rez-de-chaussée est garnie de bossages,
de Vallery, le relief extrêmement délicat de la façade de l’aile de la Belle tandis que celle du bel étage, sensiblement plus grande de son pendant à droite, est surmontée d’une table.
Cheminée est rehaussé par des ombres, une variété ornementale rend l’épi- 40 Sur le dessin de François d’Orbay (Archives Nationales, Va LX10), les baies situées aux extrémités des rampes respectent un format réduit par rapport à celles
superposées de Du Cerceau (F. Boudon/J. Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 90).
derme vibrant et nerveux (fig. 4a et 4b). Chaque baie est couronnée d’une 41 De nombreux détails s’éloignent de la réalisation, sans que l’on sache s’il s’agit de projets de Primatice, ajournés par la suite, ou de variations de Du Cerceau. Pour
lucarne, tandis que Primatice, afin de donner plus d’emphase à la suré- le portail du rez-de-chaussée de l’élévation principale, par exemple, l’ouverture est garnie de croisillons et d’une table ; non d’une arcade avec tympan aveugle à
oculus.
lévation centrale, en avait couronné seulement les travées au milieu des 42 Comme dans le cas de la façade vers la cour du Cheval Blanc il remplace l’ordre dorique au bel étage par un ordre corinthien qui aurait contrasté avec l’aile de la
Belle Cheminée, en face.
corps en retrait. Peut-être s’agit-il d’un projet qui propose des variantes 43 Cf. F. Boudon/J. Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit., p. 72.
44 Les piliers auraient permis de réutiliser les anciennes fondations ; ils étaient décorés de bossages conformément à ceux de l’aile de la Belle cheminée (C. Grodecki,
« Liste chronologique des actes 1527-1610 in Boudon/Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 249 ;
S. Frommel, « Primaticcio architetto in Francia », cit. p. 137).
37 Pour une analyse approfondie de cette partie du corps de bâtiment voir V. Droguet, « Amicis pateant fores, cœteri maneant foris », in Francesco Primaticcio 45 Contrat du 11 novembre 1570, Paris, AN, Minutier central, CVII 9, 10 (R), ff. 144-145 (J.‑P. Samoyault, « Le château de Fontainebleau sous Charles IX », in
architetto, cit. p. 211 ; S. Frommel, « Primaticcio architetto in Francia », ibid., p. 143. Hommage à Hubert Landais, Art, objets d’art, collection. Étude sur l’art du Moyen Âge et de la Renaissance, sur l’histoire du goût et des collections, Paris, 1987,
38 Cette cour avait d’abord abrité les cuisines (F. Boudon/J. Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, Paris, p. 124 ; Grodecki, « Liste chronologique des actes 1527-1610 », in Boudon/Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs
1998, p. 71 sqq.) fonctions, cit. p. 249 ; S. Frommel, Primaticcio architetto in Francia, cit. p. 137).

22 23
grandes Figures du relevé

la statue d’Hercule de Michel Ange47. Cette représentation détaillée a sans


doute également profité de l’appui de l’artiste.
Au château de Chenonceau, c’est notamment le projet d’agrandissement
Augmentations de Bastimens délibérés faire par la Royne mère du Roy et l’in-
tention de Catherine de Medicis de faire de cette demeure une somptueuse
résidence du roi, tout comme les Tuileries, pour lesquels s’est enflammé
notre architecte : « La Royne mere du Roy [...] l’a [...] amplifié de certains bas-
timents, avec deliberation de le faire pousuyure selon le dessein que ie vous
en ay figuré par un plan »48. Contrairement à Fontainebleau, la version défi-
nitive est réduite : six dessins au British Museum contre trois gravés49. Les
« triomphes » ostentatoires, qui eurent lieu dans la résidence en 1560 sous la
conduite de Primatice, suivies par d’autres fêtes en 1563 et 1565, pourraient
avoir motivé ce « grand dessein »50 (fig. 5a et 5b). Implanté sur plusieurs pla-
tes-formes, le dispositif s’inspire de projets des années cinquante au milieu
des Farnèse, les palais de Caprarola ou de Plaisance, conçus par Vignole, ou
encore de la restructuration prévue pour le château de Rivoli par Marguerite
de Savoie51. En 1562/1563 lors de son voyage en Italie, le Bolonais a pu ren-
contrer Vignole, qui a été son assistant à Fontainebleau de 1541 à 1543, et
prendre connaissance de ses chantiers qui émerveillaient les cours euro-
péennes52. Le « grand dessein » de Chenonceau a été rapproché des lettres
patentes de 1576 qui décidèrent de l’embellissement et de l’agrandissement
Fig. 5 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, château de Chenonceau a.) plan (dessin du domaine ; deux auteurs ont été proposés alternativement, sans l’appui
du British Museum), b.) plan gravé.
de documents, Philibert Delorme et Jean Bullant53. Nous avons récemment
fait entrer en scène Primatice, car l’auteur des triomphes s’est appuyé à
ges saillies telles qu’elles figurent sur la représentation de la façade sur Fontainebleau sur des principes analogues, métamorphosant les espaces
le cartouche de Vénus de la galerie François Ier trahissent son incertitude. extérieurs en un parcours solennel vers l’aile de la Belle Cheminée, la nou-
L’objectif de la publication lui a forcé la main et il fallait achever le dessin velle entrée triomphale. À Chenonceau, la manière d’allier les bâtiments
sans s’avancer trop dans des hypothèses. existants dans une composition scénographique trahit le même génie. Les
La salle de treillage, une énorme pergola réalisée par Primatice en 1559- espaces ovales et la disposition du fossé au fond de l’avant-cour rappellent
1560 au nord de la galerie François Ier, est rendue de manière précise, à la directement les mutations extraordinaires à Fontainebleau dans les années
fois sur le plan et sur la vue cavalière, suggérant que Du Cerceau a disposé soixante. Mais le plan rappelle aussi des thèmes chers à Primatice dans
de dessins de l’architecte italien. Ceci est confirmé par d’autres interventions les années quarante, comme les colonnades et les arcs de triomphe de la
reportées sur le plan, projetées pour Catherine de Médicis et compromises Sainte famille de Saint-Pétersbourg54.
après la disparition du surintendant : une salle ovale à l’entrée de la cour
Ovale que les vues cavalières passent malheureusement sous silence et un 47 Paris, Petit Palais, Collection Dutuit, inv. LDUT 00188 (S. Frommel, « Premières expériences : entre sculpture, construction et poésie. La grotte des Pins, la
vestibule circulaire devant la galerie de François Ier, rythmés par deux files fontaine d’Hercule, l’architecture imaginée » in Primatice architecte, cit. p. 98 sqq.).
48 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 235. Le dossier gravé est hétérogène : en dehors du projet d’extension, Jacques Androuet représente
de colonnes46. L’intérêt que Du Cerceau apporte à l’œuvre du Bolonais se le bloc massé du vieux château, sans tenir compte du doublement symétrique de la chapelle et la bibliothèque censé le traduire en un organisme symmétrique
manifeste aussi dans le dessin détaillé de la fontaine d’Hercule placée au (D. Thomson, ibid., pp. 234-241).
49 Voir J.-P. Babelon, Chenonceau, Paris, 2002, p. 91 sqq.
bord de l’étang du côté sud de la cour du même nom, support triomphal de 50 Selon A. Blunt, (Philibert Delorme, London, 1958, p. 63 sqq.) il s’agit d’une invention de Jacques Androuet Du Cerceau.
51 J.-P. Babelon, Chenonceau, cit. p. 104 sqq. ; S. Frommel, « Primaticcio architetto in Francia », cit. p. 175 sq.
52 C. Cordellier, « Vita di Primaticcio », in Francesco Primaticcio architetto, cit. p. 29.
53 J.-P. Babelon, Chenonceau, cit. p. 105 sqq.
46 Boudon/Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 62. 54 S. Frommel, Primaticcio architetto in Francia, cit. p. 90.

24 25
grandes Figures du relevé

Sur le dessin apparaissent des fossé et son pont-levis (fig. 5a et 5b). Du côté gauche, en revanche, le fossé
variantes, concernant les exèdres sinueux du dessin, conduisant vers le parterre de Diane, a cédé la place à
et les constructions qui se gref- un tracé simplifié. Derrière les grands exèdres, apothéose du parcours, le
fent latéralement sur celles-ci, ce graveur a éliminé les marches dont la fonction est peu claire et qui, comme
qui fait penser que Du Cerceau a d’autres maladresses, trahissent l’incompréhension de Jacques Androuet
copié un projet55  (fig.  5a). L’arc de ou de ses collaborateurs56.
triomphe orienté vers le parterre de Le problème le plus épineux concerne les Tuileries, édifiées depuis 1564
Diane à gauche évoque les triom- par Catherine de Médicis extra muros en face du Louvre57 (fig. 6a et 6b).
phes, l’atrium de l’aile antérieure fait En 1958, Anthony Blunt avait attribué le grand projet des plus excellents bas-
penser au Palais Farnèse à Rome. timents de France à Jacques Androuet qui aurait complété, de son propre
Dans la gravure, deux saillies sont chef, le dessin de Catherine, en ajoutant de chaque côté des cours latéra-
ajoutées aux extrémités du corps les, aménagées de part et d’autre de deux salles ovales58. S’il avait proposé
d’entrée devant lequel ont disparu le cet élargissement, son ouvrage assumerait une autre fonction, puisqu’il
se serait recommandé à la reine comme un vrai architecte qui donne libre
Fig. 6 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, Tuileries, a.) plan gravé, b.) vue cours à son imagination. Mais ne serait-il pas étonnant que l’auteur d’un
cavalière (dessin du British Museum). recueil dédié à la reine Médicis se soit permis de publier de son vivant une
variante plus ambitieuse59 ?
L’engouement de la reine pour les grands projets se révéla clairement
en 1563 quand elle demanda au grand duc de Toscane des dessins de l’ex-
tension du palais Pitti à Florence entreprise par Éléonore de Tolède à partir
de 154960. Contrairement à Blunt, il nous semble que les salles ovales suggè-
rent une datation en 1564. Il se peut même que Catherine aspirait à évoquer
aux Tuileries les projets spectaculaires du Louvre que Serlio avait conçu
pour François Ier, son beau-père, duquel elle se souvenait avec gratitude61.
Ce ne sont pas seulement les analogies avec les projets de l’italien qui font
des Tuileries un lieu de mémoire, mais aussi les allusions à la tradition des
Médicis dont Catherine était très fière. La succession d’un vestibulum et
d’un atrium, les cours de théâtre bordées de gradins, renvoient au fameux
palais du roi de Naples que Laurent de Médicis et son architecte Giuliano da
Sangallo avaient projetés en 1488 et que Léon X fit réinterpréter pour une
résidence à Florence vers 151562.

56 À droite où le dessin est inachevé, Du Cerceau insère de petits espaces ovales, mais il supprime un espace creusé de niches, situé à l’extrémité du corps droit qui
relie le vieux château avec la terrasse précédente. Manquent aussi les petits escaliers semi-circulaires dans l’axe qui desservent les gradins de l’exèdre.
57 D. Thomson, Les plus excellents bastiments, cit. pp. 218-225 (Voir S. Frommel, « Florence, Rome, la France : la convergence de modèles dans l’architecture
de Catherine de Médicis » in Il mecenatismo di Caterina de Medicis : poesia, feste, musica, pittura, scultura, architettura, sous la dir. de S. Frommel et G. Wolf,
Venise 2008, p. 290 sqq. ; voir aussi C.-L. Frommel, « Caterina de Medicis, committente di architettura », ibid., p. 374 sqq. Nous renvoyons aussi aux références
bibliographiques de ces deux articles.
58 A. Blunt, Philibert Delorme, cit. p. 91 sqq.
59 Nous avons étudié ce problème dans « Florence, Rome, la France : la convergence de modèles dans l’architecture de Catherine de Médicis » in Il mecenatismo di
Caterina de Medicis : poesia, feste, musica, pittura, scultura, architettura, cit. p. 290 sq. 
55 À droite, les trois travées centrales s’ouvrent vers la construction adjacente, un espace oblongue doté de fontaines circulaires et flanqué de grandes absides, 60 AS Florence, Fabbriche Medicee, 49, 5 giugno 1563 (S. Frommel, ibid., p. 290).
rappelant l’architecture des thermes romaines. Du côté gauche, en revanche, cette construction est desservie seulement par la travée centrale, alors que des 61 Ibid., p. 294.
édicules ennoblis de conches servent d’intermédiaire. 62 S. Frommel, ibid., p. 291 ; S. Frommel, « Caterina de Medicis, committente di architettura », cit. p. 377.

26 27
grandes Figures du relevé

Nous sommes portés à penser que la reine mère, dont les compétences Les châteaux — Fontainebleau, Chenonceau, les Tuileries — sont tributaires
architecturales étaient reconnues — « si diletta di belle fabriche » — conçu, d’une même tendance, scénographique et parfois mégalomaniaque, qui vise
de concert avec Primatice, un plan général schématique. Il lui avait fallu à aligner des corps de bâtiments, cours et jardins, en créant des perspectives,
d’abord un connaisseur de l’architecture italienne et un metteur en scène des échappées et des rapports variés entre les architectures et les espaces
habile, avant de confier le chantier à Philibert Delorme. Elle procédera ouverts. La façade côté jardin des Tuileries, une variation de celle de la cour
d’ailleurs de manière similaire pour sa villa sur la colline de Chaillot, en du cheval Blanc, révèle de manière exemplaire les parentés entre les deux
consultant d’abord Dupérac, excellent spécialiste de l’antiquité, pour char- résidences. Le château de Maulnes reflète le même goût pour des espaces
ger ensuite successivement Baptiste et Jacques II Androuet Du Cerceau de variés et hiérarchisés68. Il présente un ample dispositif, caractérisé par la
l’exécution63. Le caractère idéalisé du plan qui dissimule le manque de paral- succession d’une avant-cour ovale, d’une galerie desservant la demeure et
lélisme entre le Louvre et les Tuileries suggère une fonction représentative, d’un ample jardin à exèdre, que Louise de Clermont, dame de la reine, et
et la reine aurait pu montrer le dessin aux princes et aux ambassadeurs Antoine de Crussol, à peine nommé duc d’Uzès, firent commencer en 1566.
étrangers. Cette construction extravagante montre que les « grands desseins » de la
Que le dossier des Tuileries soit issu de plusieurs mains se révèle aussi reine influencèrent directement les choix de la noblesse.
par son caractère hétérogène. Il semble bien que Du Cerceau n’ait possédé
que le plan qui, dans la version du British Museum, frappe d’ailleurs par la
minceur des murs, par le caractère presque fragile de la structure, qu’il Du Cerceau et Primatice : une entente cordiale
allait renforcer dans la version gravée. Blunt avait attiré l’attention sur des
contradictions avec les deux vues cavalières du recueil londonien où l’axe Il semble que Primatice se soit comporté en donateur généreux envers
principal est marqué par des avant-corps et où, côté jardin, on ne compte l’auteur des plus excellents bastiments, en mettant à disposition des des-
que onze arcades de part et d’autre du motif central au lieu de treize sur sins du château de Fontainebleau et peut-être aussi un plan général des
le plan (fig. 6b). L’état inachevé des façades du corps occidental, dépourvu Tuileries. La même attitude vaut pour le château de Dampierre69. Composé
du couronnement central, laisse penser que Du Cerceau aurait effectué un de trois plans — sous-sol, étage principal et galetas — ainsi que des élé-
relevé de ce qui existait avant l’abandon de la construction au début des vations du corps d’entrée, combinées avec des parties en coupe, le dossier
années soixante-dix64. Il apparaît que l’auteur du plan et des vues cavalières du British Museum est remarquablement bien documenté70 (fig. 7a). Dans
ne soit pas le même (fig. 6a et 6b). Ces dernières témoignent d’un langage la version gravée, Du Cerceau substitua les plans, trop prosaïques, par une
éclectique qui mélange le vocabulaire de Delorme avec des motifs en vogue, axonométrie vue depuis l’entrée (fig. 7b). Un plan et une coupe des fameux
des pilastres bagués, des supports jumelés, des niches, des frontons et des bains, pièce maîtresse du projet de Primatice, situés à l’angle gauche du
tables65. Les salles ovales, surtout, trahissent les difficultés de traduire en corps antérieur, enrichissent ce rendu71 : « Le bastiment est assez bien
volume leur organisation complexe qui s’inspire d’un dessin de Baldassarre accomodé de ses membres : mais entre autres y à des estuves & baignoires
Peruzzi pour un édifice religieux66. Les nombreux pavillons, parfois très mal prattiquées, tant à une des tours coing, qu’à une petite place prochaine, fort
insérés dans l’ensemble, rappellent en effet le langage de Jaques Androuet bien accoustrez : principalement lestuve est de trois niches avec quelques
Du Cerceau67. Stimulé par son imagination, il a pu transposer le plan dans coulonnes, la voulte dessus. D’autant que ie l’ay trouvée de bonnes grace,
une vision tridimensionnelle, un exercice qui satisfaisait sa propre curiosité, ie la vous ay desseignée »72. Au sein du recueil c’est le seul exemple d’un
mais le caractère personnel de ses interprétations l’incita à y renoncer dans espace intérieur représenté de façon si détaillée qui renvoie certainement
la version gravée. aux dessins du Bolonais.

63 Dupérac, dédicace à Catherine de Médicis (Deswarte-Rosa, « Dupérac et la villa à hippodrome de Chaillot » cit. p. 39). 68 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 163-167 ; J.-P. Halévy, « Les commanditaires », in Maulnes. Archéologie d’un château de la
64 L’absence du couronnement du corps central prouve indéniablement que Du Cerceau ne s’est pas servi de dessins ou de maquettes de Delorme. La représentation Renaissance, sous la dir. de M. Chatenet et F. Henrion, Paris, 2004, p. 38 sqq. À Fère-en-Tardennois le connétable de France fit réaliser entre 1555 et 1560 deux
du château d’Anet témoigne également de nombreuses erreurs qui s’expliquent par le manque d’informations précises (cf. Boudon, Du Cerceau et Les plus excellents galeries superposées reposant sur un viaduc. En rachetant une forte dénivellation, cette construction à l’antique conduit vers le château proprement dit.
bastiments de France). 69 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. pp. 281-289.
65 Certaines décorations, comme des frontons semi-circulaires rehaussés, possèdent des traits archaïques. 70 La vue depuis la cour comprend des parties en coupe.
66 S. Frommel, « Florence, Rome, la France : la convergence de modèles dans l’architecture de Catherine de Médicis », cit. pp. 292, 479, ill. 11, 12. 71 S. Frommel, « Vers l’architecture monumentale : les travaux pour Charles de Guise », in Primaticcio architetto, cit. p. 135 sqq.
67 Ces pavillons font penser à son Livre d’Architecture de 1559. 72 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 281.

28 29
grandes Figures du relevé

Fig. 7 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, château de Dampierre, a.) plan et coupe
(dessins du British Museum),
b.) axonomtrie de la version gravée.

Une série de trois dessins avec plan, coupe et façade représente la chapelle Fig. 8 Jacques Androuet
Du Cerceau, Les plus
funéraire de Diane de Poitiers à Anet, seul édifice religieux du recueil73 (fig. 8). excellents bastiments
Un document du 15 avril 1567 fournit des informations sur l’état primitif de de France, chapelle du
château d’Anet, triade de
l’édifice, visible aussi sur le plan et l’isométrie générale du château, vue de plan, façade, coupe de la
version gravée.
côté 74. La construction avait été confiée à Claude Foucques qui avait travaillé
à Dampierre sous la direction de Primatice et continué après la mort de
celui-ci les travaux au château de Meudon, en suivant ses préconisations75.
Le peintre-architecte avait reconnu en Foucques un spécialiste de la taille
de la pierre, doté de compétences dans le domaine de la sculpture76. La
chapelle était presque terminée en 1570, du vivant de l’architecte bolonais,
mais c’est seulement en 1577 qu’elle fut consacrée77. Le Bolonais pourrait-il
en être l’auteur comme ces informations peuvent le laisser entendre ?
Le langage formel d’empreinte italienne est redevable aux modèles italiens
comme l’église de Santa Maria Porta Paradisi d’Antonio da Sangallo, mais il
rappelle aussi certaines portes du Huitième Livre de Serlio : un portail cen-
tral est encadré de supports géminés, dont l’intervalle abrite des niches78. En
élargissant cet intervalle pour y insérer une niche portant statue, le motif se
rapproche des avant-corps de l’aile Henri II au Louvre qui préfigurent aussi

73 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 262-263. Les dessins du British Museum contiennent aussi la représentation de la sépulture. Voir H. Burns,
« Palladio in France » dans L’Europa e l’arte italiana, sous la dir. De M. Seidl. Venise, 2000, pp. 255-283 ; S. Frommel, « L’architecture sacrée : La chapelle de Diane de
Poitiers à Anet et la Rotonde des Valois » et in Primatice architecte, cit. pp. 185-190.
74 B. Fillon, « Devis de la chapelle du château d’Anet et du tombeau de Diane de Poitiers » dans Archives de l’Art français, 2e série, t. II, p. 379-392 ; G.-M. Leproux,
« Claude Foucques, architecte du cardinal de Lorraine, de Diane de Poitiers et de Charles IX, in Documents d’Histoire parisienne, 5, 2005, pp. 15-26.
75 Leproux, « Claude Foucques, architecte du cardinal de Lorraine, de Diane de Poitiers et de Charles IX, cit. p. 00.
76 Un peu plus tard Foucques apparaît comme entrepreneur sur le chantier du château de Charleval. Étant donné cette fonction il est peu probable qu’il ait conçu le
projet de la chapelle funéraire.
77 La mort de Primatice en 1570 et celle de Foucques, un an après, ralentirent sans doute les travaux.
78 Ff.17v/18r (S. Serlio, Architettura Civile. Libro Sesto, Settimo e Ottavo nei manoscritti di Monaco e di Vienna, sous la dir. de P.-F. Fiore, Milan, 1994, pl. 33, 34).

30 31
grandes Figures du relevé

l’oculus surmontant le portail. Un attique doté d’un fronton triangulaire d’ailleurs l’interprétation de Du Cerceau de modèles antiques comme les
forme couronnement ; les nus des murs sont articulés de tables en retrait, Petits Temples dans les années quarante, où il s’est montré également sou-
selon la « manière » italienne. La surélévation centrale flanquée de volutes cieux de gommer tout écart par rapport à la symétrie, avec une attitude plus
latérales renvoie à l’aile de la Belle Cheminée à Fontainebleau. L’imbrication rigoureuse que les architectes de la Renaissance italienne84. Dans certains
du fronton et du motif supérieur s’inspire, en revanche, de la porte rusti- cas, tels que la statue équestre du portique d’entrée du château d’Écouen,
que de Chaalis, dessinée par Serlio pour Hyppolite d’Este après 154779. Le ou les esclaves de Michel Ange dans la cour du même château, Du Cerceau
sarcophage flanqué de deux figures féminines, par lequel se termine glo- complète ou met à jour le dossier. Mais de temps en temps, des erreurs
rieusement la composition, rappelle celui du tombeau de Claude de Lorraine embarrassantes échappent à son attention, comme l’absence de fenêtres
et d’Antoinette de Bourbon, dessiné par Primatice en 1550‑155280. La frise au rez-de-chaussée du château de Bury. On note aussi une atténuation du
bombée de l’ordre corinthien révèle un excellent connaisseur du vocabu- verticalisme typiquement français : le toit du Louvre est moins élevé, le
laire antique, tandis que les consoles rappellent la calligraphie de Palladio81. fronton du pavillon du Roi moins aigu, les croisées du bel étage de la cour
Dans la gravure, certains détails du dessin ont été enlevés : les tables ser- d’Écouen moins élancées, le portail isolé qui se dresse dans l’arcade cen-
liennes qui couronnent les niches sont privées de leurs volutes, les fenêtres trale du château de Vallery est réduit en hauteur. Sa sensibilisation a sans
des transepts de leur « cuirs » qui rappellent un détail du palazzo Massimo doute évolué avec la fréquentation des modèles antiques dans ces recueils
alle Colonne à Rome82. Le langage abstrait de l’intérieur trahit l’influence du et traités, ainsi qu’au contact de l’architecture à l’italienne de ses illustres
Cinquième Livre de Serlio, tandis que les chapelles superposées à plan cen- collègues.
tré situées de part et d’autre du chœur présentent des similitudes avec la Les gravures éliminent presque systématiquement la perspective et avec
rotonde des Valois, chef d’œuvre du Primatice, projeté pendant les mêmes elle l’effet narratif et illusionniste de la représentation. En privilégiant des
années83. Il semble que Charles de Guise, cardinal de Lorraine, qui fit partie élévations frontales et géométrales, des axonométries et des isométries qui
des exécuteurs testamentaires de Diane, ait confié le projet à son architecte renoncent aux réductions perspectives, Du Cerceau confère aux édifices un
personnel, Primatice. De même que sur les autres chantiers de ce mécène caractère plus pragmatique et contrôlable, comme s’il s’agissait de dessins
illustre, Claude Foucques et son équipe ont pris le relais. à partir desquels on pourrait construire, en repérant avec facilité les toises
Tout ceci implique un échange fructueux entre Jacques Androuet Du et les pieds. Cherchait-il à assurer une plus grande véracité et à traduire
Cerceau et Primatice qui aurait pu être initié lors du séjour du jeune fran- un moment précis dans l’histoire ? On remarque des points communs avec
çais à Fontainebleau. Si le Bolonais a généreusement fourni des dessins, l’œuvre de Palladio qui, au début des années quarante, se sert de la pers-
c’est certainement qu’il a apprécié l’initiative, étant intéressé à ce que ses pective pour ses premiers relevés des bains romains, et se sert ensuite de
réalisations figurent dans le recueil si prestigieux. l’élévation géométrale avec parfois des effets radiographiques.
Les problèmes auxquels est confronté l’historien de l’architecture se consa-
crant aux Les plus excellents bastiments de France trouvent leur écho dans
d’autres recueils contemporains : le palais des Sénateurs tel qu’il est figuré
Les recueils de gravures et l’histoire de l’architecture par Dupérac s’est avéré un projet non réalisé de Michel Ange et ce n’est que
très récemment qu’on a découvert que le palazzo Caprini du Speculum de
Il n’est pas étonnant que la version définitive, destinée à un public cultivé, Lafreri ne représente pas le palais de Bramante, mais seulement un frag-
tende à effacer les irrégularités et à représenter les édifices d’une manière ment de ce dernier85. Les plus excellents bastiments de France renferment
cohérente, animée par un souffle idéalisé. Ce goût pour l’harmonie rappelle une multitude extraordinaire de phénomènes dont l’étude peut clarifier la
provenance des dessins, la genèse des projets, le dialogue que Du Cerceau
entretint avec les architectes de son temps, enfin, la sensibilité et les pré-
79 S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. pp. 242 sqq. dilections qui le conduisirent à modifier les bâtiments. Elle permet aussi de
80 S. Frommel, « Vers une architecture monumentale : les travaux pour Charles de Guise », in Primatice architecte, cit. p. 115 sqq. L’oculus et le motif du losange est
également préfiguré dans ce projet de sépulture.
81 Selon nous ces détails savants ne sont pas suffisants pour justifier une attribution du dessin au maître vicentin (Burns, « Palladio in France », cit. p. 262).
82 Des « cuirs » semblables ornent aussi des baies du château de Maulnes. Dans la chapelle d’Anet d’autres modifications sont le résultat de la réalisation lors de 84 S. Frommel, « Jacques Androuet Du Cerceau et Sebastiano Serlio : une rencontre décisive », cit. p. 126 sqq.
laquelle s’est produit un glissement d’un dessin d’empreinte classique vers une interprétation locale. 85 C.-L. Frommel, « La città come opera d’arte : Bramante e Raffaello (1500-20), in Storia dell’architettura italiana. Il primo Cinquecento, sous la dir. d’A. Bruschi, Milan,
83 S. Frommel, « L’architecture sacrée : La chapelle de Diane de Poitiers à Anet et la Rotonde des Valois » et in Primatice architecte, cit. pp. 192. 2002, p. 79 sqq.

32 33
grandes Figures du relevé

mettre à jour le fonctionnement de son équipe : non seulement aux Tuileries, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857)
mais aussi à Ancy-le-Franc, la vue cavalière n’est sans doute pas tracée par
le même graveur que les plans, suggérant que Jacques Androuet a confié et la Monographie
des représentations bidimensionnelles et tridimensionnelles à des dessi-
nateurs différents86. de la cathédrale de Chartres
Recherche archéologique et imagination, approche rationnelle et conception
artistique, soif de connaissances et adoption de traditions locales s’entre-
mêlent et s’influencent de manière réciproque. Mais ces reproductions, ces
« corrections » et variations conduisent-elles à des inventions ? Bien que Jean-Michel Leniaud, directeur d’études à l’École pratique
doté d’une extraordinaire énergie d’assimilation, d’une ductilité capable des hautes études, professeur à l’École nationale des chartes
d’élaborer avec facilité de multiples tendances, d’une intelligence qui pro-
cède par un jeu d’interminables combinaisons, nous ne reconnaissons pas
dans le génie de Jacques Androuet Du Cerceau la griffe d’un architecte qui La réédition de la Monographie de la cathédrale de Chartres que j’ai conduite
innove ! Au-delà d’une documentation extraordinaire sur les principaux châ- en 2006 aux Éditions Les Introuvables dans la collection « Les Introuvables
teaux du XVIe siècle, Les plus excellents bastiments de France permettent de du patrimoine » me conduit à aborder un point que j’avais laissé de côté
mieux comprendre les agents vitaux, les principaux leviers, les motivations, dans l’introduction que j’y ai faite, toute entière consacrée à l’histoire du pro-
le climat artistique, les affinités et aversions entre les artistes, la réception jet et de sa réalisation87 : quels ont été les artistes grâce à la collaboration
du vocabulaire transalpin. En dernière analyse, ils dévoilent de manière pal- desquels Jean-Baptiste Lassus a pu conduire à bien son projet ? Soulignons
pable les sensibilités et les principes de l’un des plus grands médiateurs de d’emblée l’importance de cet ouvrage. Sous l’angle matériel d’abord : le
son époque : Jacques Androuet Du Cerceau. volume publié en 1867, dix ans après la mort de Lassus, mais qui, contraire-
ment à la partie consacrée au texte, a pleinement relevé de la responsabilité
de l’architecte, prend par ses dimensions l’allure d’un véritable monument
de papier dont les planches, au nombre de soixante-douze mesurent 70 cm x
53,5 cm. Comme résultat ensuite : la Monographie compte dans l’histoire de
la redécouverte scientifique de l’architecture médiévale comme l’un des plus
beaux ensembles de relevés, de qualité très supérieure à celui que Daniel
Ramée avait produite en 1845 avec Ludovic Vitet de la cathédrale de Noyon
en 1845. Et pour mieux apprécier l’exploit de la réalisation, il faut penser à la
taille considérable de l’édifice, à la hauteur vertigineuse qui le caractérise, à
la complexité de la modénature et de la sculpture. Certes, l’opération coûta
cher et dura longtemps, pratiquement trente ans, de 1838 à 1867 et encore
aurait-elle pu se poursuivre davantage si le comité des arts et monuments
qui en était le commanditaire n’avait pas pris, à la demande impérative du
ministre Gustave Rouland, la décision d’en finir. Mais cette considération ne
retire rien à la capacité dont Lassus a fait preuve de conduire une entreprise
qui laisse à la dimension d’exercices pour apprenti les relevés d’édifices
antiques des pensionnaires romains.

86 À Ancy-le-Franc, la hauteur du bel étage est sensiblement augmentée, les croisées occupent presque toute la hauteur de l‘étage, tandis que dans la cour les
travées pliées aux extrémités font défaut et, du coup, la lucarne se trouve presque à l’angle. 87 Voir mon introduction : « Un monument de papier pour un monument de pierre » ainsi que mon livre Jean-Baptiste Lassus ou le temps retrouvé des cathédrales,
Genève, Droz, 1890, 296 p.-XCV pl.

34 35
grandes Figures du relevé

L’intervention de Lassus De cet ensemble, qui n’aurait pas dû passer inaperçu vu son importance
quantitative, il ne reste rien. Le département des estampes de la Bibliothèque
Comment Lassus a-t-il pu mener à bien cette énorme entreprise ? Il demande nationale possède près de quatre vingt dix dessins préparatoires aux planches
immédiatement un collaborateur en la personne de Louis Suréda, jeune architecte publiées dans la Monographie. Plusieurs d’entre eux sont signés de la main
d’origine espagnole, attaché à l’agence de la Sainte Chapelle et bientôt membre avec de Lassus, associé parfois à Amaury-Duval ; d’autres sont signés par le seul
lui du groupe de fondateurs des Annales archéologiques avant de partir construire des Amaury-Duval, par Léon Gaucherel (1846,1848), Aymar Verdier (1841,1842) ou
chemins de fer dans la péninsule ibérique et collaborateur de l’Encyclopédie d’archi- le médecin et dessinateur Paul Durand89 (1850). Ces dessins ont été donnés
tecture88. Notons tout d’abord que Lassus ne s’est pas contenté de prendre depuis le sol par le ministère de l’Instruction publique le 30 mars 1882 (don 6328) dans un
des vues à la chambre claire, instrument qui, depuis quelques décennies, simplifiait la ensemble de 1 043 pièces provenant de la bibliothèque du comité des travaux
vie des dessinateurs. Il a utilisé, en effet, les échafaudages mis en place à l’occasion de historiques, qu’on désignait sous la monarchie de Juillet comme « comité des
divers travaux, ceux, en particulier, qui avaient été installés pour refaire la toiture incen- arts et monuments ». Il est peu probable qu’ils aient été achetés par l’État à
diée en 1836 ainsi que les maçonneries des parties hautes. De surcroît, il a payé de sa la vente Lassus : ils proviennent sans doute d’un résidu de dessins qui ont dû
personne en réalisant lui même cinq cents dessins environ si on en croit le catalogue être présentés au comité à l’appui des demandes de crédits, à moins qu’ils
de la vente posthume de sa bibliothèque et de ses collections (publié par l’imprimeur n’aient été fournis aux graveurs qui les auraient restitués une fois leur travail
J.-F. Delion, 1858, 120 p.) sous le marteau de Me Fournel, commissaire-priseur à effectué90.
Paris. Citons la description du lot 835 (p. 100-101) : « Monographie de la cathédrale On peut encore ajouter un très grand dessin aquarellé (2,38 m x 1,82 m) conservé
Fig. Porche du midi, pl. XI
de Chartres (1837), — Détails des plans, élévations et vitraux ; dessins des statues, au musée de Chartres sous la cote inv. 602 — il représente l’élévation occidentale (pl. 19),
ornements, chapiteaux ; plusieurs dessins finis comme les trois tympans du portail de la cathédrale91 — et on aura l’idée la plus précise à ce jour de ce que Lassus a J. –B. Lassus dir.,
L. Gaucherel del.,
principal, vitrail de l’enfant prodigue, chapelle de Saint-Piat, vue du dessus des voûtes pu réaliser de dessins du monument en prévision de la Monographie. A. Guillaumot sculp.
après l’incendie, etc. Environ 500 dessins.
Tout cet ensemble pourra être réuni s’il se présente une enchère suffisante ; sinon
les pièces qui le composent seront vendues dans l’ordre ci-après : Les dessinateurs
1° Vieux clocher : 21 pièces, dessins et calques.
2° Portail principal : 1 pièce. Un constat s’impose d’ores et déjà  :
3° Chapelle Saint-Piat : 2 pièces de cet ensemble considérable, Lassus
4° La cathédrale après l’incendie : dessin daté du 3 juillet 1836. n’est pas le seul auteur — cinq plan-
5° Histoire de l’Enfant prodigue : grand et beau dessin d’un vitrail ches sont signées de lui seul. Le comité
du XIIIe siècle, dans la cathédrale de Chartres, daté de 1836. des arts et monuments lui avait adjoint
Reproduction exacte comme figures et coloris. le peintre Amaury-Duval (1808-1885)
6° Détails : 33 dessins. estimant que le crayon de cet élève
7° Un dessin au crayon. Les figures sont de M. Amaury-Duval. d’Ingres serait habile à rendre le détail
8° 2 dessins de détails. des sculptures figuratives. Il n’est pas
9° Vue du porche du nord : beau dessin à l’encre de chine. certain que l’architecte en avait fait la
10° Porche de la façade principale : 2 feuilles. proposition mais ce choix était heu-
11° Porche du midi. reux car Lassus admirait beaucoup
12° Dessins au crayon : 17 pièces, 2 lots. l’auteur des verrières de la chapelle
13° Porte du milieu : figures, chapiteaux du clocher neuf, plans, etc.
40 dessins.
89 Il est né en 1806.
14° Environ 400 dessins ou croquis dont il sera fait des lots. » 90 Ces informations m’ont été fournies par Vanessa Selbach et Marc Le Cœur. Les cotes sont les suivantes : Va 28, fol., tome IV : H 120 280 à H 120 295, H 120 368
(17 pièces) ; Va 28, fol., tome V : H 120 386, H 120 411 à H 120 413 (4 pièces) ; Va 28, fol., tome 6 : H 120 517 à H 120 526, H 120 581 à H 120 586, H 120 594 à H
120 596, H 120 599 à H 120 600 (21 pièces) ; Va 404, ft 4, H 183 470 à H 183 508 ( 39 pièces, dont quelques planches gravées) ; Va 430, ft 6, H 188 812 à 188 820 (9
88 Béatrice Bouvier, L’Édition d’architecture à Paris au XIXe siècle : les maisons Bance et Morel et la presse architecturale, préface de Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2004, 622 p., pièces. Cet ensemble fait partie de 791 pièces formant un ensemble « Topographie de la France ». Voir Dons Estampes. Janvier 1848-mai 1901, Ye 85 Rés. Pet. fol.
L planches. 91 Il a été publié par mes soins dans la réédition de la Monographie aux éditions Les Introuvables.

36 37
grandes Figures du relevé

funéraire des Orléans à Dreux au dû rédiger : il dessine les vitraux, dont


point de lui passer commande d’un il lui arrive de prendre au préalable
portait de son maître Henri Labrouste. des calques.
Le rapport entre l’ingrisme et la pro- Les graveurs sont au nombre de
duction néo-gothique, qu’il s’agisse de quatre  : Gaucherel et Olivier, déjà
sculpture ou de vitrail est certain, non cité, Auguste Guillaumot, co-fon-
seulement pour ce qui concerne le dateur des Annales archéologiques
détail archéologique, mais la ligne des et Wacquez. Deux lithographes tra-
silhouettes et le modelé même des vaillent sur d’autres planches : Émile
visages. Ingres s’intéresse au Moyen Beau et Nicolle. Beau est également
Âge avec un œil primitiviste et c’est dessinateur et chromolithographe  :
pourquoi Amaury-Duval était jugé il est l’auteur de planches de vitraux
bien placé pour reproduire la statuaire en couleur et transpose aussi sur la
chartraine. Néanmoins, le regard qu’il pierre celles dont Paul Durand est
porte sur ces œuvres les transforme à l’auteur.
nos yeux : les visages sont plus pleins, L’impression des gravures est assu-
plus doux, peut-être un peu lourds. Au rée par F.  Chardon aîné  (30, rue
total, la main qui dessine les statues Hautefeuille à Paris) mais on trouve
colonnes ne rend pas compte de leur aussi, pour la gravure et pour la litho-
plastique sévère. Quant à la fréquence graphie, Chardon aîné et Aze94. Pour
de l’intervention, elle ne paraît pas la lithographie, on rencontre Joseph
considérable  : Amaury-Duval colla- Lemercier (1803-1901)95, Bernard et
bore cinq fois dans la Monographie, Cie, de même que Bougeard, mais ce
dont trois fois avec Lassus et deux fois dernier produit aussi des gravures.
avec Léon Gaucherel. Enfin, les chromolithographies sont
Parmi les autres dessinateurs se assurées par Hangard-Maugé, tan-
Fig. Arbre de Jessé, pl. trouve le britannique George Louis tôt en bichromie, tantôt en plusieurs
XLIII (feuille B, pl. 58), J.- B.
Lassus dir., Émile Beau del. Adams, élève de Duban et, comme Suréda, membre de l’agence de la Sainte couleurs.
et chromolith., imprimerie
chromolithographique :
Chapelle92 : on lui doit deux planches, ainsi qu’une troisième qu’il signe avec On rencontre deux photographies
Hangard-Mauge, Paris. Léon Gaucherel (1816-1886). Ce dernier, graveur, co-fondateur des Annales dans le volume, plus exactement
archéologiques et proche collaborateur de Lassus, a dessiné cinq planches ; il des gravures héliographiques selon
travaille en collaboration avec l’architecte sur une même planche pour la repré- le procédé de Charles Nègre  (plan-
sentation des sculptures (porche sud, planches XI et suiv.). On relève encore la ches VII et XV). Elles ont été réservées
signature du graveur E. Olivier (ou Ollivier), plus particulièrement responsable à la sculpture  : portail droite de la Fig. Porche du nord, pl.
des dessins d’architecture93 : il en a produit quatre. On le rencontre ultérieure- façade occidentale ou encore à des détails de sculpture. J’ignore encore si XVII (pl. 39), J.-B. Lassus
dir., L. Gaucherel del., A.
ment dans l’équipe qui travaille à l’illustration de l’Encyclopédie d’architecture. l’initiative de cette intervention est due à Jean-Baptiste Lassus ou si elle est Guillaumot sculp.
Il faut enfin citer le docteur Paul Durand, ami de Lassus et d’Adolphe-Napoléon postérieure à son décès intervenu en 1857.
Didron qui aura à cœur de terminer l’entreprise en publiant en 1885 le volume
de commentaires que le rédacteur en chef des Annales archéologiques aurait

92 Voir mon introduction à La Sainte Chapelle de Paris, aux éditions Les Introuvables, 2007, « La Sainte Chapelle au siècle de l’histoire », p. 17-27. 94 Béatrice Bouvier, op. cit., cite un Ch. Chardon aîné.
93 Voir Béatrice Bouvier, op. cit. 95 Ibid.

38 39
grandes Figures du relevé

La matérialité du volume l’époque, peu fréquente dans les


ouvrages d’architecture et on peut
Tel qu’il a été réuni en 1867 pour répondre aux instructions du ministre Gustave supposer que seule la ronde bosse
Rouland, impatienté du retard que la publication avait prise, le volume ne se des sculptures l’a rendu nécessaire
présente pas dans l’ordre de numérotation des gravures. C’est, du reste, le cas aux yeux des auteurs de l’ouvrage.
de nombreuses publications du même genre. Les planches ont été comman- Car c’est en géométral, en deux
dées selon un ordre prévu au départ et certaines d’entre elles ont été diffusées dimensions, que sont exprimées la
sans attendre. Puis, lors de la confection du volume, elles ont été montées plupart des représentations archi-
sur onglets, selon un autre ordre, indiqué en chiffres romains, jugé plus com- tecturales de l’édifice  : l’élévation
mode. C’est ainsi que la première planche porte le numéro 3 (en arabe), que occidentale (planche IV), la coupe lon-
la troisième porte le numéro 2 et qu’après la planche 4 arrive la planche 28 gitudinale et la coupe sur le transept
représentant le tympan du portail royal. Pour compliquer les choses, il arrive notamment (planches XXXV et XXXVI).
que certaines planches ne soient pas numérotées par le graveur. On reste confondu par la quantité
Le papier n’est pas égal d’un plan à l’autre. La plupart du temps, le papier que d’informations que fournissent ces
le lithographe Lemercier emploie est plus fin et a jauni. relevés et, aussi, étourdi par le nom-
Le sujet des planches est très variable d’une feuille à l’autre. Certaines parties bre de mesures qu’il a fallu prendre
sont particulièrement développées, telles la coupe sur le transept et les por- pour les établir. On se demande aussi
ches ou l’élévation du porche nord ; d’autres sont plus sommaires, tel le plan comment elles ont pu être prises,
du clocher vieux (planches XIV et XXV). compte tenu du fait que l’intérieur
Reste à comprendre comment les différents relevés ont pu être exécutés. de la nef n’a pas été échafaudé : on
Certaines planches, en particulier celles qui représentent le porche sud (plan- pourrait admettre que, pour les exté-
ches XI et suivantes) et le porche nord (planche XVII), sont conçues selon les rieurs, les calepinages précis que
lignes d’une perspective en oblique qui trahissent la probable utilisation d’une l’entreprise de maçonnerie a rendu à
chambre claire, instrument optique portatif destiné à simplifier le travail de l’appui de ses facturations ont pu être
perspective des dessinateurs. L’adoption de la troisième dimension est, à utiles à l’établissement des relevés ; il
n’a pu en aller de même pour l’inté-
rieur. Faute de posséder les minutes
des campagnes de cotes, il n’est pas
possible de savoir quelles parties de
la construction les dessinateurs ont
particulièrement mesurées et en fonction de quels critères s’est opéré leur Fig. Façade occidentale
de la cathédrale de
choix. Sur ce point, essentiel pourtant, la Monographie de la cathédrale de Chartres,
Chartres a gardé tous ses secrets. pl. IV (pl. 4), J.-B. Lassus
del.,
L’équipe que Lassus a rassemblée autour de son projet est issue de l’agence E. Ollivier sculp.
de la Sainte Chapelle ; on la retrouve autour de Didron pour la fabrication
des Annales archéologiques et partiellement auprès du comité de rédaction
de l’Encyclopédie d’architecture. Il faudrait multiplier les enquêtes monogra-
phiques sur les grandes entreprises éditoriales que le siècle a conduites en
matière d’architecture pour avancer plus avant dans la compréhension de ce
Fig. Élévation du porche secteur si particulier de l’industrie du livre à Paris. Mais ce n’est pas tout : la
nord, pl. XVIII, H. Adams
del., L. Gaucherel sculp.
Monographie de la cathédrale de Chartres a produit des représentations de

40 41
grandes Figures du relevé

l’édifice comme on n’avait jamais pu en disposer jusqu’alors. Grâce à elles, il Le relevé de la cité de
devint possible d’embrasser d’un seul regard la totalité de l’édifice dans toute
sa longueur et dans toute sa hauteur, d’apprécier simultanément l’intérieur et Carcassonne par Viollet-le-Duc :
l’extérieur, de lire la totalité du programme sculpté et celui de certaines ver-
rières, bref de vaincre les barrages que le gigantisme opposait au regard. Plus une première approche
encore, de comprendre l’architectonique dans son organisation structurelle,
qu’il s’agît de la construction de la rose occidentale ou de l’articulation que for-
ment la croisée d’ogive et l’arc-boutant. Sans qu’on puisse en établir la mesure,
il paraît évident que l’ouvrage a profondément influencé le regard des archi- Olivier Poisson, inspecteur général des Monuments historiques
tectes et des amateurs sur le monument chartrain et, plus encore, sur toute
l’architecture gothique. Il est plus que probable que la diffusion par livraisons,
bien avant 1867, des gravures qui le composent ont marqué l’œuvre de Viollet- Le 15 janvier 1853 Eugène Viollet-le-Duc a signé et daté la plupart des grands
le-Duc en lui ouvrant la voie et en lui donnant l’exemple de ce qu’il était possible dessins de son étude de Carcassonne, avant de les remettre au ministère,
de faire : l’auteur du Dictionnaire raisonné y a certainement trouvé des idées à la Commission des Monuments historiques et à son secrétaire, l’inspec-
dans l’organisation des planches, en particulier ce travail de déconstruction teur général Mérimée. Ces dessins étaient l’aboutissement d’un travail d’au
de certaines parties de l’édifice que suscite la juxtaposition de détails dûment moins sept années, qui lui avait été commandé par étapes.
choisis, à propos notamment du clocher neuf (planches XXVII et suiv.) dont il fait Rappelons en deux mots l’implication carcassonnaise de Viollet-le-Duc  :
lui même usage à des fins pédagogi- en 1843 il est chargé par la Commission des Monuments historiques d’un
ques. Ajoutons, enfin, que l’influence rapport sur le projet de restauration de la basilique Saint-Nazaire par l’ar-
que la Monographie a pu exercer sur chitecte du département, et, à la suite de ce rapport, chargé du projet et des
la compréhension de l’architecture travaux, qui démarrent en 1846. À l’occasion de ce chantier, une commande
médiévale tient aussi à ce qu’on ne lui lui est faite d’une étude sur la porte Narbonnaise, demande limitée dans
a pas donné de successeur : soit que laquelle on sent toute la circonspection de l’administration à propos de la
la tâche ait été jugée trop complexe, cité, monument qui la concernait évidemment, mais qui avait de quoi effrayer.
trop lente ou trop coûteuse, soit que L’étude de la porte Narbonnaise est rendue en 1849, et au vu des résultats
la multiplication des photographies obtenus, Mérimée et la Commission des Momuments historiques lui com-
ait transformé les missions du livre mandent la poursuite des relevés et recherches sur l’ensemble de la double
d’architecture, soit que la démocra- enceinte. C’est ce travail complet que Viollet-le-Duc paraphe en janvier 1853.
tisation du public ait rendu moins Cette étude est une restauration graphique au sens où l’on a forgé le mot
professionnel ce type d’ouvrage. On au XVIIIe siècle, mais ce n’est pas un projet. Résultat d’une observation et
arrêta ainsi les campagnes de relevé d’une interprétation, c’est un travail archéologique et architectural qui repré-
et on abandonna l’idée d’en imposer sente la cité à son apogée, à la fin du XIIIe siècle, après les modernisations
la publication. Supérieure de beau- entreprises sous Saint Louis. Le projet de travaux de restauration, dans ses
coup à l’ouvrage de Ramée et de Vitet premières intentions, ne vient que plus tard (décembre 1853), et est bien dif-
sur la cathédrale de Noyon, privée de férent. L’entreprise de restauration — en plusieurs phases — sera poursuivie
descendance, la Monographie de la pendant plus de soixante ans, jusqu’en 191196, mais elle n’était pas vraiment
cathédrale de Chartres acquit dans à l’ordre du jour en 1846, ni en 1849 : on peut même penser que l’étude réa-
Fig. Façade occidentale, détails de la rosace,
sa splendide solitude bibliographique lisée a pu être, dans l’esprit de ses commanditaires, une alternative possible
pl. IX (pl. 44), J.-B. Lassus del., A. Guillaumot sculp. le statut de l’unicum. à la restauration elle-même.

96 O. Poisson, « La restauration de la cité de Carcassonne au XIXe siècle », dans Monumental, 8, décembre 1994, p. 8-21. Également « La restauration » dans De la
place-forte au monument. La restauration de la cité de Carcassonne au XIXe siècle. Catalogue d’exposition, Paris, Éditions du Patrimoine, 2000, p. 14-28.

42 43
grandes Figures du relevé

Ce travail de terrain de sept années, nous avons la chance sans doute excep- On remarque aussi la mesure du
tionnelle de pouvoir en approcher la méthode, grâce à la conservation dans diamètre des tours par le repérage
les archives de Viollet-le-Duc de ce que l’on peut appeler les « minutes » du des tangentes à ces tours à partir
relevé. Comme cela est bien connu, un fonds très important d’archives et de d’une même station, comme la prise
documents a été conservé pendant plus d’un siècle par ses descendants, avec en compte d’une visée déterminée
une volonté de conservation ainsi que, dans une certaine mesure, de valori- comme origine des mesures angu-
sation historique. Mme Geneviève Viollet-le-Duc a permis, tout récemment, laires relevées à une autre station.
avec sa famille, l’entrée de ce fonds à la médiathèque du patrimoine, où se Encore une fois, je me sens incom-
trouve évidemment sa place. C’est grâce à cette entrée que je peux vous pré- pétent pour évaluer l’efficacité de
senter cette première approche des minutes carcassonnaises, mais ce n’est cette méthode de levé, il faudrait bien
évidemment qu’un aperçu préliminaire97. À l’origine c’est au propre fils de sûr voir également dans les archives
Viollet-le-Duc, Eugène-Louis, qui fut chef de bureau des Monuments histo- militaires ou du cadastre s’il existait
riques et a donc travaillé toute sa vie dans l’ombre de son père, que l’on doit des documents de référence sur les-
la mise en conservation de ce fonds. Tous les dessins recueillis ont été ras- quels Viollet-le-Duc a pu, ou n’a pas
semblés topographiquement, et montés dans de grands albums. Les minutes pu, compter. Ces visées et mesures
de Carcassonne se trouvent dans un volume de ce nom, les dessins étant angulaires sont complétées par des
collés sur les pages de l’album recueil, organisés méthodiquement en neuf mesures métriques au sol, qu’on
sous-ensembles (plans d’ensemble, enceinte extérieure, enceinte intérieure, devine bien compliquées par la pré-
tours 1 à 19, porte Narbonnaise et tour 20, tour du Tréseau [21], tours 22 à 28, sence des maisons dans les lices. Il
château et tours 29 à 36, tours 37 à 52)98. Ce classement est bien entendu faut retenir de ces minutes du plan
artificiel, réalisé a posteriori, sans indication chronologique : les dessins ne d’ensemble de la double enceinte
Fig.1 Détail de la minute de la mise en place du plan
sont pas datés, sauf quelques vues « pittoresques » qui se trouvent mêlées d’ensemble. Station extérieure à l’enceinte et mesure de que c’est bien l’architecte lui-même
aux minutes, qui n’ont rien, elles, pour la plupart, de spectaculaire sur le plan visées angulaires (23006, détail). qui l’établit, avec sans doute un nom-
graphique. On a ainsi du mal, en tout cas pour l’instant, à distinguer avec pré- bre réduit d’assistants.
cision les dessins de la première étude (porte Narbonnaise, 1846-1849) des À l’époque de cette étude (1846-1853), Viollet-le-Duc est un architecte très
autres. La plupart des feuilles originales ont été recoupées sur les marges ou occupé, et sa présence à Carcassonne n’est bien sûr pas permanente. D’après
divisées et portent un cachet rouge au monogramme de l’architecte, qui doit les archives des MH il ne vient sur place qu’une fois par an, au printemps ou en
avoir été apposé au moment de la constitution et de l’organisation du fonds, été. Cela pourrait expliquer que le travail suive une marche assez lente (1846-
après la mort de Viollet-le-Duc en 1879. 1849 pour la porte Narbonnaise, 1849-1853 pour la double enceinte), et l’on
pourrait imaginer qu’une partie du travail doive emprunter la voie de la cor-
La première section du recueil concerne l’établissement du plan d’ensemble respondance avec des interlocuteurs sur place, mais le fonds Viollet-le-Duc
de la cité. Les minutes semblent indiquer que ce plan d’ensemble est établi n’en conserve qu’un seul exemple, un dessin « question-réponse », envoyé à
par Viollet-le-Duc à l’aide d’un système de mesures angulaires relevées par son inspecteur de travaux Guiraud Cals100, c’est à dire un dessin où l’architecte
un instrument de visée à partir de stations fixes (fig. 1), complétées par des a positionné des mesures à prendre sur place, ainsi que des observations
mesures métriques au sol99. J’avoue mon incapacité à commenter, en tout cas à faire à propos de l’emplacement du cloître de Saint-Nazaire, dessin qui
pour le moment, cette méthode, faute de connaissances suffisantes en histoire témoigne par ailleurs des rapports de Viollet-le-Duc avec les érudits locaux,
de la topographie. Certaines stations sont extérieures à l’enceinte (cimetière). et les sources anciennes, puisqu’il est aussi annoté : « demander à M. Cros101

97 Je remercie M. Jean-Daniel Pariset, directeur de la médiathèque, et ses collaborateurs, de m’avoir donné accès à ces documents, dont l’état de conservation ne
permet pas encore la communication au public. 100 Né à Carcassonne en1822, il fut inspecteur des travaux de restauration de l’église Saint-Nazaire (1848) puis de tous les autres chantiers carcassonnais de Viollet-
98 Il y a environ 280 dessins ou croquis, correspondant aux numéros 23001 à 23110, et 35112 à 35274. Certains n° correspondent à plusieurs dessins. Certaines le-Duc (cité, Saint-Michel, Saint-Gimer). Successeur de Viollet-le-Duc comme architecte diocésain de 1869 à 1880, il est mort vers 1890.
places vides dans l’album correspondent à des dessins perdus. 101 Il s’agit de Jean-Pierre Cros-Mayrevieille (1810-1876), journaliste et érudit local, actif promoteur de la sauvegarde de la cité et de ses monuments. Il était
99 Dessins 23001 à 23009. « inspecteur des Monuments historiques », c’est-à-dire correspondant du ministère de l’Intérieur pour les affaires concernant les MH dans l’Aude.

44 45
grandes Figures du relevé

Fig. 2 Tour 24 de l’enceinte


intérieure. Relevé de un calque de la portion du plan qu’il
l’aspect
des maçonneries (23026,
m’a fait voir, en ce qui concerne le
détail). cloître seulement »102.
Fig. 3 Tour 26 de l’enceinte Les relevés des enceintes sont des
intérieure. Relevé de dessins en élévation, non cotés mais
l’aspect
des maçonneries (23027, dessinés à l’échelle, sur lesquels
détail).
Viollet-le-Duc reporte les baies, les
détails et toutes les parties consti-
tuantes de l’ouvrage, et d’autre
part toutes les distinctions qu’il
observe dans l’appareil des maçon-
neries. Ces dessins ont le caractère
sommaire de notes de terrain : les
distinctions d’appareil y sont notées
par des mentions textuelles et non
par un rendu graphique, le trait est
économe, mais donne une grande
impression de précision (fig. 2 et 3).
Faut-il imaginer une forme de pré-
paration, peut-être issue du travail
de relevé général ? Ou faut-il déduire
de cette précision apparente et de

102 Dessin 23012.

46 47
grandes Figures du relevé

cette concision une habileté particulière de Viollet-le-Duc, ou encore un


mode opératoire particulier ? J’y reviendrai. Remarquons, par exemple, la
signalisation systématique du module de l’appareil par un tracé horizontal
indiquant la hauteur des lits. Il paraît difficile d’évaluer une telle chose par
simple appréciation visuelle au pied d’un mur, ne serait-ce qu’à cause de
l’obliquité du regard. Il n’y a pas non plus de cotation. Est-ce un simple code
de représentation ? Viollet-le-Duc pense-t-il qu’une simple appréciation de
« rythme » des lits de l’appareil, appréciée visuellement de façon sommaire,
est suffisante ? La réalité de l’observation de terrain est par ailleurs indiscu-
table. Elle se remarque, paradoxalement, plus par des mentions textuelles
qui décrivent une observation faite à un moment donné que par le rendu
graphique lui-même. On peut lire, par exemple : « deux étages de créneaux
ceux du dessous [mot illisible] sont bouchés ceux du dessus ont des bos-
sages sont bien construits en bel appareil et rappellent les constructions
du XIIIe donc les autres sont antérieurs  » ; ou encore : « cette construc-
tion du XIIe est en grès jaune et en pierres hautes et [carrées] avec d’autres
plus petites, le tout assez mal fait ». En outre, l’usage régulier de la même
feuille pour deux dessins placés tête-bêche me paraît le signe indiscutable
d’un travail in situ. J’ignore encore quel pouvait être l’équipement technique
de Viollet-le-Duc, une simple planchette, munie d’une règle, ou un trépied
déplaçable ? Il se pose aussi la question de l’utilisation d’une chambre claire,
sans doute difficile à déduire du seul aspect des minutes.
Dans l’analyse des maçonneries et des divers éléments, il est frappant de
remarquer que le soin du relevé est plus appliqué à la distinction qu’à la
Fig. 4 Porte Narbonnaise. Coupe (23090, détail).
caractérisation. Pour Viollet-le-Duc, un appareil se caractérise d’un mot,
Fig. 5 Porte Narbonnaise. Détails dans le passage :
par un code préétabli qui correspond à une intelligence du monument et ferrures et encoches. (23101).
une périodisation déjà acquises : « wisig. »103, « XIIe », « XIIIe » suffisent à correspondant sans doute à la pre-
décrire l’élément de parement, conjointement avec l’indication sommaire de mière commande de 1846 (fig. 4). On
la hauteur des lits dont j’ai déjà parlé. Il est évident que ces relevés sont déjà remarque la précision de l’observa-
à l’aval d’une connaissance du monument, connaissance déjà intériorisée tion des ferrures et des traces dans
par l’architecte au moment où il dessine. Nous sommes donc bien loin du le passage de la porte, sans doute
relevé par unités que pratiquent aujourd’hui les archéologues du bâti. Mais, motif d’une particulière curiosité
bien sûr, là comme en d’autres domaines, évitons de faire à Viollet-le-Duc de Viollet-le-Duc quant à son fonc-
le procès anachronique de n’avoir pas utilisé les méthodes ou les références tionnement  (fig.  5). Pour les tours
qui sont les nôtres aujourd’hui. «  courantes  » de l’enceinte, exté-
Pour les relevés des tours, les dessins contenus dans l’album nous ramè- rieure comme intérieure, le système
nent vers des types d’expression plus familiers et moins problématiques. Le de représentation est plus particu-
système plan-coupe-élévation s’applique d’abord à la porte Narbonnaise, lier. Il n’y a pas de relevé d’élévation
et ces dessins, visiblement à main levée, sont un peu différents des autres, —  celle-ci doit s’entendre comme
relevée avec les courtines — il n’y
a que les minutes des plans, à dif-
103 Pour « wisigoth ».

48 49
grandes Figures du relevé

férents étages (fig. 6). À ces plans


sont joints des détails en coupe ou
en élévation —  baies, en particu-
lier  —, mais aussi des vues, plus
surprenantes, prenant pour objet le
couronnement des tours. Les plans
sont évidemment des minutes de
terrain, cotées, mais on remarquera
là encore le fait qu’il ne s’agit pas
de dessins faits à main levée, mais
qui utilisent au moins le compas.
L’architecte n’est pas, visiblement,
quelqu’un qui hasarde son crayon.
Ou bien son matériel de terrain lui
permet de se servir directement
Fig. 6 Tours 7 et 7bis de l’enceinte intérieure.
Relevé en plan (23055).
d’instruments sans improvisa-
tion (je reprends l’hypothèse d’une
Fig. 7 Tour 13 de l’enceinte intérieure, partie sommitale. planche sur trépied, par exemple),
Vues de l’extérieur, côté lice, et de l’intérieur, avec report
de cotes. Les deux dessins sur la même feuille suggèrent ou bien, mais cela me paraît plus
le déplacement de l’observateur (23070). difficile, Viollet-le-Duc prépare-t-il
ses dessins à l’avance  (et il fau-
drait dans ce cas que les véritables
« minutes » aient été perdues). Les
vues de couronnements dont je viens sins sur la même feuille, un vu depuis Fig. 8 Tour 43 de l’enceinte
intérieure, partie sommitale.
de parler prennent bien place dans l’extérieur, et un autre à l’intérieur. Et Vues de l’intérieur, côté est
la stratégie du relevé, puisqu’on les dans ce cas cet « enregistrement en et coté ouest, avec report
de cotes.
trouve associées à des détails, sou- volume » est également coté. À l’in- Les deux dessins ont été
exécutés tête-bêche sur la
vent en coupe. Toutefois, on peut térieur de certaines tours, ces vues même feuille (23042, 23043).
s’interroger sur le statut de ces perspectives cotées sont comme
dessins, qui constituent un enre- des substituts à des relevés en élé-
gistrement en volume des parties vation, mais qui s’affranchissent de
hautes des tours, une apprécia- la convention habituelle, comme on
tion quasi-photographique de leurs le voit sur cette feuille de la tour 43.
dispositions défensives, dans l’état Ici, la même feuille a servi pour deux
où les voit l’observateur  (fig.  7). dessins tête-bêche, l’ensemble se
Je peux imaginer que, dans une de ses comportant comme le résumé des
opérations de relevé, Viollet-le-Duc a quatre élévations géométrales de l’intérieur de la tour (fig. 8). Il y a de nombreu-
circulé dans les lices ou aux abords de ses vues intérieures dans l’album Carcassonne du fonds Viollet-le-Duc, la porte
l’enceinte intérieure, et systématique- Narbonnaise par exemple, avec même des mises en scène assez spectaculaires.
ment dessiné les superstructures des Malgré la présence de cotes relevées sur place, cette représentation en volume
tours. Pour la tour 23, il y a deux des- me semble très atypique comme méthode de relevé.

50 51
grandes Figures du relevé

Fig. 9 Tour 19 de l’enceinte intérieure, courtine et bâtiments adjacents. Vue avec notation de l’appareil. Fig. 10 Barbacane de la Porte Narbonnaise. Vue avec notation de l’appareil. La lanterne d’éclairage public dans le champ
Apparition d’un personnage dans le champ de vision (23081, détail). de vision (23082, détail).

Sous réserve d’une analyse certainement encore à compléter, je voudrais imprudemment au psychologue de la perception, il me semble que lorsque
émettre ici l’hypothèse de l’utilisation d’une chambre claire : j’imagine en l’on relève les caractéristiques et la forme d’un monument, on est concentré
effet que celle-ci lui donne le moyen de mettre en place très rapidement et sur cela, et on néglige la silhouette qui passe. Il peut en aller différemment
avec exactitude ces vues, que la cotation permet ensuite d’ancrer dans le si la main suit une image formée par l’appareil, qui change malgré tout le
réel, et dans le système de représentation géométral qui servira ensuite statut de l’objet à dessiner et l’image produite (fig. 9). Voici encore cet exem-
pour le rendu. On est frappé en effet par la mise en place « photographi- ple, cette vue de la barbacane de la porte Narbonnaise, bien sûr j’ai toujours
que » de ces vues. Une comparaison entre un dessin de Viollet-le-Duc et conscience de la fragilité de mon raisonnement, mais je me demande si
une photo (pas prise exactement du même point de vue) laisse la même lorsque l’on fait le dessin de cet ouvrage dans le but analytique qui devait
impression de perfection optique de l’image, telle que pouvait la donner, être celui de Viollet-le-Duc, on ne se place pas d’instinct de façon à ce que
sans doute, l’usage de la chambre. On peut proposer quelques indices allant la lanterne d’éclairage public ne soit pas devant le crénelage ; s’il en va
dans le même sens : j’ai tendance à interpréter ainsi, par exemple, l’ap- autrement comme ici, c’est peut-être parce que c’est la chambre qui guide
parition de personnages dans certains dessins du relevé. Sans jouer trop le crayon, et non l’esprit et l’œil (fig. 10).

52 53
grandes Figures du relevé

Un dernier indice, qui m’a intrigué un ne peut être donnée, d’autant plus, comme je l’ai déjà dit, que sont mêlés dans
certain temps dans ce dessin, c’est l’album Carcassonne des dessins correspondant à la première étude de la porte
qu’il représente la façade de la porte Narbonnaise, et la deuxième de l’ensemble des deux enceintes. La singularité
Narbonnaise, du côté de la cité, mais du relevé analysé plus haut concerne plutôt la double enceinte, et les méthodes
figurée partiellement  : une tranche de l’architecte ont pu varier entre les deux campagnes.
verticale de cette façade pourtant
exprimée avec l’appareil complet et En conclusion, et pour résumer cette première approche, les minutes des relevés
tous les détails (fig. 11). On ne com- de Carcassonne par Viollet-le-Duc paraissent extrêmement intéressantes en ce
prend cette image que si l’on se rend qu’elles témoignent de trois systèmes de représentation différents et combinés.
compte qu’il ne s’agit que de la partie Le premier n’offre pas de surprise, c’est le système géométral, plan-coupe-
visible de la façade de la porte, déduc- élévation. Avec ce langage nous nous trouvons de plain-pied avec l’architecte
tion faite du masque que forment en pleine possession des techniques habituelles de son métier, nous voyons
les maisons de la rue principale ; et comme lui les ouvrages bâtis de la cité, avec leurs détails, vers 1850. La valeur
même, que le point de vue ne peut de témoignage de ce relevé, avec les cotes, les triangulations, procure une base
être qu’une fenêtre d’étage de l’une de solide de connaissance du monument avant les travaux de reconstruction des
ces maisons. Seulement, le dessina- couronnements.
teur n’a pas tenu compte de ce cadre Le deuxième, c’est cette grille d’analyse archéologique, ce code d’interprétation
de premier plan, et n’a représenté des maçonneries que nous avons vu mis en œuvre pour le relevé des enceintes.
que la portion de façade apparaissant Ainsi qu’on l’a souligné, ce code plutôt laconique n’est pas le fruit du relevé : il lui
entre les maisons qui l’intéressait. On préexiste. En 1846, a fortiori en 1849, Viollet-le-Duc, bien que jeune encore (33,
reconnaît sur le bord de l’image en 35 ans) est un observateur expérimenté. C’est d’ailleurs presque vingt ans aupa-
négatif le profil d’une façade urbaine, ravant, en 1831, qu’il a découvert Carcassonne, avec son oncle Delécluze, lors de
avec la saillie de la rive de toiture qui ses premiers voyages. Et depuis lors, il n’a cessé de dessiner et de voyager (bien
fait masque. Est-il possible qu’un sûr en Italie, 1836-1837), comme aussi d’être en contact le cas échéant avec les
dessinateur puisse ainsi « détourer » savants, locaux comme nationaux. Il n’y a rien d’étonnant, alors, que devant ces
mentalement une vue, aussi géomé- murailles il fasse usage d’un savoir déjà éprouvé, qui correspond en outre sans
triquement — remarquer par exemple doute à des interprétations élaborées ou partagées localement. Nous sommes
le piédroit de la baie gothique — sans là de plain-pied avec l’archéologue du XIXe siècle.
le secours d’un guide optique ? Le troisième, c’est cet usage de la représentation en perspective des ouvra-
La réponse à la question soulevée ici, à ges, peut-être obtenue avec l’aide d’une chambre claire. Instantanés de l’état
savoir le matériel utilisé par Viollet-le- du monument, mais également images-supports qui permettent le report de
Duc pour ces relevés, et spécialement mesures prises sur le terrain, ces documents me paraissent être importants
la chambre claire, se trouve sûre- pour Viollet-le-Duc plus pour leur capacité à enregistrer des données que pour
ment dans les archives, et dans le leur utilité directe dans la préparation des documents définitifs, qui seront, eux,
croisement d’autres observations  : strictement géométraux. Ils constituent une archive spatiale de l’édifice, dans
s’agissant ici d’une toute première l’état complexe et ruiné où il se trouve, et sans doute de façon plus efficace un
approche, aucune réponse définitive support à la réflexion.
Dans quelle mesure cette façon de représenter la vérité de l’édifice permet-elle,
ou non, à l’architecte d’imaginer ensuite les dispositifs supposés être ceux du
Fig. 11 Porte Narbonnaise. Élévation partielle, côté ville.
Le « détourage » de cette vue est imposé par le masque
Moyen Âge, dont d’ailleurs ne témoignent dans l’album étudié que de très
produit par les maisons de la rue principale. Cette vue a rares croquis ? C’est une question encore totalement ouverte.
pu être prise d’une fenêtre (23096).

54 55
DE LA
CONNAISSANCE
AU PROJET

Modérateur : Mireille Grubert, directrice de l’École de Chaillot,


Cité de l’architecture & du patrimoine

Le relevé contribue à la connaissance de l’édifice, en même temps qu’il jette


les bases d’une intervention sur celui-ci. Cette table ronde devrait éclairer
l’apport du relevé à l’histoire, ainsi que les façons dont il modifie le rapport
que les architectes et les historiens entretiennent avec l’édifice. Elle traitera
aussi des changements qu’il introduit dans le statut de l’édifice lui-même.

Le relevé et l’histoire

Lorsqu’un édifice a fait l’objet d’un relevé, qu’est-ce qui a changé dans notre
rapport à lui ? Par le traitement qu’on lui fait subir, il est élevé au rang de
jalon dans l’histoire. Il peut dès lors faire repère, servir la connaissance
scientifique ou opérationnelle.
Architectes, historiens et archéologues se positionneront différemment par
rapport à ces divers cas de figure, les uns donnant la priorité au témoignage
physique, les autres privilégiant l’apport documentaire104.

104 Il existe une troisième situation, d’ailleurs la plus répandue, où le site ne fait l’objet d’aucun relevé ni d’aucune restauration. Il est condamné à la disparition.

57
De la Connaissance Au projet

le tour de la terre Dans les contrées reculées, chaque territoire mesuré


S’il est effectué dans le cadre d’un projet de restauration, c’est à un statut par un arpenteur était un territoire conquis. En mettant en lumière de
de jalon physique de l’histoire que le relevé va accéder, lui conférant un rôle façon systématique les relations entre les objets, les scientifiques les ont
de témoin vivant d’une époque révolue. Il lui donne en même temps le signal ouverts à leurs contemporains, modifiant le rapport des hommes à leur
de son départ pour aborder une nouvelle vie. territoire.
Si le site est appelé à disparaître, son relevé aura un rôle documentaire, et il
ira nourrir les archives. Il sera là « pour mémoire ». Il en est ainsi des relevés Relever, c’est aussi faire rentrer dans le langage. C’est rendre utilisable
menés dans le cadre d’interventions d’urgence lors de découvertes fortuites, par d’autres, c’est permettre d’échanger sur cet objet. On relève pour met-
sur des sites archéologiques en sous sol ou en élévation. tre à disposition, pour offrir aux autres, maintenant et plus tard. On relève
pour donner le signal de la transmission. Un édifice qui a fait l’objet d’un
relevé est signalé comme étant digne d’intérêt. Il est l’équivalent d’une
Relevé et appropriation parole qui ferait l’objet d’une retranscription. Il est jugé digne de passer
dans l’histoire.
Relever un édifice ou un site est une façon de faire acte d’appropriation, ou
plutôt de réappropriation. Il n’existe pas de relevé idéal, et celui-ci com- Entre le relevé destiné à la connaissance et celui qui servira de base à
porte toujours une part de subjectivité. Même s’il s’agit de saisir l’objet des travaux de restauration, il y a la même différence qu’entre le recher-
dans tous ses détails et d’en obtenir la connaissance la plus approfondie, che fondamentale et la recherche appliquée. L’acte de relever, mesurer,
le « releveur » sélectionne. Les moyens dont il dispose, sa culture et les change le rapport de l’homme à l’objet, il change aussi l’homme lui-même,
objectifs qu’il s’assigne orientent sa démarche et filtreront les informations lui permettant d’agir dans sa quête de la maîtrise du temps et dans sa
recueillies. Lorsqu’il aborde un édifice, l’auteur du relevé en fait une pre- lutte contre ses outrages.
mière approche sensible. C’est sur cette base qu’il choisira ce qu’il retiendra
et ce qu’il laissera dans l’ombre. À titre d’exemple, citons les pratiques des On dispose d’une grande liberté face à l’objet du relevé. On a le choix de ce
élèves de l’école d’architecture de Chennai (ex-Madras) en Inde, qui redres- qu’on relève, le choix de ce qu’on néglige, le choix des outils, et le choix de
sent les temples dont ils ont effectué le relevé. Il n’est pas pensable pour eux la représentation. Relever, c’est sélectionner, en identifiant les éléments
d’en dessiner les ruines ou les déformations. essentiels, significatifs, ou bien anecdotiques, que l’ont choisira de mettre
en avant dans le projet de restauration, au détriment d’autres parties non
Dans quelle mesure peut-on parler de respect de l’édifice, et peut-on parler retenues, soit délibérément soit par méconnaissance. À ce titre, le relevé
d’attitudes plus éthiques que d’autres envers lui ? Peut-on, comme le pro- est une étape du projet. Il devient indissociable de l’acte de création.
pose le titre donné à ces journées, parler pour le relevé d’une « éternelle
quête du vrai », éternelle en tant qu’elle n’est jamais atteinte ? Au fond, relever, n’est ce pas faire patrimoine ? C’est la question posée à
nos intervenants.
Relevé et transmission

Le terme « relevé » semble indiquer que l’on remet debout quelque chose
qui ne l’était plus. Relever, c’est aussi remarquer, mettre en lumière. C’est
aussi faire parler l’édifice, et lui donner le statut de document.

Le relevé intervient à différentes échelles. Nous parlerons plutôt ici du


relevé en architecture, mais ayons à l’esprit son échelle urbaine et territo-
riale. Les géographes ont mesuré la hauteur des sommets, la largeur des
rivières, la distance entre les villes. Le méridien des cartographes a défini

58 59
De la Connaissance Au projet

Le rôle potentiellement enrichissants — quoique partiels, sectoriels et inappropriés — de ces appro-


ches. Il faut que cette histoire de l’architecture procède de l’intérieur de ce
historiographique du relevé langage spécifique ; autrement dit, il faut une approche capable de maî-
et de la restauration triser les processus génétiques, de formation et d’adaptation concernant
à la fois les éléments préexistants et les exigences qui sont intervenues
dans l’ouvrage et par rapport à celui-ci. Cela n’empêche pas la présence
d’autres approches, mais celles-ci devraient enrichir, et non pas rempla-
cer la lecture architecturale telle qu’elle s’affirme au niveau international.
Certes, cela doit aboutir à des spécialisations, mais celles-ci doivent être
Paolo Fancelli, titulaire de la chaire de restauration des monuments ouvertes, c’est-à-dire profondément conscientes et soucieuses de l’histo-
à la faculté d’architecture de l’université La Sapienza à Rome riographie : en d’autres termes, elles doivent à la fois s’inspirer d’elle et la
nourrir. Par ailleurs, il ne faut pas négliger le caractère rarement compact
du langage architectural. Il s’ensuit que quand on parle d’aspects « origi-
Le relevé, en tant qu’enquête directe, systématique et minutieuse sur le nels », on finit par tenir un langage illusoire, car l’évolution des goûts, des
terrain et en tant que représentation rigoureuse, peut être considéré comme fonctions, des maîtres d’ouvrage, des modalités de conception et de mise en
une sorte d’ « édition critique » d’un texte architectural (A.-M. Romanini, œuvre, y compris les techniques, et, bien sûr, des acteurs, amène à consi-
1983), en empruntant cette expression à la philologie littéraire et/ou musicale dérer les ouvrages — à quelques exceptions près — comme de véritables
pour pouvoir accéder à une sorte de « philologie architecturale » (P. Fancelli, palimpsestes.
1986) ciblée et appliquée. Toutefois, chacun sait que la précision d’un relevé Le relevé/restauration peut s’avérer essentiel pour étudier, par exemple, les
se mesure sur une base statistique (avec ses « certitudes ») qui n’est jamais dispositifs et les unités de mesures qui sont présents dans un ouvrage ou
absolue. Par ailleurs, plus les relevés sont nombreux, plus ils donnent lieu à qui le sous-tendent. Dès lors, le lien entre relevé et métrologie est indis-
des éditions critiques qu’il faudra trier sur cette base. C’est là que le concept pensable pour pouvoir analyser les systèmes métriques et culturels s’y
de l’ « estimation de l’erreur d’une mesure » entre en jeu. rapportant, y compris les ouvriers. Je rappelle au passage que l’unification/
Ce relevé — qui permet, entre autres, d’avoir une vision à la fois contextuelle, homologation révolutionnaire du système métrique décimal a contribué,
synthétique, immédiate, analytique et désagrégée d’un ouvrage — revêt une avec l’adoption de nouvelles techniques, à l’agrandissement des dimensions
importance majeure pour appréhender pleinement les caractéristiques des bâtiments qui avaient été jusqu’alors conçus en fonction de grandeurs
essentielles d’un ouvrage du passé. Puisqu’il est dans ce sens irremplaça- anthropiques (pouce, paume, pied, bras… avec leurs innombrables variantes
ble, il peut et doit être capitalisé et utilisé au niveau historiographique. Cela locales). Mais les retombées fécondes des lectures historiques et métrolo-
vaut tout d’abord pour l’étude des distributions et des fonctions internes (qui giques des bâtiments peuvent affecter, par exemple, les différentes cultures
ont peut-être évolué au fil du temps) ; pour l’enquête sur les variations et et la mise en œuvre sur les chantiers, leurs apports concrets sur le terrain
les sédimentations diachroniques ; pour la lecture des irrégularités, des par rapport à l’approche des projets (si ceux-ci peuvent être décodés), ainsi
singularités, des anomalies, des discontinuités ou, à l’inverse, des cadences, que les écarts entre le projet et sa réalisation, l’emplacement et la taille
des rythmes, des récurrences. Puis, pour l’observation des modifications de des bâtiments. Les propriétés modulaires et les proportions intrinsèques
niveaux et de l’aplomb des maçonneries et, enfin, pour l’appréhension des de l’ouvrage sont tout aussi significatives dans l’univers numérologique. Et
nœuds structuraux et constructifs en général, jusqu’aux finitions avec leurs finalement, le relevé — s’il est soigneusement réalisé par des experts —
sédimentations. Autant de facteurs plus ou moins significatifs, selon les cas, fait ressortir le style et l’agencement (encore une fois proportionnels) d’un
qu’il convient d’examiner avec beaucoup d’attention dans une perspective monument (avec les clarifications s’y rapportant), ce qui permet, après la
historiographique. création d’une banque de données ad hoc, de comparer de façon homo-
Bien sûr, une telle approche transcende toute démarche esthétique, voire gène et cohérente les plans, les styles et les maçonneries avec d’autres
même iconographique, et nous permet d’accéder à une histoire de l’archi- monuments (devant eux aussi faire l’objet d’un relevé aussi homogène que
tecture menée par des architectes/connaisseurs conscients des aspects possible).

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De la Connaissance Au projet

En outre, le relevé, dans la mesure où il étudie et représente les anomalies Aussi, le monument/document et les attestations indirectes peuvent-ils
plus ou moins apparentes en tant qu’« indicateurs » possibles, ouvre la voie faire l’objet d’un recoupement rigoureux, immédiat, systématique, mur par
à une reconstitution graphique fiable visant à mettre en relief les différen- mur, élément par élément, détail par détail.
tes étapes d’un ouvrage architectural. Une série de lectures d’autant plus De surcroît, à l’égard de la restauration, le relevé représente une base cogni-
nécessaires que le texte est lacunaire, en ruine, très altéré, sédimenté ou tive incontournable — ce qui devrait aller de soi, mais tel n’est pas le cas dans
peu reconnaissable (et tout cela se traduit par des graphiques accompa- la pratique — ainsi qu’un support irremplaçable pour le projet de restaura-
gnés d’indications explicites et de légendes sur les sources historiques en tion lui-même. Car cette opération ne s’effectue pas ex nihilo, mais dans le
général, puis sur des sources spécifiques centimètre par centimètre, sur les corps vivant d’éléments préexistants et vise à pérenniser leur intégrité et leur
niveaux de fiabilité des datations — absolues ou relatives — par rapport aux identité.
différentes parties du monument). Toutefois, le relevé/« rétablissement » à la manière du XIXe siècle est une chose ;
Dès lors, le relevé fournit une vision à la fois analytique et synthétique de la simple reconstitution graphique avec toutes les aléas qu’elle entraîne en est
l’ouvrage et permet, grâce à des dessins rapprochés, d’approfondir l’étude une autre. Et un projet de restauration complexe, accompagné de spécifications
en zoomant sur les détails. De plus, grâce à ce modèle très maniable, il techniques, en est encore une autre. Un projet peut être assorti d’indications
permet de faire des recoupements ponctuels avec le projet (afin de mesurer concernant les outils, les ustensiles, les produits à utiliser (en solution ou en
l’importance des écarts entre celui-ci et sa mise en œuvre), ou, à défaut, de suspension, leur dosage et l’appellation chimique et commerciale des princi-
le reconstituer et d’y remonter à rebours. pes actifs) et les délais d’exécution, ainsi que du cahier de charges et des prix.
Ces observations sont potentiellement importantes dans le cadre de la Et ce, après avoir effectué des analyses — directes et indirectes, destructives,
recherche appliquée, encore qu’elles ne soient pas universellement recon- micro destructives, non destructives — et des simulations liées au projet ou
nues et consacrées. alternatives, y compris les évalua-
Fig. 1 État actuel (gauche) et relevé schématique-abstrait
Tout d’abord, cette approche diachronique à rebours revient à considérer tions d’impact historiques, spatiales, (droite) de la façade externe du Ninfeo dans la Villa
l’ouvrage comme étant le document le plus éloquent et contrôlable de volumétriques, formelles, chromati- Carpegna, Rome (dess. F. Parrotta, U. Pro, 1994-1995).
l’ouvrage lui-même, comme le prône l’école romaine d’architecture et de ques et des textures.
restauration (cf. G. Giovannoni, puis G. De Angelis d’Ossat et R. Bonelli, Toutefois, si pour l’histoire de l’archi-
P. Portoghesi et encore A. Bruschi et leurs disciples). Dans ce sens, le relevé, tecture, le relevé peut s’avérer décisif,
en tant que processus et produit final, devient le protagoniste absolu, emblé- pour les projets de restauration il
matique et du statu quo et de la recherche en cours. En tout état de cause, devient incontournable. Et ce, non
la recherche doit être menée à rebours (le cas échéant, en indiquant dans seulement pour toutes les raisons
chaque rendu les composantes et les facteurs innovants, notamment les évoquées plus haut, mais également
insertions et les suppressions par rapport à la phase antérieure), et ce, non en vue de la compréhension histo-
seulement parce qu’elle mise sur un support cognitif et graphique aussi riographique laquelle doit informer
précieux que le relevé, mais aussi parce qu’elle permet, sur une base criti- le projet mais pas d’une manière
que (cf. M. Foucault mais aussi J. Le Goff), d’effectuer progressivement et mécanique. Le relevé et son rendu
en tenant compte des stades immédiatement antérieurs, qui sont générale- constituent l’ubi consistam du projet,
ment plus documentés que les stades chronologiquement plus éloignés. Il y compris les graphiques préliminai-
s’ensuit qu’il faut partir de la situation et des données constatées — dont les res, dont ceux qui sont élaborés à des
données actuelles, qui peuvent être vérifiées en permanence — incorporées fins de diagnostique. Ces derniers qui
dans l’ouvrage et pouvant être systématiquement reproposées et restituées reposent sur le relevé, exact et minu-
dans le relevé. Ceci permet de remonter avec davantage de pertinence aux tieux, de l’état actuel (fig. 1) et sont
phases les plus éloignées dans le temps, sachant qu’en principe ces phases accompagnés de légendes, peuvent
sont peu déterminées, à moins qu’on dispose du projet originel ou de quel- être réalisés grâce à l’application
que chose de semblable (ce qui n’est ni fréquent ni tout à fait fiable). critique et systématique des lexiques

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De la Connaissance Au projet

Normal 1:80 de 1978, 1:88 de 1990 et


UNI/11.182 de 2006. Ils constituent
un pas en avant vers l’unification des
langages et des termes concernant
les estimations et les interventions,
vers des localisations moins aléa-
toires et vers des projets et des
pratiques de conservation plus cré-
dibles, ainsi qu’à la réflexion critique
sur leur expérience (fig. 2).
Dès lors, le relevé constitue une sorte
de terrain et de langage communs et
pour l’histoire et pour la restaura-
tion, dans la mesure où il porte sur
les conditions tangibles et actuel-
les d’un ouvrage dans sa caducité
matérielle. Il ne doit pas s’agir d’une
abstraction, d’une régularisation for-
cée, incapable de traduire de manière
efficace et véritable les conditions
— qu’elles nous plaisent ou non — du
Fig. 3 Restitution des phases (XVI-XVIIe et XIII-XIVe siècles) autour de le Palazzo c.d. di Bonifacio VIII, Anagni
«  texte  » architectonique, mais plu- (dess. G. Conosciani, 1996).
tôt d’un document vivant et parlant,
pour autant qu’on sache vraiment ses projets. C’est une modalité d’action avec sa dignité spécifique, qui ne se
l’interroger. contente pas de mettre passivement en œuvre les désirs de l’histoire (laquelle,
Par ailleurs, le lien existant entre au juste ?). D’autant que les dimensions de l’histoire sont loin d’être univoques.
les disciplines de l’histoire (histoire Bien au contraire, elles sont multiples et variées, à la fois synchroniques et
générale et histoire de l’architecture, diachroniques, comme en témoigne la linguistique (fig. 3). Ce secteur, à l’instar
la seconde relevant également des de l’anthropologie et de la culture matérielle, a profondément influé sur les
arts) et de la restauration est très méthodologies historiographiques de la seconde moitié du XXe siècle.
fort et va bien au-delà de ce terrain La restauration se rattache à l’histoire en tant que projet et mise en œuvre, par
de rencontre. Il s’agit d’un lien incon- l’entremise irremplaçable de sa théorie et de son historiographie. Elle incarne
Fig. 2 Diagnostique tournable, fondateur et pourtant complexe et, à plusieurs égards, controversé. potentiellement une perspective historiographique privilégiée et incomparable :
macroscopique
de la façade principale Pour certains — notamment les historiens — la restauration ne cesse d’être celle du rapport direct, en vrai connaisseur, avec l’objet. Seule la restauration
(occid.) de l’Edicola di un bras opérationnel (confortable, inerte, voire même mécanique) de l’histoire. peut entretenir ce lien étroit, puisqu’elle est en mesure — si elle est confiée à
S.Andrea a Via Flaminia,
Rome Pour d’autres — notamment les restaurateurs — ces deux disciplines, quoi- des experts avisés et conscients — de nous livrer des approfondissements et
(dess. S. Taccia, 1983).
que indissolublement liées, n’en sont pas moins dotées d’autonomie et de des révélations historiographiques sur l’ouvrage lui-même, sans pour autant
spécificités cognitives et disciplinaires propres. Dans ce cadre, la restauration perdre de vue son objectif premier, à savoir la transmission aux générations
est un secteur gnoséologique lié à la pratique — à mi-chemin entre sciences futures. En fait, la restauration, si elle est soigneusement conçue et mise en
humaines et sciences physiques et chimiques — doté, entre autres, de sa pro- œuvre, implique une véritable vivisection cognitive du « texte », en ce sens
pre histoire, de son approche théorique, de sa critique, de ses techniques et de qu’elle s’identifie à celui-ci plus que ne le fait le relevé, tout en faisant des

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De la Connaissance Au projet

découvertes et des approfondissements gnoséologiques pendant sa mise en avatars qu’il a connus. C’est une prise de conscience et de responsabilité de
œuvre. Et ce, compte tenu de l’imprévisibilité de l’objet historique, unique et sa propre histoire, qui se manifeste, selon les modalités les plus disparates,
singulier, surtout dans ses parties normalement inaccessibles. dans le corps vivant de chaque ouvrage. C’est un entraînement constant à
Ainsi se pose la question de la valeur de la pratique en tant que mode spécifi- adapter la lecture à la singularité de l’ouvrage, avec tout ce que cela implique
que de connaissance qui affecte également la théorie (cf. G.-B. Vico). Il s’agit, en termes de maîtrise des langages stratifiés et diversifiés au fil du temps,
de la manière dont la restauration est mise en œuvre. La restauration, encore dont il faut scrupuleusement et rigoureusement décoder les legs sans préfé-
qu’elle soit envisagée et précisée dans le projet, entraîne nécessairement rences a priori et partisanes. Enfin, les aspects statiques et structuraux des
— en plus de découvertes et/ou de spécifications souvent très éloquentes — des architectures, dont l’importance cruciale n’est pas à démontrer, n’ont pas été
variantes imprévues, qui exigent des corrections du projet conçu, par défi- suffisamment approfondis par l’histoire de l’art. Ceux qui ont pris en compte
nition, a priori. Cela tient à l’imprévisibilité du monument et de la praxis, à ces aspects sont plutôt les scientifiques et les techniciens des constructions,
l’unicité absolue — au-delà de toute « catégorisation » — du « texte », ainsi sans parler des restaurateurs/consolidateurs (en Italie, G. Giovannoni ; plus
qu’au processus d’appropriation du monument lui-même pendant les travaux récemment P. Sanpaolesi ; enfin, ces derniers temps, E. Benvenuto, A. Giuffré,
de restauration. Ce qui pose, entre autres, le problème, ô combien délicat, S. Di Pasquale, entre autres), qui se sont ensuite penchés sur l’historiographie,
d’une formation ad hoc des restaurateurs. sans pour autant perdre de vue les interventions à réaliser pour assurer la
C’est la restauration en tant qu’approche directe et non livresque, qui engen- sauvegarde des monuments. Tel est le cas de la coupole de S. Maria del Fiore
dre et impose une lecture historiographique in medias res, bref, en symbiose de Brunelleschi.
manifeste avec l’objet de son intérêt. C’est la restauration qui doit justifier et Pour revenir au rendu du relevé, il faut également évoquer la question de la
livrer l’ensemble du « texte » (parties disparues et parties ajoutées comprises), représentation graphique, tectonique, ni abstraite ni géométrisée, à utiliser
au-delà de la préférence, pour une architecture originale mythique. C’est la pour justifier le statu quo et élaborer un projet de conservation. Car il ne s’agit
restauration qui doit se mesurer aussi bien avec des problèmes d’attribution pas d’analyser des rendus difformes élaborés dans le cadre de projets inno-
ou de style, qu’avec les données matérielles concrètes, au-delà de la mise en vants ou ex nihilo, où le signe régulier et à peu près parfait pourrait trouver
œuvre d’un projet plus ou moins abstrait, plus ou moins réalisé, et, en tout état sa justification. Bien au contraire, nous sommes en présence de vestiges du
de cause, manipulé par des interventions postérieures. Par ailleurs, ce sont passé, donc d’ouvrages artisanaux, uniques et soumis à l’usure du temps, dont
précisément les opérations de restauration qui ont enrichi, surtout à partir des il faut remettre à plat — moyennant des graphiques allusifs, symboliques, mais
années 1980 du XXe siècle, les connaissances sur les bâtiments et les centres toujours versus naturam — les propriétés matérielles, les procédés, les irrégu-
villes, comme cela a été le cas des manuels de réhabilitation concernant de larités, les imperfections, les altérations et les morphologies de détérioration,
nombreuses villes italiennes. Ce sont ces actions de restauration qui ont ouvert en faisant attention à les distinguer et à préciser, dans la mesure du possible,
la voie à des approfondissements de connaissance, notamment sur les finitions, leur genèse. Pour rendre compte des différentes formes d’usure (bien entendu,
les couleurs, les entretiens périodiques, accompagnés de recoupements avec l’altération intrinsèque est une chose, alors que la dégradation, c’est-à-dire la
des données archivistiques (cahiers de charges, contrats, commandes…), ou modification pathologique contre laquelle il faut intervenir, en est une autre),
avec des stratigraphies au microscope sur des exemplaires similaires. Autant il conviendrait, du moins dans certains graphiques détaillés, de reproduire
d’éléments que l’historiographie tout court avait eu jusqu’alors tendance à exactement la situation actuelle du texte architectonique, et non pas selon une
négliger. Mais il y a plus. Ces élargissements d’horizons et ces renforcements vision nuancée ou picturale plutôt du ressort d’une académie de beaux arts.
de connaissances ont mis et mettent encore en question les perspectives his- Les problèmes objectifs évoqués ci-dessus peuvent et doivent susciter un débat
toriographiques traditionnelles ; celles-ci exaltent outre mesure tant l’étude libre, passionné et équilibré sur les multiples compétences disciplinaires qui
des personnalités artistiques, que le raisonnement sur le projet, et, ce faisant, sont en jeu et qui vont de la connaissance à la sauvegarde. Ces compétences
sous-estiment les nombreux problèmes qui se posent, notamment ceux qui devraient converger pour se fondre en pleine synergie.
sont liés à l’exécution. La restauration dans ses raisonnements et son exercice Bien sûr, le relevé entraîne l’adoption de techniques d’enquête in situ, ainsi
— non seulement sur la table à dessin ou sur l’ordinateur, mais sur le terrain — que de procédés et de méthodologies propres. En ce qui concerne le relevé
est un affinement des sens et de l’intellect pour reconnaître d’innombrables direct et le relevé indirect, il s’agit de miser sur l’harmonisation de données qui
données, y compris celles qui portent sur les techniques d’un ouvrage et les sont souvent dès le départ hétérogènes. En principe, le relevé direct paraît pré-

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De la Connaissance Au projet

Fig. 4 Vue diagonale férable, du moins pour l’historien et le restaurateur, ne serait-ce qu’en raison
de la Fontana dei
Quattro Fiumi, Roma
de la forte implication cognitive qu’il entraîne. Mais le problème subsiste d’at-
(dess. D.M.T. Abbate, teindre les parties les plus inaccessibles de l’ouvrage : une solution possible
1996-1997).
est celle qui a été récemment adoptée pour la fontaine des Quatre Fleuves de
Bernini à Rome (il s’agit d’un cas particulièrement complexe d’une sculpture
monumentale en ronde-bosse qui, de ce fait, ne saurait être représentée par
élévations, d’autant plus que les vues privilégiées ne sont pas quatre, mais
huit), à savoir la fixation de points de départ cruciaux pour pouvoir effectuer
des mesures immédiates, y compris manuelles (fig. 4).
Mais il y a un problème majeur qui sous-tend tout ce qui précède, à savoir l’his-
toire du relevé architectonique (cf. L. Vagnetti 1958, 1968, 1970-1972, 1980 ;
M. Docci-R. Migliari 1984) qui reste encore à tracer et qui, de ce fait, est de
nature à réserver des surprises.
Les relevés du passé, pour leur part, peuvent être utilisés comme des sources
historiques : mais sur quoi, sur quel aspect spécifique et précis, au juste ?
Sur les bâtiments tels qu’ils étaient à l’époque, ou plutôt sur la façon dont ils
étaient envisagés et donc interprétés au moment même où les rendus ont été
élaborés ? De surcroît, le plus souvent, ces deux aspects s’interpénètrent, ou
bien coexistent à des fins « archéologiques » et/ou de projet, voire même avec
des intentions visionnaires (cf. A. Palladio, comme le rappelle H. Burns, 1973).
Dès lors, il importe d’avoir toujours présent à l’esprit l’objectif intrinsèque de
ces dessins : il s’agit souvent d’un objectif d’auto éducation et d’apprentis-
sage, mais aussi d’aide-mémoire et de transmission de données formelles
sur la métrique, l’agencement, la décoration, car les dessins et les carnets
circulaient parmi les personnes concernées. Tant il est vrai qu’ils contiennent
souvent des notes et des graphies de différents auteurs.
Mais il ne faut par pour autant perdre de vue le climat et les circonstances
historiques. Songeons aux origines incertaines et nébuleuses de l’histoire du
relevé. Considérons, par exemple, les dessins, naïfs à nos yeux, de C. d’Ancona
pendant ses pérégrinations, de même que les représentations superbes et
splendidement imaginatives de G. da Sangallo. Par ailleurs, ce dernier était
parfaitement en mesure d’élaborer des projets assortis de dessins tout aussi
séduisants, mais propres et minutieux. Réfléchissons aux projets de B. Peruzzi
sur des ouvrages classiques préexistants, ayant fait l’objet d’un relevé, où la
distinction entre les données in situ (essentiellement des sanguines) et les
innovations s’y rapportant (en gris), est d’une clarté inhabituelle pour l’époque.
Certes, le matériel a sans doute subi des manipulations et des extrapola-
tions, avec toutes les conséquences qui en résultent. Examinons, enfin, les
merveilleux et complexes dessins de Palladio, réalisés au fil de fer, avec l’indi-
cation, y compris métrique, des données classiques. Tout cela est totalement
fusionné avec les facteurs d’intégration formelle hypothétique, mais laisse

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De la Connaissance Au projet

parfois apparaître des composants et des données archéologiques ayant une de certaines parties architecturales disparues, modifiées ou controversées
autre provenance (et donc sans contexte), ainsi que des facteurs innovants de quelque manière que ce soit. Tel a été récemment le cas d’un relevé de
du projet. Ces quelques remarques faites a posteriori n’expriment pas un Settizonio, un complexe monumental imposant de l’antiquité romaine, démoli
jugement de fond, mais simplement un jugement de fait sur une procédure par D. Fontana par la volonté du pape Sixte V pendant les années quatre-vingt
parfaitement légitime (non seulement à cette époque), qui révèle une méthode du XVIe siècle. Un monument dont seules subsistent des traces très éphémères
d’étude, de recherche et d’expérimentation tout à fait unitaire. Et nous nous sur place et quelques restes et fragments matériels épars (en témoigne aussi
devons de le constater eu égard, entre autres, à des croquis — tels ceux de plu- la villa néogothique Mills au Palatin, aujourd’hui détruite) (fig. 5). L’enquête
sieurs thermes romains — pour lesquels le témoignage palladien est le seul philologique à partir des dessins de la Renaissance qui conjuguent le relevé et
témoignage tangible et, à l’évidence, entièrement à décrypter, qui subsiste. la reconstitution idéale a permis à présent d’accéder à la fois à une sorte de
Il suffit de rappeler les différentes images de relevé, depuis ceux recomposition graphique et à une forme subtilement évocatrice de « restau-
d’A.  Desgodetz  (1682), jusqu’aux rendus du XIXe siècle, dont ceux des ration mentale » (R. Longhi) in situ, avec un projet d’aménagement purement
Pensionnaires de Rome, à une époque où l’on commençait à faire des dis- allusif du site.
tinctions systématiques, y compris en termes graphiques, entre des données Voilà que le discours s’ouvre à nouveau qui propose de faire de l’histoire du
objectives et des reconstitutions hypothétiques juxtaposées. Tous témoignent relevé le terrain privilégié d’une enquête philologique qui reste entièrement
sans le vouloir d’une conception à priori des ouvrages du passé qui manque de à mener et à cultiver, une enquête dont les perspectives — bien sûr, toutes
fondements, comme si leurs anomalies — vraies ou présumées — telles que épurées — relèvent tantôt de l’historiographie, tantôt, comme nous l’avons vu,
des irrégularités et des manques de parallélismes, qu’il aurait peut-être fallu de la restauration.
interpréter comme des caractéristiques à décrypter, étaient des défauts qu’il
fallait cacher, voire même censurer. De même, dans les relevés romains de Fig. 5 Restitution
constructions modernes par P.-M. Letarouilly (1849, 1868), il y a des approxi- planimétrique,
(dess. et photographies),
mations, des régularisations et des spéculations téméraires dont on sait que de la Villa Mills al Palatino,
si elles devaient être prises aujourd’hui au pied de la lettre par un historien Roma
(dess. E. Pizzetti, 1997-1998).
insouciant, se révéleraient manifestement trompeuses. Tout au plus, elles
pourraient nous éclairer sur les conceptions et les procédures adoptées par
l’auteur du relevé, plutôt que sur les caractéristiques réelles d’un monument.
Cela pose avec force le questionnement rhétorique de fond sur les graphiques
dont il est question. S’agit-il de rendus se voulant « objectifs » (et, à chaque
fois, jusqu’à quel point, dans quels termes), de projets, ou encore des deux
choses plus ou moins mélangées et impossibles à discerner ? S’agit-il d’inter-
prétations ? Et encore, s’agit-il d’une question inopportune, mal posée ? Il est
clair qu’en définitive l’aspect herméneutique peut être plus ou moins évident,
mais croire qu’on pourrait vraiment l’éliminer serait une naïveté. Il faudrait
plutôt le cerner pour limiter les dégâts historiographiques qu’il pourrait, peut-
être involontairement, entraîner.
Cela fait ressortir et confirme, si besoin était, le caractère fortement ambigu
et ambivalent de toutes les sources historiques, y compris les relevés, même
par rapport aux buts pour lesquels elles ont été produites. Et ce, en raison
de ce qu’elles disent et ce qu’elles taisent ; de la façon dont elles l’affirment
ou le nient, ou peut-être le sous-tendent, ou le font à peine entrevoir. Bref,
les relevés du passé peuvent s’avérer très significatifs, mais, comme nous
l’avons vu, ils restent tous à décrypter pleinement, surtout pour ce qui est

70 71
De la Connaissance Au projet

BIBLIOGRAPHIE De l’histoire à la restauration


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Rome (1682), Roma, De Luca, 2008. CNR, ICR, 1990. continuellement remises en cause par la théorie et la pratique (pensons
G. De Angelis d’Ossat, Realtà dell’archi- P. Portoghesi, Borromini nella cultura par exemple aux effets de la révolution numérique actuelle)105. Les experts
tettura. Apporti alla sua storia/1933-78, europea, Roma, Officina, 1964. de chacune devraient interagir, d’abord dans l’objectif d’une connaissance
2 voll., L. Marcucci, D. Imperi (ed.), Roma, A.-M. Romanini, « Storia dell’arte e Storia historique hiérarchisée et complexe, à même de formuler des hypothèses
Carucci, 1982. e dell’architettura », in G. Spagnesi (ed.), d’interprétation de l’édifice convaincantes et des jugements de valeur fon-
S.  Di Pasquale, Brunelleschi. La cos- Storia e restauro dell’architettura pro- dés. Pour la restauration, il serait indispensable que le relevé constitue à la
truzione della cupola di Santa Maria del poste di metodo, Roma, Istituto della fois un préalable fonctionnel (incluant également le paysage environnant) et,
Fiore, Venezia, Marsilio, 2002. Enciclopedia Italiana, 1984, pp. 35-49. durant la phase de réalisation, un moyen de vérification de certains aspects
S. Di Pasquale, L’arte del costruire. Tra P.  Sanpaolesi, Brunelleschi, Milano, passés inaperçus de l’édifice. Ainsi, le relevé (au sens large, représentations
conoscenza e scienza, Venezia, Marsilio, Edizioni per il Club del Libro, 1962. numériques en trois dimensions ou dessins) doit permettre de documenter,
1996. UNI, Norma italiana, Beni culturali. avec une méthode s’inspirant des techniques de l’archéologie du paysage,
M.  Docci, R.  Migliari, Il rilevamento Materiali lapidei naturali ed artificiali. les nouvelles données qui émergent de l’édifice, quand celui-ci est « dis-
architettonico. Storia metodi e disegno, Descrizione della forma di alterazione — séqué » et observé en profondeur. Ainsi, la restauration serait aussi définie
Roma-Bari, Laterza, 1984. Termini e definizioni UNI 11.182, Milano, comme « l’histoire en train de se faire » (Renato Bonelli, Giovanni Carbonara,
P. Fancelli, « La restituzione grafica. Note UNI, 2006. Paolo Fancelli).
di filologia architettonica », in Ricerche di L. Vagnetti, « Uno strumento per lo studio L’étude des existants requiert des méthodes toujours plus rigoureuses
Storia dell’arte, 1986, 27, pp. 52-69. dell’Architettura. Il rilevamento architet- et scientifiques, avec des instruments herméneutiques et critiques, afin
M.  Foucault, L’archeologia del tonico », in Atti e Memorie dell’Accademia d’identifier les objectifs à poursuivre. Il s’agit bien de conserver, sauvegarder
sapere (1969), Milano, Feltrinelli, 19803, Petrarca di Lettere, Arti e Scienze di
pp. 9-11. Arezzo, n.s., XL, 1970-72, pp. 87-119. 105 Il faut signaler les articles de Paolo Fancelli, Mireille Grubert, Claudio Varagnoli et Jukka Jokilehto, dans Maria Grazia Ercolino (éd.) Entre Histoire et Restauration
G. Giovannoni, Il restauro dei monumenti, G.  Vico, De antiquissima italorum en France et en Italie [Actes de la journée internationale d’études, Rome, 2 décembre 2005], Materiali e strutture. Problemi di conservazione, nouvelle série, IV, 7-8,
2006 (MMVII). Ces articles soulignent l’importance des biens culturels et posent l’accent sur le patrimoine immatériel et sur la nécessité d’accélérer le processus
Roma, Cremonese, s.d., ma 1945. Sapientia ex Linguae Latinae Originibus de reconnaissance du public, plus ou moins générique, et des parties intéressées à une identité collective et individuelle, à l’intérieur d’un dialogue dense et d’une
confrontation interculturelle. La dimension globale de la protection est désormais un point de vue dont on doit tenir compte. Par exemple, la convention européenne
G.  Giovannoni, La tecnica della costru- Eruenda  (1710), F.-S.  Pomodoro  (ed.), du Paysage (CEP) et les orientations pour les « paysages urbains historiques » (PUH, acronyme anglais HUL). À ce propos : Ron van Oers, « Towards new international
zione presso i Romani, Roma, SEAI, 1925. Napoli, 1858. guidelines for the conservation of historic urban landscapes (HUL) », City & Time, 3, 2007, pp. 43-51, http://www.ceci-br.org/novo/revista/docs2008/CT-2008-113.pdf.
(consulté: 10/01/2010).

72 73
De la Connaissance Au projet

et valoriser le patrimoine culturel architectural et paysager public et privé, Pour cette raison, il est indispensable d’établir un historique des interventions
mais aussi de garantir une gestion correcte et un usage respectueux des de restauration qui ont déjà eu lieu dans l’édifice examiné, pour orienter dès
centres historiques106 (sans oublier les espaces périurbains définis par cer- les phases initiales les interventions prévues, comme pour dresser progressi-
tains chercheurs comme « rurbains »), des espaces verts publics tels que vement le projet de consolidation et de réhabilitation fonctionnelle et esthétique.
jardins et parcs protégés107, et, en général, de l’habitat et du territoire108. À cet effet, il est opportun de procéder à l’élaboration, en premier lieu — par une
L’enquête historico-iconographique vise à faire la lumière sur les processus étude directe et prolongée de l’édifice —,de relevés géométriques et thémati-
de transformation qui ont formé au cours des siècles les édifices, le tissu ques utiles pour établir, grâce à une discussion approfondie pluridisciplinaire,
urbain, les centres et les périphéries, les paysages et les territoires, et conti- une traduction graphique et une éventuelle restitution en trois dimensions des
nuent encore à le faire de nos jours. phases significatives des mutations des espaces jusqu’à l’état actuel.
Histoire, relevé et projet de restauration doivent se recouper et se suivre,
approches successives du plan d’intervention définitif, afin de contribuer à la
Un large complexe culturel définition des principes, des objectifs et des instruments du changement à opé-
rer. Les interventions de restauration, au cours des phases préliminaires de
Il faut donc élaborer sur les édifices et leurs contextes autant d’ « histoi- reconnaissance sur la maçonnerie, ou des travaux touchant au corps vif de la
res en train de se faire », interprétant l’espace sur diverses échelles, de la matière, offrent à leur tour des occasions qui permettent de vérifier ou contre-
géographie à la chorographie (utilisant analyses satellitaires et systèmes dire les hypothèses avancées par la recherche historico-critique du relevé et
de représentation des sites, tels SIG, DBMS et SIT109), du paysage à l’ar- la représentation graphique et numérique éventuelle. Cela suppose un suivi
chitecture. L’espace physique et construit, modifié par l’homme, doit être permanent des historiens et des auteurs du relevé dans toutes les phases de
lu dans son aspect dynamique et relatif. Comme l’avait déjà constaté John la restauration elle-même.
Ruskin110, il s’agit d’un espace qui est à la fois naturel, culturel, esthétique et
historique, sujet à des processus de transformation plus ou moins rapides
et puissants, et qui ne devient compréhensible qu’à partir de points d’ob- Des opérations irréversibles
servation particuliers.
Pour affronter la question ainsi posée, il faut définir au départ, et selon Si, du point de vue théorique, d’importants progrès ont été réalisés grâce, entre
une méthode adéquate, une histoire de l’architecture considérée dans un autres, à un débat international en vue d’établir des méthodes d’intervention
contexte culturel le plus large possible. Une micro-analyse historique à complètes et adaptables aux cas les plus divers, il n’en est pas de même pour
caractère thématique et local est aussi nécessaire : en se fixant l’objectif la pratique. Les expériences, même les plus sérieuses, démontrent la diffi-
d’être propédeutique et complémentaire, autant par rapport à la macroa- culté d’appliquer les théories de la restauration, les plus raffinées soient-elles,
nalyse qu’aux éventuelles propositions de restauration, celle-ci doit inclure en particulier en ce qui concerne le contexte paysager. Trop souvent, l’urgence
l’évaluation des constantes et des mutations de l’architecture considé- de situations conjoncturelles ou de crise, y compris de l’état structurel, l’em-
rée, objet et contexte. Évaluation à conduire en fonction de perpétuelles porte, lorsque la dégradation s’annonce grave, risquant même l’effondrement
constructions et déconstructions de sens au cours du temps, à commencer si une intervention n’est pas effectuée dans les meilleurs délais. Des opé-
par les positions de l’historien lui-même. rations irréversibles et agressives, incohérentes par rapport aux structures
existantes, sont alors entreprises, avec des moyens financiers et techniques
assez limités. De telles opérations, qui ne prennent pas en compte le lien
106 Alberto Maria Racheli, Antico e moderno nei centri storici : restauro urbano e architettettura, Roma, Gangemi, 2003. existant entre bâti, implantation et espace architectural, résolvent seulement
107 Laura Sabrina Pelissetti, Lionella Scazzosi (éds.) Giardini, contesto, paesaggio: sistemi di giardini e archittetture vegetali nel paesaggio : metodi di studio,
valutazione, tutela. Firenze, Olaschki, 2005. en apparence les problèmes de dégradation et de réhabilitation et ne trouvent
108 Cesare De Seta, Bella Italia : patrimonio e paesaggio tra mali e rimedi, Milano, Mondadori Electa, 2007. En partie. chap. I & II. aucune solution durable. Les premiers omis sont les relevés portant sur des
109 Lorenzo Bianchini, « La rappresentazione dei centri storici tramite GIS e DBMS come strumento per una conoscenza integrata tra rilievo e progetto: riflessioni
critiche », dans Sylvie Duvernoy (éd.) Il disegno della città : opera aperta nel tempo [Actes du congrès international AED, 28, 29, 30 juin 2002, San Gimignagno, Italie], questions spécifiques (la situation ou l’implantation, la structure, le degré de
2e éd. rev. et augm., Florence, Alinea, 2003, pp. 259-262. Nous faisons référence aux « systèmes d’information géographique (SIG) », « Data Base Management
System (DBMS) » et « Sistema Informativo Territoriale (SIT) ».
la dégradation, les revêtements, etc.) ou de nouvelles recherches historiques,
110 John Ruskin, « Poetry of Architecture or the Architecture of the Nations of Europe considered » in its natural Association of National Scenery and Natural fondées sur l’examen des sources et des contextes.
Character, illustré par l’auteur, Londres, 1892.

74 75
De la Connaissance Au projet

Or, ces analyses (inévitablement issues de points de vue différents et souvent des équipes d’experts pluridisciplinaires à même de traiter le sujet dans
en conflit) devraient être conduites à la lumière des sources et de la docu- sa complexité. D’éventuels débats avec ceux qui auraient pu être autant
mentation. Surtout, il serait nécessaire que les études (ou « les nombreuses intéressés à la phase de définition des objectifs qu’aux processus de réali-
études » comme soutient Paolo Fancelli111) découlent d’enquêtes directes sur sation ont été exclus. De plus, la sélection des édifices à restaurer n’a pas
les édifices, pour lesquelles il faut des experts en histoire de l’architecture et été pensée et conçue de manière cohérente, pas plus que leur nouvelle
de la restauration. destination. En outre, au niveau académique, les enseignants des diverses
disciplines concernées n’ont été contactés ou engagés dans les projets par
Une récente accélération, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, dans la la surintendance que d’une manière sporadique, en fonction de relations
pratique de la restauration en Italie, particulièrement à Rome et dans la région personnelles et non institutionnelles, à l’initiative de tel ou tel opérateur
du Lazio [Latium], s’est produite à l’occasion des célébrations du jubilé de intéressé à obtenir des résultats scientifiquement valides.
l’an 2000. Si le ministère des Biens culturels a mis en place des crédits inha- Enfin, il ne fut jamais tenu compte du contexte environnemental des édifi-
bituellement substantiels à partir de 1997112, le paiement et la disponibilité ces, alors que différents textes législatifs pour la sauvegarde du paysage
effective des sommes attribuées ont été très tardives, à cause de la bureaucra- existaient. Ainsi, la convention européenne du paysage, signée à Florence le
tie bien connue de l’administration italienne. Au même moment, des chantiers 29 octobre 2000, traité original et novateur à bien des égards. Premier traité
se sont ouverts — interminables — avec une activité discontinue ou bien finan- international dédié au paysage — il a été approuvé par 46 états —, il privilégie
cés ad libitum. Ces « travaux en cours » permanents ont souvent contribué à son utilité sociale : « Le paysage est partout un élément important de la qua-
dénaturer les œuvres, les soustrayant à leur fonction, portant atteinte à leur lité de vie des populations : dans les milieux urbains et dans les campagnes,
authenticité et faisant disparaître la patine du temps. dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les
Dans le but de monter une opération qui tenait davantage de la propagande espaces remarquables comme dans ceux du quotidien (…) il constitue un
politique que de l’engagement culturel, d’évidents « maquillages » d’édifices élément essentiel du bien-être individuel et social »114. La convention pro-
sélectionnés (trop nombreux par rapport aux financements disponibles) ont meut la coopération et les relations entre états, entre cultures et sociétés,
sonné le glas de véritables restaurations. Les restaurateurs et les surinten- dépassant les frontières, et concerne les retombées économiques, écologi-
dances ont été contraints de proposer en hâte des projets, puis d’entreprendre ques, politiques et surtout sociales de l’entretien du territoire. L’objectif est
et de présenter les travaux, même quand ceux-ci n’étaient pas complètement d’accroître la participation démocratique des citoyens aux décisions qui les
achevés. concernent. La connaissance de la valeur du territoire doit les rendre plus
conscients de leurs droits et de leurs devoirs envers leur environnement.
Ainsi, le paysage fait aussi partie du patrimoine et engage la responsabi-
Des résultats à tout prix lité collective vis-à-vis des générations futures. Il est considéré comme un
précieux héritage culturel, en perpétuelle mutation, dont il faut connaître
De tels procédés, si fréquents dans le passé qu’ils ont fini par s’imposer l’histoire et la signification.
comme la règle d’un système envahissant, ont poussé les spécialistes de la
restauration à n’utiliser que les connaissances dont ils pouvaient disposer
dans l’immédiat. Ils se sont contentés d’établir une chronologie plausible L’exemple de Sant’Andrea in Flumine
des grandes transformations de l’édifice à restaurer, sous les aspects histo-
rique, archéologique113 ou technique. Il était en effet impossible de constituer Après cette introduction qui montre combien il est difficile d’intégrer un dis-
cours historique au sein de la théorie et de la pratique de la restauration, il
est temps de citer un exemple permettant d’évaluer l’apport d’un véritable
111 Paolo Fancelli, « Considerazioni su storia generale, storia dell’architettura, restauro », in Maria Grazia Ercolino (éd.) Tra storia e restauro in Francia e in Italia
[compte-rendus de la journée internationale d’études, Rome, 2 décembre 2005] Materiali e Strutture. Problemi di conservazione, nouvelle série, année IV,
numéro 7-8, 2006 (MMVII), pp. 266-285, en partie. p. 268.
112 Camilla Capitani, Stefano Rezzi (éds.) Architettura e giubileo a Roma e nel Lazio ; gli interventi di restauro nel Lazio nel piano per il grande giubileo del 2000, 114 Cette convention eut de nombreux précédents et est aujourd’hui reçue et adaptée par les gouvernements concernés. Voir : Landscape ans sustainable
Electa Napoli, 2002. De nombreux autres ouvrages ont été publiés par la surintendance pour illustrer les travaux réalisés. Entre autres : Stefania Cancellieri (éd.), development: challenges of the European landscape convention, Strasbourg, 2006 (version française, id., ibid.). Adrian Phillips, « Intenational policies and landscape
Il complesso monumentale di Sant’Andrea in Fiumine presso Fonzano Romano : restauri e studi interdisciplinari, Roma, Gangemi, 2007 [+ Cd-Rom]. protections », in John F. Benson, Maggie Roe (éds.), Landscape and sustainability, Routledge, 2007, pp. 84-103, en partie. pp. 95-98. Signalons aussi un master de
113 Par l’intermédiaire d’une consultation rapide de la littérature secondaire, utilisée pas toujours de manière critique et confiée aux restaurateurs eux-mêmes. niveau II : Il progetto nella Convenzione europea del Paesaggio organisé à partir de 2008/2009 à Rieti (It.).

76 77
De la Connaissance Au projet

travail pluridisciplinaire. Une telle démarche aurait permis d’obtenir des L’exemple choisi concerne l’ensem-
résultats durables intéressants et des solutions novatrices. L’exemple pro- ble monumental Sant’Andrea in
posé ici concerne les recherches historiques que j’ai conduites et qui mettent Flumine. Une étroite relation existe
en évidence le rôle irremplaçable de la perspective historique dans le relevé et entre Sant’Andrea et l’ermitage
dans la restauration. Voici donc, photos à l’appui, les différentes phases de la rupestre de San Silvestro al Soratte,
restauration de l’abbaye de Sant’Andrea in Flumine (1999-2007)115. qui s’inscrivaient tous deux dans la
stratégie d’équilibre politique entre
Fig. 1 Photographies aériennes du complexe monumental de Sant’Andrea in Flumine. les différents pouvoirs en conflit sur
le territoire pontifical et dans l’Urbe
(fig. 1 et 2).
L’antique monastère a été érigé sur
une petite colline au-dessus d’un
bras du Tibre (où l’abbaye géra pen-
dant longtemps un port commercial),
tout près du petit centre de Ponzano
romano situé à environ 40  km au
nord de Rome, dans une région, Tuscia
romana  (Étrurie romaine) nommée
Districtus Urbis au Moyen Âge (fig. 3).
Fig. 2 Patrimoine de San Pietro.

Fig. 3 Paysage du Tibre et ses méandres, non loin de l’abbaye de Sant’Andrea in Flumine.

115 Annarosa Cerutti Fusco, « Paesaggi monastici e itinerari di pellegrinaggio intorno a Soratte : vicende storiche dell’alto medioevo all’età moderna », dans Stefania
Cancellieri (éd.), Il Complesso monumentale di Sant’Andrea in Flumine. Restauri e studi interdisciplinari, Roma, Gangemi, pp. 173-244.

78 79
De la Connaissance Au projet

L’ancienne abbaye est en partie conservée aujourd’hui dans ses lignes princi- Fig. 4 Relevé de l’abbaye :
carte et chronologie de la
pales. L’église possède encore son très beau ciborium, bien que remanié, un maçonnerie (Arch. Paola
pavement cosmatesque et, fait très insolite en Italie après la Contre-Réforme, Proietti).
un jubé du XVe siècle, ainsi que d’intéressantes fresques.
Sant’Andrea, l’une des plus anciennes abbayes bénédictines du Lazio, dont
la fondation remonterait au VIe siècle, aurait été édifiée sur les restes d’une
villa romaine (peut-être propriété de la bienfaitrice sainte Galla), non loin du
fameux Mont Soracte. Ce mont isolé est considéré comme sacré depuis les
temps les plus reculés. Les pèlerins venant pour le jubilé le vénéraient pour
ses souvenirs païens et à cause d’une présence chrétienne importante116.
D’après les écrits d’Eginhard — biographe de Charlemagne — et du moine
Benoît du Soracte auteur du Chronicon de la fin du Xe siècle qui relate les faits
importants de l’histoire des deux monastères entre les IVe et Xe siècles, un
établissement monastique dédié à saint André aurait été de nouveau érigé à
l’époque carolingienne117. Après avoir visité comme pénitent le mont Soracte,
Carloman, frère de Pépin et oncle de Charlemagne, voulut édifier à nouveau
Sant’Andrea in Flumine et le petit ermitage de San Silvestro, célèbre pour la
légende de la Donation de Constantin118, pour être affiliés à l’ordre de Saint-
Benoît et l’abbaye du Mont-Cassin. L’influence impériale carolingienne la plus
importante se concentra dans la proche abbaye de Farfa, clé du maillage
stratégique du pouvoir de Pépin et de Charlemagne sur le territoire, ayant
juridiction sur diverses abbayes situées aux abords de Rome, points d’appui
pour les pèlerins se rendant dans la cité sainte119.
Les transformations subies par le complexe monastique de Sant’Andrea du VIe
au XXe siècle présentent un grand intérêt : modifications quantitatives et quali-
tatives de l’espace et de l’architecture, changements de fonction, influence du
contexte politique et socio-économique, significations d’ordre civil ou religieux,
évolution des structures territoriales et paysagères. Cet édifice, tel qu’il nous
est parvenu aujourd’hui, peut être considéré comme un bien culturel « sédi-
menté » — révélant par des « strates » sa richesse historique et culturelle — et
constitue pour les visiteurs un témoignage important du passé.
La restauration réalisée par phases successives avant le jubilé de l’an 2000
— elle fut dirigée par l’architecte de la surintendance Stefania Cancellieri — a
succédé aux restaurations déjà entreprises depuis le milieu du siècle dernier.

116 Helen Patterson (éd.), Bridging the Tiber : approaches to the regional archaeology in the Middle Tiber Valley, The British School at Rome, London 2004.
[Archaeological monographs of the British School at Rome, 13].
117 Federica Monteleone, « Il viaggio di Carlo Magno in Terra Santa: un’esperienza di pellegrinaggio nella tradizione europea occidentale », in Scritti Franco Cardini,
Fasano, Schena, 2003, p. 29 n° 46 et chap. II, IIe partie : « Una prima traccia della légenda : Il Chronicon di Benedetto del Monte Soratte ».
118 Faux célèbre attribuant au Pape l’Empire d’Occident, rédigé par la chancellerie à l’époque d’Étienne II.
119 Les possessions carolingiennes, grâce à des donations pontificales faites en signe d’alliance contre les byzantins ou les lombards, comprenaient de nombreuses
abbayes, entre lesquelles précisément Sant’Andrea in Flumine et San Silvestro au Soracte, ainsi que Santo Stefano et San Vittore. Sur le sujet de la topographie du
pouvoir, voir : Mayke de Jong, « Monastic prisoners or opting out?: political coercion and honour in the Frankish kingdoms » in Mayke de Jong, Frans Theuws, Carine
van Rhijn (éds.), Topographies of power in the early Middle Ages, Leiden, Brill, 2001 [The transformation of the roman world, 6], pp. 291-328, en partie. p. 325.

80 81
De la Connaissance Au projet

Fig. 5 Prospectives et sections de l’église abbatiale (Arch. Paola Proietti).

Les travaux effectués concernent non seulement l’église, sous la direction de


divers architectes de la surintendance, mais aussi l’ancien monastère bénédic-
tin qui tombait en ruines, après avoir été privé de sa fonction. La restauration
a permis, partie par partie, de rendre à la vie des espaces abandonnés en
train de s’écrouler. Le relevé qui a servi de base à l’intervention de Stefania
Cancellieri — cf. la publication déjà citée — a été le sujet d’une thèse de docto-
rat en restauration de l’architecte Paola Proietti (directeur de thèse professeur
Giovanni Carbonara), soutenue quelques années avant le début des travaux.
Ce relevé était aussi accompagné d’hypothèses de restitution graphique des
phases constructives de l’église et du monastère (fig. 4 à 10).
Les relevés effectués par Paola Proietti et utilisés comme base pour l’analyse
Fig. 6, 7 Prospectives et sections de l’ex cénobie.
de l’ensemble ont été réalisés avant la fouille archéologique du site, où il était
logique de penser que, au-dessus des restes de la villa romaine, pouvaient se Fig. 8 Église abbatiale de Sant’Andrea in Flumine :
maçonnerie et travaux de restauration.

82 83
De la Connaissance Au projet

Fig. 9, 10 Chronologie trouver ceux du cloître de l’abbaye bénédictine. Dans la pratique, on a souffert
des phases évolutives
de la cénobie.
du délai trop court pour la réalisation des travaux : le relevé ne concernait pas
le détail des murs du couvent, mais ceux de l’église ; la mise à jour du relevé
avec les résultats des fouilles n’a pas été effectuée, ni aucun lien établi avec
les découvertes archéologiques ni avec les questions d’interprétation qu’elles
soulevaient ; enfin, on n’a pas procédé à une étude du paysage ni des rapports
entre le lieu d’intervention et le territoire de Ponzano Romano. À la suite de
la restauration, le compte-rendu des initiatives prises à l’occasion du jubilé
a permis de proposer une nouvelle vision de l’évolution de l’édifice et de son
histoire dans la durée, en relation avec le maillage monastique sur le territoire
et les itinéraires de pèlerinage, y compris le Tibre. Les dessins et les réflexions
de Paola Proietti ont été partiellement actualisés par la suite, incluant les
informations des fouilles archéologiques et les observations sur les maçonne-
ries du couvent, faites durant les 10 ans de la restauration « jubilaire ».
Le relevé de Paola Proietti a été d’une importance fondamentale, bien qu’il n’ait
pu bénéficier des techniques numériques, puisque réalisé à la main. Il concer-
nait les aspects historico-culturels les plus intéressants, comme la recherche
d’un module de composition et d’une unité de mesure qui auraient pu met-

Fig. 11 Carte de la Sabina de Giovanni Maggi, 1617.

84 85
De la Connaissance Au projet

tre en lumière un contexte byzantin ou carolingien, les aspects typologiques moderna » (« Paysages monastiques bénédictins et itinéraires de pèlerinage
et fonctionnels, ou encore les éléments de diagnostic sur les matériaux de aux alentours du Soracte, du haut Moyen Âge à l’époque moderne »). Cette
l’église abbatiale. Ce qui a manqué cependant, c’est une approche dynamique contribution tente une introduction à de nouveaux ateliers d’analyse terri-
de relevé permettant de mettre à jour les données fournies par une recherche toriale et paysagère qui pourraient s’articuler avec des études utilisant des
directe conduite en même temps que la restauration elle-même. Le temps méthodes récentes de représentation graphique et d’information numérisée
imparti n’a pas permis d’aborder la question du paysage, en vue de valoriser sur les aspects environnementaux. De cette façon on pourrait proposer des
la potentialité des sites (de Ponzano Romano à Sant’Oreste, de l’abbaye ruinée interventions de valorisation et de développement socialement et économi-
de San Silvestro à Farfa). Une telle démarche de valorisation et de protec- quement durables, de gestion intégrée du patrimoine historique public et
tion aurait permis de favoriser une forme de tourisme culturel120, capable de privé, au sein du territoire lui-même et non nécessairement limitée à la zone
reproposer les valeurs historiques et subrégionale. Il serait ainsi possible de s’attaquer à la dégradation, voire à
esthétiques du territoire encore dis- l’abandon de certains sites, et aux questions de conservation non résolues.
cernables, afin d’insérer ce lieu dans L’objectif de l’ouvrage est de sensibiliser davantage le public au genius
un ensemble de sites significatifs. loci (génie du lieu), comblant peut-être des besoins identitaires locaux, mais
Ainsi, il eut été possible de valori- mettant aussi en relief d’intéressants caractères interrégionaux voire inter-
ser le complexe de Sant’Andrea in nationaux qu’offre d’une manière particulièrement dense l’arrière-pays au
Flumine dans un ensemble artistico- nord de Rome.
historico-paysager et de répondre Mais cette démarche aurait été utile si elle avait précédé et non suivi les
aux exigences de visiteurs —  tou- restaurations, orientant les processus de transformation selon des objectifs
ristes ou simples curieux  — à la partagés, offrant des solutions et des résultats nouveaux. Les carences de
recherche de connaissances sur ces la méthode que nous avons critiquée posent avec acuité le problème d’une
lieux, à commencer par les pèlerins formation sérieuse des urbanistes, des économistes, des surintendants eux-
se dirigeant vers Rome, parcourant mêmes et des experts professionnels en « sciences » du tourisme et des biens
la via Francigena et ses ramifications, culturels121. Des architectes, des chercheurs de différentes disciplines et des
à proximité de la capitale du catholi- opérateurs intéressés par la protection du patrimoine122 devraient prendre
cisme romain (fig. 11 à 13). part à des formations ainsi orientées.
Une approche de ce type et une étude Ainsi, bien que durant la phase active de la restauration de Sant’Andrea in
géo-historique ont été conduites par Flumine, on n’ait pas saisi les potentialités qu’offrait cette occasion exception-
moi-même, après les restaurations, nelle de pouvoir réécrire l’histoire d’un bien culturel important, de l’architecture
dans le volume déjà cité édité par au territoire, une réflexion critique et positive a tout de même été menée par la
Stefania Cancellieri, avec l’article suite. Celle-ci devrait en tout cas porter ses fruits ultérieurement, notamment
«  Paesaggi monastici benedettini e en ce qui concerne la praxis de la restauration et l’implication des citoyens
itinerari di pellegrinaggio intorno al dans les procédés décisionnels et de contrôle123.
Soratte dall’alto medio evo all’età

121 Mariella Zoppi, Beni culturali e communità locali, Milano, Electa, 2007; Per Sivefors (éd.), Urban preoccupations: mental and material landscapes, Pisa, [u.a.],
Fig. 12 La voie Francigène et ses ramifications nel Serra, 2007; Adriana Bortolotti, Mario Calidoni, Silvia Mascheroni, Ivo Mattozzi, Patrimonio culturale, formazione storica e altri saperi Storia urbana e del territorio.
Patrimonium de San Pietro (Congrégation del Buon Pedagogia e prospettive dell’educazione, Milano, Franco Angeli, 2008. Plus récemment Annarosa Cerutti Fusco, Maria Grazia Ercolino, Early Nineteenth century
Governo série X, B, IV) Cancellieri, 2007, p. 346). Campagna romana : cultural heritage, innovations and conservation, conférence à la session Limits to transformation of Place identity (animateur : professeur
L. Scarozzi) 23rd Session of The Permanent European Conference for the Study of the Rural Landscape : Landscapes, identities and development, Lisboa–Obidos,
Fig. 13 Archivio di Stato di Roma. Catasto (cadastre) Portugal, 1-5 September 2008, Territory, Culture and Development Research Centre, Universidade Lusòfona de Humanidades e Tecnologias.
Alessandrino Via Cassia et via Flaminia dans la partie 122 Des méthodes sont proposées pour acquérir et communiquer des connaissances historico-critiques et aussi technico-scientifiques multi-disciplinaires par des
située près de Rome. SIG, des banques de données numériques et documentaires dans le domaine de l’archéologie et de la gestion du territoire.
123 Mireille Grubert, « L’Histoire dans la formation des architectes du patrimoine en France », dans Maria Grazia Ercolino (éd.) Entre Histoire et Restauration en
France et en Italie [Actes de la journée internationale d’études, Rome, 2 décembre 2005], Materiali e strutture. Problemi di conservazione, nouvelle série, IV, 7-8,
2006 (MMVII), pp. 206–221. Après avoir illustré le rôle de l’histoire dans la formation des architectes–restaurateurs de l’École de Chaillot, l’auteure conclut (p. 221)
120 Pat Yale, From Tourist attractions to heritage tourism, Hundington, ELM, 2004. en faisant référence aux réflexions que deux architectes français contemporains — Henri Gaudin et Patrick Berger — ont présenté au cours de leçons inaugurales à
l’École de Chaillot (http://www.citechaillot.fr).

86 87
De la Connaissance Au projet

La restauration elle-même, en général, conduite sur la base de l’interdiscipli- Le relevé au service du projet,
narité, pourrait offrir aux opérateurs et observateurs l’opportunité d’ouvrir une
itération dynamique de nouvelles recherches et de vérification des connais- le point de vue des architectes
sances acquises. Il serait ainsi possible d’« historiciser », et donc de traduire
culturellement, le fait de l’édifice, celui de son implantation, sans oublier le du patrimoine (résumé)
paysage. Ces données permettraient de rendre possible l’émergence de nou-
veaux projets, pas forcément dispendieux mais plus complets et efficaces que
des interventions ponctuelles difficilement accessibles aux citoyens.
À la différence d’autres opérations présentées par la Surintendance régionale,
ce livre concerne le territoire et les épisodes historiques qui s’y rapportent. Véronique Villaneau-Ecalle, architecte du patrimoine, professeur associée
La documentation d’archives publiée à la lumière d’une révision critique des à l’École de Chaillot et Pascal Parmentier, architecte du patrimoine
restaurations précédentes est de grand intérêt. Les résultats obtenus ont per-
mis d’élargir le champ de vision et d’enquêter à fond, jusqu’au moindre détail,
avec des instruments adaptés à cette étude et permettant la connaissance Le relevé au service du projet ou « pourquoi » et « comment »
philologique des textes et des contextes, des documents et représentations, des architectes relèvent aujourd’hui des édifices à restaurer
ainsi que des éléments physiques constitutifs, archéologiques et architec-
turaux, situation et paysage environnant124. Dans l’ouvrage, l’enquête a été Les techniques de relevé, issues des sciences de l’optique connaissent
élargie pour donner un cadre rationnalisé du contexte, grâce à la remarqua- depuis quelques années un développement sans précédent grâce à la puis-
ble osmose, bien que tardive, entre historiens, restaurateurs et auteurs du sance de calcul que permet l’informatique.
relevé. Les résultats obtenus et les nouveaux horizons qui se sont ouverts Aujourd’hui les architectes ne peuvent pas rester en marge de cette évolu-
permettront non seulement de disposer d’une documentation exhaustive tion. Ceux qui connaissent le bâti doivent être acteurs. En partant d’exemples
des restaurations déjà effectuées, mais aussi d’affronter les problèmes en concrets, nous nous efforcerons de montrer « pourquoi » et « comment »
suspens. Par exemple, l’existence possible d’une crypte sous le ciborium du des architectes du patrimoine relèvent des édifices à restaurer. Du premier
sanctuaire, ou l’aménagement des espaces verts adjacents à l’abbaye et du contact avec le site, où l’approche sensorielle est chargée d’émotion per-
paysage environnant. sonnelle… au projet mûrement réfléchi, en passant par les étapes comme
En conclusion, la protection et la valorisation effective du patrimoine d’un lieu la réponse à la commande, les contacts avec le client, le « relevé » et les
dépendent aussi bien de facteurs sentimentaux et intuitifs que de la connais- différentes phases d’étude du projet… Ce travail d’acquisition de connais-
sance des biens culturels qui s’y trouvent125. L’intérêt pour ces biens s’accroît sance, base essentielle de l’analyse et du diagnostic, est indissociable du
par la diffusion du savoir, grâce à l’accès donné aux espaces, aux sites, à projet. Les architectes doivent en conserver la maîtrise.
l’architecture et à la gestion de ceux-ci, ainsi qu’à l’étude du territoire et du
paysage. Une étude peut fournir des éléments susceptibles de renforcer une
conscience identitaire, d’établir un lien d’empathie avec certains lieux et, bien
sûr, de confronter l’héritage du passé à notre environnement présent.

124 Il semble qu’on ne peut plus dissocier l’approche paysagère de la restauration (laquelle ne se limite pas à la restauration d’architectures dans le territoire, mais
inclut une attention constante aux intéractions complètes entre société, environnement et patrimoine culturel). Cette nouvelle frontière de la connaissance est en
continuel mouvement grâce à la contribution de chercheurs et opérateurs tels que Augustin Berque, Michel Conan, Pierre Donadieu, Ernest de Ganay, Franco Farinelli,
Marcllo Fagiolo, Lucio Gambi, Anna Maria Giusti, Francis Hamilton Huzlehurst, Monique Mosser, Michel Racine, Lionella Scazzosi, Massimo Venturi Ferriolo, Luigi
Zangheri. L’aspect législatif a subi une forte accélération des années 1990 à 2000, des deux « charte de Florence » jusqu’à la convention européenne sur le paysage,
émanant du Conseil de l’Europe et ratifiée en Italie en 2000, mise à jour régulièrement jusqu’en 2008. Le 4 mai 2006, l’Italie a présenté son propre « Codice dei
beni culturali e del paesaggio » [« Code des biens culturels et du paysage »] (décret législatif n° 42 du 22 janvier 2004, dénommé Codice Urbani entré en vigueur
le l/09/2006). La région du Lazio dispose d’un Piano Territoriale Paesistico Regionale (PTPR) [Plan territorial paysager régional], publié le 14/02/2008, qui devrait
déterminer un réseau de paysages protégés. Voir à ce sujet Francesco Marangon Gli interventi paesaggistico–ambientali nelle politiche regionali di sviluppo rurale,
Milano, F. Angeli, 2006.
125 L’Istituto Centrale per il Catalogo e la Documentazione (ICCD) a la responsabilité de réaliser l’inventaire du patrimoine culturel italien.

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De la Connaissance Au projet

Le relevé et la restauration Le Duc, plus connu comme théoricien de la restauration, et à P.-M. Letarouilly,


le plus important spécialiste des monuments romains dont le travail s’est
comme possible édition critique concrétisé par des relevés de valeur considérable. En Italie on distingue les
d’un texte architectural études et les œuvres de G. Valadier et de L. Canina bien qu’ils opèrent dans les
premières décennies du XIXe siècle.
Le XIXe siècle est aussi la période dans laquelle les instruments deviennent de
plus en plus raffinés. L’optique d’agrandissement est introduite de manière
systématique — les théodolites à lunette — et permettent, avec l’approche
visuelle du sujet, de relever en perfectionnant les opérations de prise des
Alessandro Sartor, professeur de relevé et de photogrammétrie mesures. Parmi les spécialistes de ces nouveaux appareillages, nous pouvons
à la faculté d’architecture de l’université La Sapienza à Rome citer G. von Reichembach et I. Porro, qui ont su les adapter aux relevés archi-
tecturaux et aux ensembles urbains.
Les mesures réalisées à distance viennent compléter la définition des don-
Le relevé de l’architecture devient une activité scientifique, dans le sens nées métriques, remplaçant la mesure directe sur le sujet qui présentait des
moderne du terme, au début du « siècle des Lumières ». On peut dire qu’à difficultés et qui ne donnait pas aux architectes les moyens nécessaires pour
cette époque commence pour l’architecture « l’éternelle quête du vrai ». évaluer correctement les dimensions d’un édifice. Nous donnerons pour unique
Les techniques sont déjà toutes connues, on perfectionne la géométrie et on exemple le relevé du temple de Poséidon à Paestum exécuté par H. Labrouste
développe la possibilité de dessiner en plan puis de rendre avec précision les en 1826. Labrouste ne semble pas avoir pris les mesures avec les techniques
volumes et les espaces, en se servant bien sûr de la règle et du compas, ins- topographiques, encore peu usagées, mais avec des mesures directes. La
truments utilisés depuis l’antiquité. On raffine les instruments propres à la découverte de gravures sur le tympan du temple indique la présence d’un
prise des mesures pour le relevé, on commence à mesurer avec des outils échafaudage sur lequel Labrouste a pu évaluer les dimensions des hauteurs.
qui utilisent les rayons visuels directs et le calcul angulaire avec les débuts La représentation de la façade antérieure, une des deux façades plus petites,
de la trigonométrie. Alors qu’ils étaient déjà développés par les études et les est parfaite. Les mesures sont identiques à celles effectuées aujourd’hui, qui
recherches qui remontent à la période médiévale, ils deviennent dans ce siècle ont pourtant été effectuées avec des instruments bien plus perfectionnés.
les méthodes les plus avancées pour la mesure des architectures construites La façade latérale présente par contre une erreur minime dans la déter-
et des structures archéologiques du passé. Ce passé, dont les exemples les mination de sa longueur. Pour mesurer une dimension considérable — 126
plus connus sont Pompéi et Herculanum, a commencé à être étudié à cette mètres — l’architecte a utilisé dans ce cas une méthode répétitive, à savoir la
période. mesure d’un élément de référence, celle d’une colonne, ajouté à l’intervalle
Dans les premières années du XIXe siècle, on développe une pratique de relevé entre deux colonnes. En multipliant cette unité par le nombre de colonnes
des bâtiments qui en utilisant les instruments topographiques de l’époque pour constituant le coté large, il a obtenu la longueur totale. Cette méthode reste
la prise des mesures sur l’objet et la géométrie descriptive pour la restitution cependant approximative dans la mesure où il existe des différences dans la
graphique, a permis de représenter, les formes des architectures existantes taille des intervalles entre les colonnes.
avec une extrême précision. C’est aussi au XIXe siècle qu’est apparue la photographie.La photogrammé-
L’application de la méthode de Monge, qui permettait de représenter et mesu- trie s’est développée à la suite des études et du perfectionnement apportés
rer les formes tridimensionnelles en les projetant sur une surface plane, avec à la photographie. En 1839, Aragon avait déjà utilisé la photographie dans
une liaison entre planimétrie, vue et section et la théorie des ombres, a marqué le domaine du relevé alors que la technique photographique avait à peine
le point culminant du relevé direct comme technique et comme représentation accompli ses premiers pas (avec le daguerréotype : 1839). La photographie
grâce à l’apport français. a permis d’effectuer un métrage du sujet en évitant les mesures réelles,
Le XIXe siècle est le siècle des grands architectes et des dessinateurs. Il suffit au moins dans les parties qui peuvent être photographiées. En plus de
de penser à la contribution de personnages comme N. Benois, C. Percier & représenter les objets existants, la plaque photographique est utilisable sur
P.-L.-F. Fontaine, P.-M. Gauthier, L. Reynaud. Nous pensons aussi à E. Viollet l’ensemble du bâtiment à analyser.

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De la Connaissance Au projet

Les expériences précédentes de représentation projective qui avaient été Dans ce cas l’orientation externe se décomposera en deux :
réalisées avec des « chambres obscures » et « chambres claires » per-
mettaient au « dessinateur » qui devait opérer directement sur le lieu • l’orientation « relative » ou la disposition des deux photogrammes,
d’exécuter une représentation perspective de l’aspect et des dimensions • l’orientation « absolue » ou la recherche du rapport entre mesure réelle
estimées du sujet à analyser. La photographie, comme on le sait, est une et mesure photographique,
représentation plane de la perspective du sujet qui a comme point de vue
le centre optique de l’objectif et non l’œil humain et qui projette sur plaque Les mouvements du pointeur sont transférés sur une table de dessin et
une image 2D représentant une réalité 3D. Les premiers essais de relevé exécutent en forme automatique la représentation graphique de ce qui a été
photographique avaient comme référence « la perspective inverse », une relevé sur les photographies.
pratique scientifique qui, appliquée aux dessins perspectifs, avait déjà
été développée au moins un siècle auparavant. La reconstruction des La révolution qui s’accomplit au XIXe siècle a permis :
dimensions réelles s’obtenait alors grâce à la connaissance de quelques
données internes à l’appareil photographique de certaines mesures réel- • d’obtenir, pour la première fois dans l’histoire, un relevé des monu-
les. De cette manière on pouvait reproduire l’architecture par des dessins ments et du territoire à travers la prise d’un continuum perspectif, la
graphiques. Dans de nombreux cas, la photographie ne permettait pas photographie,
de représenter les espaces étroits et fermés pour lequel on devait passer • de tirer directement ou à l’aide des appareils « de restitutions » (nom-
par la décomposition du dessin de relevé en plans, en sections — éven- més « analogiques »), le dessin des lignes et des points qui représentent
tuellement exécutés en place — et en façades, qui dérivaient des prises l’objet relevé en plan et vue, « iconographie, orthographie » de Vitruve.
de vue photographiques.
Avec l’introduction de la prise obtenue depuis plusieurs photos, en dépla- La photogrammétrie ainsi déclinée a évolué mais a maintenu sa spécifi-
çant le point de vue sur l’objet du relevé, on a une potentialité en plus : la cité encore un siècle et demi plus tard. À la fois pour l’architecture et pour
mesurabilité directe sur photographie des dimensions de l’architecture. À les relevés topographiques, cette technique — bien qu’ajournée — restera
la moitié du XIXe siècle, G. Hauck a établi le théorème fondamental de la inchangée jusqu’à l’arrivée de la révolution informatique.
mesurabilité d’un point dans l’espace à travers ses représentations sur au
moins deux photos. L’avancée considérable concernant le relevé à l’aide Quand, au début des années soixante-dix (du XXe siècle), les calculs humains
de la photo concerne l’introduction de la stéréoscopie dans le relevé pho- sont dorénavant exécutés par des ordinateurs, une transformation dans la
togrammétrique. Les deux photos qui sont nécessaires à la détermination pratique du relevé s’effectue avec la photogrammétrie en trois phases :
des mesures peuvent devenir, si elles sont exécutées avec des précautions
particulières, un couple stéréoscopique, auquel cas on pourra observer le • Les « appareils de restitution » analogiques se transforment en « ana-
sujet photographié à travers le stéréoscope en vision tridimensionnelle. lytiques », ils maintiennent la vision stéréoscopique mais ils emploient
Cet élargissement de la possibilité de reprise photographique constitue un ordinateur capable d’enregistrer les impulsions du curseur et de
un développement technologique qui permet d’automatiser la restitution les transformer en dessins sur plotter ou sur écran à travers les pro-
graphique. grammes CAD, tels qu’Autocad. Les photogrammes sont toujours
On crée l’instrument nommé « appareil de restitution » avec lequel l’opé- traditionnels, les programmes insérés dans les systèmes informati-
rateur peut visionner les photos en forme tridimensionnelle, obtenue avec ques exécutant les opérations d’orientation.
la stéréoscopie, après avoir disposé les photos dans la même position que • L’amélioration des techniques avec l’introduction d’ordinateurs plus
celle où elles avaient été prises, avec la même distance entre les points puissants au service d’appareils de restitution plus sophistiqués, avec
de prise et la même prise de vue angulaire. Les mesures et les formes sortie en CAD qui permet d’accéder aux programmes de modélisation
des sujets peuvent ainsi être relevées en manœuvrant un pointeur que 3D (« Rhinocéros » et d’autres, semblables, qui opèrent au NURBS et
l’instrument fera apparaître à l’intérieur des oculaires de vision sur les ensuite en forme mathématique), offre plutôt une image de présenta-
éléments qu’on souhaite identifier. tion et non une image de représentation.

92 93
De la Connaissance Au projet

• L’introduction de la photographie digitale et, par conséquent, des formée d’une matrice plate de pixel mais d’une matrice tridimensionnelle
appareils digitaux (la photographie digitale diffère en substance de la de points plus ou moins épaissis.
photographie traditionnelle parce qu’elle remplace le continuum de la L’autre différenciation profonde des méthodes photographiques concerne
plaque par la matrice de pixel) aboutit à la disparition de l’appareil de l’impuissance à appliquer au nuage de points un des programmes qui,
restitution et le même ordinateur se transforme en viseur tridimension- comme nous l’avons décrit, permettent aussi de dériver des photos gra-
nel. L’observation arrive sur écran avec des lunettes stéréoscopiques phiques tridimensionnelles digitales. Les nuages de points peuvent être
ou avec l’adoption de panneaux qui permettent la stéréoscopie directe transformés en mesh et ensuite en surfaces et être manipulés avec des
sur écran, pour devenir un vrai instrument de restitution qui se sert de programmes 3D de modelage solide comme 3D étude Max, Maya ou
programmes expresséments projetés avec des systèmes de pointage semblables.
et de traçage qui sont insérés dans le programme même. Ces programmes ne sont pas de type mathématique comme les pro-
grammes CAD ou NURBS mais se prêtent plus à produire une image
Les applications de l’informatique au relevé ne modifient pas l’idée du de « présentation » que de « représentation » de l’architecture. Avec ces
relevé substantiellement comme ce fut le cas dès la moitié de XIXe siècle. programmes, il est pratiquement impossible de réussir à donner une repré-
De même, en partant des photos — qu’elles soient traditionnelles ou digita- sentation architecturale qui tienne compte des constructions géométriques
les —, on obtiendra toujours le graphique sur l’écran et en papier de l’objet qui la constituent. Il n’est pas possible par exemple, à partir d’un scan
à relever, sous la forme traditionnelle de vue et de planimétrie c’est-à-dire laser, d’obtenir des graphiques techniques correspondants véritablement
en projections orthogonales sur plans verticaux et horizontaux ou en pro- aux formes architecturales, tout du moins pour le moment car le problème
jections 3D en axonométrie ou en projection centrale. est connu et en voie de résolution.
L’application des systèmes informatiques à la représentation mais aussi à Par contre, à travers les mesh, au-delà d’autres aspects comme la couleur
la prise des données de l’objet, non pas exécutées avec des images photo- ou l’ombre qui peuvent être exécutés avec les effets render insérés dans ces
graphiques mais réalisées avec les rayons laser, confère actuellement à la programmes, on pourra donner aux relevés un aspect réaliste en appliquant
pratique du relevé une automaticité jamais atteinte jusqu’à présent. directement les photos de l’architecture sur les surfaces et en permettant
Les rayons laser grâce à leur section ponctuelle et leur puissance (per- donc la construction d’images virtuelles 3D, avec toutes les conformations
mettant d’atteindre des objets lointains de plusieurs centaines de mètres de l’objet réel, et en même temps, directement mesurables.
et de revenir à la station d’émission) offrent — en mesurant le « temps de La nécessité de décomposer la mesure en plans horizontaux et verticaux
vol » — de calculer la distance de l’objet à évaluer. Si l’on dispose la sta- est, avec ces techniques, définitivement dépassée.
tion émettrice sur une base équipée pour mesurer les angles horizontaux L’usage du laser permet de relever et de produire directement des représen-
et verticaux de l’émission, le point où le rayon a atteint l’objet et qui est tations très parlantes. Les nouvelles technologies cependant ne changent
retourné à l’appareil qui l’a produit sera déterminé par deux coordonnées pas la nature du relevé. « Un relevé est entendu comme tel quand on peut
angulaires et un temps de parcours : le tout reconductible aux coordonnées le définir comme un process d’acquisition de données nécessaires à une
XYZ du point à partir d’une origine connue. Le scanner laser 3D fonctionne analyse critique du texte architectural, préliminaire à n’importe quelle
sur ce principe en émettant cependant un ensemble de rayons reconducti- recherche historique et à l’intervention d’entretien ou de restauration ».
bles à une matrice mobile par laquelle n’est pas calculé seulement un point Si l’élaboration de la forme du relevé entre dans les compétences de l’ar-
mais un « nuage de points » qui suit le mouvement de l’objet que l’on veut chitecte et de l’historien de l’architecture, il est tout aussi vrai aujourd’hui
relever. Le nuage de points peut être enregistré sur un ordinateur relié au que l’utilisation d’instruments laser de relevé a modifié profondément le
laser et qui peut représenter à une échelle déterminée la forme de l’objet à rapport entre objet et méthode du relevé. Aujourd’hui on tend directement
relever. La prise laser avec nuage de points représente la vraie nouveauté à passer de l’acquisition des données d’une architecture à sa représen-
des techniques du relevé. Le nuage de points reproduit une image d’une tation, en soustrayant à la compétence de l’expert la sélection critique
extrême précision capable de représenter tous les aspects formels du sujet. des éléments constituant l’architecture. Les méthodologies laser tendent
En utilisant cette technologie, on change considérablement la formation à automatiser extrêmement les opérations de relevé alors que la photo-
de l’image. Au-delà de ne pas pouvoir être que digitale, elle ne pourra être grammétrie proposait encore un rapport étroit entre l’opérateur et le sujet

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De la Connaissance Au projet

à relever. L’opérateur pouvait être un architecte qui exécutait les photos et Les trois études qui sont présentées ont été exécutées avec différentes
était formé à l’utilisation d’instruments complexes mais pas encore autant méthodes de relevé :
sophistiqués que les programmes d’élaboration des prises au laser.
• la cathédrale de Civitacastellana avec des techniques traditionnelles,
Nous pouvons dire qu’il n’existe pas une structure spécifique d’instrumen- • L’église de Borromini avec la photogrammétrie,
tations scanner au laser qui ait été conçue ou adaptée à l’architecture. La • Le temple de Paestum avec le scanner laser.
prétention d’obtenir, avec ces technologies, une image vraie de l’organisme
architectural s’est révélée plus virtuelle que réelle. Il nous est possible de La cathédrale de Civitacastellana
nous rapprocher d’une position correcte du relevé puis d’une interprétation
conforme de l’organisme architectural à travers : Elle a été construite au début du XIe siècle, dans la petite ville du Haut Latium.
Aujourd’hui la construction que l’on peut admirer est constituée de la façade
• des relevés qui complètent les méthodes informatiques à travers les et du portique original. Le corps de l’église fut reconstruit au XVIIe siècle.
systèmes traditionnels de relevé direct et topographique ;
• la garantie de la présence de l’architecte et de l’historien de l’architec- Cette cathédrale a été analysée par d’éminents spécialistes d’architecture
ture pendant l’exécution du relevé sans laisser au technicien, personnel et historiens de l’art. L’élément majeur qui la caractérise aujourd’hui est
de seule provenance informatique, le procédé entier du relevé dont l’ar- la présence du portique, architecture typique de la famille des « Cosmati »
chitecte doit rester « le metteur en scène ». qui l’a érigée au XIe siècle. Le portique est constitué d’une façade avec des
piliers et des colonnes qui sont reliés à la cathédrale par une structure en
Le problème alors posé n’est pas celui de revenir aux méthodes anciennes, toit. Correspondant à l’entrée, le portique s’ouvre en une structure arquée
maintenant dépassées par l’évolution technologique, mais de s’assurer de imposante, dépassant la structure du toit qu’il le recouvre. Ceci constitue un
la présence d’un personnel capable de comprendre la spécificité du travail élément représentatif de l’architecture du Haut Latium qui est gravé dans
pendant le processus entier de relevé, de la collecte des données à leur les mémoires davantage que les décorations en mosaïques. Ses proportions
représentation. sont directement issues de la tradition historique romaine, jamais oubliée
Sans doute ne pourrons-nous pas revenir à la main du dessinateur mais de l’architecture médiévale de la zone tyrrhénienne. À l’intérieur on entre
devrons-nous sûrement introduire, dans l’actuelle situation du relevé qui dans un monde complètement différent. La cathédrale a entièrement été
ne prévoit pas d’intervention autre qu’automatisée, la compétence de ceux reconstruite au XVIIe siècle par l’architecte Gaetano Fabrizi qui a remplacé la
qui connaissent les monuments et l’histoire de leur réalisation et de leur structure médiévale par une œuvre correspondant au baroque tardif, car la
évolution parce qu’ils restent les plus compétents à voir « les vérités » qu’il traditionnelle cathédrale à trois nefs se transforme en un espace ecclésial
faut savoir tirer de l’étude de l’architecture. typique de la contre-réforme avec une nef unique flanquée de chapelles
latérales qui s’ouvre vers l’autel.
L’étude effectuée avec des relevés totalement réalisés selon les méthodes
Trois relevés monumentaux : La cathédrale traditionnelles a proposé une lecture plus approfondie de l’organisme par la
de Civitacastellana, l’église de San Carlo aux Quatre Fontaines vérification des aspects métriques, constructifs et décoratifs exécutés sur le
de Borromini à Rome et le temple de Poséidon à Paestum bâtiment dans son ensemble.
L’examen métrique attentif du bâtiment a permis de valider certaines
Les trois travaux présentés peuvent être considérés comme des exemples hypothèses et de mettre en évidence quelques aspects du monument qui
d’analyse des monuments de l’histoire, ainsi qu’ils apparaissent aujourd’hui. n’avaient pas encore été bien déterminés.
À travers l’étude de leurs relevés, nous vérifierons qu’il est possible de lire Avec le relevé a été identifié l’usage d’un système proportionnel dans la
tous les aspects formels de ces œuvres c’est-à-dire la manière dont ils ont conception intellectuel des scansions des pleins et des vides dans le por-
été conçus par leurs auteurs et les transformations qu’ils ont subi de l’épo- tique. L’arc au devant de l’entrée résulte d’une proportion sur la diagonale
que de leur construction à aujourd’hui. du carré de base.

96 97
De la Connaissance Au projet

Par ailleurs, il a été possible de confirmer la correspondance des éléments Elle peut être indiquée comme « la
de décoration avec les différentes composantes de la famille des « Cosmati » première et la dernière œuvre de
puis de les dater. Selon de fortes probabilités, il a été découvert que le por- Franceso Borromini  ». Construite
tique a été fabriqué par morceaux à des endroits différents puis monté en dans la deuxième moitié du XVIIe
œuvre car on a retrouvé des indications chiffrées sur la face postérieure de siècle à Rome, c’est la plus repré-
l’entablement. sentative des églises pensées par
Enfin, dans la partie baroque du bâtiment qui se rattache à la façade, ont le maître. L’architecte a d’abord
été déterminés les moyens géométriques et de forme avec lesquels Fabrizi commencé par construire l’église,
a corrigé la perception optique de l’axe longitudinal de la nef considérable- entièrement pensée par un jeune
ment incliné afin qu’il respecte l’axe du portique. Borromini formé dans les ateliers
Ceux-ci et quelques autres aspects, mis en lumière par les relevés, ont de Carlo Maderno et du Bernin, puis
ouvert la rue à de nouvelles recherches et études nécessaires pour com- elle fut complétée seulement après
pléter la connaissance de ce monument. sa mort et quarante ans plus tard par
d’autres architectes (fig. 1, 2 et 3).
San Carlo aux Quatre Fontaines Cette œuvre borrominienne très
célèbre a donné lieu à des étu-
(Relevé exécuté en 1999 avec la des, des relevés et des dessins qui
photogrammétrie sous la direction furent réalisés depuis l’époque de sa
d’Alessandro Sartor : architecte, construction jusqu’à aujourd’hui.
M. Caputo, architecte, L. Bogliolo, Parmi les dessins les plus importants
architecte, V. Cao) parvenus jusqu’à nous, se trouvent
ceux qui ont exécutés par Borromini
Fig. 1, 2 San Carlo aux Quatre Fontaines (Relevé exécuté
en 1999 avec la photogrammétrie sous la direction lui-même, retraçant le «  projet  »
d’Alessandro Sartor : et sa réalisation, consultables à la
architecte. M.Caputo, architecte. L. Bogliolo, architecte.
V. Cao). bibliothèque Albertine de Vienne et
dans les archives du Vatican. Les
éléments graphiques réalisés à la
main par l’architecte représentent
des plans, des détails de construc-
tion et des éléments décoratifs. Sauf pour les dessins de la façade située sur Fig. 3 San Carlo aux
Quatre Fontaines (Relevé
la via Lata, l’architecte ne semble pas avoir dessiné d’élévation ni de coupe. exécuté en 1999 avec la
photogrammétrie sous la
Mario Botta fut chargé d’exécuter sur le lac de Lugano (lieu de naissance direction d’Alessandro
de Borromini et de lui même) un monument pour le 400e anniversaire de la Sartor : architecte.
M.Caputo, architecte.
naissance du maitre tessinois. Il l’a pensé comme une section de l’église, et L. Bogliolo, architecte.
V. Cao).
réalisée en bois, à l’échelle 1:1 sur une hauteur d’environ 35 m. Pour y parve-
nir, il manquait une vue en relief. Une étude a été réalisée avec les méthodes
actuelles pour réussir à comprendre plusieurs aspects peu connus et pour
fournir une représentation précise de la forme architecturale.
Pour obtenir le maximum de précision sur le relevé, il fut décidé d’exécuter une
prise de vues photogrammétriques de l’espace intérieur, de la façade et du cloî-
tre. Le couvent et les détails de la lanterne furent l’objet d’un relevé direct.

98 99
De la Connaissance Au projet

Fig. 5, 6 Le temple dénommé


Le relevé de l’intérieur de l’église est celui qui a réservé les plus grandes de Poséidon à Paestum
(Relevé exécuté en 2002
surprises. Comme nous l’avons dit, les uniques sources connues n’étant pas avec le laser scanner sous
les dessins originaux, celles-ci étaient constituées des relevés exécutés par la direction d’Alessandro
Sartor :
différents architectes depuis plusieurs années. Le dernier relevé est daté Professeur R. Migliari,
de 1970. Et il a été réalisé avec les méthodes traditionnelles. Dans ce relevé, architecte
E. Guglielmotti, architecte
si les représentations en plan peuvent être jugées fiables, les élévations sem- P. Paolini).
blent plus arbitraires. L’architecte, alors qu’il construisait, a su contrôler un
espace tridimensionnel d’une extrême complexité pour lequel il n’employait
qu’un seul relevé alors qu’au-delà des prises photogrammétriques, seuls
les moyens informatiques réussissent à rendre visible le fonctionnement des
structures de soutien de l’arc et des pendentifs, sans parler de la complexité
pour comprendre la forme même du dôme.
Celle-ci, ainsi que celle du lanternon, constituent une autre énigme lorsqu’on
considère que le dôme s’élève sur un plan ovale et qu’il n’a pas la forme
d’un solide de rotation. En utilisant des sections horizontales du dôme, on
comprend que les ovales qui se forment aux différents niveaux sont tous
différents. Ils sont toujours parallèles à l’ovale de début de la structure, pour
arriver, à la base du lanternon, avec un ovale qui change complètement de
forme pour retrouver celui du départ. Aujourd’hui nous pouvons comprendre,
vérifier et étudier avec nos moyens techniques la complexité de l’architecture
de San Carlo en utilisant directement les informations issues des représen-
tations des structures de couverture de l’église.

Le temple dénommé de Poséidon à Paestum

(Relevé exécuté en 2002 avec le laser


scanner sous la direction d’Alessandro
Sartor : professeur R. Migliari, architecte
E. Guglielmotti, architecte P. Paolini)

C’est le plus grand des trois temples construits


par les grecs vivant dans cette ville. Comme
le Parthénon, la construction du ce temple
commence environ cinquante ans après J.-C.
et présente les « corrections optiques » déjà
mises en évidence par les études allemandes
du XIXe siècle (fig. 4, 5 et 6).

Fig. 4 Le temple dénommé de Poséidon à Paestum (Relevé exécuté


en 2002
avec le laser scanner sous la direction d’Alessandro Sartor :
Professeur R. Migliari, architecte E. Guglielmotti, architecte P. Paolini).

100 101
De la Connaissance Au projet

Le temple se situe dans la zone sacrée de la ville de Paestum fondée par les Pourquoi le relevé pour étudier l’architecture ? Peut-être parce qu’il est entendu
Grecs en Italie. Au-delà de ce temple que l’on pense dédié à Poséidon (ou comme la représentation traditionnellement la plus exacte possible de l’existant.
Neptune pour les romains qui conquirent les colonies grecques et, qui ont édi- Mais en même temps, parce qu’on peut considérer le relevé comme « la lecture
fié dans cette même zone le Forum, en respectant la sacralité de l’architecture critique du texte architectural » qui, comparée avec les autres formes de recher-
des temples), deux autres temples ont été construits, encore bien conservés. che, permet de vérifier de manière plus complète les caractéristiques d’une
Le relevé avait pour but de vérifier que toutes les caractéristiques géométri- architecture et d’en tirer de nouvelles interprétations. Nécessairement, et l’his-
ques du bâtiment, qui avaient déjà fait l’objet d’études de la part d’archéologues toire du relevé architectural le montre, les progrès dans la mesure des données
allemands et français, existaient vraiment, auquel cas elles auraient dû être et la représentation dérivent de la recherche faite avec le plus grand soin entre
confirmées par l’analyse effectuée avec les moyens actuels. l’existant et son image, « dans une sorte de compétition à l’exactitude... et
On a procédé par scan laser, nuages de points et surfaces mesh. Les opéra- ceci semble être un procès sans limites  ». Le relevé d’architecture n’est
tions de relevé exécutées en 2002 ont été en partie empêchées par la présence pas seulement mesures et dessin mais, parallèlement au problème de
du chantier de restauration. Mais le même chantier a facilité la prise de mesu- l’exactitude, c’est un instrument qui doit saisir l’aspect sémantique du monu-
res directes pour vérifier les structures qui découlaient du relevé laser. ment. De ce fait, ce n’est pas le point de vue technique qui prévaut mais le
nécessaire du contrôle de ceux qui sont les plus indiqués à comprendre les
Le résultat de l’opération a été très positif. fondements qui inspirèrent la conception, la réalisation et les transformations
du monument dans le temps. De cette manière, le relevé n’est plus
• Toutes les mesures ont été vérifiées et se retrouvent en partie dans les pré- une simple représentation, mais la recherche approfondie d’une connaissance
cédents relevés. qui est dépendante des opérations d’analyse. Une telle analyse a besoin de la
• On a relevé les « corrections optiques » déjà découvertes au XIXe siècle mesure, la plus précise possible, et est entendue comme un instrument d’étude
et on a quantifié les différences entre la mesure de l’alignement droit et la qui nous permet d’appréhender tous les aspects du bâtiment : des phases
courbe existante: le côté de la façade la plus petite rentre de 8 cm (façade constructives, des matériaux et des états de conservation à la détermination
principale) et la façade postérieure de 4 cm. Les façades latérales sortent des désordres structuraux ou seulement à la vérification ou à la découverte
de 12 cm. de son histoire, de façon à pouvoir pénétrer dans la réalité de l’état actuel et
• Les données de l’inclinaison des axes des colonnes ont été vérifiées. Les préparer, si nécessaire, un intervention concrète. Si le problème se confirme et
colonnes d’angle sont inclinées selon le classique 45° par rapport à l’angle conclut à la nécessité d’engager des travaux pour la conservation du bâtiment,
intérieur des deux côtés du temple, les autres sont inclinées vers l’intérieur. on devra faire appel aux techniciens les mieux à même d’identifier l’opportunité
Pour trouver les valeurs de ces inclinaisons, on a dû sectionner le modèle et la nature de l’intervention. L’entretien simple ou la restauration dépendent
mesh avec des plans horizontaux et verticaux, ce qui a révélé l’inefficacité d’évaluations et des jugements de valeur historiques et architecturaux.
des modèles graphiques linéaires basés sur le laser scanner. On a vérifié Le projet de l’intervention naît ainsi, dans une réciprocité constante avec les
qu’un modèle proportionnel, présent aussi au Parthénon peut être considéré analyses réalisées dans la phase du relevé pour rendre connaissable le projet
comme digne de foi. On a vérifié aussi les rapports entre les mesures qui, à d’ « intervenir » sur la représentation de l’existant. Dans l’histoire, l’outil de la
partir du diamètre maximum des colonnes, se rencontrent dans tout édifice, transmission des données relevées était le dessin. « L’image que l’œil reçoit est
exécuté avec le nombre d’or dans le rapport entre plan et élévation. transmise à la main qui dessine » et en effet le dessin dérive de la connaissance
et de la faculté humaine de porter des jugements de valeur et ensuite d’inter-
En conclusion, dans ce cas l’étude a permis la compréhension de la géométrie préter la réalité à travers le filtre de l’intelligence et de la sensibilité. On peut
complexe du bâtiment et confirmé avec certitude que les Grecs anciens avaient dire que le dessin a une capacité expressive, que l’image obtenue par ordinateur
développé un système de maîtrise proportionnelle des différentes parties qui n’a pas encore et par conséquent dont le résultat est le plus puissant produit
constituent les temples qui, aussi en les distinguant les unes des autres on jusqu’à présent.
pouvait considérer comme des variantes d’un prototype, qui évoluait avec les On se permettra alors d’espérer que les architectes atteindront dès que possible
siècles et avait été reproduit avec de légères modifications dans tous les bâti- la faculté d’interagir avec les média actuels pour éviter que l’automaticité, dont on
ments de la même période. a tendance à abuser, ne réduise le contrôle humain à un contrôle technologique.

102 103
QUEL RELEVé
POUR QUEL
OBJET ?
Modérateur : Gilles Séraphin, architecte du patrimoine,
professeur associé à l’École de Chaillot

Loin de constituer un objectif en soi, le relevé est par essence un outil. Son
élaboration suppose donc de définir préalablement une intention, une pro-
blématique et des questionnements.
Autant de types d’interrogations et de regards, autant de pratiques et de
natures de relevés. Le relevé de l’archéologue n’a aucune raison d’être le
même que celui du maître d’œuvre ou de l’artisan ou que celui du géomètre
car tous ces auteurs de relevés poursuivent des objectifs propres et jettent
sur l’édifice leurs regards propres.
Qu’il s’agisse de représenter les dimensions non immédiatement observa-
bles de l’édifice (le plan ou la coupe), pour en apprécier éventuellement les
déformations, qu’il s’agisse d’enregistrer des données parfois appelées à
disparaître ou à être durablement masquées (des décors peints dégradés
ou superposés), ou qu’il s’agisse encore de cartographier le résultat d’une
démarche analytique, le relevé doit se conformer à ce que l’on veut voir ou à
ce que l’on veut montrer. Par essence, le relevé est donc subjectif.

105
quel relevé pour quel objet ?

L’apport des relevés de nombreuses parois de monuments religieux de leurs enduits dans la
première moitié du XXe siècle, on verra encore très tard, dans la seconde
de revêtements muraux moitié du même siècle, « la mode » de la pierre apparente s’étendre à l’ha-
(enduits, badigeons, bitat civil à l’extérieur comme à l’intérieur. Des pans entiers de l’histoire des
techniques comme du confort disparaissaient en même temps.
peintures…) au patrimoine bâti Retourner à la pierre, à la structure c’est sans doute s’approcher du support
comme le font sur un autre front les artistes des années 1970 128. Il s’agit peut
être également de la même illusion d’un retour aux origines perdues que
l’on voit encourager dans le décapage des églises par un clergé post-conci-
liaire. Seule, l’image relevant de l’iconographie et du sens pouvait être alors
sauvée. C’était dans tous les cas en contradiction avec l’observation que
Christian Sapin, directeur de recherche au CNRS et Carlos Castillo, peut faire encore tout archéologue du bâti sur n’importe quelle construction. Fig. 1 Dessin d’après un
dessinateur en archéologie à l’école nationale supérieure de Dijon L’enduit est presque toujours là comme lien visible et unifiant les structures, relevé, Crypte, Cubicule
nord, Abbaye
comme protection et sauvegarde de celle-ci dans la durée, etc.  129 Sur ces de Saint-Germain
d’Auxerre
ensembles qui ont traversé des siècles de travaux et de modes de restau- relevé par C. Castillo
Parmi les grands changements constamment opérés lors de la restauration ration, en relever les traces, c’est mieux comprendre la vie du monument © Cem/C. Castillo
de monuments, ce sont souvent les enduits et les badigeons qui disparais- dans sa durée 130.
sent, sacrifiés en premier, ou au mieux recouverts. À partir des expériences
acquises ces dernières décennies dans l’archéologie des élévations, il est Ainsi, dans toute étude d’archéologie du bâti,
possible de démontrer l’intérêt de relever avec précision ces simples parties nous intégrons au programme de recher-
de revêtements, de couches picturales ou de badigeons. Leur connaissance ches, dans la mesure du possible et depuis
peut contribuer à la lecture de l’évolution des structures architecturales plusieurs années, l’étude systématique des
comme de la fonction des espaces. Les échelles de relevés manuels et les enduits et du décor peint (les figures join-
différentes techniques croisées avec les analyses, en amont des travaux de tes ici en illustration évoquent surtout ces
restaurations, peuvent permettre de saisir l’intérêt de tel ou tel élément sou- décors, le relevé des enduits monochromes
vent délaissé ou enlevé car ne présentant pas d’information iconographique. ou des badigeons étant moins suggestifs
Comme pour toute structure considérée du point de vue de l’archéologue et pour notre propos). Nous avons procédé de
de l’historien, l’ensemble des traces subsistantes de l’histoire du monument cette manière pour l’étude des peintures de
doit être saisi par la description, la photographie mais également par le la crypte de Saint-Germain d’Auxerre (Yonne,
relevé manuel qui créé un lien mémoriel fort entre le chercheur-dessinateur France — fig. 1)  qui a été un site majeur
et l’objet souvent appelé à disparaître. Cet apport touche à la fois l’histoire pour la mise au point des méthodes de tra-
des techniques, celle de la construction et en de nombreux cas, comme on vail et pour les futures recherches dans ce
le verra, l’histoire de la peinture. domaine si spécifique131.
Cet intérêt « archéologique » pour la peau des édifices n’est pas sans lien avec
les préoccupations en germes ou les débats exprimés dès les années 1960.
En arrière-plan se devinent les réflexions de Cesare Brandi sur la notion
128 Cf. Travaux sur le châssis avec Daniel Dezeuze, sur la toile et la palette de Claude Viallat, le pliage de Jean-Pierre Pincemin ou encore le tressage de François
de restauration126. Ce sont aussi les nombreux débats qui ont suivi avec de Rouan. Cf. C. Sapin, Les rapports fond/surface, réflexions de synthèse, dans Peintures murales médiévales, XIIe-XVIe siècles, regards comparés (dir. D. Russo),
Dijon, 2005, p. 25-31.
multiples confrontations, comme à Rome, pour le traitement des enduits 129 Cf. Enduits et Mortiers, archéologie médiévale et moderne, (dir. C. Sapin), Ed. CNRS, 1991.
extérieurs et leur couleur127. En France, alors que l’on avait déjà débarrassé 130 Cf. Colloque de Toul : Peintures murales, quel avenir pour la conservation et la recherche, Actes du colloque de Toul, 3-5 octobre 2002, (Dir. Ilona Hans-Collas),
éd. du Cherche Lune, Vendôme, 2007 et C. Sapin, « D’une surface à l’autre, archéologie des revêtements », Actes du colloque de Saint-Romain-en-Gal, « archéologie
du bâti », 9-10 novembre 2001, à paraître. Voir travaux de H.-P. Authenrieth, J. Pursche ou G. Binding, dans Historische Architekturoberflächen, colloque de l’Icomos,
126 C. Brandi, Teoria del restauro, Rome, 1963 ; Trad. et rééd. française, Paris, Monum, 2000. Munich, 20-22 novembre 2002, Arbeishefte des Bayerischen Landesamtes für Denkmalflege, Bd. 117, Munich, 2003.
127 P. et L.-P. Mora, P. Philippot, La conservation des peintures murales, Bologne, 1984. 131 Cf. C. Sapin (dir.), Peindre à Auxerre au Moyen Âge, IXe-XIVe siècles, 10 ans de recherches à l’abbaye Saint-Germain et à la cathédrale Saint-Étienne d’Auxerre,
Paris CTHS, 1999.

106 107
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 2 Relevé partiel du mur Les méthodes


nord, église Saint Martin
de Branches, Yonne, ©
Cem/C. Castillo. La méthode de travail pour l’étude des peintures consiste à analyser
la stratigraphie des différentes couches picturales de la paroi grâce
Fig. 3 Vue partielle de la
crypte de Tavant (Indre- à un balayage visuel à la loupe et de repérer ainsi les différentes
et-Loire), pendant l’étude
archéographique, relevés
zones sensibles qui peuvent nous livrer des informations impor-
des scènes, © C. Castillo. tantes pour mieux codifier et relever. Un cahier de bord semblable
à celui du cahier de fouilles est utile pour noter toutes les informa-
Fig. 4 Peinture murale :
« Isaac bénissant Jacob », tions recueillies sur chaque scène et suivre pas à pas l’évolution de
Abbaye de Saint-Savin-sur-
Gartempe,
la recherche. Le but du relevé est de nous aider, grâce à l’apport de
© C. Castillo la démarche archéologique, à lire ce qui n’est pas immédiatement
perceptible et à mettre en relation les phases picturales avec les
différentes phases constructives du bâtiment.
L’utilisation d’un film transparent plaqué contre la paroi nous permet
de noter toutes les traces picturales à l’échelle  1, utiles pour
la meilleure compréhension des décors. Il s’agit là d’un relevé
intégral de toutes les traces picturales, «  tous niveaux de décor
confondus ». Des codes graphiques spécifiques sont utilisés pour
désigner, sur la minute, chaque niveau de décor, et à l’intérieur
de ceux-ci, chaque couleur, l’altitude NGF et la position de la
peinture par rapport au carroyage du site. Enfin, les répertorier
couleur par couleur à l’aide d’un nuancier qui nous permet dans
un deuxième temps de restituer les couleurs manuellement ou
informatiquement.
Après de nombreuses années d’expérience, nous avons pu constater
sur les multiples sites étudiés que tous les outils de travail utilisés,
tant manuels qu’informatiques, pour les relevés des peintures mura-
les ainsi que pour le bâti, sont indispensables pour la recherche et
la compréhension optimale d’un site. L’approche du relevé et l’ana-
lyse des différentes strates composant la peinture nous permettent
de mieux déceler les informations clés d’un décor ou d’un ensemble
pictural. Relever une peinture ne se résume pas à copier un motif,
un décor, une image sur un support amovible transparent, mais
sert avant tout à recueillir un maximum d’informations scientifi-
ques. En particulier, il contribue à identifier les techniques utilisées
par les peintres ou ateliers de l’époque (style et matériaux utilisés
Depuis, les travaux de ce type se sont étendus à d’autres édifices religieux, en fonction des périodes), les types d’enduits, retrouver les des-
plus modestes comme l’église de Branches (Yonne — fig. 2) qui possède sins préparatoires, les tracés au cordeau, différencier la nature du
plusieurs badigeons et décors superposés ou à des monuments importants pigment utilisé, discerner les différentes couches de badigeons,
pour l’histoire de l’art comme Tavant (Indre-et-Loire) ou Saint-Savin (Vienne les repentirs, comparer et identifier les phases de construction du
— fig. 4, 5 et 6) (cf. Infra). bâti en vue de sa datation.

108 109
quel relevé pour quel objet ?

Travail interdisciplinaire nature chimique des composants, les constituants des couches et d’établir
avec plus de certitude la superposition des différents décors peints comme
D’une manière générale, sur chaque site étudié, les apports documentai- l’identification des badigeons, couleurs, etc.
res permettent de donner une vision globale de la mise en place de ses
peintures, son programme iconographique et sa chronologie. Le relevé dit Transmettre un acquis
« archéographique » permet de mieux comprendre la construction ou l’éla-
boration picturale, leurs techniques et leurs évolutions, décor par décor. La La technique de mise au net, qu’elle soit manuelle ou informatique (vecto-
démarche du relevé dit « archéographique » diffère de l’esquisse du res- rielle), consiste à reporter sur une série de calques toutes les informations
taurateur dont le travail est destiné à établir un état de lieux des peintures recueillies directement sur la paroi, phase par phase, de créer des restitutions
au niveau de leur conservation, d’identifier les zones sensibles afin de les virtuelles de chaque scène ou niveau de décor étudié. Des images par simu-
consolider et les restaurer. lation informatique apportent également des compléments d’informations,
Une collaboration pluridisciplinaire coordonée par l’archéologue, réunissant comme l’identification des zones de repentirs, souvent invisibles à l’œil nu.
historiens d’art, dessinateurs, archéologues et spécialistes des laboratoires La mise au net peut se faire de plusieurs manières :
scientifiques est indispensable à une compréhension optimale des peintu-
res. Toute restauration qui se respecte se fait après l’étude archéologique et • Soit on utilise le film minute à l’échelle 1, qui va nous permettre de des-
archéographique d’un site afin de conserver les traces primitives, témoins siner au trait tous les décors confondus ; il s’agit là d’une mise au net de
de chaque décor à étudier, stratigraphie, couleurs d’origine, badigeons. l’état archéologique de la peinture.
L’intervention des restaurateurs a lieu dans certains cas à la demande de • Soit on dessine décor par décor ; il s’agit là d’un niveau de lecture analyti-
l’archéologue et consiste, dans un premier temps, à dégager puis à conso- que. Ces deux premières méthodes manuelles nous obligent à passer par
lider les zones d’étude archéologique en vue d’une étude approfondie par les différents états de réduction, ce qui nous aide à voir la peinture dans
relevé archéographique, ce qui permettra de définir les zones prioritaires à sa globalité et nous permet de reconstituer ainsi la forme initiale des
restaurer, ouvrant le second champ d’action de restauration et conservation zones disparues et de dessiner les couleurs repérés sur chaque décor.
du décor à proprement parler. • Ou alors, on scanne le film et on le dessine informatiquement en forme
À Saint Germain d’Auxerre où le dégagement des décors existait depuis vectorielle  ; dans ce cas, l’échelle graphique sera adaptée à la taille
longtemps, la réalisation minutieuse de relevés de la crypte a rendu possi- de sortie du document et les restitutions pourront se faire par calques
ble l’identification de plusieurs niveaux de décors mais aussi de les séparer superposés.
par calques successifs afin de rendre lisible la lecture des scènes. Nous Nous avons utilisé ces méthodes de recherche dans des nombreux chantiers
avons pu confirmer nos hypothèses sur l’identité de telle ou telle couleur, en en Bourgogne, dans l’Yonne comme à Saint Germain d’Auxerre, au château de
nous appuyant sur les résultats d’analyses du laboratoire de recherches de Maulnes, à l’église Saint Martin de Branches, à l’ancienne église Saint Pierre à
micro-spectrométrie réalisés par Claude Coupry et le laboratoire de spec- Saint-Père ou en Saône-et-Loire, à Saint Philibert de Tournus. Ces méthodes
trométrie Raman CNRS de Thiais. Cette étude nous a permis de certifier de relevés ont été également mises au service d’autres groupes de recherche
les différentes strates et la composition des peintures, résultats qui cor- comme à Saint-Claude (Jura), à l’église Saint-Nicolas de Tavant (Indre-et-
roboraient nos observations stratigraphiques sur le terrain, à travers les Loire) et à l’abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe (Vienne) pour le CESCM de
différents niveaux de décor. Poitiers132.
L’analyse chimique ou l’inspection au microscope électronique ne permet- L’exemple d’Auxerre reste indiscutablement l’axe majeur des méthodes d’in-
tent pas de dater une couleur, mais d’identifier ses multiples strates et leur vestigation pour de futurs chantiers de recherche grâce à la multiplicité de
composition matérielle. Il incombe ensuite à l’archéologue d’exploiter ces cas et aux superpositions de décors.
résultats afin de chercher des analogies avec les couches semblables des
parois étudiées du même site et de la même période. Des échantillons de
pigments et/ou de couches picturales des scènes étudiées peuvent être ana-
lysés au microscope à balayage électronique et permettre de déterminer la 132 Parallèlement à l’étude archéologique d’un site, ces méthodes de travail sont enseignées chaque année aux étudiants de différentes universités de France, de
niveau licence, master I et II et doctorat au centre d’études médiévales d’Auxerre.

110 111
quel relevé pour quel objet ?

subsistaient encore sur les murs gouttereaux de l’ancienne église de Saint-


Père près de Vézelay (Yonne). Le relevé qui a pu être fait des restes peints
dans le chœur de cet édifice, inscrit à l’Inventaire, sera sans doute pour les
générations futures une meilleure garantie pour leur interprétation dans le
monument. En outre, leur simple connaissance du point de vue technique
et iconographique, pour ce qu’il reste de drapés et d’une tête, atteste d’une
restauration de cette église romane au XIIIe siècle que n’appuient pas les
seuls vestiges restés debouts. Relever et interpréter traversent les discipli-
nes de l’archéologie et de l’histoire de l’art. Il ne s’agit pas de les opposer
mais bien d’en saisir la complémentarité. L’exemple du relevé du décor du
cul-de-four de l’absidiole de la crypte de Saint-Germain d’Auxerre démon-
tre un tel apport. Là où l’œil de l’historien et du photographe avait vu une
« Adoration des mages » à partir des quelques traces lisibles, le relevé a per-
Relever/interpréter mis de fixer le thème réel, « la Bénédiction de saint Laurent et saint Vincent »,
thème plus en accord avec le lieu134.
L’idée de relever des peintures Cette nouvelle interprétation, à par-
en perdition n’est pas nouvelle. tir de l’observation du dessinateur
Elle est à la base du musée des archéologue, dans ce cas comme
Monuments français. On peut voir dans d’autres, n’est pas sans consé-
dès 1916 par exemple le travail de quence sur l’ensemble de l’espace,
Chauvet sur le décor de l’ancienne sur les choix iconographiques, sur la
église de Saint-André-des-Eaux en partition des lieux où tout n’est pas
Bretagne133. Mais ces interventions enduit et peint au même moment
ont toujours été limitées et on peut dans le même but. Le relevé dans ce
voir ici et là dans les édifices monu- cas resitue le programme dans une
mentaux comme dans l’habitat civil période stratigraphique et donne un
médiéval, qui commence à être sens à l’espace.
mieux connu, des décors toujours
Fig. 7 Relevé du mur sud de
menacés de disparition sans parler la nef, église Saint-Père-
sous-Vézelay (Yonne),
des enduits et badigeons rempla- Conclusion © Cem/C. Castillo.
cés sans égards ni documentation.
On pourrait penser que la photogra- À un moment où le virtuel tend à l’emporter dans notre démarche quo-
Fig. 5, 6 Vue partielle du phie suffise à se substituer à cette évasion rapide des épidermes et des tidienne sur le réel, et alors que « le patrimoine numérique abandonné
décor de la voûte de la nef, simples décors (bandes colorées, frises, fausses coupe de pierre, etc.), mais à lui-même, ne fut ce que cinq ou dix ans, risque d’être définitivement
Abbaye de Saint-Savin-
sur-Gartempe, c’est ne pas tenir compte des rapports chronologiques et stratigraphiques perdu »  135, il nous faut plus que jamais réfléchir sur le sens des témoi-
© C. Castillo.
Carlos Castillo en relevant qu’entretiennent ces couches picturales avec le bâti et c’est se risquer à gnages que nous retrouvons et que nous voulons transmettre aux
une partie du décor de la
voûte de la nef, Abbaye de
interpréter ultérieurement, avec sources d’erreur, les traces disparues. générations futures.
Saint-Savin-sur-Gartempe, On peut s’en convaincre avec les photographies illisibles des décors qui
© C. Castillo.

133 Sur les relevés et aquarelles de cette période : De la Fresque à l’Aquarelle, Relevés d’artistes sur la peinture murale romane, catalogue d’exposition, Paris, 1994 ;
Le dévoilement de la couleur, relevés et copies de peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance, Catalogue d’exposition, Paris, 2004. Sur Saint-André-des- 134 Cf. F. Heber-Suffrin, « Iconographie et programme », dans Peindre à Auxerre, op. cit. p. 115-120.
Eaux un travail plus archéologique est en cours, par Matthias Dupuis avec le service régional d’archéologie de Bretagne. 135 F. Laloë, « Attention, l’humanité perd la mémoire », Le Monde, 27-28 janvier 2008.

112 113
quel relevé pour quel objet ?

Dialoguer avec le monument : La discussion sur l’éventail des méthodes, « du relevé manuel à la high tech »138,
menée dans le cadre de deux colloques tenus à Cottbus en 2000 et en 2005
relevé manuel et recherche sous ce titre, a donné lieu à deux publications essentielles, dont l’esprit et le
sur la porte orientale contenu reflètent l’évolution considérable de l’état de la question au cours de la
dernière décennie. Or, si le premier colloque avait été consacré au débat entre
Ayyoubide de la citadelle les partisans d’une approche archéologique fondée sur le relevé manuel et les
promoteurs des nouvelles technologies laser alors émergeantes, le second
de Damas (Syrie) délaissait la question du relevé manuel au profit d’une vaste enquête sur les
possibilités des technologies laser et numériques : tachéométrie, photographie
redressée, scanner, logiciels de traitement et de mise en forme des données, le
débat étant centré sur l’économie de temps, la polyvalence des nouveaux outils
et leur intérêt pour l’approche et la visualisation tridimensionnelles. Or, l’évo-
Andreas Hartmann-Virnich, professeur au laboratoire d’archéologie lution récente, dont le second colloque de Cottbus se faisait l’interprète, tend à
médiévale méditerranéenne de l’université de Provence donner raison à un certain scepticisme qui met en garde contre une surévalua-
tion du potentiel des technologies numériques, dont les avantages immenses
Le développement spectaculaire de l’outillage numérique a profondé- et incontestables en termes de gain de temps et de précision dans la repré-
ment modifié la vision du relevé archéologique des élévations au cours des sentation d’un objet dans l’espace, n’a pour ainsi dire aucune incidence sur la
dernières années. Si l’application des nouvelles technologies au relevé d’ar- qualité intrinsèque de l’étude archéologique des élévations en tant que telle,
chitecture est largement rentrée dans les mœurs, au point de devenir au qui procède d’une analyse de l’objet lui-même, et d’une culture archéologique
cours des dernières années la principale sinon la seule stratégie de relevé qu’aucun outil d’approche virtuelle de l’objet ne saurait rendre dispensable. Or,
thématisée et explicitée dans les revues spécifiques de la discipline del’ar- le danger de substituer à une approche directe de l’objet mesuré celle d’une
chéologie monumentale136, la déontologie de ces utilisations n’est guère représentation virtuelle, en confondant l’exactitude géométrique du relevé avec
discutée en tant que telle137. Il faut en effet se tourner vers l’Allemagne, où la précision de l’analyse de son objet, rejoint le problème plus généralement
l’enseignement de la Bauforschung est traditionnellement associé aux écoles inhérent à l’évolution d’une mémoire virtuelle qui augmente les capacités du
d’architecture, pour aborder le thème de la réflexion sur le potentiel et la fina- stockage d’informations tout en réduisant, par la masse même de celles-ci, la
lité des techniques de relevé appliquées au domaine de l’archéologie du bâti. possibilité d’en faire l’analyse, et la synthèse.

Face au danger réel d’une high tech qui, si elle n’est pas appliquée en toute
136 Depuis sa création en 1996 comme supplément à la revue Archeologia medievale, la revue Archeologia dell’architettura a joué un rôle essentiel comme forum connaissance comme un outil dont les avantages et limites sont maîtrisés, ris-
de l’archéologie du bâti en Europe, dont les parutions annuelles ont accompagné et commenté le développement des techniques de relevé. Les volumes des que de favoriser en fin de compte un low result en détournant le regard de
dernières années — VII, 2002 (2003), VIII, 2003 (2004), IX, 2004 (2006) et X, 2005 (2006) offrent un vaste éventail d’études stratigraphiques fondées sur l’application
de la tachéométrie laser et le redressement numérique de clichés photographiques. À l’instar de son modèle italien, les numéros annuels thématiques de la l’objet archéologique dans sa réalité matérielle139, plusieurs contributions du
revue Arqueología de la arquitectura, publiée depuis 2002, proposent une tribune à l’archéologie monumentale dont la portée ne se limite pas à la seule péninsule
ibérique (cf. Arqueología de la arquitectura, 4-2005 (2007), Aparejos constructivos medievales en el Mediterráneo Occidental. Estudio arqueológico de las técnicas
premier colloque de Cottbus ont illustré de manière exemplaire le caractère
constructivas. Au lieu de l’impossible bilan d’une bibliographie en constante évolution, nous renvoyons à quelques publications significatives qui tiennent compte du irremplaçable de l’analyse de visu et du relevé manuel, assisté par un outillage
développement considérable de la réflexion sur les méthodes et finalités du relevé archéologique des élévations en Allemagne, où la Bauforschung est statutairement
intégrée dans l’ensemble des études préalables, et associée à la mise en œuvre des projets de restauration et de réhabilitation, une dynamique exemplaire dans numérique ou non, portant sur une représentation graphique à l’échelle qui
la mesure où l’initiative incombe aux services de l’état des Länder, qui prennent ainsi une part active dans la réflexion méthodologique, et dans la diffusion de ses
résultats : Klein (Ulrich), Bauaufnahme und Baudokumentation, Munich, 2001 ; Schuller (Manfred), Building Archaeology, in: Monuments and sites/Monuments
constitue le support visuel du protocole d’analyse : « réfléchir au lieu de ne
et sites/Monumentos et sitios, VII, (Icomos), 2002 (91 pp.) ; Eckstein (Günther), Empfehlungen für Baudokumentationen. Bauaufnahme — Bauuntersuchung,
(Landesamt Baden-Württemberg, Arbeitsheft 7), Stuttgart, 2003 (78 pp.) ; Schulze (Heiko K.-L.) coord., Von der Spurensuche zur praktischen Anwendung. Historische
Bauforschung in der Denkmalpflege, (Vereinigung der Landesdenkmalpfleger in der Bundesrepublik Deutschland/Union des conservateurs en chef des Monuments
historiques des Länder de la République Fédérale d’Allemagne), 2004, 34 pp. 138 Weferling (Ulrich), Heine (Katja), Wulf (Ulrike) éd., Messen, Modellieren, Darstellen. Von Handaufmass bis High Tech. Aufnahmeverfahren in der historischen
137 Deux colloques tenus en 2000 et 2001 sur l’archéologie du bâti et les possibilités et limites de ses méthodes n’ont abordé la question des techniques de relevé Bauforschung. Interdisziplinäres Kolloquium vom 23.-26. Februar 2000 veranstaltet von den Lehrstühlen für Baugeschichte und für Vermessungskunde der
que de manière périphérique, dans le contexte des problématiques d’enregistrement et de traitement des données archéologiques : Bernardi (Ph.), Hartmann-Virnich Brandenburgischen Technischen Universität Cottbus, Mayence, 2001 ; Riedel (Alexandra), Heine (Katja), Henze (Frank) éd., Von Handaufmass bis High Tech II.
(A.), Vingtain (D.) dir., Textes et archéologie monumentale : approches de l’architecture médiévale, Actes du colloque tenu à Avignon, 30 novembre — 2 décembre Modellieren, strukturieren, präsentieren. Informationssysteme in der historischen Bauforschung. Interdisziplinäres Kolloquium vom 23.-26. Februar 2005 veranstaltet
2000, Montagnac, 2005 ; Parron-Kontis (I.), Reveyron (N.) éd., Archéologie du bâti. Pour une harmonisation des méthodes. Actes de la table ronde, 9 et 10 novembre von den Lehrstühlen für Baugeschichte und ihre Vermessungskunde der Brandenburgischen Technischen Universität Cottbus, Mayence, 2006.
2001. Musée archéologique de Saint-Romain-en-Gal (Rhône), Paris, 2005. Cf. en particulier : Paillet (Jean-Louis), « L’enregistrement et le traitement des données 139 Cf. Mader (Gert Thomas), « Vergleich händischer und rechnergestützter Verfahren : Anwendung, Wirtschaftlichkeit », in Von Handaufmass bis High-Tech II, loc. cit.,
architecturales sur les chantiers archéologiques : intérêt d’une harmonisation des méthodes, risques et limites », in : Parron-Kontis et alii, loc. cit., p. 33-34. pp. 99-110, p. 109.

114 115
quel relevé pour quel objet ?

prendre que des mesures » : ce mot d’ordre de Manfred Schuller, polémique à


juste titre140, invitait naguère à réfléchir en amont de tout travail de relevé sur le
potentiel et les finalités du relevé archéologique, dont la première vocation est
de répondre aux exigences de la compréhension du bâti et de son histoire, au
lieu de se satisfaire de la seule saisie, représentation et étude de sa géométrie.
Aussi, le choix de l’outil dépend-il des objectifs de l’analyse archéologique, et
du degré de l’approfondissement recherché.
Notre exposé fondé sur les résultats de nos recherches sur le complexe monu-
mental de l’entrée orientale de la citadelle de Damas en Syrie se place dans
cette perspective. Réalisée dans le cadre d’un projet franco-syrien conduit
entre 2000 et 2006 sous la direction de Sophie Berthier141, et destinée à une
recherche archéologique thématique centrée sur certaines parties du monu-
ment dans le but d’accompagner les projets de réhabilitation du monument (en
vue de son ouverture au public), notre participation à ce projet avait pour objet
une étude d’ensemble des portes et poternes des deux enceintes successives
du monument.

Résidence des souverains zenghides et ayyoubides dans leur capitale du


Bilâd al-Shâm, séjour et premier lieu de sépulture de Saladin/Salah-el-Dîn,
la citadelle damascène fut un des plus prestigieux monuments fortifiés du
Proche-Orient islamique à l’époque des croisades (fig. 1a et 1b). Ce rang lui
valut la construction d’une seconde enceinte, de proportions exceptionnelles,
élevée à partir de 1203 à l’initiative d’al-’Adil, frère cadet de Saladin, qui fit
Fig. 1a.) La citadelle vue
du Sud-Est. enchâsser l’ancienne citadelle fondée à la fin du XIe siècle de l’ère chrétienne
Von Ostheim, vers 1860.

Fig. 2 Portes Nord, Est


et Ouest de la citadelle
Fig. 1b.) Tours de la courtine méridionale, face intérieure
ayyoubide d’après le
(cliché A. Hartmann-Virnich).
plan de la citadelle en
1917 (WULZINGER (Karl),
dans un nouvel ouvrage défensif dont WATZINGER (Carl),
Damaskus. Die islamische
les courtines scandées, jadis, de Stadt, Berlin/Leipzig, 1924,
treize puissantes tours rectangulaires Pl. 60).

dessinent un quadrilatère irrégulier


de 200 x 150 mètres environ (fig. 2).
Deux portes majeures à l’Est et au
Nord ainsi qu’une porte secondaire à
l’Ouest, découverte grâce à notre analyse des élévations et confirmée ensuite
par la fouille, protégeaient l’accès à la citadelle ayyoubide, sans compter un
nombre considérable de poternes dans les tours dont l’issue surplombait un
140 Schuller (Manfred), « Mehr Denken statt nur messen », in Von Handaufmass bis High-Tech II, loc. cit., p. 213-222.
fossé dont la profondeur et la largeur étaient à la dimension des ouvrages
141 Ingénieur de recherche au CNRS, S. Berthier a dirigé le programme de recherche au titre de l’Institut français d’études arabes de Damas/Institut français du défensifs.
Proche-Orient (IFEAD-IFPO), en collaboration avec la direction générale des Antiquités et des monuments de Syrie (DGAMS).

116 117
quel relevé pour quel objet ?

il s’avéra par la suite, partiellement erronée de l’édifice dans son ensemble.


À l’issue de l’étude, l’histoire de la construction de la forteresse, qui avait été
jusqu’alors envisagée pour l’essentiel comme une succession de deux phases
majeures de la fin du XIe et du début du XIIIe siècle, s’est enrichie d’une chrono-
logie dense de campagnes de reconstruction datables du courant du XIIe siècle,
prélude et préfiguration de la mise en œuvre de la vaste enceinte d’Al ‘Adil.
À la différence d’une impossible étude globale, dont l’apport n’eût guère innové
par rapport à la dernière recherche en date réalisée quelques années aupara-
vant, notre approche devait, pars pro toto, renouveler le regard sur le monument
Fig. 3a. et 3b.)
Porte Est de
par une analyse fine de la construction depuis les fondations, mises au jour par
la citadelle les fouilles archéologiques menées de concert, et faire le lien avec la future res-
ayyoubide : la
porte « royale » tauration. Le caractère diachronique de l’étude imposait le relevé de l’ensemble
(cliché et des indices stratigraphiques susceptibles de nous renseigner sur l’évolution du
relevé
A. Hartmann- monument jusqu’à l’époque actuelle, ajoutant ainsi à la complexité de la docu-
Virnich).
mentation graphique, et au temps nécessaire à la réalisation de celle-ci.

Les exemples suivants, échantillons de notre recherche thématique, n’ont pas


pour vocation de résumer l’histoire monumentale en tant que telle, mais d’illus-
trer l’apport et l’intérêt fondamental du relevé manuel dans différents contextes
où le dessin manuel associé à l’analyse minutieuse des surfaces murales était
seul capable de former le regard pour traduire et saisir la grande densité des Fig. 5 Porte Est,
observations et des informations essentielles sur l’évolution du monument, soubassement
(détails) : joints beurrés
confirmant ainsi l’intérêt de la démarche scientifique, et de la stratégie de (rouge)
représentation graphique adoptée. Proportionnelle à la finesse du relevé et zet rubanés (bleu)
(relevés A. Hartmann-
au temps investi, la remarquable richesse des indices relevés, dont nous ne Virnich).
pouvons donner qu’un bref aperçu,
confère à l’histoire monumentale de
la citadelle damascène une subs-
Fig. 4 Porte Est, relevé (façade, tance concrète dont l’intérêt dépasse
faces latérales et porte
dépliés) (relevé A. Hartmann- largement la dimension monographi-
Virnich).
que, pour poser les jalons pour une
recherche comparative approfondie.

Lieux de passage, de contrôle, de défense et d’ostentation, et témoins privi- Intervenue après l’étude des éléva-
légiés de l’évolution des systèmes défensifs, les portes ont fait à toutes les tions, la fouille au pied de la porte
époques de l’évolution du monument l’objet de l’attention toute particulière orientale  (fig.  5) permit de confir-
des maîtres de la citadelle et de leurs bâtisseurs (fig. 3a, 3b et 4). Le choix mer la genèse progressive du projet
d’une recherche thématique sur ces dispositifs se fondait d’emblée sur le architectural : un premier niveau de
principe d’une étude partielle, celle des portes et de leur entourage monu- grands blocs de libage en saillie, puis
mental immédiat en tant qu’échantillon dont l’analyse fine devait permettre un second de deux assises à bossa-
de caractériser en grand détail une évolution encore méconnue et, comme ges qui n’étaient apparemment pas

118 119
quel relevé pour quel objet ?

destinées à rester visible, d’après le témoignage des joints grossièrement date précoce des muqarnas qui la décorent. D’autres
beurrés et étalés sur le bord du soubassement. Ils sont suivis d’une troisième retailles, mises en évidence par le relevé, ainsi que de
assise qui amorce l’espace d’entrée devant la porte située en retrait. Par la larges jointoiements durent adapter les assises du mur
suite, l’embrasure de l’espace fut élevée sans bossages, un changement d’ap- à la rencontre avec celles de la demi-coupole, dont la
pareil qui alla de pair avec l’emploi d’un outillage de taille particulier — un partie supérieure clavée, de tracé segmentaire, se trouve
taillant grain d’orge fin qui se distingue de la shahouta habituelle — (fig. 6), et contrebutée à la naissance par un bloc de longueur
avec une rectification du plan en désaccord avec l’amorce déjà en place. Sur la exceptionnelle, les autres étant retaillés à la demande
façade, les blocs d’embrasure sont dotés d’un bossage cerné d’un parement pour s’adapter à l’extrados de l’arc de décharge (fig. 8).
finement taillé qui fait tout le tour des boutisses, mais qui se limite à la moitié La hiérarchie des appareils, respectée lors de la mise en
des carreaux, dont les extrémités sont progressivement dégrossies à la broche œuvre, culmine avec l’arc de tête de la demi-coupole, qui
à la manière des blocs à bossage ordinaires jointifs : un traitement privilégié du se distingue des claveaux de l’arc de décharge, simple-
Fig. 7 Retaille en forme de bossage sous le cordon d’imposte
seul entourage de la porte que l’on retrouve dans les autres portes et poternes ment finis à la broche par des tailles grain d’orge denses de la coupole à muqarnas (Cliché et relevé A. Hartmann-
de la même période. et soignées, par des faux joints à la clef, et par la cise- Virnich).
À l’assise d’imposte de la demi-coupole, les angles des piédroit arborent de lure fine des arêtes à l’intrados. Recouverts à l’époque
curieux bossages (fig. 7), dont l’étude détaillée a confirmé la nature secondaire : mamelouke par un réseau de joints rubanés noirs au
ils résultent en effet d’une retaille des blocs destinée à ramener les contours tracé rectilinéaire excessivement régulier, et par l’enduit
du lit d’attente aux dimensions réelles de la corniche d’appui de la demi-cou- blanc associé à ce dernier rejointoiement, les joints ruba-
pole, qui avait été taillée séparément par une équipe experte dont l’intervention nés d’origine ont été façonnés en appuyant l’outil contre
ne saurait faire de doute, compte tenu de la complexité géométrique et de la le bord des blocs, pour raccorder ça et là des défauts
d’alignement du parement, notamment à la rencontre
Fig. 6 Piédroit Est : impacts d’outils de taille dans l’embrasure et en façade (en rouge : changement d’outillage pour
finition dégressive des carreaux ; en bleu : taillant droit grain d’orge ; en marron : ciselures marginales grain d’orge) des appareils du mur de la tour et de la demi-coupole.
(Cliché et relevés A. Hartmann-Virnich). Le relevé attentif fut le prélude à une campagne de
consolidation de ces éléments dans leur état très partiel
Fig. 8 Retailles et joints rubanés de lissage au raccord des
et fragmentaire : polychromie des inscriptions gravées assises du mur et du muqarnas (rouge). Finition dégressive :
à différente époques de la période mamelouke, blasons muqarnas (violet, vert), arc de décharge (bleu), blocs avec
(jaune) et sans bossage (bleu) (Relevé : A. Hartmann-Virnich).
mamelouks repeints à au moins
deux reprises, et trois générations de
peintures du muqarnas dont la der-
nière, du début de l’époque ottomane,
retrouva un éclat suggestif (fig. 9).
L’exemple de la courtine voisine, chaî-
née à la tour-porte et construite en
même temps, illustre un autre type
d’approche archéologique centrée
sur les transformations et altérations.
Si le premier niveau de la courtine
remonte à la construction du début
du XIIIe siècle (fig. 10a et 10b), forte-
ment endommagée par les engins de

Fig. 9 Polychromie ottomane du muqarnas en fin de


restauration. (Cliché : A. Hartmann-Virnich).

120 121
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 10 g.) Trous de poutre


(conversion
de l’espace d’entrée
en bâtiment à étages, à
l’époque ottomane) (Relevé
A. Hartmann-Virnich).

Fig. 10 f.) Relevé pierre à


pierre partiel de la courtine.
Impacts de projectiles Fig. 10 a.) Joints rubanés : première génération (construction de la courtine ayyoubide) (relevés A. Hartmann-Virnich).
d’engin de siège, et boulet
de canon (?) in situ (cliché Fig. 10 b.) Blocs dotés de signes lapidaires : construction de la courtine ayyoubide (un remploi dans le crénelage
et relevé A. Hartmann- du XIVe siècle) (relevés A. Hartmann-Virnich).
Virnich).

siège (fig. 10f), par l’arasement des


bossages, la création d’ouvertures
et le creusement de trous de pou-
tre (fig. 10g), la partie supérieure du
mur résulte de plusieurs réfections
lisibles dans la construction, dans
l’appareil et dans les rejointoiements
successifs. Elle débute en effet par
un système défensif de bretèches et
d’archères, qu’une série d’inscrip-
tions attribue à al-Nâsir Muhammad,
fils du sultan mamelouke Qalâwûn,
en 713 H/1313-14142 (fig. 10c). Or, si
notre premier examen du mur avait
déjà confirmé que ce système défen-
sif, inconnu jusqu’alors car dissimulé
sous un enduit, avait été enchâssé
dans une surélévation plus récente,

142 Chevedden (Paul), The Citadel of Damascus, University on California, Los Angles, 1986, II, p. 447-449, n° 32.

122 123
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 10 c.) Joints rubanés :


seconde génération
(restauration
d’Ibn Qalâwûn,
713H/1313-1314)
(relevé A. Hartmann- Fig. 10 d.) Joints rubanés : troisième génération
Virnich). (restauration intermédiaire)
(relevé A. Hartmann-Virnich).
Fig. 10 e.) Joints rubanés :
quatrième génération Fig. 11 b., 11c.) Superposition de joints rubanés (période
(restauration et mamelouke)
surélévation tardive) (clichés : A. Hartmann-Virnich).
(relevé A. Hartmann-
Virnich).

Fig. 11 a.) Superposition les reconstructions partielles, cartographier et interpréter les altérations et
de joints rubanés (période cassures de la pierre, dissocier et mettre en évidence les systèmes de joints
mamelouke)
(clichés : A. Hartmann- rubanés superposés, et repérer la nature et la configuration de l’ensemble des
Virnich).
impacts de projectile (fig. 10f). Or, il s’agissait là d’une tâche ardue dans les
zones où leur densité était la plus grande, preuves de l’efficacité aussi remar-
quable que redoutable des engins de siège à contrepoids et celle, bien moindre,
l’étude sur échafaudage permit de préciser la stratégie des bâtisseurs qui des canons de modeste calibre auquel il était possible d’attribuer les domma-
avaient pris le soin de masquer les anciens créneaux par un nouveau jeu de ges du dernier siège, concentrés dans les parties hautes. Complémentaires
faux joints rubanés, le dernier des quatre rejointoiements identifiables dont le à ces données, l’enregistrement d’informations sur la taille des blocs et les
troisième avait été réalisé lors d’une réparation intermédiaire (fig. 10d, 10e et signes lapidaires dans la partie inférieure, et le relevé de l’arasement tardif des
11a à 11c). À la chronologie complexe de ces revêtements, que la consolidation bossages au rez-de-chaussée, associé aux séries de trous de poutres grossiè-
et le nettoyage devaient à nouveau mettre en valeur en tant que témoigna- rement entaillés (fig. 10g), devait accompagner une restauration attentive des
ges essentiels de l’histoire du monument, s’ajoutaient les impacts de boulets surfaces murales dans leur état altéré par la transformation des abords de la
d’engins de siège, que l’examen précis permit d’attribuer à deux, voire trois143 porte médiévale en espace fermé à l’époque ottomane.
sièges différents. Aussi, le relevé pierre-à-pierre que nous avons réalisé L’état et la couleur très sombre des surfaces et les conditions de prises de
devait-il distinguer la limite des appareils ayyoubides, identifier et caractériser mesures comme de prises de vue dans un espace confiné étant défavorables
au recours à une photographie redressée de la courtine, nous avons adopté le
143 Les impacts inférieurs à l’étage défensif d’Ibn Qalâwûn se répartissent en deux groupes séparés par une assise indemne. Rien ne permet toutefois de les
principe d’un dessin manuel coté. Compte tenu du nombre considérable des
attribuer à deux sièges distincts, ou à un simple changement des paramètres du tir d’un même engin.

124 125
quel relevé pour quel objet ?

paramètres de cette enquête, de la nature délicate des analyses dont procède


la cartographie des différents éléments, et des limites de temps, cette solution
destinée au traitement des grandes surfaces murales, déjà mise à l’épreuve
au palais des Papes d’Avignon144, garantissait une représentation graphique de
tous les éléments dans un calepinage de l’appareil à l’échelle du 20e, canevas
pour un traitement informatique destiné à l’étude séparée des différents élé-
ments d’analyse.

Autre thématique de l’approche, la relation de la tour-porte avec une tour-porte


plus ancienne, incorporée dans l’ouvrage du début du XIIIe siècle, avait naguère
été interprétée comme une simple succession de deux états à intervalle d’un
siècle environ (fig. 12). Or, la fouille des fondations et le relevé pierre-à-pierre
de la façade méridionale de la tour et des élévations ayyoubides contiguës
révéla une chronologie beaucoup plus complexe, dont les cinq voire six phases
échelonnées entre la fin du XIe et le début du XIIIe siècle plaçaient l’érection de
l’ancienne tour-porte à une date plus récente que celle généralement admise,
datable du milieu du XIIe siècle par la comparaison de l’appareil, de la taille des
pierres et du mortier (fig. 13 et 14) avec des ouvrages de l’époque de Nûr al-
Dîn Zenghi. Or, la mise en évidence de modifications importantes au cours du
XIIe siècle, naguère méconnues ou attribuées à l’état initial de l’époque saljou-
kide, fut essentielle pour la compréhension du grand projet d’al-’Adil qui pouvait
s’inspirer des travaux de ses prédécesseurs qui avaient naguère ébauché des
ouvrages dont la conception générale était déjà similaire, mais dont la solidité Fig. 12 Tour pré-ayyoubide incorporée dans la tour de la porte orientale (cliché et relevé : A. Hartmann-Virnich ;
et les dimensions étaient devenues rapidement obsolètes au cours de l’évolu- plan d’aprés H. Hanisch).
tion considérable de l’architecture militaire au cours de la seconde moitié du
XIIe et au début du XIIIe siècle. En effet, l’ancienne tour préfigurait à une échelle
réduite toute la conception de la tour-porte ayyoubide, moins novatrice dans la
réalité qu’en apparence, ce que confirme aussi une autre découverte essen-
tielle faite grâce au relevé pierre-à-pierre.
Comme la tour-porte du XIIe siècle, la tour ayyoubide dispose d’une porte secon-
daire sur son côté nord, qui dessert aujourd’hui une galerie établie contre une
courtine rebâtie après le siège du sultan mamelouke Baybars (fig. 15). Dans le
cas de l’ancienne tour, il s’agissait à l’origine d’une poterne descendant dans
le fossé : or, la fouille du passage de la porte de la tour du XIIIe siècle mit au
jour un escalier qui attestait une fonction similaire. D’autre part, la proximité
immédiate de ce passage et de la chambre de tir voisine de la tour située sur
le même côté, tout comme la présence d’une bretèche sommitale à l’aplomb
Fig. 13 Vestiges d’une tour pleine antérieure incorporés dans la façade
méridionale de la tour-porte
pré-ayyoubide (cliché et relevés : A. Hartmann-Virnich).
144 Bernardi (Philippe), Hartmann-Virnich (Andreas), « Fourniture et mise en œuvre de la pierre au palais des Papes d’Avignon : le quotidien d’un chantier », dans :
Bernardi (Philippe), Hartmann-Virnich (Andreas), Vingtain (Dominique) dir., Textes et archéologie monumentale : approches de l’architecture médiévale, Actes du Fig. 14 Face Sud de la tour-porte pré-ayyoubide (en vert) et pile de la tour-
colloque tenu à Avignon, 30 novembre — 2 décembre 2000, Montagnac, 2005, p. 110-141 ; Bernardi (Philippe), Hartmann-Virnich (Andreas), Vingtain (Dominique), « La porte d’al-’Adil (en jaune) : appareil, impacts d’outils de taille et types de joint
construction de la tour Saint-Laurent du palais des Papes (1353-1357) : nouveaux regards sur un chantier », dans : Archéologie médiévale, 36, 2006, pp. 159-212. (relevé : A. Hartmann-Virnich).

126 127
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 19 Poterne, escalier


mural, flanc intérieur
occidental : encastrement
d’arc-diaphragme en
façade (en vert), et blocs
de parement retaillés en
biseau à tas de charge (en
rouge) pour servir d’appui
à la voûte reconstruite
avec la partie supérieure
du parement externe de
la tour
(relevé : A. Hartmann-
Virnich).

s’ajoutait un autre résultat essentiel du relevé : la porte, dont l’appartenance


à l’état d’origine ne fait aucun doute (fig. 17), était en réalité conçue à l’origine
comme une poterne desservant le fossé, et sa voûte avait été sommairement
refaite, à un niveau plus bas, lors d’une campagne de restauration à la suite
de graves dommages (fig. 18 et 19) que la tour et la courtine adjacente avaient
sans doute subis lors du siège de Baybars. Il faut alors supposer que la dispo-
sition originelle de cette partie des défenses d’al-’Adil avait constitué un des
des deux ouvertures étaient incompa- points vulnérables dont Baybars sut tirer profit, ce qui expliquerait aussi la
tibles avec l’existence d’une courtine modification du tracé de l’enceinte lors de la reconstruction après la prise de la
entre la porte et l’ouverture de tir citadelle, destinée justement à mettre à l’abri la poterne endommagée, jugée
jointive, à l’emplacement de la cour- trop dangereuse.
tine mamelouke dont les dispositifs Comme le démontrent ces échantillons, la richesse des informations archéo-
Fig. 15 Poterne de la tour-porte et ordonnance des de défense s’adaptent très impar- logiques recueillies dépend de l’intensité de l’analyse et du relevé manuel
passages et ouvertures de tir des tours pré-ayyoubide et
ayyoubide (Cliché A. Hartmann-Virnich ; faitement à l’ordonnance de la tour pierre-à-pierre des élévations. Dans de nombreux autres cas, comme celui
plan d’aprés H. Hanisch). ayyoubide (fig. 16) et dont le tracé est de la porte occidentale médiévale dont elle a permis de dévoiler les vestiges,
Fig. 16 Face Nord de la tour-porte T07 : archère, bretèche sensiblement désaxé par rapport au cette stratégie était la seule capable de résoudre des questions fondamentales,
et poterne du système défensif ayyoubide, courtine
mamelouke discordante et tracé présumé de la courtine front oriental dans son ensemble. À révélant au passage toute la richesse d’une longue évolution monumentale.
ayyoubide antérieure (Clichés : A. Hartmann-Virnich ; l’évidence d’une reconstruction de la En fin de compte, toute la vision du monument se trouve ainsi modifiée par les
plan d’aprés K. Wulzinger, C. Watzinger).
courtine à cet emplacement, confir- révélations, souvent essentielles, issues de l’étude de chacune des portes. Le
Fig. 17 Poterne Nord, face interne : finition dégressive
des blocs d’embrasure (rouge et bleu), des claveaux
mée par la fouille entreprise à la suite cas de la citadelle damascène, immense puzzle d’états imbriqués, montre tout
(rouge) et des blocs de parement (marron) (relevé : de l’étude des élévations, qui mit au l’intérêt de la démarche illustrée par ces quelques exemples, comme complé-
A. Hartmann-Virnich).
jour le radier de fondation de la cour- ment voire ciment d’une approche globale et comparative qui ouvre sur des
Fig. 18 Poterne, relevé du flanc intérieur occidental de
l’escalier mural et voûte reconstruite (cliché et relevé :
tine ayyoubide à son emplacement perspectives nouvelles, sources d’une autre compréhension du monument et,
A. Hartmann-Virnich). présumé de l’autre côté du passage, partant, d’une autre vision patrimoniale.

128 129
quel relevé pour quel objet ?

Les relevés architecturaux réside dans le détail et dans la précision utilisée au moment où l’on effectue le
relevé ainsi que lors de sa restitution sur papier. Leurs relevés, tout comme les
au XVIe siècle en Italie miens, permettent de reconnaître immédiatement et sans hésitation les archi-
tectures représentées : on reconnaît effectivement le cloître de Sainte Marie
de la Paix dans les dessins de Letarouilly ainsi que dans les miens, comme
l’on reconnaît également la villa du pape Jules III dans les dessins de Stern,
de Letarouilly ou les miens. Par conséquent, pourquoi faire preuve encore et
Tancredi Carunchio, professeur associé de restauration architecturale toujours d’une telle volonté de suivre la voie de la connaissance à travers le
à la faculté d’architecture de l’université La Sapienza à Rome relevé ? Nous l’avons déjà mentionné : par un désir de compréhension (désir
étymologique : cum prehendere, prendre ensemble, pénétrer), par un désir de
connaissance des processus de « l’épiphanie de la forme », par la découverte
Se repencher, selon un ordre chronologique, sur les relevés architecturaux des difformités par rapport à la norme cartésienne, par une attention totale-
effectués par mes soins m’a amené à me demander quelles ont été les moti- ment positiviste en relation à la représentation de la réalité.
vations les plus profondes qui m’ont conduit à suivre le chemin historique
du relevé scientifique direct, poussé à une précision extrême. Une précision Pouvons-nous alors également parler de recherche de la vérité dans ce
rejointe par le biais des moyens traditionnels modestes liés à la technique du domaine-là ? Mais quelle est la vérité de l’architecture, de chaque entité archi-
relevé alors que, à la même période, on voyait l’apparition de relevés élaborés tecturale ? Demeure t-elle dans le moment de sa création, de sa conception
grâce à des moyens technologiques bien plus avancés prendre son essor. en tant que forme architecturale ? Ou bien dans la conception des dessins
d’exécution ? Ou encore dans le factum, autrement dit, dans ce qui a été réa-
Mon travail était guidé par le thème de la connaissance et de la repré- lisé comme traduction physique de l’interprétation du maître d’œuvre et du
sentation de l’architecture145, durant une période au cours de laquelle travail des ouvriers ?
l’enseignement des techniques du relevé et du dessin dans les facultés
italiennes perdait toujours plus d’importance, faisant place à la photographie — Je crois que les représentations existantes antérieures aux miennes étaient
cependant nous étions déjà très proches de l’ère numérique — et ayant ainsi vraies elles aussi car elles se rapportaient au moment idéal de la conception :
pour conséquence la perte de la capacité de lecture directe de l’architecture présentation de l’architecture comme forme idéalisée, dénuée de toute imper-
de la part des nouveaux architectes. fection, modèle hors du temps. Les miennes sont-elles plus vraies ? Ni plus,
Mon objectif annoncé — partagé par ailleurs, par mes étudiants ainsi que ni moins, elles sont simplement le produit d’une recherche de la vérité qui
mes collaborateurs — était celui de connaître l’architecture en la touchant de n’est plus idéalisée, mais qui adhère plutôt à la pure réalité, repérable dans
mes propres mains durant les opérations de relevé, motivé par une volonté les expédients perspectifs, les accidents de chantiers, les imperfections des
obstinée de compréhension de sa structure et de son matériau — la « consis- alignements.
tance physique brandienne » — de sa technique de construction et de son
détail. Ma recherche personnelle s’appuyait alors sur les études de la culture En soi, toutes les représentations sont vraies. Elles sont telles qu’elles per-
matérielle. mettent de reconnaître l’objet représenté ; elles sont toutefois conditionnées
par la finalité de la représentation. Mes travaux, eux aussi, permettent de
L’occasion de cette rencontre m’a amené à d’autres considérations. Par exem- reconnaître l’objet représenté, mais pour aller dans le sens de Richard Rorty146,
ple, quelle est la principale différence entre mes relevés et ceux de Giovanni ma nouvelle « vérité » n’est autre qu’une redescription de la réalité constituée
Stern ou de P.-M. Letarouilly ? Je peux aujourd’hui affirmer que cette différence d’architectures étudiées ; redescription rendue nécessaire à partir du moment
où nos rapports à la réalité qui nous entoure s’est transformée en passant des
idéalismes aux hyperréalismes du monde contemporain.
145 Se référer à la collection d’ouvrages dédiée aux relevés architecturaux : « Conoscenza e rappresentazione dell’architettura », dont je suis le directeur, et dans
laquelle, de 1987 jusqu’à aujourd’hui, ont été publiés les relevés de cinq architectures romaines : « Il Chiostro di Santa Maria della Pace », « La Villa di Papa Giulio
III », « La casina del Cardinale Bessarione », « La Casina di Pio IV in Vaticano », « La Villa Lante al Gianicolo » ainsi que « La Villa Saraceno a Finale di Agugliaro di 146 Je dois cette note à la lecture qui me fut proposée par Paolo Fancelli, du court essai de P. Engel et R. Rorty, A cosa serve la verità, Il Mulino, Bologna 2007,
A. Palladio ». p. 55-64.

130 131
quel relevé pour quel objet ?

Par conséquent, les architectures, surtout monumentales, restent tou- De plus, in casi che dicti pilastri et lavoro siano reducti a satisfacione
jours fidèles à elles-mêmes dans leurs plus intimes détails matériels, del dicto maestro Bramante, on octroyait à ce dernier (Bramante), la
structurels et formels ; elles représentent notre soif de connaissance possibilité d’augmenter la rémunération jusqu’à trois ducats de plus au
— de vérité — de montrer petit à petit les divers aspects de leur réalité maximum pour chacun des piliers.
permanente. Le second document est le reçu d’un paiement de vingt ducats pro parte
solutionis columnarum et operum retrosriptorum effectué par les pères
Je vous propose ici trois cas de relevé direct et de restitution architecturale du monastère à un certain Bartolomeo di Francesco de Fiesole, en la
d’édifices du XVIe siècle, dont l’intérêt est de présenter trois cas d’études présence du tailleur de pierre
différents les uns des autres en ce qui concerne leur rapport entre le bâti Andréa Masi, qui promet et s’en-
et les différentes façons dont celui-ci a été documenté à l’origine (ou plus gage à quod paefatus magister
récemment). Bartholomeus adimplebit omnia
et singula per eum promissa.
La méthode de relevé adoptée est toujours celle du relevé métrique direct Ces documents ont fournit quel-
à l’aide d’un tachéomètre à gradation centésimale. ques renseignements importants
à partir desquels on a pu extraire
des considérations intéressantes,
Le cloître de Sainte Marie de la Paix à Rome relatives à l’organisation du tra-
vail et du chantier. D’autre part, la
Ce cas est un de ceux où l’étude de l’histoire de l’organisme architectural description des caractéristiques
s’appuie sur une documentation d’archives suffisante pour confirmer des piliers et de leurs mesu-
certaines attributions, mais pas assez pour fournir des indications exac- res était elle aussi d’une grande
tes sur l’avancement et les différents aspects du chantier147. importance  : colone quadre de
Ce fut le cardinal Oliveiro Carafa, protecteur des «  Canonici travertino de altezza de palmi 15 et
Lateranensi  », Canoniques de Latran,  (les «  réguliers  » de Latran più palmi 6 cum soi capitelli bassi
étaient alors propriétaires de l’église), qui commanda le projet du cloî- idest zonico de largheza de palmi 2
tre du Bramante. On ne connaît pas avec exactitude la date de début per colona et pilastro ; description
des travaux, même si Lanciani suggère l’année 1500, comme on peut qui fait place à deux hypothèses :
d’ailleurs le lire sur l’épigraphe de la frise du premier ordre à l’inté- soit le dessin de Bramante était
rieur du cloître en question  (fig.  1). En  1915, Corrado Ricci retrouva complet comme doit l’être un plan
dans les archives de Saint Pierre deux documents relatifs à un contrat exécutif, soit les indications métri-
en date du 17 août 1500, et à un paiement en date du 25 août148 de la ques étaient suffisantes pour que
même année. Il est écrit dans le premier document qu’un maître, un l’entrepreneur puisse développer
certain Antonio Bartolomeo Francesco de Antonio, tailleur de pierres, le projet de manière autonome.
s’engageait à travailler et à porter à terme (perficere), « otto colonne Un autre document, à partir duquel
quadre » (piliers) de travertin ainsi que leur pilier relatif ben conducte beaucoup d’observations et d’ana-
et lavorate cum quatro legature per colona in tuto e per tuto secundo la lyses ont été formulées, est le
forma del disegono restato in mano de Maestro Bramante architectore…
Le travail aurait été effectué aux frais du tailleur de pierre en question… Fig. 1 Chiostro di S. Maria della Pace, vue du cote lato
Nord-Est.

147 Cf. T. Carunchio, Il Chiostro di Santa Maria della Pace, Vol.  I de la collection sur les relevés architecturaux « Conoscenza e rappresentazione dell’architettura »,
Architetture del Cinquecento a Roma, Rome 1987.
148 C. Ricci, Il Chiostro della Pace-documenti bramanteschi, « Nuova Antologia », I, 1915.

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quel relevé pour quel objet ?

relevé de P.-M. Letarouilly149, dont l’intérêt n’était non pas la connais- Le principal résultat obtenu grâce à l’analyse de la composition des
sance analytique des composantes structurelles de l’édifice, mais la piliers a consisté en l’identification des huit piliers cités dans les docu-
présentation d’une architecture exemplaire, idéalisée, de laquelle on ments cités précédemment, reconnaissables à la manière dont ils ont été
pouvait effacer toute trace d’anomalie et de difformité d’exécution. matériellement réalisés.
L’attention particulière portée au cloître de la Paix fut motivée par
la lecture des deux documents cités précédemment, et qui, dès leur Les chapiteaux ont été représentés en forme d’abaque, leur lecture per-
publication, avaient poussé un grand nombre d’auteurs à développer la met d’extraire quelques considérations concernant leur facture ainsi que
recherche concernant les octo colone quadre de tavertino, très certaine- leur pose. D’autre part, en ce qui concerne les chapiteaux ioniques, grâce
ment bramantesques. Certaines observations des plans issus du relevé à la documentation relative aux travaux de restauration effectués en 1968,
ont mis en évidence, par exemple, le fait que le plan du cloître n’est pas on peut distinguer certaines phases du chantier par rapport au montage
parfaitement carré, mais assimilable à un carré de par la différence de des éléments qui constituent le premier ordre :
mesure d’un côté par rapport aux trois autres (le côté sud est plus court
de 7 centimètres) ; le dessin du dallage en brique a mis en évidence l’ir- • édification des piliers, des piédroits d’ordre toscan en travertin et de
régularité de la géométrie de chaque travée et a également permis de l’arc en brique ;
reconnaître les dallages qui ont été remplacés ultérieurement. • pose de l’entablement en travertin ;
Le plan du sous-sol se caractérise par l’évolution en oblique du mur se • insertion du dosseret ionique entre les arcs ;
trouvant le long du côté sud, par rapport à l’orientation Est-Ouest domi- • pose des chapiteaux déjà taillés en début de travaux.
nante du cloître, avec la présence d’un grand arc-boutant soutenant le
pilier angulaire côté sud-ouest. Le fait que ce mur évolue en oblique D’autre part, en analysant de plus près chaque chapiteau ionique, on
est dû à la préexistence des murs mêmes, par rapport aux fondations observe que la différence de facture des chapiteaux réside en majeure
du cloître, comme l’a déjà souligné Lanciani150 dans son Forma Urbis, partie dans le dessin des volutes, caractérisé par des variations dimen-
dans lequel on identifie les murs de ce qui fut certainement à l’époque sionnelles relatives à leurs axes horizontaux et verticaux.
romaine, les officinae Marmorariorum. On a pu ainsi en différencier trois types : de chapiteaux : à volutes arron-
Une analyse approfondie de la composition en assises des piliers, dies, à ovales et ovales très accentuées151.
conduite au moyen du relevé des dimensions de tous les voussoirs qui Les précédentes observations ont permis d’avancer une hypothèse sur la
les composent nous a amené à identifier en premier lieu l’ordre dori- succession des phases de montage de l’entablement, selon l’ordre sui-
que, qui se décompose ici en deux groupes fondamentaux : un premier vant : Ouest, Nord, Sud, Est en contradiction manifeste avec les autres
groupe de piliers comprenant ceux constitués de voussoirs de travertin, hypothèses proposées précédemment, qui n’étaient pas basées sur l’ob-
caractérisé par l’extrême variabilité de leurs dimensions, que l’on trouve servation des aspects constructifs du cloître, mais plutôt sur la présence
en majorité sur les côtés Sud et Ouest ; puis un second groupe, com- d’une écriture, qu’il est possible de lire en réalité à partir de deux points
posé lui, de piliers dans lesquels l’assemblage des assises semble plus diamétralement opposés : soit de l’angle Ouest/Nord (DEO OPT MAX), soit
ordonné car constitué d’éléments plus homogènes entre eux, grâce à un de l’angle Est/Sud (OLIVEIRUS CARRAPHA).
système d’assemblage et à des dimensions constantes. En analysant la Notre attention s’est portée à examiner une nouvelle fois cette épigra-
composition en assises de chaque pilier sur certaines parties horizon- phe, sa réalisation et ses phases exécutives. Son relevé a été travaillé
tales à hauteurs diverses, au rez-de-chaussée, nous avons constaté le avec énormément de soin, effectué sur la pierre en traçant les contours
passage graduel d’un type d’assemblage d’éléments fragmentés à un de chaque lettre sur un support de papier transparent, afin de rendre
type de pose regroupant des éléments plus ordonnés, comme si ceux-ci une restitution fidèle, permettant ainsi la comparaison entre les mêmes
témoignaient d’une évolution advenue au cours du chantier. lettres par simple superposition du support en papier sur la pierre.
L’échantillonnage a été effectué sur les lettres V, A, R, S considérées

149 Cf. P.-M. Letarouilly, Notices historiques et critiques sur les édifices de la Rome moderne, Paris 1868. 151 Cf. T. Carunchio, Il cantiere del Chiostro di Santa Maria della Pace dai documenti e dal rilievo scientifico,
150 Cf. R. Lanciani, Forma Urbis ; Idem, Storia degli scavi di Roma e notizie intorno alle collezioni romane di antichità, Rome 1902/1904. à l’occasion de la conférence sur « les chantiers de la Renaissance », Tours, 1984.

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quel relevé pour quel objet ?

comme les plus caractéristiques par la complexité de leur signe, nous seulement de procéder à des choix stylistiques et formels, mais surtout de
amenant à conclure que ce travail fut l’œuvre de plusieurs personnes, en mettre en œuvre l’exécution d’un relevé métrique direct, scientifiquement
se conformant au même modèle, mais décliné différemment. appliqué, à comparer à la documentation déjà existante, ainsi qu’à l’exa-
En ce qui concerne la réalisation de l’épigraphe, suite à l’enquête sur les men direct de l’édifice entendu comme produit d’une pratique technique
assises de la frise et sur les lettres y étant gravées, nous avons abouti à et constructive.
l’hypothèse selon laquelle la taille des pierres des voussoirs a été réalisée On peut affirmer que le premier relevé véritable, qui fut par la suite
au commencement des travaux ; la finition de l’épigraphe quant à elle a publié153, fut celui effectué par Giovanni Stern vers 1780 à l’occasion des
été réalisée après le montage ; la redéfinition des lettres à l’assemblage grands travaux de restauration menés sous Pie VI. Le plan est caractérisé
entre deux voussoirs voisins ainsi que la correction de certaines fautes par une symétrie extrême allant jusqu’à conduire l’auteur à éliminer la
d’orthographe ont constitué les phases finales du travail. chapelle dite de Pie VI, qui se trouvait derrière la rampe semi-circulaire
du nymphée. Sur la façade, Stern modifia l’aspect rustique des arêtiers
Le relevé analytique direct, confronté à certains documents, nous a donc en éliminant un bossage pour reprendre la bande d’imposte des arcs des
amené aux résultats suivants : niches et du portail, il dessina également une fenêtre au rez-de-chaussée
du corps latéral, à droite de la façade principale, où il y a toujours eu une
• l’identification de la cause de l’imprécision géométrique du plan de porte. De plus, il fit preuve d’un grand soin dans l’analyse des détails, à
forme carrée du cloître ; partir desquels on note une connaissance précise des canons stylistiques
• l’identification de deux groupes de huit « colonne quadre » (piliers) ; néoclassiques, qui l’induisent, toutefois, à éliminer, les éléments qui n’en
• l’identification de deux modes différents d’interprétation du chapiteau font pas partie.
ionique ; Un autre relevé connu est celui de P.-M. Letarouilly, daté aux environs
• l’étude des lettres de l’épigraphe de la frise. de 1865. Il fut effectué avec une grande précision, pièce par pièce, mais la
construction dans son ensemble fut par la suite représentée, ainsi que le
dessin du dallage, comme une forme idéalisée originelle munie de por-
La villa du pape Jules III à Rome tiques latéraux n’ayant jamais existé, et dont aucun document ne prouve
l’existence. Même la chapelle de Pie VI subit une régularisation par rap-
Ici l’étude de l’histoire de l’édifice à travers le relevé architectural s’ap- port à sa forme véritable154.
puie sur une riche documentation d’archives, qui n’a toutefois pas été Les opérations préliminaires au relevé consistèrent à positionner, au
suffisante pour identifier avec certitude les limites des interventions moyen d’un simple niveau tachéomètre, une série de points de repère
respectivement dues à Vasari, Vignola, et Ammannati, pour ne pas citer mesurés le long d’un axe qui traversait longitudinalement tout le complexe,
certaines visites de chantier de la part de Michel Ange. De plus ces archi- réalisé de manière à ce qu’il coïncide avec l’axe de symétrie du portique
ves ne présentaient pas d’indications sur l’avancement des travaux. Elles semi-circulaire. On posa sur cet alignement un filet orthogonal qui s’éten-
se sont avérées insuffisantes lors des travaux de restauration que j’ai diri- dait de l’intérieur à l’extérieur du complexe. Les mesures furent effectuées
gés sur les parements architecturaux152. En l’espace de cinq ans ; de 1551 au moyen de triangulations et de mesurages perpendiculaires aux mailles
à 1555, le pape Jules III réalisa un système complexe de jardins et de du filet de référence. Les dessins de restitution furent effectués sur place
terres, d’édifices ruraux et ornementaux, dont la villa devait constituer le selon l’échelle de représentation 1:50, sur un support en polyester indéfor-
cœur. Alors que beaucoup de spécialistes avaient réussi, à partir de ces mable afin de remédier aux erreurs dues à la déformation du papier155.
documents, à bâtir une série d’hypothèses sur les projets successifs et sur Pour la réalisation du plan du premier étage, on utilisa un théodolite dans
les variantes du nymphée de la villa, les comptes des travaux n’offraient le but de fixer une correspondance fiable entre les plans du rez-de-chaus-
que de maigres renseignements sur le corps principal de la villa, appelé
pavillon, ainsi que sur l’ensemble. Il nous est donc apparu nécessaire non
153 G. Stern, Piante, elevazioni, profili, spaccati della Villa Suburbana di Giulio III, Roma, 1784.
154 Cf. P.-M. Letarouilly, Notices historiques et critiques sur les édifices de la Rome moderne, Paris 1868.
152 Cf. T. Carunchio, La Villa di Papa Giulio III, Vol.  II de la collection sur les relevés architecturaux « Conoscenza e rappresentazione dell’architettura », 155 Cf. S. Cocchia, A. Palminteri, L. Petroni, Villa Giulia : un caso esemplare della cultura e della prassi costruttiva nella metà del cinquecento, « Bollettino d’Arte »,
Architetture del Cinquecento a Roma, Rome 1987. 42, 1987, p. 47-90.

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quel relevé pour quel objet ?

sée et ceux du premier étage. De plus, afin d’établir le relevé des façades qu’il est aujourd’hui, dans le sens où il n’offrait pas de vue frontale. En effet,
et des différentes sections, on érigea deux plateaux : le premier à environ l’ancienne route d’accès formait un angle d’environ 30° avec l’axe longitudinal
120 cm du sol et le deuxième à la hauteur des fenêtres du premier étage. En du complexe dans son ensemble. On peut donc confirmer l’hypothèse qu’il
outre, on utilisa un échafaudage mobile, et on eu également la possibilité de s’agissait de modifications voulues par l’observation du fait qu’en se basant Fig. 12 Villa di papa
monter sur les échafaudages fixes déjà montés à l’intérieur de l’hémicycle sur un niveau de référence à 0,00 la façade est plus inclinée, et plus haute Giulio III,
la façade principale.
et sur le mur du fond du nymphée. d’environ 24 cm, en correspondance avec l’arête gauche et par rapport à celle
Fig. 13 Villa di papa
de droite. Giulio III,
Notre première considération fut liée à l’axe longitudinal qui fut fixé le long de les imprécisions de la
façade principale.
tout le complexe, car on constata que celui-ci ne coïncidait pas avec celui de
la cour principale. En effet, on observa une déviation progressive croissante
vers la loggia d’Ammannati, qui atteint environ 55 cm à l’extérieur de la logette
de la troisième cour. Cette remarque sembla confirmer l’hypothèse que le
complexe ait été agrandi par phases. Le pavillon et le nymphée auraient été
commencés en tant que deux unités séparées reliées seulement plus tard par
les structures architecturales de la cour. Ces observations sont confirmées
également par les comptes du chantier qui établissent le début des travaux
de terrassement pour la réalisation du pavillon et de la fontaine entre mai
et juin 1551, alors que les comptes liés à la construction de la loggia et des
structures architecturales de la cour proposent des dates postérieures. Ce
nymphée est né de la superposition de divers projets, réalisés en l’espace de On pourrait bien évidemment penser également à des erreurs de chantier
deux ans, du début 1551 à fin 1552. En effet, en plus du dessin originel, à partir ou à des affaissements de terrain en cours de travaux, mais je suis encore
duquel « on commença à creuser la terre à la fontaine » en 1551, Ammannati, aujourd’hui persuadé qu’il est de mon devoir d’avancer également l’hypothèse
à Pâques de l’an 1552 présenta au pape un « modèle de fontaine », et, entre d’habiles corrections en matière de perspective, surtout en ce qui concerne
les mois de septembre et décembre de la même année, on fit construire un les rotations, dont le but était d’améliorer la perception visuelle du pavillon.
modèle à « colonnettes ». Car au fond, les architectes du XVIe siècle avaient tous une solide formation
Plusieurs spécialistes avaient déjà souligné que l’actuel mur du fond du nym- de peintre de perspectives.
phée ainsi que la fontaine basse résultaient des modifications apportées par On a souvent fait référence à propos de la villa Giulia, aux nombreuses « cor-
Ammannati. Cette thèse fut confirmée par le fait que la fontaine ne se situe rections en cours de travaux » dues aux caprices du pape qui en promut la
pas exactement au centre de la cour de la nymphée et que le mur en ques- construction. En plus de ceux que l’on connaît déjà — il suffit de citer la façade
tion se trouve légèrement dévié par rapport à l’axe de la fontaine et aux murs principale réalisée, en comparaison avec la célèbre médaille commémorative
latéraux. En septembre 1552 seulement, on décida d’ajouter l’actuelle loggia de 1552/1553 — le moment est venu d’en citer un qui a été découvert au cours
— adossée à une structure déjà existante — ainsi que les murs au-dessus des des travaux de restauration de cette même façade que j’ai dirigés : en effet,
escaliers, qui présentent une évidente discontinuité de construction et de style pendant le ravalement du mur de la partie centrale de la façade, à hauteur du
par rapport aux murs de la nymphée. premier étage, il s’est trouvé que certaines zones correspondaient aux dosse-
Par la suite, les plans de restitution permirent d’autres observations sur la rets du premier étage.
réalisation du pavillon : la façade principale (fig. 2 et 3) a subi une rotation vers On a ainsi découvert l’amorce d’une naissance de l’arc plus basse qui montrait
le sud d’environ 40 cm. Cette « erreur », n’est pas vraiment évidente, mais sans l’ombre d’un doute l’intention originelle de réaliser un arc en plein cintre
doit être reliée à la rotation analogue que l’on trouve au niveau des tympans dans l’axe de la porte principale sous-jacente. La raison pour laquelle l’arc
des fenêtres et des bossages des arêtiers sur la gauche. Ainsi ces rotations avait été réalisé et existe toujours à l’heure actuelle, est que ce n’est pas un arc
furent interprétées comme des «  corrections  » de perspective apportées en plein cintre mais un arc surbaissé. La modification fut rendue nécessaire
volontairement, dues à la position de la villa dans un contexte différent de ce par la disproportion qu’aurait causée la réalisation d’un arc en plein cintre.

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quel relevé pour quel objet ?

J’ajouterai brièvement au sujet des travaux de restauration d’autres obser- Ainsi, nos préoccupations principales se résumaient à comprendre jusqu’à
vations liées au fait d’avoir directement mesuré et catalogué quatorze types quel point Palladio avait pris en considération les éléments déjà existants
différents de faïences en terre cuite gravées sur les enduits de la façade laté- dans son projet, quelle fut l’extension de son projet et par conséquent quelle
rale gauche. Nous avons également découvert, en-dessous de nombreuses signification attribuer à la présence de structures apparemment non arti-
pellicules de peinture, que la façade de l’hémicycle avait été couverte de culées entre elles. Enfin, nous nous sommes interrogés sur quelle valeur
parties décoratives de grand intérêt comme les panneaux en opus reticu- donner au dessin RIBA, XIII, fol. 5 et à l’évidence d’un traitement graphique
latum, qui ont été ainsi récupérées et positionnés à l’intérieur sur les murs, différent dans le passage de la ianua regia par rapport à celui des hospitalia,
au-dessus des fenêtres du premier étage. en relation avec les relevés déjà effectués, pour vérifier la correspondance
avec le plan de ces réalisations.
Les résultats de ces recherches peuvent donc être résumés par les points De nombreuses études effectuées sur les murs font partie intégrante du
suivants : relevé, dont le résultat, en se référant à la situation planimétrique générale,
En phase de relevé : confirme la greffe de la structure palladienne au sein d’éléments préexis-
tants, qui furent en partie démolis par l’édification du théâtre. Ainsi, les
• la restitution fidèle de la topographie des corps de construction le long matériaux de récupération provenant de la démolition durent être réutilisés
d’un axe qui est apparu dévié par rapport à l’alignement auquel on pour l’édification de la nouvelle structure, comme le démontrent surtout
s’attendait ; quelques études, qui ont mis en évidence des matériaux de même type
• des imprécisions au niveau des alignements horizontaux de la façade ; appartenant à des structures murales édifiées ultérieurement (préexis-
• des corrections (pour des raisons de perspective ?), dans la définition tence et édification palladienne — fig. 4).
de nombreux éléments architecturaux ; Nous avons également identifié certains points intéressants sur les
• des corrections en cours de travaux. plans, tels que le pilier intégré à la structure préexistante, réalisé
pour soutenir l’arc de substruction sur lequel s’appuie l’ouverture
En phase de restauration : de gauche. On a également pu remarquer une structure murale, de
toute évidence déjà existante, qui régularise l’espace de la scène.
• la typologie des faïences gravées sur les enduits de façade ; De plus, on a signalé la présence
• la correction en cours de travaux à l’extérieur de la façade principale ; d’un arc brisé et du mur sous-
• l’identification de décors sur les surfaces externes de l’hémicycle. jacent réalisés indépendamment
de la structure préexistante et de
Le théâtre olympique de Vicence celle de la scène du théâtre de par
la présence d’une substruction sur
Il représente le cas de figure dans lequel l’étude de l’histoire de l’organisme laquelle l’arc en question fut posé.
architectural, en plus du relevé architectural, s’appuie sur des documents La face sud du théâtre présente un
laissés par l’auteur de l’œuvre en question — dans ce cas, Andrea Palladio, très grand intérêt car on y distingue
à travers les pages de son traité. Ils n’ont toutefois pas été suffisants pour différents murs, artifices structu-
savoir jusqu’à quel point Palladio avait tenu compte de la préexistence dans rels (arcs de substruction) ainsi que
le projet du théâtre de singularités remarquables que l’on peut voir sur la des discontinuités qui démontrent
face droite de la façade principale ouest. Dans le cas de ce monument, il clairement le processus de transfor-
n’a pas été possible de négliger la « présence » de Vitruve dans le projet mation que la structure préexistante
de Palladio156. a subi lors de la réalisation du pro-
jet de théâtre de Palladio, ainsi que
lors des modifications ultérieures
apportées par Scamozzi, dues en Fig. 4 Teatro Olimpico, succession des transformations.
156 Cf. T. Carunchio, Indagini conoscitive sul teatro Olimpico Di Vicenza, L. Puppi, Liscico Magnato, il teatro Olimpico, Milan 1992, p. 128-142.

140 141
quel relevé pour quel objet ?

partie à la transformation du plan palladien (vitruvien) et à la réalisation de


la scène perspective.
On peut facilement expliquer ces constatations en se basant sur la descrip-
tion du théâtre selon Vitruve, un théâtre à plan circulaire et en considérant Le relevé d’architecture :
la réalisation finale, un théâtre à plan ovale/elliptique : par rapport à son
état actuel que l’on doit à Scamozzi, étant donné le lieu, il fut nécessaire
la méthode, la gestion
d’édifier des arcs externes de substruction afin d’améliorer l’appui néces- des résultats pour
saire au plan ovale/elliptique. Je me suis donc demandé quelle fut l’idée de
Palladio au sujet de la forme de son théâtre. En effet, un théâtre construit la connaissance et la
selon les règles vitruviennes, autrement dit, limité par les points carac-
téristiques d’une circonférence, aurait trouvé sa place à l’intérieur de la restauration / Application au
structure préexistante (fig. 5). La façon dont les évènements se déroulèrent
nous apparaît donc très clairement : le projet de Palladio avait bien tenu
cas de la villa Adriana à Tivoli
compte de la structure préexistante, ce qui l’avait amené à positionner le
théâtre selon les exigences dimensionnelles et les structures déjà existan-
tes. À la mort de Palladio (1580), Scamozzi reprend le projet et le modifie
selon une disposition qui d’une part, présente la nécessité des artifices
structurels décrits et de l’autre, cherche à suivre le plus possible les indi- Giuseppina Enrica Cinque, professeur à l’université de Rome Tor Vergata
cations vitruviennes.
Un relevé architectural direct fut effectué à l’intérieur du théâtre avec
analyse métrique de la structure de la frons scenae et des fondations des La méthode mise en œuvre pour les relevés des édifices déjà construits,
structures situées en dessous des gradins et du premier ordre de la bien que solidement définie depuis plus de trente ans, demeure souvent
scène ainsi que de la façade externe Sud, avec une attention particulière appliquée de nos jours de manière inappropriée et partielle. Elle n’exploite
Fig. 5 Teatro Olimpico, la portée à l’identification des typologies murales. Cela nous a permis, à nou- en tous cas pas toutes les potentialités que son application plus exhaustive
construction du théâtre
selon Vitruve.
veau, de suivre le cheminement du projet d’Andrea Palladio ainsi que celui peut offrir dans le domaine de la connaissance, de la conservation et de la
de mise en œuvre de Vincenzo Scamozzi, restauration du patrimoine bâti.
tous deux mis en évidence par une quantité Cette méthode comprend les opérations d’acquisition et de restitution gra-
d’observations, de mesures et de contrôles phique des données, ainsi que les analyses servant à la connaissance la plus
détaillés qui nous ont amené à des conclu- large possible de la construction ou de l’ensemble étudié. Le relevé peut être
sions bien précises : défini comme un projet à rebours. L’objet étant donné, il s’agit de définir les
• l’identification de traces d’une structure phases qui l’ont créé, à partir de sa mise en chantier : les contraintes, les
préexistante et la manière dont ces élé- choix, les exigences et tout ce que l’on peut déduire du projet dont le bâti-
ments furent réutilisés par Palladio dans ment est issu.
l’édification du théâtre ; L’acquisition des données constitue une phase prioritaire, ces dernières,
• le théâtre Olympique dessiné par Palladio analysées, vérifiées, mises successivement en forme, donneront le résultat.
aurait dû avoir un plan parfaitement circu- Elles peuvent être réparties en trois catégories : les dessins, les images et
laire, selon les indications du livre V de De les informations provenant de la littérature et des documents d’archives.
Architectura de Vitruve ; L’usage du relevé, s’il se réduit aux opérations de mesure et de détermi-
• Les singularités de la face sud sont dues nation géométrique, sans s’interroger sur la consistance réelle de l’objet
à l’intervention de Scamozzi qui rendit ovale architectural étudié aux différentes phases de son existence, est d’une por-
la circonférence de Palladio/Vitruve. tée limitée pour la connaissance de celui-ci, et donc pénalisant au moment

142 143
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 1 Plan de la Villa


d’Hadrien à Tivoli établi
d’après les relevés exécutés
pour le projet RiVa.

144 145
quel relevé pour quel objet ?

d’opérer les choix relevant d’un projet de restauration. En fonction de la scientifique permettant d’effectuer des analyses historiques de la villa d’Hadrien
complexité et de l’ancienneté de l’objet, le relevé réclamera un groupe plus comme de concevoir les projets de restauration nécessaires et urgents qu’elle
ou moins nombreux d’experts de différentes disciplines. réclame.
Cette méthode a été adoptée pour la définition et la conduite du « projet RiVA »,
mis en œuvre par la surintendance archéologique de la Région Lazio et la La villa Adriana à Tivoli
faculté d’ingénierie de l’Ateneo de Rome Tor Vergata. Son but était de mettre
en place une méthode expérimentale d’acquisition des connaissances sur la La luxueuse résidence érigée selon la volonté de l’empereur Hadrien à
villa d’Hadrien, à Tivoli. Dans un tel projet, le relevé du célèbre édifice, érigé Tivoli, qui avait déjà provoqué l’étonnement de ses contemporains, apparaît
selon la volonté de l’empereur Hadrien sur les pentes des monts Tiburtins, a aujourd’hui encore comme un ensemble monumental aux caractères singu-
occupé un rôle de premier plan dans la mesure où il devait servir d’instrument liers, se distinguant des autres demeures impériales par :
de base pour la convergence des recherches spécialisées à mettre en place. Il
s’agit d’un site archéologique dont la complexité ne vient pas, comme cela arrive • son extension territoriale d’origine, évaluée à 200 ha, donc plus grande
souvent, des modifications des structures d’origine dues aux différents usages qu’une ville romaine de moyennes dimensions (Pompéi, par exemple, cou-
qui s’y sont succédés dans le temps, mais du projet lui-même, attribué pour vrait une superficie d’environ 60 ha) ;
l’ensemble à Hadrien en personne ou à ses architectes. La villa a subi peu de • sa composition d’ensemble, unique par rapport à toute autre villa ou
modifications surtout à partir du XVIIIe siècle, mais de nombreuses parties de la palais impérial de la période romaine ;
villa ont été altérées par des restaurations, qui se sont succédées du début du • la quantité des ouvrages d’ingénierie réalisés, soit pour remodeler le ter-
XXe siècle jusqu’à une période récente. Les restaurations ont souvent souffert rain par rapport au projet, soit pour réaliser des innovations techniques
d’une connaissance partielle ou sommaire, presque toujours liée à l’absence utiles à la fonctionnalité et au confort de la demeure, soit encore pour
de relevés détaillés pouvant fournir une définition correcte des géométries et l’installation d’une voirie cachée et/ou souterraine, en partie carrossable,
des volumétries originales, elles-mêmes altérées par la spoliation, durant des afin de permettre aux serviteurs de se déplacer d’un bâtiment à l’autre
siècles, des matériaux précieux et des décorations mises en œuvre. sans interférer avec la vie de la cour ;
La complexité du plan de la villa, l’existence d’un réseau souterrain de communi- • la distribution — dans une suite désordonnée seulement en apparence —
cations, comprenant une voie piétonne — et même une voie carrossable — ainsi d’édifices et de pavillons alternant avec des espaces ouverts comportant
que la présence d’imposants terrassements servant de base pour les édifices jardins, fontaines, nymphées et décors scénographiques ;
et leurs abords, ont nécessité des enquêtes de relevé réalisées par un groupe • la quantité des œuvres d’art (environ 400 connues à ce jour, sculptures et
d’experts de disciplines diverses. Ainsi a été effectué le relevé de toute la villa, ou bas-reliefs) qui meublaient et ornaient salles et jardins et qui, aujourd’hui,
au moins de la partie d’environ 60 ha aujourd’hui propriété de l’État. En effet, si la enrichissent les plus grandes collections publiques et privées d’Italie et
villa d’Hadrien a été l’objet d’une littérature abondante à partir de la Renaissance, de l’étranger ;
les informations sur lesquelles les experts pouvaient se fonder ne résultaient • l’influence que son architecture, ses peintures et ses éléments décoratifs
que d’études partielles. Ne portant que sur certains des complexes monumen- ont exercé sur les plus grands maîtres, de la Renaissance à aujourd’hui.
taux qui composent la villa, ces études ne fournissaient qu’une connaissance
limitée des liens, architecturaux comme infrastructurels, qui permettent de la Ce caractère unique, cependant, est aussi à l’origine d’une production littéraire
considérer comme le fruit d’un seul projet. très riche, en partie fantaisiste, qui néanmoins a souvent été proposée comme
Le relevé de toute la villa et du terrain a été restitué grâce à la technologie numé- base en l’absence de relevés préalables, donc sans justifications valides, véri-
rique — en particulier à l’aide d’une application du type paramétrique 3D pour fiées ou vérifiables. Malgré tout, cette littérature comporte des travaux d’une
les données géométriques et dimensionnelles, à laquelle fut associé d’une part réelle valeur scientifique, bien qu’ils s’adressent surtout à un public spécialisé.
un système d’information pour la gestion des données historiques, photogra- Peu connus et diffusés, ils portent presque toujours sur les connaissances
phiques, littéraires et d’archives, et d’autre part une série de modèles virtuels acquises à partir d’un seul sous-ensemble de la villa, comme si celle-ci était
créés pour produire une image aussi fidèle que possible de la réalité volumé- une ville et non une œuvre réalisée selon un projet unique.
trique originale de l’œuvre. Ce relevé constitue actuellement le seul instrument C’est vraisemblablement l’abondance de la littérature qui a amené à ce phé-

146 147
quel relevé pour quel objet ?

nomène étrange que l’on pourrait nommer la « notoriété dans l’ignorance » De cette manière, le relevé apparaît pleinement comme un instrument
de la villa impériale tiburtine. Après tant de siècles d’étude, cette incroyable scientifique et pas seulement comme un outil d’acquisition de données
expérimentation architecturale voulue par Hadrien n’est réellement connue dimensionnelles exactes. Non que celles-ci ne soient pas fondamentales :
que dans une très faible proportion. C’est dans un tel contexte que le projet au contraire, leur importance est essentielle mais à condition que l’opérateur
RiVA a été développé par la surintendance, avec de nombreux groupes et ins- soit en mesure d’en interpréter la portée et de recueillir les indices pouvant
titutions de recherche157. fournir des suggestions.

Aujourd’hui, cinq ans après le début des études sur la villa d’Hadrien dans
Un instrument scientifique la perspective que nous venons de développer, il est possible d’établir un
bilan positif de l’application rigoureuse, scientifique et critique de la méthode
Le relevé peut se définir comme un « projet à rebours » si les références employée. L’obtention de résultats inédits et incontestables ouvre de nou-
habituelles de la discipline du dessin d’architecture158 sont suivies. Ainsi, dans veaux horizons sur l’histoire et l’étude critique de l’architecture. Résultats
l’étude d’un objet architectural quel qu’il soit, l’objectif est de percevoir le pro- dont la nature et l’abondance ont porté à une publication — actuellement sous
jet originel et les variations éventuelles qu’il a subi au cours de sa construction, presse — et dont nous ne présentons ici que la partie permettant d’éclairer de
et par la suite, à travers le temps. Objectif qui impose une attention sur tous manière synthétique la méthode adoptée.
les points, critique et herméneutique. À ce sujet, il convient de citer Rubertis159,
quand il prévient : « Pour avoir du sens et garantir de bons résultats, le relevé
doit s’imposer comme programme. Il doit être élaboré avec conscience, dirigé De nombreux édifices enterrés
par une intention précise et déterminée de connaissance et conduit avec une
méthode interdisciplinaire. Il en résulte que le relevé est lié à l’opération par- Les premières phases de l’étude ont eu pour objet le « projet de relevé » et
ticulière à accomplir, et requiert un véritable projet, comme la construction le choix des processus à prendre en considération pour le développement
même de l’architecture… Le relevé est la réponse qui est donnée à une série des recherches. Après avoir recueilli les données de la littérature antique,
d’interrogations suscitées par une intention de connaissance : il a donc un historique, moderne et des archives disponibles, une analyse préliminaire a
mobile et un but, c’est-à-dire qu’il tend à un résultat à partir d’exigences été développée à partir de laquelle il a été possible de définir une échelle de
spécifiques. Ce ne serait cependant pas une provocation de le définir comme probabilités et de fonctionnalités de ce qui est encore visible in situ. Dans le
tendancieux, orienté à chercher des réponses se référant aux programmes même temps, on a pu observer que quelques sous-ensembles (par exemple
qui l’ont motivé. Quand son but est d’atteindre des résultats qui comportent Roccabruna, la Palazzina Triboletti, le musée du Canope et le casino Fede avec
un jugement critique et herméneutique de l’objet analysé, il a nécessairement les édifices voisins) ont été l’objet de nouveaux usages, surtout à partir du
un contenu critique et herméneutique ; il enquête en fait dans le domaine des XVIIIe siècle, tandis que d’autres ont été lourdement saccagés et incendiés au
connaissances discutables et en transmet les interprétations fournies ser- VIe siècle de notre ère par les Goths qui avaient investi la villa elle-même, puis
vant de clé pour donner un sens à l’enquête. Il a donc un caractère subjectif, dépouillés ou même démolis (jusqu’à l’arasement des structures en élévation,
dépendant de la culture de l’exécutant et des intérêts du contexte dans lequel comme dans le cas de l’Antinoeion). Ces dégradations se sont poursuivies,
il est reçu. Le relevé créé la connaissance par le moyen d’une procédure d’in- commises par les habitants de la région et, plus encore, par les collection-
vestigation qui recueille les données non seulement de l’objet analysé mais de neurs et antiquaires qui, de la visite du pape Piccolomini (Pie II) au XVe siècle
tout le savoir collectif qui a constitué les valeurs de l’objet ; il en reconstruit jusqu’au début du XIXe, ont financé des fouilles dans le seul but de récupérer
l’histoire et en interprète les significations. » des décorations en marbre de grande valeur pour enrichir leurs collections.
Même si seule une petite partie des structures ayant été réutilisées dans le
temps a été impliquée dans la phase de l’analyse des modifications succes-
157 Institut de physique nucléaire au CNR Lara, des groupes de la faculté d’architecture de Rome aux groupes de la faculté d’ingénierie de Florence, sans oublier des
chercheurs de nombreux pays européens. sives, l’étude n’a pas été simple. Comme en témoignent les succès obtenus
158 Cf. Disegno. Rilievo critico e conoscenza storica [Atti del VI convegno nazionale dei docenti delle discipline della rapprensentazione], Lerici, 1984; C. Cundari (éd.),
L’immagine nel Rilievo, Roma, 1989 ; Quaderni del Dipartimento di rappresentazione e rilievo dell’Università degli Studi di Roma, La Sapienza, passim.
au cours des dernières campagnes de fouilles entreprises par la surinten-
159 Roberto de Rubertis, «Il nuovo rilievo», dans R. de Rubertis (éd.), La Città rimossa, Roma, Officina Edizioni, 2002, p. 21–22. dance (pour l’Antinoeion, déjà cité, ou la zone de la Palestre), le pourcentage

148 149
quel relevé pour quel objet ?

des édifices encore enterrés semble assez élevé. Nombreux sont ceux dont la
maçonnerie s’élève à peine à plus d’un mètre, et presque tous les vestiges ne
conservent que les noyaux internes des murs, spoliés de leurs parements et
même d’une partie de leurs briques. Tout cela a imposé une attention particu-
lière pour l’identification du moindre indice capable de fournir une information
cohérente, dans le cadre de la typologie concernée, avec les savoirs scienti-
fiques ou les techniques de l’époque et avec tout autre élément à comparer
ou à vérifier.

Un bain de vapeur révélé

Une telle attention, à la différence des études antérieures publiées, à été por- Fig. 3 N. Di Cola, G. E. Cinque, en collaboration avec Fig. 4 N. Di Cola, reconstitution de la sudatio des Terme
tée à toute la partie de la villa incluse dans la propriété publique. Le but était S. Lemma Geotop, relevés avec scanner laser 3D con Eliocamino.
de la sudatio des Terme con Eliocamino.
de procéder à une lecture de l’objet archéologique dans sa totalité. Compte
tenu des dimensions de la zone à analyser, il a fallu mettre en œuvre toutes les

tio (salle de vapeur). Cette fonction est avérée par la présence, à l’intérieur de


la salle, de l’empreinte d’un conduit étroit réservé à l’apport d’une modeste
quantité d’eau160. L’absence de tout écoulement et l’existence, dans les zones
où sont disposés les hypocaustes, de feuilles de plomb intercalées entre les
couches de mortier du sol du bassin suggèrent une installation conçue pour
l’évaporation de l’eau débitée par le conduit, donc une salle dédiée aux bains
de vapeur.
Bien que le scanner laser 3D produise des données d’une précision impres-
sionnante, son usage ne s’est pas non plus montré efficace pour les autres
complexes de la villa. Les expériences menées par certains groupes de relevé
ont, certes, permis d’obtenir des images très suggestives161, sans toutefois
pouvoir percer à jour l’essence du projet des ensembles relevés.

Le laser 3D écarté

Pour recueillir le projet d’origine et en produire un relevé qui, outre la préci-


méthodes et instruments destinés à l’acquisition de données géographiques sion des données métriques, puisse offrir quelques points de connaissance,
Fig. 2 N. Di Cola, groupe
Disegno Tor Vergata, et dimensionnelles, notamment le relevé indirect au scanner laser 3D. Son le scanner laser ne se présente pas comme l’instrument approprié. En effet,
relevés des Terme con
Eliocamino, 2005.
application a été expérimentée pour relever les thermes de l’Eliocamino, mais la distance significative entre l’objet à relever et le releveur ainsi que l’énorme
les résultats étant peu satisfaisants, il fut nécessaire d’exécuter des mesures
avec des instruments plus traditionnels au moyen du relevé direct, réalisé à 160 Hubertus Manderscheid, « Uberlegungen zur Wasserarchitektur und ihrer Funktion in der Villa Adriana », Romische Mitteilungen, 107, 2000, p. 109-140. Le
chercheur avait formulé son hypothèse sur la base d’une donnée indicant une quantité d’eau erronée sortant de l’orifice. De nouveaux calculs tenant compte des
l’intérieur de l’espace des suspensurae (pilettes en briques supportant le sol). dimensions de l’orifice et des données de la documentation ont montré que le volume d’eau débité devait être minime, et certainement comparable à 1/10e de celui
Cette méthode a permis de définir l’utilisation d’un grand espace circulaire proposé par Manderscheid.
161 P. Clini, F. Fiori, N. Sciarra, « Villa Adriana in Tivoli: a method of survey for archaelogical heritage », in XXI International CIPA Symposium 01-06 October, Athènes.
voûté — dénommé Eliocamino — dont on sait aujourd’hui qu’il fut une suda- G. Verdiani, S. Di Tondo, « Methodology of 3D digital survey operations and data processing according to architectonic investigations in archaelogical area », ibid.

150 151
quel relevé pour quel objet ?

quantité de données qu’un tel instrument met à la disposition de son utili-


sateur sans qu’il puisse obtenir des résultats d’analyse critique, constituent
deux facteurs négatifs. Comme il a été possible de le démontrer par les
résultats obtenus, c’est le plus souvent grâce au contact physique avec les
vieux murs, conjugué à l’observation constante et la mémoire des données
issues de la documentation, que l’on peut discerner parmi toutes les don-
nées susceptibles d’analyse, celles qui sont des indicateurs, c’est-à-dire qui
offrent des réponses utiles aux questions que se pose celui qui procède au
relevé. Une fois le scanner laser 3D écarté, l’attention s’est portée sur des
instruments qui, bien qu’indirects, permettent un contact entre le releveur et
l’objet relevé. La station branchée à un GIS, la photogrammétrie numérique,
ou des instruments de relevé direct, c’est-à-dire le simple décamètre et le
fil à plomb… ont permis d’obtenir des résultats probants.
Un des résultats significatifs obtenu avec les systèmes décrits ci-dessus,
sinon un des plus importants pour la compréhension du système de déco-
rations murales à l’époque d’Hadrien, a été obtenu par les études engagées
sur l’édifice aux trois exèdres162. Au cours des opérations de nettoyage d’une
des salles du complexe, une discontinuité est apparue dans le mortier du sol. À
la suite des fouilles effectuées sous la direction de Mme Adembri, directrice de

Fig. 5 C. Di Santo, groupe


Disegno Tor Vergata,
élaboration d’analyse du Fig. 6 G.E. Cinque, A. Ianni, N. Di Cola, Études, analyses et hypothèses de reconstitution des décorations murales des
Teatro Marittimo de la Villa 162 G.-E. Cinque, « Un nuovo approccio interdisciplinare per lo studio della Residenza dell’Imperatore Adriano a Tivoli », Orizzonti, 2005. murs nord de la salle TE7 de l’édifice Tre Esedre, 2005.
d’Hadrien, 2006.

152 153
quel relevé pour quel objet ?

la villa, cette discontinuité a permis de dévoiler non seulement un système de


suspensurae, jamais documenté auparavant dans cette zone, mais également
une grande partie des décorations murales de la salle.
La reconstitution de la géométrie des décorations a permis d’émettre des hypo-
thèses sur l’ensemble du système de décoration, y compris dans ses détails. Ces
hypothèses, formulées d’après les données présentes in situ et celles fournies
par les fouilles, fortement étayées par la logique des proportions des concep-
teurs de l’Antiquité, ont trouvé leur pleine confirmation à la suite de la découverte
d’une majestueuse latrine unique, dans la zone nord dite du « jardin-stade ».
Cette découverte n’a été rendue possible que grâce à une opération de relevé
critique. La zone du jardin-stade avait, en effet, été soigneusement étudiée par
l’architecte-archéologue allemand Hoffmann et ses recherches163, méticuleuse-
ment retranscrites, pouvaient amener à considérer la zone comme bien connue
et comprise, si ce n’étaient quelques divergences apparaissant entre le relevé
manuel et son interprétation. En particulier, dans la série de salles fermant la
zone au nord, Hoffmann avait développé une hypothèse de restitution qui, bien
que ne correspondant pas pleinement aux faits apportés par le relevé, donnait
pour probable la proposition de Piranèse164 au sujet de l’existence d’une salle au
secteur Nord-Est. Cette salle, la seule du jardin-stade à ne pas avoir été libérée
des décombres de murs écroulés qui l’obstruaient complètement, semblait par
sa situation, proche de salles richement décorées, avoir une fonction de passage,
probablement réservé aux serviteurs, et donc de peu d’importance.

Des revêtements précieux

Les différences entre les relevés


graphiques et les hypothèses de
reconstitution de Hoffmann concer-
naient les façades des salles sur le
jardin-stade. Le relevé, comme en
témoignent encore aujourd’hui les
vestiges in situ, mettait en évidence
l’existence de trois ouvertures, signa-
lées par la présence de restes ou
d’empreintes de seuil, là où Hoffmann
Fig. 7 Hoffmann, relevés
et hypothèses de en voyait cinq. Ceci veut dire que le
reconstitution des salles chercheur, au moment de formuler
nord, Giardino-Stadio,
1980. son hypothèse, avait en tête une idée

163 A. Hoffmann, Das Gardenstadion in der Villa Hadriana, Mainz, 1980.


164 G.-B. et F. Piranesi, Pianta delle fabbriche esistenti nella Villa Adriana, Rome, 1781. Fig. 8 G. E. Cinque, A. Ianni, hypothèses de reconstitution des salles au nord du Giardino-Stadio, 2005.

154 155
quel relevé pour quel objet ?

ou bien de la salle plus à l’ouest, dont la spoliation plus radicale pouvait lais-
ser penser à la présence d’un décor des plus précieux. En analysant de plus
près cette salle, on découvrit un indice dont Hoffmann n’avait pas tenu compte
dans la phase analytique : un surcroît d’épaisseur du mur à l’est, n’occupant
qu’une partie de la moitié de la longueur de ce mur. Après avoir reporté cette
surépaisseur sur le plan de cette salle, et en tenant compte de la position parti-
culière de la porte postérieure du coté nord-ouest, il a été possible de suggérer
l’existence d’un cubiculum, ou chambre, avec deux alcôves, zothecula, pour
les lecti [lits], semblable à d’autres, moins nombreux, retrouvés dans la villa
et, en particulier, dans le palais d’hiver, à Roccabruna, au pavillon de Tempe
et au théâtre maritime.
Toutes ces chambres sont caractérisées par la présence d’alcôves, d’une
ou plusieurs latrines à proximité, avec des revêtements de qualité aux sols
et aux murs. En revanche, nous ne disposons pas d’information sur la pré-
sence d’ouvertures pour l’aération et l’éclairage naturel, sauf dans le cas de
Roccabruna, où le cubiculum est presque conservé dans son intégrité, encore
couvert, et dépourvu de fenêtres. En outre, tous ces espaces (à l’exclusion de
Roccabruna, modifié, dès l’époque d’Hadrien) sont toujours reliés à des salles
richement décorées et à d’autres plus modestes, pouvant être destinées à
l’usage des domestiques personnels de l’empereur.

Une latrine exceptionnelle

Cependant, dans le cas de la chambre du jardin-stade, l’usage de cubicu-


lum a pu être confirmé aussi bien par sa typologie que par la présence de
deux salles limitrophes et la découverte d’une latrine unique, non loin de
Fig. 9 G. E. Cinque,
A. Ianni, confrontations
là. La seule pièce non encore explorée et qui pouvait servir de latrine, était
typologiques entre les celle se trouvant à l’est, encore occupée par les débris de l’effondrement.
cubicula de la Villa
d’Hadrien, 2004. Suite aux travaux de déblaiement engagés par Mme Adembri, il a non seu-
lement été possible de confirmer que cette salle était une latrine, peut-être
une des rares au monde à posséder ses décorations presque complètes,
que même l’évidence des vestiges ne pouvait lui faire abandonner, et cette mais encore de vérifier les hypothèses émises sur la décoration murale des
idée était, semble-t-il, d’une série de trois espaces d’accès indépendant, mais salles de l’édifice aux trois exèdres. Dans la latrine, des portions de la décora-
liés entre eux, l’espace central ayant une ouverture plus imposante, soulignée tion murale en sectilia de marbre et de verre ont été retrouvées in situ. On a pu
de deux colonnes. Il restait à comprendre pourquoi Hadrien aurait fait réaliser observer que le « socle » (partie inférieure de la décoration murale appliquée)
trois petits espaces, la chambre centrale certainement somptueuse, dont les était du même marbre que celui présent dans la salle de l’édifice aux trois
vestiges montrent un sol précieux en opus sectile et des traces de revêtement exèdres et présentait, pour sa bordure supérieure, une moulure en marbre
semblables aux parois ; la salle adjacente, à l’est, pourvue d’un sol en sectilia rouge antique. La même moulure, retrouvée en fragments dans les fouilles
marmorea et des parois décorées de peintures murales. La réponse pouvait de l’édifice aux trois exèdres, avait servi de modèle, par ses dimensions et
venir de la compréhension de la salle encore obstruée par des décombres, proportions, pour la bordure supérieure du socle dans la reconstitution hypo-

156 157
quel relevé pour quel objet ?

du déblaiement de l’hypocauste.
Contrairement à ce qui est rapporté
dans la documentation165, la décora-
tion murale — tout du moins dans les
salles étudiées  — n’était donc pas
uniquement composée de grandes
plaques, dont les dimensions corres-
pondraient aux trous et aux ancrages
visibles sur les murs, mais aussi
d’autres éléments destinés à l’enri-
chir par des variations géométriques
et chromatiques.
Les résultats de ces analyses ont
ainsi permis de réaliser des modèles
graphiques définissant les formes,
les volumes et les proportions des
ensembles étudiés dans leur état
actuel et, dans certains cas, à l’épo-
que du règne d’Hadrien.
Les modèles en volume permet-
tant d’apprécier la consistance
actuelle des ensembles, ou des
groupes d’ensembles, ont été réali-
sés essentiellement pour fournir un
support cohérent aux indicateurs de
relevé. Étudiés et évalués de façon
critique, ils ont été à la source d’au
moins une suggestion utile pour la
connaissance de l’édifice. Ces modè-
thétique du décor. En outre, comme les ont été divisés en trois groupes :
en témoignent d’autres portions le premier se réfère aux volumes et
de décorations murales trouvées proportions d’ensembles contigus,
en place dans la latrine, les zones fournissant des indicateurs utiles à
revêtues de plaques de marbre de
dimensions notables étaient enca-
Fig. 11 V. d’Ovidio, groupe Disegno Tor Vergata,
drées de moulures composées de hypothèses de reconstitution d’un détail de la décoration
Fig. 10 a), b), c), d) - Images de la latrine retrouvée murale dans la latrine du Giardino-Stadio.
morceaux de marbre et de verre dans le secteur est des salles septentrionales du
de dimensions variables, de 5  mm Giardino-Stadio.
a) la latrine vue de la zone du Giardino-Stadio.
à 5  cm, confirmant ainsi les hypo- b) la latrine vue de la zone du Giardino-Stadio.
thèses formulées auparavant sur la c) détail de la latrine retrouvée dans le secteur est des
salles au nord du Giardino-Stadio.
base des vestiges retrouvés au cours d) détail de la latrine vue de la zone Giardino-Stadio. 165 M. Ueblacker, Das Teatro Marittimo in der Villa Hadriana, Mainz, Zabern,
1985.

158 159
quel relevé pour quel objet ?

Le relevé d’anatomie
constructive des bâtiments
d’habitation ordinaires

Jacques Fredet, enseignant à l’école nationale


supérieure d’architecture de Paris-Belleville

L’architecture « vernaculaire », dite aussi « mineure », « ordinaire »,


ne fait pas toujours effectivement partie de l’histoire occidentale
de l’architecture. Celle-ci a toujours mis l’accent sur le bâtiment
exceptionnel, la périodisation stylistique d’une architecture dite
«  savante  », l’architecte «  artiste-innovant  », les «  avant-gardes  »,
en un mot sur l’« ego d’un « artiste-auteur », unique, « stirnerien ».
C’est pourtant le domaine du patrimoine bâti le plus menacé à l’ère
industrielle.
Hier, le relevé intéressait quelques architectes qualifiés tantôt
d’«  antiquaires  », tantôt de «  restaurateurs  », etc. Aujourd’hui, le
relevé est devenu plutôt une affaire d’archéologues ou d’historiens.
On observe un désintérêt, sinon une indifférence de la part de la
profession d’architecte — de cette part, majoritaire, qui considère le
neuf à l’exclusion de l’ancien. Ceci concerne également la plupart
des personnels enseignants dans les écoles d’architecture et, à leur
suite, les étudiants.
Le relevé des ouvrages, notamment dans le domaine privé du bâti
ordinaire, est souvent considéré comme un travail de subalterne,
la compréhension de la structure globale d’origine ; le second englobe tous pénible, rebutant, voire un témoignage encombrant, par l’architecte
Fig. 12 G. E. Cinque,
N. Di Cola, hypothèses de les indicateurs concernant les décorations ; le troisième réunit les modèles et l’ingénieur  (français) du bâtiment, de mentalités profondément
reconstitution de la salle
TE7 de l’édifice des
considérés comme les plus opérants au cours des phases d’analyse des don- «  a-historiques  », de même que par l’entrepreneur. Beaucoup pen-
Tre Esedre, 2005. nées relevées par comparaison avec les modèles existants. sent que les ouvrages d’un bâtiment ancien —  disons construit
Si ces modèles peuvent être jugés « tendancieux », c’est-à-dire fruits d’une avant 1939 — sont plutôt « désuets », « à remplacer », à refaire « en
interprétation, ils n’en demeurent pas moins fondés sur de solides informa- mieux  », si possible sans témoins, ce que l’on peut résumer par la
tions résultant de relevés critiques et peuvent donc faciliter la poursuite des formule «  revenez voir plus tard la surprise qu’on vous prépare  ».
enquêtes déjà engagées. Ils contribueront ainsi au champ de l’histoire de Et quant à ceux qui ont encore le monopole de la réfection du monu-
l’architecture antique, ou bien à celui de la recherche des langages propres mental, ils chercheront souvent à y implanter de force une certaine
— encore méconnus ou inconnus — à l’architecture impériale de l’époque d’Ha- quantité de prothèses, en matériaux dits de « haute technicité », si
drien. Ils trouveront également leur pleine application aux analyses ayant pour possible les mêmes que ceux que l’industrie spatiale réserve aux
but la conservation, la restauration et la valorisation des édifices représentés. astronautes  (le béton précontraint a, autrefois, rempli ce rôle), et

160 161
quel relevé pour quel objet ?

cela de toute évidence «  pour les sauver  », en ne craignant pas de Objectifs sous-jacents, dérivés
biffer, surcharger — réécrire — leur histoire matérielle afin de leur
insuffler une nouvelle virginité, quelque peu suspecte 166... Le diagnostic de la structure tel que nous l’entendons n’est pas le seul
Nous partirons d’un point de vue opposé  : les architectes doivent but du relevé, même s’il est, ici, le principal objectif. L’anatomie de la
se recentrer sur leur métier de base, dont la pratique intensive du construction sert des objectifs plus larges : implanter et décrire des tra-
«  dessin manuel  », en explorant le vaste domaine d’application du vaux divers (reprises, modifications partielles ou générales, etc.), dégrossir
« relevé », notamment de celui dit d’« anatomie constructive », que des quantités nécessaires aux « métrés », connaître le potentiel distributif,
l’édifice soit neuf ou ancien, et cela en raison de sa valeur d’appren- évaluer certains effets plastiques (cas d’ouvrages apparents), encadrer la
tissage par contact direct avec l’espace et le matériau bâti, ainsi datation (factures types), préparer l’étude stylistique (sur certaines travées
que pour son potentiel de comparaison dans le temps. Et puisque répétitives on peut faire figurer la structure et le second œuvre, par couches
ce mode de connaissance est délaissé par la plupart de ceux qui d’arrachement successives).
s’occupent de près ou de loin de ce qu’on appelle « patrimoine » bâti, Il s’agit de dresser la carte d’un bâtiment par approximations successives,
nous allons dévoiler notre programme  : «  Connaître et apprendre, du général au particulier, en sachant que « la carte n’est pas le territoire »
entre autres, dans le champ de la construction courante —  aussi mais peut être un outil commode pour sa découverte, son exploration et
bien préindustrielle que contemporaine — ce que d’autres ne savent qu’elle est probablement indispensable aux interventions sur celui-ci, qui
pas faire ou ne savent plus faire, ne veulent pas faire ou ne veulent doivent être mûrement réfléchies en raison de leurs conséquences patri-
plus faire. » moniales et de leur coût. Reconstruire une « forme » par le dessin à l’aide
de dimensions mesurées nous ramène aux deux sens, ambivalents du mot
Le relevé des bâtiments d’habitation «  ordinaires  » de conception « forme » en français : apparence sensible et forme du contour d’une part,
et de facture souvent anonymes, de dimensions modestes, implan- organisation interne, structure, composition des parties d’autre part.
tés sur un parcellaire foncier, urbain, dont on possède déjà une Ce qui compte dans ce genre de document graphique, c’est la présence
représentation graphique  (cadastre), suffisamment précise pour visuelle « simultanée » de nombreux facteurs, facilitant la comparaison,
les finalités qui nous occupent, « diffère » dans la pratique (et non l’évaluation, la synthèse. L’édifice à relever méthodiquement est considéré
dans les principes) de celui de la plupart des édifices monumentaux, ici comme une archive matérielle de l’espace bâti, sans exclure d’autres
généralement de dimensions beaucoup plus grandes, de facture et sources écrites ou orales, qui peuvent cependant être démenties par cette
de structure souvent exceptionnelles. réalité matérielle, à condition de savoir la reconnaître et l’interpréter. Le
Un des buts de ce genre de relevé vise à établir le « diagnostic de la relevé est d’ailleurs le principal moyen pour appréhender un bâtiment lors-
structure statique » qui devrait précéder tout programme de réaffec- que les sources écrites et graphiques sont lacunaires.
tation, toute étude de réutilisation et, par conséquent, tous travaux Le degré de précision requis est de l’ordre de quelques centimètres (infé-
d’une certaine importance — en dehors de l’entretien courant ou de rieur à 5  cm), sauf pour l’aplomb des points d’appuis verticaux  (parois,
la confortation d’urgence 167 . La démarche est inversée par rapport piliers, poteaux) où il est de l’ordre du centimètre. Quoique demandant une
à celle de la construction neuve : on part ici d’un bâtiment existant certaine précision, le relevé — généralement effectué au 1:50e — implique
dont il s’agit de faire le relevé des ouvrages pour évaluer sa capacité nécessairement une part de schématisation et il s’effectue d’abord, et pour
structurale (charges d’exploitation), afin de définir les programmes commencer (lorsqu’on commence à apprendre), simplement, sans théodo-
«  compatibles  » qu’il peut accepter  (destination du bâtiment), avec lite ni appareils photogrammétriques, avec des outils ordinaires du maçon
différents degrés de réparations, confortations, etc. et du charpentier de l’époque préindustrielle qui s’achève, dans le cas du
bâtiment parisien, à l’aube de la seconde guerre mondiale.

Faire un diagnostic de la structure statique d’un bâtiment suppose que l’on


166 Mentionnons à ce sujet un oubli fréquent. Il existera toujours deux sortes de relevé : le relevé « officiel », « bien comme-il-faut » et le relevé illicite, clandestin,
connaisse déjà implicitement en quoi consiste l’« anatomie de la construc-
contredisant le premier — même lorsque l’on place des vigiles et des maîtres-chiens pour garantir la « vérité » du premier. tion » d’un bâtiment, c’est-à-dire que l’on soit capable de « reconnaître ses
167 Bien que celle-ci nécessite certaines précautions en rapport avec la connaissance de son anatomie.

162 163
quel relevé pour quel objet ?

ouvrages bâtis » et de « les comparer à des ouvrages de référence », usuels, traditionnelles du relevé étaient à revoir ou à compléter, en fonction d’ins-
répétitifs, qui sont le plus souvent des « types standards, historiques »168. En truments incorporant des procédures mécanisées, il faudrait se poser les
outre, comme nous le verrons, le relevé d’anatomie doit être accompagné quatre questions suivantes :
d’un « descriptif » morphologique « écrit », en termes conventionnels (voca-
bulaire des ouvrages d’architecture et de construction). Ce descriptif écrit • Faut-il ou non utiliser les nouveaux procédés que le marché nous
permet de vérifier que l’opérateur a compris intellectuellement ce qu’il a impose ? On devrait pouvoir distinguer ici l’outil ou l’instrument que
observé. l’on peut facilement faire soi-même ou se procurer, des dispositifs, ou
On procède à l’aide d’un dessin manuel, directement guidé par l’œil (qui existe plutôt des « systèmes de procédures mécanisées » qui introduisent
avant tout ici comme prolongement du cerveau, plus que comme récepteur une dépendance par rapport à ceux qui les ont conçus et mis sur le
optique), ce qui différencie fondamentalement ce genre de relevé du repor- marché.
tage photographique où la main ne compte pas, impliquant un contrôle de • Ces procédures mécanisées, se présentent-elles «  en plus  » ou
l’œil d’autant moins présent qu’il se fait par l’intermédiaires d’opérateurs s’imposent-elles «  au lieu  » des plus anciennes qu’elles contri-
qui lui échappent en partie169. L’enregistrement d’une suite d’observations buent éventuellement à exclure ? L’éventail des choix s’en trouve t-il
visuelles fragmentées dans un autre format (dessin manuel) et dans un sys- enrichi ?
tème symbolique unitaire (le géométral) relève d’une intelligence spatiale • Pourquoi faut-il « gagner du temps et à quel prix » ? Où sont les limites
spécifique, autrefois considérée comme nécessaire à ceux qui prétendaient de ce gain ? Cette question concerne en particulier ceux qui ont choisi, Fig. 1 Architecture privée
au XIXe siècle sous
exercer le métier d’architecte. Et dans le cas du relevé dessiné et mesuré, avec quelques raisons, de ne pas sous-traiter l’étude du relevé... Napoléon III,
l’observateur est conduit — et parfois même contraint — à reconstruire et • De quel degré de précision a-t-on besoin et à quel moment de César Daly, Paris, 1864,
« 3, rue de la Paix », plan.
développer sa propre compréhension des ouvrages au fur et à mesure qu’il l’étude ?
appréhende le bâtiment.
Le choix des instruments de mesure et leur degré de précision dépend de Rappelons que l’on peut raisonner juste sur des figures fausses, à
ce que l’on cherche, de ce que l’on veut enregistrer et de l’étape où l’on est condition de respecter certains traits de la réalité observée (l’ordre,
dans le niveau d’approximation (implantation spatiale d’ensemble, identi- la continuité, l’incidence par exemple, qui permettent d’extraire
fication des types d’ouvrages, vérification de leur intégrité, évaluation de un espace topologique sous-jacent à sa manifestation euclidienne,
leur capacité structurale). Utiliser des instruments de mesure trop per- « affine », perspectiviste). La précision des instruments de mesure
fectionnés, sans savoir pourquoi, à la recherche d’une précision que nous reste toutefois entièrement justifiée lors de la phase ultérieure d’éva-
qualifierons d’illusoire, parce que sans corrélation consciente et argumen- luation des déformations et désordres constatés dans les ouvrages,
tée avec les finalités du relevé, conduit à établir une sorte de préséance par qui peuvent être inférieurs au centimètre, c’est-à-dire de l’ordre
le truchement d’équipements coûteux (donc de techniciens « spécialisés »), du millimètre (mesure plus précise des flèches, dénivelées, faux
quand cela ne relève pas de la simple superstition, voire de l’imposture170. aplombs, fissures vivantes ou stabilisées, etc.).
Aucun instrument de mesure n’est neutre, innocent, pas même une règle,
un crayon, ni la main elle-même : chaque outil, chaque instrument a son Voyons quelques exemples de dessins et de relevés anciens
domaine de validité qu’il s’agit de connaître et de maîtriser. Si les procédures permettant de comprendre ce qu’est un relevé d’anatomie construc-
tive (fig. 1 à 5) :
168 Renverser parfois l’ordre de cette proposition est possible ; l’expliquer conduirait à une longue digression sur l’apprentissage des bases de l’architecture, mal
L’enquête par relevé coté est une étude morphologique, une sorte
venue dans cet exposé. d’anatomie qui doit être effectuée avec méthode. Percevoir un objet,
169 Au sujet de la différence essentielle entre dessin et photographie, nous nous rallierons, en la paraphrasant, à la célèbre formule de Paul Klee : « Le dessin ne
donne pas une représentation du visible bâti, mais rend visible celui-ci. » un bâtiment dans l’espace, c’est d’abord le percevoir dans un cer-
170 C’est ce que note Manfred Schuller, architecte-archéologue, au cours des campagnes de travaux récemment menés sur la cathédrale de Ratisbonne : « Pour tain contexte, généralement négligé, voire exclu par la plupart des
l’archéologie du bâti, c’est la construction même qui est la principale source. […] La comparaison de deux représentations d’un remplage, dont l’une est effectuée à
partir d’un relevé photogrammétrique, met en évidence l’avantage que présente, par rapport aux procédés «modernes», la technique en apparence désuète du relevé enquêteurs, faute de temps.
et du dessin in situ. L’interprète des données fournies par le calcul photogrammétrique a été, quelles qu’en soient les raisons, incapable de vraiment comprendre
comment les pierres ont été taillées. […] La haute technologie permet des mesures tout à fait fiables du point de vue arithmétique, mais concrètement inutilisables
Voyons les principales étapes de cette façon d’opérer :
pour la compréhension de la réalité architecturale, si elles ne sont pas retravaillées. » in « Le travail d’analyse du bâtiment en lui-même », Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine, no 9-10, p. 81 sq., Paris, 2002.

164 165
quel relevé pour quel objet ?

1. Préparation de la visite. Le temps que l’on croit avoir gagné en omet-


tant cette étape risque d’être perdu plusieurs fois. La procédure
d’approximations successives renvoie aux grandes «  catégories de
l’étude morphologique », équipées de fonds cartographiques préexis-
tants. Ces fonds doivent être autant que possible consultés avant la visite.
La mise en place du dessin (son ordre d’exécution) devrait s’efforcer de
correspondre à la composition spatiale et constructive du bâtiment étu-
dié. On considérera successivement :
• le relief du terrain  (crêtes et thalwegs) et le contexte géographi-
que (1:5000e, 1:2000e) ; renseignant sur les conditions de sol (humidité,
hypothèses sur les couches superficielles d’assise des fondations) ;
• le réseau viaire (1:2000e) précisant l’accessibilité et les grandes étapes
d’urbanisation ;
• le parcellaire foncier  (1:1000e, 1:500e) décrivant le contexte spatial
proche : types historiques d’implantation, rapports juridiques de voisi-
nage (alignements, mitoyennetés, prospects, etc.) ;
• l’implantation des corps de bâti et des intervalles non bâtis (1:100e).
• Parallèlement, il faut prendre connaissance des types de bâtiments
locaux, urbains ou ruraux, ceux-ci étant en nombre réduits et repérer,
Fig. 3 Minute de relevé, lorsqu’elles existent, les études préexistantes à ce sujet.
« 5, rue Tronchet », plan, • On prépare ensuite les fonds de « minutes » à chaque échelle d’étude
1 / 100, auteur.
afin d’établir, de façon méthodique et cumulative, une description
Fig. 4 Minute de relevé,
« 13, rue Gaillon », plan,
graphique du bâtiment à relever. Ces minutes sont enrichies progres-
1 / 50, auteur. sivement jusqu’à un certain seuil, en évitant de refaire de nouveaux
Fig. 5 Minute de relevé, « documents à chaque visite. Il s’agit d’examiner dans l’ordre les com-
11, rue Monsieur-le-Prince
», plan, 1 / 100, façade,
Fig. 2 Écoles et Mairies, collectif d’auteurs, Paris, 1878, 4e série, « École, rue Baudricourt », pl. 15, façade, coupes. posants matériels et spatiaux du bâti :
1 / 50, descente de cave, • les parois périphériques et les refends qui forment les «  intervalles
1 / 20, auteur.
structuraux » (triangulés, lorsque nécessaire) ; on est ainsi conduit à
distinguer les ouvrages de « structure » de ceux du « second œuvre »
aux niveaux décisifs de la conception du bâtiment (1:00e) ; à partir de
cette échelle, il est impératif de bien transcrire l’« épaisseur effective des
parois », car elle est indicative des fonctions structurales et des maté-
riaux constitutifs,
• les types de murs, de baies, de planchers, en référence à une typologie
historique : les standards constructifs sont généralement en nombre
limité, aisément repérables de par leur caractère répétitif (1:50e) ; lors-
que rencontré, l’exceptionnel s’évalue par rapport au répétitif ;
• le sens de portée des planchers et des voûtes qui indiquent les spéciali-
sations fonctionnelles des ouvrages verticaux, telles que « porteurs »171

171 Rappelons à ce sujet qu’un ouvrage vertical « non porteur » de plancher peut s’avérer beaucoup plus vulnérable qu’un ouvrage « porteur », en raison des risques
de flambage, ce qui est par exemple fréquent dans les façades sur cour des cages d’escalier.

166 167
quel relevé pour quel objet ?

ou « non porteurs » de planchers, de charpentes de comble (1:100e),


etc., en sachant que les ouvrages de structure reconnus non porteurs
sont généralement plus fragiles statiquement (flambement) ;
• les plans de travure de planchers, la composition des pans de bois, les
types d’appareils de maçonnerie décrits de façon exhaustive, éventuel-
lement sténographique, au 1:50e,
• la composition des ouvrages bâtis entre eux, c’est-à-dire les interfaces
et assemblages et, notamment, les chaînages et ancrages assurant la
cohésion d’ensemble (1:20e, 1:10e).
2. Premier contact direct avec le bâtiment, à partir de son contexte rappro-
ché. Il faut s’efforcer d’obtenir le plus tôt possible une compréhension
générale de l’ensemble du bâti à relever en relation avec son voisinage
immédiat. On ne commence jamais à dessiner quoi que ce soit avant de
«  savoir quoi dessiner ». «  L’ordre du dessin doit correspondre autant
que possible à la hiérarchie des composants matériels et spatiaux. »
Quand on utilise un appareil photographique, ce n’est jamais au début
d’une visite, ce n’est que lorsque l’on sait « quoi photographier », c’est-
à-dire plutôt à la fin d’une visite, quand on comprend mieux quelles
prises de vues sont envisageables, parce que complémentaires des
minutes exécutées. Le bâtiment est dessiné tel qu’il se présente, avec
son vieillissement : déformations géométriques, détériorations, fissu-
Fig. 6 Minute de relevé, « 5, rue Saint-Jacques », plan, coupe, auteur.
res — dont l’aspect général est décrit dans son ensemble, même si
cela nécessite parfois quelque exagération : les mesures plus précises
seront effectuées ultérieurement. De retour sur la planche à dessin, on examine et complète les minutes, on
analyse les descriptions recueillies afin de les interpréter, ce qui permet de
Dans ces deux premières étapes, on s’aperçoit qu’il s’agit de reconnaître la repérer ce qui fait défaut dans ce qui a été récolté et de distinguer ce qui
structure d’ensemble du bâti avant de commencer à en analyser et décrire est important de ce qui est secondaire pour la compréhension d’ensemble.
les parties. Le dessin de mémoire est un moyen commode pour entraîner l’expérience
visio-spatiale de l’observateur (par images de rappel) dans le cadre d’un
3. Exploitation de la visite. Après une première visite et un court temps code, disons, universel (géométral et modes de notation explicites).
de repos, il est fructueux d’essayer de redessiner de mémoire ce qu’on
vient d’examiner (fig.  6). On dresse un plan sommaire de contexte, de Pour chaque heure passée sur le site, il faut compter une heure d’exploitation
même qu’un plan et une coupe caractéristiques du bâtiment à relever. et une heure de préparation de la visite suivante ; ce ratio, de 1 à 3, peut être
Cette mémoire visuelle et spatiale, relative à un travail récent, est natu- sensiblement plus élevé au début de l’enquête. Tout ce qui est enregistré
rellement sélective : tout ce qu’on n’arrive pas à dessiner à ce moment par le dessin ou par écrit doit être communicable à des personnes extérieu-
signifie soit que l’on a mal observé (déficience d’examen de certains res à l’enquête, et ceci devrait guider l’organisation du dessin, les codes de
lieux ou de certaines particularités), soit que l’édifice présente en lui- représentation de même que les notes personnelles (abréviations, résumés,
même des difficultés insoupçonnées ; un problème morphologique est sténographies diverses). L’enquête doit pouvoir être reprise ultérieurement
ainsi dépisté et c’est un premier pas vers sa résolution. Le dessin de et parfois terminée après une période d’interruption qui peut s’étendre à des
mémoire permet de repérer simplement ces déficiences dont on peut semaines, des mois et parfois des années, en fonction de l’accessibilité ou
faire une liste qui servira de guide pour la visite suivante. du temps disponible — sans avoir à tout recommencer.

168 169
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 7 Minute de relevé,


« 8, rue Saint-Germain- Le mode de description graphique dit « géométral », dérivé de la géo-
L’auxerrois »,
coupe, 1 / 100, auteur.
métrie descriptive, offre l’outil intellectuel et pratique le plus puissant
qui ait été inventé, bien supérieur à tous les programmes de dessin
et d’assistance par ordinateur, quels qu’ils soient. Plus exhaustif que
l’axonométrie et plus abstrait. Cette abstraction est à revendiquer. Le
géométral ne cherche pas à singer la réalité immédiate —  comme le
suggère la perspective ou pourrait le laisser croire la photographie telle
que pratiquée ordinairement — mais invite à découvrir certaines carac-
téristiques morphologiques du bâti. Lorsque maîtrisé, il fournit un mode
d’expression spécifique autonome, affranchi du suréquipement techni-
que : objectif, exhaustif, sans ambiguïté, il est, notons-le, « sans droits
d’utilisation » !

Il faut bien comprendre l’utilité des mesures à prendre et leur transcrip-


tion en cotes. Les dimensions mesurées servent au début à élucider une
base morphologique, mais très vite leur choix est guidé par la finalité du
relevé qui peut être très variable. Le relevé doit être effectué, autant que
possible, dans les « unités de mesure originelles » : lorsque l’on utilise le
système métrique, il faut transcrire ces mesures dans le système duodéci-
mal d’Ancien Régime, ce qui permet d’identifier rapidement les standards,
les concepts d’implantation, les tracés, les ratios directeurs.
Par exemple : 5,85 mètres ne signifient rien dans le système métrique,
alors que cela correspond à 1 perche du bourgeois de Paris, soit 3 toises
ou 18 pieds, un standard de largeur de parcelle foncière et d’arpentage ;
il en est de même pour la longueur de 1,30 mètres, équivalente à 4 pieds,
soit une latte se rapportant à la largeur standard d’une baie de façade pari-
sienne pendant plusieurs siècles, ou encore l’entre-axe de deux chevrons
portant ferme ; etc.
Plutôt que la précision de la mesure pour elle-même, nous préconisons
l’approche morphologique «  par approximations successives  », condui-
sant au dessin d’une anatomie de la construction  (1:50 e) devant se
traduire, entre autres, par l’élaboration d’un schéma statique  (1:100e)
permettant d’évaluer la «  capacité structurale  » du bâti  (fig.  7)
— la démarche s’effectuant par étapes, comme nous l’avons dit, ce qui a
des conséquences directes sur ce qu’on mesure comme sur la manière
de mesurer. Cette capacité structurale doit être compatible avec le nou-
veau programme d’affectation et devrait, en principe, être connue avant
le choix dudit programme sous peine de déboucher sur ce qu’on appelle
« façadisme ». Connaître la composition matérielle des ouvrages, s’opère
généralement au 1:50e, échelle à partir de laquelle les matériaux com-
mencent à être «  lisibles graphiquement  », avec leurs «  épaisseurs

170 171
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 8 Minute de relevé, « 29 bis, rue des Franc-bourgeois », façade,


1 / 100, auteur.

caractéristiques ». Le relevé global (fig. 8) des fissures d’une façade et la


coupe sur un mur de refend en pan de bois, depuis les fondations jusqu’au
faîtage : aucun « nuage de points » d’un laser 3D ne pourra élaborer ce
genre de représentation, nécessaire à la caractérisation des ouvrages bâtis
comme au diagnostic.

D’où l’énoncé d’un certain nombre de principes guidant la démarche :

1. Le bâtiment est appréhendé par l’intermédiaire de dimensions mesurées,


effectuées in situ, reportées sur des dessins dits « à l’échelle ». Le nom-
bre de points relevés étant forcément limité, il est important de noter que
la représentation qui en résulte — une « image », un graphisme maté-
rialisé selon le code dit « géométral » — provient de l’enregistrement de
points, lignes, surfaces qui présupposent une certaine régularité des for-
mes (« interpolation »), ce qui limite l’objectivité, car cet a priori peut ne pas
être vérifié dans la réalité détaillée de l’ouvrage à relever ; il est inopportun,
par exemple, de relever toutes les sinuosités des bois, mais on peut très sim-
plement distinguer par des conventions les bois « de brin » par rapport aux
bois « de sciage », ce qui importe pour évaluer leurs capacités structurales
respectives172. Malgré les apparences, cette image présente heureusement
un caractère « abstrait » : il ne peut être question ici de reproduction exacte
de l’original parce que nous ne saurons probablement jamais à quoi ressem-
ble la réalité « absolue ». Il s’agit plutôt d’en élaborer une représentation
plus ou moins conventionnelle (d’où la métaphore de la « carte »), version
« reconstruite » d’une réalité perçue.
2. Il est fortement «  déconseillé de partir de fonds de plans fournis par
d’autres » (architecte, bureau d’étude, etc.) car ceux-ci s’avèrent être inu-
tilisables — sauf la base cadastrale mentionnée plus haut — quand ils ne
sont pas tout simplement erronés quant à la composition matérielle des
ouvrages ; ils peuvent alors donner lieu à des bases entièrement fausses, et
ce qui est plus grave, à l’insu de l’opérateur. Dans la plupart des cas, on ne
récolte que des images superficielles élaborées dans d’autres buts et dans
des codes graphiques sans rapport avec l’ancien bâti à relever173, alors qu’un
document dessiné doit être d’abord ici un enregistrement de la découverte
et de l’exploration d’un objet particulier à travers un va-et-vient d’hypothè-
ses d’observation et de vérifications opérées par une même personne. Ce
travail ne devrait donc pas être sous-traité, sinon l’architecte découvrira

172 Le repérage d’un nœud mal placé dans une poutre ou dans l’enchevêtrure d’un plancher (fibres inférieures) constitue, par exemple, une observation pertinente à
enregistrer dans un code graphique approprié, etc.
173 C’est-à-dire applicables dans le cadre de la seule évolution récente de l’industrie du bâtiment, selon une division du travail conforme à ce genre de production.

172 173
quel relevé pour quel objet ?

Fig. 9 Étude de coupe transversale, « Hôtel d’Albret », 1/50, auteur.

trop tard (c’est-à-dire en cours rir (le problème se pose réellement aux professionnels d’aujourd’hui,
de travaux) la vulnérabilité d’un dans le cas d’ouvrages réalisés à l’époque préindustrielle175) ; tout relevé,
bâti sur lequel il projette des en ce sens, doit être accompagné d’un « descriptif écrit » ;
mesures conservatoires ou • être capable de le rattacher à des objets semblables, comparables,
des transformations plus ou connus (séries typiques dans des aires géographiques délimitées) ; on
moins importantes. L’erreur interroge le bâtiment comme on lit un document, « un livre de pierre »
la plus commune est d’en- selon l’expression de Victor Hugo.
voyer un néophyte pour faire ce • Caractériser cet ouvrage ou partie d’ouvrage par :
travail, considéré comme rebu- ›› sa composition constructive (matériau, technique), la géométrie de ses
tant et secondaire. Pour ceux membrures, ses dimensions critiques permettant d’évaluer, à l’aide des
qui apprennent l’architecture, connaissances issues de la statique et la résistance des matériaux, son
l’exercice du relevé, indispensa- potentiel structural ;
ble parce que formateur, devrait ›› sa capacité à constituer un espace habitable (morphologie de l’enveloppe,
associer dans une même équipe accessibilité et distribution des intervalles structuraux) ; les traces dues à
les débutants et les person- l’usage, autres que le vieillissement des ouvrages, ne sont généralement
nes chevronnées  (apprendre pas enregistrées ;
à voir, apprendre à noter ›› son impact visuel et esthétique, en identifiant, lorsqu’ils existent, les tra-
graphiquement). cés directeurs et régulateurs montrant deux coupes transversales, l’une
3. L’opérateur doit comprendre sur le couvent des Cordeliers, l’autre sur l’hôtel d’Albret (fig. 9), avec mise
ce qu’il observe. Le « choix des en évidence de tracés directeurs, ad triangulum, ad quadratum).
points  » principaux à relever à • Dégager les significations historiques de ce qui précède, c’est-à-dire
l’aide de « mesures directe des comprendre ce que l’on relève, représente et restitue (« faculté de juge-
distances » (celle des angles se ment »), notamment les valeurs de ceux qui ont conçu et construit ces
déduit de la mesure des côtés bâtiments.
d’un triangle) conduit à : • Ces conditions esquissent en même temps le programme des connaissan-
• Identifier l’ouvrage 174 ou bien ces à acquérir, à vérifier par l’expérience et à développer par la pratique.
la partie d’ouvrage où chacun 4. Avant de commencer un dessin à une échelle quelconque, il faut « prendre
de ses points remarquables est du recul » par rapport au bâtiment à relever : tourner autour de celui-ci
situé, ce qui veut dire : ou du contexte bâti, en choisissant des points de vue assurant une saisie
• être capable de «  nommer cet globale, examiner les rapports, les jonctions avec l’entourage ; identifier
ouvrage  » ou partie d’ouvrage, mentalement les parties constitutives de l’édifice, puis choisir « par quoi
ce qui renvoie à un vocabulaire commencer » ; on pénètre à l’intérieur, avec la pensée qu’on ne le fera
technique acquis ou à acqué- peut-être qu’un nombre réduit de fois, avant qu’il ne disparaisse en tout
ou parties (ce qui est assez fréquent), ceci afin de mobiliser pleinement
174 Ouvrage : « Ce qui est produit par l’ouvrier et qui reste après son travail,
la mémoire visuelle ; on explore d’abord les parties communes (passage
comme dans la construction des bâtiments, la maçonnerie, la charpenterie, d’entrée, cours, cage d’escalier, parties de sous-sols et de combles acces-
la serrurerie, etc. », D’Aviler, Dictionnaire... Ce qui est fait, accompli, défini
par sa forme et ses matériaux ; ce qui se constate, s’observe ; en maçonnerie sibles) et on évite de se perdre dans le détail de chacune des parties.
on donne le nom d’ouvrage aux murs, voûtes, fondations ; en charpente cela
s’appelle planchers, ferme de comble, pan de bois ; en serrurerie, tirants et
ancres, étriers, harpons, etc. L’opérateur doit rejoindre ici ce que H. Focillon 175 Face au déficit constatable dans le vocabulaire de l’architecture et de la construction (deux aspects indissociables d’un même champ) comme dans le maniement
appelait « une pensée ouvrière ». L’étude par ouvrages tangibles, exécutés, du « géométral », la plupart des enseignants des écoles, voire des professionnels, se replient derrière l’argument suivant : il s’agirait là d’un genre de connaissance
s’oppose ici aux méthodes de conception par exigences « unifonctionnelles » « élitiste », superflu, qui n’est plus à la portée de l’apprenti ou du diplômé moyen ! Et ces messieurs de rêver au remplacement de ces bases de connaissances
qui, éventuellement, la complètent — à condition de ne pas tomber dans le « ringardes » par d’autres, menant à de nouveaux et attractifs emplois de gestion et de contrôle, connaissances déclarées de « haut niveau » et, si possible,
déterminisme fonction-forme, caractéristique de l’idéologie fonctionnaliste. « numérisées ».

174 175
quel relevé pour quel objet ?

5. Il faut « refuser toute idée de dessin au brouillon » à laquelle on doit ce qui n’est pas toujours le cas dans les sous-sols (parois mitoyennes) de
substituer la notion de « croquis », schéma, représentation intermédiaire, maisons reconstruites sur d’anciennes fondations ou remaniées au cours
simplifiée. La notion de dessin construit rationnellement et « progressive- du temps. Le « canevas », également appelé « polygonation », consiste à
ment enrichissable » par cumul des informations jusqu’à un certain seuil inscrire le corps de bâti en plan (éventuellement en coupe) dans une série
doit remplacer celle de brouillon ou de dessin à refaire « proprement », de droites définissant un polygone dont les sommets servent de point de
« au net », ce qui caractérise le document opératoire de « minute ». La mise référence (bases) pour les mesures. Si on n’utilise pas de théodolite, le
au net, parfois nécessaire, procède d’une autre technique graphique. polygone doit être décomposé en triangles adjacents (« trilatération »)
6. On doit réfléchir avec attention aux « plans de projection par lesquels on dont les mesures des côtés donneront celles des angles.
décide de mettre en place » le relevé, en distinguant, par exemple, le cas 11. Dans les coupes verticales, on effectue d’abord les mesures de hauteurs
général qu’offre une coupe verticale opérée sur une « travée répétitive », à partir de l’intérieur, si possible (utiliser le vide de la cage d’escalier ou le
du cas particulier que présente une coupe effectuée sur une cage d’es- voisinage du noyau le plus proche des paliers principaux), puis on rayonne
calier ou toute autre travée exceptionnelle. à l’aplomb de la poutre palière.
7. Une anatomie de la construction évite d’utiliser le code du «  trait
de coupe  »  (issu du dessin industriel) tout en distinguant les par-
ties « coupées » des parties « vues ». On choisit plutôt le mode dit du Le temps de l’enquête
« poché » (hachures, valeurs étendues dans lesdites parties) de telle sorte
que la valeur permette, à chaque fois que nécessaire, la description de la Il est décisif et dépend d’abord de l’« accessibilité » du bâtiment « qui doit être
composition constructive des parties coupées. connue dès le début du relevé », car celle-ci orientera le degré de précision
8. La cotation doit être adaptée à l’échelle, « aux finalités du relevé », au et d’approfondissement de l’enquête. La notion de « minute » implique l’exé-
mode de mesurage. Plusieurs manières de faire sont envisageables. cution sur place au moins partielle (bases graphiques, principaux ouvrages),
Celle du géomètre convient rarement. « La cotation devrait suivre au plus ce qui décide de l’authenticité des informations.
près l’organisation et la hiérarchie des parties ». La capacité à observer est directement reliée à celle de dessiner, ce qui avait
9. Précision et fidélité de la représentation. La critique de la précision pour conduit un Goethe à déclarer : « Je ne comprends que ce que j’ai dessiné. »
elle-même ne doit jamais déboucher sur le dessin négligé ou fantaisiste ; Dessiner prend du temps et il est bon que cela prenne du temps dans une
une description à l’échelle, même sommaire — c’est-à-dire basée sur société qui cherche à réduire le temps jusqu’à l’annihiler (cf. l’« immédia-
une construction à partir de mesures, donc quantitative —, ne doit pas teté » informatique). Le temps passé à dessiner facilite la mémorisation,
se faire au détriment des qualités de la description. Les parties, com- la réflexion, la découverte pas à pas de la logique des formes ainsi que de
posants, éléments doivent être clairement identifiés et représentés, de leur composition matérielle, à la base de l’imagination nécessaire au projet.
même que leurs hiérarchies et leurs interfaces, notamment les « empo- Chaque participant au relevé doit développer sa propre économie du temps
chements » ainsi que les tirants et ancres visibles ; les déformations de l’enquête, car c’est dans sa durée maîtrisée que cette expérience trouve
peuvent être légèrement accentuées graphiquement, des mesures son sens. Et la faculté d’observer s’affine à mesure que se perfectionne la
fines en préciseront l’importance ultérieurement (niveau, fil à plomb). pratique de ce genre de dessin.
Cependant, certaines caractéristiques dimensionnelles peuvent compter Cependant, établir un relevé s’avère être fréquemment une lutte contre le
pour le carré ou le cube de leur valeur, et dans ce cas, une plus grande temps : celui des démolisseurs, celui des travaux d’un chantier. S’il est bon
précision est requise176. que le dessin prenne du temps (temps de l’observation, de l’imprégnation,
10. Lorsque nécessaire, « on triangule les espaces non bâtis d’abord » (cours, de la réflexion), il n’est pas bon que celui-ci soit indéfiniment extensible. Le
courettes) ou les dièdres principaux délimitant les corps de bâti, puis temps est toujours limité.
chaque «  intervalle structural  » en s’assurant que ses parois limites Et tandis qu’il développe ses capacités à dessiner et à observer en construi-
séparatives sont bien parallèles (c’est-à-dire d’épaisseurs constantes), sant avec méthode les minutes de son relevé, l’observateur prend conscience
qu’il se construit lui-même, dans le même temps.
176 C’est le cas de la hauteur de la section transversale d’une poutre ou d’une solive rentrant dans un calcul du moment de flexion ou dans celui du moment d’inertie.

176
de la toise au numérique

DE LA TOISE
AU NUMéRIQUE

Modérateur : Régis Martin, architecte en chef des Monuments historiques

Les outils ont singulièrement évolué depuis quelques dizaines d’années.


Après le relevé « à la main qui lève », aidé de la toise, du mètre et du déca-
mètre, plusieurs techniques, dont la photogrammétrie et le numérique
apportent un gain précieux en précision et en temps. Cette table ronde nous
permettra d’en explorer les progrès et les travaux qu’ils autorisent.
Comment choisir parmi ces outils, comment les combiner entre eux, pour
qu’ils soient au service d’un projet ? Comment l’auteur d’un relevé utilise-t-il
les outils dont il dispose pour sélectionner à chaque instant ce qu’il mesure
et ce qu’il laisse dans l’ombre ? Certaines méthodes sont-elles plus respec-
tueuses que d’autres ?

178 179
de la toise au numérique

L’utilisation de nouvelles des murs convergents, des arcades en progression vers le fond, des sols qui
montaient en pente comme dans un théâtre, des courbures en plan, des nefs
techniques par W. Goodyear déversées ou évasées sous forme de « fer à cheval » pour compenser le rétré-
au debut du XXe siecle cissement optique, des piliers qui montraient enthasis comme s’il s’agissait de
colonnes classiques, etc.179
et leur apport à l’histoire En 1901, il releva et photographia les courbures des cloîtres de Vérone et Boulogne,
de l’architecture selon A. Choisy et en 1903 il partit à Constantinople pour chercher dans les nefs en « fer à cheval »
des églises byzantines le lien entre les raffinements
anciens et ceux du Moyen Âge en Italie.180 C’est aussi
en 1903 qu’il va, malheureusement pour lui, relever
en photographie des déformations dans 31 églises
Javier Girón Sierra, enseignant à l’université polytechnique de Madrid et cathédrales en France à Amiens, Paris, Reims, y
trouvant des déformations semblables (fig. 1).
Le carton d’invitation pour le Symposium parle du relevé comme l´éternelle
quête du vrai... mais qu’arrive-t-il si on se livre à la quête du faux ? Mais, malgré l’appui d’importants membres du
RIBA, l’exposition provoque un scandale au niveau
En 1905 un chercheur nord-américain, William Goodyear, conservateur du musée international, qui se répand comme une traînée de
Brooklyn, organisa à Édimbourg une exposition de photographies et de relevés de poudre dans les revues critiques. Dire que les tem-
temples romains, d’églises du Moyen Âge et de la première Renaissance en Italie, ples grecs présentaient des « raffinements » était
d’églises byzantines et de cathédrales gothiques françaises177. quelque chose qui, après Pennethorne et Penrose,
pouvait être admise… mais dire que les cathédrales
Ses relevés en plan étaient d’une précision hors du commun, tandis que ses pho- gothiques en avaient aussi… était vraiment trop !
tographies — à l’aide d’un fil à plomb — servaient à fixer les déviations verticales Fig. 1 W.H. Goodyear croyait identifier par le biais de ses relevés une
longue liste d’effets optiques ou « raffinements » intentionnés. Il était
et à les coter sur le plan. La bataille éclate en 1906, avec les articles âpres convaincu que l’on pouvait établir une continuité historique depuis les
Avec ceci, il voulait démontrer que l’on pouvait faire une histoire des déformations et méprisants de John Bison dans le RIBA Journal exemples égyptiens jusqu’aux cathédrales gotiques. Un témoignage
de ceci serait, par exemple, les courbures horizontales du temple
qui visaient à produire des effets optiques, ce qu’il nomma « des raffinements », et les attaques des autorités françaises de premier d’Edfou, l’accélération perspective par convergence des plans dans
l’église de S. Pietro en Toscanela (XIIe, siècle) et par l’inclinaison du
présentes dès l’architecture égyptienne jusqu’aux cathédrales gothiques. plan comme Enlart, Lasteirye et Lefevre-Pontalis181. plan horizontal à S. Estefano de Pisa, ou l’ouverture sous forme de fer
à cheval des voûtes à S. Maia Diaconissa, à Constantinople.
L’exposition était le fruit condensé de 35 ans de travail. On y trouvait les premiers
relevés de 1870 à Pisa où il découvrit pour la première fois des convergences de 179 Son séjour en Italie en 1895 donne lieu à une série d’articles dans l’Architectural Record : « Optical Refinements » in Medieval Architecture, vol.  VI, n°1, 1896,
pp. 1-16; « Perspective Illusions » in Medieval Italian Churches, vol.  VI, n°2, pp. 163-183; « Constructive Asymmetry » in Medieval Italian Churches, vol.  VI, n°3,
plans, ceux de 1891 où il mettait en évidence des courbures en plan à la maison 1897, pp. 376-405; « A Discovery of Horizontal curves » in Medieval Italian Architecture 1897, vol.  VI, n°4 pp. 481-508.
Carrée de Nîmes et aux temples égyptiens d’Edfou Carnac, et Medinet Abou178. 180 Sur les « raffinements » dans l’architecture byzantine et dans les cathédrales françaises, voir sa série d’articles dans l’Architectural Record : « Architectural
Refinements » in Early Byzantine Churches and French Cathedrals, vol. XVI, 1904, pp. 116-140, pp. 439-463, pp. 569-590, vol. XVII, 1905, pp. 18-41.
En 1895, il avait pendant six mois fait des relevés des temples à Paestum et 181 La théorie de Goodyear avait subi tout de suite des attaques, notamment de Prior, mais la polémique la plus tapageuse a été celle relative à John Bilson.
surtout d’une grande quantité d´églises du Moyen Âge en Italie, en plan et en La première attaque se produit avec son « Amiens Cathedral and Mr. Goodyear’s “Refinements” A criticism » RIBA Journal, juin 1906, pp. 397-417. La réponse de
W.-H. Goodyear est présentée dans l’« Architectural Refinements. A reply to Mr. Bilson », RIBA Journal, novembre 1907, pp. 17-52. La contre replique de Bilson a tout
élévation, trouvant beaucoup de « phénomènes » qu’il rangeait et catégorisait : de suite eu lieu dans : « Amiens Cathedral and Mr. Goodyear’s “Refinements”. A rejoinder », RIBA Journal, décembre 1907, pp. 84-90. Mais Goodyear ne s’avoue pas
vaincu et envoie encore une autre lettre « Amiens Cathedral, and Mr. Bilson Rejoinder », publiée dans la même revue en septembre 1909, pp. 715-6 à laquelle Bilson
répond une fois de plus, en id. pp. 740.
En 1909 Goodyear produit une autre série d’articles pour la revue The American Architect, dans le cinquième dédié à « The Controversial Aspects of the Architectural
177 L’on peut voir la brochure de l’exposition à : Edinburgh Architectural. Association. « Illustrated Catalogue of Photographs & Surveys of Architectural Refinements » Exhibitions at the Brooklyn Museum », vol. XCVII, janvier 1910, n°1779 où il cite de manière exhaustive tous ceux qui l’ont critiqué et ceux qui lui ont donné leur
in Medieval Buidlings Lent by the Brooklyn Museum of Arts and Sciences, text and Observations by W.-M. Henry Goodyear, M.A. National Portrait Gallery, Edinburgh, appui jusqu’à ce moment-là.
1905 Pour les critiques en France, voir R.-C. de Lasteyrie dans le Bulletin Monumental, 69,1905 pp. 439-440 ; la grande recension négative de E. Lefèvre-Pontalis des
178 Sur la découverte de Goodyear de courbures dans le temple romain de Nîmes, voir : « A Discovery of Horizontal Curves » in the Maison Carrée at Nîmes et théories de Goodyear dans le : « Vertical curves and other architectural refinements in the Gothic Cathedrals and Churches in France, New-York, 1904 », Idem.
American Journal of Archaeology 10, 1895, pp. 1-12. Architectural Record 4, 1894 sens. p., article où il aussi commente et dessine les courbures du temple égyptien pp. 371-375. Pour finir cette affaire, plus tard dans le même Bulletin Monumental — journal dirigé par Lefèvre-Pontalis — est publiée la traduction du premier
de Medinet Abou. article de Bilson « La Cathédrale d’Amiens et les “raffinements” de Mr. Goodyear », Bulletin Monumental, vol. 71, 1907, pp. 32-76.

180 181
de la toise au numérique

Goodyear, il faut le dire, a perdu la bataille. Et ce sont les vainqueurs qui écrivent proportions, ou bien celle des « altérations et corrections optiques ».
l’histoire. Le travail de Goodyear tomba dans l’oubli, surtout après sa mort, et En faisant cette histoire Choisy admet que les Grecs auraient pratiqué des raffi-
c’est pour cette raison que peu connaissent son ouvrage182. nements, et avant eux, les Égyptiens aussi.

Ce que je veux essayer de montrer c’est qu’avec l’oubli nous perdons une pièce Ce qui est surprenant c’est de voir que Choisy trouve aussi des déformations
intéressante de l’histoire du relevé. Et pour réhabiliter sa mémoire je veux poser optiques intentionnelles dans l´architecture romane — comme à Civray —, et
deux questions que je voudrais adresser à ses contemporains. dans l´architecture gothique : les impostes « en perspective » de la cathédrale
Du point de vue technique : est-ce que ses relevés et ses photographies ne méri- de Reims, le plan de la cathédrale de Poitiers, ou de Montréal, etc.184
taient pas d’être accueillis comme un progrès ? Bref, Choisy ébauche, esquisse une « histoire » continuelle des « raffinements »,
Et du point de vue de l’interprétation : est-ce qu’il était le seul à avoir cherché à que l’on pourrait commencer bien avant le Moyen Âge (et au delà, à la Renaissance,
faire une histoire des raffinements ? Avait-il toujours tort quand il croyait les voir bien sûr) : il y avait déjà des points de repérage (fig. 2).
sur les édifices romans et gothiques ?
Goodyear sut découvrir «  ce  » Choisy. Il va chercher à faire sa connais-
Pour répondre à ces questions, nous devons écouter le témoignage d’une auto- sance, car Choisy est la seule autorité au prestige indéniable qui, ayant une
rité, d’un savant de son temps qui lui prêtât son appui et lui donna du crédit, un connaissance approfondie de la construction, pourrait l’aider avec sympathie
personnage, il faut le dire, inattendu, « surprenant »… Auguste Choisy. Le seul à vérifier et affiner ses découvertes. Mais les espoirs de Goodyear étaient-ils
qui comprît sa valeur. bien fondés? Prendrait-il vraiment son parti ?

Les lettres d’Auguste Choisy : un témoignage surprenant Fig. 2 Auguste Choisy


dans son Histoire de
l’Architecture laissait
Mais, comment ça ? Auguste Choisy ? N’était-il pas le meilleur expert en histoire entendre que les
raffinements optiques
de la construction, et l’auteur de la rationaliste Histoire de l’Architecture ? John avaient une continuité
historique, et citait des
Bilson, dans son attaque féroce, croyait bien que Choisy serait de son côté à cas dans les architectures
l’heure de bannir la théorie de Goodyear, qu’il aurait expliqué ces raffinements égyptienne, grecque,
romane et gothique,
des églises gothiques comme le simple effet des poussées… mais bien au comme ceux qui sont
illustrés ici. Dans ses
contraire, c’est Goodyear qu’il va défendre183. lettres à Goodyear, il
mentionnait d’autres cas.
Pour mieux comprendre son appui, il faudrait d’abord reconsidérer l’idée que
l’on se faisait (et que l’on se fait) de Choisy, tout simplement en lisant quelques
passages de son Histoire de l’Architecture.
Dans cette œuvre, publiée en 1899 il y a, bien sûr, une grande histoire rationaliste
de l’architecture qui s’articule autour de la construction, mais il y a aussi d´autres
pistes, des histoires à faire qui intéressent Choisy, comme celle des tracés et des

182 Dans l’Avery Index to Architectural Periodicals n’apparaît aucun artícle sur Goodyear, Publié après son décès en 1923 ; et aucun non plus sur Choisy, en relation
avec le point que nous somme en train de discuter.
Nonobstant, l’on cite et l’on étudie la contribution des deux dans la rédaction de l’article de P.-A. Michelis, « Refinements in Architecture », The Journal of Aesthetics
and Art Criticism, vol. 14, n°1, septembre 1955, pp. 19-43, avec une large discussion sur les théories de perception associées à la question des raffinements optiques. 184 Les paragraphes de l’histoire de l’architecture où Choisy traite cette question sont : chap. II, Égypte, pp. 57-58, — où il justifie de forme optique la différence de
Sur le débat avec Bilson et avec d’autres auteurs britanniques, on peut également consulter le livre de Mary Dean, Optical Refinements in Medieval Architecture : An taille des obélisques de Louxor et les courbures en plan du temple de Medinet-Abou, en recueillant une observation de Pennethorne ; chap. XI, Architecture Grecque,
American Theory and the English Reaction, Hammersmith, 1990. « Compensations des erreurs visuelles », pp. 402-409 — ici, il s’appuie notamment sur Penrose ; chap.  XV, Architecture Romane, « Les proportions et l’échelle. Les
183 Tout au long de son article « Amiens Cathedral and Mr. Goodyear’s “Refinements” A criticism » op. cit., Bilson s’appuie fréquemment sur l’autorité de Viollet- effets perspectifs », pp. 181-184 — où il cite comme exemple les églises de Saint-Trophime, Civray et Payerne ; chap. XVI, Architecture Gothique, « Les proportions
le-Duc, et sur la monographie de Georges Durand sur la cathédrale d’Amiens, mais il aussi fait appel à Choisy dans un passage (p. 401). Dans la contre réplique et l’échelle ». « Les effets perspectifs », notamment les pp. 410-411 — où il fait mention à Sainte-Marie Nouvelle de Florence, choeur de la cathédrale de Poitiers,
« Amiens Cathedral and Mr. Goodyear’s “Refinements”. A rejoinder », op. cit., p. 84, il laisse entendre qu’à l’encontre de ce que Goodyear a affirmé, Choisy serait églises de Montréal et Orbais, des lignes fuyantes des frises qui forment des impostes dans les ébrasements de la cathédrale de Reims, et le galbe du clocher
d’accord pour remettre en question ses explications. d’Auxerre.

182 183
de la toise au numérique

Nous avons la fortune de pouvoir écouter le témoignage de Choisy grâce à la « Au sujet des artifices d’illusion perspective, vous avez jeté la pleine lumière...
correspondance échangée avec Goodyear et déposée aujourd’hui au musée Ses arcades qui diminuent de portée et de hauteur à mesure qu’elles s’éloi-
Brooklyn de New York185. gnent sont manifestement conçues à la manière de nos décors de théâtre:
elles donnent une illusion de profondeur »
Mais à l´égard des églises et cathédrales gothiques, sur Saint Alpin et, de façon
La rencontre avec W.-H. Goodyear prémonitoire sur Amiens, il pense autrement, il avoue avoir des « scrupules »...
et sa réception de la théorie des raffinements et ajoute : « je suis perplexe, en tout cas il y a là un problème captivant » 188.
Fig. 3 L’une des
nombreuses lettres Les lettres échangées entre les deux Malgré ses doutes pendant la crise de 1906, Choisy prouva être un allié d’im-
échangées par Choisy personnages nous permettent de portance. Il cherche des appuis pour la diffusion des travaux de Goodyear (voir
et Goodyear. Dans
cette lettre, reçue le 26 déduire que Choisy et Goodyear se sont la lettre adressée à la Carnegie Institution)189, le rassure en lui indiquant
décembre 1907, Choisy
encouragait Goodyear à
rencontrés en France en 1903, par l’en- que des personnages comme Cloquet sont gagnés à la cause190, l’aide à
exposer ses découvertes tremise d’Enlart. Ils se sont rencontrés interpréter Procope, un texte clef pour assurer que l’architecture byzantine
et louait ses nouvelles
méthodes de relevé. plusieurs fois, notamment en  1907, possédait des raffinements191, médite avec lui sur la signification des cour-
Brooklyn Museum
Archives : Goodyear
quand Goodyear revient en France bures observées au temple de Cori par Giovanoni en 1905, considéré par
Archival Collection pour s’assurer des observations qui ont Choisy une découverte capitale, à la hauteur de celles de Penrose sur les
Scrapbooks [4.1.006] :
Exhibits Relating to déclenché tant d’hostilité. Ils tiendront temples grecs192 — et propose même d’aller à Amiens pour qu’ils vérifient
Architectural Refinements, à échanger fréquemment jusqu’à la ensemble les observations. Enfin, il lui donne la permission de publier ses
VI (11/1906-06/1910).
mort de Choisy en 1909186 (fig. 3). lettres à son gré (ce que Goodyear fera à sa discrétion)193.
Dès les premiers moments, Choisy
s’avère chaleureux, avec une admiration On peut dire en passant qu’il y a aussi dans ses lettres des observations fort
certaine pour ses trouvailles, nuancées intéressantes sur des cas de « raffinements » qu´il regrette maintenant de
de réserves sur certains points. Une n’avoir pas ajouté à son Histoire de l’Architecture : le clocher de St Germain
carte de 1904 en fait preuve. Le cas de
la façade inclinée de S.  Ambrogio de
188 Dans la lettre du 20 janvier 1905, envoyée de Paris, 9 rue de Poitiers, peut-être son domicile. (Scrapbooks (4.1.003) Exhibits Relating to Architectural Refinements,
Gênes est «  du point de vue de l’his- III, 1904-6/1905).
toire des recherches d´effet dans l’art 189 « Je considère M. Goodyear comme un initiateur qui a ouvert dans l’histoire de l’art un champ d’études inexploré »... « Il ne resta à souhaiter qu’une chose, c’est
qu’une publication complète de son œuvre permette aux savants de toutes les nations d’asseoir en pleine connaissance de cause leur opinion sur ce monde de
occidental... une trouvaille  », et en faits et d’idées qui, avant M. Goodyear, était un monde inexploré ». Copy of a Letter from Auguste Choisy addressed to President of the Carnegie Institution, General
Correspondence (1.1.010) Carnegie Institution (1905-1906).
général, les interprétations optiques 190 Lettre reçue en janvier 1909 « J’ai reçu aussi de M. Cloquet le compte rendu de vos travaux : c’est un excellent résumé et un sympathique hommage au colossal
des irrégularités des édifices italiens labeur auquel vous vous avez voué ». Il fait sûrement référence à l’un des articles de Cloquet dans la Revue de l’Art Chrétien où il avait déjà publié une traduction de
Goodyear en juillet 1908. (Scrapbooks (4.1.006) Exhibits Relating to Architectural Refinements, VI, (11/1906-06/1910).
sont approuvées sans hésitation187. 191 Dans cette lettre reçue à Venise en 1905, Choisy essaya d’aider Goodyear dans l’interprétation d’un texte de Procope de Cesarea, une source qui pour Goodyear
était fondamentale pour confirmer l’existence de déformation intentionnée dans l’architecture byzantine. Les difficultés sont claires : « j’avoue qu’ici je me perds ;
et plus je relis le texte, plus je suis convaincu que l’auteur n’a pas bien su lui-même ce qu’il voulait dire » Scrapbooks (4.1.006) Exhibits Relating to Architectural
Refinements, VI, (11/1906-06/1910). Une traduction du texte en anglais normalement utilisée des nos jours est celle de H.-B. Dewing (trad.), Procopius, de Aedificiis,
Loeb Classical Library 1940.
192 Les courbures du temple de Cori avaient été découvertes par Giovanonni, et Goodyear en avait parlé dans son article « The discovery, by profesor Gustavo
185 La collection de lettres de Choisy que nous avons utilisée, se trouve dans le Brooklyn Museum Archives, Goodyear Archival Collection, et elles n’avaient pas Giovannoni, of curves in plan, concave to the exterior, in the façade of the Temple at Cori », American Journal of Archaeology, vol. 11, pp. 160-78, 1907.
étudiées jusqu’à présent. Pour localiser cette correspondance nous avons compté sur l’aide inestimable de Mme Angie Park, du service Libraries and Archives du Pour Goodyear elles étaient très importantes. Il fut qui donna la nouvelle à Choisy, car dans la lettre reçue le 5 novembre 1906, il leremercie « du document si
Brooklyn Museum, que je remercie vivement pour son aide, sa patience et la gentillesse de ses réponses à toutes nos questions. curieux que vous avez bien voulu m’adresser au sujet du temple de Cori ». Choisy y attache aussi une grande valeur. « L’explication de Cori me semble un complément
186 Une lettre de Choisy, envoyée depuis Paris, à Goodyear, datée de décembre 1904, nous fait connaître ce premier contact : « Permettez-moi de vous dire combien précieux de vos découvertes et un fait à mettre en parallèle avec les relevés de Penrose » (General correspondance (1.1.050) ; Lewis (1906-1923).
je suis touché du témoignage de la bienveillante estime dont vous m’avez honoré en m’offrant vos belles études sur les ornements lotiformes et sur les recherches Choisy mentionna le cas du temple de Cori dans plusieurs lettres, dans une de ces lettres en 1907, il risquait une première hypothèse interprétative. (Scrapbooks
de l’art du Moyen Âge : M. Enlart vient de me les transmettre, et je lui suis reconnaissant de m’avoir mis en relation avec le savant qui a créé la Galerie des (4.1.006) Exhibits Relating to Architectural Refinements, VI, (11/1906-06/1910) ; cependant dans la lettre de 1909 citée dans la note 190. Choisy s’exaspère car il
“Architectural Refinements” et fait parler cette collection sans précédent » (Scrapbooks (4.1.003) Exhibits Relating to Architectural Refinements, III, 1904-6/1905). aucune solution logique n’apparaît : « le sens des courbures ne s’accordent guère avec l’explication vitruvienne »... « l’expliquera qui pourra ».
Plus tard, Enlart se verra curieusement pris dans la polémique car Goodyear le raconte à ceux qui le soutiennent, et Enlart est contraint à le démentir (lettre publiée 193 Dans la lettre que Goodyear reçoit à Amiens en 1907, Choisy lui donne la permission pour utiliser sa correspondance à son meilleur gré (Scrapbooks (4.1.006)
dans le RIBA Journal, décembre 1907, p. 142). Exhibits Relating to Architectural Refinements, VI, (11/1906-06/1910). À partir de ce moment-là, il est fréquent de trouver dans les articles de Goodyear — ainsi
Les termes utilisés sont toujours très chaleureux ; par exemple en août 1907, il lui dit qu’il ne va pas partir de Paris et qu’il peut le recevoir quand il le souhaitera : que dans ses livres, par exemple Greek refinements : studies in temperamental architecture (1912) — des fragments de lettres de Choisy qui avalisent sa thèse.
« je me fais une fête de vous serrer la main et de causer avec vous » (Scrapbooks (4.1.006) Exhibits Relating to Architectural Refinements, VI (11/1906-06/1910). Évidemment, il n’expose pas les passages qui posent des doutes à Choisy, ou ceux dans lesquels il lui fournit diverses informations. L’accès aux lettres originales
187 Commentaire qui est dans la même lettre de 1904, citée dans la note précédente. nous donne une perspective beaucoup plus complète de ce que fut leur relation.

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d’Auxerre, « galbé exactement comme un fût de colonne grecque », l´église sement du cliché, servaient à fixer la
de St Gabriel, de Orbais, ou le plan de Ste Trophime d’Arles, ainsi que les mesure des déviations196. Une technique
bossages du château de Pailly194. plus que suffisante pour Choisy : « Vos
fils à plomb donnent des indications
sans réplique »197.
La méthode photographique S’il est vrai que Goodyear trouva et
mesura ses déviations par une « fausse
Nous pouvons maintenant demander à Choisy quelle était son opinion sur hypothèse », il l’est également que les
les méthodes de relevé de Goodyear, et en particulier sur la photographie. releveurs de son temps ne se préoc-
cupaient très rarement de mesurer
Si les déductions de Goodyear devaient parfois être mises en cause, la nou- ces déviations verticales. Grâce à
velle technique du relevé photographique, qui décelait les déviations des Goodyear on avait enregistré, comme
plans verticaux, était pour Choisy simplement admirable. reconnaît Choisy, des faits que «  per-
sonne avant vous n’avait songé à
Pour Goodyear la photographie devient un instrument capital. Il s’agissait analyser  » (fig.  4) et qui plus est, en
de constater des irrégularités qui pour lui étaient destinées à « tromper » très grand nombre, permettant avoir
l’œil, et censées passer inaperçues, pour provoquer une vibration esthé- une vision d´ensemble de ces défor-
tique. Inconsciente. La photographie stabilisait donc une image que l’œil, mations dans les bâtiments gothiques :
étant toujours en mouvement, fixant son attention ici et là à l’intérieur du «  En somme, vous avez inauguré une
bâtiment, n’arrivait jamais à intégrer de façon complète et objective195. méthode qui entre vos mains a révélé
tout un monde de faits »198.
Pour le dire avec les mots de Choisy : « grâce à vos photographies, ce qu’on
ne verrait point en présence de l´édifice même, on le sent, on le touche ». En définitive, pour Choisy, la photogra-
phie de Goodyear :
Pour arriver à faire de la photographie un instrument de mesure, Goodyear
se servait du fil à plomb et des règles graduées qui, après un agrandis- • montre et mesure des déviations en
vertical inattendues
194 Dans la lettre du 20 janvier 1905 Choisy lui rappelle les effets avec l’intention optique qu’il a constaté ; des effets d’accélération de la perspective dans l’église • a de la précision
d’Orbais, dans l’église de Civray, la cathédrale de Poitiers et sur les impostes des chapelles de la cathédrale de Reims ; des effets d’accélération de la perspective en
hauteur dans le château de Pailly et finalement les courbures telles que celles des colonnes classiques aux arêtes du clocher de St Germain d’Auxerre. (Scrapbooks • permet de compiler et comparer une grande quantité de cas. Fig. 4 Goodyear utilisait
des photographies à grand
(4.1.003) Exhibits Relating to Architectural Refinements, III (10/1904-06/1905). format où le fil à plomb
Au sujet d’Orbais et du château de Pailly, il revient sur une lettre de 1907 (le mois n’y est pas mentionné) : « j’ai reçu l’article de l’Architectural Review où vous et la règle permettaient
traitez de la question des illusions perspectives. Il me confirme pleinement dans l’opinion que j’ai émise dans mon traité sur l’Histoire de l’Architecture et, parmi les Choisy croit absolument nécessaire de faire connaître ce procédé devant une d’observer
exemples que j’ai omis, on pourrait citer l’église d’Orbais (Marne) à la Renaissance nous trouvons dans les palais florentins des artífices de diminution de hauteur
d’assise et des saillies des bossages qui me paraissent bien inspirées par les mêmes principes. En France, des artífices du même genre donnent à une façade du
grande institution comme celle de l´académie des Inscriptions et Belles- et de mesurer les
déviations
château de Pailly une apparence de grandeur tout à fait surprenante » (Scrapbooks (4.1.005) Exhibits Relating to Architectural Refinements, V (12/1905 to 1907). lettres. Il décrit le procédé et souligne la qualité de l’objectivité et le registre de la verticale qui
Dans une autre lettre de 1907 (le mois n’y est pas mentionné), en citant le temple de Cori, Choisy signale d’autres observations qu’il a dû réaliser dans sa jeunesse passaient inaperçues
sur les courbures du Parthénon, probablement dans la même période où il fut les métrages sur les courbures des gradins d’accès (au sujet de ces derniers, voir des faits invisibles à l’œil nu. à l’œil. Ici, l’on peut
note 199) « Au Parthénon, la courbure en plan des façades peut à la rigueur être attribuée à l’explosion. Et pourtant j’ai vérifié sur la face nord de la celle-ci une constater que la nef
légère courbe en plan, concave vers l’extérieur qui me parait difficile à expliquer par une dislocation accidentelle: La découverte de Cori motiverait peut être de de la cathédrale de
nouvelles investigations au Parthénon. » General correspondance (1.1.011) : Choisy (1906-1907). 196 Sur la description technique du procédé, voir l’exposé de Choisy devant l’ académie des Inscriptions et Belles Lettres : « Comptes Rendus des Séances de
Reims s’ouvre sous forme
L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1907, séance du 2 août », pp. 492-493. « Tout près de la colonnette il suspend un fil à plomb et, à divers hauteurs il
de fer à cheval : cette
195 Sur le papier de la photo, face aux tromperies ou erreurs préceptives dans les relevés, voir Goodyear, « The Architectural Exhibition at the Brooklyn Museum », dispose horizontalement des règles graduées où se lisent les écarts entre le fils à plomb et l’arête de la colonnette. Photographiant le tout il nous met en possession
découverte citée par
The American Architect, vol. XCVI, n°1754 août, 1909, p. 48. d’un relevé absolument authentique des faits ».
Choisy devant l’académie
La lettre, dans laquelle Choisy traite cette question plus en profondeur, est datée du 13 décembre 1907. Dans cette lettre, il montre qu’il a compris et assume les des Inscriptions et
arguments perceptifs de Goodyear : la caméra capte ce que l’œil ne peut pas voir parce qu’il le corrige instinctivement. « Que de monuments on croyait géométriquement 197 Ces constatations peuvent être lues dans la lettre reçue à Amiens, 1907 (le mois n’y est pas mentionné) : « ... combien je suis frappé de l’art que vous avez de
Belles-Lettres prouvait
réguliers, et que vous nous montrez tels qu’ils sont, tels que l’œil exercé ne les soupçonnait point ! La raison qui a fait ignorer avant vous tant de particularités curieuses, faire parler la photographie. Grâce à vos clichés, ce qu’on ne verrait point en présence de l’édifice même, on le sent, on le touche. Vos fils à plomb donnent des
l’importance de l’œuvre de
vous l’expliquez d’une façon fort pénétrante dans vos dernières pages, par des effets de contraste, et, en ce qui concerne le déversement des piliers, par les effets de indications sans réplique » Scrapbooks (4.1.006) Exhibits Relating to Architectural Refinements, VI (11/1906-06/1910).
Goodyear.
la perception qui rapproche les lignes à mesure qu’elles s’élèvent, et atténue d’autant l’impression de leur écartement réel » (Scrapbooks (4.1.006) Exhibits Relating to
Architectural Refinements, VI (11/1906-06/1910). 198 Dans la lettre reçue le 26 décembre 1907. General correspondance (1.1.011) : Choisy (1906-1907).

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Fig. 5 À gauche, les plans


« L’Académie a sous les yeux quelques exemples de ces documents : on lie) avec les siens et... il faut l’avouer, de la cathédrale de
Crémone,
y trouve enregistrés des résultats qui paraîtraient invraisemblables si le la comparaison est quand même selon Dehio et Bezold,
témoignage de la photographie pouvait être récusé ». frappante, saisissante202 (fig. 5) ! et de S. Nicola de Bari,
selon Schulz- autorités
reconnues à la fin du XIXe.
Et là, il donne une petite leçon de sagesse. Il sait reconnaître que, même Après avoir lu l’article, Choisy écrit siècle – comparés par
Goodyear avec ses
si l´interprétation de Goodyear restait douteuse, il faut profiter des faits admiratif à Goodyear : « Avant vous, propres relevés. En
dehors de l’interprétation
montrés pour la photographie pour approfondir notre connaissance de les gens auraient été satisfaits avec discutable qu’il en donnait,
l´architecture. Ainsi les écarts observés à Reims pourraient nous donner des plans d’une régularité fictive. À ceux-ci possédaient une
précision révolutionnaire
« la mesure des déformations qu’une voûte gothique peut éprouver sans l´avenir ces plans conventionnels qui révélait
tout un monde
ruptures et sans désordres graves »199. ne seront plus à la mode et il sera d’irrégularités formelles.
nécessaire de fournir au public les
moyens de réaliser les vraies ano-
Choisy et les relevés de Goodyear malies et leur vrai plan »203.

Si la photographie chez Goodyear était donc un outil scientifique de relevé Il fallait bien le dire. Car les détrac-
nouveau, quelles étaient la qualité et la précision de son relevé graphique teurs de Goodyear faisaient toujours mine de ne même pas lui reconnaître
par rapport à ceux de ses contemporains ? cette qualité. Et c’étaient bien paradoxalement parfois les mêmes qui recon-
naissaient angoissés que l’on manquait de relevés fiables... (et de plus, que
Voyons par exemple les plans de Bezold et Dehio. Ces dessins étaient à l’épo- lorsqu’on en avait, on pouvait y découvrir des « raffinements »).
que un standard200. Nous savons qu’ils étaient très estimés par de grands
adversaires de Goodyear comme Enlart, ou Lasteyrie... mais aussi par Voyons par exemple la réponse de l’un de ses plus fermes détrac-
Choisy qui trouvera là plusieurs de ses exemples de « raffinements »201. teurs, Lefèvre Pontalis, à une lettre qu’en  1908, lui avait adressée un
architecte au Bulletin Monumental204. Il avait relevé soigneusement le
Goodyear révolté dans un article de 1909 critique d’abord justement leur chœur de la cathédrale du Mans et croyait avoir trouvé là un « raffinement
façon de travailler : des mesures trop générales en plan, très peu en éléva- perspectif ». Il se demande s’il y a d’autres exemples : « A-t-on vérifié l’implan-
tions, et une tendance à voir en tout des tracés réguliers. Après il confronte tation des nos autres cathédrales françaises ? » Lefèvre Pontalis lui répond :
ces deux plans (Cathedral de Cremona selon Dehio et Bezold, et S. Nicola, « Je croirais plutôt avec vous à un effet de perspective destiné à augmen-
Bari, selon Schultz, une autorité en ce qui concerne l’architecture de l’Apu- ter l’illusion réelle d’un hémicycle élargi à son point de départ... J’espère que
d’autres architectes voudront bien rechercher si on la rencontre ailleurs, car la
199 Comptes Rendus des Séances de L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, op. cit. : « Ainsi, à Reims, il y a des travées dont l’ouverture à la naissance des plupart des plans de nos cathédrales et de nos grandes églises françaises sont
voûtes dépasse de près de 0,50 m l’intervalle des piliers qui les portent. Si l’on attribue exclusivement cet écart à un effet de poussée, il donne la mesure des
déformations qu’une voûte gothique peut éprouver sans ruptures et sans désordres graves, en prenant charge pour un jeu séculaire de pressions ». remplis d’erreurs et ne peuvent servir de base à aucune étude sérieuse »205.
Il est intéressant de savoir que Choisy jeune avait exposé son premier travail justement devant cette institution et aussi sur un sujet en rapport avec les déformations
avec intention optique. « Note sur la courbure dissymétrique des degrés qui limitent au couchant la plate-forme du Parthénon », Académie des Inscriptions et
Belles-Lettre. Comptes Rendus des Séances de l’année 1865, pp. 413-417. Cette séminale contribution réapparaît dans son Histoire de l’Architecture, vol. I, p. 417,
immergée dans le chapitre concernant « le pittoresque dans l’Art Grec » et sa célèbre promenade architectonique de l’Acropole. L’intérêt pour ce genre de questions
a été donc permanent et depuis le début. 202 On peut voir la comparaison qu’il fait entre ses relevés et ceux de Dehio y Bezold dans le « The Architectural Exhibition at the Brooklyn Museum », op. cit. note
200 Voir les termes élogieux de R. De Lasteyrie sur l’œuvre de Dehio y Bezold dans la Revue Critique, 1891, n°22 et dans The American Journal of Archaeology and 195. Les dessins de la cathédrale de Crémone selon Dehio et Bezold se trouvent en p. 42 fig. 1, et de la cathédrale de Bari selon Schulz, (Denkmaler der Kunst des
of the History of the Fine Arts, vol.  7, n°4, 1891, pp. 468-470 : « this work will at once rank as the most complete and useful of repertories of information on the Mittelaters in Unteritalien) en ibid. p. 44 fig. 5.
ecclesiastical architecture of the Middle Ages ». Camille Enlart, dans sa bibliographie commentée du Manuel de Archeologie Francaise, Paris, (3e éd. révisée, 1927) 203 La lettre qui confirme tout ce qui précède et qui serait la dernière lettre reçue par Goodyear de Choisy — car il est subitement décédé en septembre 1909 — peut
considère cette œuvre une « Immense compilation faite avec méthode et critique » dont les erreurs en tout cas, ne peuvent pas être attribués aux auteurs mais à être lue dans son article « The Controversial Aspects of the Architecural Exhibition at the Brooklyn Museum », The American Architect, vol. XCVII, n°1779, janvier 1910,
ceux qui ont passé l’information. p. 53 : « Only about ten days before receiving the news of M. Choisy’s death, I received from him a letter relating to the first in the series of these American Architect
201 Dans une lettre reçue le 2 juillet 1909 Choisy lui fournit les sources qu’il a utilisées pour faire ses observations sur les déformations avec intention optique dans articles This was the article of August 4, which laid special stress on the defiencies of medieval plans, as hitherto published, and on the importance and novelty of
les édifices romans et gothiques. Précisément, la source principale est la collection de dessins de Dehio y Bezold, Die Kirchliche Baukunst des Abenlandes ; Stuttgart, the plans in the debated exhibition ».
1884-1901; un travail considéré par Choisy comme fort important mais que, en toute logique, il considère qu’après les découvertes de Goodyear, « il est à refaire ». Je n’ai pas trouvé la lettre originale dans les archives du Brooklyn Museum, le texte est donc traduit ici directement de l’anglais que Goodyear traduisait comme
Ici, l’on fait mention à la vue en plan de Sta Maria Novella (Florence), la vue en plan et la section de l’église de Civray, Payerne, St Gabriel — « une église que j’ai eu suit : « Before you, people would have been satisfied with plans and fictitious regularity. In future these conventional plans will no longer be in vogue and it will be
le tort d’omettre » — la vue en plan de la cathédrale de Poitiers, celle de Montréal et St Trophime d’Arles. Pour l’église d’Orbais il prend comme base des dessins de necessary to furnish the public with the means of realizing the real anomalies and their true plan ».
Sauvestre. Finalement, il suggère d’observer les relevés de Gailhebaud de la cathédrale de Reims qui confirment ses théories (Scrapbooks (4.1.006) Exhibits Relating 204 La demande de Pascal Vérité dans la section de « Correspondance » : « Le tracé du Choeur de la Cathédrale du Mans » Bulletin Monumental, 1908, pp. 155-7
to Architectural Refinements, VI (11/1906-06/1910). 205 La réponse « lettre à M. Vérité, par M.-E. Lefèvre-Pontalis » ibid., pp. 157-161.

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Autrement dit, si au début du XXe  siècle nous voulons faire une science La mesure du temps
historique de l’architecture nous avons d’urgence besoin d‘instruments et
méthodes de relevés fiables. Serait-il trop demander alors une reconnais- dans les relevés
sance de Goodyear comme un « pionnier » d’un relevé plus exact ?
de l’architecture antique
Conclusion

En conclusion, et après avoir lu et mis en contexte leur correspondance,


nous pouvons affirmer que : Anne Moignet-Gaultier, docteur en histoire et archéologie
« Oui, le travail de relèvement de Goodyear méritait plus de reconnaissance des mondes anciens
de la part de ses contemporains.
Et oui, il n’était pas un fou solitaire à croire à une histoire des raffinements.
Et c’est bien Choisy qui nous le montre. » « Rien de mieux que la mesure »207
Longin, Fragments, 2001
Choisy était comme nous le montrent ses lettres, un savant d’une honnêteté
et d’une générosité intellectuelle unique. Il était quelqu’un qui, au sommet Une architecture antique se dessine par la ligne de ses formes et de sa matière,
de son prestige, n’avait rien à gagner en appuyant Goodyear face aux gran- de ses temps et de ses espaces. Cette ligne a pu se retirer de son état originel
des autorités de son temps. avec le temps. Elle se décrypte alors dans le trait de son retrait. Déjà modifiée, elle
n’est pas non plus ce qu’elle sera. Néanmoins, elle se compose de ce qui a été et
Cependant il a su voir comme personne, qu’au delà de n’importe quelle demeure encore. Elle est aussi engagée dans l’aventure de sa réception par les
interprétation, les relevés de Goodyear possédaient une nouvelle précision, regards des auteurs de relevés. Ils saisissent ses images, les transposent et les
que la photographie avec lui devenait un outil scientifique nouveau, et que représentent. L’ensemble de ces opérations constitue le relevé de ce qui reste d’un
tout cela dévoilait des faits méconnus ou ayant échappé aux relevés contem- monument, dans l’étendue de son histoire et de sa vérité. Il est aussi l’expression
porains. Des faits qui obligeaient à reconsidérer l’architecture, soit du point de ceux qui, relevant ses données, exercent leur vision et leur art de la mesure.
de vue perceptif soit du point de vue constructif. Le relevé consiste en une description écrite ou graphique du monument
dans sa totalité ou tels de ses détails, selon un point de vue global ou limité.
Goodyear, un investigateur souvent ébloui par sa foi dans les raffinements Il est une prise de mesures d’une réalité sensible, une mise en relief et une
mais plus subtil dans sa logique que le font croire ses critiques. Il a su voir interprétation des temps et des espaces d’une architecture. Entre exactitude
— et nous montrer — un Choisy « caché » : le grand historien rationaliste des données et subjectivité de leur interprétation, il soulève une question que
qui... croyait possible une « histoire des raffinements »206. Jean-Luc Nancy invite à méditer : « Parce que la présence a fui, il n’est plus
certain qu’aucune histoire d’elle soit absolument véridique208. » Reste à savoir
C’est vrai que ce grand projet d’histoire n’aboutit finalement pas, mais ils ont quelle présence a fui : la présence d’une conception architecturale peut être
écrit entre eux, — et contre le monde — une petite histoire pleine de sagesse moins visible, diminuée, déformée, presque disparue, la moindre trace de
et de courage... qui laisse en suspens une idée troublante : la quête du faux vestige ou de représentation dessinée peut suffire à l’attester. Parmi tous les
peut nous mener à des relevés plus affinés ! présents d’un monument, l’auteur d’un relevé cherchera à exprimer l’analyse
de sa mesure : la ligne de son architecture. Elle donne le plan, l’élévation, la
coupe, le profil et le style, en prise avec les temps du monument.
206 Malgré la croyance partagée par Goodyear et Choisy quant à ce que l’on pouvait écrire une histoire continue sur les déformations optiques intentionnées ― depuis
l’architecture égyptienne jusqu’à celle de la Renaissance, en passant par les architectures grecque, romaine, byzantine et gothique ― elle n’a pas eu de chance,
l’existence de ce genre de manipulations dans la domaine si limitée de l’architecture classique est clairement reconnue. Pour avoir une vision de la portée de cette
question, voir : Lothar Haselberger, Ed., Appearance and Essence : Refinements of Classical Architecture-Curvature : Proceedings of the Second Williams Symposium 207 Longin, Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 2001, fr. 42, p. 181.
on Classical Architecture held at the University of Pennsylvania. Philadelphia, April 2-4, 1999, University Museum, University of Pennsylvania, Philadelphia, 1999. 208 Nancy, J.-L., « Un jour, les dieux se retirent… », Bordeaux, 2001, p. 7.

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La mesure d’un passé composé figures concises. Elles servent ses comparaisons et illustrent son argu-
mentaire, en même temps que leurs analyses construisent le texte. De
Mesurer ce qui a été dans ce qui est : un relevé peut révéler une donnée sources documentaires et d’échelles variées, ces représentations forment
architecturale par calcul et déduction, alors que l’altération aura défait un ensemble homogène réglé pour le cadre de la publication. Un simple
sa visibilité. Il constitue un retour au trait d’une conception architecturale trait de contour indique le profil de telle colonne dont le galbe apparaît
antique. Telle base aux contours usés se laissera reconnaître, non par le d’autant plus qu’il se différencie dans une mise en parallèle avec un autre
dessin de sa forme, mais par la déduction faite de son emplacement. Sa exemple210. Que cette colonne possède des cannelures, un dessin en plan
situation indique qu’elle appartient à une colonnade. Dès lors, la moindre d’un quart de cercle segmenté au pied de la ligne de son galbe tracé en
trace de courbe pourra être interprétée comme la ligne de tel ancien tore. élévation les figurera. L’épure du relevé indique l’essentiel de ce que veut
Relevée et représentée, elle est évidente. Et celui qui l’aurait regardée démontrer Choisy. L’échelle des monuments est généralement indiquée,
sans la voir, la reconnaîtra grâce à son relevé dans son entité et son iden- mais leurs éléments ne sont pas toujours cotés. L’information est calculée
tité. Le relevé aide à voir plus que ce qui est ; pourtant il ne révèle que ce selon la stricte nécessité de la dissertation. Le moindre trait comprend une
qui est déjà. La mesure appartient ainsi autant à celui qui voit qu’à la saisie signification architectonique précise. La compréhension d’une architecture
de données visibles. Le relevé est un retour à la ligne d’une conception ressort dans le contexte de ses parallèles. C’est ici le trait d’un monu-
architecturale antique, mais toutes ses données ne peuvent être exac- ment au passé composé qu’exprime Choisy dans sa recherche des réalités
tes, précises ou justes : trop d’incertitude dans l’interprétation de lignes architecturales et de leurs idées qui ont forgé l’histoire de l’architecture.
d’arêtes souvent émoussées peut retentir sur la qualité du relevé ; trop
d’intentionnalité cependant nécessaire à la mesure peut révéler l’esprit La méthode de Choisy aide à comprendre les relevés d’auteurs plus
architectural de l’auteur de relevé plus que celui du monument lui-même. anciens, dont les différences flagrantes dans les proportions et les mesu-
Si les données à saisir se situent dans des espaces et des temps architec- res ne peuvent être considérées comme le résultat de maladresses. Car il
turaux complexes, des moyens techniques ou artistiques peuvent inciter à s’agit de travaux d’architectes aussi savants que Palladio, Labacco, Serlio
des partis pris théoriques dans le tracé des volumes et des courbes. ou Androuet Du Cerceau. Leurs dessins présentent des inexactitudes et
des imprécisions que les limites techniques de saisie ne suffisent pas à
Dans son Histoire de l’architecture209 parue en 1899, Auguste Choisy com- expliquer. L’habileté du trait dans l’exécution de la représentation rend
bine texte et représentation graphique pour un relevé le plus fouillé possible énigmatiques ces défauts apparents de mesure. La question se pose de
des caractéristiques architectoniques, fonctionnelles et esthétiques des la vision que ces auteurs avaient des monuments antiques et des finalités
monuments. Loin de les décrire toutes, il en explore les principaux traits qu’ils attendaient de leur relevé. Autant que les conditions de saisie, de
à l’origine des idées et des styles qui font l’architecture. En géométral ou transposition et de représentation, la finalité d’un relevé détermine son
en vue axonométrique, il figure l’emplacement des axes directeurs d’une degré d’exactitude, de précision, de justesse et de plénitude. Elle varie et,
architecture, la position des éléments architectoniques dans l’espace, et avec elle, l’interprétation attendue du monument : est-il source ou réfé-
leurs éventuels écarts en cas de corrections optiques ou de raffinements rence d’idées architecturales, objet de calcul ou de subtilités, composition
constructifs ; il signale la mesure de la ligne de conception avec un simple plastique ou poétique, lieu vivant ou abandonné, objet d’art, d’histoire
trait d’égale épaisseur, indiquant le contour d’un ensemble architectural ou de mémoire, image constructive, fonctionnelle ou esthétique objet de
ou d’un détail : le monument au passé composé. Il renforce ce trait par des transformations, de destructions volontaires ou non à repenser, à conser-
hachures dans le cas d’un profil ou d’une coupe ; éventuellement, il com- ver ou à restaurer ?
plète son dessin par un poché noir pour exprimer un plan en géométral
ou une axonométrie. Sur la base de ses propres mesures ou de relevés En  1674, après un voyage mouvementé en compagnie de l’architecte
déjà établis par ses prédécesseurs, tels Jacques-Ignace Hittorff, James Augustin-Charles d’Aviler (pris en otage par des pirates turcs, ils reste-
Stuart, Henri Labrouste ou Viollet-le-Duc, il représente les monuments en ront prisonniers seize mois à Tunis), Antoine-Babuty Desgodets parvient à

209 Choisy, A., Histoire de l’Architecture, Paris, 1899. 210 Cf. Choisy, A., ibid., p. 306, fig. 3.

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Rome pour « mesurer et dessiner très exactement les édifices » de la ville perspective dont le fin rendu accompagné d’un plan fait état du décor des
antique. Il cherche à comprendre les écarts de mesure dans les relevés de corniches et figure les subtilités de l’arc.
ses prédécesseurs et les compare à la réalité des vestiges : « Ma première
intention a été lorsque j’ai entrepris de mesurer avec précision les antiqui- Les difficultés techniques à saisir les données d’un monument incitent à le
tés de Rome, de savoir lequel de ces auteurs qui sont en réputation devait penser avant de le mesurer, au risque de l’interpréter dans la conception
être suivi, comme ayant donné les véritables mesures. Mais lorsqu’étant de ses lignes apparentes. La complexité de l’objet architectural suscite
sur les lieux j’ai employé tout le soin nécessaire pour être éclairci sur ce des recherches de proportions au-delà de la réalité visible du monument.
doute, j’ai été bien surpris de trouver un autre éclaircissement que je ne Sous les apparences d’un monument altéré, un auteur de relevé tentera
cherchais point, qui a été de voir que ceux qui ont mesuré jusqu’à présent de retrouver le présent d’une conception architecturale et de ses effets. Il
les édifices antiques ne l’ont pas fait avec précision, et qu’il n’y a aucun figurera ainsi au trait l’analyse de cette conception encore existante dans
de tous les dessins que nous en avons, où il ne se trouve des fautes très la réalité du monument, sans décrire son état altéré. Par leurs relevés des
considérables211. » monuments antiques, les architectes de la Renaissance en proposaient
non seulement une connaissance mais aussi des modèles pour leurs pro-
Desgodets fait observer que Palladio et Labacco indiquent des cotes pré- pres créations. Palladio, Serlio et Labacco ont pu chercher à reconnaître,
cises, avec lesquelles « ils mesurent toutes les particules des Bâtiments au-delà de l’apparence des vestiges, des conceptions architecturales dont
qu’ils décrivent212 » ; Serlio, quant à lui, s’en dispense. Desgodets essaie de ils souhaitaient recomposer le dessin d’origine. L’histoire de l’architec-
retrouver les mesures par déduction, en rapportant toutes les proportions ture est aussi celle des adaptations et décalages permanents entre le
des parties des édifices dessinées par Palladio au diamètre qu’il donne dessin initial d’une conception architecturale originelle et sa réalisation
des colonnes, à supposer que celui-ci ait été bien mesuré. Il constate des construite.
mesures inexactes dans le relevé des grandes lignes comme dans celui
des ornements. Un frontispice de l’ouvrage de Labacco paru en 1559, Libro Un même procédé gouverne la représentation d’un relevé traditionnel et
d’Antonio Labacco appartenente a l’architettura nel qual si figurano alcune celle d’un projet d’architecture : le dessin au trait, en géométral et en
notabili antiquita di Roma, figure les instruments de mesure directe et perspective. Ce trait qui désigne, sépare, distingue, délimite les volumes
indirecte en usage au XVIe siècle : règle, équerre, compas et planchette. d’un vestige est en même temps le trait qui établit des rapports entre
Autant le Colisée était alors difficile à relever sans erreur, autant les arcs les « particules » architecturales, selon l’expression de Desgodets, le trait
de Titus et de Septime-Sévère présentaient une volumétrie plus accessible qui donne l’idée génératrice d’une architecture et participe à son schème
à des moyens de relevé traditionnels. Restent leurs représentations : de et son expression. Or plus la conception d’un monument est savante et
l’arc de Titus, Palladio rend en 1554 un dessin en géométral, coté et des- subtile, plus la valeur du trait est sensible. À comparer deux relevés d’un
siné jusqu’au détail des reliefs sculptés au-dessus de l’arc et de sa clef, secteur de la rose de la Sainte-Chapelle213, l’un photogrammétrique et
aux feuilles des chapiteaux corinthiens surmontant des fûts de colonnes donc soumis à une mesure en continu et sans préjugé de la forme, l’autre,
cannelées. Le dessin de l’ensemble met en relief les lignes architectoni- traditionnel, dessiné par Viollet-le-Duc, et donc sujet à des extrapola-
ques avec une finesse dans l’information qui ne transparaît pas tant dans tions et à une modélisation au compas de son réseau, on constate que le
la vue perspective de Serlio, où figurent les lignes de contour et de modé- caractère végétal, délicat et vivant perceptible dans la fluidité de la ligne
nature principales, avec pour seul changement d’échelle la description restituée par le trait photogrammétrique, disparaît dans le dessin convenu,
des chapiteaux et de leur motif sculpté. Là où Palladio exprime selon leurs répétitif et inerte de l’architecte : les points d’inflexion du réseau qui forme
différents registres les rapports du monument dans un état proche de un tracé continu où la sève circule, deviennent, dans le relevé de Viollet-
la conception d’origine, Serlio figure une épure au trait : en ressortent le-Duc, des points de rupture et altèrent l’idée de la conception médiévale
les lignes de l’ensemble et donc leurs proportions, mais erronées. Par qui ressort de la restitution photogrammétrique, c’est-à-dire de la réalité
différence, le dessin de l’arc de Titus par Androuet Du Cerceau est une de la rose reconstruite au XVe siècle.

211 Desgodets, A.-B., Les édifices Antiques de Rome dessinés et mesurés très exactement, Paris, 1682, Préface.
212 Ibid. 213 Cf. Moignet-Gaultier, A., « Le relevé de la ligne en architecture et l’idée de classicisme grec », Journal des Savants, juil.-déc. 2009, p. 183, fig. 4.

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Des interférences entre le constat de la réalité des vestiges et le présup- teaux, je ne l’ai fait que parce que les particules semblables qui y restaient,
posé de leur identité sont donc possibles. L’histoire entière du relevé est empêchaient de douter, que celles que je restaurais, n’eussent été de la
soumise à ces mélanges de points de vue, qui interviennent dans la signi- même manière que je les ai faites214. »
fication de la mesure. Penser un monument avant de le relever constitue
une nécessité autant qu’un risque. Entre exactitude et subjectivité, relever Des inexactitudes subsisteront. Leurs motifs peuvent être divers : manque
un monument avant de le penser peut aussi aider à démêler la complexité de temps ou de matériel dans la réalisation de son relevé, modification
formelle et matérielle d’un vestige et surmonter les difficultés du relevé. de certaines données lors de leur représentation gravée ou reprise de
La variété des images produites par cette approche dialectique, avec leurs données de relevés antérieurs, tel le dessin erroné de l’attique curieuse-
richesses et leurs faiblesses, leurs mises en relief de tel ou tel aspect ment semblable à celui de la restitution hypothétique de Giacomo Lauro,
et leurs erreurs rendues instructives par la comparaison, est sans doute datée de 1612. Lorsque Jean-Baptiste Guénépin, architecte pensionnaire
le meilleur garant de la reconnaissance d’une conception architecturale de l’académie de France à Rome, reprend en 1809 le relevé de l’arc de
antique. Titus dessiné par Desgodets, il constate des erreurs de proportion. Louis
Dufourny les mentionnera dans son rapport sur l’envoi de ce pension-
naire : « M. Guénépin a fait pour l’année 1809 les dessins de la restauration
La mesure du présent de l’arc de Titus : [...] Plusieurs (détails) n’étaient pas connus ou telle-
ment défigurés dans les ouvrages déjà publiés qu’il était impossible de les
Le monument in situ dans son expression matérielle et formelle constitue reconnaître, tels le soffite de l’entablement, les ornements du chapiteau,
généralement les données premières de son architecture. Si rares sont les les clefs etc. [...] Mais des erreurs plus importantes en ce qu’elles chan-
témoignages de sa conception qu’immédiatement s’impose le souvenir du gent le caractère et la proportion du monument viennent d’être rectifiées
tracé de l’entasis retrouvé par Lothar Haselberger dans la cour inférieure par la restauration de M. Guénépin. L’ouvrage de Desgodets, justement
du temple hellénistique d’Apollon à Didymes, sur la face interne de son estimé, se trouve bien fautif quant à l’arc de Titus ; par exemple il cote
mur d’enceinte. Desgodets retourne aux données premières des monu- l’attique […] sa hauteur est de 8 p. 1°. Une erreur plus grave pour l’art, c’est
ments romains : les vestiges eux-mêmes. Il lui faut une mesure exacte. d’avoir fait profiler les piédestaux sous les colonnes au lieu d’un stylobate
Il saisit les données des monuments dans l’état où ils se trouvent et il continu. Cette erreur est évidemment démontrée par les recherches de
s’emploie à les relever avec toute l’exactitude, la précision, la justesse et M. Guénépin215. »
la plénitude possibles. Les techniques de relevé direct et indirect dont il
dispose alors le conduisent à extrapoler les mesures de lignes ou de points L’histoire des relevés de l’arc de Titus, depuis les premières restitutions
choisis. Bien que ses dessins rendent compte d’un certain état d’altération hypothétiques des prédécesseurs de Desgodets, jusqu’aux dessins de
des vestiges, il privilégie les aspects qui relèvent de la conception. Comme ses vestiges altérés avant son dégagement des fortifications médiévales,
il l’annonce lui-même dans la préface de son recueil de relevés, il com- a conduit à son entière reconstruction en 1820 par Georges Valadier. La
plète ou achève ce qu’il pense pouvoir attester en raison de la logique de course à l’exactitude de la mesure d’un monument dans la description
la construction. Ses relevés représentent donc des états actuels en partie de ses états présents incite à sa restauration, mais tout d’abord à sa
« restaurés » ou, en termes d’aujourd’hui, restitués. Son but est avant tout conservation.
de rapporter un portrait exact des conceptions architecturales antiques, et
non un descriptif de leur état d’altération. En témoigne, dans l’histoire du relevé, celui l’arc de Septime-Sévère à
Rome. Depuis les dessins de Antonio da Sangallo le Jeune au XVIe siè-
« Les dessins que j’ai donnés représentent les Édifices en l’état qu’ils sont, cle, ceux de Andrea Palladio et de Jacques Androuet Du Cerceau, maints
et je n’ai point imité les auteurs qui ne se sont pas contentés de les res- auteurs ont relevé ce monument. Piranèse l’a ainsi représenté en perspec-
taurer, mais qui les ont comme rebâtis tout de nouveau, composant un
grand temple sur trois colonnes qui en restent : et si j’ai suppléé quelques 214 Desgodets, A.-B., op. cit., Paris, 1682, Préface.
particules, comme des volutes ou des feuilles qui manquaient à des chapi- 215 Dufourny, L., rapport, 1811, Archives de l’académie des Beaux-Arts, 5E5. Le terme de restauration utilisé par Dufourny, est conforme à l’usage d’alors, mais
correspond en fait à l’actuelle restitution graphique.

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tive dans l’état où il l’a trouvé avec ses bases à moitié ensevelies, alliant Gromort217 et de la restitution photo-
exactitude, précision et justesse d’expression, de sorte que les données grammétrique réalisée par l’IGN218
de la conception et de l’altération sont clairement identifiables, à la fois (fig.  1)  : les inexactitudes dans la
unies et distinctes. En 1983, Roberto Nardi lui consacre une monographie216 mesure du premier, par différence
et le relève en géométral. Son dessin au trait, entièrement coté, traduit la avec l’exactitude du tracé photo-
moindre fissure apparente et la moindre cannelure, le moindre relief de grammétrique, révèlent la justesse
bloc et le décor le plus fouillé, en une fine ligne de contour d’épaisseur des proportions réelles.
égale, exprimant la mesure de la forme. Quel que soit son objet, nul effet
d’ombre ni indication de volume ne s’ajoute à ce trait de mesure. C’est l’en- Cependant, le dessin de Gromort
tière topographie des formes de l’arc qui est décrite, sans préjugé de leurs exprime l’architecture et le rapport
contours ni hiérarchie dans leur expression. Seules les références culturel- de ses lignes architectoniques avec
les permettent au regard de reconnaître d’emblée telle ligne relevant de la son décor, tandis que le trait uni-
conception architecturale, telle autre de l’altération, l’une et l’autre d’égale forme de la mesure d’une restitution
valeur. Cependant, la sélection imposée dans ce dessin par la mesure des photogrammétrique absorbe les
seuls contours est complétée par un ensemble de relevés présentant les lignes du chapiteau dans la même
divers états d’altérations des surfaces. Nardi décrit l’arc et enquête sur la inexpressivité que les modénatures
base de ce relevé archéologique au trait. Il situe tel indice perdu dans la et les reliefs sculptés. Le trait d’un
masse des données d’une photographie, et en observe les décalages éven- fin dessinateur peut rendre dou-
tuels avec des vues antérieures. Sans viser à une mise en valeur graphique blement perceptibles l’acuité de sa
de la conception architecturale et des lignes architectoniques, la rigueur vision architecturale et l’exactitude
Fig. 1 Relevés figurant à même échelle l’ordre ionique
de son analyse est déjà expressive. L’exactitude de ses dessins correspond du temple d’Athéna Niké, Athènes : dessin de Georges de sa mesure ; mais le trait techni-
à celle d’une restitution photogrammétrique au trait, qui aurait été retra- Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture, Paris, que de la photogrammétrie présente
Vincent, Fréal et C , 1942, pl. 95.
ie

vaillée dans le sens d’une représentation fine et sensible, mais conserverait © Avec l’aimable autorisation de Nicole Clément. l’avantage de rendre compte, exac-
cette neutralité de ton propre à une figuration en continu de la mesure des tement et à une date donnée, de la
contours. Le relevé de Nardi est une carte géographique du monument, une mesure topographique d’un profil dans la continuité de son expression. Par
référence topographique précise, complète et globale de son état actuel. la ligne même de son tracé, il peut restituer l’esprit de la réalité d’un ves-
tige : un monument dans son présent.
Si l’on considère la complexité de l’altération d’un monument dans son état
présent ou actuel, le présupposé architectural dans l’expression des formes La mesure d’un futur
n’est plus de mise. La physionomie d’un vestige ressort autant de la topogra-
phie que de l’architecture. Cependant, le trait topographique du profil de la On peut relever ce qui existe, mais relever ce qui n’est pas encore, c’est-à-
coupe ou du plan révèle l’idée architecturale prévalant dans le dessin de tel dire un futur, confine au paradoxe. Cependant, toujours une part de ce qui
ordre antique. La comparaison d’un relevé photogrammétrique avec d’an- est sera. La manifestation de la ligne par le relevé de sa mesure implique
ciens relevés vus selon les mêmes dispositions et à même échelle permet l’auteur du relevé dans sa vision du monument. Or il voit non seulement ce
de distinguer la valeur et l’originalité de telle modénature, proportion, sub- qui est à travers sa perception immédiate, son environnement, ses réfé-
tilité ou correction optique. Le profil de l’ordre ionique du temple d’Athéna rences, ses analyses et ce que le relevé du monument lui apprend, mais il
Niké est révélé par la comparaison du relevé traditionnel rendu par Georges voit aussi ce qu’il projette pour réaliser son relevé. Dans cette nécessaire
projection, concrétisée par les dessins en géométral ou en perspective, il
apporte sa contribution à ce qui sera et, parfois même, à ce qu’il voudrait

216 Nardi, R., « Arco di Settimio Severo, analisi archeologica et conservativa, 1979-1983 », in M. Agostinelli, Roma, Archeologia nel Centro, I. L’area archeologica 217 Gromort, G., L’essentiel sur les ordres d’après Jacq, Barozzi, De Vignole, Paris, 1956, pl. XXXII.
centrale (Lavori e Studi di Archeologica – 6), Rome, 1985, p. 44, fig. 3. 218 Campagne de relevés photogrammétriques réalisée par l’Institut géographique national, Acropole d’Athènes, 1971.

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que cela devienne. Il peut finir par voir ce qui est en fonction de son antici-
pation, et il mesure son relevé avec cette visée. Le relevé est donc à la fois
un témoignage de ce qui est et a été, mais il contient aussi ce qui sera : les
lignes d’une restauration future.

L’arc monumental de Palmyre sera restauré en 1933 sur la base des relevés
de l’architecte Robert Amy (fig. 2). Il a déjà été relevé en 1750 par Robert
Wood219, accompagné de James Dawkins : ils mesurent ses ruines avec une
exigence d’exactitude qui rappelle celle de Desgodets lors de son relevé
des antiquités romaines, soixante-dix ans plus tôt. Le dessin est coté,
rigoureux et précis, présenté en géométral (plan, coupe, élévation) et en
perspective. Il figure l’altération jusqu’au détail. La méthode de Wood est
historique et artistique. Son travail documentaire concerne l’ensemble des
monuments de Palmyre. Il y distingue relevé et restitution. S’il ne restaure
pas les monuments in situ, il restaure leur vision dans l’imaginaire euro-
péen et vise à rendre le classicisme de l’architecture palmyrénienne pour
mieux le diffuser en Angleterre. L’objectif de Robert Amy est tout autre : il
relève les lignes de l’arc et de ses blocs pour le restaurer. Son dessin sou-
ligne leur emplacement et le jeu de construction que représente l’arc avec
ses parties diversement altérées. Il intègre l’image du monument relevé Fig. 2 Arc monumental, Palmyre. Détails de l’arc restauré
dans son projet de restauration. Il traduit plus le remontage des blocs que (© auteur).

le classicisme de l’architecture : leur coupe est aussi apparente et forte


que les lignes générales de la volumétrie. Le trait ne cherche pas à ren-
dre ses subtils reliefs, malgré une insertion des rares fragments de décor Le relevé de chantier apporte une
dans les grandes lignes. Les blocs ornés font l’objet d’un relevé plus nuancé. preuve : celle d’un état actuel en ce
Leur inscription dans le dessin du relevé global souligne a contrario la qu’il sera dans un état futur. Mais il
raideur mécanique des blocs prévus pour la restauration et les ruptures peut occulter toute preuve d’un état
d’harmonie de l’ensemble ainsi dessiné. La logique du projet de restauration antérieur du monument, en inté-
de Robert Amy devance celle de son relevé. Celui-ci ne préfigure pas l’unité grant déjà la mesure de son état
d’un classicisme en restauration, pas davantage une idée d’architecture qui futur.
intégrerait l’altération des ruines de manière harmonieuse. En revanche,
il anticipe une restauration si visible dans la réalité qu’elle contraste avec L’état restauré d’un monument est
les éléments de décor subsistant. Le dessin sec des blocs découpés, des destiné à l’accorder avec son passé
lignes générales de l’architecture et du décor, témoigne du futur chantier pour préserver son harmonie première et révéler son idée d’architecture.
et du monument restauré, non de l’esprit de son architecture. Il constitue Si sa mesure se présente en rupture avec la fine mesure des vestiges alté-
une archive du chantier. Reste la photographie de ce que le monument fut rés, elle risque d’écraser l’image ancienne composée de ses valeurs d’art,
avant sa restauration. Elle rend la complexité du réel architectural, de sa d’histoire et de mémoire. La ligne d’une architecture est fragile. C’est ce qui
conception et de son altération, qu’une restitution photogrammétrique contribue à sa poésie et soutient son esprit. « Le mètre ne saurait exister
aurait pu compléter par la mesure de son trait représenté en géométral. sans l’expression, avec sa qualité et sa quantité »220. Support potentiel des

219 Wood, R., Ruins of Palmyra, otherwise Tedmor in the Desert, (Les ruines de Palmyre autrement dites Tedmor au désert), Londres, 1753. 220 Longin, Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 2001, fr. 42, p. 181.

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projets de restauration, un relevé doit exprimer le présent d’un monument, relevé architectural d’emblée fondé sur une interprétation architectonique,
synthèse de conception et d’altération. Il lui faut garder le sens de cette fonctionnelle ou esthétique du monument. La notion de juste mesure prend
mesure jusque dans le futur de ce monument : son état restauré. sens dans le regard que porte sur les nuages de points visibles à l’écran le
spectateur, à commencer par l’auteur du relevé. C’est lui qui voit, reconnaît,
focalise, encadre, sélectionne et découpe mentalement tel plan, tel profil,
La mesure d’un futur antérieur tel détail : la technique lui permet de les manipuler en 3D et en temps
réel de manière interactive. Les millions de points de la saisie couvrant la
La restitution architecturale fait état de ce qu’aurait été le monument à surface du monument seront ensuite allégés automatiquement, lors des
son origine ou en des temps ultérieurs. Elle permet même d’envisager sa phases de facettisation et de modélisation précédant l’habillage et l’om-
reconstruction. La mesure des vestiges associée à la confirmation d’hy- brage des formes223. L’exhaustivité de ces nuages reste très supérieure aux
pothèses sur la disposition ou l’expression de données manquantes peut mesures choisies et limitées d’un relevé traditionnel.
conduire à une plausible identification du monument dans l’un de ses futurs
antérieurs. Restituer suppose un relevé des vestiges en même temps que Complémentaire de la restitution architecturale dessinée et rendue
la construction d’un raisonnement archéologique ou architectural. Le trait au lavis ou à l’aquarelle, dont la pratique demeure encore vive, la res-
de mesure d’une restitution graphique est de même nature que celui de la titution numérique apporte de nouvelles vues sur les monuments et
conception d’un monument : lignes directrices, lignes de contour et lignes l’histoire de l’architecture. Maquette virtuelle, elle résulte d’une synthèse
d’arête, chacune à leur manière distinguent, séparent ou unissent les élé- de mesures d’origines variées appelée à évoluer avec la connaissance
ments de la composition architecturale, traduisant des rapports d’échelle, archéologique. Un nuage de points par balayage laser pourra ainsi
des harmonies, un décor ou un style. Le trait d’une restitution graphique s’intégrer dans une modélisation 3D réalisée à partir de données
tend à décrire avec exactitude, précision et justesse, une vision de la ligne anciennes, acquises et représentées en géométral, selon les méthodes
du monument telle que l’auraient conçue, à son origine ou lors de trans- traditionnelles de relevé mêlant données directes et indirectes, ponc-
formations ultérieures, l’architecte, le tailleur de pierre ou le sculpteur. tuelles et continues, métriques, graphiques et photographiques  (fig.  3).
Continue ou discontinue, dessinée ou digitalisée, la ligne de restitution Cette modélisation pourra à son tour s’incruster dans un paysage virtuel
correspond à la mesure d’un futur antérieur fondée sur la prise en compte créé en 3D ou travaillé à partir de documents photographiques (fig. 4). Ces
et l’analyse des données d’un présent altéré. Dans le cas de monuments différences de sources et de techniques peuvent se percevoir dans la repré-
aux volumes complexes, plus le relevé des données permet une définition sentation finale d’une restitution. L’hétérogénéité éventuelle de l’information
serrée des lignes, plus la restitution architecturale bénéficie de moyens
d’analyse et de preuves pour sa validation. Fig. 3 Tholos, Delphes.
Fragment
de chéneau à tête de lion ;
Le relevé optoélectronique221 en nuages de points visibles sur écran en 3D fragment de l’entablement
(© auteur).
et en temps réel apporte à la mesure d’un monument (et de la plupart de
ses lignes formant sa volumétrie ou manifestant son altération) exactitude,
précision et continuité. Le balayage de ses surfaces relevées au laser a un
pas222 si fin qu’il assure la continuité de la saisie, pourtant discrète par prin-
cipe. Cependant, ce balayage opère « les yeux fermés », sans discrimination
ni sélection d’aucune ligne significative d’une conception architecturale,
d’une taille de pierre ou d’une altération. Neutre, il évite tout parti pris de
mesure au moment de la saisie. Il est un relevé topographique et non un

221 Le système de relevé optoélectronique en nuages de points SOISIC-3Dipsos a été inventé et mis au point par Auguste d’Aligny et Michel Paramythioti.
222 Le pas représente l’écart entre deux mesures laser dans un balayage optoélectronique en nuages de points. 223 Moignet-Gaultier, A., « Le relevé de la ligne en architecture et l’idée de classicisme grec », Journal des Savants, juil.-déc. 2009, p. 187, fig. 6.

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Fig. 5 Tholos, Delphes (©


auteur).
Selon les auteurs de
l’anastylose de la Tholos,
Robert Demangel et
Henri Ducoux, « la légère
inclinaison [des colonnes]
n’est perceptible que
pour un œil prévenu »
(Demangel, R., Ducoux,
H., « L’anastylose de la
Tholos de Marmaria »,
BCH 62, 1938, p. 385).
Elle apparaît dans cette
figure, indépendamment
de la déformation
de la perspective
photographique. Inhérente
à l’harmonie de l’ensemble,
elle est perceptible in situ
par tous, mais seul un œil
attentif la distinguera.

Fig. 4 Vue du site de Marmaria : restitution numérique du sanctuaire d’Athéna Pronaia, Delphes (© EDF, 1996).

est susceptible d’être atténuée ou, au contraire, soulignée et légendée. Un


regard architectural critique est utile pour distinguer des décalages chrono-
logiques et formels éventuels entre les éléments modélisés de la restitution
et une réalité architecturale souvent complexe et subtile.

Ainsi les temples figurant ensemble dans une même restitution numérique du
sanctuaire d’Athéna Pronaia à Delphes224 (fig. 4) apparaissent dans un anachro-
nisme préjudiciable à l’authenticité archéologique de cette restitution : la ruine
de l’un avait dans l’antiquité provoqué la construction de l’autre. Le pignon d’un
édicule tardif et sans style architectural plastronne devant l’ouvrage savant de
la Tholos (fig. 5), tandis que le bel appareil néo-polygonal du péribole ressort

224 Cette restitution a été réalisée de 1995 à 1997, sous l’égide du mécénat technologique et scientifique d’Électricité de France et de l’École française d’Athènes,
par les équipes de la direction des Études et recherches d’EDF, du laboratoire du service informatique de recherches en Archéologie de la maison de l’Archéologie de
Bordeaux et du laboratoire du centre de recherches en Architecture et en Ingénierie de l’École d’architecture de Nancy.

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de la toise au numérique

comme un mur en ciment enduit. Les changements d’échelle et de niveaux de BIBLIOGRAPHIE


précision dans cette restitution semblent davantage dépendre de contraintes
techniques que d’une vision architecturale du site antique. Les manques de la Amy, R., « Premières restaurations 1/1971, p. 93-121.
restitution par comparaison avec la réalité des vestiges, la suppression d’incli- à l’arc monumental de Palmyre  », Gottlob, K., FD II, Relevés et restaura-
naisons ou de raffinements, l’installation d’éléments hypothétiques nécessaires Syria, 1933, p. 396-411. tions, Paris, De Boccard, 1925.
au rendu de l’image mais sans consistance archéologique avérée, sont d’autant Appearance and Essence, Gromort, G., L’essentiel sur les ordres
plus troublants que celle-ci vise à une ressemblance « au plus près du réel ». Refinements of Classical d’après Jacq, Barozzi, De Vignole,
Au-delà de ses apports archéologiques, cette image a le mérite de rappeler la Architecture : Curvature (Proceedings Paris, Vincent, Fréal & Cie, 1956.
nécessité d’un recul critique à l’égard d’une restitution. Elle montre combien le of The Second Williams Symposium Gros, P., Édition, traduction et com-
sens de cette dernière tient à la mesure et à l’idée d’architecture d’un monument on Classical Architecture, University mentaire de Vitruve, De l’architecture,
antique repensé au futur antérieur. of Pennsylvania, April 1993) , Livre III, Paris, Les Belles Lettres,
Haselberger éd., Philadelphia, 1990.
La juste mesure comprend la perception du temps où « le mètre et le rythme University of Pennsylvania Museum Hellmann, M.-C., L’architecture
sont deux choses »225 distinctes, selon Longin. Le temps en architecture, c’est of Archaeology and Anthropology, grecque. 1. Les principes de la
le passé composé de l’idée architecturale et de sa rhétorique, ordonnant 1999. construction, Paris, Picard, 2002.
les espaces, répartissant les équilibres et établissant les éléments et leurs Bommelaer, J.-F. (dir.), Marmaria, le La Coste-Messelière, P.  de, Miré,
agencements ; c’est aussi le présent de l’altération qui se mêle à la réalité sanctuaire d’Athéna à Delphes, EfA/ G. de, (ph.), Delphes, EFA, Paris, Le
de la conception confrontée au temps de l’histoire, de l’art et de la mémoire ; Edf, Paris, De Boccard, 1997. Chêne, 1943.
c’est encore le temps de la restauration future qui ne s’impose pas en écra- Charbonneaux, J., FD II, La tholos, Longin, Fragments, Paris, Les Belles
sant les temps précédents mais témoigne de leur héritage ; c’est enfin le Paris, De Boccard, 1925. Lettres, 2001.
temps d’une restitution au futur antérieur, dans ce qu’elle peut recéler de Choisy, Histoire de l’architecture, Moignet-Gaultier, A., « Le relevé de la
compréhension du passé et de modestie dans ses conclusions toujours pro- Paris, Gauthier-Villars, 1899. ligne en architecture et l’idée de clas-
visoires. Si les techniques de relevé ouvrent de nouvelles perspectives sur la Daux, G., FD II, Les deux trésors, sicisme grec », Journal des Savants,
connaissance des monuments, leur conservation et leur restauration, elles Paris, De Boccard, 1923. juil.-déc. 2009, p. 173-209.
sont si complémentaires qu’elles se soutiennent pour éclairer l’histoire de Demangel, R., Ducoux, H., Nardi, R., « Arco di Settimio Severo,
l’architecture d’une même vision. La mesure du temps instruit l’image des «  L’anastylose de la Tholos analisi archeologica et conservativa,
monuments. Il n’est point d’architecture sans mesure. Saisir le sens de la de Marmaria  », Bulletin de 1979-1983 », in M. Agostinelli, Roma,
mesure, c’est d’abord savoir reconnaître l’idée d’architecture. Correspondance Hellénique 62, 1938, Archeologia nel Centro, I. L’area
p. 370-385. archeologica centrale (Lavori e Studi
Desgodets, A.-B., Les édifices di Archeologica — 6), Rome, de Luca,
Antiques de Rome dessinés et mesu- 1985.
rés très exactement, Paris, 1682. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné
Dufourny, L. Rapport, 1811, Archives de l’architecture française du XIe au
de l’Académie des Beaux-Arts, 5E5. XVIe siècle, VIII, Paris, 1864.
Fomine, Y., Lauritzen, W., FD II, Les Wood, R., Ruins of Palmyra, otherwise
deux trésors, Relevés et restaura- Tedmor in the Desert, (Les ruines de
tions, Paris, De Boccard, 1925. Palmyre autrement dite Tedmor au
Ginouvès, R., «  Archéographie, désert), Londres, Millar, 1753.
archéométrie, archéologie — Pour une
informatique de l’archéologie gréco-
225 Longin, Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 2001, fr. 42, p. 180. romaine », Revue Archéologique,

206 207
de la toise au numérique

Méthodes de relevé sur phique de toutes les techniques de relevé avant de choisir celle qui sera la
plus appropriée. Malheureusement, ce n’est généralement pas le cas et,
les constructions historiques très souvent, le client est enclin à se fier aux techniques de relevé les plus
et les sites archéologiques récentes, sans en connaître les caractéristiques techniques.
Au cours des dernières années, nous avons pu observer une utilisation de
plus en plus importante des techniques de mesures indirectes, telles que
le scannage laser ou la photogrammétrie. Un scanner 3D est un appareil
qui capture un nuage gigantesque de points non différenciés sur la surface
d’un objet ou d’un environnement. Chaque point ne correspond pas à un
Frank Becker, docteur en histoire de l’architecture point spécifique de la construction, mais plutôt à un échantillon spatial de
à l’Université de Bamberg, Allemagne la position de ce point sur la surface. Dans un second temps, ces données
doivent être traitées avec un logiciel spécifique, pour extraire les carac-
téristiques qui déterminent les informations les plus intéressantes d’une
« Avant d’intervenir sur une construction historique, nous devons déterminer construction historique. La technique de scannage garde l’opérateur éloi-
son état exact par le biais de relevés très précis, qui seront ensuite conser- gné de l’objet, l’échelle de représentation ne permet en général pas d’aller
vés dans les archives appropriées. » à une définition supérieure à 1:50.
August Reichensperger, 1845 Un relevé de construction qui utilise un tachéomètre est quelque peu dif-
férent. Dans ce cas, l’opérateur, en principe un historien de l’architecture
La source principale pour l’étude de l’architecture historique et des sites ou un archéologue, devra choisir les points à mesurer et la densité de
archéologiques est la construction elle-même. En plus du matériel archivé, leur enregistrement en fonction de la configuration architecturale des
tel que des documents écrits, les dessins et photographies historiques, différentes zones de la construction. Lorsqu’on utilise un tachéomètre
nous pouvons utiliser ce « document bâti » dans le cadre de nos enquêtes, comme instrument de mesure, on procède à une approche réfléchie de la
qu’il s’agisse d’études académiques ou de projets de restauration. Moins construction ; toutefois, l’opérateur n’est pas en contact direct avec l’objet
immédiat que dans le cas d’un document écrit, nous avons besoin ici d’un soumis à la mesure.
médium approprié pour enregistrer, puis visualiser des structures tridi- Nous pouvons définir le relevé photogrammétrique comme un moyen de
mensionnelles complexes. mesure semi-directe, en ce que la détermination des données se fait sur
En premier lieu, nous devons noter que des commanditaires différents ont la base de photographies, et non sur la construction elle-même. Outre
des exigences qui diffèrent. Un architecte qui doit restaurer une construc- la complexité technique bien connue de la mise en pratique de la photo-
tion antique a besoin d’un certain type de relevé de construction, qui grammétrie, comme la distorsion liée à la lentille de l’objectif, il reste le
contienne toutes les informations relatives à son état de détérioration. Un problème des zones d’ombre de la construction et la difficulté d’identifier
historien de l’architecture, pour sa part, est intéressé par le dessin exact certains détails sur des surfaces altérées par la détérioration. Pendant la
de chaque élément architectural, pour en étudier la forme et analyser les création du dessin, nous pouvons remarquer qu’il est souvent fait usage
proportions de la construction en question. Un archéologue a seulement du « clônage » d’éléments architecturaux qui n’ont plus leur apparence
besoin d’un enregistrement diversifié des couches stratigraphiques au réelle.
cours du travail d’excavation. Toutes ces techniques de mesure garantissent l’enregistrement très pré-
Cependant, il n’est pas possible de déterminer la technique appropriée de cis d’une construction. Cependant, relevé ne veut pas uniquement dire
relevé sur la seule base de ces exigences différenciées. Pour faire le bon prise de mesure et précision. Au-delà de la géométrie d’une construction,
choix de la méthode, nous devons toujours prendre en considération la nous voulons déterminer ses stratifications historiques, sa structure de
construction elle-même, ses dimensions, sa complexité géométrique et construction, ses matériaux, ses caractéristiques techniques. Toutes ces
son état de détérioration. Il se peut que le commanditaire d’un relevé de informations peuvent être enregistrées dans le dessin du relevé, permet-
construction connaisse les caractéristiques techniques et le résultat gra- tant ainsi leur interprétation correcte.

208 209
de la toise au numérique

En allemand, tous les types de recherches non destructives engagées L’intérêt d’un dessin de relevé ne dépend pas de la précision de l’instrument
pour percevoir la réalité historique d’une construction sont appelés utilisé, mais de la quantité et — avant toute chose — de la qualité des repè-
Bauforschung (recherche sur le bâti). En 1924, Arnim von Gerkan a trans- res mesurés. La configuration et les dimensions de la structure déterminent
féré ce terme de l’archéologie à l’histoire de l’architecture et, depuis lors, le la méthode et la technique de mesure à utiliser. La simplicité apparente
terme allemand est repris dans toutes les autres langues. Le Bauforschung d’une construction pourrait suggérer une technique simple de relevé. À l’in-
est un pan spécifique de l’histoire de l’architecture. Pour la documentation verse, un relevé de haute qualité à la main peut révéler la stratification plus
et la visualisation de tous les aspects de construction, historiques, techni- complexe d’une structure, à laquelle on ne s’attendrait pas.
ques et structurels, le Bauforschung utilise des dessins de relevés à la main Comme nous l’avons déjà expliqué, l’observation de toutes les particularités
spécifiques. Ces dessins métriques constituent une partie cruciale de la et leur documentation graphique doivent être effectuées au cours de la prise
compréhension d’un bâtiment. Pour cette raison, les dessins sont exécutés de mesure elle-même, en contact étroit avec la construction. L’usage d’ap-
exclusivement in situ. Au cours du travail sur le terrain, le praticien prend pareils hautement sophistiqués, comme le tachéomètre ou le scanner laser,
note de toutes les informations perceptibles de la construction, qui ont trait placera l’utilisateur loin de l’objet qu’il est en passe d’étudier. Ces types de
à sa structure, ses matériaux, sa stratification et son état de détérioration. techniques à distance se restreignent à la seule reproduction de la surface
Le résultat graphique d’un relevé dépend de deux facteurs : le support techni- d’une structure, souvent déterminée par les débattements angulaires de
que approprié et la codification claire du dessin. L’utilisation de l’équipement l’appareil par rapport à l’objet. En général, le praticien n’est pas un archi-
le plus sophistiqué ne remplace pas les compétences d’observation, le juge- tecte, ni un historien de l’architecture : la conséquence en est l’omission
ment subjectif et les connaissances du praticien. Au cours de son relevé, il dans les dessins de détails cachés, de matériaux, des assemblages et de la
se doit d’examiner les particularités non directement reconnaissables, de détérioration. Pour des raisons techniques et économiques, il serait tout à
les traduire en symboles graphiques conventionnels et de les interpréter fait impossible de proposer le relevé d’un mur « brique par brique » ou d’un
dans leur complexité à l’issue de son travail. Seule une représentation claire site archéologique, exclusivement par le biais de techniques de relevé à dis-
des détails observés permettra de comprendre le « document bâti » sous tance. L’utilisation de ces techniques peut être utile à la prise des mesures
toutes ses coutures et de reconnaître correctement ses données histori- de base des constructions aux dimensions planimétriques élevées ou à cer-
ques, techniques et structurelles. Cette mise en dessin et par écrit, ainsi que taines hauteurs en l’absence d’échafaudage. Néanmoins, à de tels dessins
tous les soutiens documentaires supplémentaires, seront non seulement doivent s’intégrer des relevés détaillés faits à la main.
utiles à nos objectifs actuels, mais ils constitueront également la base des Il y a dix ans environ, afin de garantir une prise de mesure assez exacte
recherches futures, que nous ne pouvons que nous contenter de supposer. par le biais des relevés à la main, la Superintendance de Bavière a déve-
La documentation graphique de toutes les caractéristiques de la construc- loppé un laser optique rotatif qui établit la base métrique exacte pour le
tion doit être sélective pour souligner les seuls événements. L’objectivité dessin. L’appareil a été modifié pour atteindre trois niveaux orthogonaux
d’un dessin dépend de la formation et de la pratique de la personne qui — un horizontal et deux verticaux — comme dans le système cartésien. Trois
effectue le relevé. Plus elle passe de temps dans la construction, plus riche coordonnées, transmises à un système de niveaux orthogonaux, définis-
sera l’information qui en est retirée. Au cours de l’observation, il n’est pas sent chaque point mesuré ; dans notre dessin bidimensionnel, nous n’avons
important de comprendre immédiatement tous les détails, mais bien de les besoin que de deux coordonnées simultanées. À l’origine, la méthode de
schématiser afin d’éviter des lacunes potentielles en termes d’informations. mesure orthogonale n’était utilisée qu’en archéologie, en divisant la zone de
Pour cette raison, le praticien enregistrera également les déformations, fouille avec un quadrillage rigide de 2 x 2 mètres. Le laser rotatif est beau-
fissures et tous les signes de détérioration qui sont importants pour l’état coup plus flexible, puisque nous pouvons choisir la position des niveaux en
de stabilité de la construction et pour leur signification historique possi- fonction de la conformation de la construction. Et nous avons réintroduit cet
ble. Toutes les caractéristiques de la construction que nous ne pouvons pas instrument dans l’enregistrement archéologique également.
traduire en termes graphiques seront enregistrées au cours du relevé en Le laser, en tant que tel, ne mesure pas ; il constitue seulement la base de
tant que commentaires écrits en marge du dessin. L’évaluation finale, après la mesure. Toutes les distances seront mesurées et rendues de manière
relevé, déterminera la signification de toutes les particularités qui n’étaient orthogonale à chaque niveau. Le choix des « points » à mesurer et l’analyse
initialement pas compréhensibles. de la construction dépend de la sagacité de l’opérateur. La mesure et l’ob-

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servation sont simultanées, en utilisant des outils de mesure bien connus, Après cette courte description de notre méthode de mesure, je voudrais vous
tels que le mètre ruban, les fils à plomb, les règles et d’autres outils plus donner quelques exemples de relevés analytiques à la main. D’abord, je vous
sophistiqués. Le dessin lui-même sera effectué immédiatement, in situ, en parlerai d’un site archéologique dans la région des Marches, le cryptopor-
utilisant des crayons de graphite, un demi-carré et un papier spécial sans tique d’Urbisaglia, près de la province de Macerata (fig. 1). Les fouilles du
acide. En comparaison avec les techniques d’enregistrement plus sophis- cryptoportique ont commencé en 1999.
tiquées, ces documents sont le fruit d’une longue tradition et ont fait leurs Grâce à la parfaite conservation de certains murs écroulés, nous avons été
preuves en termes de conservation à long terme. Néanmoins, tous les des- capables d’analyser les structures verticales du monument. Érigées pendant
sins effectués à la main peuvent être scannés dans un ordinateur pour être la période tibérienne sur une terrasse artificielle, les trois ailes du cryptopor-
finalisés et, à tout le moins, être plus facilement reproduits. Une possible tique étaient accessibles par un vestibule du côté est. Les ailes avaient été
retouche à l’aide d’AutoCAD s’avère plutôt aisée grâce à la grille de réfé- divisées en deux nefs par une arcade en piliers qui soutenait un plafond plat
rence orthogonale. de bois. Une partie de l’arcade, plutôt bien conservée, a pu faire l’objet d’un
relevé « pierre par pierre », pour déterminer la forme inhabituelle de son arc
Fig. 1 Urbs Salvia (région de Marches, Italie), cryptoportique. Plan du rez-de-chaussée et détail de l’arcade écroulée. elliptique. Plusieurs fenêtres rectangulaires, situées au sommet de la façade
intérieure, illuminaient les murs ornés de fresques. À l’extrémité Ouest des
longues galeries, nous avons reconnu une ancienne et unique volée d’esca-
lier, qui menait au portique supérieur. Grâce à la conservation d’un fragment
d’un coin de mur, nous avons été capables de déterminer la façade intérieure
des longues ailes supérieures, formées d’un mur à hauteur de poitrine sur-
monté de colonnettes. Seule la petite aile est était ouverte par des colonnes
assez hautes, faites de briques et de plâtre. Au final, nous avons pu proposer
une reconstruction de la section transversale de la construction en réunis-
sant toutes les informations acquises au cours du relevé (fig. 2). 
Le deuxième exemple est celui
Fig. 2 Urbs Salvia (région de Marches, Italie), cryptoportique.
d’une modeste maison à Venise, Section transversale du relevé et reconstruction graphique.
située dans la calle delle Beccarie
et sélectionnée par le Venice in
Peril Fund pour une restauration
expérimentale. En  premier lieu,
nous avons commencé par un
relevé à la main. L’enregistrement
de toutes les caractéristiques, tel-
les que les détails de construction,
la diversification des matériaux et
l’état de délabrement ont permis
à l’architecte de définir le projet de
restauration de la meilleure manière.
Ce faisant, la majeure partie de
la structure historique d’origine a
pu être conservée et adaptée aux
exigences élevées des normes
actuelles.

212 213
de la toise au numérique

La section partielle de la coupe reprise sur la figure 3 (fig. 3) montre bien le et réutilisées dans le nouveau bâtiment, en tournant leur côté en ligne droite de
rendu graphique final du relevé, où nous avons mis en évidence les éléments manière horizontale pour créer un plafond plat.
structurels les plus importants. La lettre « g » indique l’utilisation inhabituelle La lettre « k » témoigne d’un détail plutôt méconnu du mode de construction
des poutres dans le plafond de l’étage : la section supérieure des poutres est vénitien. En raison de la configuration particulière du sol du lagon, les murs des
placée de manière horizontale. Outre cet usage étrange, nous pouvions noter constructions vénitiennes sont reliés par de lourds planchers composés d’un pla-
Fig. 3 Venise (Italie), que la ligne de projection de la poutre est incurvée. Ces deux faits démontrent fond de bois, couvert d’un pavement lourd. Au cours du relevé de cette modeste
maison modeste dans clairement que les poutres avaient été récupérées d’une construction précédente demeure, nous avons pu noter qu’une épaisseur du mur de brique débordait à
calle delle Beccarie.
Section transversale. hauteur du pavement. De cette manière, l’ensemble du pavement et du mur de
brique offre un meilleur contact pour mieux maintenir ensemble les structures
horizontales et verticales.
À Munich, ancienne capitale du Royaume de Bavière, une cave voûtée située dans
la partie médiévale du palais royal, a pu être étudiée grâce à un projet de restau-
ration. Le relevé a révélé la stratification historique complexe de la construction,
ce qui a pu clarifier certains aspects inconnus des premiers murs de la ville.
Sur trois côtés de la pièce, l’utilisation de différents types de briques et de mortier
entre la partie inférieure et supérieure des murs témoigne clairement de deux
différentes phases de construction (fig. 4). Les pilastres des voûtes sont solidai-
res de la partie inférieure du mur de brique, tandis qu’on constate clairement une
jointure entre le mur et le pilastre sur la partie supérieure. Il semblait impossible
que la partie supérieure puisse être la plus récente, la voûte étant préexistante,
étant donné que les structures inférieures sont en principe les plus anciennes.
Mais pas dans ce cas. Dans la jointure horizontale entre les deux parties de bri-
que, nous avons pu détecter la couche de fondation du mur supérieur. Ce détail
démontre que le sol a été creusé dans un second temps, lorsque la pièce a été
équipée de voûtes.
Fig. 4 Munich
(Allemagne),
ancienne résidence
des Ducs de
Bavière.
Dessin par
reconstruction
axonométrique
et identification
des phases de
construction.

214 215
de la toise au numérique

Sur le quatrième côté de la pièce, les pilastres sont complètement séparés du Métrophotographie
mur. Les fenêtres et les portes ont été percées dans la structure antérieure.
Ces faits montrent clairement que ce côté de la cave doit être le plus ancien. appliquée (résumé)
Grâce à ces nouvelles données, la Superintendance a lancé une campagne
archéologique à l’extérieur du mur sud, où les archéologues ont pu mettre à
jour une douve intérieure qui séparait l’ancienne résidence de la ville. Certains
fragments archéologiques découverts en contact direct avec le mur ont permis
de dater la structure du XIIe siècle. Serge Paeme, enseignant à l’institut Lambert Lombard, à Liège
En rassemblant toutes ces informations, nous avons été capables d’écrire
l’histoire de la cave (fig. 5). Le mur sud avait fait partie de la première rési-
dence, construite sous Henri le Lion, fondateur de la ville. Au cours des siècles Incontournable point de départ et outil de base commun destiné aux spé-
suivants, la pièce fut érigée en utilisant le mur existant. Au XVe siècle, la cave a cialistes (archéologues, architectes, ingénieurs…) le relevé doit fournir des
été créée en creusant le sol et en équipant la pièce de voûtes. La petite pièce documents métriquement précis sans interprétation.
annexe, enfin, a été réalisée au XIXe siècle, recouvrant l’ancienne douve.
Ces documents de levé doivent servir :

• « de documents de référence » c’est-à-dire constater à un moment


donné l’état de l’œuvre.
• « d’outils » c’est-à-dire fournir un support scientifique précis, pluri-
disciplinaire, souple d’utilisation. Ils seront une étape préliminaire pour
exploiter les techniques spéciales d’investigation et pour tous ceux qui
devront faire des choix quant aux techniques les mieux adaptées à la
restauration et/ou à la conservation.

La métrophotographie appliquée, définie par Aimé Laussedat en 1849, n’est


pas une nouvelle discipline de relevé, mais actuellement elle est rendue
parfaitement exploitable grâce aux nouvelles technologies. Elle est devenue
extrêmement précise grâce à l’informatique et à l’intégration d’une série de
disciplines : de la topographie à l’infographie. Cette méthodologie rigoureuse
est orientée comme à sa genèse sur la mesure perspective des objets ainsi
que des ensembles d’objets. Des moyens classiques de relevé métrique, un
appareil photo numérique ou argentique, des logiciels libres de droit, per-
mettent de réaliser des levés précis. Les fichiers résultants sont utilisables
sur linux, windows et mac. Le relevé, en plus d’être « juste» en dimension,
restitue sans interprétation la texture, la couleur et les altérations.

Fig. 5 Munich (Allemagne), ancienne résidence des Ducs de Bavière. Dessin par reconstruction axonométrique et
identification des phases de construction .

216 217
de la toise au numérique

Entre tradition et haute Hubert Knackfuss était directeur de fouilles allemandes à Milet, Didymes,
Pergame, Olympie et Athènes, avant de devenir professeur d’architecture
technologie : regards sur les antique. Sa reconstruction du plus récent diptère de Didymes — l’un des tem-
méthodes de l’archéologie de ples les plus majestueux et les plus importants jamais érigés — est en très
grande partie encore d’actualité et reproduite dans des douzaines d’ouvrages
la construction à l’université sur l’architecture grecque. Il a fait de la mesure exacte une base de la recher-
che historique sur l’architecture antique.
technique de Munich En 1946, Karls Kraus est devenu professeur d’histoire de l’architecture. Kraus,
qui avait suivi des études d’ingénieur avec pour spécialisation la construction
de navires, avait jadis effectué des mesures sur des temples de Rome et
Paestum : c’est après cet épisode qu’il a décidé de travailler dans le domaine
de l’archéologie de la construction. En tant que professeur, il a mené des
Alexander von Kienlin, ingénieur et enseignant à l’université technique projets de recherche à Milet, Pergame, Istanbul et Olympie. Ses étudiants
de Munich, Manfred Schuller, responsable de la chaire « Histoire l’appelaient «  Millimeter-Kraus » pour sa manière très précise de mesu-
de la construction, archéologie du bâti et conservation du patrimoine » rer et, en effet, ses méthodes rigoureuses sont encore suivies aujourd’hui
à l’université technique de Munich dans le travail de recherche de l’institut d’histoire de l’architecture (TUM). La
majeure partie de son travail a tourné autour des temples de Paestum.
Kraus séparait —  plus qu’aucun de ses prédécesseurs  — le travail de
Histoire de la chaire recherche d’une part et l’enseignement traditionnel de la conception archi-
tecturale d’autre part ; il a ainsi initié un discours théorique sur le thème de
La chaire « Histoire de la construction, archéologie du bâti et conservation du « l’archéologie de la construction »227. Son successeur, Gottfried Gruben, a
Fig. 1 Didymes, temple
d’Apollon. Reconstruction
patrimoine » (Baugeschichte, Historische Bauforschung und Denkmalpflege) imaginé un nouveau foyer d’exploration avec les premières architectures de
par H. Knackfuss. La de l’université technique de Munich  (Technischen Universität München), marbre dans les Cyclades et a écrit le très célèbre ouvrage Die Tempel der
méthode de présentation
vise à montrer non aujourd’hui dirigée par Manfred Schuller, possède une tradition de recher- Griechen — au sein duquel on retrouve de nombreux édifices qui ont été
seulement les façades du
temple, mais également sa
che et de formation plus que centenaire. Certaines des tâches et des idées étudiés par Gottfried Gruben en personne. Comme Kraus, Gruben a contri-
structure technique. les plus anciennes sont encore d’actualité, alors même que les méthodes et bué au discours théorique de l’archéologie de la construction228, séparant
technologies ont continuellement fait l’objet les domaines de la recherche et de l’enseignement. Wolf Koenigs, ancien
d’innovations et d’améliorations. À  la fin du directeur de l’institut archéologique allemand à Istanbul et professeur à la
XIXe siècle, l’histoire de l’architecture est deve- TUM de 1994 à 2004, a prolongé la recherche sur l’architecture antique, mais
nue un sujet à part entière de la formation des en portant son attention sur l’Asie mineure ; c’est lui qui a dirigé les fouilles
architectes au sein de la TUM (qui s’appelait de Priène pendant de nombreuses années. Les récents travaux de recher-
jadis la Technische Hochschule München). che, depuis 2006, tendent à embrasser un spectre plus large de domaines et
Alors qu’August Thiersch et Joseph Bühlmann de sujets — on a fait de l’histoire de la construction, au cours de toutes les
centraient leur enseignement sur l’apprentis- périodes depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle, un nouveau sujet
sage des formes historiques226 dans la tradition d’attention de la recherche. Au fil du temps, les constructions de voûtes et
classiciste de la conception de la construction, de toits sont devenues un nouvel aspect important des activités de la chaire.
Hubert Knackfuss faisait de l’archéologie de la Leur complexité appelle des exigences élevées d’enregistrement des mesu-
construction un nouveau domaine de recherche res de construction et des méthodes particulières de rendu tridimensionnel.
de la faculté d’architecture de Munich (fig. 1).
227 Friedrich Kraus, « Von der Stillehre zur Bauforschung und Baugeschichte » in TH München 1868-1968, München, 1968, p. 238.
226 Josef Bühlmann, Die Architektur des klassischen Altertums und der Renaissance, Stuttgart, 1872 ; Josef Bühlmann, Bauformenlehre, Handbuch der Architektur 228 Gottfried Gruben, « Klassische Bauforschung » in Klassische Archäologie, Adolf H. Borbein, Tonio Hölscher, Paul Zanker (Hrsg.), Berlin 2000, pp. 251-279, bes.
« Allgemeine Hochbaukunde » 2. Band, Stuttgart, 1901. p. 258 ff.

218 219
de la toise au numérique

L’ensemble des constructions étudiées s’étend des structures monumenta- primordiale et elle doit être étudiée et documentée sur plan avant tout dépla-
les encore debout — Saint-Marc à Venise, la cathédrale de Ratisbonne, les cement. Cette règle vaut également pour l’intérieur d’un édifice, ou même pour
édifices ecclésiastiques de l’époque de la Renaissance à Rome et Venise — les stucs tombés et les décombres de plâtre des murs et plafonds. Un plan
à des sujets plus particuliers, tels que les mosquées d’Ouzbékistan, les d’orientation peut être dressé pour les structures encore debout ; les murs
yourtes d’Asie centrale, les églises de bois des Carpates ou les moulins sont habituellement inventoriés avec un code alphanumérique. À ce stade, une
de Franconie. Sont également étudiées les voûtes baroques, ainsi que les documentation photographique détaillée doit être constituée et faire l’objet
fermes du sud de l’Allemagne. Depuis 2005, la chaire porte également son d’un référencement selon ce même code.
attention sur des questions de conservation du patrimoine : souvent, les Pour les monuments religieux de grande envergure, la description ordinaire
travaux de recherche jettent les bases d’un traitement adéquat des monu- des éléments de l’espace, tels que le chœur, la claire-voie, etc. offre un système
ments antiques. Toutefois, la méthodologie utilisée pour l’ensemble des de classification suffisant, complété par la notation de leur axe. Pour les ruines,
constructions a toujours été indépendante de la date et de l’importance des il faut recourir à un système de numérotation et de catalogage qui comprend
édifices : une ferme de Bavière sera étudiée avec les mêmes méthodes et les descriptions sommaires, les mesures approximatives et une localisation
la même précision qu’un temple grec. Ces méthodes ont bien évidemment en plan de toutes les constatations — les vestiges in situ des constructions
constamment été améliorées et enrichies de nouveaux développements ainsi que les plus petits fragments —ceci afin de classer les éléments de
techniques. construction subsistants éparpillés. Une inspection des environs immédiats
peut indiquer si des éléments de construction ont été réutilisés dans d’autres
contextes. Après ce travail préliminaire, la véritable documentation peut com-
Méthodologie mencer, qui demande du temps et du travail, avec la préparation des dessins
de la structure selon des mesures exactes. L’objectif est d’enregistrer l’objet
Avant de se pencher sur un édifice, qu’il s’agisse d’une ferme de plain-pied ou dans son intégralité en trois dimensions, dans son état présent (y compris
d’une immense cathédrale, il faut avant tout le connaître. Cela vaut également toutes les altérations architecturales, déformations et détails structurels qui
pour les grands sites, les quartiers urbains en activité depuis des siècles ou le caractérisent), à l’échelle et en utilisant des dimensions qui peuvent être
les ruines de villages partiellement enfouies. La première étape consiste en comprises et reproduites.
une inspection, jusqu’aux espaces les plus dissimulés, à l’aide d’un protocole
écrit. Au début, la démarche s’appuie en général sur une esquisse du plan Pour les relevés de l’époque des premières constructions historiques à la
de l’agencement des lieux. Croquis et photographies des conditions actuelles Renaissance, la projection orthogonale a fait ses preuves pour rendre compte de
viennent en complément du rapport écrit. Si cela n’a pas déjà été fait aupara- la réalité spatiale en plans, en coupes et en élévations. Une très grande exactitude
vant, l’étape suivante consistera à réunir la littérature existante relative à cet sera requise, mais qu’entend-on par « exact » ? Afin d’enregistrer correctement
édifice, ainsi que tous les plans et ressources, écrites comme graphiques, à l’état complexe d’une structure, il doit non seulement y avoir exactitude dans
son sujet. Ensuite, des méthodes supplémentaires d’étude de la construction la mesure mais, surtout, exactitude dans la représentation. Il existe une règle
peuvent être mises en œuvre et coordonnées, parmi lesquelles la définition absolue pour atteindre cet objectif : la mesure et le dessin doivent toujours se
des objectifs du projet et de son étendue, la constitution d’une équipe de travail faire in situ, dans un processus mixte ! Seule cette approche affûte l’œil à des
et d’un calendrier, ainsi que la prévision du recours à des experts supplémen- observations critiques et force l’esprit à se mettre à l’œuvre. Un relevé purement
taires, comme des géomètres pour une étude topographique de base. Dès le mécanique de construction pourrait s’avérer géométriquement parfait, dans une
début, le travail doit s’accompagner de la tenue d’un journal quotidien dans situation idéale, mais il sera toujours lacunaire en tant qu’enregistrement de la
lequel sont repris — accompagnés de textes et croquis — dates, noms des réalité architecturale. Les dessins doivent être descriptifs et compréhensibles. Ils
travailleurs, discussions, aboutissements et hypothèses de travail propres à représentent l’état actuel d’une structure. En aucun cas, ils ne peuvent conduire
la construction (d’une importance particulière, même si les hypothèses peu- à des conjectures ou dessins de reconstruction. Les éléments qui ne sont pas
vent être revues peu de temps après). L’étape suivante consistera à mettre en visibles mais qui ont été détectés avec certitude sont représentés sous la forme
place le site de travail. Souvent, l’enlèvement de gravats et de plantes s’avé- de pointillés. L’échelle, qui doit être décidée en tout premier lieu, dépend de l’ob-
rera nécessaire. La position de chaque type d’élément architectural tombé est jectif du projet et de la taille de l’objet, qui peut varier d’un site urbain étendu à un

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de la toise au numérique

petit monument isolé. Les échelles qui acceptent un niveau élevé de détail sont
nécessaires lorsqu’il s’agit de constructions isolées. En plus de l’échelle 1:50,
utilisée par l’architecte dans ses plans de travail, les échelles 1:25 et 1:20 se sont
révélées particulièrement utiles dans l’archéologie de la construction. L’échelle
1:25 peut être facilement réduite à celle de 1:50 en utilisant des technologies de
copie, ce qui lui donne un avantage par rapport à l’échelle de 1:20 traditionnel-
lement populaire, en particulier dans le domaine de la préservation pratique, où
les plans de relevé sont utilisés dans un second temps par des architectes et des
ingénieurs. Les deux échelles permettent de représenter traitements de surface,
dommages visibles, détails structurels et déformations, pierre par pierre (fig. 2)
et poutre par poutre. Des échelles plus grandes peuvent être utilisées pour des
détails de forme et de structure importants, allant de 1:10 voire 1:1 pour de petits
profils. Les éléments architecturaux importants, qui ont été découverts ex situ
et qui peuvent fournir des informations cruciales quant à la reconstruction ou
quant à l’histoire d’une construction, sont en général représentés à l’échelle 1:10
ou 1:5 (fig. 3).
Des gradations, par le biais desquelles des constructions très importantes
sont documentées avec plus d’exactitude et utilisant une échelle supérieure
à celle des constructions « de moindre importance », ont été imaginées pour
des raisons économiques dans la pratique de préservation. Cette approche
semble inappropriée dans l’archéologie de la construction et ne s’est en outre
pas révélée fructueuse dans la pratique de préservation. De trop nombreuses
découvertes majeures sont laissées de côté en raison de ce tamis biaisé et pré-
déterminé. Souvent, une construction qui a été classée après une inspection
approximative demeure automatiquement de seconde classe puisque, dès le
début, on abolit les chances de continuer à chercher ses qualités irrévélées.
En fonction de la taille de l’objet soumis à enregistrement, le travail est
effectué individuellement ou en équipes coordonnées. La mesure et le des-
sin sont des tâches qui incombent aux experts spécialement formés qui
connaissent formes et structures historiques des constructions. Seul un
tel expert peut garantir une excellente qualité de travail. Des systèmes de
mesure simples mais utilisés avec intelligence présentent souvent des
avantages, en termes de coûts, qui sont supérieurs à ceux qu’implique l’uti-
lisation d’équipements coûteux de haute technologie. Pour la mesure, un
quadrillage fixe de base est indispensable pour l’enregistrement correct
des déformations, des déviations et des écarts angulaires que l’on observe
fréquemment dans les constructions historiques. Les possibilités vont
d’un simple système filaire à un polygone de rayons laser grâce auquel les
contours — dans leurs grandes lignes — d’une construction ou des murs
Fig. 2 Rome, « Tempietto » dans la cour du monastère de Saint-Pierre en Montorio (Bramante). Relevé de construction
d’une ruine peuvent être mesurés. Il peut s’avérer utile de faire appel à l’as- par Manfred Schuller avec Sabine Gress, Tillmann Kohnert, Katharina Papajanni.
sistance d’un géomètre dans l’installation du quadrillage de base pour la Les plans au sol (échelle originale 1:20) montrent bien l’exactitude poussée de la mesure et la haute qualité de détail de
la documentation, à l’état actuel. Les mesures tridimensionnelles font apparaître sa structure technique et spatiale.

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de la toise au numérique

Fig. 3 Nag el-Hagar de ses intérêts. Pour des objets plus petits, qui constituent la majorité des
(Haute-Égypte), base et cas, une formation professionnelle de base dans la technologie du relevé est
tambour de colonne d’une
église chrétienne de la suffisante pour l’archéologue de la construction, d’autant plus que le travail
première heure (échelle
originale 1:10). a été facilité par le développement rapide de l’équipement technologique
Relevé de construction par dans ce domaine. L’équipement va des outils les plus primitifs, comme le fil
Alexander von Kienlin.
L’analyse et la à plomb, la ficelle, le niveau à bulle et le mètre ruban, aux derniers dévelop-
documentation pements technologiques onéreux, comme le scanner par laser radar. En ce
précises des éléments
architecturaux conduisent qui concerne la procédure la plus importante, à savoir le travail de dessin
à une reconstruction
exacte et permettent précis, sur site, avec observation de première main et représentation immé-
d’établir qu’un important
feu – probablement
diate des découvertes, c’est le talent et l’expérience de l’archéologue de la
une ferme en feu qui s’est construction lui-même qui constituent la question centrale. Les machines
effondrée – doit avoir
détruit l’église. Une poutre ne peuvent pas rivaliser avec le talent et l’expérience. Les instruments de
écroulée, d’un diamètre de niveau et les lasers à niveau rotatifs peuvent être utilisés produire des plans
20 cm, a causé des dégâts
partiels importants sur la horizontaux et verticaux rapidement et fidèlement ; un laser pouvant être
surface de la colonne.
utilisé par une seule personne se révèle particulièrement utile pour prendre
le niveau, de manière électronique et automatique, même sur des écha-
faudages instables. Au niveau du sol, les angles peuvent être déterminés
et enregistrés directement sur le dessin, sans devoir calculer et cependant
avec une grande exactitude, en mesurant les triangles de la principale grille
de mesure fixée avec un cadre de ficelles. Toutes les mesures prises sont
directement insérées dans le dessin, pour documentation et pour vérifica-
tion ultérieure.

Depuis l’époque baroque, on utilise les théodolites pour mesurer les angles
horizontaux comme verticaux ; aujourd’hui, leurs optiques sont souvent com-
binées à une électronique de pointe. Les angles peuvent aussi être mesurés
avec des lasers à rotation spécifiques. Leur rayon de lumière visible présente
l’avantage de permettre la prise de mesures directement sur le plan, en pleine
lumière, sans utiliser de structure de cordes, ce qui s’avère particulièrement
utile pour des relevés de constructions toujours fréquentées.
La mesure manuelle des distances, au mètre ruban, connaît une longue tra-
dition, mais elle requiert une attention toute particulière et des vérifications
multiples. Ici, les nouvelles technologies ont prouvé leur valeur. Les équipe-
ments infrarouges, avec un prisme maintenu sur la cible, sont depuis longtemps
utilisés pour mesurer les distances. Depuis peu, il est possible de mesurer fidè-
lement des distances allant jusqu’à environ soixante mètres, sans nécessité de
mesure, mais cela n’est rentable qu’avec des objets de plus grande enver- contact et avec suffisamment de précision, en faisant appel à des appareils de
gure, tels que topographies urbaines ou grandes églises, ou encore pour les mesure électronique des distances, des systèmes de télémétrie électronique
sols irréguliers comme on en retrouve aux abords de châteaux. Même dans laser (EDM). En combinant ces technologies de mesure des distances avec un
ce cas, l’archéologue de la construction doit toujours être présent sur le site théodolite électronique dans ce qu’on appelle un « tachéomètre », il est pos-
pour s’assurer que les points de base pour la mesure sont pris en fonction sible de créer des coordonnées tridimensionnelles en un seul processus de

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de la toise au numérique

mesure. Compte tenu que les données de mesure peuvent être enregistrées et dans les trois dimensions et traduit sur un dessin à plat. Si l’on y apporte
transmises électroniquement, les rendus des mesures peuvent être générés et toute l’attention requise, on peut atteindre une exactitude géométrique
imprimés automatiquement grâce à des logiciels informatiques. La nouvelle très poussée. Néanmoins, une analyse complète de toutes les surfaces
technologie laser, avec sa mesure tridimensionnelle exacte, permet d’enre- s’avère problématique, malgré la grande précision à laquelle on parvient
gistrer des composants de construction qui peuvent ne pas être accessibles pour les points pris individuellement. L’analyse se fait séparément de
par échafaudage, ce qui n’était auparavant financièrement abordable qu’en fai- l’objet contrairement à une des règles fondamentales de l’archéologie
sant appel à la photogrammétrie. Il est possible de travailler directement, par de la construction. En général, les photographies comportent des élé-
ordinateur, sur les relevés de construction qui sont effectués intégralement ments cachés, littéralement ou pour des raisons techniques propres à
de manière électronique, en raison de leurs données vectorisées, un avan- la photographie (ombres, zone hors de la mise au point, surexposition),
tage qui est de plus en plus exigé par les bureaux d’architectes et d’ingénierie. ainsi que des zones mal définies qui ne peuvent être analysées, même
Cependant, on constate une détérioration très claire de la qualité de la représen- après agrandissement. Des caractéristiques cachées, telles que les
tation, qui est pourtant d’une importance toute particulière pour la perception détails d’assemblages de bois (fig. 3) — faciles à détecter et à représen-
des détails architecturaux essentiels. Ils ne sont par conséquent pas très utiles ter par la mesure à la main  — ne sont pas du tout perçues. En outre,
à nos objectifs de recherche. La scanographie de plans reproduits de manière la qualité de la représentation photogrammétrique dépend de la forma-
conventionnelle, suivie de leur remaniement par ordinateur, offre une excel- tion du travailleur, qui doit de loin dépasser la simple connaissance de la
lente alternative, étant donné les continuelles améliorations que connaissent mesure et des technologies informatiques. Pour pouvoir interpréter de
les logiciels graphiques et la technologie de scanographie. En ce qui concerne telles mesures de constructions historiques, il faut afficher une expertise
l’archéologie de la construction, il est de pratique courante aujourd’hui de faire approfondie des domaines de l’histoire de l’architecture, des formes de
appel à une combinaison de technologies pour l’enregistrement des plans au constructions historiques et des méthodes de construction — ce qui est
sol, des sections verticales et des élévations. L’emploi de ce que l’on appelle devenu très rare aujourd’hui. C’est pourquoi les analyses photogrammé-
un « tachéomètre » permet de mesurer, dans ses trois dimensions, un qua- triques du deuxième quart du XXe siècle sont souvent d’une bien meilleure
drillage de points bien définis de la structure (coins non endommagés, réseau qualité que les analyses modernes, malgré leur technologie moins
de joint, etc.). Ce quadrillage spatial est calculé par un logiciel informatique avancée. En comparant deux cas de tracés d’églises gothiques (fig. 4) :
et imprimé à l’échelle voulue par un traceur graphique grand format, sous la dessin photogrammétrique (échelle l:20, image photogrammétrique pui-
forme bidimensionnelle désirée (plan, section, etc.). Le protocole de mesure sée dans une publication de documentation de construction, où elle sert à
des points individuels est incorporé au dessin, sous forme numérique. Avec ce illustrer le degré le plus élevé de précision) et mesure à la main (échelle
matériau de base, qui a nécessairement été préparé en bureau, l’archéologue l:25), un œil entraîné remarque rapidement que le dessin de la pierre est
de la construction retourne à l’objet du relevé et il mesure, dessine et fait ses incomplet dans l’image photogrammétrique. Par exemple, les joints de
observations sur place, comme précédemment, en utilisant les points fixés. Le mortier ont souvent des bavures caractéristiques ; malgré tout le soin
niveau à bulle et le mètre ruban suffisent, le quadrillage de cordes n’est plus apporté au dessin, ces joints ne peuvent être reconnus qu’avec difficulté,
nécessaire. voire pas du tout, sur la reproduction issue de la photographie. Un archéo-
logue de la construction avec une bonne formation aura immédiatement
noté leur absence. Les mesures prises à la main affichent également une
Méthodes de mesure sans prise de contact richesse du détail qui découle de l’observation directe depuis un écha-
faudage. La qualité graphique est un autre problème, plus général. Le
Il y a environ un siècle se développait la photogrammétrie, qui a depuis lors résultat de cette comparaison est que si les analyses photogrammétriques
connu une avancée technologique. Aujourd’hui, plusieurs processus sont doivent être employées pour étudier l’histoire de l’architecture, alors elles
impliqués, avec un recours de plus en plus fréquent à des technologies doivent être retravaillées sur le site, de préférence depuis un échafaudage
informatiques. Des images photographiques, prises de plusieurs points ou, en cas d’urgence, en utilisant des jumelles. Néanmoins, l’utilisation
de vue, sont ensuite rassemblées par l’ordinateur pour donner forme à de la photogrammétrie demeure sans pareil dans certains cas d’applica-
un modèle spatial. Chaque point d’une construction peut donc être défini tion, comme, par exemple, l’enregistrement des tours d’églises gothiques.

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de la toise au numérique

Fig. 4 Comparaison d’un relevé photogrammétrique et de mesures à la main, sur des exemples de traceries médiévales.
À gauche : monastère de Maulbronn, relevé photogrammétrique de Günther Eckstein, Landesamt Baden-Württemberg
(échelle originale 1:20).
À droite : cathédrale de Ratisbonne, dessin de Philip S.C. Caston (échelle originale 1:25).
Sur le dessin de la tracerie de Maulbronn, de nombreuses jointures de mortier sont absentes ou sont représentées avec
imprécision.

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de la toise au numérique

Lorsque les plus hautes plateformes élévatrices ne suffisent pas, les


photographies nécessaires peuvent être prises depuis un hélicoptère. Les
plans de base de topographies urbaines et de grands complexes de ruines
peuvent également être établis par le biais de photographies aériennes et
de l’analyse photogrammétrique. Malgré leur popularité étendue, les pho-
tographies qui ont été corrigées par la technologie informatique et ajustées
à l’échelle désirée ne sont géométriquement adéquates que pour les murs
plats, sans reliefs ni alcôves. Ce n’est que dans de rares exceptions qu’elles
peuvent être utiles aux objectifs de l’archéologie de la construction.

La technologie la plus récente suppose le scannage tridimensionnel des


constructions. Un rayon laser, mû par rotation dans toutes les directions,
entre automatiquement en contact avec chaque millimètre de la surface de
l’objet soumis à la mesure, avant de sauvegarder les données tridimension-
Fig. 5 Scannage au laser
d’un chapiteau ionique nelles ainsi enregistrées. En théorie, après plusieurs processus complexes
archaïque à Delos.
Mesures prises par Georg
de calcul, une image spatiale exacte de l’objet mesuré est produite, d’où
Herdt, reconstruction l’on peut également tirer autant de sections bidimensionnelles que voulues.
par Marc Wilson Jones
(University of Bath) Outre les défauts de base qu’implique une mesure intégralement réalisée
et Georg Herdt. Alors que
les reconstructions 3-D
par la machine —  comme la non identification des surfaces endomma-
des éléments gées, altérées par les phénomènes météorologiques ou détériorées — les
architecturaux, lorsqu’elles
se basent sur des systèmes actuels présentent les problèmes liés à la compilation d’une
mesures conventionnelles quantité gigantesque de données. Cependant, ce processus ouvre la voie à
prises à la main ou par
photogrammétrie, tendent de nouvelles possibilités, en particulier pour la mesure tridimensionnelle
généralement à interpoler
et à simplifier, une d’objets sans points géométriquement définissables, comme des objets
reconstruction basée sur aux formes ou aux courbes complexes. En particulier, dans le cas d’élé-
une scanographie permet
de représenter toutes ments architecturaux sévèrement endommagés, le scannage fournit des
les faces d’un objet, avec informations beaucoup plus détaillées sur l’objet que ne le fait la mesure
le même degré de fiabilité.
prise de manière conventionnelle et, au final, il peut mener à de meilleures
reconstructions et interprétations (fig. 5).

Méthodes géophysiques

C’est en particulier dans le domaine de l’archéologie que plusieurs tech-


nologies de géophysique ont été utilisées pour étudier des constructions
antiques. Les relevés géomagnétiques offrent la possibilité de détecter
de larges structures bâties, enfouies jusqu’à trois mètres sous la surface.
Les résultats ne sont en général pas très détaillés — cela dépend de la
profondeur de la mesure — et n’informent pas quant à la position exacte
des structures en question. Mais dans de bonnes conditions, les relevés
géomagnétiques offrent la possibilité de comprendre la forme globale du

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de la toise au numérique

bâtiment au sol229 (fig. 6a), ce qui ouvre la voie à une première interpréta- là même qui caractérisent notre pensée architecturale depuis 500 ans.
tion et à une reproduction à grande échelle (fig. 6b). Si on les combine à de C’est pourquoi ceux qui élaborent des plans exigent inévitablement des
petits sondages, qui fournissent des informations quant aux dimensions représentations de mesures exploitables informatiquement et avec les-
exactes (taille des murs, profondeur), quant aux matériaux et quant aux quelles ils peuvent travailler immédiatement. Ici, l’archéologue de la
phases de construction, il est possible d’acquérir une image correcte de construction qui travaille en particulier dans le domaine de la préservation
la construction étudiée, de son contexte et de son développement urbains. pratique/denkmalpflege heißt eher (plutôt, sauvegarde du patrimoine) ou
Le radar à pénétration de sol et la méthode géo-électrique constituent de la conservation devra apporter des ajustements aux méthodes utilisées
une bonne alternative aux mesures magnétiques si trop de perturbations pour le relevé architectural. Le développement de l’équipement de mesure
magnétiques ou métalliques sont présentes dans le sol, mais ces deux présage des changements à venir. La haute technologie moderne facilite
méthodes donnent en général des résultats moins clairs et prennent et accélère déjà certains domaines de travail, et elle donne naissance à
beaucoup plus de temps que les mesures magnétiques. des possibilités nouvelles comme la mesure des distances sans prise de
On ne peut prévoir aujourd’hui les développements de demain. De nouvel- contact avec les objets. Il est néanmoins certain que les principes de base
Fig.6 a.) Pompéiopolis
(aujourd’hui Mezitli, les technologies apparaissent aussi vite que d’autres disparaissent. Des existant resteront applicables et ne seront pas dépassés dans l’avenir : le
Turquie), macellum.
Prospection géophysique
adaptations d’une grande importance sont actuellement en cours pour travail d’un esprit réfléchi, adéquatement formé et armé de fantaisie créa-
par Jörg Fassbinder permettre de manipuler l’image directement depuis un ordinateur por- trice est crucial sur le site. Avec ou sans la haute technologie !
et Tomek Gorka , b.)
reconstruction 3-D table, ce qui permettrait de le faire sur site. Dans quelques décennies
par Georg Herdt et
Alexander von Kienlin.
peut-être, la manière dont nous dessinons les plans connaîtra une trans-
La reconstruction se formation intellectuelle aussi importante que celle que fut l’introduction de Les problèmes de documentation
base sur l’analyse des
mesures géophysiques, les la projection orthogonale au début du XVIe siècle. Les processus de mise dans la sauvegarde à long terme des données
sondages mineurs et les en plans suivis par les architectes et ingénieurs sont actuellement en train
fragments architecturaux
éparpillés. de changer, grâce aux possibilités qu’offre la technologie informatique. La La stabilité de la documentation constitue un problème particulier, sou-
Elle offre une bonne
impression générale du mise en plans s’effectue de plus en plus dans des systèmes 3D, plutôt que vent sous-estimé aujourd’hui encore. Un relevé de construction est un
type de construction, de sa dans des plans bidimensionnels classiques, horizontaux et verticaux, ceux document de grande valeur, qui devrait se conserver aussi longtemps que
taille et de sa forme.
possible. De nombreux dessins de mesures ont déjà perduré plus long-
temps que les monuments qu’ils enregistrent, et ils en sont souvent les
seules preuves fiables subsistantes. Aussi suranné que cela puisse réson-
ner, les dessins de mesures effectués au crayon dur sur du papier blanc
épais et sans acide ont prouvé qu’ils atteignent toujours la plus grande
durabilité de tous les matériaux connus. Avec une préservation appropriée,
ce système peut conserver de précieuses informations, jusqu’à plusieurs
siècles. Les désavantages de ce matériau, en particulier son rétrécisse-
ment en raison des variations d’humidité, sont facilement éliminés si l’on
utilise des grilles de mesures et des échelles de rétrécissement sur le
papier. Le film de polyester anti-rétrécissement se craquèle ou colle en
fonction de la quantité de durcisseur présent dans les matériaux synthé-
tiques. De nombreux plans de fouilles qui n’ont que quelques dizaines
d’années sont déjà décrépis. Le stockage électronique des données,
accueilli avec tant d’euphorie, s’avère tout aussi problématique parce que
nous n’avons aucune garantie de longévité supérieure. Même la capacité
de stockage de données des CD-ROMS, si louée, ne peut garantir avec
229 « Klassische Archäologie trifft Magnetometrie : Ein erster Stadtplan von Pompeiopolis. Erfolgreiche Messung in der Türkei » in Denkmalpflege Informationen 138 certitude un stockage de plus de 30 ans. En outre, il demeure le problème
(Ausgabe B) 2007 (J. Faßbinder, T. Gorka, A. V. Kienlin, L. Summerer), pp. 66-69.

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de la toise au numérique

de posséder le matériel et le logiciel appropriés qui puissent lire ces données on n’a pas essayé d’aller au-delà dans les premières basiliques chrétien-
dans une centaine d’années. Il n’y a pas d’autre issue : le papier épais tradi- nes, les grandes églises médiévales, les palais baroques et les pagodes
tionnel est encore le médium le plus durable pour les relevés architecturaux. japonaises. Pour l’archéologue de la construction, les toits offrent un avan-
Mais il doit également être entreposé et archivé de manière appropriée. Autres tage particulier : ils sont souvent épargnés par les stigmates du temps et
considérations : les dessins de mesures sont évidemment accompagnés d’une datent par conséquent souvent des premières phases de construction d’un
documentation photographique, dont la majeure partie — une fois encore pour ouvrage architectural. Cela peut revêtir une grande importance, surtout
des raisons de stabilité du document — devrait consister en des photographies pour les habitations urbaines et rurales, qui ont souvent connu des dégra-
en noir et blanc, imprimées sur du papier baryté stable pour les archives. Les dations suivies de rénovations, et en particulier parce que le bois offre de
découvertes de peinture sont photographiées en couleur et incluent un nuan- bonnes possibilités de datation, par dendrochronologie.
cier standard. La photographie numérique a gagné en importance, mais en Plus fortement encore, les revêtements de toit sont souvent délaissés. La
raison du problème de la stabilité du document, elle ne remplacera pas la pho- structure et le revêtement du toit, pris dans leur ensemble, sont non seu-
tographie traditionnelle. Les vidéos ne doivent, tout au plus, intervenir qu’en lement caractéristiques des édifices en tant que tels, mais également de
documents complémentaires. villes entières, voire de régions. La superficie des toits représente 30  %
de la surface externe d’une cathédrale. Or, dans toutes les régions, le
revêtement des toits est de nos jours particulièrement menacé. Ici aussi,
Documentation des constructions de toits la gamme de matériaux est quasiment illimitée : joints d’adobe sur les
toits plats, paille, bardeaux de bois, panneaux de bois, dalles de pierre
Il y a un composant de construction que les historiens de l’architecture délais- clivées, tuiles de marbre translucides parfaitement travaillées et, bien sûr,
sent souvent complètement, mais auquel l’archéologue de la construction voue les nombreux types de tuiles d’argile réfractaire, de l’âge classique jusqu’à
une attention toute particulière et qui mérite d’être succinctement expliqué : le nos jours.
toit. Sans toit, il n’y a pas d’architecture. Qu’il soit plat ou incliné, le toit consti- La complexité propre aux constructions de toits en bois exige des mesures
tue l’un des éléments majeurs d’une construction. Les toits sont avant tout la de haute qualité, ainsi que des méthodes particulières de représentation
première protection contre les aléas de la météorologie. Mais, outre le cas des tridimensionnelle. Reproduire les plans du sol et les intersections de
voûtes, ils constituent en même temps le défi le plus important d’une construc- manière traditionnelle ne suffit pas, à partir du moment où il faut procéder
tion classique, en raison de la hauteur des travées qui doivent être reliées. à l’étude de l’histoire ou de l’état d’un volume complexe, telle qu’une ferme
Parfois, les murs d’enceinte et le toit forment une seule entité, comme c’est le baroque. Pour cette raison, il convient de mesurer à la fois la position et la
cas des toits plats d’argile et de bois, que l’on retrouve sous les climats chauds, dimension individuelles de chaque poutre (fig. 7a) ; toutes les jointures et
ou les toits qui reposent directement sur les voûtes, comme dans les églises tous les détails techniques pertinents doivent être documentés. Au final,
cisterciennes de Provence. On s’étonne souvent de la diversité que l’on peut la ferme sera appréhendée soit sous la forme d’un modèle virtuel (fig. 7b),
trouver, souvent dictée par les matériaux. Sur les temples grecs ont été décou- soit sous la forme d’une maquette de bois détaillée, réelle cette fois-ci.
vertes des constructions exclusivement faites de pierre, de la chantignole et des
chevrons jusqu’aux tuiles de marbre translucides. La pierre et le bois peuvent
être utilisés conjointement, comme par exemple lorsque des chantignoles de
bois reposent sur des arcs boutants horizontaux faits de pierre, qui — à leur
tour — soutiennent le revêtement de la toiture. Pour les toits inclinés, l’usage le
plus répandu à travers le monde est de recourir à des structures exclusivement
en bois. Longtemps, celles-ci ne se sont pas étendues au-delà de 25 mètres230 ;

230 Très peu de constructions de l’époque romaine auraient pu disposer de travées plus larges : lors d’une conférence organisée à Munich en 2007 par la chaire
d’histoire de l’architecture de la TUM, Manolis Korres a présenté la reconstruction d’un toit de l’odéon d’Hérode Atticus à Athènes, avec une travée d’environ 50 mètres.
L’article a été admis pour publication : M. Korres, « Die Überdachung des Theaters bzw. Odeion des Herodes Atticus in Athen » in Holztragwerke der Antike (en cours
de publication), A. V. Kienlin (ed.).

234 235
de la toise au numérique

Fig. 7 Munich, château Conclusion


Nymphenburg. a.) Détail
du plan de sol (échelle
originale 1:25) et b.) modèle La principale finalité de toute documentation est de préserver, mais davan-
3-D virtuel de la grande
poutre à treillis au-dessus tage encore d’offrir une base à la connaissance d’un monument ou d’un
du couloir principal objet bâti. Après la documentation commence le véritable travail de recher-
du château baroque.
Relevé de construction par che, sous la forme d’une analyse. Chaque détail et chaque contexte doivent
Alexander Wiesneth avec
Susanna Haneder, Birte être analysés en termes de forme, de fonction et de structure. La diversité
Todt, Adrian von Vèver, des matériaux de construction et les différentes technologies pour les tra-
Dominik Jelschewski,
Dominik Oczkowski. vailler — ainsi que les différents types d’outils et de machines — jouent un
rôle majeur dans la pleine compréhension d’un édifice. Cette conception
n’a jamais changé au sein de la chaire munichoise d’histoire de l’architec-
ture, depuis que H. Knackfuss a fait de l’archéologie de la construction un
domaine scientifique. Tout au long du XXe siècle, les travaux de recherche
de l’institut se sont concentrés sur l’architecture gréco-romaine antique.
Depuis 2006, les travaux de recherche de l’institut tendent à embrasser un
spectre plus large de domaines et de sujets — un nouveau foyer d’attention
s’est constitué autour de l’histoire de la construction à travers toutes les
périodes, depuis l’Antiquité jusqu’à l’aube du XXe siècle. En outre, l’institut
porte aujourd’hui une attention nouvelle sur des questions de conservation
de l’héritage, puisque plusieurs projets de recherche offrent une base au
traitement des constructions antiques.
En tous cas, la méthodologie utilisée a généralement été indépendante de
l’âge et de l’importance d’une construction : une ferme bavaroise aura été
étudiée avec les mêmes méthodes et avec la même précision qu’un temple
grec. Les différentes méthodes elles-mêmes, décrites plus haut, ont bien
évidemment constamment été améliorées et enrichies par les nouvelles
avancées technologiques.

236 237
SYNTHèSE :
QUEL AVENIR
POUR LE
RELEVé ?
Benjamin Mouton, inspecteur général des Monuments historiques,
professeur associé à l’École de Chaillot

De l’exercice de la synthèse devrait émerger une « mise en ordre » de la


matière abondante — et peut-être encore confuse — du colloque, des com-
munications et des débats, dont la richesse consacre d’ores et déjà le succès
de ces deux journées.
Deux directions principales de réflexion semblent émerger pour nous aider à
y voir clair : la recherche de l’exactitude jusqu’à l’obsession, d’une part, et la
recherche de la compréhension par la lecture de l’architecture, d’autre part.

L’obsession de l’exactitude

À l’évidence, et pour les premières campagnes de relevé lancées au XIXe siè-


cle, l’exactitude est l’objectif à atteindre, avec une attention extrême des
détails.

Penser à enlever l’échelle et mettre bloc à la dimension de


la page 239
quel avenir pour le relevé ?

La contrepartie est, en revanche, celle d’un investissement lourd, et des Le relevé « traditionnel » serait-il définitivement disqualifié devant de tels
délais importants. L’exemple du relevé de Jean-Baptiste Lassus à Chartres231 résultats ? Au risque de désespérer ceux qui ont plutôt pour habitude « de se
est une illustration de cette quête épuisante, devant un édifice considérable, servir de leurs yeux et de leurs mains »235, puisqu’ils sont « les seuls outils
et qui de 1837 à 1885, représente presque cinquante ans d’efforts. Le cas de qui donnent la sensibilité et l’intelligence indispensables au relevé » ! « Il
la porte Narbonnaise à Carcassonne, dont le relevé fut commandé à Viollet- faut que les architectes se réveillent ! » Et devant cet extraordinaire progrès
le-Duc en 1846232, est guère moins significatif, et même si le programme technique se posent les questions capitales : « mais pourquoi gagner du
était moins ambitieux — bien qu’étendu à l’ensemble de la ceinture des for- temps, et à quel prix ? »236. L’expression de Goethe « je ne comprends que
tifications — il n’a pas demandé moins de sept ans de travail. Tant de retard ce que j’ai dessiné » vient à point pour rappeler et expliciter l’importance, le
décourage la reconduction d’autres expériences. Il n’y aura pas de suite en rôle du regard direct.
France pour ces campagnes de « relevé pour le relevé », et la pauvreté de Alors, « le relevé manuel/visuel » et « le relevé mécanique/automatique »
représentation des monuments en pâtit aujourd’hui…  doivent-ils être en corrélation, ou bien peuvent-ils être séparés ? Pas de
Si les relevés de cette époque utilisent des outils qui sont considérés comme réponse tranchée à cette question, tant leur complémentarité, en revan-
rudimentaires, ceux-ci permettaient malgré tout une grande précision. Les che, ne fait de doute. La vérification visuelle est un complément nécessaire
travaux de Labrouste en 1826 avaient mis en évidence les déformations du relevé « automatique », « high-tech »237, pour identifier par exemple les
optiques à Paestum, ce que Goodyear confirmera en 1895, à l’aide de la détails de peintures murales relevées par photographie238 dans une sorte
« photographie assistée du fil à plomb ». d’application du principe de la « levée de doute ». Dans le cas de « l’anatomie
En apportant à la fois gain de temps et plus grande précision, les déve- constructive »239 ou de l’analyse archéologique240, la mise en évidence des
loppements techniques vont progressivement apporter une réponse à ces épidermes, traces d’outils de taille, d’usure, de pathologie, n’est possible
handicaps : les dernières décennies du XXe siècle marquent des progrès que grâce à l’observation directe, par l’œil derrière lequel se trouve le cer-
spectaculaires : photographie, métrophotographie, photogrammétrie, laser veau qui comprend et interprète.
et nuage de points… l’éventail est foisonnant233 ; les informations qui en Le dessin prend du temps, et « c’est nécessaire de prendre du temps pour
découlent sont innombrables et donnent le vertige, tout comme les possi- dessiner ».
bilités offertes pour les restitutions234… Cette évolution paraît ne plus devoir Mais en même temps, le dessin est une « abstraction calculée, qui s’éloigne
s’arrêter, et être une course sans fin. de la réalité pour mieux la maîtriser »241, faisant écho au professeur Sartor :
Mais il faut être prudent devant le danger de l’image ainsi obtenue, allé- « il n’y a pas d’images vraies, il n’y a que des images virtuelles… », nuance
chante et trop facile à manipuler qui peut générer de nombreuses erreurs que Anne Moignet-Gaultier introduit en séparant clairement « exactitude »
si l’on n’y prend garde. Le choix et l’utilisation réfléchie de l’appareillage et « prévision ». Le graphisme traduit/est l’expression d’une mentalité plu-
constituent des éléments à apprivoiser, ce qui implique une claire identifi- tôt que d’une approche théorique ; et d’entendre le professeur Carunchio
cation et formulation des objectifs recherchés, c’est-à-dire le programme tempêter contre la redoutable tentation du dessin informatique et du copié-
et la « commande » qui en découlera, qui définiront la technique de relevé collé : « avec tous ces diplômes dessinés par ordinateur, les étudiants vont
la plus appropriée. tous finir par devenir pareils ! »

235 Tancredi Carunchio.


236 Jacques Fredet.
237 Andreas Hartmann-Virnich.
231 Jean-Michel Leniaud. 238 Christian Sapin et Carlos Castillo.
232 Olivier Poisson. 239 Jacques Fredet.
233 Véronique Villaneau, Pascal Parmantier, Alessandro Sartor, Franck Becker, Alexander von Kienlin, Serge Paeme. 240 Andreas Hartmann-Virnich.
234 Villa Andriana par Giuseppina Cinque. 241 Jacques Fredet.

240 241
quel avenir pour le relevé ?

La recherche de la compréhension et l’exercice de la lecture Au XIXe siècle l’approche de Lassus et Viollet-le-Duc est différente, puisque
c’est d’« icônes », de Monuments historiques, qu’il s’agit alors, dont les relevés
«  Un monument c’est un livre que j’ouvre pour le lire  », disaient les profes- doivent transmettre toute la richesse. Et ce sont ces dessins qui ont contribué
seurs Sartor et Fancelli, ajoutant  : «  le relevé, c’est l’étude sémantique du à façonner le regard sur le patrimoine, et font entrer leurs auteurs dans la
monument… » cohorte des « architectes de la connaissance ».
Revenons cependant à Philippe Boudon : « Un modèle redoublant totale-
La « lecture du relevé » révélera alors des faciès variés : ment la réalité n’apporte aucune connaissance ». L’intérêt du relevé est donc
de sélectionner les éléments signifiants, afin de répondre à une question
• Éclairer les étapes constructives, comme Viollet-le-Duc l’a fait à donnée (historique, analytique, pathologique…), et donc là encore, de répon-
Carcassonne242, prenant appui sur le relevé pour développer son analyse, y dre à un objectif (qui se traduit par une commande et son contenu). La notion
compris celle des techniques constructives et de la pathologie. À défaut de la de sélection s’oppose à la notion d’exhaustivité ; elle introduit celle de dis-
« chambre claire » dont l’emploi pour ses relevés n’a pas été confirmé, c’est tinction entre les informations très ciblées à collecter, et celles qui peuvent
son regard qui l’était, et particulièrement percutant pour une méthodologie être délibérément laissées de côté.
qui reste tout à fait d’actualité, encore aujourd’hui. La notion d’exactitude reste évidemment essentielle et qualifie la « réponse »
• Éclairer le projet de conception initial : à San Carlo aux Quatre-Fontaines, à une « question ».
le dessin de Borromini rend compréhensibles les combinaisons du dôme, Le relevé indépendant existe-t-il ? L’exemple d’Amaury Duval qui relève et
grâce aux tracés de l’ellipse. Il adopte à cette occasion le mode de tracé dessine la statuaire de Chartres « avec les yeux d’un élève d’Ingres », est-il
simplifié de l’anse de panier à trois centres, qui était déjà à l’époque une tech- plus « exact » du point de vue du « regard » du dessinateur, que du point
nique bien connue en stéréotomie et en géométrie dans l’espace. À Paestum, de vue de l’objet ? Est-ce un cas particulier et isolé ? Et jusqu’à quel point
la correction optique est révélée par les relevés de Labrouste, tout comme l’auteur du relevé mais aussi le transcripteur pourront ils prendre la dis-
les édifices dont Goodyear a montré, par ses techniques originales de relevé, tance, l’indépendance nécessaire par rapport à leur empreinte culturelle ?
les raffinements optiques. Et comment nous en assurer ?
• Éclairer enfin, la typologie familière d’un architecte243, et on pourrait dire
aussi bien d’une époque, d’un style… Dans le cas du transcripteur, cette question se double de celle de l’interpré-
tation, qui appelle la notion essentielle du contrôle : contrôle par l’architecte
Mais la « lecture des relevés » pourra aussi dévoiler et mettre en lumière un du patrimoine ou des Monuments historiques, qui possède une capacité de
sens plus relatif. Le cas des dessins d’Androuet Du Cerceau244 est très spécifique lecture de l’édifice245 ; contrôle par l’historien246 qui apporte la connaissance
puisqu’ils sont contemporains des édifices dont ils effectuent la représentation, historique documentaire ou d’archives ; voire contrôle par une pluridiscipli-
et traitent de leur propre actualité architecturale. L’objectif de ces représenta- narité de compétences, ce qui apparaît indispensable aujourd’hui247, mais
tions des plus excellents bâtiments de France n’est pas d’être exact du point « sous la synthèse de l’Architecte », insistait le professeur Carunchio, rap-
du vue de leur réalité concrète, mais il est de traduire l’idéal « d’architecture pelant la genèse étymologie du « chef de la fabrique… »
à la Française » que Du Cerceau, même formé par Serlio, veut exprimer. À ce
titre, il s’agit d’un ouvrage de critique architecturale, voire de « propagande »… La question fondamentale revient à l’objectif  : relever pour quoi faire  ?
et de communication. Le cas de Villard d’Honnecourt est très comparable, et La motivation doit être d’autant plus précise et forte qu’elle doit déclencher
l’on pourrait continuer avec Michel Ange… Au fond, il y a autant à lire dans ces « le désir de relevé », dont découleront sa commande et son financement.
dessins intentionnels que dans les édifices qu’ils représentent : ils font tout On l’a vu, le relevé alimente la connaissance, soit dans un objectif de « lecture »,
autant partie du « document à lire ». soit dans celui de l’application, c’est-à-dire l’intervention sur l’édifice.

242 Olivier Poisson. 245 Véronique Villaneau, Pascal Parmentier.


243 Paolo Fancelli. 246 Annarosa Cerutti Fusco.
244 Sabine Frommel. 247 Villa Andriana par Giuseppina Cinque.

242 243
quel avenir pour le relevé ?

À quoi bon s’inquiéter alors des erreurs de représentation, puisqu’on va tout faire
pour conserver l’original avec ses qualités, ses défauts, ses irrégularités, ses inter-
rogations, rejoignant Jacques Fredet qui se méfie de « la précision sans raison »
et qui rappelle que « on peut toujours raisonner juste sur des données fausses » ?
C’est le professeur Fancelli qui aborde la notion de « restauration » (terme géné-
ral à affiner entre conservation, restauration, restitution ou encore reconstitution),
et pour qui l’intervention sur l’édifice apporte à la connaissance de celui-ci le
même service que rend la chirurgie et l’anatomie à la connaissance du corps
humain. Le premier acte sera le sondage préalable.
Et les limites sont clairement rappelées : si le relevé peut-être multiplié et corrigé
sans conséquence, la restauration reste unique par nature et ne doit pas effacer
ce qui est important, y compris ce qu’on ne sait pas encore lire248.

Alors, comment conclure ?

À la lumière de toutes ces réflexions, que devient « l’éternelle quête du vrai » ?


Car le vrai est une notion relative, il y a plusieurs vrais, chacun le sien pourrait-on
dire, en fonction de ses propres questions et des réponses qui découlent de ses
propres démarches.
Et n’y a-t-il pas une sorte de « quête du faux » dans la recherche des irrégularités,
des déformations et des différences ?
La véritable représentation de l’espace architectural dépasse la représentation
formelle de l’architecture. On n’y est pas encore, même si les notions d’usage,
la position des meubles, des accès, peuvent donnent du sens… mais sans y par-
venir totalement. Or, puisque le relevé est une nouvelle naissance de l’édifice, il
faut alors le faire renaître dans sa globalité architecturale, aussi complète que
possible249.
L’histoire du relevé en architecture reste à écrire250.
Et pour que les architectes, les historiens, les archéologues… se parlent encore
davantage, que s’ouvrent alors les accès aux échafaudages, comme à la recher-
che historique ou archéologique, même si les publications n’en protègent pas
encore les travaux.
Et pour ceux qui étaient ici « dans la soupe de légumes variés »251, le vœu de
poursuivre ces échanges selon des rencontres annuelles a été unanimement
exprimé, souhaitant aussi bien en élargir le champ et l’horizon à la communauté
européenne…

248 Gilles Séraphin.


249 Mireille Grubert.
250 Paolo Fancelli, Sabine Frommel.
251 Giuseppina Cinque.

244 245
Directeur de la publication
François de Mazières
Mireille Grubert

École de Chaillot
Konstantina Vogiatzi

Direction de la communication
Cité de l’architecture & du patrimoine
Palais de Chaillot - 1 place de Trocadéro
75116 Paris
01 58 51 52 00- com@citechaillot.fr

Crédits photographiques
Franck Becker
Tancredi Carunchio
Carlos Castillo
Giuseppina Enrica Cinque
Paolo Fancelli
Sabine Frommel
Jacques Fredet
Annarosa Cerutti Fusco
Anne Moignet-Gaultier
Andreas Hartmann-Virnich
Jean-Michel Leniaud
Serge Paeme
Pascal Parmentier
Olivier Poisson
Christian Sapin
Alessandro Sartor
Javier Giron Sierra
Manfred Schuller
Véronique Villaneau-Ecalle
Alexander von Kienlin
Médiathèque de l’architecture et du patrimoine
Éditions Lieux Dits
17, rue René Leynaud — 69001 LYON

Dépôt légal : mai 2011


ISBN 978-2-914528-84-9
248 pages, 161 illustrations

Conception graphique :
Lieux Dits, Lyon

Photogravure :
Lieux Dits, Lyon

Impression :
Chirat, St Just-la-Pendue

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