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Institut d'Études Politiques de Paris

ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO

Master de Science Politique

Mémoire de Théorie Politique

Retours et métamorphoses : le droit naturel classique


face au fait pluraliste

Jean-Gabriel Piguet

Mémoire dirigé par le Professeur Philippe Portier

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 1
Remerciements

Tous nos remerciements vont au Professeur Philippe Portier pour ses précieux conseils, et au futur
docteur M. Jean-Rémi Lanavère pour m'avoir introduit à la loi naturelle comme concept politique.

Table des abréviations

Pour les œuvres de R. Hittinger :


FG The first Grace – rediscovering the naturel law in a post-christian world
LA « Liberalism and the american natural law tradition  »
VML « Varieties of minimalist natural law traditions  »
JR « John Rawl's Political Liberalism »

Pour les œuvres d'A. MacIntyre :


AV Après la vertu
QJ Quelle justice ? Quelle rationalité ? [ version américaine : WJ]
DRA Dependent rational animals
EP Ethics and Politics, v.2
INL Intractable disputes about natural law

Pour les œuvres de J. Rawls :


TJ Théorie de la Justice
LP Libéralisme politique [ version américaine: PL pour Political Liberalism]

Pour Thomas d'Aquin :


ST Somme théologique

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Introduction

Il serait difficile d'énumérer le nombre d'ouvrages qui, depuis le début du XX e siècle, ont annoncé le
retour du droit naturel1. En 1922, Max Weber observait la résurgence des doctrines jusnaturalistes qui, en
dépit du discrédit dans lequel les attaques historicistes et positivistes avaient jeté l'idée du droit naturel,
retrouvaient l'antique lex non scriptura. Il s'agissait bien pour cette nouvelle école, largement néo-kantienne,
de penser à nouveaux frais l'étalon de justice permettant de critiquer les lois positives, c'est-à-dire de l'épurer
de la vieille conception de la nature comme cosmos harmonieux et téléologisé. 2 Force est de constater, que le
mouvement dont Weber observait la vitalité dans la République de Weimar exerça son attrait bien au-delà des
cercles germaniques, car la « tentative néo-jusnaturaliste » fut reprise et poursuivie en France, en Italie, dans
les cercles libéraux américains dans l'entre deux-guerre, puis de façon plus nette encore, après le procès de
Nuremberg.

La volonté presque unanime de condamner les responsables et les médecins nazis devait en effet
donner une nouvelle vie à la conviction qu'il existe une loi au-dessus de toute loi dont chaque citoyen est le
bénéficiaire et l'ordre constitutionnel le garant. La nécessité d'indexer les dangereuses écartées du jeu
démocratique sur le marbre inaltérable d'une loi qu'on ne peut changer sans abolir l'état de droit lui-même
paraissait alors évidente. Comment condamner l'horreur commise si le droit ne relève que de la décision du
souverain ? Quel peut bien être l'objet de la délibération politique si la norme se résout dans le fait de l'autorité
positive ?

Toutefois, l'idée d'un retour du droit naturel semble porter en elle une gênante équivoque. Peut-on
parler, au-delà du retour de l'idée de droit naturel, d'un retour du droit naturel ? S'agit-il d'un vœu
philosophique ou d'une réalité historique et juridique avérée ? Sur ce point Weber, ne semblait pas penser que
le droit naturel puisse avoir aucune transposition juridique positive. S'il concédait que le développement du
droit ne pouvait s'opérer uniquement sur le plan formel, dans une indépendance totale vis-à-vis des exigences
substantielles de justice, il ne percevait dans cette pression exercée sur le droit qu'un correctif. Le droit,
expliquait-il, était voué à se développer dans le sens d'un plus grand formalisme jusqu'à ce que son contenu

1
Depuis la première moitié du XXe, nombre d'historiens et théoriciens du droit notent un retour de la pensée du droit naturel. Voir
HAINES, Charles C., The Revival of Natural Law Concepts, Cambridge, éd. Harvard University Press, 1930, WEBER, Max , Max
Weber on law in economy and society, éd. Harvard University Press, 1954 ; FRIEDRICH Carl Joachim, The philosophy of law in
historical perspective, Chicago, éd. University of Chicago Press, 1958 ; RUOL, M., LONGNEAUX, J.-M., FIASSE, G., DIJON, X,
COPPENS, F., CHRISTIAN L.-L (dir.), Droit naturel : relancer l'histoire ? coll. Droit et Religion 2, Bruxelles, éd. Bruylant, 2008.
2
Cette tendance observée par Weber regroupe à travers l'Europe des personnalités aussi diverses que Del Vecchio, Geny, ou
Nelson. A la même époque, Léon Duguit n'est pas très loin de la tradition jusnaturaliste lorsqu'il évoque les « droits pré-
constitutionnels ».

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devienne absolument « dénué de toute sacralité [...] »3.
Comment un élément apparemment hérité d'un système de sacralité étranger à la rationalité
procédurale moderne pourrait-il encore informer le droit positif ? Weber connaissait pourtant les multiples
déclarations des droits « inaliénables et sacrés » qui jalonnent l'histoire politique et juridique des constitutions
modernes. Le Préambule de la Constitution de 1946 n'hésite pas à s'en faire le héraut. Sa volonté d'assumer
pleinement les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » en leur ajoutant la garantie
judiciaire de la liberté individuelle lui donne une réalité positive. On notera que le Préambule de 1946, fidèle à
la rhétorique révolutionnaire, « proclame » les droits et ne les institue pas. Avec la loi fondamentale de
l'Allemagne fédérale, la Constitution française fait directement écho sur le plan philosophique aux « vérités
évidentes » de la Constitution américaine selon lesquelles les hommes naissent libres et égaux.
Consécutivement à la constitutionnalisation des droits de l'homme, ceux-ci semble trouver leur défenseur dans
l'organe judiciaire. Le juge constitutionnel ne peut faire appel à ces droits que dans la mesure où la
constitution positive est habitée par une telle intention morale, consistant à rendre à l'homme la dignité que sa
simple nature lui confère. L'apparition progressive de la nouvelle fonction des juges constitutionnels, protéger
les droits et libertés individuelles contre l' hybris du législateur, entérine encore la réalité dans la référence au
droit naturel droit positif.

Aussi la réforme de 1974 en France et la réinterprétation judiciaire du XIV e amendement et de la due


process clause de la Constitution américaine depuis la fin du XIX e siècle ont fini par plier les plumes
réfractaires à l'idée d'une réalité juridique du droit naturel au sein des démocraties libérales 4. La normativité
effective de l'idée d'une loi naturelle n'est plus en doute, là où le juge constitutionnel ne se borne plus à
dénoncer l'irrégularité d'une procédure et prononce sur la compatibilité des lois avec le respect des libertés
fondamentales. Il semble même de ce point de vue que, paradoxalement, un argument positiviste s'oppose
formellement à la négation d'un retour du droit naturel en tant que réalité positive. Si, comme l'écrit Hobbes,
« auctoritas, non veritas, facit legem » le simple triomphe de la figure du juge constitutionnel, et de son
autorité comme défenseur des droits et les libertés individuels devrait suffire à en manifester la normativité
propre, ainsi que celle des droit subjectifs qui lui confèrent une telle autorité démocratique en dépit du fait qu'il
n'est pas élu. L'hypothèse, défendue par de nombreux positivistes 5 d'une usurpation politique du pouvoir du
corps souverain par ce nouveau « pouvoir des juges » n'altère en rien son autorité effective, et partant, son
pouvoir d'édiction de la norme. Puisque le trait distinctif du droit par rapport à la morale est d'être «  un ordre

3
WEBER, Max, op.cit., p. 321.
4
Voir CAYLA, O., art.« Droit », in Dictionnaire de philosophie politique , dir. P. Raynaud, S. Rials, Paris, éd. PUF, 2003 ; VEDEL,
G., « Le Conseil constitutionnel, gardien du droit positif ou défenseur de la transcendance des droits de l’homme », Pouvoirs,
1988, n°45, p.149 sq.
5
BERGER, R., Government by Judiciary: The Transformation of the Fourteenth Amendment, éd. Cambridge: Harvard University
Press, 1975.

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normatif qui cherche à provoquer des conduites humaines en attachant aux conduites contraires des actes de
contraintes socialement organisés »6, il ne saurait y avoir d'état sans force de contrainte. 7 Même si l'on
envisage avec le théoricien du droit H. Kelsen que le droit n'est pas le simple produit de l'État, qu'il n'est lui-
même que la force d'application du droit 8, c'est-à-dire que ses édits n'ont pas force de droit indépendamment
de la « norme fondamentale », on voit mal quelle serait l'effectivité d'une norme opposée au gouvernement
des juges dès lors que celle-ci se trouve dénuée d'autorité chez ses gardiens.

La recherche de ce ce qui est juste pour l'homme et donne sens aux conventions juridiques tel est ce
qui semble revenir et s'incarner positivement dans la logique constitutionnelle libérale après l'expérience
totalitaire. Bien entendu, rien ne force à reconnaître que les droits fondamentaux que le juge est censé
protéger soient autre chose que des créations ou des idées régulatrices. Mais, que ce soit par l'effet de la loi
éternelle ou de son rêve, l'idée d'un droit pré-politique exerce une autorité juridique incontestable. De même
que les principes républicains de liberté et d'égalité, et, plus largement, la forme républicaine du
gouvernement ne peuvent être modifiés dans les constitutions allemande et française, la Constitution postule
que le sujet de droit possède un droit du simple fait qu'il est homme. L'autorité du juge se met en scène
comme une autorité elle-même instituée par un droit supérieur.

Ainsi, la permanence de l'idée de droit naturel au sein de l' ordo juris contemporain montre
suffisamment qu'elle fait désormais partie de l'univers normatif contemporain, fût-ce au titre d'une illusion.
C'est donc le constat du travail de l'idée abstraite du droit dans la réalité juridique effective qui nous semble
justifier que l'on prenne au sérieux le droit naturel dans son rapport au droit positif, et qu'on le considère
comme un outil d'analyse pertinent des normativités contemporaines. En tant qu'interrogation théorique
constante dans l'histoire contemporaine, elle se présente comme l'objet perpétuel de l'enquête philosophique.
En tant qu'idée dotée d'une autorité croissante dans les nouvelles modalités constitutionnelles de la fabrique
du droit, elle se présente comme une réalité politique indéniable.

La permanente étrangeté du droit naturel


Il y a donc bel et bien un appel de la pensée contemporaine à la refondation éthique du droit. Mais si
le motif de ceux qui, à l'instar du philosophe politique Jean-Marc Ferry demandent s'il ne faut pas «  relancer

6
Id., II, 9, p.70.
7
Faire cette remarque revient en fait à contester avec Eric Voegelin qu'il puisse y avoir une « norme fondamentale » au-dessus
de l'exercice de l'État. Autrement dit, qu'est-ce qui assure la juridicité de la norme fondamentale, qui requiert de respecter
strictement le droit positif ? Cf: VOEGELIN, E., « Reine Rechtslehre und Staatslehre » (1924), Wechselwirkung und Gezweiung
dans The collected works of Eric Voegelin, Columbia, University of Missouri Press, 1990-2009, t.7, p.49-99.
8
Il s'agit de l'innovation majeure de Kelsen au sein de la tradition positiviste, à savoir la thèse de l'identité du droit et de l'état.
KELSEN, H., Théorie pure du droit, 2e éd. (1re publ. 1960), tr. fr. Ch. Eisenmann, Paris, éd. Dalloz, 1962 ; rééd. Bruylant-LGDJ,
1999 VI, 41, p.281 sqq.

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l'histoire »9 en ce début de XXI siècle apparaît suffisamment, on est en droit de se demander avec le
sociologue Gabriel de Tarde à la fin du XIX e siècle, s'il n'y a dans l'idée de justice naturelle qui « ne cesse de
hanter le cœur de l'homme » guère plus qu'un « beau songe », ou que le « rêve d'une justice plus haute, à la
fois idéale et destinée à être réalisée, ou présumée réalisée déjà dans un lointain passé, sorte de paradis
terrestre juridique à découvrir ou à retrouver. »10

Dans la permanence de l'idée jusnaturaliste s'énonce en premier lieu l'exigence de principes légitimes
de l'action politique. Cela justifie qu'elle revienne comme un antidote du positivisme et de sa prétention à
saturer l'univers des normes juridiques. Mais l'annonce répétée de son retour en des circonstances aussi
différentes que la république de Weimar (M. Weber, Nelson), les États-Unis des années 1950 (Léo Strauss,
Carl Joachim Friedrich), la Belgique contemporaine (J-M Ferry), et par des philosophes de tout horizon nous
indique une chose de plus : le droit naturel a existé, depuis la résurgence notée par Weber, essentiellement
sur le mode du retour. En effet, de façon frappante, ses défenseurs les plus ardents ne parlent jamais de ce
retour que comme d'une tâche à accomplir. Lorsque Nelson s'attelle à cette tâche, c'est avec la conscience de
sa difficulté – tant la notion paraît empreinte d'une idée pré-moderne de la raison. Lorsque Friedrich, au même
moment, commente ce revival, il l'évoque comme un mouvement inabouti et incertain. Lorsque Léo Strauss
parle du droit naturel classique dans son introduction de Droit Naturel et Histoire , il souligne d'emblée que la
perspective d'un néo-aristotélicien se complique des avancées indéniables de la science moderne. Si Aristote
et Thomas d'Aquin restent les fondateurs de la « justice selon la nature », un aristotélicien doit désormais se
résoudre à poursuivre une perspective « radicalement différente de celle que poursuivaient Aristote et Saint
Thomas » et de leur cosmologie. Enfin, lorsque A. MacIntyre invoque ce retour dans Après la Vertu (1981)
c'est également sous le signe de l'interrogation qu'il le place en raison de la « biologie métaphysique »
d'Aristote.

Le constat partagé et répété du retour du droit naturel n'indique pas seulement qu'une idée jugée
caduque trouve de nouveaux défenseurs. Ce que suggère la permanence du retour au droit naturel est d'un
autre ordre. Le droit naturel revient de façon trop permanente dans l'histoire philosophique et juridique du XX e
siècle pour qu'on puisse jamais dire qu'il est revenu. Lorsqu'il est convoqué, c'est au titre d'un modèle
nécessaire dont on mesure en même temps la distance qui le sépare des fondations effectives du droit. Mais
tout se passe comme si l'on mesurait en même temps la distance qui le sépare des fondements de la
Weltanschauung contemporaine. Cet idéal a cela de particulier qu'il ne semble pas seulement lointain de notre

9
FERRY, J.-M., « Le droit naturel; une histoire en quête de normativité pure ? », Postface à Droit naturel : relancer l'histoire ?,
op.cit., p.699.
10
TARDE, G., Les transformations du droit. Étude sociologique; (1893), chap. VI (« Le droit naturel »), Paris, éd. Jean Milet, Berg
International Éditeurs, 1994, p.143.

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réalité, mais également de nos idéaux.
La volonté de « relancer l'histoire du droit naturel » fait même surgir un double paradoxe. Le droit
naturel dont on invoque le retour ne compte-il pas précisément parmi les choses qui ne devraient pas avoir à
revenir ? D'une part, parce qu'il est réputé éternel, et d'autre part parce que sa compréhension devrait être
naturelle. Autrement dit, le simple fait qu'il faille invoquer son retour semble placer une forte hypothèque sur
sa plausibilité et menace de lui donner un aspect essentiellement incantatoire. Comment expliquer que ce que
l'on souhaite placer au fondement du droit puisse nous être devenu étranger ? Mais, inversement, pourquoi
dire qu'il nous est étranger alors que son idée semble ne pas nous avoir quittés ?

Notre étonnement initial porte sur la présence paradoxale du thème jusnaturaliste. Il s'agit pour nous
d'expliquer son étrange familiarité. Pourquoi le droit naturel revient-il toujours, et n'est jamais revenu ?
Pourquoi n'en finit-il pas de revenir comme un défi depuis le début du XX e siècle ? C'est, de ce point de vue,
autant la permanence de l'idée du droit naturel et sa fonction critique que sa condition de modèle perdu qui
doivent retenir notre attention. La permanence des retours du droit naturel nous montre qu'il n'a jamais
totalement quitté notre horizon normatif, mais également qu'il ne s'y est jamais intégré. La nécessaire critique
des lois positives nous remet inexorablement sur un chemin qui ne semble pourtant plus tout à fait le nôtre.

Le paradigme perdu
Comme le suggérait la réflexion de Weber, le droit naturel paraît appartenir à d'autres temps. La
première question que pose donc l'étrange permanence du droit naturel dans la pensée moderne est de savoir
ce qui lui donne son caractère si lointain. Qu'est-ce qui résiste encore à l'intégration conceptuelle d'une notion
aussi constamment mobilisée depuis le XVIII e siècle que celle du droit naturel ? Que faut-il retrouver, de l'aveu
des jusaturalistes, pour donner au droit naturel un aspect à nouveau familier ?

Les tenants du néo-classicisme11 qui sont plus particulièrement l'objet de la présente étude s'illustrent
par la réponse spécifique qu'ils apportent à la question de savoir ce qu'il faut retrouver pour que le droit naturel
recouvre pleinement son sens. La notion d'un droit qui pourrait être placé au fondement des constitutions
modernes risque de rester lettre-morte, si, comme l'écrit Troeltsch, les terme mêmes « d'humanité » et de
nature qui fondent la notion de droit naturel, « sont aujourd’hui devenus presque incompréhensibles […] et ont
complètement perdu leur vie et leur saveur première. »12

11
Nous employons ici « classique » comme synonyme d'Ancien, par opposition aux Modernes. Si floue soit cette désignation, elle
a l'avantage de désigner ceux qui se perçoivent comme les héritiers et les de la tradition aristotélicienne, dont la spécificité
apparaîtra plus nettement dans ce qui suit.
12
Ernst Troesltsch on Natural Law and Society, apud GIERKE, O., Natural Law and the Theory of Society, éd. Cambridge
University Press, 1934, I, pp.201-202, cité in STRAUSS, L., op.cit., p.13.

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Or, si la vision de l'homme qui fondait autrefois la conception du droit naturel est perdue, la justice des
lois l'est également. Car, dans la matrice antique et médiévale, cette conception de l'homme pose le
fondement et la limite de la délibération politique. La délibération politique ne peut se dérouler que sur fond
d'un accord primitif sur les fins de l'humanité, car, comme l'écrit Thomas d'Aquin à la suite d'Aristote, des fins
on ne peut délibérer13. Et l'on ne peut en délibérer, car mettre en cause la nature sociale de l'homme et ses
finalités communes, reviendrait à oblitérer la raison pour laquelle il nous faut délibérer en commun.

Mais pourquoi dire que le terme d'humanité a perdu sa saveur première, alors que jamais les notions
d'humanité et de dignité humaine n'ont été si directement invoquées dans le droit positif ? Et, pourquoi le droit
naturel contemporain devrait-il nécessairement se référer à cette notion devenue presque incompréhensible
d'humanité ? La perte du sens de l'humanité que Troesltsch déplore ne peut être que la perte d'un sens
spécifique de l'humanité – et c'est bien cette perte qui expliquerait l'aspect inchoatif du jusnaturalisme
contemporain.

Impossible retour ? Le double défi de la pluralité


Le principal obstacle au retour du droit naturel au sein de la société libérale est donc, si l'on suit
Troetschel, d'ordre anthropologique. Les temps modernes seraient marquées d'une perte qui ne laisse au
concept de droit naturel que son ombre critique, sans que la notion puisse jamais trouver de contenu. C'est
sans étonnement qu'il observerait la prolifération des refontes du droit naturel qui ne veulent retenir que sa
fonction critique et idéale, sans s'engager sur l'épineuse question de ses préceptes 14. Mais pourrait-il remplir
cette fonction critique si son contenu changeait avec les époques et les opinions ? Et ce contenu, pensent les
héritiers du Stagirite, doit redevenir le nôtre si l'on veut encore distinguer la justice des conventions.

La perte du modèle anthropologique auquel Troetschel fait référence comme l'indispensable


fondement du droit naturel et du libéralisme est aussi évidente que le sont les motifs de son discrédit. Ces
motifs ont trait, semble-t-il, au fait pluraliste. Il s'agit de quelque chose de plus que d'un défi intellectuel, car
l'on met en demeure la tradition classique de s'accorder avec le fait massif qui marque la sociologie
contemporaine. Parce qu'elle est marquée par le fait pluraliste et la fin de l'unité morale des sociétés d'Ancien
Régime, la société contemporaine incarne le défi pluraliste. Elle ne met pas seulement la tradition classique
au défi de retrouver son paradigme. Elle lui oppose par sa nature même la perte de son objet : l'unité de la
nature humaine. Encore plus que la réponse particulière qu'apporte Aristote et ses héritiers médiévaux à la
question de savoir ce qui rend l'homme un, c'est la question même de ce qui accomplit l'homme qui paraît
interdite en vertu du fait pluraliste. Car avant de se demander ce qui l'accomplit et ce qui constitue le «  sens »
13
THOMAS D'AQUIN, op.cit., I-IIa, q.14, art.2.
14
Le philosophe J-M Ferry s'en approche dans sa postface à l'ouvrage collectif Droit naturel, op.cit.

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de son humanité, il faut pouvoir penser sans contradiction qu'il existe un tel sens. Ce défi a donc ceci de
particulier qu'il enjoint la tradition classique de s'expliquer non seulement sur la rationalité de son modèle,
mais sur le fait qu'il ait pu cessé de convaincre. Faute de quoi, c'est autrement qu'il faut chercher le sens de
l'humanité, et ailleurs que dans son hypothétique nature.

Bien entendu, les théories de la loi naturelle n'ignorent pas l'existence d'une diversité des conceptions
du bien et de la justice. Mais, à l'instar de Thomas d'Aquin et de ses disciples contemporains, ses avocats
semblent devoir réduire cette différence à de « rares cas » s'ils veulent pouvoir maintenir que ces fins sont
celles de l'humanité effective et non un simple idéal de loi. Ce qui signifie que toute conception concurrente de
la justice doit être rejetée comme « inhumaine » par la doctrine jusnaturaliste, la doctrine présupposant
l'universalité des fins qu'elle était censée mettre en lumière.

A l'objection logique de l'incompatibilité de l'idée d'une essence du droit et de l'homme avec le constat
de la variabilité de ses formes positives s'ajoute désormais, au sein de notre communauté politique, l'évidence
d'une absence de sens commun concernant les questions morales qui divisent la cité précisément sur ce qui
constituait le donné naturel par excellence : la procréation et la famille. C'est sans surprise alors que nous
constatons que la contestation de la loi naturelle en régime libéral n'est jamais si forte que lorsqu'elle est
utilisée comme un outil de persuasion au service d'une éthique corporelle particulière – qu'il s'agisse de la fin
de vie, de l'avortement ou de la différence sexuelle.

Il a donc paru légitime à de nombreux penseurs contemporains de dénoncer deux implications


directes de cette thèse initiale au motif qu'elles seraient purement et simplement incompatibles avec la réalité
de la société contemporaine. Toute théorie de la loi naturelle, écrit le philosophe du droit H.L.Hart, prétend
« que les êtres humains sont également voués aux mêmes fins (la recherche de la connaissance, la justice
vis-à-vis des hommes), et unies dans leurs conceptions de ces dernières.  »15Or, une connaissance
anthropologique et sociologique minimale suffirait à montrer le contraire. D'où viendrait, d'ailleurs, la nécessité
de penser la loi naturelle si ses préceptes étaient spontanément présents à l'esprit de tous ?

Aussi la thèse des néo-aristotéliciens selon laquelle le retour de l'anthropologie des modernes
permettrait d'humaniser les lois libérales paraît d'emblée condamnée d'avance. Car, la reconnaissance du
pluralisme de fait, que semble devoir nier toute théorie de la loi naturelle, comporte une conséquence
normative évidente, qui détermine l'aspect politique du défi pluraliste. En cas de désaccord sur les fondements
de la sagesse naturelle, l'autorité politique ne peut être comprise comme l'institution qui code, réfléchit et

15
HART, H., « Positivism and the Separation of Law and Morals », Harvard Law Review, 1958, p.71.

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éduque le sens commun. Car la communauté politique ne peut vivre, en cas de désaccord sur les fins de
l'homme, que si ses lois ne requièrent plus d'identification morale. Le sens éthique commun que les
aristotéliciens mettaient au principe de la communauté politique étant détruite, l'autorité morale des normes
publiques ne peut plus reposer sur aucun accord sur la vie bonne.
Elle repose doit reposer, au contraire, sur sa capacité à s'extraire de définitions trop compréhensives
des fins de l'homme et de son salut. On comprend donc pourquoi l'appel de la pensée contemporaine libérale
à la réalisation d'une éthique universelle par le droit exige de s'émanciper de toute morale particulière. Au fur
et à mesure que s'allonge et se diversifie la liste des droits fondamentaux s'éloigne tout principe directeur liée
à la vie bonne qui lui donnerait une orientation trop uniforme et, par-là même, jugée contraire à la dynamique
d'une société démocratique ouverte et désincorporée.

Lorsqu'il est fait appel à la loi naturelle dans le régime libéral, c'est au prix d'une métamorphose
radicale de la tradition jusnaturaliste, qui marque l'avènement de la loi moderne. Comme le note le philosophe
canadien C. Taylor, désormais, « parler de droit universel et naturel, ou de droits de l'homme revient à lier le
respect pour la vie humaine et l'intégrité à la notion d'autonomie. Il s'agit de concevoir les personnes comme
les acteurs coopératifs de l'établissement et du maintien du respect qui leur est dû.  »16Agir secundum naturam
ne désigne plus la participation à un être qui précède la volonté et la suscite, mais l'expression d'un soi dont
l'ultime dignité consiste à se créer dans le silence de la nature. La caractéristique de ce soi, qui se distingue
précisément par sa capacité de s'arracher à tout prédéfini, est nécessairement fuyante : elle ne peut être
décrite que négativement si cette description doit rendre compte de son absence de telos déterminé.

Inversement, explique Rawls, « si l'on pense la société politique comme une communauté unifiée par
l'affirmation d'une seule et même doctrine compréhensive, alors le pouvoir oppressif de l'état est nécessaire à
la conservation de la communauté politique. »17 La coercition que le libéralisme ne justifie que lorsqu'elle
protège l'individu de l'oppression d'autrui, l'autorité des classiques semble la mettre au service de la poursuite
d'un bonheur public qui nie en son principe le fait qu'il n'existe pas de conception commune du bonheur. L'idée
d'un bonheur public semble radicalement incompatible avec les principes du libéralisme que résume la
Déclaration d'Indépendance américaine qui tient « pour évidentes en elles-mêmes ces vérités, que tous les
hommes naissent égaux, qu'ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels
sont les droits à la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur ».

Deux solutions du problème de l'unité du corps politique se font donc face, déterminant deux

16
TAYLOR, Charles, Sources of the self: the Making of Modern Identity, Cambridge, éd. Havard University Press, 1989 , tr. fr. Les
sources du moi: la formation de l'identité moderne , éd. Seuil, note 179, p.12.
17
RAWLS, J., LP, op.cit., p.37.

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conceptions diamétralement opposées du droit naturel. Du côté aristotélicien, cette unité se fonde sur une
commune nature, et une commune conception de ce qui élève et de ce qui abaisse l'homme. Le droit naturel
est l'accomplissement par l'autorité politique et le corps civil des finalités communes à tous les hommes. Il est
à la fois, comme chez Ulpien, un droit privé, dont les personnes, les familles et les corps intermédiaires sont
les dépositaires, et, comme le souligne Aristote au cinquième livre de l' Éthique à Nicomaque, un droit
politique. Il constitue le fondement pré-politique, et la conscience commune qui permet à la cité d'agir en vue
du bien commun. La politique accomplit ce que les principes de la loi naturelle indique en première instance.

Du côté libéral, tous les maux viennent précisément de ce qu'on tente encore de trouver par la
médiation du politique l'unité morale perdue. Alors que le jusnaturalisme classique se présentait comme la
doctrine qui assurait l'unité de la cité par les seules voies de la raison, et de son autorité naturelle, Rawls
décèle dans la volonté de fonder le politique sur l'unité morale du genre humain un geste porteur de violences
et d'inégalité. La thèse du libéralisme politique se trouve donc structurellement liée à celle de l'irrationalité de
la doctrine jusnaturaliste : la fondation des lois communes sur une notion compréhensive de la vie bonne peut
d'autant moins garantir l'unité de la cité que l'exercice démocratique de la raison ne peut que nous éloigner
des illusions naturalistes.

C'est donc dans le champ politique que le jusnaturalisme montrerait son vrai visage, conservateur –
alors que la discussion des principes de justice qu'il promettait paraissait de prime abord incompatible avec
toute référence à la tradition. Partant, faire de la loi l'outil du respect d'une morale commune revient à nier les
régimes de séparation sur lesquels est fondée la démocratie moderne, et en premier chef celle de l'État et de
la société civile. Ce coup de force ne se traduit pas essentiellement par l'imposition d'un dogme théologique
mais, plus largement, par le refus de séparer la morale individuelle et le droit commun. La «  morale
commune » des jusnaturalistes étant en réalité moralité de quelques uns, ce retour de la morale ne peut
s'opérer sans quelques coups de force.

Le problème pluraliste comme défi interne, statu questionis


Il n'est donc pas de réflexion sur les formes contemporaines du droit naturel classique qui ne puisse
commencer par restituer ce défi, et déterminer ce qui en constitue la force. Étant donné la nature de ce défi, il
nous semble particulièrement nécessaire de clarifier les raisons pour lesquelles, dans la philosophie
contemporaine, la question des fins de l'homme a perdu son sens. Mais il y a-t-il là véritablement une question
dont nous n'ayons pas la réponse ? La conscience moderne de la pluralité morale qui traverse le genre
humain n'explique-t-elle pas assez la fin du paradigme des Anciens ? Les nouvelles conceptions du soi ne
nous sont-elles pas assez connues ?

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 11
Le premier point qui mérite selon nous d'être éclairci est de comprendre quelle est la source
épistémologique exacte du défi pluraliste. L'implication inacceptable de la loi naturelle (la loi naturelle doit nier
en son principe la pluralité de conceptions de la vie bonne) peut, semble-t-il, être formulée de deux points de
vue. On peut supposer que la pluralité manifeste la relativité des éthiques, et en conclure que la thèse non
relativiste du jusnaturalisme doit structurellement nier cette implication parce qu'il suppose qu'il est possible
d'avoir une connaissance objective du bien. Il s'agit dans ce cas, d'une objection purement externe. La
prémisse relativiste est notamment le point de départ du le théoricien du droit H. Kelsen dans La démocratie,
sa nature, sa valeur18. Mais il nous semble que la présence d'une pluralité de conceptions du bien dans
l'histoire et dans la société contemporaine ne peut être comprise comme une objection en soi contre la
rationalité d'aucune thèse morale. Car l'universalité d'aucune thèse ne peut être contestée par le simple fait
qu'elle ne s'accorde pas à l'ensemble des conceptions existantes sur le même sujet. Outre le fait que la thèse
de la vérité du relativisme est auto-réfutative, l'implication n'a pas été démontrée. De la pluralité des
conceptions on ne peut conclure qu'aucune n'est vraie. C'est, notamment, ce qui rend si douteuse «  l'objection
pluraliste » à L. Strauss dans Droit naturel et histoire19, et qui lui permet d'assimiler le libéralisme
contemporain à l'historicisme, et de ne pas considérer sérieusement le fait pluraliste comme un défi.
Mais, en dépit des apparences, l'objection pluraliste ne nous semble pas avoir besoin de faire appel à
aucune thèse historiciste ou radicalement relativiste. Il y a, du moins c'est l'hypothèse que nous défendrons,
une formulation interne et plus forte de cette objection. Le point précis qui se trouve mis en cause par le fait du
pluralisme est que la tradition de la loi naturelle n'entend pas faire de la connaissance morale un savoir
simplement objectif : ses principes doivent être objectifs et per se nota, c'est-à-dire naturellement accessibles
et évidents. Si ce n'est pas le cas, on ne peut pas soutenir que le simple examen de notre nature permet de
déterminer quels seraient les principes intangibles d'une loi de l'humanité. Autrement dit, la loi naturelle, pour
être l'inclination décrite par les néo-aristotéliciens, devrait avoir la force d'un savoir tellement évident qu'il nous
dispense d'en parler. Elle devrait être celle du sens commun – ce même sens commun qui ne présente plus
le visage d'unité de la cité grecque ou de la chrétienté au sein de la cité libérale contemporaine, et qui fait
l'expérience quotidienne de la pluralité des conceptions du bien.

Cette version de l'objection pluraliste évite les contradictions de l'historicisme, et semble dégager une
contradiction du jusnaturalisme. Pour cette raison, elle constitue, semble-t-il, un véritable défi pour la
perspective aristotélicienne. Dans le premier, cas la réfutation de l'historicisme suffit à nier que le fait pluraliste
ait une véritable importance théorique pour la pensée jusnaturaliste. Poser qu'il existe une voie

18
KELSEN, H., La démocratie. Sa nature, sa valeur, tr. fr. Charles Eisenmann, préface P. Raynaud, Paris, éd. Dalloz, 2004.
19
STRAUSS, L., Natural Right and History, Chicago, éd. Chicago & London, The University of Chicago Press, 1965. Trad. fr. par
Monique Nathan et Eric de Dampierre, Droit naturel et histoire, Paris, éd. Flammarion, collection Champs, 2008.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 12
d'accomplissement de l'homme n'implique pas qu'elle soit admise universellement, répond en substance
Strauss. Mais la seconde objection prend appui sur une prémisse de l'épistémologie de la loi naturelle elle-
même. Elle permet de montrer ce qui force de jure toute philosophie jusnaturaliste à présupposer une unité
épistémologique du genre humain.

Parler comme nous le faisons de défi interne revient à reconnaître qu'il pose un problème depuis la
tradition aristotélicienne. Mais ce défi ne peut atteindre sa cible que si l'on pose préalablement l'équivalence
du droit naturel et de l'évidence. Le fait pluraliste peut démentir par lui-même la thèse jusnaturaliste que si l'on
pose que le droit naturel, par essence, doit s'imposer avec évidence ou être rangé au nombre des chimères.
Par conséquent, si la seconde objection est plus forte, elle déplace le centre gravité de la discussion. La
question pertinente devient : faut-il réellement que le droit naturel présuppose l'évidence universelle de ses
préceptes ?

Peut-on mener la même démonstration en ce qui concerne l'aspect politique du défi pluraliste ? Là
encore, la formulation précédente du défi pluraliste manque de percevoir que le gouvernement d'une société
pluraliste ne pose pas qu'un problème externe à la perspective aristotélicienne. L'hypothèse libérale classique,
suggérée par J. Rawls ci-dessus, consiste à penser que la perspective perfectionniste n'a de sens que si l'on
nourrit, consciemment ou non, l'espoir de revenir à l'état d'une société d'ancien régime, dans laquelle l'autorité
politique se voyait conférée une véritable autorité éducatrice. Parce qu'il ne croit pas à sa compatibilité
épistémologique avec la sociologie moderne, il va de soi pour Rawls qu'une telle restauration est impensable
dans un régime libre.
Étant donné que, selon Rawls, la raison est structurellement plurielle, les seuls moyens de parvenir à
la reconnaissance d'une telle autorité sont la tradition et la coercition. Et, la tradition ayant été rompue, il ne
reste plus que la perspective d'une coercition. Par conséquent, il faut dire que, non seulement la pensée
jusnaturaliste vise une restauration de l'unité sociale et morale pré-moderne, mais qu'elle le vise par les
moyens de la coercition politique. Par là, il ne faut pas entendre qu'elle entend rompre avec le jeu
démocratique, ou qu'elle considère la société pré-moderne comme un idéal moral à retrouver, mais qu'elle
tente de résister à la séparation typiquement libérale de l'intérêt public et du bonheur privé, et s'autoriserait, en
cas de victoire électorale, à réprimer les « minorités éthiques ».
Rawls n'est pas donc loin d'assimiler la tradition jusnaturaliste à ce que M. Auerbach avait appelé
« l'illusion conservatrice »20 qui marque la réaction depuis la révolution française : l'ambition politique de
restaurer l'harmonie sociale perdue, tout en prétendant la conserver en dépit de la trahison de l'histoire. Le
perfectionnisme politique, tout particulièrement, porterait le masque de la conservation. En théorie, le rôle du

20
AUERBACH, M. M., The conservative illusion, New York, éd. Columbia University Press, 1959.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 13
politique n'est pas de changer la société, mais bien d'accomplir une moralité naturellement commune. Et
pourtant, l'alignement souhaité des normes publiques sur une définition particulière de la vie bonne ne peut
faire l'économie d'une révolution inverse, étant donné que la loi naturelle classique n'est plus l'expression du
sens commun.
Cette version du défi pluraliste peut selon nous être comprise de façon interne ou externe. Penser la
communauté politique à partir comme unité doctrine morale compréhensive, écrit Rawls, demande d'accepter
la coercition comme mode de gouvernement (« si l'on pense la société politique comme une communauté
unifiée par l'affirmation d'une seule et même doctrine compréhensive, alors le pouvoir oppressif de l'état est
nécessaire à la conservation de la communauté politique. »). Ce jugement repose sur une première prémisse :
si l'unité morale de la cité implique la coercition, c'est bien parce que la raison est indigente face aux difficultés
du jugement. Cette première prémisse (l'indigence de la raison face aux « difficultés du jugement ») n'est pas
partagée par les jusnaturalistes. Elle est donc externe au paradigme jusnaturaliste ; et elle ne les met donc
pas particulièrement en difficulté. Leur présupposition est contraire : si la loi naturelle existe, alors penser la
communauté n'implique structurellement aucune intervention violente de l'état pour faire taire les dissensions.

L'aspect polymorphe et pluriel de la raison n'implique la violence d'état que s'il s'agit d'une société
plurielle. Mais qu'en est-il d'une communauté sans ethos commun ? Il y a une seconde prémisse du
raisonnement de Rawls qui, en revanche, est apparemment commune aux jusnaturalistes. Puisque l'état est
l'éducateur des consciences et doit veiller à la vertu des sujets de droit, alors il doit réprimer les éthiques
déviantes dans une société pluraliste qui n'est plus liée par la tradition. Bien que Rawls ne semble pas le
percevoir, cette implication pose un problème aux jusnaturalistes dans la mesure où ils reconnaissent et le fait
pluraliste et l'autorité perfectionniste de l'état – indépendamment de la première prémisse (l'indigence de la
raison face aux difficultés du jugement). Le bien est commun parce l'exercice de la morale et de la justice
repose sur une paideia sociale et politique. S'il y a bien une volonté éducatrice dans les lois perfectionnisme,
les lois doivent être collectivement décidées. L'homme en tant qu'animal social doit pouvoir délibérer des lois
de la cité, et il n'est rien de plus profondément humain que d'être citoyen. La morale et la vertu ne sont pas
des acquis individuels qu'on mettrait, dans le meilleur des cas, au service de la société, la cité se présente,
plus radicalement, comme la matrice originelle de la formation de la vertu morale et intellectuelle. Mais,
inversement, ce bien ne peut être commun que s'il répond aux finalités partagées de ce qui correspond à la
catégorie moderne de la société civile. Si les bonnes lois font les bons citoyens, la loi ne peut créer leur bien
commun ex nihilo.
Or le fait pluraliste empêche que l'on considère matériellement l'idée d'un retour à une société
incorporée, à une communauté d'identification. Le paradoxe de leur position tient à ce que leur « langage des
finalités » appartient lui-même à la pluralité sociologique qui leur interdit de s'identifier au monde libéral.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 14
Prônant un rapport d'identification par principe, ils sont les premiers à rejeter l' ethos libéral et sa valorisation
suprême de l'autonomie. Et c'est justement cette identification qui paraît requise par leur définition de la
politique. Par conséquent l'aspect structurellement politique de l'anthropologie aristotélicienne prend une
tournure bien paradoxale dans le contexte d'une société pluraliste. En tant qu'héritier de l'anthropologie
antique et médiévale, l'aristotélisme estime nécessaire de défendre le langage des finalités. A ce titre, il est
compris à juste titre comme le défenseur d'une rationalité pré-moderne. Mais son ancrage politique ne peut
être autre que moderne, car la communauté délibérante d'Aristote ne peut identifiée à la communauté
politique moderne. En tant qu'animal politique, l'homme des classiques ne peut s'affranchir des conditions
effectives de l'élaboration du droit dans notre société pluraliste, et de sa tendance structurelle à s'abstraire du
langage de la vie bonne.

Aussi le problème politique jusnaturaliste réside dans le fait que la définition perfectionniste du
politique requiert un rapport d'identification des éthiques civiles et de la morale publique qui d'une part, paraît
impossible sur le plan sociologique, et d'autre part, mettre la pratique de la critique aristotélicienne du
libéralisme en porte-à-faux avec leur définition de la politique comme identification. Seulement deux
alternatives semblent s'offrir : s'entourer de la chimère d'un retour aux communautés compréhensives, ou se
figer dans la posture contradictoire des contempteurs de la modernité.

Thèse et méthode
C'est en tant que tradition concurrente du droit naturel que nous confronterons la tradition libérale à la
tradition eudémonique héritée d'Aristote, qui lui oppose l'aspect nécessairement (naturellement)
communautaire du bonheur des hommes. Dès lors, la perspective de la discussion que nous souhaitons
entreprendre doit être comprise comme une discussion interne au jusnaturalisme, et de sa conviction que c'est
la dignité de l'homme qui authentifie le droit.

La tradition néo-aristotélicienne s'est caractérisée dans le débat politique par sa critique du pluralisme
libéral. En présentant la philosophie libérale comme relativisme dogmatique et « séminaire d'intolérance », et
l'anthropologie aristotélicienne, comme son antidote, Léo Strauss en résume le trait essentiel. Ses diverses
branches se retrouvent sur un scepticisme commun quant à la possibilité d'assurer réellement la coexistence
des libertés et leur aspiration à incarner leur propre conception de la vie bonne sans qu'on donne la priorité à
aucune d'entre elle. L'idée libérale de neutralité fait figure pour eux d'impossibilité politique et épistémologique.
En croyant, répliquent-ils à Rawls, assurer la coexistence des libertés, le droit naturel libéral ne fait qu'assurer
le triomphe de I'une d'entre elles: la liberté des modernes.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 15
Cette critique, comme nous le voyons, butte sur le fait pluraliste et ses deux défis. Dire que le fait
pluraliste lance un double défi interne à l'aristotélisme signifie à la fois que la tradition jusnaturaliste se trouve
confrontée à une difficulté objective et que l'ampleur de cette difficulté peut être mesurée depuis la tradition
aristotélicienne. L'ambition théorique qui oriente notre travail est donc de comprendre si la tradition
jusnaturaliste réputée aveugle au fait pluraliste peut, sans contradiction, développer sa propre intelligence de
la pluralité. Le fait de mettre en demeure la tradition jusnaturaliste de s'ouvrir au fait pluraliste pourra paraître
une volonté hostile à ceux, qui à l'instar de M. Villey ou J. Finnis, ne veulent voir dans la philosophie classique
qu'une raison univoque. Ils auraient raison de voir dans la formulation du double problème qui nous occupe
l'influence de l'assertion inaugurale de la Théorie de la Justice : nos désaccords moraux sont sans perspective
de résolution, et il nous faut penser la stabilité politique autrement que par la résolution de ce dernier.

Mais, à l'inverse de J. Rawls et de H. Hart, nous voudrions confronter au cours de notre exposé les
deux présupposés qui déterminent leur perception du jusnaturalisme comme philosophie de l'évidence morale
et philosophie de la restauration. En évoquant la thèse jusnaturaliste comme la thèse qui prête au genre
humain une unité derrière la diversité, Hart se fonde sur sa propre définition de «  l'attrait de la loi naturelle »
comme « autorité » définie indépendamment de toute autorité positive :

La réaffirmation continuée d’une forme de doctrine de la loi naturelle est due en partie au fait que son attrait est
doublement indépendant de l’autorité divine ainsi que de l’autorité humaine, et au fait que malgré une terminologie et
beaucoup de métaphysique que peu de personnes pourraient accepter maintenant, elle contient certaines vérités
élémentaires d’importance pour la compréhension aussi bien de la moralité que du droit 21.

Si tel est le cas, on perçoit facilement ce qui rend la loi naturelle synonyme d'évidence morale. Si le siège de
la loi naturelle est la seule conscience individuelle, son absence dans la conscience est le signe de son
inexistence. Est-ce bien ce qui constituait, pour Aristote et ses héritiers, l'unique ou le principal attrait de la
justice naturelle ? Ont-ils jamais identifié la loi naturelle à l'évidence de la conscience repliée sur ses principes
et transparente à elle-même ?

En posant l'équivalence de la « pensée de la communauté politique » et de la volonté de coercition,


Rawls réduit le rapport d'autorité morale des normes publiques perfectionnistes aux consciences privées à un
rapport de simple domination. Indépendamment de sa thèse sur la nature plurielle de la raison, il a pour lui le
fait que le rapport d'identification que requiert la communauté politique perfectionniste est matériellement
impossible, et qu'une politique perfectionniste ne peut être pensée sans coup de force et sans restauration.
Rawls en conclut qu'elle incompatible avec la sociologie moderne et son « pluralisme raisonnable ».
Mais la pluralité éthique contemporaine n'est-elle qu'un obstacle matériel à la perspective de la

21
HART, H.L.A., The concept of law, op.cit.,, nous traduisons, p. 183.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 16
restauration ? N'y a-t-il pas des raisons jusnaturalistes de refuser l'autorité politique essentiellement sur le
mode de la répression ? La vocation de la loi naturelle à constituer un discours publique est synonyme de
coercition ?

Une réponse négative à ces séries de question ne ferait que redoubler la question. Sans évidence
universelle, que reste-t-il de naturel à la loi naturelle ? Sans volonté de domination, que reste-t-il de sa
vocation politique originelle ? Deux questions se font immédiatement écho sur ce plan. Premièrement, si
l'accord sur les fins dans les domaines controversés de l'éthique est une condition du politique, devrait-on dire
que la cité se trouve face une tâche politique impossible ? Deuxièmement, le retour aux Anciens peut-il être
réellement politique sans présupposer un retour à un type de société ou sans faire de la loi, non plus
l'expression d'une raison commune, mais l'instrument de coercition des volontés rétives ? Autrement dit, le
retour aux Anciens peut-il répondre à sa vocation politique sans prendre le chemin d'une impossible
restauration sociale et politique ? Faut-il dire que la pensée néo-classique cède à l'illusion conservatrice ?

Rawls affirme que la tradition jusnaturaliste, comme toute philosophie perfectionniste, doit emprunter
le chemin d'une impossible restauration pour rester fidèle à son principe politique. Que l'indexation
systématique des normes publiques sur une compréhension particulière de la vie bonne ne puisse se faire
sans la restauration de l'unité sociale d'une société de type pré-moderne ne peut être mis en doute. De même,
qu'une telle restauration politique ne puisse se faire sans qu'intervienne la coercition dans la « poursuite du
bonheur » des individus paraît incontestable.
Mais, à l'encontre de la grille de lecture proposée par Rawls, nous proposons d'éprouver la thèse
selon laquelle le défi libéral a imposé à la pensée jusnaturaliste une double métamorphose qui, sur le plan
épistémologique empêche de la penser comme un outil de persuasion, et sur le plan social et politique, lui fait
perdre son caractère de restauration. La double interrogation qui est la nôtre nous mène non seulement à
mettre en cause son assertion, mais à poser le problème en sens inverse : la philosophie libérale peut-elle
rester étrangère au lieu du politique ? Peut-elle prôner une société de l'identification et se rendre étrangère
aux processus normatifs contemporains ?

La question centrale qui nous occupe consiste donc à savoir jusqu'où l'éthique politique peut être anti-
libérale sans se désavouer elle-même, et se condamner à ne plus être politique. Plus que le spectre de la
coercition des minorités éthiques, se dessine la perspective d'un déclassement de la tradition jusnaturaliste
classique, réduite à l'état « d'aristotélisme d'opposition »22. Peut-elle être autre chose qu'une simple
philosophie critique, amputée de sa dimension politique ? Le problème qui se pose donc est de savoir si le

22
PERREAU-SAUSSINE, E., Alasdair MacIntyre : une biographie intellectuelle , Préface de Pierre Manent, Paris, PUF, 2005, p.5.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 17
jusnaturalisme n'est pas une philosophie de la perte du politique plutôt qu'une philosophie politique à
proprement parler, c'est-à-dire une philosophie adressée aux gouvernants et aux gouvernés pour éclairer
l'exercice de la raison politique.

Le défi libéral a fait l'objet d'un traitement spécifique chez deux auteurs, Russel Hittinger et A.
MacIntyre, et c'est la raison pour laquelle nous tenterons de faire droit à leur développement théorique. Leur
ambition est commune : montrer la pertinence du jusnaturalisme classique dans un monde post-aristotélicien,
sans présupposer qu'il y ait, au-delà de quelques principes moraux rudimentaires, par la simple inspection de
la loi naturelle morale en soi, une évidence que la société ignorerait avec hypocrisie. Il s'agit pour eux de
briser l'équivalence de la connaissance morale et de l'évidence accessible en droit à tout être de raison, en
dehors de toute paideia politique. Hittinger en reste à quelques observations sur l'échec global de la loi
naturelle comme outil de persuasion public depuis l'après-guerre, adossée à une relecture raisonnée et
historique de Saint Thomas d'Aquin inverse de celle du néo-thomisme hérité de Suarez. MacIntyre, en
revanche, entreprend quant à lui une véritable refonte du thomisme à partir de la philosophie anti-cartésienne
et kantienne du second Wittgenstein des Betrachtungen.
Mais cette entente commune pour refuser de penser la loi naturelle uniquement sous l'angle du
discours public détermine chez eux deux directions opposées ; le repli sur les communautés subnationales
dont MacIntyre juge qu'il est authentiquement politique, et l'exercice d'un libéralisme prudentiel pour Hittinger.

La métamorphose que nous nous proposons d'analyser dans le développement théorique de ces
deux auteurs est de deux sortes. Sur le plan épistémologique, l'explication du désaccord sur les questions de
finalité de l'homme requiert, de l'aveu de MacIntyre, un développement théorique sans précédent, qui explique
comment la fin d'une culture sociale et politique peut entraîner avec elle la fin de la perception des exigences
de la loi naturelle. Sur le plan social et politique, si J. Rawls a raison de souligner que l'unité politique
recherchée est incompatible avec la sociologie de la « modernité avancée » et signifie un retour en arrière, il
nous semble qu'il manque de voir ce qui, au sein du perfectionnisme aristotélicien de ces deux auteurs,
empêche de penser la politique et son monopole de la coercition, comme moyen de cette restauration. Il nous
faut donc de demander si l'abandon d'une perspective restauratrice peut s'articuler à la vocation politique de la
loi naturelle.

En commentant l'abandon d'une visée restauratrice, nous n'entendons pas formuler un constat global
sur l'ensemble de la pensée jusnaturaliste, mais simplement explorer la logique théorique et normative qui
manifeste la conscience que nous avons appelé le défi libéral. De même que notre description du paradigme
libéral, centrée sur Herbert Hart et John Rawls, exclura des auteurs centraux tels J. Habermas ou J. Raz, elle

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 18
réunira deux auteurs qui divergent dans leur réponse aux critiques apportées aux libéraux. Mais nous ne
prétendons pas faire dialoguer l'ensemble des penseurs du libéralisme avec la doctrine classique, ni faire
correspondre les pensées de MacIntyre et Hittinger aux philosophies jusnaturalistes de Michel Villey ou John
Finnis.
Puisque R. Hittinger et A.MacIntyre écrivent dans le contexte précis du pluralisme américain et du
système politique constitutionnel des États-Unis, il est nécessaire de rapporter leurs développements
théoriques aux conditions sociales et historiques qui les ont suscités. Leur importance est d'autant plus grande
pour nous qu'elle empêche toute réduction hâtive du jusnaturalisme au thème conservateur. Dans l'histoire
politique américaine, la loi naturelle, dont la volonté d'inscrire les normes dans la logique de la logique
immuable de la nature paraît structurellement conservatrice, a servi en réalité toutes les causes. Le
conservatisme né de la contre-révolution n'avait pas de sarcasme assez virulent contre l'idée d'un droit qui se
définirait en tout lieu et tout temps, indépendamment des traditions et autorités législatives. Burke, en Grande-
Bretagne, aimait à rappeler qu'il ne connaissait que « le droit des anglais ». Loin que cette méfiance des
conservateurs se soit atténuée avec le temps, certains membres du Parti Républicain américain n'hésitaient
pas à conclure à la lecture de revue néo-thomiste First Thing « qu'un retour aux premiers principes » et aux
« croyances et idéaux abstraits » est « l'antithèse du tempérament conservateur »23. Plutôt qu'une
confrontation directe de la philosophie normative de Hittinger et MacIntyre aux courants néo-conservateurs, il
nous a paru pertinent de proposer, dans notre dernière partie, une analyse du positionnement politique de
Hittinger vis-à-vis de la juridiction de la Cour Suprême. En tant que défenseur des droits et libertés, la Cour
Suprême doit s'engager directement sur ce qu'il convient d'entendre par « droit fondamental », et se présente
donc, particulièrement pour Hittinger, comme un vis-à-vis philosophique de première importance.

Une précision est nécessaire à la lecture du présent travail. Nous y employons le terme de droit
naturel et de loi naturelle comme des équivalents, et ce pour deux raisons. D'une part, nous observons avec J.
Finnis, à l'inverse de ce que M. Villey suggère, que Thomas d'Aquin ne les distingue pas réellement. Or, c'est
essentiellement la philosophie naturelle thomiste et aristotélicienne qui est mise en demeure de se réformer
face au défi pluraliste. Il nous a donc paru sensé d'en reprendre la terminologie. D'autre part, on ne trouve pas
non plus dans l'espace public américain, chez les juristes et les théoriciens du politique, de distinction nette et
couramment admise de ces deux termes.
Néanmoins, si l'on devait reprendre précisément la terminologie aristotélicienne, il faudrait dire que
nous ne nous occuperons que du droit naturel et non de la loi naturelle. Car, historiquement, l'aspect légal du
droit naturel ne s'affirme avec clarté que sous la plume des stoïciens, puis des pères de l'Église, en rapport

23
David Brook , dans le Weekly Standards produit un argumentaire proche de celui de Burke: les néo-aristotéliciens s'éloignent
dangereusement de la saine discussion politique en indexant ce débat sur les idéaux religieux, moraux et métaphysiques.
BROOK, D., « The right's Anti-American Temptation », Weekly Standard, 11 novembre 1996, 26.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 19
direct avec leur nouvelle doctrine de la providence. Comme le note H. Koester, le terme de loi naturelle
n'apparaît pas plus de six fois dans la littérature grecque et latine pré-chrétienne. 24 Il ne serait jamais venu à
l'idée de Platon et d'Aristote d'accoler les termes de nomos et de physis. La pensée grecque s'y oppose
même très explicitement, puisque la loi est le propre des hommes. Chez Thomas d'Aquin, la loi naturelle est
décrite comme une promulgation divine; on ne peut lui enlever son caractère théologique sans la dénaturer.
Comme l'explique Hobbes, l'absence d'un législateur, entraîne l'absence de légalité de ces préceptes 25. C'est
la raison pour laquelle, sans rien concéder au positivisme, un néo-aristotélicien non thomiste tel que L.
Strauss26 et un thomiste sécularisé tel que J. Finnis 27 peuvent admettre que le droit naturel n'est qu'une
analogie de loi. Ce n'est donc pas la loi naturelle, en tant qu'expression de la providence divine, mais le droit
naturel aristotélicien, en tant que synonyme du « juste selon la nature », que nous évoquerons sous le terme
de « loi naturelle ».

On notera enfin que notre synthèse du double défi libéral ne fait pas apparaître l'objection
épistémologique selon laquelle le droit naturel classique serait fondée sur une vision scientifiquement
indéfendable du cosmos. Selon cette objection, la perspective d'une inhérence du droit aux choses, d'une
éthique cosmologique, a été brisée par la révolution scientifique moderne.Car cette difficulté que Strauss
adresse comme objection à sa propre tradition, se rangeant ainsi du côté des modernes sur le plan
épistémologique28, ne nous semble pas la principale difficulté que doit affronter aujourd'hui le jusnaturalisme
classique.

D'une part, le « triomphe » du mécanisme sur le plan des sciences de la nature, et la distinction
radicale des faits et des valeurs qui s'en est suivie, ont été radicalement contestées de l'intérieur de la
modernité. Il serait parfaitement faux de prétendre que, par exemple, la découverte de la relativité relève d'un
paradigme mécaniciste. En biologie, le finalisme reste de ce point de vue une question ouverte et débattue.

24
En revanche, on trouve plus de trente occurrences dans l'œuvre de l'exégète et philosophe juif Philon d'Alexandrie. KOESTER
H., « Nomos physeôs. The Concept of Natural Law in Greek Thought » in Religions in Antiquity, ed. Jacob Neusner (Leiden, E.J.
Brill, 1968), pp. 534-535, cité dans HITTINGER, R., op.cit., introduction, pp. XVIII-XIX.
25
« Ces prescriptions de la raison, les hommes ont l’habitude de les appeler du nom de « lois », mais improprement : car elles ne
sont que des conclusions ou des théorèmes au sujet de ce qui conduit à leur conservation et à leur défense, tandis que la loi est
proprement la parole de celui qui, en vertu du droit, détient le commandement sur d’autres. Mais pourtant, si nous considérons
ces mêmes théorèmes comme étant communiqués dans la parole de Dieu, lequel, en vertu du droit, commande sur toute chose,
alors ils sont en propriété de termes appelés des « lois ». » HOBBES Thomas, Leviathan, dans Thomae Hobbes
Malmesburiensis Opera philosophica quae latine scripsit monia un unum corpus nunc primum collecta , Sir William Molesworth,
Londres, John Bohn, 1839-1845, Leviathan, tr. fr. par François Tricaud et Martine Pécharman, Œuvres, Paris, Vrin et Dalloz,
2004, chap.15.
26
STRAUSS Leo ,« On natural law », Studies in Platonic Political Philosophy, Chicago & London, The University of Chicago
Press, 1983. Trad. fr. : « Sur la loi naturelle », Études de philosophie politique platonicienne, Paris, Belin, 1992, p.143.
27
« ‘Natural law’ – the set of principles of practical reasonableness in ordering human life and human community – is only
analogically law, in relation to my present focal use of the term ». FINNIS John, Natural law and natural rights , « Clarendon Law
Series », éd. Oxford University Press, 1980, p. 280.
28
STRAUSS, L., Droit naturel, op.cit.,p.20.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 20
Sur le plan historique, il faut rappeler que la fameuse séparation kantienne des faits et des valeurs qui fonde le
discours moral libéral était indissociable chez Kant de la philosophie des Idées de la Critique de la faculté de
juger, qui tentait de penser à nouveaux frais la téléologie naturelle et l'idée régulatrice du monde comme un
tout. C'est par ailleurs tout l'objet de H. Putnam, de montrer que cette séparation compte au nombre des
« dogmes de l'empirisme ».

D'autre part, le retour à la lecture des Anciens entamé par Strauss n'est pas resté lettre morte, et a
contribué notamment à préciser le rôle de la cosmologie dans l'éthique ancienne dans l'histoire de la
philosophie29 comme, du côté analytique, chez les tenants de « l'éthique de vertus ». Strauss précise lui-
même que c'est le « problème du ciel », et non le domaine du vivant, qui permet de concevoir l'univers comme
harmonie finalisée. S'il est indéniable que les Anciens voyaient dans la sphère céleste l'exemple de la
perfection à laquelle ils devaient tendre, force est de noter qu'Aristote, qu'on ne peut soupçonner de mettre de
côté la cosmologie, ne mentionne que très rarement les phénomènes cosmologiques dans le cadre de
l'Éthique et de la Politique30.
Plus encore, le fait qu'Aristote ait été également le philosophe de la prudence nous indique qu'il
n'envisageait pas la morale humaine comme une simple imitation du mouvement des astres parfaits. Au
contraire, la condition des hommes est marquée par la contingence, de sorte que la sagesse pratique que
l'homme doit acquérir pour devenir homme ne repose pas sur la structure du mouvement des astres; sa quête
de perfection doit composer avec son imperfection structurelle. Bien que les Anciens aient perçu dans
l'univers l'image d'un tout parfait qu'il fallait imiter, Aristote témoigne du fait qu'ils ne tiraient pas leur exigence
de tempérance, de prudence et leur conception du juste de la lecture des mouvements astraux. Sans doute
peut-on en conclure avec R. Brague que la rupture opérée pose plus radicalement la question de la bonté de
l'être et de notre présence au monde que des normes de l'éthique 31.
Enfin, la loi naturelle chez Thomas d'Aquin doit être connue par elle-même et non par le détour
théorique d'une cosmologie. Sans s'engager plus avant sur la possibilité métaphysique de combiner cette
lecture d'Aristote avec l'aristotélisme rénové de Thomas d'Aquin, retenons simplement que, d'un point pur de
vue interne, la theoria et la métaphysique ne sont en aucun cas censées introduire l'obligation dans la
conscience du sujet pratique. La nature de l'homme peut être dite morale, parce qu'elle est capable de se
développer en tant qu'être de raison ; et non parce que l'observation du biologique et du physique introduirait
dans l'esprit de l'agent pratique une quelconque valeur de déonticité.

29
Voir sur point AUBENQUE, P., La Prudence chez Aristote, 2e éd., Paris, PUF, 1976.; BRAGUE, R., La sagesse du monde :
Histoire de l'expérience humaine de l'univers, Paris, Libraire Arthème Fayard, 1999.
30
Voir ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, tr. fr J.Tricot, Paris, éd. Vrin, 2012.1141a34-b2. Ailleurs, dans Métaphysique, tr. fr
J.Tricot, Paris, éd. Vrin, 2008, A, 10, 1075a19 sqq.
31
Voir BRAGUE, R, La sagesse du monde : Histoire de l'expérience humaine de l'univers , op.cit., chapitre X.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 21
Il nous semble donc nécessaire de reconnaître qu'on puisse adopter la perspective du droit naturel
des classiques sans vouloir faire tourner le soleil autour de la terre. L'intuition de la difficulté du jusnaturalisme
qui préside au travail que nous proposons est différente. L'enjeu principal est, selon nous, de comprendre
comment s'articulent la pluralité effectives des conceptions de la vie bonne avec le droit naturel dans la
pensée aristotélicienne contemporaine.

Plan
La crise du jusnaturalisme classique (I) ne peut être clairement perçue sans que soit restitué
l'essentiel du défi libéral (1), et les fonctions nouvelles de la justice des normes publiques. Nous regrouperons
ces nouvelles fonctions sous le titre de « lois naturelles minimales » (2).
Face au défi épistémologique du pluralisme (II), Hittinger entreprend une relecture de la tradition
aristotélicienne et thomiste qui tente de la différencier d'une loi de l'évidence (1). MacIntyre, quant à lui perçoit
dans le fait pluraliste une véritable crise épistémologique pour la tradition aristotélicienne. La résolution de
cette crise passe pour lui par une clarification du caractère traditionnel de la rationalité (2) et de l'ancrage
social de la raison pratique (3).
Enfin, face aux apories de la politique communautarienne de MacIntyre, nous tenterons d'isoler la
portée politique du jusnaturalisme prudentiel de Hittinger (III). Après avoir déterminé quelle était la nature de
l'anomie qui, selon lui, mine l'état de droit contemporain (1), nous suivrons de plus près sa réponse à J.
Rawls (2).

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 22
PREMIÈRE PARTIE – DU DÉFI SCEPTIQUE AUX LOIS NATURELLES MINIMALES

Tout opus libéral commence par le constat selon lequel nous ne sommes plus une société unifiée par
ses fins. Le théoricien du droit des années soixante Herbert Hart pourrait être tenu pour paradigmatique
lorsqu'il aborde la « vieille tradition de la loi naturelle » :

Il est possible d'extraire de la République de Platon et des Lois, et peut-être de l'Éthique et de la Politique d'Aristote la
thèse suivante sur le rôle de la loi dans son rapport à la promotion de la moralité : la loi de la cité n'existe pas
seulement pour assurer que les hommes ont l'opportunité de conduire une vie moralement bonne, mais pour veiller à
ce qu'ils le fassent. Selon cette thèse, non seulement la loi peut être utilisée pour punir les hommes lorsqu'ils font ce
qui est moralement mauvais pour eux de faire, mais elle doit être utilisée ainsi ; car la promotion de la vertu morale par
ces moyens, et par d'autres encore, est l'une des finalités et des buts d'une société assez complexe pour avoir
développé un système légal. Cette théorie est fortement associée à une conception spécifique de la moralité comme
ensemble unique et correct de principes – qui ne sont pas fait par l'homme mais qui attendent leur découverte par
l'usage de sa raison, ou (dans une configuration théologique), par le dévoilement de la révélation. J'appellerai cette
théorie « la thèse classique » et ne la discuterai pas plus longtemps.32

La conclusion de Hart attire notre attention sur un point particulièrement saillant des textes libéraux
contemporains sur la loi naturelle. Parce qu'elle a été trop importante dans l'histoire du droit, nul ouvrage ne
peut faire l'économie d'un bref rappel de ses thèses, mais Herbert Hart n'envisage pas de la discuter
sérieusement. Ce qui condamne d'emblée cette tradition correspond à ce que nous avons appelé le défi
épistémologique libéral, que l'on trouve sous la plume de Hart: toute loi naturelle, quelle qu'en soit la version
« affirme que les êtres humains sont également voués et unis dans les conceptions de leurs buts (la poursuite
de la connaissance, la justice envers autrui) au-delà de leur simple recherche de la survie. »33

Mais, en dépit de cette condamnation sans appel, la défense d'une « loi naturelle minimale » par le
même auteur indique d'elle-même la nécessité de caractériser la critique libérale autrement que comme un
simple défi sceptique. Il convient également d'en saisir l'intention normative. Comment, après une telle
présentation, parler encore de loi naturelle ? Pourquoi la tradition aristotélicienne est-elle désormais associée
à une loi naturelle maximale ?

Nous n'entendons pas proposer dans cette première partie une histoire globale du rapport entre

32
It is possible to extract from Plato's Republic and Laws, and perhaps from Aristotle's Ethics and Politics, the following thesis
about the role of law in relation to the enforcement of morality: the law of the city state exists not merely to secure that men have
the opportunity to lead a morally good life, but to see that they do. According to this thesis not only may the law be used to
punish men for doing what morally it is wrong for them to do, but it should be so used; for the promotion of moral virtue by these
means and by others is one of the ends or purposes of a society complex enough to have developed a legal system. This theory
is strongly associated with a specific conception of morality as a uniquely true or correct set of principles—not man-made, but
either awaiting man's discovery by the use of his reason or (in a theological setting) awaiting its disclosure by revelation. I shall
call this theory “the classical thesis” and not discuss it further. HART, H.L.A., The concept of law, « Clarendon Law Series »,
Oxford, Oxford University Press, 1961. Trad. fr. : Le concept de droit, Bruxelles, Facultés universitaires Saint Louis, 2005.
33
HART, H.L.A., « Positivism and the Separation of Law and Morals », Harvard Law Review, 1958, p.71.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 23
libéralisme, scepticisme et jusnaturalisme, mais montrer quel est le ressort conceptuel qui permet de réunir
sous une même dénomination des auteurs aussi différents que Hobbes, Bentham, Herbert Hart et John
Rawls. L'enquête archéologique que nous poursuivons relève de la recherche d'un principe, que nous aurons
à cœur d'illustrer plus particulièrement chez les auteurs contemporains.

L'examen substantiel de la critique assumée de la pensée classique par ce que nous définirons
comme la tradition libérale demande que l'on s'arrête sur la nature exacte de ce défi, et de la rupture qu'il fait
subir. Notre premier chapitre sera donc consacré à l'explicitation de ce défi épistémologique, tel qu'on peut le
situer dans la tradition libérale (I.1). Ce défi étant bien documenté, nous nous contenterons d'en rappeler les
termes et les fondements théoriques.

Nous voudrions montrer dans un second temps qu'il est indissociable de l'émergence d'un nouveau
type de conception du droit et de la justice qui donne lieu à ce qu'on peut appeler, à la suite de H. Hart et R.
Hittinger, les lois naturelles minimales. Il nous revient de mettre au jour son double sens anthropologique et
juridique. Si l'hostilité à la loi naturelle classique ne fait aucun doute, nous verrons comment il entend
récupérer l'idée d'une nécessaire priorité du droit sur le politique pour établir une loi naturelle concurrente du
paradigme aristotélicien (I.2).

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 24
Chapitre 1
Crise du jusnaturalisme classique

Que faut-il entendre précisément par le terme de droit naturel classique ? La loi naturelle est dans la
tradition aristotélicienne l'instrument de mesure du bien et du juste dont chacun peut constater en lui la
connaissance innée. Le premier principe de la loi naturelle est de faire le bien et d'éviter le mal. On peut donc
définir la loi naturelle comme un corps de principes pratiques qui sont connus par l'esprit humain
indépendamment des devoirs déterminés ou sanctionnés par la loi positive. Dans sa version médiévale,
indissociablement théologique et philosophique, la loi naturelle est plus spécifiquement définie comme
participation rationnelle de l'homme à la « loi éternelle »34. Le terme de participation traduit l'idée
aristotélicienne et médiévale selon lequel l'action humaine s'insère dans un ordre qu'il s'agit d'imiter et qui
appelle de lui-même la participation rationnelle de l'homme. Cette « loi éternelle » est à la fois extérieure,
puisqu'elle procède d'une sagesse divine, et, dans les trois monothéismes, d'un geste créateur, mais elle
correspond à ce qu'il est de plus intérieur à l'homme, et marque sa dignité particulière d'animal raisonnable. La
capacité de connaître par sa raison et de suivre volontairement les préceptes de la justice est ce qui
différencie l'homme du règne animal et végétal et constitue sa vocation propre.

Cette conception de l'homme et de ses finalités semble à bien des égards appartenir à un monde
irrémédiablement passé. Il nous faut donc, après analyse plus précisément ce qui constitue « la vocation »
naturelle de l'homme pour Aristote et ses héritiers, établir les éléments principaux de la crise du jusnaturalisme
classique.

I.1.1 Les trois ordres de la loi naturelle classique

La loi naturelle dans la philosophie aristotélo-thomiste peut être appelée « naturelle »


essentiellement parce que l'homme a la puissance naturelle de connaître cette loi par la raison. Thomas ne
fait que reprendre la première définition posée par Irénée au IIe siècle et réaffirmée au Concile d'Arles (473).
Le mot nature, chez Thomas d'Aquin ou Albert le Grand, ne qualifie pas l'ensemble de « ce qui se meut » qui
formait pour Aristote le domaine de la physique, mais le mode de promulgation d'un créateur qui gouverne ses
créatures par la raison et non par la force 35. La loi naturelle n'est pas une force qui nous meut d'en haut à

34
THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, traduction française, 4 t., Paris, Éd. du Cerf, 1984-1985, I-II, 91.2
35
THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit.,. I-II, q.90, a. 4, ad.1.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 25
notre insu, elle est au contraire qualifiée par Thomas comme une communicatio – la communication d'une
vérité morale. Lorsqu'on parle de la loi naturelle classique, il faut donc prendre garde de ne pas confondre le
sens contemporain du terme de nature, comme environnement physique et biologique, avec son sens
patristique et scolastique, qui désigne le mode de promulgation et de communication (par la raison) de la loi
éternelle.
La façon dont il faut comprendre le terme d'inclination est source de confusion. S'agit-il, comme le
suggère Hobbes, d'une loi physique qui précède la volonté ? Thomas d'Aquin désigne par là une tendance
exclusivement spirituelle. L'homme y est défini comme un animal rationnel, de sorte que ses inclinations ont
trait à sa nature d'être animal ou sa différence spécifique d'être rationnel. Si, par exemple, l'inclination à la
conservation de sa propre existence et à l'union sexuelle sont toutes deux liées à sa simple nature d'animal,
l'inclination au bien en tant qu'inclination à la connaissance de la vérité et à la vie en société relèvent en
revanche de sa dignité propre d'être rationnel. Trois niveaux d'inclination se superposent donc ; l'inclination de
tout être à persévérer dans son être, l'inclination animale que l'homme partage avec d'autres espèces
(besoins primaires, reproduction, etc.), et son inclination d'être de raison.

En premier lieu, la loi naturelle est donc un terme théologique qui désigne l'ordre dans l'esprit divin.
En second lieu, le terme de loi naturelle désigne l'ordre dans l'esprit de l'homme, c'est-à-dire sa faculté à
comprendre les préceptes du bien, et, qui oriente spontanément sa volonté vers sa réalisation. Ces deux
premiers sens, plus spécifiquement chrétien et stoïcien, se greffent sur le concept d'ordre de la nature ou de
justice selon la nature développé chez Aristote. Agir moralement est synonyme ici d'agir selon les fins
naturelles de l'homme. Le respect et l'application de la loi est bien, dans cette matrice philosophique et
théologique médiévale, une inclination de l'homme en tant qu'être de raison à réaliser les fins dont il a la
connaissance naturelle. Dépassant la simple assertion qu'il y a une vie bonne et conforme à la nature de
l'homme, si diverse soit-elle, les théories classiques de la loi naturelle posent que l'homme les connaît
naturellement, même confusément. La loi naturelle ne vient pas donc qualifier uniquement un ensemble de
préceptes que l'homme à la capacité de comprendre et auxquels il a la liberté d'obéir, mais bien une tendance
de spontanée son esprit à chercher le bien et à éviter le mal.
Trois niveaux d'inclination se superposent donc ; l'inclination de tout être à persévérer dans son être,
l'inclination animal que l'homme partage avec d'autres espèces (besoins primaires, reproduction, etc.), et son
inclination d'être de raison.
Cette dernière inclination est double selon Thomas. Il s'agit, premièrement, d'une inclination à la
connaissance. Nul ne peut chercher ouvertement l'erreur, et le scepticisme radical, en réduisant à rien ce qui
peut être connu, n'en est pas moins l'attestation d'une quête de vérité. Car il faut encore se soucier de la
connaissance pour en contester les fondements. Deuxièmement, l'homme est perçu comme un animal qui

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 26
tend à vivre en société. La tendance à la vie sociale n'est pas perçue simplement par la tradition
aristotélicienne comme l'union vitale d'intérêt, ou le résultat de la nécessité physique de la sortie de l'état de
guerre de tous contre tous. C'est par une tendance proprement spirituelle que l'homme est un animal social et
qu'il se trouve d'emblée uni à la société, sans qu'il lui soit nécessaire de s'y agréger par un contrat.

Cette thèse décide en grande partie de la fonction du champ politique et des autorités qui le
constituent. Puisque la condition et nature de l'homme est d'être politique, son accomplissement se trouve
dans la communauté politique. D'une part, la participation politique à l'activité du législateur et de la quête de
justice commune est une vertu en elle-même, et constitue le bien commun par excellence – un bien dont la
vertu ne peut être exercée individuellement. La différence fondamentale entre le bien commun de la cité
classique et l'intérêt général de la cité libérale se trouve dans l'idée que, en tant qu'animal social et politique
l'homme ne peut chercher son bien moral isolé de sa propre communauté. Son bien le plus précieux n'est pas
ce qu'il doit protéger du législateur et de la tyrannie de la majorité, comme la liberté de conscience et de
religion, c'est au contraire ce qui l'unit à tout le reste de la communauté. Dès lors, les lois positives et justes ne
sont pas de simples bornes nécessaires à la coexistence de libertés conflictuelles, mais font partie en elle-
même du bien commun. D'autre part, la morale de l'État et celle des membres de la société civile ne sont pas
fondamentalement différentes. Au contraire, l'état se distingue d'une « bande de brigands » par le fait qu'il
organise la vie commune conformément à la vertu, et ne contente pas d'exprimer l'égoïsme collectif 36.
Autrement dit, l'autorité politique existe pour le bien de l'homme, en vertu de sa nature politique, et dépend en
elle-même de la reconnaissance partagée de ces critères d'accomplissement de l'homme que sont, par
exemple, l'amitié et la connaissance, ou le bien de la procréation.

I.1.2 Le discrédit des fins naturelles

Peu d'auteurs libéraux trouveraient véritablement à redire à la déclaration inaugurale de Hobbes,


selon laquelle « n'existent en réalité ni ce finis ultimus [ou but dernier] ni ce summum bonum [ ou bien
suprême] dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes ».37 Bien que les libéraux
contemporains ne retiennent pas nécessairement la réduction hobbesienne de l'homme à ses seuls « désirs
de pouvoir » et à sa peur de mourir, ce constat originel sert bien de point de départ de leur construction
théorique et nourrit leur perception de la trajectoire des sociétés occidentales, celle d'un éclatement global et
irréversible du monde des « fins » unifiées.
Le tableau que dresse John Rawls de la société contemporaine ne semble pas très éloigné du
36
STRAUSS, L., Droit naturel, op.cit., p.126.
37
HOBBES, T., op.cit., I, xi., p.95.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 27
constat hobbesien sur ce point. Selon ce dernier, rien n'est moins raisonnable dans le monde moderne et
contemporain que d'attribuer à la pluralité des hommes quelque secrète unité morale, à la façon des «  vieux
moralistes ». Le propre des citoyens d'une société libérale, écrit-il, est qu'ils ne peuvent raisonnablement
concevoir l'ordre social comme un « ordre naturel fixe »38, organisé autour d'une fin commune. La pluralité des
« doctrines compréhensives », c'est-à-dire des doctrines morales, religieuses et métaphysiques qui se
prononcent sur la questions des finalités de l'homme, est irréductible en ceci qu'elle n'est pas simplement un
« fait » originel mais également la « conséquence naturelle » à long terme de la raison à l'œuvre dans des
institutions libres39. L'idée que la pluralité de ces doctrines compréhensives du bien est le résultat inévitable de
la libéralisation des institutions sociales et politiques (sous la forme de la séparation du politique et du
théologique, dans un premier temps, puis du droit et de la morale dans un second temps) suggère que leur
relative unité dans le monde médiéval occidental n'était pas l'œuvre d'une «  raison libre ». Autrement dit,
Rawls suggère incidemment que la raison naturelle ne peut arriver par elle-même à aucun consensus
concernant le « bien suprême » de l'homme, comme le prétend la métaphysique aristotélicienne et ses
refontes médiévales. Ce consensus, lorsqu'il existe, doit être porté par des institutions politiques et religieuses
dominantes.
Il est difficile de rapporter à un facteur unique le changement anthropologique qui devait discréditer
l'anthropologie aristotélicienne, ou d'en déceler l'élément déclencheur. Plusieurs niveaux de contestation de
l'aristotélo-thomisme émergent de façon simultanée aux 15e et 16e siècle. Alors que le spectacle des guerres
de religion posait le problème théologico-politique, la théologie protestante et janséniste fondait la lecture de la
Bonne Nouvelle sur la radicalisation du pessimisme anthropologique augustinien. Dans cette nouvelle foi,
l'imago Dei défigurée par le péché originel n'a de connaissance naturelle que celle de sa division intérieure.
En sorte que la thèse de l'impossibilité de parvenir à une connaissance rationnelle de ses fins (Luther, Calvin,
Jansen, Pascal) se voyait cruellement confirmée par la division politique de l'Europe moderne sur la question
religieuse du salut. Postuler comme Saint Thomas d'Aquin que l'homme est un animal social qui cherche la
vérité et peut la trouver dans une philosophie et une théologie naturelles n'était plus seulement une thèse
excentrique, mais une thèse porteuse de division pour l'unité du corps souverain.
Manifestement, la modernité politique et juridique reste marquée par la conviction hobbesienne que
l'alignement des normes publiques sur une compréhension est causa belli civilis40. Si la menace directe d'une
guerre civile s'est depuis longtemps estompée, celle d'une violation de l'autonomie des sujets de droit sur les
questions morales et religieuses est devenue l'une des constantes préoccupations des penseurs libéraux.
Dans ce nouveau monde dont nous ne pouvons pas situer précisément la naissance, la politique ne peut plus
apparaître comme recherche du bien commun dans une cité consacrée à des finalités homogènes. Elle se
38
RAWLS, J., PL, op.cit., p.15
39
Id., p. xvii, p. xxiv.
40
Voir HOBBES, T., op.cit., ch. 46.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 28
présente plutôt comme une sphère dans laquelle des volontés conflictuelles doivent être régulées par l'État.
Simultanément, l'économie doit être désormais comprise selon les termes de la compétition, dans lesquels le
désir infini d'acquisition ne marquent plus les vices de pleonexia et d'avaritia mais le caractère d'un admirable
entrepreneur41.

Le bien suprême de la loi naturelle classique


Mais quel est ce bien suprême que moquent Hobbes dans le Léviathan et Herbert Hart dans Le
concept de Droit ? Fait-il effectivement la présupposition d'un accord universel sur le droit et la morale ? Il
nous est tout aussi difficile de résumer les mutations de la raison grecque qui menèrent de l'idée d'une justice
naturelle à celle de loi naturelle sous la plume des Stoïciens, reprise dans par les Pères latins, puis à sa
redéfinition par Ulpien du droit naturel comme catégorie du droit privé. L'œuvre héritée de la philosophie
médiévale la plus élaborée sur la question, la Somme Théologique de Saint Thomas d'Aquin et plus
particulièrement la partie appelée pour cette raison le « traité des lois » (I-IIae, q.90 sq.) développe l'idée que
les préceptes fondamentaux et non dérivés de la loi naturelle ( per se nota) donne expression au premier
principe de la raison pratique, à savoir que le bien doit être poursuivi et le mal évité. Les biens dont il est
question sont de trois sortes. Le premier type de bien est celui de notre nature physique, qui nous pousse à
préserver notre vie et notre santé des dangers qu'elles encourent. Le seconde type, quant à lui, à trait à notre
nature distincte d'animal, c'est-à-dire le bien de la sexualité et de perpétuation de la vie dans l'espèce. Ce qui
nous distingue en tant qu'animaux rationnels constitue la troisième catégorie de biens, que sont les biens de la
connaissance, celle de la nature et celle de Dieu, et les biens de la vie sociale informée par les principes de la
raison pratique.
Au fondement de la loi naturelle classique thomiste se trouve une assimilation de l'homme à une
substance qui est attirée vers son bien.

L'homme se sent d'abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les
autres substances, en ce sens que toute substance recherche la conservation de son être, selon sa nature propre.
Selon cette inclination, ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire, relèvent de la loi
naturelle.42

La recherche du bien de l'homme, loin d'être la marque du « biologisme » supposé de la loi naturelle,
est précisément ce qui distingue l'homme en tant qu'animal rationnel. Cette recherche magnifie sa dignité
propre et sa vocation de participation à une loi vers laquelle il n'est pas dirigée comme les autres substances
physiques et biologiques, mais par la collaboration de sa volonté et la lumière de son intelligence.
Cette capacité de choisir entre le bien et le mal constitue la spécificité de l'inclination de l'homme.
41
MACINTYRE, A. « Intractable moral disagreements » in Intractable Disputes about the Natural Law: Alasdair MacIntyre and
Critics, éd. Lawrence Cunningham, Notre Dame, IN: University of Notre Dame Press, 2009, p.13.
42
THOMAS D'AQUIN, op.cit., I-II, q. 94, a. 2, Resp.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 29
L'inclination particulière de sa nature prend deux formes, qui retiendront ici tout particulièrement notre
attention :

En troisième lieu, se trouve dans l'homme une inclination vers le bien selon la nature de la raison, qui lui est propre;
ainsi l’homme a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu, ainsi qu’à vivre en société. En ce sens,
appartient à la loi naturelle tout ce qui relève d’une inclination de cette sorte: par exemple que l'homme évite
l'ignorance, ou n’offense pas les autres hommes avec lesquels il doit vivre, et toutes les autres prescriptions qui visent
ce but.43

Ce mode de connaissance est précisément celui par lequel Dieu meut sa créature, et la capacité
d'agir volontairement selon cette loi est donc sa différence propre.

Parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus excellente par le
fait qu'elle est rendue elle-même participante de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette
créature, il y a donc une participation de la raison éternelle, par laquelle elle possède une inclination naturelle au mode
d'agir et à la fin qui sont requis. C'est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est
appelée loi naturelle44.

Cette participation à la loi éternelle est souvent appelée hétéronome pour la raison que l'homme n'en
est pas le créateur. Notons simplement ici que la notion d'hétéronomie semble tout à fait étrangère à la
doctrine de la loi naturelle en tant que mesure intérieure de l'homme. Parler d'hétéronomie présupposerait que
la volonté du créateur est la volonté parfaitement à extérieure d'un autre qui dicte sa loi. Or, dans la matrice
théologique chrétienne rien n'est moins extérieur à l'homme et ne lui est plus intime que la volonté de son
créateur. Dans la mesure où le sujet est tout entier constitué par cette volonté créatrice, il est difficile de
maintenir l'opposition moderne de l'autonomie et de l'hétéronomie pour qualifier cette matrice théologique.
Opposer la loi éternelle à la loi humaine reviendrait tout autant à opposer Dieu aux hommes que l'homme à
lui-même.

L'aspect épistémologique du défi libéral : la nature des Modernes


Il est souvent affirmé 45 que la source la plus évidente du discrédit des fins naturelles est d'ordre
scientifique. La révolution de la connaissance moderne s'est en effet soldée par le double abandon de ce qui
faisait le socle de la doctrine tomasienne de la loi naturelle, à savoir l'organisation du cosmos autour des
causes finales et la possibilité d'une authentique connaissance métaphysique de Dieu en tant que source de
l'harmonie de la nature.
Nous avons déjà expliqué en quoi cette thèse ne nous semblait que partiellement vraie. Il faut dans un
premier temps, reconnaître que la théorie de la nature des Anciens est indispensable à la complétude et la
43
Id., I-II, q. 94, a. 2, Resp.
44
THOMAS D'AQUIN, op.cit., I-II, q.91, a.2, Resp.
45
Voir sur ce point, GOYARD-FABRE, op.cit. ; SIGMUND, Paul E., « Thomisme. La réflexion morale dans la tradition thomiste»,
dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. Paris, éd. PUF, 2001, pp. 1621-1627.
FERRY, L., Kant. Une lecture des trois « Critiques », Paris, Grasset, 2006.

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systématicité de leur sagesse. Le système épicurien et le système stoïcien comportent bien une théorie de la
nature : une physique. De même, le sage d'Aristote connaît sa place dans la nature et s’y tient  ; le sage
stoïcien s’efforce de vivre en conformité avec la nature, de ne satisfaire que les besoins naturels.
Avec les Modernes, la pensée d’une nature comme cosmos englobant fait effectivement place à la
conception d’un univers infini. Plus précisément, la notion de cause finale se voit retirer tout crédit. Face à
leurs adversaires matérialistes qui entendaient réduire la nature à un arrangement de causes matérielles et
efficientes, Platon comme Aristote, quoique de façon diamétralement opposée, répondaient que les causes
efficientes et matérielles n'expliquaient pas l'harmonie de la nature. Comment expliquer la fonction essentielle
de l'œil (la vision) et la régularité avec laquelle la créature s'en voit dotée par un simple arrangement,
demande Platon. « La véritable cause est l'agencement œuvrant au meilleur ordre » explique ce dernier dans
le Timée46. Mais l'idée d'une téléologie naturelle a cédé au paradigme galiléen et newtonien dans le domaine
de la physique. Plus qu'une réfutation de la cause finale, les nouveaux physiciens sont parvenus ont su
prévoir le mouvement sans aucune référence à la cause finale. Plus largement, il a semblé aux philosophies
de la connaissance modernes que la cause finale inversait l'ordre normal de l'explication (la conséquence par
la cause) et revenait à 'expliquer l'origine par la conséquence.
Par conséquent, la physique et la biologie modernes ne font plus signe vers la métaphysique. L'étude
du mouvement devant se cantonner à la perception sensible et aux données vérifiables empiriquement, la
physique moderne n'engage plus une remontée de la connaissance de l'univers au « premier moteur non
mû ». Il n'y a qu'un pas vers l'assertion inaugurale des Prolégomènes à toute métaphysique future qui se
voudra présenter comme science selon laquelle le concept n'a pas d'application hors du domaine du sensible.
Si nécessaires l'idée de Dieu et l'idée d'un monde organisé fussent-elle chez Kant et d'autres penseurs
centraux des Lumières pour penser la morale, Dieu n'est plus la source de l'harmonie et de la loi.
La fin du cosmos éthique retire donc ses gages cosmologiques à la tradition de la loi naturelle. L'ordre
de la nature n'est plus le reflet, même imparfait, de l'ordre dans l'esprit divin. Le cosmos, et, en premier lieu,
les mouvements astraux ne sont plus d'aucun secours pour penser la morale. Pour autant, on doit contester
l'idée que la pensée moderne procède à un désenchantement radical de l'univers. Car on ne peut négliger que
ce qui rendait nécessaire pour les Anciens la quête d'un ordre naturel dans les cieux était dores et déjà la
conscience de l'imperfection et du mal sur la terre. Que l'ordre de la nature ne soit pas suffisant pour qu'on le
prenne pour modèle, qu'il soit qu'un ensemble de jeu de forces, est déjà l'hypothèse et l'objection du Gorgias
à l'idée d'un droit naturel. La théorie des Idées et la cosmologie du Timée ont précisément pour but de montrer
que l'ordre de la nature n'est que le pâle reflet de l'ordre parfait du ciel. La mathématisation de la nature et sa
réduction à ensemble de jeux de forces ne rend pas étranger ce qui était familier et désenchanté ce qui était
enchanté : ce qui est le plus familier, le plus ordonné, et le plus digne pour les Anciens n'est précisément pas

46
PLATON, Timée, tr. fr. L. Brisson, Paris, éd. Garnier-Flammarion, 1992, 48a.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 31
le monde terrestre.
En détruisant l'idée que le monde céleste est plus parfait que le nôtre, la modernité scientifique ne
désenchante pas le monde sublunaire, mais son modèle céleste. Le théâtre du monde restait surplombé chez
Aristote par la présence éternelle des cieux. Le mal restait une exception par rapport au bien.
Avec le ciel disparaît la destination céleste de l'homme telle que le Phèdre de Platon la pense. La
révolution cosmologique accentue encore l'aspect idéal de l'ordre naturel céleste cherché par les Anciens.
Mais le désenchantement moderne brise une cosmologie qui plaçait dores et déjà l'homme dans le monde de
la dégradation, du contingent et du désordre. On ne pourrait comprendre sans cela que le principe
fondamental de l'action soit pour Aristote la prudence, qui est la vertu par excellence de la conscience du
contingent. Dès lors, s'il y a bien un désenchantement, c'est celui d'un ordre partiellement hors de la portée de
l'homme.

La loi naturelle comme loi spirituelle


Aux nuances qu'il faut apporter au thème du désenchantement moderne, s'ajoute une interrogation
conceptuelle. Quel est le lien entre la loi naturelle comme ensemble de préceptes et de finalités et la
révolution cosmologique ? Ce que met en cause la révolution scientifique, c'est le siège physique de l'idéal de
justice et le statut d'imitation de la morale – et non l'idée d'une nature humaine universelle qui appelle la
participation de la volonté. Sans doute la mathématisation de la nature requiert-elle que l'assertion selon
laquelle l'homme est attiré par ses fins comme une substance puisse être vérifiée empiriquement et résister à
une réduction nomologique. La connaissance des biologistes et des physiciens peut être évaluée par leur
capacité à subsumer les phénomènes particuliers sous des lois générales, et leur capacité de prévoir par ces
lois une suite de phénomènes futurs.
Toute assertion concernant la nature humaine doit donc être prête à se justifier sur le terrain des lois
empiriques modernes. C'est la raison pour laquelle la pluralité de doctrines de la vie bonne est perçue comme
une preuve a se, justifiant que l'on refuse l'idée que la volonté humaine soit inclinée par elle-même à réaliser
un bien unique. Cette nouvelle conception explique notamment pourquoi il semble si facile de défaire toute
rhétorique jusnaturaliste classique par le constat que les mœurs ne sont pas les mêmes partout et toujours.
Cette raison explique également le rôle « d'experts de la diversité » que peuvent jouer les sociologues et
anthropologues dans les joutes politiques dans lesquels interviennent des assertions du type: «  il est contraire
à la nature de ... ». A tout argument qui trouve sa prémisse dans un concept de nature humaine déterminé, il
semble possible de demander pourquoi la nature de la volonté des hommes s'est laissée détourner de sa
direction.
Cette conception de la loi permet de saisir également les fondements de la dénonciation régulière de
la loi naturelle comme contraire à la liberté du sujet moral autonome. La nature évoque un gigantesque

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complexe organique, de sorte que l'ambition d'indexer la morale des hommes sur leur nature est perçue
comme un déterminisme teinté d'esprit conservateur, où les choses telles qu'elles sont répondent à leur
fonction naturelle. Si les préceptes de la loi naturelle relevaient de la loi des instincts, il s'agirait bien d'une loi
despotique. La même raison qui rend intenable, une fois que la division s'est installée au sein de la matrice
religieuse et morale moderne, l'idée d'une connaissance naturelle et innée à l'homme donne à la loi naturelle,
comprise comme loi régissant la nature humaine, ses consonances despotiques actuelles.
Néanmoins, la brève présentation que nous avons faite nous permet déjà de lever un malentendu.
Sous la plume de Hobbes, la loi naturelle devient une véritable loi physique et mécanique. Sa théorie ne se
présente que comme la froide étude des mécanismes des passions humaines et de leurs conséquences
politiques. De sorte que l'étude du droit naturel tend à se confondre avec l'étude du droit public – le droit posé
par le souverain.
Mais il en est tout autrement dans la tradition aristotélo-thomiste. L'attirance dont parle Thomas dans
la Somme n'est pas décrite comme une loi physique, mais comme une loi spirituelle. Les inclinations dont
parlent Thomas, et qui répond à l'idée de l'homme comme essence, ne doivent pas être comprises comme
une attraction physique pré-rationnelle, mais comme les inclinations spirituelles de l'intellect et de la volonté.
Thomas d'Aquin parle d'inclination de la raison et de la volonté, comme la raison est inclinée à connaître les
vérités élémentaires empiriques ou logiques 47. A l'instar de Tertullien, Thomas d'Aquin utilise l'adverbe
naturaliter non pas pour caractériser l'inscription de l'homme dans l'univers des choses physiques, mais la
façon dont elle est connue : non par la voie de la révélation mais par l'examen intérieur de sa raison et des
effets de l'action.
La loi naturelle est au contraire le terme qui distingue l'homme au sein de l'univers biologique et
physique, en tant que être de raison. Or, la différence fondamentale qui existe entre l'animal rationnel et
l'animal raisonnable est que le premier a le pouvoir d'être un animal désobéissant qui ne réponde pas à sa
vocation naturelle - pouvoir qui sera appelé sous l'influence d'Augustin, puissance du libre-arbitre.
C'est pourquoi, sur le plan purement logique, l'idée que l'homme cherche inexorablement la vérité et la
cherche en tant qu'animal social n'est pas directement atteinte par cette révolution scientifique. La première
pense la loi comme un précepte adressé à l'homme, tandis que la deuxième pense la loi comme une attirance
mécanique.
C'est également la raison pour laquelle il nous semble que l'objection adressée par Herbert Hart à la
tradition jusnaturaliste (les Anciens supposent que les hommes sont unis dans leur conception du juste et du
bien, or il n'en évidemment rien) ne doit pas grand chose à cette révolution scientifique. Nous en voulons pour
preuve que l'objection mentionnée ci-dessus par H.Hart, est exactement la même que celle que s'adressent

47
BROCK, S.L., « Natural Inclination and the Intelligibility of the Good in Thomistic Natural Law », Vera Lex, VT.1-2, hiver 2005,
pp. 57-78, cité in HITTINGER, R. « The legal Renaissance of the 12th and 13th Centuries: Some Thomistic Aquinas », Review of
the Pontifical Academy of St. Thomas Aquinas, 2008, , pp.63.

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eux-mêmes les penseurs jusnaturalistes tels que Platon ou Cicéron. Son objection ne varie guère dans son
principe de celle qu'avançait le Philius de Cicéron dans le De Republica. Si le droit était naturel, ne devrait-on
pas penser que « l'accord serait universel sur ce qui est juste et injuste, comme il l'est sur ce qui est chaud et
froid, amer et doux ? » Et de conclure que « le droit n'a rien de commun avec la nature ».48
Ce que nous avions envisagé comme la première source du scepticisme libéral s'avère donc bien
secondaire par rapport à la permanence de l'objection dont Hart se fait l'écho. Comme le recommande
Parménide à Socrate, le poids d'une idée doit être mesuré une première fois lorsqu'elle est présente, et une
seconde fois lorsqu'elle absente 49. Alors que Kelsen n'hésite pas à affirmer que la révolution cosmologique
moderne est la première source d'objection contre l'idée de fin naturelle, la récurrence de l'objection
« pluraliste » nous incline à penser qu'elle est relativement secondaire. Non seulement la cosmologie des
Anciens se trouve être, à l'examen, moins naïve et enchantée que Hart et Kelsen ne le pensent, mais le peu
d'examen qu'elle a suscité chez eux tend à nous convaincre qu'elle n'a pas le statut architectonique que
Kelsen lui confère.
Si l'argument pluraliste peut porter, ce n'est donc pas parce que le fait de la pluralité parle contre une
conception du cosmos qui assigne à chacun sa place et lui donne l'image stable du bien qu'il doit réaliser.
Puisque c'est le constat du désaccord sur les fins de l'homme qui jette le discrédit sur la tradition jusnaturaliste
à la fin du XXe siècle comme au Ier siècle avant notre ère, il nous paraît nécessaire de comprendre l'objection
comme telle, et d'en saisir la logique indépendamment du contexte cosmologique et scientifique dans lequel
elle est formulée.

I.1.3 La loi naturelle comme problème du sens commun

En dépit de la radicalité de l'exclusion des fins hors du domaine de la science légitime, et de son
indéniable présence chez la plupart des penseurs libéraux, il est donc permis de se demander si la force du
défi sceptique et l'étendue de l'opprobre qu'il a jeté sur la doctrine classique tient réellement à cette refonte
épistémologique. D'un simple point de vue épistémologique, il serait non seulement exagéré mais faux de
parler de pure et simple exclusion des causes finales de la science contemporaine. La persistance du concept
de fonction en biologie n'a pas manqué de susciter au XX e une réflexion nettement moins hostile au
« finalisme a posteriori »50. De même, le modèle mécaniciste qui avait précipité les causes finales hors du
domaine de la science a-t-il largement été discrédité. Plus largement, l'école de Thomas Kuhn a remis en
question l'idée que le changement de paradigme scientifique puisse être perçu comme une véritable réfutation
48
CICERON, La République, III, VIII, 13, trad.fr. Esther Bréguet, Paris, éd. Gallimard, 1994, p.95-96; III, XI, 18, p.98.
49
PLATON, Parmenides, tr. fr. par Emile Chambry, Paris, éd. Garnier-Flammarion, 1967, 135e-136a, p.224,
50
GAYON, J., PALEVOL, C.R., 5 (2006), « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspective philosophique », ou
ARIEW, André, « Teleology », in Cambridge Companion to Philosophy of Biology, Cambridge, Cambridge University Press,
2008.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 34
de celui qu'il a remplacé.
Notre intention n'est pas ici de prendre parti pour l'une ou l'autre de ces refontes du finalisme, ni
même de prétendre qu'elles pourraient prendre la forme d'un véritable retour à Aristote mais d'attirer l'attention
sur la spécificité du défi sceptique lorsqu'il est opposé à la doctrine classique du droit naturel, spécificité qui, à
nos yeux, fait sa force.
La force du défi sceptique de Philius et de Hart nous semble au contraire qu'il n'a pas besoin de faire
appel à une épistémé particulière. Si le défi épistémologique de Hart mettait véritablement en cause la
physique des Anciens, nous serions en droit d'attendre une discussion circonstanciée de la place du finalisme
chez les Anciens, des retours anti-kantiens qui ont travaillé la métaphysique occidentale, et de la pertinence
du paradigme mécaniciste dans la science moderne. Or, il n'en est rien, et Hart ne fait pas figure d'exception
sur ce point.

Le principal problème de la doctrine classique de la loi naturelle à nos yeux est qu'elle semble devoir
être, pour se voir élevée au rang de connaissance authentique, non seulement une épistemé solide, mais
également une doxa. En effet, si la connaissance de ses propres fins est bien l'illumination intérieure
augustinienne et platonicienne ou l'inclination thomiste et aristotélicienne, cette connaissance devrait, semble-
t-il, être celle de tous de façon innée. Comment l'inclination de la nature pourrait-elle ne pas s'étendre à tous
les individus qu'elle comprend ?

Autrement dit, le statut de connaissance objective de la loi naturelle dépend de son extension. C'est
la raison pour laquelle ce geste sceptique paraît si opaque à la réfutation qu'on peut opposer, avec L. Strauss,
au simple relativisme. Le simple fait du pluralisme moral, explique Strauss, ne peut décider de la vérité ou de
la relativité d'aucune proposition morale. Dire que la proposition p a été tenue toujours et partout peut
difficilement avoir valeur de vérité; inversement, l'existence de l'affirmation contraire ne peut d'elle-même
annihiler les prétentions universalistes de cette même proposition. Le passage du système géocentrique au
système héliocentrique repose même sur l'idée inverse: on peut avoir cru une proposition pendant des siècles
sans qu'elle soit vraie, et le fait qu'il ait été tenu pour faux ne démontre en rien que le système héliocentrique
n'est pas universellement vrai.
De même, le fait que telle ou telle attitude morale ait été jugée digne ou indigne en quelque lieu a peu
de poids a se face aux prétentions universalistes de la doctrine classique. Ce qui donne tant de poids à la
pluralité de fait est que l'élément naturel de l'inclination hypothèque lourdement la possibilité d'en faire une
connaissance qui ne soit pas celle de tous, la connaissance du sage sortant de la caverne.

Une difficulté évidente de la doctrine aristotélicienne des inclinations, dans ses défenses médiévales

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et ses refontes contemporaines, est donc que sa nécessité de se défendre comme connaissance de la nature
révèle l'absence d'inclination spontanée et naturelle vers les préceptes de la loi naturelle. Plus la réfutation du
relativisme est complexe, plus la nature dont il est question s'éloigne du sens commun et s'élève vers une
nature idéale.
Face à cette difficulté, il semble que la doctrine jusnaturaliste ait pour unique solution de traiter son
interlocuteur d'hypocrite, c'est-à-dire de le traiter comme quelqu'un qui ignore volontairement la nature, ou
d'aveugle, c'est-à-dire de le traiter comme quelqu'un qui est dépossédé de l'une de ses facultés. Si, comme
l'écrit J. Finnis (l'un des principaux acteurs du retour sur la scène philosophique et intellectuelle anglo-saxonne
du jusnaturalisme aristotélo-thomiste) les biens fondamentaux (le jeu, l'art, la religion,...) doivent être per se
nota, et effectivement visés par le sujet pratique, on voit mal comment tirer d'autre conclusion que ces biens
naturels doivent être évidents ou n'être pas 51. John Finnis nous le confirme lorsqu'il tente de prouver que les
biens fondamentaux sont évidents. Pour montrer que sa liste des biens fondamentaux est bien une liste
évidente à tous, Finnis s'appuie sur les conditions de possibilité de la communication. Le jeu, par exemple,
qu'on retrouve dans toutes les civilisations, ne pourrait nous être si facilement intelligible s'il ne nous
apparaissait pas comme un bien commun. Or nous comprenons parfaitement que quelqu'un ne donne d'autre
raison de son activité ludique ou artistique, car la visée de ce bien comme un bien premier nous est
parfaitement familière. Il n'a pas besoin de s'expliquer, le jeu est un bien premier appréhendé pour lui-même.

Aussi J. Finnis évacue purement et simplement la possibilité que, sur les points litigieux que sont aux
États-Unis les questions religieuses et les questions de « libre disposition de son corps », les discours d'un
évangéliste texan, d'un catholique californien, et d'un agnostique du Nord soient tout simplement inintelligibles
l'un pour l'autre, et qu'ils se trouvent face à un conflit qui ne trouverait de description adéquate que comme un
« conflit de valeurs », ou, en termes wéberiens, comme une guerre des Dieux.

I.1.4 L'embarras politique de la doctrine jusnaturaliste

Il semble donc que la doctrine jusnaturaliste charrie un problème bien spécifique qui se distingue de la
simple question de l'objectivité de la connaissance morale. Il apparaît que, contrairement à d'autres types
d'objectivité (mathématique, physique), l'objectivité morale du jusnaturalisme ne puisse être la chasse gardée
des sages. Par contraste avec d'autres écoles de morale (épicuriens anciens et modernes comme J.S Mill), le
jusnaturalisme thomiste semble exiger que l'universalité de la connaissance des préceptes de la loi naturelle
soit en acte et non en puissance. Elle devrait être, semble-t-il le savoir évident du sens commun.

51
Voir FINNIS, J., op.cit., Pour une défense d'une lecture concurrente et favorable de J. Finnis sur ce point, voir GEORGE, R. P.
In Defense of Natural Law. New York: Oxford University Press, 1999.

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Or, le problème que pose cette déconnexion de la loi naturelle et de la doxa comporte un versant
politique. Rawls nous en donne une idée lorsqu'il écrit que considérer la société contemporaine comme une
communauté, en dépit de son évidente pluralité, revient à penser le rapport du pouvoir à la société civile
essentiellement sur le mode de la coercition 52. Un tel rapport est peu probable, dès lors que la loi peut se
décider démocratiquement, et qu'une part importante des citoyens se trouverait opprimée par l'imposition
d'une morale publique.
Mais le jeu des majorités ne le rend pas non plus radicalement impossible. Comme nous le
suggérions en introduction, le défi que constitue la société pluraliste à la pensée jusnaturaliste ne se situe pas
réellement dans les perspectives politiques immédiates d'un éventuel « parti de la loi naturelle ».

Où doit-on alors situer ce défi ? Nous voudrions, pour préciser notre compréhension du défi pluraliste,
nous appuyer sur la description de « l'embarras platonicien » par H.Arendt dans son essai sur le concept
d'autorité53. Comme « l'embarras platonicien », semble-t-il, le problème d'une assimilation de la loi à une
fonction de coercition provient de ce qu'il contredit l'idéal initial du gouvernement par le droit naturel, c'est-à
-dire un gouvernement par la raison qui s'appuie sur les convictions pré-politiques des « animaux rationnels. »

Si les finalités intrinsèques de l'homme reçoivent leur autorité de ce qu'elles découlent directement de
la tension naturelle de l'homme vers ses propres finalités, et si elles gouvernent l'homme par la simple
inclination de sa raison, le mode de gouvernement politique de la cité ne peut être autre que celui de la raison
elle-même. C'est seulement en fondant son autorité sur celle des lois de la raison que le législateur peut
prétendre déterminer la loi de la cité selon les préceptes de la loi naturelle. Or cette raison, en tant qu'elle est
une inclination de l'homme, ne peut être que commune. Ce n'est qu'en vertu des lois de la raison que le règne
de la loi, qu'on l'appelle nomocratie ou état de droit, doit être préféré au règne des hommes. Parce que le
règne de la loi empêche la domination des hommes, l'obéissance peut être comprise comme le moyen d'être
libre. Le principe de contrainte politique de la nomocratie, ne peut être légitime que si l'autorité politique se
fonde sur une obéissance volontaire et rationnelle, c'est-à-dire sur la perception commune d'une mesure du
juste et du bien.

Le philosophème des Lois de Platon devait durablement influencer la tradition jusnaturaliste. La


relation politique fondée sur le juste naturel, conclut Aristote, est foncièrement une relation d'égal à égal. Cette
relation est même la définition de la polis : « La polis est une communauté d'égaux en vue d'une vie qui soit
potentiellement la meilleure. »54 La domination par la violence ne peut être utilisée que comme un correctif,

52
RAWLS, J., LP, op.cit., p.37.
53
ARENDT, H., « Qu'est-ce que l'autorité ? », La Crise de la culture, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1972, pp.121-185.
54
ARISTOTE, Les politiques, tr. fr par Jean Tricot, Paris, éd. Vrin, 1995, 1328 b 35.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 37
non comme le mode d'existence essentiel de l'autorité politique ; et c'est pourquoi l'autorité des gouvernants,
selon Aristote, ne peut être celle des maîtres sur leurs esclaves ni celle des pères sur leurs enfants. Alors que
la maisonnée est gouvernée de façon despotique pour son propre bien, la vie politique [ bios politikos] ne peut
reposer sur une distinction trop stricte des gouvernants et des gouvernés. Même lorsque la loi naturelle est
définie dans un contexte résolument monarchique, les disciples d'Aristote conservent cette perception de la
relation politique. S'opposant formellement à Augustin sur ce point, Thomas d'Aquin n'inclut pas la force
coercitive au nombre des quatre traits distinctifs de la loi, car, explique-t-il, la loi doit gouverner par la raison.
Cela ne signifie pas simplement que sans la raison, la loi est inique, et qu'elle n'est plus qu'une corruption de
loi, ou que le prince ne peut être exempt de sa propre loi, mais qu'il ne peut non plus régner en despote. Pour
Thomas, le despote se distingue du tyran en ceci qu'il ordonne la loi au bien commun, et non à son propre
bien, mais il reste fautif en ce qu'il l'ordonne de telle manière que la relation politique se trouve anéantie.
Thomas d'Aquin écrit dans son Commentaire des Politiques à propos de la règle politique :

La cité est gouvernée par une double règle, dont l'une est politique, et l'autre régale. La règle régale existe lorsque
celui qui gouverne la cité a les pleins pouvoirs ; la règle politique, lorsque son pouvoir est limitée par la loi civile […]
Car lorsqu'un homme a de façon exclusive les pleins pouvoirs sur toutes choses, la règle est dite régale. Lorsque, au
contraire, il régente en fonction des instructions réglementées [ sermones disciplinales], c'est-à-dire, en accord avec les
règles inhérentes au politique, sa règle est politique. 55

Le développement contient deux idées qui précisent le sens d'une règle politique, par opposition à la «  règle
régale » ou despotique. Premièrement, le gouvernement de la cité exige que le souverain gouverne selon les
lois qu'il n'a pas créées. Cette soumission du souverain aux règles naturelles ou « inhérentes » en fait donc,
conclut Thomas, autant un imperator qu'un sujet, car il se trouve lui-même « mesuré » et institué par la raison
de la justice. C'est ce qu'il rappelle en soulignant que la loi absolue d'un monarque n'est pas en accord avec
les « règles inhérentes au politique.
Deuxièmement, la politique va de pair pour lui avec l'idée d'un partage du pouvoir et la limite de la « loi
civile ». Le propos de Thomas serait dénué de cohérence s'il ne lui ajoutait cette seconde idée. Car le despote
qui veut le bien de la cité pourrait bien être dit « soumis » à la loi naturelle et sa « discipline » : pourquoi dire
qu'il transgresse les règles de la politique dès lors qu'il tente d'appliquer la loi naturelle ? La raison tient à ce
que la loi naturelle ne se traduit pas par un « code » qu'il faudrait appliquer à toute société, mais par un certain
type de relation que Thomas appelle « politique » à la suite d'Aristote, et qui implique que le sujet de la loi soit
le dépositaire de la loi naturelle comme « loi civile ». Ce qui empêche de considérer comme souverain
politique est que, en agissant comme l'âme pour le corps, ou le père pour ses enfants, il ne respecte pas la
nature du corps politique. Il n'exerce qu'un commandement extérieur au sujet qui la reçoit. Pour Thomas, le

55
THOMAS D'AQUIN, I Pol., lect. 1, §13. Pour l'interprétation développée de ce passage, voir HITTINGER, R., 2008, « The legal
Renaissance of the 12th and 13th Centuries: Some Thomistic Aquinas », Review of the Pontifical Academy of St. Thomas
Aquinas, 2008 pp.61-88.

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corps politique n'est qu'un corps par analogie, car la société politique, selon l'expression de Hittinger, requiert
« l'unité des parties qui ont leurs propres opérations et leur propre activité »56. Autrement dit, le législateur
s'adresse à des entités subpolitiques qui ont leur propre vie, et qui doivent pouvoir interagir avec le pouvoir
comme des corps intermédiaires que la faculté de compréhension et d'application prudentielle de la loi (par
opposition à mécanique) distinguent de simples récepteurs passifs du droit.

Autrement dit, dans la tradition aristotélicienne, la loi ne peut être une simple projection unilatérale de
la force. L'idée que le souverain doit être soumis aux lois de la cité signifie plus particulièrement chez Thomas
que la loi en question doit être communiquée aux sujets du droit, parce qu'ils sont êtres rationnels, et
appliquée avec « prudence civique » par eux. De surcroît, leur connaissance de la « loi civile » pose une limite
au pouvoir politique. De façon caractéristique, l'ordre familiale, par exemple est considéré comme un ordre
pré-politique. La compréhension naturelle de cet ordre constitue une « loi civile » qui pose d'emblée une limite
au pouvoir politique et, surtout, lui permet de se situer dans une relation politique aux gouvernés.

Le problème du pluralisme est encore plus nette pour les héritiers de la loi naturelle de Thomas
d'Aquin qu'il ne l'était pour la théorie des Idées de Platon, puisqu'une loi qui ne se ferait pas connaître comme
« loi civile » a plus les traits d'un lointain idéal que d'une loi. La loi naturelle, en tant que relation politique, doit
pouvoir s'appuyer sur la loi civile, les individus et l'unité morale des corps intermédiaires – unité qui fait
précisément défaut aux individus de la société libérale. La nécessité d'en appeler aux normes naturelles dans
différents débats contemporains montre assez qu'elles ne sont pas évidentes par elles-mêmes, et qu'on ne
peut plus parler, comme Thomas, de loi civile.

Mais comment alors penser l'autorité politique, et la sagesse des gouvernants, qui ne saurait se
passer, en régime démocratique de la sagesse des gouvernés ? Ce problème détermine, semble-t-il, ce que
H. Arendt appelle « l'embarras platonicien » et dans lequel nous discernons l'embarras jusnaturaliste.
L'analyse de H. Arendt dépasse largement le champ de l'exégèse des textes antiques, et révèle une
ambivalence inhérente du concept d'autorité dans la tradition jusnaturaliste.
Sous la plume de Platon et d'Aristote, note-t-elle, s'opère un glissement néfaste lié à l'impossibilité du
gouvernement utopique de la raison lorsque cette raison n'est pas effectivement commune. L'autorité politique
ne peut jamais être confondue purement et simplement avec l'autorité de la raison. Le gouvernement de la
raison doit par conséquent passer du modèle de gouvernement de la raison commune au gouvernement de
ceux qui savent sur ceux qui ignorent. C'est précisément ce que Thomas appelle le despotisme, et qui, selon
Arendt, induit l'idée inégalitaire d'autorité des « experts ».

56
THOMAS D'AQUIN, In Eth., lectio 9 (1197), cité in HITTINGER, « The legal renaissance », op.cit., p.82.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 39
La légitimité d'une autorité tient en effet à une certaine prééminence, à une certaine supériorité de
celui qui l’exerce. Dans la relation d’autorité, ce que les deux termes ont en commun, c’est la relation
dissymétrique elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité. Cette conception de l'autorité
politique permet d'introduire une série d'analogie que la définition de la vie politique et de la «  meilleure vie »
comme relation entre égaux avait pourtant exclues. L'autorité politique est successivement comparée à celle
du chef de famille sur ses enfants, à celle du berger sur ses brebis, à la maîtrise du timonier sur son œuvre,
du gouvernail sur le navire – analogies qui relèvent toute de la sphère domestique, c'est-à-dire la sphère pré-
politique de la nécessité et des relations de domination. Ce qui légitime l'inégalité de la relation d'autorité
devient pour la première fois sous la plume d'Aristote un « fait de nature ». Que les hommes âgés et dotés de
l'expérience gouvernent les jeunes intempérants, comme c'est le cas dans la maisonnée, se justifie par la
supériorité naturelle des uns sur les autres à faire preuve de sagesse politique. A l'autorité de la raison, à
l'idée d'une relation entre égaux, Aristote substitue au cours de ses Politiques le concept opposé d'autorité
naturelle.

Que cherchait le Stagirite lorsqu'il abandonna le fondement égalitaire de la relation politique ? «  Ce
qu'il cherchait », explique Arendt, « c'était une relation où l'élément de contrainte résidât dans la relation elle-
même antérieurement à l'expression effective du commandement »57, une relation qui ne soit pas une pure
relation de conviction (idéal d'une pure nomocratie), sans se dégrader en relation de pure coercition. Dans le
modèle d'autorité platonicien et aristotélicien, si le pouvoir requiert l’obéissance en actes, l’autorité, quant à
elle, appelle une reconnaissance qui, à cet égard, se distingue aussi bien de la contrainte par la force que de
la pure et simple conviction. Elle exclut l’usage des moyens de coercition mais elle ne procède pas non plus
de la conviction par arguments, laquelle présuppose une relation entre égaux. Elle ne repose donc ni sur le
pouvoir de celui qui commande ni sur une raison commune.

Ce premier glissement en implique un second. Comme Arendt le note, la métaphore de la cité comme
entité naturelle, gouvernée par ceux que la nature désigne, se voit obligée de céder le pas à celle de la
création de la cité juste – changement qui s'observe chez Platon dans le glissement de la métaphore
corporelle à la métaphore de la tekne. Le législateur était supposé être comme la tête pour le corps, établie
par un rapport naturel ; il se voit désormais comparé à un artisan qui doit établir ces rapports. Si la première
métaphore suggère que la justice est celle du dikaion, justice inhérente à l'ordre de la nature, la seconde fait
du législateur non plus simplement le tuteur organisant la loi autour de l'ordre immanent des choses mais
l'artisan d'une justice idéale qui informe la loi civile, au lieu de se laisser informer par elle.
Il y aurait, entre ces deux modèles, la même différence qu'il y a entre une loi qui, comme dans la

57
ARENDT, H., op.cit., p.144.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 40
République, extrait les enfants de leur famille biologique pour les soumettre à l'éducation parfaite du
philosophe-roi, et une loi qui se contente de protéger la famille existante et les parents dans leur rôle naturel
d'éducateurs. Le premier modèle est structurellement conservateur, car il assigne le législateur à la tâche de
préserver la justice immanente et pré-politique du corps social. Le second modèle, est révolutionnaire: le juste
naturel n'est plus un ordre immanent aux choses, mais la norme idéale qui est l'antidote de l'injustice des
choses.

Dans les deux cas, c'est l'articulation de la loi naturelle comme droit privé et comme droit politique qui
pose problème. L'exemple de la famille l'illustre parfaitement. Dans l' Éthique à Nicomaque58, comme le
rappelle V. Descombes59, Aristote décrit l'homme comme un animal qui est conjugal avant d'être politique. Car
la société domestique précède naturellement la société politique, comme les parties viennent avant le tout. La
famille ne peut donc pas être un objet politique à proprement parler. La tradition jusnaturaliste la pense
comme l'élément pré-politique par excellence. Elle appartient structurellement au droit privé, même si, d'un
autre point de vue, c'est le tout qui vient avant les parties 60. Dès lors, l'ambition de la maintenir telle qu'elle
était par la loi semble une contradiction dans les termes. Fondement du politique, elle ne peut pas faire l'objet
d'une délibération politique.

Conclusion du chapitre I

L'analyse du défi pluraliste qui s'achève fait donc droit à l'argumentaire libéral sans toutefois le
reproduire tout à fait. Penser la cité contemporaine comme une communauté, expliquait Rawls, revient à
mettre au principe de l'unité de celle-ci la coercition politique des éthiques déviantes. le libéralisme perçoit
dans toute ambition perfectionniste une dangereuse chimère qui, pour refuser de faire le deuil d'une
communauté éthique, s'empêche de penser le seul principe de l'unité de la société : le respect universel de
l'autonomie éthique des sujets de droit.
Pourtant nous pouvons déjà voir que Rawls semble manquer l'ambition jusnaturaliste qu'on trouve
chez Aristote, Thomas d'Aquin, et dont nous pouvons attendre qu'on la retrouve dans le courant néo-thomiste
contemporain que nous étudions. La loi naturelle s'adresse à un animal politique, ce qui signifie en premier
lieu qu'il dispose d'une « loi civile » que le législateur doit accomplir et non corriger par l'usage de la coercition.
L'intention primitive du jusnaturalisme n'est donc pas celle d'une coercition, et le gouvernement par la loi
naturelle structure, quelle qu'en soit la forme historique exacte, une relation égalitaire entre les citoyens pour

58
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op.cit., VIII, 1162a17, cité in DESCOMBES, V. « Alasdair MacIntyre en France »,
Revue internationale de philosophie, 2013/2 n° 264, p.145.
59
DESCOMBES, V. « Alasdair MacIntyre en France », op.cit., p. 135-156.
60
ARISTOTE, Politiques, op.cit., 1253a 18-22, cité in DESCOMBES, V., ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 41
Aristote, entre la « loi civile » et le souverain pour Thomas d'Aquin.
Rawls ne croit pas si bien dire en posant le pluralisme comme un défi au jusnaturalisme. Mais,
contrairement à ce dernier, il nous paraît nécessaire de présenter ce défi comme un problème interne à la
tradition jusnaturaliste, puisqu'elle semble devoir hésiter entre la perspective d'une politique conservatrice
fondée et d'une révolution des moeurs et de la société civile par le politique, inversant l'ordre fondationnel
d'origine.
Alors que le premier modèle ne résiste pas à la pluralisation des conceptions de la vie bonne, et à
l'éclatement du sens commun, le second modèle fait signe vers la coercition à laquelle Rawls et Hart faisaient
référence. Tous deux paraissent bien loins de la définition de la politique par Aristote comme «  communauté
d'égaux en vue de la vie la meilleure », et menacent d'être amputés de leur dimension politique. Le premier,
parce qu'il applique un modèle incompatible avec la sociologie moderne, le second parce qu'il fait de la loi la
projection unilatérale et coercitive.

Le conservatisme, qui tente de fonder la cité sur des ordres naturels subpolitiques (familles,
associations, corporations) les convoquent pour le motif qu'elles contiendraient une forme de raison pratique.
Bien qu'on ne puisse parler de véritable relation d'égalité, comme celle qui existe entre deux citoyens qui
délibèrent et gouvernent ensemble, il s'agit encore d'une raison commune. Les corporations ne légifèrent pas,
mais elles constituent la norme que doit protéger et accomplir le législateur. Le problème de cette version est
bien entendu qu'elle ne peut plus s'appuyer sur les normes inhérentes aux relations subpolitiques et aux
normes supposées régir la conscience humaine.
A contrario, le réformisme radical ne prétend pas s'appuyer sur une norme immanente. Mais il ne peut
prétendre appliquer la loi naturelle sans réduire à rien l'autorité des sujets politiques, qui sont comme le
matériau dans la main de l'artisan. La nature de l'unité de la cité s'en trouve directement affectée. Ce
réformisme risquera fort de ressembler à un devoir-être despotiquement imposé aux sujets rétifs de cette cité.
Il s'apparente à une anti-politique, si l'on veut voir, comme Aristote nous y invite, dans la relation politique une
relation entre égaux fondée sur la délibération commune et une authentique nomocratie de la raison pratique,
délibération qui ne peut se faire sans les endoxa du sens commun.

Nous retrouvons ainsi ce que M. Morton appelait « l'illusion conservatrice »61, et l'ambivalence


correspondante du jusnaturalisme. Jusnaturalisme et historicisme semblent acculés aux mêmes
contradictions. Comme la contre-révolution de E. Burke ou de Maistre, le jusnaturalisme en appelle à un ordre
immanent aux choses, bien qu'il ne soit, pour les premiers, que le fruit de l'histoire. Comment se réclamer de
l'ordre inhérent aux choses et récuser l'ordre qui émerge au sein du monde moderne ? Comment plaider la

61
AUERBACH, M. M., op.cit.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 42
nécessité naturelle contre l'ordre historique contingent, et opposer au sujet moral contemporain l'autorité de sa
propre nature ? L'histoire collective des nations libérales peut-elle dénaturer la nature de ses citoyens ?
Chapitre 2 :
Les lois naturelles minimales

Les raisons épistémologiques du discrédit de la loi naturelle nous apparaissent désormais clairement.
Outre que la loi naturelle semble hésiter entre l'idée d'un ordre immanent à la cité et l'idée d'une nature
comme idéal ou paradigme, la connaissance naturelle dont elle se réclame n'informe plus la doxa. Rien n'est
plus fatal à l'ancienne loi naturelle que d'en laisser l'argument à la métaphysique et à ses complexités.

La description du défi libéral que nous avons esquissée plus haut a déjà laissé percer un second
motif de ce discrédit, qui, moins attaché à la validité épistémologique de la loi naturelle, reproche au
perfectionnisme politique son hybris en demandant à l'ordre politique d'assurer l'éducation des citoyens –
excès qui, de surcroît l'empêche d'éviter les maux de la division. Dans un contexte d'hétérogénéité des
doctrines morales et religieuses, donner mission au législateur de chercher un bien véritablement commun
l'empêche d'assurer la seule mission qui lui échoit, celle de garantir la paix civile en confortant l'intérêt de tous.
La loi positive ne peut donc s'appuyer sur aucune des exigences relevant de l'une ou l'autre des conceptions
du bien qui ressuscite le spectre de la division. Elle doit désormais s'élaborer dans le silence de son origine et
de ses fins.
Ce basculement de la question de la fin et des origines hors de la sphère du nouveau droit public est
paradoxalement ce qui permet à H. Hart, dans le prolongement de cette rupture moderne, de s'épargner la
réfutation de grandiloquente « métaphysique » du droit des anciens. Situer la rupture entre ces deux types de
droits sur un plan purement métaphysique reviendrait précisément à rouvrir la question cause belli civis de
l'origine et des fins.

Il serait difficile de situer le défi libéral qui entérine la perte du paradigme des Anciens sans faire droit
à l'urgence politique qui la motive; son objet n'est pas tant de critiquer les anciennes métaphysiques que de
construire un modèle de souveraineté politique et d'élaboration du droit qui ne dépende d'aucune allégeance
morale, religieuse et métaphysique.

Le défi libéral n'est donc pas un simple défi, il est le jalon critique d'une pensée concurrente de la loi
et, en particulier, du droit naturel. Il est en effet permis, à la suite de Léo Strauss, de dater d'une telle rupture
la naissance du droit naturel des Modernes 62, qui reste encore la lingua franca du libéralisme américain;
62
STRAUSS L., « On natural law », in Studies in Platonic Political Philosophy, Chicago & London, The University of Chicago

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 43
Herbert Hart nous en apporte la nette confirmation, puisqu'après avoir expliqué à quel point l'ancien
paradigme du droit n'avait plus rien à nous dire, il écrit, dans Le concept de droit :

La réaffirmation continuée d’une forme de doctrine de la loi naturelle est due en partie au fait que son attrait est
doublement indépendant de l’autorité divine ainsi que de l’autorité humaine, et au fait que malgré une terminologie et
beaucoup de métaphysique que peu de personnes pourraient accepter maintenant, elle contient certaines vérités
élémentaires d’importance pour la compréhension aussi bien de la moralité que du droit 63.

Hart n'évoque ici que la forme moderne de la loi naturelle, et il la conçoit manifestement comme une forme
d'épuration de la loi naturelle ancienne, qui n'en garde que ce qui est absolument nécessaire au droit positif.
Tout système légal doit, pour être viable, respecter le contenu minimal de la loi naturelle. Le contenu de cette
loi minimale se résout donc à « quelques truismes concernant la nature humaine et le monde dans lequel les
hommes vivent, » et à la conviction que « aussi longtemps que ceux-ci tiennent bon, il existe certaines règles
de conduite que toute organisation sociale doit contenir si elle veut être viable 64. »

C'est à déceler les traits distinctifs des nouveaux modes d'élaboration du droit par lesquels s'opère la
rupture du droit des Anciens au droit des Modernes que nous devons maintenant travailler, en considérant
cette rupture au prisme de ses fonctions pacificatrices.
Puisque les fonctions du droit positif doivent faire appel selon Hart aux éléments minimaux du «  bon
sens moral », l'exposé des nouvelles fonctions du droit positif requiert la compréhension du paradigme
concurrent du droit naturel que Hart esquisse ci-dessus. Nous concentrerons notre enquête autour de trois
questions qui se posent à son sujet :
 quelles sont les fonctions du droit positif selon ce modèle politique ? Quelles sont celles du droit
naturel moderne (I.2.1) ?
 comment expliquer la permanence du thème jusnaturaliste sous la plume des positivistes ? (I.2.2)
 que peut-on dire de la nature humaine dans ce nouveau paradigme du droit ? (I.2.3)

Il conviendra, dans un quatrième temps, de ramasser notre propos et d'envisager les objections qui
s'opposent à l'idée qu'il faille considérer le développement de Hart de J.R comme le «  paradigme » du
libéralisme. (I.2.4)

Press, 1983. Trad. fr. : « Sur la loi naturelle », Études de philosophie politique platonicienne, Paris, Belin, 1992.
63
HART, H.L.A., The concept of law, op.cit.,, nous traduisons, p. 183.
64
Id., p. 194.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 44
I.2.1 Les nouvelles fonctions du droit moderne

Si l'on ne trouve pas de tableau univoque des nouvelles fonctions du droit, qui aurait présupposé une
conscience spontanée de la rupture qui se joue au XVIe, celles-ci émergent des objections qui sont
généralement adressées au droit naturel classique.

(1) La fonction régulatrice du droit positif

L'ensemble du projet libéral tient au besoin d'éviter l'imposition d'une doctrine particulière des «  fins
ultimes », sous sa forme religieuse d'abord, puis sous sa forme morale. Il impose donc au droit une fonction
qu'on pourrait appeler régulatrice. La première fonction du droit positif est, en effet, chez les théoriciens du
droit anglais de Coke à Bentham est donc, s

Dans une société complexe où les traditions et le droit coutumier ne peuvent plus servir de référence
commune, la loi, explique Bentham ne doit plus pouvoir faire appel à ces traditions, qu'elles soient issues
d'une loi ancestrale ou d'un hypothétique droit de la nature 65. Le débat juridique doit pouvoir se faire sur les
fondements communs de procédures juridiques positives, ajoute-t-il et des normes d'évaluations
potentiellement communes à tout être de raison. Autrement dit, l'élaboration de la loi moderne doit pouvoir
faire appel aux deux figures de « l'expositeur », et au « censeur », dont les normes doivent pouvoir éviter
d'être le sujet « d'éternelles contestations » du type de celles que suscitaient la définition du bonheur dans la
loi naturelle des classiques. Bentham insiste ainsi sur le fait que la loi doit pouvoir mettre un terme aux
querelles politiques et morales [ debate-stopping fonction].
L'ambition peut passer pour typiquement libérale, en ce sens qu'elle est liée au sentiment que la
pluralité d'opinions en matière de vie est proprement irrésoluble. Il s'agit bien, suivant l'expression de Hume,
d'éliminer du droit « toute occasion de discorde et de contestation »66 pour permettre la régulation des libertés
que rien n'accorde a priori. Les deux rôles envisagés par Bentham sont foncièrement liés à cette fonction
régulatrice. Premièrement, le rôle de l'expositeur ou du juriste est d'assurer la cohérence du droit positif avec
le droit antérieur. Si son rôle est purement formel, sa conséquence politique ne l'est pas. il s'assure du fait
que personne n'en appelle à l'autorité du législateur pour revendiquer un droit inexistant. Deuxièmement, le
rôle du censeur est de proposer une formulation de la loi qui la rende acceptable en principe par tout être de

65
POSTEMA, G., Bentham and the common law tradition, Oxford, Clarendom Press, 1989, p.463.
66
HUME, David, A treatise on human nature , p.502, 1739, cité in POSTEMA G., Bentham and the common law tradition , Oxford,
Clarendom Press, 1989, p.465.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 45
raison.
Or, d'une manière générale, la tradition libérale n'est pas à « mettre un terme au débat », car il lui
manque le consensus sur les procédures de justice qui permettraient d'extraire le droit positif de l'éternelle et
conflictuelle discussion sur la vie bonne. Elle se trouve encore traversée par l'opposition des utilitaristes, parmi
lesquels compte Bentham, pour qui la seule mesure de la justice raisonnable, et, en ce sens, acceptable par
tous est le principe de maximisation de l'utilité générale. Selon ses adversaires modernes et contemporains,
procéduralistes et kantiens, un principe qui peut aboutir au sacrifice d'un sujet de droit au nom de l'utilité
générale n'est précisément pas acceptable par ce dernier. De sorte, que dans la version kantienne du
libéralisme, les procédures juridiques ne peuvent revenir sur les droits fondamentaux du sujet et les sacrifier à
aucune utilité publique – débats qui réapparaissent de façon saillante dans le domaine de la santé ou de la
lutte contre le terrorisme menée par l'administration Bush.

En dépit du désaccord qui règne au sein de la tradition libérale quant à la méthode que devrait
adopter le « censeur » de Bentham, l'axiome qui régit le critère d'évaluation recherché est identique chez les
utilitaristes et chez les héritiers de Kant : le seul moyen de réguler ces libertés sans leur ôter leur pouvoir
d'autodétermination morale est de n'intervenir que lorsque l'égalité des libertés se trouve menacée. Le
désaccord apparaît lorsqu'il de préciser de ce que signifie le concept de justice : s'agit-il de l'égalité numérique
des voix dans le calcul de la maximisation, ou de la sécurité de toutes les libertés, quelle qu'en soit le prix sur
le plan des conséquences ?

Il est donc plus facile de dire à quoi s'oppose dans la matrice aristotélicienne la fonction régulatrice de
la loi que ce qui lui permettrait positivement de « mettre un terme au débat »: humaniser l'homme et le faire
accéder à la vie meilleure. Poser l'État en éducateur des consciences reviendrait précisément à déshumaniser
l'homme en cessant de reconnaître sa dignité d'être autonome. Par contraste avec la fonction régulatrice du
droit moderne, la loi des Anciens ne s'adresse pas à des individus qui n'ont rien d'autre en commun qu'un
sens de l'équitable réciprocité des droits (le sens de la justice rawlsien) ou un intérêt commun (version
utilitariste) puisque la condition même de la vie dans la cité est le partage de certaines fins.

(2) La fonction séparatrice et limitatrice

La fonction régulatrice fait immédiatement appel à une seconde fonction qui la fonde et la complète en
même temps. La nécessité de réguler les libertés sans les briser dépend elle-même de l'ambition plus

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 46
générale de maintenir ce qu'il est permis d'appeler avec Adam Fergusson « cette époque où tout est
séparé. »67
La séparation principale du libéralisme nous est familière, car il s'agit de la séparation du droit d'un
côté, de la morale et de la théologie de l'autre, qui recoupe celle de la séparation du public et du privé. Mais
cette première séparation du droit naturel sert elle-même à maintenir ou à établir deux grandes séparations
qui marquent le régime de désincorporation moderne. Puisque l' État, sous sa forme exécutive, législative ou
judiciaire, ne peut imprimer la loi du sceau de la morale ou de la théologie sans faire réapparaître le spectre
du conflit, il lui revient de préserver la frontière qui le sépare de l'ordre ecclésial, et plus largement, des
différentes conceptions du monde issues de la société civile. La séparation de l'Église et de l'État, de ce point
de vue, peut être considérée comme l'un des cas particuliers de la séparation de la société civile et de l'État. Il
s'agit, dans tous les cas, d'empêcher qu'une doctrine puisse se servir de la force de la loi pour régenter les
esprits.
Dans les constitutions contemporaines, l'ambition de protéger le citoyen des « majorités aveugles »
prend la forme particulière d'un contrôle de constitutionnalité, et d'une référence directe à ses droits
inaliénables. Si la séparation des pouvoirs qui fonde ce contrôle de constitutionnalité décrite aux chapitres VI
du livre XI et XXVII du libre XIX de l' Esprit des lois de Montesquieu ne prend pas la forme d'un plaidoyer pour
les libertés inaliénables du sujet de droit, son ambition première est bien de diviser le pouvoir pour limiter le
mal que pourraient s'infliger les citoyens entre eux. Les procédures par lesquelles le législateur se trouve
obligé de rendre des comptes à une instance supérieure qui juge de la constitutionnalité de ses lois n'a pas
pour seul but d'assurer la cohérence du droit positif; car ces constitutions, comme nous l'avons vu, n'hésitent
pas à faire référence aux droits inhérents à l'humanité. Même en admettant que les formes d'activité judiciaire
déployées aux États-Unis et en France au tournant des années 1970 n'étaient pas été autorisées par leurs
constitutions, il n'en reste pas moins que les cours constitutionnelles ont été conçues pour contenir les
embardées du législateur, et la menace qu'il constitue pour l'état de droit libéral.

Cette brève description des deux fonctions minimales du droit positif en régime libéral nous ramène
directement aux mutations de la loi naturelle dont la déclaration de H.Hart citée plus haut nous a laissés
entrevoir la logique. Nous avons pu constaté que, dans la matrice libérale, la loi réduisait son ambition au
simple maintien d'une coexistence pacifique et respectueuse de l'autonomie individuelle en même temps
qu'elle perdait son rôle d'éducation [ paideia] civile et morale. Dès lors, le rôle de la loi naturelle ne peut être,
comme c'était le cas chez les Anciens, de répondre à la question du meilleur régime, c'est-à-dire à la question
de savoir quel régime permet à l'homme d'accomplir sa vocation naturelle. Mais quelle est alors sa fonction
particulière vis-à-vis du droit positif ? En quoi est-il encore nécessaire de parler, à côté du droit positif, de loi
67
FERGUSON, Adam, Essai sur l'histoire des société civiles, [1767], trad. fr. M. Bergier, revue par C.Gautier, Paris, PUF, coll.
« Léviathan », 1992, p.280.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 47
naturelle ?

(3) La fonction critique de la loi naturelle

L'intérêt de la loi naturelle, écrit Hart, est de reconnaître à l'homme une autorité morale qui précède
toutes les autres, légales et religieuses. Cette définition confère à la loi naturelle la valeur d'une instance
critique, qui, à l'occasion, doit pouvoir soumettre les lois positives à son jugement.

Hart a probablement raison de considérer cette fonction critique, ainsi que l'idée d'une conscience
autonome qui la fonde comme les deux motifs essentiels du retour du droit naturel. Sur la loi naturelle pèse
une attente sans précédent, puisqu'on la somme désormais d'être antidote d'une philosophie dans lequel
seule la norme posée par le législateur prévaut. Il a également raison de noter que cette fonction critique
constituait déjà pour les anciens l'attrait de la loi naturelle. Il peut effectivement s'appuyer sur le fait que,
même lorsque le droit naturel était défini dans un contexte théologique, il désignait les préceptes de la
conscience des hommes. En tant que telle, cette fonction critique constitue un lieu commun au droit des
Anciens et des Modernes. Elle est indissociable de l'exercice de la délibération politique qui, selon Aristote,
exigeait de l'homme la vertu la plus haute et la plus parfaite.

On serait tenté de dire que les deux conceptions de la loi naturelle s'opposent essentiellement sur le
contenu de leurs revendications, et le rôle de la loi positive, mais s'accordent pour penser la loi naturelle
comme substrat théorique permettant aux citoyens de soumettre la loi à un étalon de justice supérieur. Il y
aurait, sur ce plan, une continuité évidente, que Hart refuse de nier du fait que les droits naturels étaient liés à
des conceptions hétéronomes de la nature et de la divinité.

Pourtant, tout porte à suivre Léo Strauss dans « Sur la loi naturelle » lorsqu'il date la naissance du
droit naturel moderne de la rupture théologico-politique, et qu'il persiste à voir dans l'idée d'une conscience qui
précède tout ordre non pas l'attrait « continu » mais l'attrait spécifiquement moderne de la loi naturelle. La
première rupture de la la loi naturelle par rapport à l'ancienne, écrit- il, consiste en ce que

[la loi naturelle] est traitée indépendamment du contexte de la théologie ou de la loi positive, c’est-à-dire qu’elle n’est
plus traitée dans un tel contexte68 

Arrêtons nous sur la première affirmation, selon laquelle l'abandon du contexte théologique permet de situer la

68
« Natural law is treated independently, i.e. no longer in the context of theology or positive law ». STRAUSS L. « On natural
law », op.cit., p. 143, nous traduisons.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 48
naissance de la modernité juridique. Le XVII e et XVIIIe voient, comme Strauss le note, la naissance de chaires
autonomes du droit, et de traités qui considèrent comme une réalité qu'il n'est plus besoin de considérer
comme théologique. On connaît la célèbre formule du juriste Grotius, qui ose, avec tremblement, penser le
droit naturel, etiamsi deus non daretur.
Pourtant, Strauss a lui-même insisté sur le fait que l'élément théologique n'avait pas valeur de
fondement chez Aristote, et qu'un retour au droit naturel des Anciens n'impliquait pas un retour à la théologie
stoïcienne et chrétienne. Ce qui marque donc la différence entre la fonction critique des modernes et l'étalon
de justice des Anciens se situe ailleurs. La formulation de Hart nous en donne une indication : l'attrait de la loi
naturelle réside dans le fait qu'elle est « indépendante de l’autorité divine ainsi que de l’autorité humaine ».
Or, jamais dans la matrice médiévale la conscience naturelle des hommes n'est opposée à leur dépendance à
l'autorité de Dieu et des autres hommes. Dans la matrice médiévale, l'autorité des vérités morales que perçoit
spontanément l'homme n'était assurément pas opposée à la conception d'un Dieu qui pose la loi
antérieurement à la conscience des hommes 69. La communication de la loi de Dieu aux hommes était au
contraire la condition de possibilité de la légalité de cette loi. Ce qui ne signifie pas que le droit naturel, en tant
qu'ordre de la nature et de la conscience humaine, perde sa valeur d'étalon de mesure, ni que l'idée de Dieu
soit considérée par Thomas d'Aquin comme le préalable de toute moralité. Il affirme même explicitement le
contraire. Comme nous l'avons vu, pour les médiévaux et les philosophes jusnaturalistes antiques, la
perception des préceptes de la morale ne s'oppose en rien à l'ordre donné de la nature (dont le modèle est
toutefois dans les cieux), et encore moins à l'ordre divin qui précède toutes choses, puisque ni sa nature ni la
volonté de son Dieu ne sont étrangères à sa liberté.

En un sens, Hart a cependant raison puisque la relation dont parle Thomas n'est pas une dépendance
logique (puisque Dieu existe, je reconnais que je dois respecter sa loi) mais ontologique (la sagesse divine est
la source de la sagesse des hommes). La loi naturelle désigne un ensemble de principes qui se traduisent en
préceptes que toute conscience doit connaître. Mais si Hart a donc raison, la fonction critique n'a rien de
nouveau ni de particulièrement « moderne », la façon dont il en rend compte l'est tout à fait. Pour pouvoir
reconnaître que les Anciens connaissaient également cette fonction critique, il se sent obligé de dire que celle-
ci est définie indépendamment de toute autorité, reproduisant une dichotomie typiquement moderne: ou bien,
la conscience se définit indépendamment de toute autorité, et elle peut exercer sa critique légitime, ou bien
elle se définit par rapport à d'autres autorités, humaines ou divines, et elle perd tous les droits de sa
conscience. La raison pratique ne peut, comme dans l'anthropologie aristotélicienne recevoir une loi qui soit la
sienne, quem ratio non fecit, sed solum considerat . L'idée que la raison pratique ne peut avoir d'autorité et de
légitimité si elle est première sur toute autre autorité est donc radicalement nouvelle.

69
THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., I-II, 91.2.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 49
(4) La fonction d'autonomie du droit naturel

On pourrait cependant nous faire valoir que nous n'avons éclairci qu'une partie du problème, et qu'il
reste à dire en quoi la définition de la loi naturelle comme autorité « indépendante d'aucune autorité positive »
et humaine. se différence de la loi naturelle des anciens. L'origine du droit naturel des classiques se situe bien
dans l'ambition de chercher ce qui accomplit la nature permanente de l'homme au-delà des conventions
comme Strauss le rappelle.70 La théologie chrétienne ne saurait s'opposer à une telle définition: si Dieu
communique directement ses préceptes à la conscience des hommes, l'intervention d'une autorité positive
dans l'évaluation du bien et du juste n'est pas plus tolérable pour un théologien médiéval que pour un
moderne. L'histoire du libéralisme nous le confirme amplement, car, la déthéologisation de l'état n'avait
initialement d'autre but que de protéger la liberté de conscience des âmes croyantes.

Léo Strauss affirme explicitement le contraire dans son essai « Sur la loi naturelle » lorsqu'il écrit que
la seconde caractéristique de la loi naturelle moderne se trouve dans sa position « indépendamment du
contexte de la loi positive ». Contredit-il le principe et l'origine ce qu'il appelle pourtant les Lumières
grecques ? Le droit naturel n'est-il pas censé être ce qui transcende l'autorité positive ?

Poser cette question revient à demander si, indépendamment de leurs différences théologiques,
l'autonomie morale des Modernes, en tant que norme antérieure à toute autorité positive ne rejoint pas l'idéal
de vérité des Anciens, en ceci que tous deux visent une norme qui n'est pas seulement celle qui a été posée
par d'autres hommes. Mettons en suspens cette interrogation pour développer ce que recouvre l'autonomie
dont parle Hart. Léo Strauss nous donne dans le même article une seconde indication qui vient préciser
l'assertion selon laquelle la loi naturelle est « désormais » définie indépendamment de la loi positive :

La loi naturelle, par elle-même, est supposée avoir son domicile dans l’état de nature, i.e. un état qui date d’avant la
société civile71.

Si les fictions de l'état de nature ne figurent plus depuis longtemps dans les ouvrages libéraux, le propos de
Hart nous montre que la liberté reste pensée, comme l'écrit Hittinger, « une zone libre de toute autorité »72. A
l'état de nature, l'homme se trouve dans une position antérieure à tout ordre normatif, et c'est précisément le
besoin de normativité qui le fait entrer dans son état politique. Cela signifie qu'il ne peut y avoir de normativité
que celle à laquelle il a librement consentie en souscrivant au contrat qui le fait entrer dans la société politique.

70
STRAUSS, L. Droit naturel et histoire, « L'origine du droit naturel », op.cit. , p.83 sqq.
71
STRAUSS L., « On natural law », op.cit., p. 144.
72
HITTINGER, R., FG, op.cit., p. XIV.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 50
Même chez Locke, qui paraît admettre une conscience spontanée de la « loi de nature », dont il affirme qu'elle
est en principe « évidente et intelligible pour toutes les créatures raisonnables », son caractère d'obligation
envers autrui ci s'avère en réalité trop dépendante d'une théologie pour qu'on en présuppose la connaissance
à l'état de nature. Il faut un Dieu vengeur pour qu'il y ait une véritable loi naturelle. Par conséquent il n'y a
« aucune règle de la loi de nature qui soit innée » parce qu'elle n'y est pas « imprimée comme un devoir ». La
seule chose que Locke reconnaît comme un véritable principe d'action inné et «  le désir de bonheur » et
« l'aversion de la misère »73.

La seule chose qui précède l'autorité positive, c'est donc l'autorité pour lui-même de celui que la
nature pousse à chercher inexorablement son bonheur et sa vie devant ceux qui la menacent. Il y aurait alors
un droit naturel, mais pas de loi naturelle. Cette tendance constitue la troisième différence essentielle entre la
loi moderne et loi des Anciens selon Strauss. Il n'y a donc qu'un pas entre affirmer, à l'instar de Hart, que
l'intérêt de la loi naturelle réside dans ce qu'elle atteste l'autorité de l'homme sur lui-même et qu'il dispose d'un
droit naturel à se voir reconnu comme tel. Ainsi se dégage la fonction autonomisante du droit naturel. Le terme
de droit naturel vient qualifier chez Hobbes et Locke, en dépit des hésitations de ce dernier, un droit qui
précède toute norme de sanction, et, ce qui rejoint directement le propos de Hart, que tout système légal doit
reconnaître pour fonctionner. Toute négation de cette volonté d'autonomie empêche précisément de penser
les conditions de possibilité de la régulation politique. Fonder le politique sur une norme commune du bonheur
n'est pas seulement une chimère dans une société désincorporée et pluraliste, c'est aussi la négation selon
Hart des quelques

truismes concernant la nature humaine et le monde dans lequel les hommes vivent, […]. Aussi longtemps que ceux-ci
tiennent bon, il existe certaines règles de conduite que toute organisation sociale doit contenir si elle veut être viable 74.

Nous pouvons maintenant revenir à notre question initiale. Nous demandions si Strauss ne se
contredisait pas en situant l'origine du droit naturel classique dans l'ambition de percevoir la nécessité morale
de la nature au-delà du mirage des conventions et des opinions diverses, tout en considérant la définition de
la loi naturelle comme « indépendance vis-à-vis des autorités positives » comme un élément de rupture de la
loi naturelle des Modernes.
La localisation de liberté dans l'état de nature nous permet de comprendre en quoi ces deux
assertions ne sont pas contradictoires. Dans l'anthropologie dont visiblement Hart est encore l'héritier, le
contexte politique de la loi naturelle n'est ni fait premier ni une norme originelle, parce que la liberté politique
consiste précisément à conserver dans le commerce avec les autres hommes le droit naturel de l'état de
nature. A contrario, l'homme est d'emblée politique, ce qui signifie, non pas que l'autorité politique peut choisir
73
LOCKE, J., Deux traités du gouvernement [1690] ed. Bernard Gilson, Paris, Vrin, 1997, I, III, §13.
74
HART H.L.A., The concept of law, op.cit., p. 183. Cité par HITTINGER, FG, op.cit.,p. XII.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 51
les conventions qui l'agréent, mais que le fait de l'autorité politique est naturel. Pour Thomas d'Aquin, il n'y a
rien de tel qu'une « loi privée »75, de sorte qu'il n'existe pas non plus dans le droit positif de fonction régulatrice
qui viserait seulement à conserver la priorité de l'individu sur le tout. Puisque le bien de l'individu lui-même
n'est pas ad conservationem sui, le rôle de la loi est ad commune, comme le commente Hittinger.

En d'autres termes, la loi naturelle a pu élire son domicile chez le sujet autonome selon Strauss parce
qu'elle se pensait désormais comme une pré-politique ou supra-politique. En tant qu'autorité première, elle a
donc la préséance sur l'ordre politique, qui n'existe plus comme un donné qui le constitue initialement. En tant
que loi universelle et accessible à toute conscience, elle se passe de toute médiation politique et culturelle 76,
c'est ce qui permet à Hart d'en réduire le contenu à ces quelques truismes à l'évidence universelle.

L'aspect structurellement autonomiste de la loi naturelle moderne donne naissance à la notion libérale
de sujet de droit, et éclaire les fonctions du droit positif du libéralisme. La fonction régulatrice doit faire appel à
une « sécurité » minimale des sujets de droit par lesquels leurs droits fondamentaux sont reconnus; et les
normes de décision doivent pouvoir faire l'objet d'une évaluation publique qui en assure la prédictabilité et la
cohérence avec le droit positif antérieur. Ni le « système de la liberté » voulu par Montesquieu, ni les récents
développements constitutionnels ne sont intelligibles si l'on ne garde pas à l'esprit la figure de l'individu
moderne doté d'une liberté inaliénable qui oriente tout l'édifice institutionnel. Enfin, y aurait-il la nécessité de
ménager au sujet autonome la possibilité d'un recours face à la Cour constitutionnelle si ne pesait sur le
législateur une présomption de violation du droit naturel de l'état de nature ? 77

I.2.2 Les biens minimaux : de la survie à l'autonomie politique

Les ruptures que note Strauss ne permettent cependant pas d'isoler une seule et même version du
libéralisme. Pour reprendre la distinction de Hart, les fonctions régulatrices et séparatrices de la loi permettent
de reconnaître à la tradition libérale un même concept de droit, sans qu'il soit possible de lui attribuer une
même conception de son contenu. La signification (le concept) est aussi claire que ce que vise la philosophie
libérale; un état de droit pacifique et égalitaire. Mais le contenu de ce droit, et la façon dont la critique
autonomiste peut lui permettre de remplir sa fonction régulatrice reste à déterminer. Si la notion d'autonomie
éclaire suffisamment le sens des fonctions, elle ne contient pas telle qu'elle le principe qui lui permettrait de

75
THOMAS D'AQUIN, ST, I, op.cit., q.60, art.2, art.3, art.5 ; I-II, q.90, art. 2 et 3.
76
Il nous faut sur ce point, reconnaître notre vis-à-vis de M. Jean-Rémi Lanavère dont l'exposé de la thèse en cours a attiré notre
attention sur ce point.
77
Une telle suggestion s'oppose à la célébration de la Cour Suprême par J.Maritain , comme un « retour au droit naturel ».

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 52
s'autoréguler. Mais comment passer d'une loi naturelle classique désormais cantonnée à la sphère du libre
choix des individus, à une loi naturelle publique ? Comment faire en sorte que la loi puisse remplir sa fonction
régulatrice, et laisser à l'individu son entière autorité ?
Il reste également à déterminer en quoi les normes du « censeur » pourraient encore relever d'une loi
naturelle au sens plein et entier de ce terme. En quoi le « point de vue » pratique du libéralisme devrait-il se
traduire en termes de loi naturelle ? Nous savons que, par loi naturelle, Hart, désigne un étalon de mesure qui
doit pouvoir être public, et permettre une normativité juridique unique et cohérente au sein d'une société
habitée par plusieurs normativités éthiques. Le fait que la plupart des penseurs qui ont en commun de définir
les normes publiques par abstraction des doctrines compréhensives du bien suffit à indiquer que, ce que Hart
ou Dworkin appellent « loi naturelle » est tout simplement l'ensemble des principes qui sont censés présider à
l'évaluation du législateur, et, sous certaines restrictions interprétatives pour Dworkin, du juge. Cette loi non
écrite se voit conférée la charge de la critique du droit positif, de sorte qu'elle devient quasiment synonyme
d'objectivité pratique publicisable.

Mais le terme de loi naturelle est indissociable de la connaissance de la nature humaine. Si la loi
naturelle doit son nom au mode par lequel ses préceptes sont connus (la raison plutôt que la foi), ses
préceptes n'avaient de sens, dans la philosophie perfectionniste classique, que parce qu'ils permettaient
d'accomplir la nature rationnelle de l'homme. Or, qu'on puisse passer par une philosophie de la nature
humaine pour penser la fonction critique de la loi non écrite n'a rien d'une évidence, puisque l'objectivité
pratique en question ne peut être que minimale et coupée de la question des finalités ultimes de l'homme.
Comment une loi naturelle, même sous sa forme « moderne » pourrait-elle protéger l'individu sans s'engager
dans la définition de sa nature, c'est-à-dire parvenir à une véritable zone d'immunité vis-à-vis de la loi positive
par la loi naturelle positivement promulguée ? Si, comme l'explique P. Manent, l'un des traits principaux du
libéralisme est de « disjoindre le pouvoir et l'opinion »78 , pour assurer au premier un fondement moins
belligène que le second, il s'en faudrait de beaucoup pour que le libéralisme puisse retrouver de façon
cohérente les anciennes finalités naturelles.

Le langage de la nature et de la vérité, substrat du libéralisme ?


Pourtant, il est clair que, ni pour Locke ni pour les pères de la Constitution américaine l'intuition d'une
loi morale n'était l'antithèse du contrat social. Elle est même, aux dire de Hart, ce qui rend la loi naturelle,
débarrassée de ses embarras métaphysiques, pertinente aujourd'hui comme hier. La première chose qui
s'oppose à cette conception est son éloignement considérable vis-à-vis des pères du libéralisme, notamment
aux États-Unis. Hart n'est pas le seul à évoquer le langage de la nature et son éternelle vérité. Sans se

78
MANENT, P., Les libéraux, Paris, Gallimard, « Tel », 2001, p. 12.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 53
contenter d'épithètes houleux contre les excès du pouvoir, qui n'auraient rien eu de fondamentalement
nouveau, les contempteurs de l'ancien régime lui ont opposé un certain langage : celui de la vérité, de la
nature humaine et du respect qui lui est dû. Pourquoi, sinon, attacher une telle importance à la limitation du
pouvoir ?
Ce qu'il y avait, aux yeux des pères du libéralisme et de la modernité, de proprement scandaleux dans
la centralisation absolue du pouvoir entre les mains d'un seul homme ou d'une instance, n'était pas seulement
l'horreur de la violence qu'elle avait permise. Le préambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis
d’Amérique du 4 juillet 1976, ainsi que le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26
août 1789 laissent peu de doutes sur le fait que le droit naturel n'est pas, chez eux, l'autre nom de la critique.
Au-delà du langage critique, les pères des constitutions modernes ont éprouvé le besoin d'asseoir leur critique
sur la notion de nature humaine.
Pourtant, le fait que Hart évoque explicitement les évidences de la nature humaine comme le
fondement du droit positif, et qu'il soit repris sur ce point par l'un des penseurs majeurs du libéralisme
contemporain suggère pourtant que la nature de l'homme n'a pas quitté la « langue libérale ». Son propos
mérite, à ce titre, d'être suivi. Après avoir reproduit l'argumentaire libéral traditionnel contre la doctrine
jusnaturaliste classique, Hart conclut que l'indexation des lois positives sur le «  contenu minimal de la loi
naturel », par opposition aux constructions classiques « grandioses » qui ont été proférées sous ce nom, est
une nécessité. Il y a, explique-t-il, une notion moins métaphysique, plus empirique et plus proche du sens
commun de la loi naturelle dérivée de « l'affirmation tacite que la fin propre de l'homme est la survie, et cela
repose sur le fait simplement contingent selon lequel la plupart des hommes veulent généralement persévérer
dans la survie. » Cette affirmation « tacite » ressemble étrangement à la « peur de la mort » définissant la loi
naturelle chez Hobbes.
Ce qui rend cette loi naturelle objective est qu'elle ne repose pas sur de simples préférences, mais sur
des besoins physiques et psychologiques de l'homme. Nous voyons alors que cette loi est bien naturelle parce
que son statut d'objectivité pratique est lié aux traits permanents de la nature humaine. Ce que requiert la
volonté de survivre constitue selon Hart « une liste de généralisations évidentes – en réalité, de truismes-
concernant la nature humaine et le monde dans lequel les hommes vivent [et] montre que, tant que ces
conditions sont maintenues, il existe certaines règles de conduite que toute organisation sociale doit respecter
si elle doit être viable. »

Ces truismes sont au nombre de cinq dans le texte de Hart : (1) la vulnérabilité humaine; (2) l'égalité
approximative – que Hart limite à la politique intérieure; (3) l'altruisme limité; (4) des ressources limitées; (5)
compréhension limitée (intelligence minimale du monde des sujets de droit) et la force de la volonté (libre-
arbitre). Ils se conditionnent les uns les autres. Si les êtres humains devaient devenir invulnérables, souligne

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 54
Hart, et l'un d'eux devenir totalement indépendant de ses pairs, la possibilité d'une loi entre égaux disparaitrait.
Si l'altruisme était constant, ou les ressources illimitées c'est le besoin même de loi publique qui disparaîtrait,
mais inversement, s'il disparaissait totalement, il serait difficile de penser la légitimité des normes publiques et
de comprendre ce qui ferait passer le citoyen de la recherche de son intérêt à l'intérêt général, comme
l'exercice démocratique et libéral le présuppose, ou la fiction du voile d'ignorance chez Rawls. Tous ces
truismes cherchent à délimiter ce qui rend nécessaire à l'homme l'entrée dans la société politique, et tout ce
qui le rend effectivement autonome, faute de le rendre tout-puissant. En acceptant de se conformer aux
exigences d'un système légal l'homme perd une partie de sa vulnérabilité, et trouve paradoxalement une
liberté supérieure à celle que sa simple condition naturelle lui offre.

Ces truismes ne sont pas seulement les traits permanents de la nature humaine, ils sont bien, sous la
plume de Hart, ce qui fonde la validité légale en amont de sa validité formelle ( i.e : sa conformité au droit
positif antécédent). Le respect impose qu'une loi ne soit considérée comme valide que si elle remplit les
exigences de cohérence formelle (règle formelle) et substantielle (règle de « reconnaissance »). Avant de
nous engager dans l'exposé de cette règle de reconnaissance, il convient de tirer la conséquence de la
fondation hartienne du positif sur le naturel. Le langage de la vérité et de la nature remplissent, au-delà d'un
simple langage critique, une fonction réellement fondatrice chez Hart, et qu'il considère qu'il est nécessaire
d'un point théorique de faire appel dans n'importe quel régime – libéral ou autre - aux vérités élémentaires de
la nature humaine.
Hart n'est certainement pas un cas isolé au sein du libéralisme. Il est clair que, ni pour Locke ni pour
les pères de la Constitution américaine l'intuition d'une loi morale n'était l'antithèse du contrat social et du
constructivisme politique. Elle est même, aux dire de Hart, ce qui rend la loi naturelle, débarrassée de ses
embarras métaphysiques, pertinente aujourd'hui comme hier. Hart n'est pas le seul à évoquer le langage de la
nature et son éternelle vérité. Sans se contenter d'épithètes houleux contre les excès du pouvoirs, qui
n'auraient rien eu de fondamentalement nouveau, les contempteurs de l'ancien régime lui ont opposé un
certain langage : celui de la vérité, de la nature humaine et du respect qui lui est du. Pourquoi, sinon, attacher
une telle importance à la limitation du pouvoir ?
Ce qu'il y avait, aux yeux des pères du libéralisme et de la modernité, de proprement scandaleux dans
la centralisation absolue du pouvoir entre les mains d'un seul homme ou d'une instance, n'était pas seulement
l'horreur de la violence qu'elle avait permise. Il s'agissait pour eux d'une violation de la nature humaine. Le
préambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique du 4 juillet 1976, ainsi que le texte de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 laissent peu de doutes sur le fait que le
droit naturel n'est pas, chez eux, l'autre nom de la critique. Au-delà du langage critique, les pères des
constitutions modernes ont éprouvé le besoin d'assoir leur critique sur la notion de nature humaine. En

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 55
fondant la théorie politique sur des vérités anthropologiques théoriques et pratiques, ils ne refusaient pas de et
de la décrire dans les termes classiques d'adéquation et d'invariabilité.

La première chose qui s'oppose à cette conception est son éloignement considérable vis-à-vis des
pères du libéralisme, notamment aux États-Unis.

I.2.3 Le double héritage du libéralisme : articulation du positivisme et du jusnaturalisme

Notons que l'entrée dans la vie politique fait à appel à deux motifs chez Hart. Il évoque à la fois la
vulnérabilité humaine, comme Hobbes et Locke, mais également l'idée d'un « altruisme limité ». La formule
témoigne à la fois de l'ambition de se détacher de toute considération anthropologique naïve qui postulerait
une convergence naturelle des volontés inviduelles, rappelant la naïveté du finalisme a priori des anciens,
C'est ici qu'il semble difficile de limiter le propos à une simple description des conditions de possibilité de la loi.
Ou alors, il faut dire qu'il s'agit des conditions de possibilités subjectives et morales, et non des conditions
matérielles. Bien que Hart ne semble pas relever ce changement de perspective dans son propre propos, ces
« truismes » ne se limitent pas à de simples observations sur la nature humaine ; ce sont des normes que
l'homme doit respecter si l'organisation sociale doit satisfaire les besoins élémentaires de tous.

On ne saurait affirmer que ces conditions sont les conditions effectives de la légalité, comme si tous
les systèmes positifs durables s'étaient préoccupés des besoins élémentaires et de l'égalité matérielle de ses
sujets. Si la vulnérabilité, la compréhension, le libre-arbitre, et la limitation des ressources peuvent être tenus
pour des faits (bien que cela exigerait une preuve absente du texte de Hart), il est difficile de le dire pour
l'égalité approximative. Aussi s'introduit sous la plume de Hart un point de vue normatif à l'intérieur d'une
description censée être composée de simples truismes concernant les conditions minimales d'un système –
une simple description79, et l'on peut se demander si la « règle de reconnaissance » censée rendre le droit
valide et positif ne correspond pas aux traits d'une société libérale et de son « concept » de justice.

Mais cette suggestion butte contre la perspective explicite du Concept de droit de Hart. on ne saurait
assimiler entièrement la loi naturelle de Hart à une théorie de la justice, c'est-à-dire à une pensée de la loi
naturelle en tant que concept normatif. Il refuse de ce point de vue d'accorder la même priorité à l'autonomie
79
Reconnaître cette ambigüité ne revient en aucun cas à affirmer qu'il y ait chez Hart une concession au droit des anciens. Car le
droit naturel qui en ressort, s'il est pré-politique n'en conserve pas l'idée de l'ordre positif comme une construction. C'est là tout le
paradoxe du droit naturel moderne : si l'ordre politique est considéré désormais en termes artificialistes, c'est parce que l'autorité
de l'individu est première et « définie indépendamment de toute autorité humaine ou divine » et qu'il lui revient donc de
construire l'ordre qui correspond à sa nature d'être désirant son bonheur et sa sécurité doté d'un « altruisme minimal ».

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 56
que J. Rawls. Dans le Concept de Droit, le point de vue de Hart est explicitement celui de l'expositeur ou du
juriste de Bentham, et non celui du censeur. L'expositeur, dans le Traité des Lois de Bentham, est l'expert du
droit, celui qui assure la cohérence des normes avec le droit positif sans l'évaluer – il incarne l'idéal-type de
ce que vise une science du droit pure de tout jugement de valeur. Le censeur, quant à lui, est chargé d'évaluer
le droit positif et de le réformer à partir des normes publiques du droit positif, qui sont décrites chez Bentham
en termes de maximisation de l'utilité générale, et chez la plupart des libéraux, en termes de respect des droits
fondamentaux.

Plus largement, on peut mettre en doute que la philosophie des lois naturelles minimales puisse être
considérée comme paradigme du libéralisme. Deux objections s'y opposent formellement à ce qu'on
considère le langage du droit naturel comme son fondement. D'une part, ces lois naturelles minimales ne
laissent-elle pas dans l'ombre tous les libéraux qui ont, d'une manière ou d'une autre, considéré l'avènement
d'une science positive du droit comme un progrès sans faire appel au concept de loi naturelle minimale ?
D'autre part, la formulation initiale du libéralisme n'est-elle pas résolument volontariste et artificialiste ?

Considérons la première objection. L'aspect protéiforme du concept de justice que nous notions
précédemment se double d'une ambiguïté encore plus fondamentale, qui menace directement notre grille de
lecture. Notamment, on ne saurait oublier que l'œuvre de Locke a eu pour but d'éviter les terribles
conséquences absolutistes du système positiviste de « l'horrible M. Hobbes ». Dans les deux cas, « la loi de
nature n'est autre que la somme des commandements de la raison concernant la « défense mutuelle » ou la
paix et la sécurité de l'humanité ».80 Dans les deux cas, le souverain n'a d'autorité que celle que le droit naturel
primitif à la paix lui confère, celui que la conscience individuelle pose indépendamment de toute autorité
positive. Mais, en termes normatifs, l'une des principales différences entre ces deux auteurs est que Locke
pense toujours possible de faire légalement appel à la loi naturelle comme étalon de jugement, notamment sur
la question de la propriété naturelle au sein de la société politique, tandis que c'est ce qui est impossible aux
yeux de Hobbes. La loi naturelle qui pousse à la préservation de sa vie donne toute légitimité au sujet de droit
de rompre un ordre qui le menace, mais il s'agit alors presque d'un retour à l'état de nature. La question qui
oppose ces deux auteurs, et continue d'opposer la version déontologiste à la version utilitariste du libéralisme,
n'est pas de savoir s'il existe une loi naturelle minimale, mais de savoir si la fuite de la « discorde » requiert
que l'individu puisse défaire le souverain de son autorité lorsqu'il juge que ce dernier faillit à sa tâche (solution
lockéenne), ou si elle requiert au contraire l'indivisibilité absolue de la souveraineté (solution hobbesienne).

Il semble qu'en refusant de laisser au législateur le dernier mot face aux juges constitutionnels, les

80
STRAUSS, L., Droit naturel et histoire, op.cit., p.200.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 57
régimes contemporains se rapprochent de la solution lockéenne. Mais cette « solution libérale » adoptée
notamment par la Cour Warren aux États-Unis a suscité une opposition trop profonde de philosophes
positivistes, qui par ailleurs, comme le juriste R. Berger, étaient convaincus du bien fondé de la déségrégation
et de l'ère des droits de l'homme pour qu'on laisse aux partisans de l'activisme judiciaire le monopole du
libéralisme. C'est dans les deux cas au nom de l'état de droit que l'on approuve ou conteste la référence au
droit naturel par les juges constitutionnels.

Dès lors, n'est-il pas profondément contradictoire de traiter dans un même ensemble «  libéral » une
théorie du positivisme et une théorie des normes idéales de justice ? En affirmant que le droit naturel se
transforme en étude du droit public chez les penseurs modernes, Strauss n'oblitère-t-il pas le fait que la loi
naturelle reste l'instance critique du droit positif chez les héritiers de Locke ?

Un premier élément de réponse se déduit de ce qui a été dit précédemment. Les points de vue du
censeur et de l'expositeur tendent à converger dès lors que le censeur n'a pour idéal de justice qu'une justice
régulatrice. En tant qu'expositeur, Hart ne peut ignorer les vérités de la nature humaine qui fondent le droit
naturel. En tant que censeur libéral, il a également à charge de veiller à ce que la volonté fondamentale des
hommes soit respectée. Le souci d'un ordre viable, c'est-à-dire d'un droit public, rend ces deux points de vue
convergents.
A contrario, le point de vue normatif qui est celui de Rawls ne prétend pas s'affranchir des conditions
effectives du droit. Nous en voulons pour preuve que, dans son Libéralisme Politique, Rawls précise par deux
fois que toute théorie libérale doit être en cohérence avec la loi naturelle minimale de Hart. Car il ne peut y
avoir de justice réelle si les conditions minimales du droit ne sont pas remplies. Citant Hart, Rawls explique
qu'il « part du principe qu'une conception libérale de la justice doit inclure ce contenu minimal », et que pour
cette raison, il entend se « concentrer sur les fondements de l'allégeance que génère une telle conception en
vertu du contenu distinctif de ses principes ». Plutôt qu'une différence radicale de perspective, Rawls envisage
sa théorie de la justice comme le développement des conséquences normatives et historiques du système
légal de Hart.

On pourrait nous reprocher de passer sous silence, derrière cette convergence de perspective, le fait
que, pour Hart la perspective de l'évaluation du droit et de son analyse par le juriste ne se confondent pas.
Hart reste positiviste en ceci qu'il continue de s'opposer à l'idée qu'une loi injuste n'est qu'une corruption de loi.
Mais deux raisons nous poussent à considérer qu'il n'entend pas évacuer purement et simplement le point de
vue normatif de la science du droit.
Premièrement, il lui revient d'avoir montré en quoi le positivisme de Kelsen comportait une faille. Bien

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 58
qu'elle doive s'abstenir de juger de la question de savoir s'il s'agit du meilleur régime, la théorie du «  soft
positivm » de Hart se fonde sur les exigences de justice effectives sociales. Tout particulièrement, il doute
qu'on puisse définir la loi, à l'instar de Austin, comme un commandement, car la loi doit être obéie pour être
effective. La légalité de ce commandement ne se sépare de la « règle de reconnaissance » Or, on ne peut
expliquer l'obéissance qui fonde la règle de reconnaissance par une crainte de la sanction, ou une simple
habitude. Cette règle de reconnaissance fait appel aux conceptions du droit, elle ne peut ignorer la des
valeurs d'une société donnée. La science pure du droit gagnerait donc à définir la loi comme un fait social. De
surcroît ce fait social aussi variable selon les époques que les valeurs a un noyau d'invariabilité. Il y
« quelques truismes sur la nature humaine » et son altruisme limité à respecter pour qu'une loi soit obéie
durablement. Cette conception de l'obéissance l'amène à considérer que la règle de validation du droit ne peut
être uniquement formelle, et qu'elle doit passer le test de la « règle de reconnaissance » sociale81.
Simplement, Hart ne se prononce pas sur la valeur morale de ces normes, ni sur la question du meilleur
régime. Le point de vue normatif n'est inclus dans la science du droit qu'en tant que fait social, et horizon de
l'obéissance aux lois.
Deuxièmement, on ne saurait assez souligner que la tentative d'analyser le droit indépendamment de
sa valeur morale s'affirme avec d'autant plus de véhémence sous la plume de Kelsen qu'elle se double d'une
véritable intention morale. Car, Kelsen explique dans la Démocratie, sa nature, sa valeur pourquoi, selon lui,
loin d'être une philosophie nihiliste, le positivisme hérité de Kant seul permet de conserver au point de vue
normatif (notre « fonction critique ») son indépendance. Seule la désacralisation du droit dont il est l'acteur
peut justifier l'exercice démocratique de la critique des lois, dont il pense qu'elle doit être relativiste. En
indexant l'ordre de la justice sur l'ordre des choses, le jusnaturalisme sacralise le droit positif, et par le fait
même, détruit la fonction critique qu'il croyait sauver. En dépit des apparences, c'est la confusion globale de
l'être et du devoir-être qui détruit le point de vue moral. 82
Rien n'indique mieux l'intention morale qui habite paradoxalement la dichotomie positiviste que la
réponse de Hart aux accusations de Fuller, dans le cadre de la discussion de la condamnation des médecins
nazis par le tribunal de Nuremberg. Au motif que Hart défend une science du droit détachée de l'art législatif
de l'évaluation, Fuller lui reproche en substance de ne pouvoir penser aucune critique des normes positives
nazies, et de ne plus pouvoir se prononcer sur leur légitimité faute de n'en reconnaître pas l'illégalité. Mais il

81
HART, H., op.cit., 1994, p.116.
82
Il est difficile de voir en quoi l'idée qu'une loi injuste n'est pas une véritable loi pourrait, par elle-même sacraliser toute loi
(puisque la référence du droit n'est tant le droit positif mais la loi non écrite), sans l'adjonction parallèle d'une théorie du
monarque comme envoyé et seul interprète légitime du droit divin tout à fait étrangère à la polis aristotélicienne. Kelsen, semble-
t-il, ne perçoit pas l'ambivalence du terme de nature, et de la perspective que nous avons souligné plus haut. Il ne semble pas
faire droit au fait que la nature ne contient qu'un ordre séminal, et oublier que la nature des Anciens est un vocation à réaliser, et
qu'il n'est pas venue à l'esprit d'aucun disciple du Stagirite de considérer que tout ce qui est doit être puisque le seul être qui soit
parfaitement en adhérence à son être est le « Dieu céleste ». Pour Aristote, le choix d'une conception mécaniciste de l'univers et
une conception téléologique dépend de la façon dont on résout le problème des cieux ; et non, ultimement de l'observation des
phénomènes biologiques eux-mêmes.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 59
était facile pour Hart de répondre que l'immoralité du droit nazi n'explique pas en quoi le droit positif devrait
être indexé sur le droit naturel, au-delà de la loi naturelle minimale que les nazis ne respectaient pas, et que,
du point de vue pratique, il n'est nullement nécessaire de dire qu'une loi n'est pas une loi pour lui désobéir 83.
C'est la raison pour laquelle on trouve chez les positivistes la présence de « points de vue »
normatifs, qui révèlent la présence, aux côtés du scientifique, du sujet pratique. Il s'agit du censeur et du
commentateur chez Bentham, du théoricien de la science pure du droit et de l'analyste de la démocratie chez
Kelsen, du même théoricien de la science positive (sous sa forme sociologisée) et de «  l'altruiste limité »
raisonnable chez Hart84. Comme l'écrit MacIntyre, la « justice n'avait pas meilleure amie que Herbert Hart »85
et le jusnaturalisme classique s'est trompé de cible lorsqu'il a plaidé l'immoralité de la science pure et amorale
du droit, alors que le véritable nœud de difficultés est de savoir comment ce devoir-être publicisable du
libéralisme peut recevoir quelque objectivité et échapper au simple jeu de préférences une fois que la morale
s'est émancipée des finalités naturelles de l'homme.

I.2.4 La naturalité sous-jacente du constructivisme libéral

Ces précisions étant faites, la seconde objection peut être envisagée. N'est-il pas admis que la
différence essentielle du libéralisme et de l 'ordo juris des Anciens réside dans le fait que la première s'engage
résolument du côté de l'artificialisme, tandis que la seconde persiste à penser la cité comme un corps
naturel ? Force est de constater qu'on ne trouve pas l'idée que la « loi naturelle minimale » est le fondement
de l'ordre libéral chez d'autres théoriciens tels que Habermas, Rawls ou Donegan. Il faut même souligner que
Rawls s'emploie à substituer au langage de la loi naturelle et des biens objectifs celui de l'autonomie.
Rawls, tout particulièrement, nous donne une indication de l'opposition qui semble opposer
massivement la philosophie contractualiste du libéralisme à la notion de loi naturelle :

Considérons à nouveau l'idée de coopération sociale. Comment doit-on déterminer les termes équitables de la
coopération ? Sont-ils simplement établis par quelque autorité extérieure distincte des personnes qui coopèrent ? Par
exemple, sont-ils établis par la loi divine ? Ou bien sont-ils reconnus comme équitables par les personnes qui coopèrent
en se référant à un ordre moral indépendant ? Sont-ils ce qu'exigent la loi naturelle ou un univers de valeurs connues par
intuition rationnelle ? Ou bien sont-ils établis par ces personnes elles-mêmes à la lumière de ce qu'elles considèrent
comme leur avantage mutuel ? Pour chaque réponse, nous aurons une conception différente de la coopération sociale.
La théorie de la justice comme équité reformule la doctrine du contrat social et adopte une variante de la dernière
hypothèse, à savoir que les termes équitables de la coopération sociale sont conçus comme résultant d'un accord entre

83
HART, H., « Positivism and the Separation of Law and Morals », op.cit., p.593 sqq.
84
Néanmoins la raison pour laquelle Hart introduit le terme de loi naturelle minimale n'est pas purement et simplement une
considération normative indépendante de l'analyse épistémologique de la loi. L'argument qu'il avance contre Kelsen est
qu'aucun système légal ne peut être efficient s'il n'assure ; la condition de réciprocité pour le respect de la loi n'est. Le respect de
la Grundnorm n'est pas autonome.
85
MACINTYRE, A. »Theories of Natural Law in the Culture of Advanced Modernity »Common Truths: New Perspectives on
Natural Law, éd Edward B. McLean, 91 - 115. Wilmington, DE: ISI Books, 2000, p.100.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 60
ceux qui coopèrent, c'est-à-dire entre des citoyens libres et égaux qui sont nés dans la société où leur vie se déroule. 86

L'antagonisme du contractualisme et de la loi naturelle qui structure ce texte se trouve clairement exprimée
lorsque Rawls oppose la loi naturelle connue par une « intuition rationnelle » individuelle et la loi dont décident
collectivement les membres d'une coopération sociale équitable. La loi naturelle n'est pas perçue dans ce
texte comme ce qui fonde la délibération commune et les procédures qui la règlent, mais comme ce qui
l'entrave.87
La distinction paraît d'autant plus cruciale qu'elle occupe une position architectonique dans l'exposé
du libéralisme politique de Rawls. Car, poursuit-il, en vertu de son caractère indubitable et statique, elle ne
peut « être conçue comme le résultat d'un accord entre ceux qui coopèrent ». C'est tout l'objet du
procéduralisme de garantir que les individus ne manipulent pas les procédures de délibération publique en
fonction de leurs intuitions morales privées.
De ce point de vue, il est toujours possible pour Rawls de faire valoir que le jusnaturalisme des pères
du libéralisme américain ne représente plus qu'un habillage rhétorique qui masque la véritable révolution qui
s'opère dans l'émergence d'une constitution des droits de l'homme, qui consacre l'autonomie des sujets de
droit. Si cette autonomie en reste à un stade embryonnaire au XVIII e siècle, c'est précisément parce qu'elle
était encore trop liée à la vieille idée de nature. C'est d'ailleurs ce que suggère sa description de la trajectoire
du libéralisme, comme passage d'un simple modus vivendi, lié à l'explosion du modèle théologico-politique, au
consensus par recoupement qui s'adressent à des citoyens marqués par l'idée que le pluralisme n'est pas
qu'un fait mais qu'il manifeste les difficultés du jugement moral (pluralisme raisonnable).

Entre constructivisme radical et finalisme aristotélicien : l'ontologie minimale


Rawls suggère donc que le jusnaturalisme des pères de la Constitution est le corrélat de son aspect
encore primitif et balbutiant. Ce qui justifie cette remarque se laisse aisément comprendre dans l'économie de
l'œuvre de Rawls. Pour que les normes publiques issues des principes de justice rawlsiens puissent être
effectivement acceptables par tous, elles doivent être épurées de toute conception métaphysique de l'homme.
S'il pouvait être démontré que ces normes n'ont en réalité aucune neutralité morale ou métaphysique, la
théorie de la justice rawlsienne se trouverait exposée à la critique perfectionniste 88. En plus des objections
perfectionnistes, il doit affronter celles que lui adressent le philosophe allemand J. Habermas dans son
Faktizität und Geltung selon lequel sa Théorie de la Justice a pour fonction de limiter les volontés individuelles

86
RAWLS, J., Libéralisme politique, op.cit., p.47.
87
Dans la suite de ce texte, Rawls précise l'opposition de l'intuition rationnelle et de la compréhension constructive et politique de
la morale qu'il défend en quatre points successifs. Nous n'en retenons que le premier point, qui, seul, concerne réellement la loi
naturelle, car, en dépit de l'assimilation de la loi naturelle à une forme d'intuition rationnelle, Rawls ne cite guère de penseurs
jusnaturalistes dans son commentaire de l'intutionnalisme(I, III, §1).
88
RAWLS, J. A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 1971, tr. fr. C. Audard, Théorie de la justice, Paris,
éd. Seuil, 1987.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 61
parce que le sujet est doté d'un sens de l'équité. Rawls est, selon ce dernier, l'héritier de Kant pour qui les
préceptes moraux sont connus par la conscience individuelle indépendamment de l'exercice dialogique, par-
opposition à sa propre théorie de la communication. Dans son Libéralisme, Rawls reconnaît que les
soubassements théoriques kantiens du constructivisme moral qui fondaient encore le contractualisme de sa
Théorie de la Justice89 doivent être effacés pour que son ambition première « soit perçue plus clairement et
puisse rester relativement à l'abri des objections »90. En réponse à cette critique, il précise alors que même, la
métaphysique kantienne et sa conception monologique de la « loi morale », explique Rawls, n'est pas
nécessaire à la théorie procéduraliste des droits qu'il propose 91. Par voie de conséquence, ces normes de
justice ne doivent pas être comprises comme des impératifs collectifs mais comme des règles procédurales.

Aussi l'opposition de Rawls à la doctrine jusnaturaliste ne peut être plus claire : «  la justice comme
équité », écrit-il, « est une conception politique de la justice, et bien qu'elle soit évidemment une conception
morale, celle-ci n'est pas l'instance d'une doctrine jusnaturaliste »92. Cependant, il semble que Rawls, en
accusant à ce point l'opposition du contractualisme libéral et de la tradition de la loi naturelle ne soit cohérent
ni avec l'idée libérale de l'autonomie, ni avec lui-même.
Il paraît évident que la nécessité du contrat et de la « coopération sociale » ressort du fait que le sujet
dispose préalablement d'une conscience individuelle et de son droit naturel à la dignité qui lui permet de se
poser comme instance contractante. Car il faut bien que l'homme puisse connaître la règle du respect d'autrui
pour qu'il puisse en venir à envisager la coopération avec autrui, autrement que sur un mode utilitaire. Sa
conception « politique » de la personne présuppose bien un sens de l'équité. Il semble même crucial pour le
concept d'autonomie politique que celui-ci, comme chez Kant, puisse connaître la loi morale en lui, de sorte
que la coopération sociale ne se déroule pas sans arrière-plan normatif, faute de quoi l'ordre politique ne ferait
que continuer l'état de guerre de tous contre tous. Sur le plan conceptuel, on peut donc douter qu'il ait raison
d'affirmer que son propre contractualisme s'oppose en tous points à une doctrine jusnaturaliste.
D'autre part, le fait qu'il se réfère lui-même dans son Libéralisme politique à la loi naturelle de Hart, et
son « altruisme limité » comme le fondement de l'ordre politique ne saurait mieux parler pour notre thèse 93.
Tout en écrivant explicitement que sa conception de l'équité s'oppose à toute doctrine de la loi naturelle, à
deux reprises, Rawls explique que la théorie de la justice présuppose que tout ordre légal se fonde sur la loi
naturelle minimale de Hart.

89
HABERMAS, J., Faktizität und Geltung, Frankfurt, Suhrkaamp, 1992.
90
RAWLS, J., PL, op.cit., p. 264.
91
« I believe that Habermas thinks that in my view the liberties of the moderns are a kind of natural law, and therefore, as in
the case of Kant on his interpretation, they are external substantive ideas and soimpose restrictions on the public will of the people.
Rather, justice as fairness is a political conception of justice, and while of course a moral conception, it is not an instance of a natural
lawdoctrine. » RAWLS. J, op.cit., p. 406. Nous soulignons. Rawls fait allusion à Between facts and norms de Habermas.
92
Ibid.
93
RAWLS, J., Political Liberalism, op.cit., p.109, p.161.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 62
Plus radicalement, on pourrait demander si la substitution du langage de l'autonomie et de la dignité à
celui du droit naturel peut réellement faire l'économie de toute assertion anthropologique, pour être réellement
« à l'abri de toute objection ». Le langage de l'autonomie peut-il se substituer purement et simplement à celui
des biens objectifs ? Dans la fiction du voile d'ignorance proposée par Rawls, la mesure du bien objectif est
donnée, non plus par une liste minimale, telle qu'on la trouve chez Hart, mais par la position d'un sujet
pratique détaché de ses intérêts et de sa propre doctrine du bien – détachement initial qui fait dire à Rawls
que les conclusions pratiques des procédures délibératives sont absolument construites. Or celui-ci doit
considérer dans cette procédure « tout ce qu'un homme rationnel veut, quoi qu'il veuille par ailleurs. »94 La
quête des principes de la justice est donc indissociable de la connaissance de ce que «  tout homme rationnel
veut ». Bien que Rawls soit moins prêt à reconnaître ces « biens minimaux » que Donagan ou Arkes, il est
difficile de voir comment le sujet pratique pourrait décider « ce que tout homme rationnel veut quoi qu'il veuille
par ailleurs » sans faire appel aux biens minimaux explicitement nommés par Hart. Le bien du « respect de
soi » excède largement les conditions matérielles de la survie auxquelles Hart cantonne sa liste, les biens qui
donnent la « mesure objective » de la justice consistent, sous la plume de Rawls, non seulement en « droits et
libertés », mais également en « opportunités et pouvoirs, en revenu et en santé ». Qu'est-ce que cette
connaissance, sinon la connaissance anthropologique ou ontologique des biens qu'il cherche et dont tout
homme dispose ?

Autrement dit, l'idée selon laquelle la coopération sociale devrait se fonder sur une norme
antécédente de la conscience, et ne se référer à aucune connaissance morale antécédente, ne paraît pas
s'accorder avec les propres déclarations de Rawls. S'accorde-t-elle davantage aux déclarations des autres
penseurs du libéralisme ? La théorisation des droits naturels par Dworkin cherche à éviter le même écueil que
Rawls. Il est essentiel, souligne Dworkin que la théorie libérale des droits « ne repose pas sur une théorie
spécifique de la personne », ou de la vie bonne95. Les normes publiques doivent être arrimées sur un contenu
substantiel des droits dont le plus éminent est le droit à « l'indépendance morale »96. Ces droits fondamentaux
sont effectivement fondamentaux et pré-politiques en ceci qu'ils sont le respect dû aux êtres libres,
indépendants et égaux que nous sommes et doivent être protégés contre les décisions majoritaires et les
instrumentalisations utilitaires de ces droits fréquemment invoquées pour raison d'état, ou au nom de l'intérêt
du plus grand nombre97. Dworkin ne refuse donc en aucun cas le langage fondationnel des droits naturels. 98

94
Id., p. 92 .
95
DWORKIN, R., « Liberalism » in Michael Sandel ed., Liberalism and its Critics, New York, NYU Press, 1984, p. 77.
96
DWORKIN, R., A Matter of Principle, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1985, p. 355.
97
Id., p. 66.
98
Dworkin écrit : "If the crude description of natural law I just gave is correct, that any theory which makes the content of law
sometimes depend on the correct answer to some moral question is a natural law theory, then I am guilty of natural law.", ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 63
Chez Rawls et Dworkin, la quête de ce que « tout homme rationnel veut quoi qu'il veuille par ailleurs »
aboutit plus clairement à la reconnaissance de l'autonomie morale du sujet de droit comme bien fondamental
et inaliénable. C'est cet aspect d'inaliénabilité nous permet de le considérer comme un droit naturel que tout
homme connaît et respecte, alors même que Rawls refuse de considérer l'idée d'une loi morale pré-politique
comme un fondement du libéralisme.

Quoi qu'il en soit, la tentative d'expulsion d'une définition trop empreinte de métaphysique des lois
naturelles minimales ne doit donc pas être confondue avec un scepticisme radical qui, pour laisser la volonté
des sujets de droit tout à fait libre, s'abstiendrait de se prononcer sur ce que les hommes veulent
généralement, ou devraient vouloir sous des institutions libres. Rien chez Rawls ou Dworkin ne confirme
l'assertion de Kelsen selon lequel « le relativisme est ]la conception du monde que l’idée démocratique
présuppose99 ». Rien ne confirme non plus que les procédures de justice envisagés par Rawls ne se fondent
pas sur quelques assertions ontologiques minimales, qui le placent, comme le pense Habermas, du côté du
jusnaturalisme.
Pour Dworkin, tout particulièrement, l'ambition de mettre hors jeu des doctrines du bien n'implique pas
que l'on soit un sceptique sur le plan métaphysique, et, devrait-on ajouter, il empêche que nous ne le soyons
totalement si le levier de la justice est la considération des hommes en tant qu'égaux et susceptibles de
s'entendre sur certaines volontés jugées minimales. Rien ne paraîtrait plus dogmatique aux sceptiques
authentiquement pyrhoniens que le postulat que l'on pourrait connaître, comme Rawls le pense, ce que les
hommes cherchent de façon universelle.

Constructivisme et ouverture historique des droits naturels


Néanmoins, Rawls peut à bon droit considérer sa théorie comme une théorie constructiviste car la
considération des traits permanents de la nature humaine n'est aucunement liée à une théorie statique des
droits naturels. Notons que Rawls tout particulièrement a modifié son système de manière à intégrer l'aspect
historique de ces droits fondamentaux ou biens minimaux dans son Libéralisme politique. Alors que la
situation originelle de la Théorie de la justice s'adressait à un soi désencombré de ses propres doctrines,
l'exigence d'épuration des normes publiques est conçue dans Libéralisme politique comme une spécificité de
la société libérale, définie par un pluralisme limité aux « doctrines raisonnables ». La question qui est posée
est donc moins large : il ne s'agit plus de savoir ce tout homme raisonnable veut a minima, mais ce que
chaque sujet de droit dans une société libérale pourrait vouloir. Les biens minimaux que sont censés
défendre les droits fondamentaux sont les biens sans lesquels le sujet pratique ne pourrait concevoir aucune
99
KELSEN, H., La démocratie. Sa nature, sa valeur , Paris, Dalloz, 2004. trad. Charles Eisenman, préface de Philippe
Raynaud, chapitre 7.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 64
existence digne.
Aussi ne doit-on pas comprendre, nous semble-t-il, la liste des bien minimaux comme une liste fixée à
tout jamais aux conditions inaltérables de la survie. De même, l'absence d'une telle liste chez certains
théoriciens du libéralisme, comme Rawls, ne peut-elle être perçue comme un véritable défaut de leur système
ou une concession à une figure purement formelle de la liberté autonome. Car la raison de cette absence a
trait à la méthode qui est la leur: non pas déduire la justice des normes d'une définition immuable de la nature
– même dans ses aspects minimaux - mais demander au sujet politique les conditions qui, indépendamment
de ses propres conceptions du bien et des fins de l'homme, sans lesquelles il n'est pas d'existence digne, de
sorte à établir un « consensus par recoupement ». La notion de justice et de nature humaine qui en découle
n'est donc plus a priori mais construite a posteriori dans le processus d'élaboration des normes publiques.
Cette mutation permet notamment de répondre à l'objection communautarienne classique selon laquelle cette
extraction des droits jugés fondamentaux et indissociables d'une vague notion de dignité suppose l'extraction
du cadre spatio-temporel qui les constitue. Autrement dit, elle supporte la reconnaissance des particularités
non universalisables du sujet pratique libéral, et elle comporte bien un aspect constructiviste.

La moralité des biens minimaux


La question que pose inévitablement le scepticisme radical au libéral est de savoir comment il peut
passer de cette loi naturelle quasi physique héritée de la critique hobessienne des fins ultime à une véritable
source d'obligation morale. Pourquoi le sujet pratique devrait-il vouloir pour les autres les biens qu'il veut pour
lui-même ? Quelle est la source du respect pour les normes publiques ? Est en question le motif pour lequel le
sujet devrait calculer l'utilité générale des utilitaristes, défendre les droits fondamentaux ou se livrer à
l'exercice du voile d'ignorance.

Cette difficulté évidente peut être opposée à la fois à la tradition utilitariste et à la tradition
déontologiste. Elle découle directement du geste sceptique que nous avons identifié au défi libéral. En
découplant le domaine de la connaissance et le domaine des préférences morales, le défi libéral mettait la
tradition classique en demeure de montrer ce qu'il y aurait de naturel dans les fins morales que vise l'homme,
et en quoi ces fins accompliraient sa nature d'être rationnel. En l'absence de lien substantiel entre les
inclinations naturelles et les fins dites naturelles, le règne de la morale et de la nature devaient être séparés.

Face à cette question, on peut isoler deux grands types de réponse. Les déontologistes citeront le
principe évident selon lequel la personne morale est une fin en soi, et en déduiront la maxime universalisable
selon laquelle toute action doit permettre de traiter le sujet morale comme une fin en soi. Dworkin et Rawls
peuvent être inclus dans ce type de réponse, qui fonde l'autonomie juridique et l'inaliénabilité de la personne

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 65
morale dans le principe selon lequel le sujet pratique est une fin en soi.
Les procéduralistes, sans renier ce principe fondateur, contesteront qu'il puisse s'imposer à la façon
d'un impératif catégorique évident à tout sujet pratique, qu'il substitueront par les implications morales que
porte en elle la forme du discours. Le droit naturel est alors dialogique et communicationnel. Outre les
systématisations explicites de cette direction philosophique que l'on trouve chez J. Habermas dans les
conditions idéales du discours, et chez Hampshire dans la notion de rationalité procédurale 100, on la trouve
dans l'examen des « normes procédurales de droit naturel »par L. Fuller.101

Si nous ne pouvons réellement détailler comment ces deux réponses se complètent et s'opposent,
contentons nous de noter qu'elles s'accordent sur le fait qu'il doit être possible de déduire des conditions d'agir
du sujet pratique les normes universelles de la morale, débarrassée de ses embarras métaphysiques. Mais
ces normes peuvent difficilement être détachées du principe selon lequel la personne humaine doit être
considérée comme sa propre fin – et défendue contre tout ce qui pourrait en faire un moyen en vue d'autre
chose qu'elle même. Bien que ce principe ne puisse valoir par lui-même sans que soit défini précisément ce
sans quoi une personne cesse d'être traitée comme une personne digne, c'est-à-dire sans qu'à ce principe
soit adjointe une série de biens minimaux qui définissent l'autonomie concrète dans la morale et le droit, il est
clair que la nécessité de définir une telle liste procède elle-même d'une intention morale du libéralisme qui fait
de la personne l'ultime finalité de la loi.

Conclusion du chapitre II :
Le nouveau paradigme de la loi naturelle

Au terme de cette présentation du défi libéral de la loi naturelle principalement chez Hart, Dworkin et
Rawls, nous pouvons rassembler ces « quelques truismes » autour de cinq ruptures qui mettent en évidence
la nouveauté des lois naturelles minimales qui semblent caractériser la logique des droits libéraux et du sujet
autonome qui les fonde.
Premièrement, le scepticisme vis-à-vis des finalités de l'homme se traduit par le recentrement de la loi
naturelle sur les conditions objectives du raisonnement pratique, conditions définies par le consensus autour
d'un certain nombre de volontés minimales auxquelles tout homme rationnel est censé adhérer.
Si Aristote présupposait qu'il existait des endoxas, c'est-à-dire des semi-vérités partagées par tous les
citoyens, on ne trouve pas chez lui, ni chez ses disciples, l'assimilation entière du droit naturel à quelques
100
HABERMAS, J., Theorie des kommunikativen Handelns, 1981, trad. J.M. Ferry et J.L. Schlegel, Théorie de l'agir
communicationnel, Paris, Fayard (1987).
101
FULLER, L., The morality of law, Yale University Press,1969.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 66
« vérités évidentes ». De façon caractéristique, Rawls assimile la tradition jusnaturaliste à l'intuitionnisme
moral102, comme si la loi naturelle devenait maintenant l'équivalent de l'évidence morale.
Deuxièmement, et consécutivement, la légitimité de la loi naturelle tient désormais à ce qu'elle peut
serrvir d'outil de persuasion publique. Ces conditions doivent être, pour reprendre l'expression de Rawls,
« largement partagés et pourtant faibles », c'est-à-dire correspondre à des biens minimaux, des biens
généralement voulus par les sujets de droit, « relativement à l'abri des objections » du scepticisme. On compte
parmi ces conditions tout ce qui a trait à la simple et survie, et, plus largement à la possibilité d'agir en fonction
de ses propres conceptions de la vie bonne – fussent-elles définies de façon englobante, métaphysique et
communautaire. Ce dernier explique pourquoi la dignité dont il est question est nécessairement évolutive,
puisqu'il s'agit d'une variable d'ajustement en fonction des éthiques personnelles historiquement situées. Dans
la reconfiguration de la loi naturelle, le libéralisme n'a pas besoin de postuler que les volontés visent
généralement certains biens moraux, en dehors de certaines conditions matérielles minimales, mais
simplement que les sujets de droit partageront en cas de désaccord a minima leur volonté de vivre selon leur
propre conception du bien. Paradoxalement, la loi naturelle minimale peut se traduire dans une société riche
par une inflation maximale des droits et l'apparition d'une « justice totale » dont le propre est de prendre en
compte tous les aspect de la revendication d'autonomie matérielle, culturelle, spirituelle, sexuelle.
Corrélativement, il devient légitime de mesurer la validité de la loi naturelle en fonction de sa capacité
à convaincre tout homme rationnel, indépendamment de son inscription historique et sociologique. Les
truismes de Hart peuvent être pensés comme les conditions minimales de la justice dans l'exacte mesure où
elles peuvent être reconnues sans allégeance à aucune conception métaphysique et téléologique du bien et
de la nature humaine.
Troisièmement, en tant que constat sur les volontés minimales inhérentes à la nature humaine, le droit
naturel de Hart se ramène à des éléments théoriques, mais que l'idée d'un altruisme limité qu'il inclut au
nombre de ces vérités théoriques fait basculer le droit naturel et sa dynamique d'autonomie du côté de la loi
naturelle pratique et son devoir de respect. Par là, la loi naturelle moderne n'est pas seulement la conclusion
d'observations, mais en tant qu'ensemble de devoirs moraux, elle constitue également la prémisse de
raisonnements pratiques. C'est ce qui lui permet de se formuler comme une injonction aux sujets de droit
comme au souverain, et de servir le dessein libéral du contrôle du législateur.
Quatrièmement, dans sa version déontologiste et procéduraliste, loi naturelle minimale ne peut
s'accommoder d'aucun élément utilitariste, qui, au nom de la maximisation, pourrait amener à sacrifier les
biens élémentaires.

Par conséquent, et cinquièmement, la loi naturelle libérale ne peut prendre la forme que d'une

102
RAWLS, J. LP, op.cit., p.47.

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injonction négative, car la liberté politique qui est en jeu est définie négativement: est libre d'un point de vue
juridique toute décision dans laquelle ni autrui ni aucune autorité (Église, État) ne se substitue au jugement de
l'individu.

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE :

La loi naturelle comme objectivité pratique

Le défi libéral, rappelons-nous, se présentait initialement comme une mise en doute aussi radicale
qu'efficace de la vielle notion de « bien suprême » et de finalités naturelles. Elle s'apparentait donc à un geste
sceptique. Or, notre présentation de l'envers normatif de la critique libérale rend manifeste deux points qui ne
manqueraient pas d'apparaître comme dogmatiques à d'authentiques pyrrhoniens.
Ni les biens minimaux de Hart, ni les droits fondamentaux de Dworkin, ni la « priorité de la justice sur
le bien » ne pourraient remplir les fonctions qui sont les leurs, si rien ne pouvait être connu de la nature
humaine et de ce que l'homme veut. Ce qu'il veut étant l'autonomie elle-même, ou la faculté de vouloir comme
il l'entend, cette anthropologie ne doit rien aux anciennes philosophies. En réponse à la question sceptique,
qui met le philosophe en demeure de montrer qu'il dispose d'une authentique connaissance de la nature
humaine, les auteurs répondent « très peu », mais c'est bien cette connaissance minimale qui donne un
contenu aux droits.

Aussi peut-on dire pour caractériser la loi naturelle qu'elle est simplement synonyme de ce qui
s'apparente, comme le souligne Hittinger, dans la vocabulaire aristotélo-thomiste à l' ordo quem ratio non fecit,
sed solum considerat103. Un tel commentaire peut étonner si l'on a, selon une séparation généralement
admise, caractérisé le passage du droit des Anciens au droit des Modernes comme le passage d'un droit enté
sur l'ordre objectif de la nature à un droit fondé sur la seule volonté du sujet autonome. En réalité, cette
caractérisation laisse dans l'ombre la refonte libérale d'une tradition concurrente de la loi naturelle,
particulièrement vivace dans l'espace intellectuel et politique américain, qui fonde les normes publiques à la
manière de Hobbes et de Hart, sur l'observation des régularités objectives de cette volonté liées à l'universelle
volonté de survivre, ou, à l'instar de Rawls ou Dowrkin, sur la présupposition qu'un consensus par
recoupement est possible – qu'il y a donc des biens qui sont effectivement partagés par les sujets de droit.
Bien entendu, la théorie kantienne du sujet activité pense cet ordre comme un ordre posé par le sujet
103
THOMAS D'AQUIN, In Decem Libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum, Taurini, éd. Marietti, 1934, I, lectio 1.1, cité dans
HITTINGER, R., « varieties of minimalist natural law theories  », The american journal of jurisprudence, 4,1989, p.11. L'analyse
globale de ce chapitre lui est explicitement emprunté.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 68
lui-même. Mais, contrairement à une volonté de toute puissance, cette volonté ne peut pas tout vouloir. Elle se
reçoit comme une volonté qui légifère pour tout être de raison. Si le sujet n'est normé par aucune autorité, sa
volonté ne peut s'émanciper de sa nature d'être vulnérable et il ne peut, dans l'idée libérale de justice, décider
rationnellement de n'être pas « altruiste » et équitable.

De surcroît, le pari de la possibilité d'un consensus ne se fonde pas que sur les traits théoriques du
fonctionnement humain, il est la traduction d'une nouvelle forme de téléologie selon laquelle le sujet pratique
est une fin en soi, et que cette fin auto-réferentielle doit être reconnue par les autres agents moraux. . En effet,
il apparaît que le constructivisme politique du libéralisme présuppose largement l'idée selon laquelle le sujet
autonome doit être traité comme une fin en soi, et que la quête de principes de justice sous le «  voile
d'ignorance » perdrait tout son sens si autrui ne s'imposait à la conscience comme une autonomie qu'il me
faut respecter. L'autorité du droit naturel et donc indissociable, dans son versant normatif, d'une véritable loi
naturelle qui impose à la conscience le devoir de traiter autrui comme soi-même. Alors que la formulation
initiale de Hart que nous commentions suggérait une conscience qui se norme, nous comprenons maintenant
que les différentes théories de la justice libérale admettent implicitement que sa conscience est d'emblée
structurée par une norme qu'il ne peut mettre en cause sans défaire l'état de droit, à savoir, le respect d'autrui
comme une fin en soi et comme un être également autonome.

Loin que cet ancrage naturaliste et objectiviste du libéralisme contredise sa dimension constructiviste,
le type particulier de téléologie que doit respecter le droit positif permet une variation du droit qui épouse les
contours de l'histoire et des mœurs. Car ce qu'il s'agit de protéger est sa faculté d'invention de soi, et la seule
volonté permanent qu'on lui prête est de toujours vouloir la défendre. Si les biens minimaux de la sécurité ne
changent pas, le principe de reconnaissance mutuelle laisse l'entière responsabilité de la création des droits
aux procédures de délibération.

Les fondements de la critique du perfectionnisme sont ainsi posés : si le bien qui lui serait imposé
politiquement et socialement ne fait pas appel aux seuls motifs de sa volonté mais à la coercition de la loi, si
ce bien ne peut être choisi librement par la volonté, alors la volonté du sujet n'est plus reconnue comme une
fin, et ce dernier se voit utilisé comme simple moyen de l'achèvement d'un telos supérieur à lui-même. La loi
naturelle minimale se donne donc comme une loi dans l'exacte mesure où elle répond au défi pluraliste.
Concentré sur les aspect les plus saillants évidents de la nature humaine, elle ne prête à la société moderne
quelque secrète unité de puissance qui justifierait qu'on l'éduque ou qu'on restaure le langage des finalités en
dépit du fait pluralisme et de la norme politique qu'il fait surgir.

DEUXIÈME PARTIE – ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PLURALITÉ


Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 69
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que la loi naturelle conserve son « attrait » dans la pensée
libérale même sous la plume de ceux qui la nient frontalement. Il y a donc fort à parier que la permanente
étrangeté du droit naturel tient à ce qu'il rappelle encore trop la polis des anciens. Pourtant, l'étude de la
logique des lois naturelles minimales permet de lever ce soupçon. Elle ne nous a pas seulement montré qu'il y
avait encore de la nature sous les formulations les plus constructivistes d'un penseur majeur tel que J.Rawls,
elle nous a également montré que la nature des Anciens avait laissé place à une autre sorte téléologie qui ne
leur devait assez peu, selon laquelle autrui en tant qu'être autonome ne peut être jamais considéré comme
une fin en soi. Il s'en faut donc de beaucoup pour que l'ambition « neutraliste » du libéralisme doive passer
une épistémologie antinaturaliste pour parvenir à se défaire du langage des finalités aristotéliciennes.

Seule une insatisfaction vis-à-vis du modèle de justice libéral et des lois naturelles minimales peut
donc justifier qu'on entende « relancer l'histoire du droit naturel », soit pour en approfondir encore la libéralité,
soit pour en dénoncer l'immoralité. Mais la relance du droit naturel classique doit faire face au fait pluraliste et
se dégager de ce qui semble son dilemme politique. Soit l'on reste fidèle à l'idée selon laquelle la loi naturelle
fonde l'unité de la cité et s'oppose aux excès du pouvoir principalement parce qu'elle informe le sens commun
et la « loi civile », et force est de constater que le sens commun n'offre plus l'unité espérée dans la société de
la « guerre des Dieux ». Soit l'on tente, comme dans la République, de forger sur l'idéal d'une loi naturelle
l'utopie d'un gouvernement de la raison et l'on cède à l'illusion de la restauration. Cette dualité comporte un
dilemme en ce que chacun des termes rompt avec l'ambition de fonder les lois sur la raison commune pour
gouverner politiquement.

Mais, en amont du problème politique de la loi naturelle se pose la question de sa recomposition


épistémologique dans la philosophie contemporaine. Si les normes libérales peuvent dans le modèle
procéduraliste et kantien renvoyer à l'idée d'une connaissance naturelle ou spontanée des principes de la
morale de l'autonomie réciproque, le problème consiste à savoir jusqu'où s'étend cette connaissance. Le
domaine des fins eudémoniques peut-il en faire partie ? La morale peut-elle penser autre chose que des
règles universalisables de coexistence ? Et ce qui s'oppose à l'inclusion des fins dans le domaine de la
connaissance légitime est le simple fait de la pluralité morale.

Répondre à l'objection adressée par Hart et Rawls nécessite une première clarification historique
(II.1). L'exposé du thème principal de First Grace de Hittinger nous permettra demander si comme l'affirme
Hart le jusnaturalisme classique supposait une unité morale du genre humain, et de poser le problème interne
de loi naturelle : comment un fait culturel peut-il entraîner l'ignorance des préceptes de la loi naturelle ?

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 70
C'est précisément cette question qui occupe A. MacIntyre 104, dont les récents ouvrages sur la loi
naturelle méritent à ce titre d'être commentés. Comme nous le verrons, la perception de ce problème lui
impose une solution qui s'apparente à une révolution épistémologique plutôt qu'à une restauration. (II.2) Ce
nouveau régime épistémologique impose la nécessité d'une réfutation des normes neutres et accessibles à
tous que nous suivrons progressivement. (II.3)

Chapitre I
104
Toutes les traductions de MacIntyre de la seconde partie sont les nôtres, sauf mention contraire.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 71
La pluralité : l'impensé du jusnaturalisme ?

Il paraitrait sans doute curieux à l'auteur de First Grace de mettre la tradition classique en demeure de
rendre compte du fait de la pluralité, comme si la pluralité des doctrines morales lui était par nature étrangère.
Sur le plan purement historique, l'affirmation de Hart et de Kelsen selon laquelle toute doctrine de la loi
naturelle postule que les hommes sont « également voués » et « unis » dans leur conception du bien paraît
inexacte. Jamais on ne trouve sous la plume d'Aristote ou de Thomas une telle assertion, et Hart ne nous en
donne aucune indication.

II.1.1 Sens du jusnaturalisme : la nature derrière la pluralité

En affirmant que l'on trouve chez Platon et Aristote ainsi que chez tous leurs lointains disciples la
thèse de l'uniformité morale du genre humain, il semblerait que ce dernier n'ait pas pris en compte la
remarque inaugural de l'Éthique à Nicomaque : « Les choses belles et les choses justes qui sont l'objet de la
Politique donnent lieu à de telles divergences et à de telles incertitudes qu'on a pu croire qu'elles existaient
seulement par convention et non par nature. »105
Dans la Somme comme dans l'Éthique à Nicomaque, le thème du désaccord sur les fins constitue un
véritable topos106. A la suite d'Aristote, Thomas d'Aquin traite en de nombreux endroits du désaccord 107 et,
avant de développer la conception la plus haute à ses yeux de la vie bonne, établit la liste des douze
conceptions du bien de l'homme 108. C'est donc peu dire qu'il a conscience que les conceptions de la vie bonne
sont, comme l'écrit Hart, discutables et sujets éternels de contestation. L'hédonisme constitue l'exemple même
d'une conception du bien fausse et largement répandue. Il est également évident que, dans les rares
passages où Thomas envisage le jus gentium, des francs jusqu'aux Germains il ne le confond pas avec le j us
naturale. - et affirme même que, chez les Germains, l'interdiction du meurtre n'est plus dotée d'évidence.

Thomas ne contredirait donc certainement pas Léo Strauss lorsque ce dernier explique que le
désaccord moral est en réalité le motif principal de la quête des principes de la justice. 109 Là où l'autorité d'une
convention prévaut, nul besoin d'en appeler à la raison éternelle. L'enquête philosophique manifeste la
conscience d'une crise ou, pour le moins, d'une insuffisance des décrets moraux qui ont autorité dans la cité
De sorte que, sans la conscience de la « complexité » dont Hart pense qu'elle manque à la tradition classique,
il serait difficile de rendre compte de la recherche philosophique elle-même. Dénoncer dans la recherche des
105
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op.cit.,1094b14.
106
Id.,1095b14-109610 ; THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., q.2, a. 1-6.
107
THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., I–II, q. 93 a. 2c; q. 94 a. 2c, a. 4, a. 5 ad 1, a. 6c; q. 99 a. 2 ad 2; q. 100 a. c, a. 3c, a. 6c, a. 11c.
108
Id., I-II, 2, 1-8; 3,6.4,6-7.
109
STRAUSS, L., Droit naturel et histoire, op.cit., p.21-22.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 72
principes naturels et transcendants de la justice et de la vie bonne une négation principielle de la pluralité des
visions du bien reviendrait à en ignorer le motif initial.

II.1.2 Perte de la loi naturelle

Comment se fait-il alors que ce qui était pour Aristote et Thomas d'Aquin le motif initial de l'enquête
philosophique soit devenu le motif de sa condamnation ? Pourquoi penser que la pluralité des conventions
condamne d'avance la quête d'un juste en soi ? La réponse ne se fait pas attendre : la thèse classique ne
peut rendre compte du fait pluraliste étant donné qu'en droit, si les principes de la raison sont per se nota, ils
devraient informer les opinions communément reçues et le jus gentium. Or, il n'en est rien.

On ne sera pas étonné de ce que R. Hittinger cherche à briser cette équivalence pour montrer la
crédibilité de la raison jusnaturaliste. Si l'on attend donc de la loi naturelle qu'elle corresponde au jus gentium,
c'est parce qu'on considère que le concept de loi naturelle implique son évidence. Pourquoi la loi naturelle
classique devrait-elle se présenter à l'esprit comme une évidence ou n'être pas ? Deux évolutions se croisent
selon ce dernier pour expliquer que la modernité pense la loi naturelle sur le mode de l'évident. La première
évolution porte sur les nouveaux canons de la science. Dans la science émergente du XVIe siècle, la validité
d'une loi se vérifie à ce qu'elle permet de ramener un phénomène à son expression la plus régulière et la plus
simple et qu'elle subsume bien tous les cas particuliers sous sa règle générale. Si, comme Hobbes hier et Hart
aujourd'hui, on cherche à déterminer les principes d'une science du droit ou de la politique, il va de soi que la
loi naturelle en tant qu'ordre des choses doit être pensée selon les régularités d'une loi physique. Elle doit être
réductible à la claire évidence nomologique, c'est-à-dire à ce qui est « premier dans les choses ». La volonté
de Hobbes et de Hart de rapporter le comportement humain aux mécanismes clairs et distincts d'une loi
régulière, et de traiter la loi naturelle comme un jeu de stimuli et de réponses a selon lui largement contribué à
discréditer l'idée d'une inclination au bien, alors que la loi naturelle de Thomas d'Aquin en tant que loi
spirituelle ne répond pas à ces conditions d'observations. Dire par exemple que les principes et conclusions
de la géométrie euclidienne sont connus en vertu de cette inclination ne revient pas à dire qu'elles relèvent
toutes de l'ordre de l'évidence, et encore moins que tous les hommes sont également doués pour en tirer les
conclusions adéquates.
L'équivalence du moral et de l'évident a également partie liée avec la pression exercée par la société
libérale et de sa quête de consensus. Les motifs philosophiques qui forgent cette équivalence ont trait
précisément à la loi naturelle moderne dont nous notions qu'elle considérait l'objectivité pratique politique
comme synonyme d'accessible à tous. Il en va de la possibilité de déterminer, comme le sujet sous le voile
d'ignorance, ce que « tout homme rationnel veut quoi qu'il veuille par ailleurs ».

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 73
La nécessité du consensus aurait donc, si l'on suit Hittinger sur ce point, opéré la réduction implicite
de la loi naturelle aux principes évidents de la raison pratique en l'assimilant à ce qui est «  premier dans la
cognition ». La loi naturelle doit pouvoir se présenter comme un code immédiatement connaissable auquel il
ne resterait plus qu'à obéir : sa fonction est, comme celle du censeur de Bentham, de «  mettre un terme au
débat » Corrélativement, la plurification sociale et l'éclatement des « valeurs » ont créé une situation politique
dans laquelle le consensus ne pouvait se former qu'autour d'éléments eux-mêmes évidents de la nature
humaine – de ce qui est premier dans la nature et dans l'esprit.

Si ce qui justifie cette équivalence paraît clair, néanmoins, il reste à expliquer en quoi cette double
équivalence rompt avec la loi naturelle classique. Ce qui fait de cette équivalence une rupture vis-à-vis de la
loi naturelle est que Thomas, notamment n'envisageait pas que la loi naturelle créât un accord universel.
Thomas, notamment, établit deux cas où les préceptes de la loi naturelle ne peuvent créer d'accord parmi les
créatures rationnelles. Premièrement, il existe selon lui des questions que seuls les sages peuvent trancher.
La raison en est que la connaissance des principes ne suffit jamais en morale. La construction d'un véritable
syllogisme pratique, qui seul peut déclencher l'action, nécessite la vertu de prudence. Il existe par ailleurs des
question morales inextricables que la raison pratique ne peut penser de façon certaine et univoque. Par
exemple, l'obligation de rendre à quelqu'un son dû peut être contre-dite par l'obligation de défendre la paix
civile si la possession en question est une arme que le propriétaire a l'intention de retourner contre sa patrie.
Deuxièmement, outre le cas des amens (les déficients mentaux), Thomas évoque la possibilité qu'une
culture puisse structurellement entraver la connaissance de la loi naturelle. L'autorité des conventions et des
préjugés, le désir de reconnaissance et de gratification ainsi que la peur de la punition sont autant de motifs
qui peuvent obscurcir les préceptes les plus évidents. Si chacun comprend naturellement la nécessité de ne
pas voler autrui, le culte de l'argent peut, par exemple, masquer cette évidence et conférer implicitement une
dignité symbolique à tout ce qui permet de l'acquérir. En s'appuyant sur le témoignage de César, Thomas croit
pouvoir affirmer que « le vol, bien que contraire à la loi naturelle n'était pas mal considéré par les
Germains »110. Aristote lui-même recommandait de laisser dépérir les être mal formés et monstrueux,
probablement parce que l'idéal moral et politique d'autarcie rendait impensable toute valeur de la dépendance
à autrui.

Il n'est pas inutile de préciser de ce point de vue quels sont les éléments effectivement évidents à
l'ensemble de l'humanité selon Thomas lorsqu'il aborde le problème en théologien. Lorsqu'il aborde la
question de la reconnaissance de la loi naturelle « parmi les nations », Thomas se trouve très éloigné de l'idée

110
THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., I-II, q.94 a. 4c.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 74
d'évidence universelle. Notamment, son interprétation de l'épître de saint Paul aux Romains, principal
fondement scripturaire néo-testamentaire de la loi naturelle, révèle le fait qu'à ses yeux, la connaissance
naturelle de l'homme après la Chute est plutôt faible. Lorsque saint Paul évoque certains gentiles qui « n'ayant
pas la loi, ont naturellement fait les choses de la loi »111, ce dernier, explique Thomas d'Aquin, veut parler de
ceux dont « la nature a été réformée par la grâce [ per naturam gratia reformatam] ».Toute autre interprétation
serait pélagienne et ne permettrait pas d'expliquer la nécessité de la loi divine positive et écrite du Décalogue.
Durant la série de conférences de Lenten (1273), rappelle Hittinger, Thomas se fait encore plus clair. Il écrit
notamment que la loi naturelle a été en partie détruite [ destructa erat] dans l'esprit de l'homme. Si la nature de
l'homme a bel et bien été détruite, il ne reste plus que des bribes et germes [ seminalia] de la loi naturelle de
l'homme.112
Il y a donc une différence entre l'accessibilité de la loi naturelle en droit et son accessibilité effective.
Thomas peut peut donner l'impression que la raison post-lapsaire ne peut fournir aucune réelle
compréhension de la vraie fin de l'homme. Si Adam integer stetisset, la raison pratique aristotélicienne pourrait
jouer le rôle qu'elle prétend. Mais notre condition humaine fait l'expérience du mal non seulement dans
l'incapacité à vivre vertueusement mais à comprendre par elle-même quelle est sa propre finalité. C'est la
raison pour laquelle la méthode de la loi naturelle s'articule avec le drame du Salut et la nécessité de la foi
dans la Somme. Le concept loi naturelle n'y est pas définie comme un instrument critique, ni comme une
utopie, mais comme une façon de décrire le reditus, c'est-à-dire le retour à Dieu. Or, si Thomas insiste sur la
possibilité de jure de montrer l'existence de Dieu, qui constitue le bien commun par excellence, il n'en affirme
pas moins que la condition de facto de l'esprit humain en matière de connaissance de Dieu, rappelle Hittinger,
force à reconnaître que Dieu est « connu de peu, après un temps long, et mêlé à beaucoup d'erreurs. »

Hittinger nous présente-t-il la figure d'un Thomas protestant ou pascalien ? Comment évaluer la
portée de la « destruction de la loi naturelle » ? En déterminant l'éthique comme problème théologique, à la
suite de K. Barth, Hittinger reste-t-il réellement dans le paradigme aristotélicien ? Hittinger insiste plutôt sur le
fait que la raison pratique thomiste n'a jamais pensé la morale indépendamment des sources non accessibles
par la simple raison. Autrement dit, la raison pratique, dans le paradigme thomiste, s'ouvre structurellement à
des sources non rationnelles en cherchant l'humanisation de l'homme.

II.1.3 Le problème de l'évidence : premiers principes, prudence et conclusions

111
SAINT PAUL, Épître aux Romains, 2-14.
112
THOMAS D'AQUIN, Conférences de Lenten, cité in HITTNGER, R., FG, op.cit., p.7.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 75
Mais, en amont de cette distinction entre l'accessible en droit et l'accessible en fait, une autre raison
nous pousse à contester l'équivalence de la loi naturelle et d'un ordre moral évident qui, cette fois-ci n'est plus
théologique.

Qu'est-ce qui doit valoir comme une évidence en droit selon Thomas d'Aquin ? Une lacune de l'œuvre
de Thomas est qu'il n'établit de typologie claire des principes qui, sur le plan moral, devraient être perçus
comme une évidence. Est-ce, comme le pense Finnis, une liste de biens minimaux, tels que le jeu, le plaisir
esthétique, la sexualité, la connaissance, etc. ? On ne trouve pas de telle discussion chez Thomas, qui, à
l'encontre des canonistes de son époque, rappelle Hittinger, ne l'invoque pas pour régler ex cathedra les
problèmes de conduite personnelle. Le seul débat « éthique » qu'il aborde est la question de savoir si la
polygamie est naturelle ou non (dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard ), et il conclut
qu'elle ne viole aucun des préceptes de la loi naturelle puisque la sexualité y reste ordonnée à la
procréation.113

Thomas parle de propositions per se nota, accessibles à tout être de raison, qui seront appelés plus
tard communissima, le superlatif indiquant que de telles évidence sont les éléments moraux en-deçà desquels
on ne peut remonter. C'est en vertu de ces principes, dont l'effet est atténué par la « concupiscence » que
Thomas peut dire que la loi naturelle continue de mouvoir l'homme vers son propre bien. La perception du fait
qu'un esprit désincarné n'a pas de localisation spatiale, ou qu'un être humain est un être rationnel, valent pour
Thomas comme des évidences. En logique, le principe de non-contradiction est l'évidence même, et plus
qu'un simple présupposé, ce sans quoi rien ne peut être démontré. Ces principes, ajoute Thomas, ne peuvent
pas « en tant que principes généraux être éliminés du cœur de l'homme. »

Laissons pour l'instant en suspens la contradiction apparente de cette dernière assertion avec les
conférences de Lenten pour nous concentrer sur le problème de l'évidence en droit. Ce qui distingue ces
principes indestructibles d'une loi morale par elle-même évidente réside dans le fait que la position de
principes évidents par Thomas n'implique pas que les règles morales et politiques soient également évidentes.
Car les conclusions et les déterminations de la loi n'ont rien de l'univocité des premiers principes. Thomas écrit
sur ce point :

Il faut savoir que de la loi naturelle une chose peut être dérivée de deux manières : d'une première manière,
comme des conclusions à partir de principes; d'une autre manière, comme des déterminations de règles
communes.

113
Seule l'alliance christologique de l'Époux et de l'Épouse peut justifier le mariage monogame sur le fondement que le Christ n'a
pas connu plusieurs Églises. Notons que, puisque, dans la théologie catholique médiévale, la grâce parfait la nature, reconnaître
que la loi naturelle est réduite à ses fragments les plus élémentaires n'enlève rien à son essence de loi éternelle et naturelle.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 76
Le premier mode est similaire à celui par lequel, dans les sciences, à partir de principes des conclusions
démonstratives sont produites. Dans le second mode, en revanche, c’est similaire à ce qui se passe dans les arts,
quand les formes communes sont déterminées à une réalisation spéciale, tel le cas de l'architecte qui doit
déterminer la forme commune « maison » pour telle ou telle configuration de maison.

Il y a donc certaines dispositions qui sont dérivées des principes communs de la loi naturelle par mode de
conclusions : ainsi le précepte: « Il ne faut pas assassiner » peut être dérivé comme une conclusion du principe: «
Il ne faut faire le mal à personne. » Mais certaines dispositions légales sont dérivées par mode de détermination  :
ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute soit puni; mais qu'il soit puni de telle peine, ceci est
une détermination de la loi de nature.

Qu'il y ait une pluralité de conclusions et de déterminations à partir de la loi naturelle n'a rien d'étonnant ni
d'incompatible avec l'évidence des premiers principes. Sur le plan des déterminations, c'est-à-dire des règles,
la loi naturelle ne contient pas de préceptes. On ne peut conclure du précepte naturel et évident selon lequel
le fautif doit être puni quelle est la forme que doit prendre sa punition. Sur le plan des conclusions, nous
retrouvons la nécessité d'une sagesse prudentielle évoquée plus haut. Faut-il rendre son arme à l'ennemi
public ? Nulle règle a priori ne saurait remplacer la nécessité d'évaluer les conséquences d'un acte, et cette
évaluation relève de l'expérience, c'est-à-dire de la connaissance du particulier et non du général. Là encore,
le fait qu'il y ait une multitude de conclusions à partir de principes communs ne comporte aucune difficulté
pour la raison jusnaturaliste. La loi naturelle se situe dans le général, et doit être appliquée à la pluralité des
cas particuliers.
A l'opposé d'une loi naturelle qui « mette un terme au discussions », la loi naturelle des anciens se
comprend comme le principe de discussion dont les conclusions sont aussi variées que les situations qui les
suscitent. Si la loi naturelle classique n'est pas dotée d'une évidence, c'est en partie parce qu'elle ne se
présente pas comme un code déjà fait. Et, ce parce qu'elle n'est pas seulement l'invariant théorique sur lequel
se fonde le politique, elle n'est pas un simple donné dont il faut prendre conscience, elle appelle une
participation de nature politique. Pour Thomas comme pour Aristote, la compréhension du caractère propre de
l'homme requiert l'exercice [habitus/hexis] de la sagesse pratique. Ce point est particulièrement souligné chez
l'historien et philosophe J.R. Lanavère, qui reproduit l'article 3 de la question 91 de la I-II :

Objection : Il semble qu’il n’existe pas de loi humaine. La loi naturelle, en effet, est participation de la
loi éternelle, comme on l’a dit. Mais, par la loi éternelle, « toutes choses sont parfaitement ordonnées
», comme dit S. Augustin dans le livre I de son livre Du libre-arbitre. Donc la loi naturelle suffit à
ordonner toutes les choses humaines. Il n’est donc pas nécessaire qu'il y ait quelque loi humaine
que ce soit.
Réponse : À la première objection, il faut répondre que la raison humaine ne peut participer à la
plénitude du dictamen de la raison divine, mais à sa manière et imparfaitement. Et c'est pourquoi, de
même que dans le domaine de la raison spéculative, il y a en nous, par une participation naturelle de
la sagesse divine, la connaissance de certains principes communs, mais non la connaissance propre
de n'importe quelle vérité qui se trouve contenue dans la sagesse divine, de même encore, dans le
domaine de la raison pratique, l'homme participe naturellement de la loi éternelle selon certains
principes communs, non toutefois d’après des directives particulières, qui sont cependant contenues
dans la loi éternelle. Et c’est pourquoi il est nécessaire, en outre, que la raison humaine progresse

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 77
vers des dispositions légales particulières.114

C'est bien cette progression de la raison humaine vers des dispositions légales particulières qui justifie qu'elle
prenne une multitude de formes. La pluralité de droits et de dispositions légales particulières qui est pour Hart
le motif du discrédit marque au contraire dans la matrice antique et médiévale la dignité particulière de
l'homme, qui, saisissant les principes généraux, doit les actualiser dans une action politique. Loin qu'elle se
substitue au législateur humain, la loi naturelle appelle sa participation. La pluralité de ses participations n'est
donc pas le signe de sa défaillance mais de sa vocation politique.

Conclusion du chapitre I :
Deux objections

L'assimilation du thème jusnaturaliste aux conceptions modernes de l'évidence morale et politique


relève donc d'une forme d'anachronisme. L'idée d'une loi universellement accessibles est une semi-vérité d'un
point de vue thomiste115. Sur le plan épistémologique, il est vrai qu'il existe des propositions évidentes que nul
ne peut enlever du « cœur de l'homme ». Mais sa normativité concrète ne s'exerce pas sur le mode de
l'évidence. Deux considérations s'y opposent directement. Premièrement, la généralité de la loi appelant
l'application particulière et l'action politique, la « morale naturelle » ne doit pas être évidente dans son
ensemble et ses conclusions identiques sous toutes les latitudes. Les conclusions, sans lesquelles il n'est pas
de syllogisme pratique requièrent l'exercice de toutes les vertus morales, et en particulier de la prudence. Un
précepte de la loi naturelle requiert dans le syllogisme pratique une conclusion que seule la médiation de la
prudence permet d'envisager; et que seule la médiation du législateur permet d'appliquer au niveau politique.
Le traitement du meurtre par Thomas en est évident ; jamais Thomas n'envisage que le meurtre puisse être
absolument proscrit et qu'il n'y ait pas de guerres justes. De même, la loi naturelle, ajoute Hittinger, ne nous
donne aucune méthode, pour traiter ensemble toutes les questions morales. Elle ne se présente pas comme
une méthode unique permettant de décider a priori de la moralité du jeu, du duel, de la contraception, de
l'avortement et de la F.I.V.
Deuxièmement, nous avons montré que Thomas était bien moins optimiste sur la capacité persuasive
des propositions de la loi naturelle que ce que semble présupposer le simple terme de proposition naturelle.
Le rappeler modifie d'emblée la portée du défi épistémologique pluraliste en même temps qu'elle modère les
usages les plus extensifs de la loi naturelle. « Rétrospectivement », écrit Hittigger, nous voyons que l'usage

114
LANAVERE, J.R, thèse en cours. Nous nous appuyons sur son projet de thèse présenté dans le cadre des séminaires du
CESPRA de l'EHESS, 10 janvier 2013, pp.33-37.
115
HITTINGER, R., FG, op.cit., p.14.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 78
ecclésiastique de la loi naturelle les encycliques sociales du XX e siècle, notamment, « surestime » la
concordance de l'éthique chrétienne et de l'éthique des gentiles116.
Cette surestimation trouve sa source non pas seulement dans une confusion théologique du révélé et
du naturel que dans la confusion philosophique du naturel et de l'évident. Hittinger ne reproche en aucun cas
à ces encycliques l'utilisation du concept de loi naturelle, mais simplement l'idée sous-jacente selon laquelle la
loi naturelle pourrait s'adresser, parce qu'elle est naturelle, à « tout homme de bonne volonté »
indépendamment de ses dispositions personnelles et culturelles. Jacques Maritain et John Courtney Murray,
deux des principaux acteurs du renouveau thomiste aux États-Unis, ont suffisamment exprimé le motif de
cette surestimation dans l'immédiat après-guerre. En dépit de la diffusion des théories de la morale autonome
qu'ils récusaient, ces derniers estimaient que les expériences de la guerre rendaient de nouveau recevable la
théorie de la loi naturelle. Pour cette raison, il convenait de faire cause commune avec les notions modernes
des droits et de la dignité de l'homme et tenter de saisir l'opportunité offerte par la justice de Nuremberg. Aussi
trouve-t-on chez lui une justification jusnaturaliste de la démocratie et de l'institution de la Cour Suprême. Le
problème que pose une telle prétention n'est pas seulement que les conclusions de Maritain excèdent de loin
ce que les préceptes de la loi naturelle lui permettraient de conclure. Le problème est également qu'en
plaidant pour l'usage démocratique et moderne de la loi naturelle, il a indirectement et involontairement
contribué à faire de la loi naturelle un outil de persuasion, qu'il serait donc permis de juger à l'étendu du
consensus qu'il permet de forger parmi les nations et les hommes.

Or, cet usage de la loi naturelle nous mène tout droit au scepticisme, comme l'écrit l'historien et
philosophe français Y. Simon :

Notre époque a été le témoin d'une renaissance de la croyance en la loi naturelle, contemporaine du
succès de l'existentialisme qui représente la critique la plus féroce de la loi naturelle jamais formulée
par les philosophes. Contre de tels pouvoirs de destruction, nous ressentons le besoin d'une
idéologie de la loi naturelle. […] Indépendamment de la justesse de ces aspirations, elles sont tout à
fait susceptibles de déformer la compréhension philosophique [de la loi naturelle]. Depuis un certain
nombre d'années maintenant, nous assistons à une tendance, chez les professeurs et les prêcheurs,
à présumer que la loi naturelle peut décider d'un nombre de problèmes incomparablement plus
grand qu'elle n'en est vraiment capable, et ce avec l'universalité propre à la nécessité des essences.
Il existe une tendance à traiter en termes de loi naturelle des questions qui appellent un traitement en
termes de prudence. Il est clair que toute concession à cette tendance est condamnée à provoquer
déception et scepticisme.117

Une objection : évidence des principes et raison communautaire


Pourtant, Hittinger, en se référant à Y. Simon, n'entend pas nier toute capacité persuasive et toute
universalité effective de la loi naturelle. Si le terme de loi naturelle a un sens, il doit être possible de raisonner

116
HITTTINGER, R., FG, op.cit., p. 33.
117
SIMON, Y., The tradition of Natural Law, New-York, Fordham University Press, 1965, p.23.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 79
à partir de principes communs. Mais comment dire alors que la loi naturelle a été détruite ? Quels sont selon
Hittinger et Simon les problèmes que peut réellement régler la loi naturelle ? En affirmant que la loi naturelle
peut être détruite, Thomas et tous ses disciples semblent se mettre en porte à faux avec leur propre définition
des principes per se nota qui, selon eux, ne peuvent être effacés du cœur de l'homme.

Bien entendu l'expression de Thomas signifie simplement que la perception humaine de la loi
naturelle a été déformée jusqu'à être détruite, mais non la loi elle-même. Mais, de toute évidence, la différence
de l'accessible en droit et de l'accessible en fait requiert plus d'explication. Comment la perte d'un h abitus
peut-elle voiler l'évidence originelle de la loi naturelle ? On ne peut s'en tenir à la distinction classique de la
raison et de la passion. Le discernement moral demande la vertu du sujet pratique, qui peut se laisser
aveugler par le désordre ; et le désordre de ses passions peut lui faire perdre de vue sa propre nature, et faire
douter son intelligence théorique qu'il existe réellement des fins. La thèse hédoniste selon laquelle le bonheur
est le plaisir a souvent été traitée ainsi dans la tradition aristotélicienne et platonicienne. Mais, doit-on objecter
avec MacIntyre118, cette réponse ne peut servir l'explication requise, car il est de toute évidence impossible et
malhonnête de ramener toute objection contre la tradition thomiste au manque de vertu.
Mais, Thomas et Hittinger nous mettent ultimement sur la voie d'une explication. Car ils invoquent en
dernière instance non plus seulement la vertu et la doctrine de la chute et l'existence du mal mais la nécessité
d'un engagement communautaire et culturel « pour la recherche de la perfection humaine. »

Thomas évoque effectivement la possibilité que tout un ensemble culturel perde la conscience des
préceptes naturels. Plus qu'une simple possibilité, cette perte lui apparaît comme une réalité avérée. L'enjeu
est de taille, puisqu'il s'agit de l'interdiction du vol, qui, selon lui, aurait été partiellement effacée de la
conscience de ce peuple. Les raisons historiques qui l'amènent à cette assertion ne nous intéressent pas. Ce
qui intéresse directement notre discussion est que, comme le souligne MacIntyre, Thomas et Aristote ne nous
disent ni pourquoi ni comment un tel événement est possible.

Leur réponse contient pourtant une implication implicite qui constitue le point de départ de la réflexion
de MacIntyre sur l'épistémologie de la loi naturelle. Si la loi naturelle peut cesser d'être perçue dans certains
contexte, cela signifie qu'un certain type de configuration historique est nécessaire à la perception de la loi
naturelle. Tout se passe donc comme si la raison devait trouver l'appui d'un certain type de communauté pour
se révéler à elle-même.

Chapitre II
118
MACINTYRE, A., « Intractable », op.cit., p.17.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 80
Le désaccord moral et la tradition : l'argument de MacIntyre

L'explication envisagée par Thomas et Hittinger à sa suite suggère quelque chose comme une raison
collective sans qu'elle soit réellement justifiée. Dans FG, la question de l'accord effectif que fondent les
préceptes de la loi naturelle dans la cité contemporaine ne parvient pas tout à fait au statut d'objet
philosophique à part entière. Hittinger se trouve plus soucieux de corriger les fausses conceptions que les
penseurs jusnaturalistes et positivistes soumis à la pression du consensus de l'Amérique libérale
contemporaine se font de la tradition classique que de rétablir lui-même les éléments d'une vision téléologique
de l'humanité. Les précisions historiques et interprétatives qu'il apporte suffisent à montrer que ni Aristote ni
Thomas d'Aquin n'ont prétendu que le respect de la loi naturelle motivait universellement les esprits
indépendamment de tout contexte culturel. Mais, quant à savoir pourquoi cette initiation culturelle est
nécessaire, la tâche est repoussée dans « varieties », et n'a pas été reprise depuis.

Si la raison pratique doit se déployer dans un certain type de communauté le problème est de savoir
dans quelle mesure cette médiation culturelle et communautaire que Hittinger évoque aussi succinctement
que Thomas d'Aquin pourrait authentifier la raison. Les préceptes de la loi naturelle ne sont-elle pas reçus par
l'esprit d'une personne morale ? Comment une expérience communautaire pourrait-elle rendre raison de la loi
naturelle ? Si l'exercice raisonné de la morale consiste bien à justifier des opinions et des actes quel type de
justification serait accessible depuis cette communauté ?

Ce n'est que chez MacIntyre que la question de l'accord effectif que créent les préceptes de la loi
naturelle classique accède au statut de question centrale. Devant la désaccord massif de la société
contemporaine et de toute la culture de la « modernité avancée », écrit-il la position thomiste doit assumer un
paradoxe gênant :

Il doit sembler à première vue paradoxal et peut-être même insultant de suggérer que, parmi les séries de vue rivales
sur un sujet particulier, la plus proche de la vérité est également la moins susceptible d'être acceptable par les
modernes. Et une objection s'élève aussitôt. Si la connaissance de la loi naturelle est réellement la ressource de
personnes normales, alors comment peut-il se faire que qui que ce soit puisse rejeter les préceptes de la loi naturelle ?
Ou, pour le dire autrement, si un personne normale est sa propre autorité, et si nous sommes tous plus ou moins de
personnes normales, alors le rejet d'une approche particulière de la loi naturelle par des ensembles significatifs de
personnes devrait être suffisant pour montrer que cette approche est fausse. Ces questions sont donc des questions
qui importent et toute approche défendable de la loi naturelle devra fournir une réponse adéquate. 119

Il semble donc que MacIntyre prenne au sérieux la crise du finalisme, au point de faire de l'ambition de la
résoudre la tâche essentielle du thomisme contemporain. Le désaccord moral, point de départ de Après la
vertu, est également le centre de ses essais postérieurs sur la loi naturelle, Intractable disputes about natural
119
MACINTYRE, A., « Natural Law in advanced modernity culture », op.cit., p. x.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 81
law et « Natural law in advanced modernity culture ». Il précise dans ce dernier essai l'importance du
désaccord en tant qu'objet spéculatif pour toute théorie de la loi naturelle :

[Ces désaccords ] importent pour la raison qu'ils amputent toute référence à la loi naturelle de ce qui était
traditionnellement l'un de ses deux éléments centraux, élément qui conféraient à ces références leur trait distinctif et
leur but. Ce que la loi naturelle était censée assurer était un étalon commun et public, par rapport auquel pourraient
être évaluées les prétentions de systèmes légaux positifs particuliers à la légitimité. Mais un étalon commun et public
de cette sorte doit un étalon capable d'assurer un accord rationnel large, sinon universel. L'autre élément central des
références traditionnelles à la loi naturelle est celui auquel j'ai fait allusion en introduction, à savoir qu'il en appelle aux
jugements des personnes normales et non à celui des spécialistes [...] 120

Dès lors, ajoute MacIntyre, une condition pour que les références à la loi naturelle ne soient pas «  vides et
vaines » est qu'elles devraient pouvoir assurer l'accord rationnel des personnes normales, c'est-à-dire de tout
agent pratique en possession de ses capacités. La modernité illustre à la fois l'échec d'une telle quête de
normativité pure acceptée par tous à l'intérieur d'une même culture, et l'impasse d'une simple analyse de
l'échec de la loi naturelle selon la dialectique de la raison et de la passion. Le désaccord moral est trop large,
selon lui, pour être simplement synonyme d'immoralité. Si le désaccord moral n'a rien d'une nouveauté
moderne les « autres » se sont plus les Germains auxquels se réfère Thomas comme culture déviante, ou les
Indiens de Las Casas, mais nos compatriotes, dont la probité intellectuelle ne peut être mise en doute a priori.

La conscience d'une telle crise marque le point de départ paradoxal de toute la théorie de la loi
naturelle de MacIntyre : face à l'échec incontestable des références au droit naturel, il faut abandonner la
prétention de parvenir à l'accord effectif des nations et des sujets pratiques si l'on veut donner une chance à la
théorie de la loi naturelle d'être défendable. Le simple jeu de conviction ne peut suffire. Il n'est pas plus viable
pour une théorie de la loi naturelle en régime moderne de prétendre œuvrer à un consensus rationnel en
pratique, que d'ignorer l'embarras théorique que constitue le fait du pluralisme. Dès lors, la tâche propre d'une
théorie d'une loi naturelle n'est plus seulement de défendre la rationalité des préceptes qu'elle prétend
universellement bons pour les hommes, et leur fondement dans la nature humaine, mais d'expliquer son
échec en termes d'accord effectif dans certaines cultures, et particulièrement dans la culture de la «  modernité
avancée ».

Mais il est difficile de comprendre en quoi ces deux tâches dont dépend toute la crédibilité de la
théorie de la loi naturelle pourraient être menées à bien sans contradiction. Trois séries de problèmes sont
solidaires :
 (a) D'une part, si la loi naturelle n'est plus commune et partagée, que lui reste-t-il d'universel et de
naturel ?

120
Ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 82
 (b) D'autre part, l'idée d'un désaccord structurel et irrésorbable par aucun référent naturel
immédiatement commun à tous les hommes ne semble pas coïncider avec la fonction politique et
morale principale et politique de la loi naturelle. Comment peut-elle être commune aux être en tant
qu'être rationnel et ne pas constituer un référent commun au-delà des variations culturelles ?
 (c) Enfin, comment justifier qu'une structure communautaire ou une situation historique puisse défaire
ou renforcer l'autorité de la loi naturelle sans en laisser l'argument à une autorité positive ? Autrement
dit, comment conserver à la personne sa propre « autorité morale » si elle ne peut fonder sa réflexion
sur la seule nature ? Qu'est-ce qui nous assure que la communauté en question n'est pas une
communauté de préjugés ?

Avant d'aborder ces trois séries de problèmes plus précisément, il nous faut expliquer la première
thèse de MacIntyre selon laquelle le droit naturel est non seulement confronté à un échec persuasif (II.2.1)
dans le monde moderne, mais qu'il est voué à échouer si on le pense comme un sens commun
immédiatement accessible à tout être de raison (II.2.2).

II.2.1 Prégnance du désaccord moral dans la culture moderne : position du problème

Les raisons pour lesquelles MacIntyre parle d'échec du droit naturel en tant que référent
universellement évident s'appuient sur une sociologie identique à celle qui poussait Rawls à parler de la
société libérale comme la société du pluralisme raisonnable. Cette société se caractérise par le fait que,
l'exercice de la raison ayant été dégagé de toutes contraintes institutionnelles, les citoyens d'un régime libéral
peuvent observer l'incapacité dans laquelle se trouve une tradition morale d'établir sa supériorité sur une autre
au-delà de quelques évidences. Bien qu'il ne pense pas que ces « difficultés du jugement » soient le fruit
social d'une raison libre, MacIntyre partage le sentiment que notre société est traversée par un inexorable
conflit de valeurs. Nous vivons désormais dans une société où, écrit-il, tous s'accordent sur le désaccord.
L'absence de sens commun éthique fait partie de la doxa libérale autant que son ethos.

Dans la sphère morale, cinq points de discussion manifestent particulièrement notre incapacité à
parvenir à un consensus rationnel selon lui. Premièrement, la portée de l'inviolabilité de la vie d'un innocent
reste indéterminée. Même ceux qui s'accordent sur le principe peuvent prétendre, comme Aristote qu'on ne
doit pas laisser vivre des enfants mal-formés 121, ou que l'arrêt d'une grossesse non désirée ne comporte rien
d'anormal, soit qu'on ne considère pas l'embryon comme une personne, soit qu'on estime que la question
relève de convictions privées. Deuxièmement, la dialectique de la fin et des moyens continue de structurer le

121
ARISTOTE, Politiques, op.cit., VII,1335 b 19-21.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 83
débat des déontologistes et des utilitariste. Peut-on faire le mal (qu'on le considère comme la violation d'une
règle ou comme une souffrance) en vue d'un autre bien ? Troisièmement, la place du plaisir dans l'éthique
corporelle est sujet d'éternelle contestation. Plus personne ne la nie, mais jusqu'où peut-on la considérer
comme un motif suffisant de l'action ? Le quatrième type de désaccord a trait à la place qu'il convient de
conférer aux concepts d'honneur et de loyauté. L'offense peut-elle être le motif d'une punition ou d'une
réparation par l'intéressé comme c'est le cas dans l'éthique aristocratique écossaise ou dans les gangs de
Chicago du début du siècle ? Enfin, et cinquièmement, le monde contemporain voit s'affronter deux
conceptions de la justice, celle selon laquelle le travail peut être mesuré à sa valeur objective, et celle selon
laquelle l'équité des termes du contrat ne relève que de la décision de ceux qui s'y engagent librement.

Sur chacun de ces points, MacIntyre prétend que les moralistes contemporains ne peuvent assumer
jusqu'au bout leur propre thèse sans, au terme de la discussion, se voir réduits à admettre le point de vue
contraire ou à placer au-dessus de la discussion en décrétant que l'éthique repose sur des «choix
axiologiques» qu'on ne peut de toute façon pas prouver. Laissons pour l'instant le détail de cette dialectique
négative122. Cette impasse intellectuelle détermine selon lui une véritable « culture émotiviste », dans laquelle
le débat moral, faute de conclusion, tend à se réduire à l'expression d'une intuition, comme l'explique par
exemple le philosophe moral Moore.

Contrairement à ce que suggère l'idée d'une loi rationnellement acceptable par tous, Aristote et Thomas d'Aquin ne semblent
pas plus à même de prouver leurs premiers principes que les utilitaristes ou les kantiens. Cela n'est en aucun le signe d'une
faiblesse. Puisque le fondement de toute démonstration morale ne peut par définition être démontré, Aristote et Thomas
estiment que la délibération ne porte que sur les moyens, et jamais sur les fins. 123 Or, la tradition jusnaturaliste évoque des
principes premiers comme les seuls principes pouvant être considérés comme rationnels. On devrait donc s'attendre à ce
qu'ils s'imposent avec évidence dans la délibération, or ni les principes d'inviolabilité de la vie, ni ceux d'une éthique
corporelle ordonnée à la procréation ne parviennent à triompher des principes concurrents du conséquentialisme ou de
l'hédonisme plus ou moins radical. Il semble donc qu’on doive rejeter l'idée de la loi naturelle ou réviser nos affirmations
concernant la nature et l’étendue du désaccord moral, conclut MacIntyre 124. Car la non évidence des premiers principes de la
loi naturelle lui donne l'aspect étrangement familier d'un ordre de préférence hérité.

II.2.2 La raison des traditions

L'ambition épistémologique de MacIntyre pourrait se résumer à la quête d'une troisième voie qui brise
l'alternative d'un objectivisme évidentialiste et du relativisme. Cette troisième voie cherche en premier lieu à
rendre compte du désaccord moral apparemment insoluble à l'aide du concept de traditions qui marque la
rationalité contemporaine et en second lieu à montrer que la tradition jusnaturaliste peut, à l'aune de ce
concept, défendre sa propre rationalité.

122
MACINTYRE, A. Après la vertu, op.cit., pp.9-10.
123
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op.cit., III, 1112-b 13-14 ; THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., I-II, 14, a.2.
124
MACINTYRE, A., « Intractable », op.cit., § IV, p.11.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 84
Deux thèses se côtoient dans la pensée de MacIntyre pour expliquer la situation de désaccord. D'une
part, le désaccord moral en question est possible parce que la tradition libérale issue des Lumières ne peut
maintenir ses canons de rationalité et se trouve acculée à d'évidentes contradictions. Elle ne résiste pas à la
vague nihiliste initiée par Nietzsche et poursuivie par la tradition généalogiste de Foucault. Le désaccord
s'explique alors par le fait que la rupture du libéralisme avec l'aristotélisme nous laisse face à des bribes de
discours sans cohérence. D'autre part, l'état de désaccord moral provient de ce que les traditions
concurrentes, en tant qu'elles sont bien des traditions, partent de présupposés trop différents pour qu'il soit
possible de les réconcilier.

Par conséquent, la perception des principes de la raison requiert une rupture épistémologique radicale
avec la conception rationaliste moderne de l'objectivité, et, partant, du droit naturel des modernes. Cette
rupture avec le « modèle des Lumières » date de son premier ouvrage (1981) et se poursuit jusqu'à nos jours.
Dans trois ouvrages successifs, MacIntyre développe l'idée d'une raison à la fois universelle et traditionnelle.
Aristote et Thomas d'Aquin y sont défendus en tant que porteurs d'une tradition de recherche morale et
philosophique. Cette tradition, dans ces trois écrits, a bien la portée universelle requise pas toute théorie de la
loi naturelle. Le paradoxe que porte cette ambition étant manifeste, l'exposé de la doctrine jusnaturaliste de
MacIntyre doit commencer par en éclairer la cohérence.

L'historicité de la raison et le projet des Lumières.


Dans ces essais Quelle Justice, Quelle rationalité, et Three forms of moral inquiry, MacIntyre cherche
donc à renouer avec un modèle de rationalité perdu sous la domination du « projet des Lumières ». Ce dernier
terme renvoie à une construction d'historien qui réunit des penseurs que tout oppose par ailleurs autour de
trois ambitions que l'on trouve sous la plume de Kant dans Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ?
(1784). On le retrouve modifié dans le commentaire de Kant par Foucaut (1984) 125. Foucault comme Kant
définisse les Lumières comme une tâche d'émancipation intellectuelle qui permettrait à l'homme de parvenir à
une condition dans laquelle il pense par lui-même indépendamment. Cette définition rappelle la définition
hartienne de la loi naturelle dont le propre est de constituer le sujet comme sa propre autorité. Une telle
émancipation ne peut advenir aux yeux de Kant que si l'on parvient à adopter le point d'une raison pure
dégagée de tous les préjugés historiques et de toutes les allégeances intellectuelles. La seconde tâche
consiste donc à formuler les règles de la morale qui traduisent ce point de vue universel sur le plan de la
raison pratique. Le projet éthique se trouve logiquement assorti à un troisième projet, politique, consistant à
faire émerger les conditions sociales et économiques de l'émancipation morale du sujet.
125
MACINTYRE, A., « Some enlightement project reconsidered », Ethics and Politics: Selected Essays, Vol. 2, 41. v.2, ch.10, pp.
173-185.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 85
La fonction des institutions qui sont issues de l'ambition politique des Lumières nous est familière ; il
s'agit de la démocratie représentative, qui met en scène des individus autonomes exprimant leurs préférences
politiques, d'un système légal visant à protéger les droits individuels, incluant le droit d'expression et de
conscience ; d'un marché libre où les individus expriment leurs préférences en tant que consommateurs et
investisseurs ; du développement des technologies qui permettent l'accès aux matériaux et aux moyens
d'organisation qui donnent satisfaction à ces préférences ; et du système d'éducation publique préparant la
jeunesse à participer à ces institutions 126.

Revenir sur le projet des Lumières peut paraître une ambition extrêmement commune, en ce qu'elle
rejoint les attaques nietzschéennes et généalogistes du grand récit de la modernité. Les différentes écoles
historicistes ont contribué à miner l'idée d'une rationalité pure et désengagée de l'histoire. L'archéologie des
relations de pouvoir initiée par Foucaut, relations renforcées par la massification technologique et la
libéralisation à outrance du marché, montre que le projet moderne n'est pas resté à l'abri de la pensée
critique. Il faudrait même dire que la fin de la modernité amorcée par Kant est devenue un leitmotiv de la
pensée contemporaine, et ce n'est pas par là que se distingue MacIntyre.

Quelle est alors la particularité de la critique des Lumières par MacIntyre ? Elle se distingue de celle
de Foucault tant sur le plan épistémologique que politique, mais nous laisserons pour l'instant en suspens ce
second aspect. Ce qui le distingue essentiellement de la pensée généalogiste est que, pour Foucault
notamment l'échec du projet épistémologique des Lumières nous laisse essentiellement devant la tâche de
remonter du discours aux relations de pouvoirs. La théorie politique doit être essentiellement le dévoilement
de la « microphysique du pouvoir ». Or, pour MacIntyre, la tâche n'est pas celle-ci. Elle consiste précisément à
retrouver la dialectique des traditions de pensée.

Cette dialectique n'est possible que parce qu'il a une version concurrente de ce que nous indique
l'historicité de la raison. Si elle nous indique qu'il n'y a pas de référent neutre ou suffisant pour le raisonnement
pratique auquel se référer indépendamment de présupposés concernant les premiers principes de la pensée,
elle ne les condamne pas à l'incommensurabilité. MacIntyre prétend donc défendre une tradition rivale de la
pensée généalogiste et historiciste, parce qu'il pose qu'il y a, au-delà des oppositions de modèles éthiques,
une rationalité des traditions qui peut réintégrer l'ancienne définition de la vérité comme adéquation 127. Qu'est-
ce qui selon MacIntyre manque aux données évidentes de la morale qui expliquerait la situation de désaccord
dans laquelle nous nous trouvons ? Outre la persévérance de la vertu dans la recherche du bien, la raison
pratique requiert fondamentalement un point de départ dans une tradition de pensée . La connaissance des
126
Id., p.173.
127
MACINTYRE, A. « Intractable », op.cit., p.20.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 86
critères internes de justification propres à cette tradition n'est accessible qu'à un soi situé historiquement.

Définition de la tradition
Quelle justice ? Quelle rationalité ? approfondit le modèle positif qui permet d'entreprendre une telle
critique du projet des lumières. Il s'agit de recouvrir ce qui a été perdu, à savoir «  une conception de la
rationalité « incarnée dans une tradition, une conception selon laquelle les canons de justification rationnelle
émergence eux-même de l'histoire dans laquelle ils sont affirmés, et font partie de cette histoire.» 128. L'axiome
central a déjà posé dans Après la Vertu, où MacIntyre écrit que «  tout raisonnement prend place dans le
contexte d'un mode pensée traditionnel» 129. La conception de la rationalité qui suscite cette affirmation se
précise plus clairement lorsque MacIntyre en tire la conséquence directe :« caractériser une croyance comme
irrationnelle revient à caractériser les procédures et les attitudes intellectuelles de ceux qui la soutiennent. »130

Le concept de tradition répond chez MacIntyre à celui de paradigme chez T. Kuhn 131. Il qualifie une
discussion collective étendue dans l'histoire, qui détermine la perception de tous les objets et les problèmes
intellectuels qui se posent à elle. De surcroît, elle s'insère dans un ensemble de pratiques sociales. Alors
qu'un paradigme fait signe vers un modèle statique, et que les changements de paradigme sont décrits par
Kuhn comme des quasi-conversions, une tradition est une enquête continue en évolution perpétuelle. Une
théorie ne fait pas une tradition à elle seule, il faut la discussion pluriséculaire des rabbins juifs pour parler de
« tradition juive » et l'ensemble des travaux post-galiléens pour parler de « physique galiléenne ».

Il n'y a donc d'enquête rationnelle qui ne s'élabore depuis sa propre tradition. MacIntyre s'oppose en
cela au « sapere aude » de Kant, qui ne perçoit la tradition que comme la tutelle du préjugé sur la raison pure.
Dans QJ, MacIntyre définit plus précisément la notion de tradition comme processus :

Une tradition est un argument déroulé dans le temps dans lequel certains points d'accord fondamentaux sont définis et
redéfinis à partir de deux types de conflits : ceux comportant des critiques et des adversaires extérieurs à la tradition
qui rejettent tous ces points, ou ses éléments clefs, et les conflits internes et interprétatifs par lesquels la signification
et la raison d'être de ces points fondamentaux en viennent à être exprimés et dont le progrès constitue une tradition. 132

De cette définition découlent deux thèses. La première est évidente:

i. La connaissance et la rationalité impliquent l'adhésion à la perspective particulière d'une tradition.

128
MACINTYRE, A., WJ, op.cit., p.7.
129
MACINTYRE, A., AV, op.cit., p.222.
130
MACINTYRE,A., Against the Self-Images of the Age, Notre Dame, éd. University of Notre Dame Press,1971, p.247.
131
KUHN, T.S., The structure of the scientific revolutions , Chicago, University of Chicago Press, 1962, tr.fr L. Meyer, La
structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.
132
MACINTYRE, A. WJ, op.cit., p.12.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 87
Cette première thèse est justifiée tout d'abord par le fait qu'il n'existe aucun concept solitaire que l'esprit puisse
saisir indépendamment d'une compréhension plus globale du monde, pas plus que les mots n'ont de sens
sans les phrases. Les segments d'explications ne prennent sens que dans des récits englobants. Le second
point qui empêche de faire du concept une sorte d'image mentale indépendante à laquelle se référerait notre
langage est que « les concepts sont incarnés dans des pratiques sociales ». Une pratique se définit dans les
termes de MacIntyre par ses aspects coopératifs et ses normes d'excellence purement internes. 133 Les
échecs, le football ou l'architecture sont toutes des pratiques, comme tout ce qui contribue à «  établir et
maintenir la vie en communauté ».134

La second thèse est la simple conséquence de la première. Si les normes de justification sont internes
à une tradition, et si la tradition est ce qui définit la rationalité, il ne peut en effet y avoir de norme de rationalité
neutre qui pourrait décider de la supériorité d'une tradition sur une autre. La seconde thèse doit donc être
formulée ainsi :

ii. Il n'y a pas d'étalon de justification neutre, supra ou a-traditionnel, qui permette de juger de la supériorité de
deux justifications issues de deux traditions différentes en compétition sur une autre.

Première objection (H. Putnam)


Les deux thèses évoquées ci-dessus seraient manifestement en contradiction avec l'ambition de
montrer la rationalité supérieure du thomisme par rapport à ses concurrents (iii) si MacIntyre ne précisait
comment la dialectique philosophique peut survivre à la disparition de l'idée d''étalon de justification neutre.
Telles quelles, les trois thèses sont en effet incohérentes, comme le souligne H.Putnam 135. En effet, si
l'on suit la thèse (ii) selon laquelle il n'existe aucune façon neutre d'évaluer une proposition, il est difficile de
voir comment la tradition aristotélcienne que défend MacIntyre pourrait prétendre qu'elle est supérieure à ses
concurrentes. En d'autres termes, on ne voit pas immédiatement comment ne pas conclure que ces traditions
rivales dans leur prétention à la vérité sont purement et simplement incommensurables, c'est-à-dire, qu'elles
ne peuvent être véritablement rivales. La reconnaissance de la supériorité d'une tradition rivale sur une autre
n'est pensable que si le sujet peut « comparer leur pouvoir explicatif pour un même problème », ce qui
présuppose qu'il y ait un « recoupement rationnel » [rational overlap] de leur perspective.136Avant même de
parler d'incommensurabilité des réponses, comme c'est le cas de MacIntyre, il faut qu'on puisse comparer les

133
Il donne la définition suivante : « any cohrent and complex form of socially established co-operative human activity through
which goods internal to that form of activity are realised in the course of triying to achieve those standards of excellence which
are appropriate to, and partially definitive of that form of activity, with the result that human powers to achiev excellence, and
human conceptions of the ends and goods involved, are systematically extended. » MACINTYRE, A.,AV, op.cit., p.187.
134
MACINTYRE, A., AV, op.cit, pp.187-8.
135
Voir PUTNAM, H.1992, Renewing Philosophy, Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1992.
136
Ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 88
questions.
Comme on peut le voir, l'objection de Putnam reproduit la dichotomie que MacIntyre cherche à éviter
au début de « Intractable » : « soit il est possible de faire appel à un ensemble rationnel fondé sur des
principes indépendants de chacune des traditions, ou aucune résolution rationnelle de leur désaccord n'est
possible »137 .

Réponse de MacIntyre : comment on juge d'une tradition


Cette objection trouvait déjà une réponse dans QJ., et il semble que Putnam néglige les options
logiques et historiques qui permettent de soutenir de façon cohérente les trois thèses, et de différencier la
thèse (ii) de la thèse de l'incommensurabilité radicale 138.
Selon MacIntyre, les traditions sont « capables de comprendre et d'évaluer d'après leurs propres
canons les caractéristiques des propositions avancées par leurs rivales » car « rien n'interdit la découverte de
ce que la tradition rivale offre des explications cohérentes, de sa faiblesse, ou de son incapacité à formuler et
résoudre ses problèmes de façon adéquate, d'une série d'incohérences dans sa propre tradition dont elle
n'avait pu donner d'explication convaincante ». Par voie de conséquence, « une confrontation avec une
tradition rivale pourrait [nous] donner de bonnes raisons de tenter de la reconstruire d'une façon radicale ou de
la déserter. »139

Mais, avant d'établir comment les thèses (i) et (ii) peuvent éviter la conséquence de
l'incommensurabilité, MacIntyre doit expliquer comment les membres de deux traditions rivales peuvent
simplement se comprendre sans référent commun. La première étape de son argument consiste à montrer
que, là où il y a incommensurabilité des principes, celle-ci ne se double pas nécessairement d'une
incompréhension. MacIntyre tient sur la question de l'incommensurabilité des schèmes de rationalité une
thèse intermédiaire entre Quine et D. Davidson. Nous ne pouvons qu'en résumer la démarche. Selon Quine, si
les traditions sont bien insérées « dans un ensemble particulier d'affirmations et d'actions, et, partant, dans
toutes les particularités d'un langage et d'une culture spécifiques »140,, on peut les comprendre comme des
phénomènes essentiellement linguistiques. Mais cet aspect linguistique et particulier n'est pas synonyme
d'incompréhensibilité. En réponse à la thèse d'indétermination de la traduction de Quine, Davidson démontre
que, pour faire l'expérience de l'incompréhensibilité d'un homme ou d'un groupe d'hommes, il nous faut les
comprendre relativement clairement sur toute une série de sujets. Comme Davidson l'écrit dans «  On the very
idea of a Conceptual Scheme »141, s'il est toujours possible de rencontrer des cas d'incommunicabilité, cela
137
MACINTYRE, A., AV, op.cit., p.276
138
MACINTYRE, A., WJ, p.352
139
MACINTYRE, A., WJ, pp.276-7.
140
Id, p.371.
141
DAVIDSON, D. « On the very idea of a conceptual scheme », in Inquiries into truth and interpretation . Second Edition. Oxford,

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 89
peut arriver « seulement s'il existe un système commun de coordonnées sur lequel les situer ; et l'existence
d'un système commun dément la thèse de l'incommensurabilité radicale ». C'est pourquoi, selon Davidson, il
n'existe pas de schèmes conceptuels.
MacIntyre soutient une théorie intermédiaire entre Quine et Davidson. Il s'accorde avec Davidson sur
le fait qu'il y aura toujours un degré minimal de correspondance ente deux langues et deux traditions, et
qu'une communication au moins partielle sera toujours possible. Mais il met Davidson en demeure de montrer
comment cette communication minimale pourrait suffire à conclure qu'il n'existe pas de schème conceptuel, et
donc pas tradition142.

MacIntyre pose qu'il y deux types de traduction ; la traduction par l'identique [same-saying] et la
traduction par l'invention linguistique. Au cas où le premier type de traduction faillit devant l'incommensurabilité
d'un terme ou d'un concept, le traducteur, ou le philosophe engagé dans une dialogue avec une tradition rivale
peut avoir recours à des néologismes et des inventions conceptuelles. Mais le néologisme ne peut être
absolument nouveau, car les inventions linguistiques ne peuvent détruire et reconstruire l'ensemble de la
grammaire et du schème conceptuel de leur lange d'origine. Il faut admettre que, parfois, la traduction requiert
un changement tellement massif dans la langue d'origine que l'innovation linguistique s'avère impossible, ou
se contente de reproduire l'étrangeté de la langue à traduire dans la sienne.

Mais une tradition n'est pas vouée à rester statique lorsqu'elle doit affronter l'incompréhension d'une
autre tradition. Elle pourrait émigrer de son ensemble originel à l'ensemble culturel étranger et apprendre à la
manière d'une « seconde langue »143, pour identifier ce qui peut être traduit et ce qui ne peut l'être. Cette tâche
de nature anthropologique n'est possible que si le traducteur renonce à la traduction directe par l'identique et
admet la nécessité d'une immersion dans un autre ensemble culturel et social 144.

MacIntyre reprend le « point de vue ethnologique »145 de son maître Wittgenstein pour critiquer dans le
même mouvement la thèse solipsiste et la thèse du sens commun. On pourrait ramasser l'argument de
MacIntyre en disant qu'il affirme que l'impossibilité localisée de la traduction n'empêche pas de parvenir à une
compréhension substantielle d'une autre tradition. Il accepte et la réalité de l'intraductibilité (en termes
épistémologiques; l'incommensurabilité en « traduction directe ») et la possibilité du bilinguisme culturel et
UK: Oxford University Press.
142
Davidson ne nierait pas qu'il y ait des éléments incompréhensibles dans le langage. La seule chose qu'il nie est qu'il puisse y
avoir une incompréhension telle qu'elle empêche toute traduction.
143
MACINTYRE, A., WJ, op.cit.,p.374.
144
Trois éléments témoignent de l'apprentissage : « the capacity for linguistic creativity within the newly acquired language ( just
like poets and lyricists), the ability to recognize where and why concepts in one first language cannot be translated into another
first language, and the ability to know what inferences implicitely follow from a given assertion or utterance and can only be
understood by those familiar with a community's « shared background schemes », MACINTYRE, A., WJ, op.cit., p.381.
145
WITTGENSTEIN, L., Culture and Value, Oxford, Blackwell, 1980, p. 37.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 90
« traditionnel ». Cet argument emprunté à la philosophie du langage prend appui sur l'opposition du principe
de charité de Davidson et de la thèse d'intraductibilité de Quine pour en dupliquer la logique dans le champ de
l'épistémologie morale et montrer la possibilité d'un apprentissage d'une logique étrangère sans présupposer
que les locuteurs de traditions rivales partagent un référent commun qui pourrait les départager.

Mais l'objection de Putnam n'envisageait pas seulement l'incompréhensibilité d'une traduction pour
une autre, mais son incommensurabilité. Il ne mettrait pas en cause que l'agent puisse adopter la «  méthode
anthropologique » de Wittgenstein, mais seulement qu'il puisse ensuite mesurer deux assertions issues de
ces traditions. Quelles seraient les canons de la rationalité qui nous permettraient de déterminer la supériorité
d'une tradition en l'absence de références aux « faits eux-mêmes » ? Comment le « mouvement de va et
vient » et d'imagination conceptuelle pourrait-il trouver des correspondants ?
Ce mouvement intellectuel, explique MacIntyre, est possible au terme des trois étapes du
développement d'une tradition. A son stade primitif, une tradition est fondée sur l'autorité incontestable de
« certaines voix et certains textes ». Mais toute tradition génère ensuite sa propre problématique 146, et met en
question les autorités admises. C'est à ce moment de « crise épistémologique » interne qu'un dialogue devient
possible. Le conflit de traditions dont MacIntyre pense qu'il ne nous laisse pas face à une incommensurabilité
radicale prend sa racine dans une crise interne de ses propre standards de réflexion. Dans le cas d'une crise
telle que celle que la raison chrétienne a dû affronter pour concilier le monde biblique et l' ordo juris latin au
XIIIe siècle, les membres de la tradition autocritique doivent entreprendre une innovation rationnelle, qui peut
réussir ou échouer, car une tradition peut manquer de ressources pour créer une innovation cohérente.
La troisième étape, celle du changement de tradition, n'arrive qu'en cas d'échec. L'interprète critique
change partiellement de critères d'évaluation parce qu'il y trouve une réponse aux problèmes antécédents
grâce à un ensemble de reformulations et de réévaluations. Le changement n'a pas nécessairement à être
total, et l'interprète modifiera sans doute la tradition « d'accueil » en retour. Mais le point de non retour est
atteint lorsqu'il trouve dans la tradition adoptée la possibilité de construire « à partir des concepts et des
théories qui lui sont propres ce qu'il ne pouvait comprendre avec ses propres ressources conceptuelles et
théoriques147.
Aussi, si l'on suit ce schéma d'évolution d'un membre d'une tradition donnée, « une tradition peut être
rationnellement discréditée par et à la lumière de la référence à ses propres canons de rationalité »148. Ce qui
définit la validité d'une tradition est qu'elle parvient à résoudre ses propres crises épistémologiques. Pour être

146
MacIntyre donne la définition suivante de la problématique : « a group of unsolved problems and unresolved issues by
reference to which its [the tradition's] success or lack of it in making rational progress toward some further stage of development will
be evaluated. At any point itmay happen to any tradition-constituted enquiry that by its own standards of progress it ceases to make
progress ». MACINTYRE, A., id., 361.
147
MACINTYRE, A., WJ, op.cit., p.364.
148
Id., p.365.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 91
non seulement valide selon ses propres termes mais considérée comme une une tradition supérieure à une
autre, une tradition doit répondre à trois critères. Premièrement, la tradition doit pouvoir montrer l'incohérence
de sa rivale et en déceler l'origine. Deuxièmement, la tradition doit pouvoir résoudre le problème mieux que la
tradition initiale « selon ses propres critères de rationalité [ceux de la tradition initiale]. »149. Troisièmement, elle
doit assurer certaines continuités au sein de la tradition incohérente, excepté s'il s'agit d'une trop crise trop
structurelle qu'elle requiert qu'on change du tout au tout de standards de réflexion. L'exemple principal que
commente MacIntyre dans « Intractable » est tiré des Révolutions scientifiques de T. Kuhn :

C'était le génie de Galilée d'avoir compris que la physique ne pouvait progresser qu'en abandonnant les premiers
principes d'Aristote et en élaborant une théorie très différente. Galilée était capable de donner une explication
cohérente des mouvements des corps tombant d'une grande hauteur, des trajectoires des boulets de canon, ainsi que
de le mouvement des marées. Pourtant, les protagonistes de la physique post-aristotélicienne sont restés sceptiques.
Car Galilée n'avait pas donné et ne pouvait donner une démonstration – telle que les aristotéliciens du XVIe siècle
pouvaient entendre la notion de démonstration – de l'erreur des premiers principes aristotéliciens ou la vérité des
premiers principes de la nouvelle physique. […] Néanmoins, la supériorité de la rationalité de [la théorie] de Galilée,
sans parler de celle de la nouvelle physique, est entière. » 150

Ce qui rendait si certaine la supériorité de la nouvelle physique renvoie aux trois conditions évoquées. Non
seulement Galilée pouvait formuler une théorie plus unifiée des mouvements des corps, mais il était capable
« d'expliquer pourquoi, étant donné ce que la nature est, elle [la tradition aristotélicienne] était vouée à l'échec
et d'identifier précisément les points sur lesquels elle était vouée à l'échec 151. » Sa physique expliquait
pourquoi les causes finales, qui étaient censées expliquer le mouvement selon le locus naturale des corps
devaient être abandonnées. Et cette nécessité n'avait pas à être perçue par ses détracteurs pour exister. Car
les aristotéliciens n'étaient pas contraints de les abandonner et les abandonner aurait requis «  un difficile
exercice d'imagination intellectuelle 152. » Mais c'est parce qu'ils ont perçu chez Galilée une explication
supérieure à la leur selon leurs propres conceptions de la rationalité qu'ils s'y sont progressivement pliés, sans
qu'on ait jamais directement réfuté leur premiers principes.

Si les paradigmes forment des totalités closes et incommensurables, comme Kuhn le suggérait (avant
qu'il ne corrige son propos), on ne peut rendre compte du chemin que Galilée a emprunter pour parvenir à
former une tradition plus rationnelle. La théorie de la relativité devait, plus tard, mettre en crise à son tour le
paradigme de la physique newtonienne, et permettre qu'on en module les principes. L'exemple de Galilée
permet à MacIntyre de montrer que les membres d'une tradition peuvent être poussés à adopter des canons
de réflexion étrangers à leur propre tradition sans que cela suppose qu'il y ait des premiers principes
indépendants des traditions au-delà des évidences sensorielles. L'hypothèse du grand livre ouvert de la

149
Ibid.
150
MACINTYRE, A., « Intractable », op.cit., pp.36-37.
151
Id., p.37
152
Ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 92
nature, n'est pas seulement fausse, elle est inutile à l'idée de justification objective.

Il semble qu'il n'y ait donc pas de contradiction entre les thèses (ii) et (iii). A l'objection selon laquelle
deux traditions doivent s'abstraire de leurs particularités pour considérer un même problème, MacIntyre
répond deux choses. D'une part, à travers les deux étapes du processus d'apprentissage (apprendre une
seconde langue, évaluer ensuite les correspondances qu'il est possible d'établir avec la langue originelle), un
analyste extérieur peut en venir à comprendre différence principielle radicale sans la réduire. Il n'est pas
immobilisé dans sa tradition. D'autre part, en ce qui concerne les désaccords, une tradition étrangère peut
montrer que la définition d'un problème est fausse, et expliquer en vertu de quels présupposés elle s'engage
dans cette erreur, et comment d'autres présupposés résolvent ce problème, comme pour la chute des corps.
Loin qu'elle doive seulement identifier un « même problème » pour être rationnelle, sa supériorité se manifeste
à sa capacité de redéfinir le problème.
L'opposition pertinente pour penser la dialectique des traditions n'est donc pas celle de la validité
contre l'erreur, mais plutôt « celle de l'avancée contre la frustration », et l'autoréfutation de ses propres
standards de réflexions. Le concept-clef de tradition est étranger à la notion de paradigme telle qu'on la trouve
chez Kuhn, car l'approche comparative de deux représentants de traditions rivales ne prend pas la forme de la
comparaison de modèle, mais de récits historiques, dotés d'une capacité persuasive.

Mais l'objection de Putnam est loin d'être la seule qu'on peut adresser à MacIntyre. L'objection que J.
Habermas soulève une difficulté encore plus nette :

Macintyre ne peut soutenir sa propre théorie de l'apprentissage – modelée sur les idées de la récente philosophie des
sciences postempiriste- sans tomber dans une contradiction formelle. Soit ses affirmations métathéoriques concernant
les étapes de réflexivité croissante s'appliquent à toute tradition quelle qu'elle soit, auquel cas ces étapes auraient pu
être franchies autrement que depuis cette tradition, ce qui contredit la présupposition sur laquelle elles reposent (a) ;
ou bien ces affirmations perdent leur signification transcontextuelle et n'ont qu'une validité locale, mais alors MacIntyre
se trouve lui-même pris dans le relativisme qu'il tente d'éviter par sa théorie de l'apprentissage (b) .153

Le concept de tradition menace donc d'être lui-même ramené à la condition de principe traditionnel, et, selon
Habermas, de perdre ainsi toute pertinence. MacIntyre ne répond pas à l'objection de Habermas, dont il est
possible qu'il n'ait pas pris connaissance. Mais on peut se demander si l'alternative posée par Habermas
épuise le champ des possibilités théoriques. D'une part, le philosophe écossais pourrait contester que le fait
que le modèle des étapes réflexives s'appliquent à toute tradition implique que ces étapes aient pu être
franchies autrement que depuis ses traditions (a). D'autre part, en posant que l'aspect traditionnel d'une
proposition empêche de penser sa validité autrement que de façon purement locale, Habermas ne fait que

153
HABERMAS, J., Justification and Application: Remarks on Discourse Ethics, 1993, Traduction ang. Ciaran P. Cronin.
Cambridge, MA: MIT Press, pp.100-101.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 93
reproduire la dichotomie issue selon MacIntyre du projet des Lumières sans la justifier réellement.
MacIntyre ne pourrait-il pas contester (b) et défendre que le concept de tradition est universel et
dépendant d'une tradition ? Rien dans le concept de tradition ne contredit qu'il soit lui-même à la fois
transversal et perceptible uniquement depuis l'expérience de traditions particulières, puisque, dans le modèle
de MacIntyre, la conscience d'appartenir à une tradition émerge avec ses premières mises en causes
internes. De sorte que l'aspect général du concept de tradition n'a pas besoin de passer par le point de vue
anhistorique qu'elle récuse. Ce qui, permettrait de faire de cette prise de conscience un concept applicable à
d'autres pensées est la simple considération qu'elles ne prouvent pas leurs premiers principes. Si tel est le
cas, le concept de tradition n'a pas besoin d'être autre chose qu'un présupposé dont la validité s'évalue à sa
cohérence.

Conclusion du chapitre II

Il n'est donc pas certain que Habermas parvienne à énoncer la contradiction formelle à laquelle il tente
d'acculer l'idée de raison traditionnelle. Pour la tradition kantienne dont s'inspire Habermas, il ne peut y avoir
guère plus qu'un oxymore. Mais l'alliance des deux termes ne paraît pas plus évidente au sein de la tradition
aristotélicienne et thomiste pour qui l'histoire n'a jamais été un concept opératoire pour penser la philosophie
naturelle. L'historicisme, et le relativisme moral dont il est le germe, est précisément l'attitude philosophique
que les divers mouvement jusnaturalistes n'ont eu de cesse de dénoncer comme l'anti-raison et,
corrélativement, comme l'anti-humanisme. Comme l'indique MacIntyre dès AV « traiter d'Aristote comme
membre d'une tradition, même s'il en est le plus éminent représentant, est un procédé tout à fait anti-
aristotélicien. »154 L'argument de MacIntyre s'oppose au rationalisme abstrait des Lumières comme à «  ce de
« ces penseurs thomistes ont prétendu et que beaucoup d'autres ont présupposé, à savoir que les thomistes
ont les ressources qui leur permettraient de réfuter leurs opposants d'une façon qui soit ou qui devrait être
contraignante pour tout individu rationnel, quel que soit son point de vue. »155 C'est donc la particularité de la
pensée de MacIntyre que de tenter de penser l'alliance de l'autorité de la tradition et de la raison.

Cette alliance particulière suscitait initialement la question de savoir par quoi remplacer la
connaissance naturelle qui donnait à la loi naturelle classique son coefficient d'universalité, si le concept de
référent neutre doit être radicalement contesté. Nous savons maintenant que le concept de tradition

154
MACINTYRE, A., AV, op.cit., p.143.
155
MACINTYRE, A. « Intractable », op.cit., p.51

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 94
rationnelle permet de penser les conditions de possibilité d'un discours rationnel et objectif non admis
universellement. Elle permet notamment d'établir que la perception des préceptes de la loi naturelle peut à la
fois dépendre d'un contexte intellectuel particulier et conserver une dimension universelle, comme la chute
des corps de Galilée.
Néanmoins, plusieurs points doivent encore être éclaircis. Il ne suffit pas pour montrer la rationalité de
la loi naturelle de montrer qu'elle ne se résout pas à la dichotomie de l'universellement acceptable et de
l'irrationnel. Il faut encore expliquer ce qui montre positivement qu'elle existe dans la tradition thomiste, et ce
qui rend son concept plus rationnel que les conceptions alternatives de l'objectivité pratique. Nous ne savons
guère plus de la loi naturelle après l'exposé de la raison des traditions qu'elle est pensable dans une société
pluraliste. par ailleurs, la tradition étant définie comme un ensemble vivant de questions et de propositions et
comme un ensemble de pratiques partagées dans une communauté donnée, il nous reste à déterminer quel
est le lien qui unit la tradition à la communauté. Enfin, la pluralité de traditions ne saurait expliquer à elle seule
la permanence du désaccord qui règne autour de la loi naturelle, puisque MacIntyre a assez montré leur
potentialités dialectiques et persuasives. Si le désaccord est permanent selon MacIntyre, c'est en raison de la
crise épistémologique qui marque l'incohérence du projet libéral selon ce dernier. Qu'est-ce qui selon
MacIntyre, rend cette crise indubitable ?

Chapitre III
Pratiques morales et récit libéral

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 95
MacIntyre se perçoit lui-même comme le représentant d'une tradition de pensée qui, depuis Aristote
jusqu'à nos jours, a traversé ses propres crises épistémologiques. Certaines sont liées plus particulièrement à
la relecture biblique d'Aristote, et d'autres, à l'émergence du projet moderne. Ce projet a indéniablement brisé
la physique de l'aristotélisme, bien que les instruments qui l'ont discréditée soient eux-mêmes rendus en partie
caduques par les révolutions scientifiques du XX e siècle.
La situation du thomisme contemporain est encore celle d'une philosophie mise au défi, qui requiert
que soit mise en oeuvre l'imagination que MacIntyre a placée au fondement de la probité et de la rigueur
conceptuelle. L'élément perturbateur qui requiert le travail d'invention conceptuelle est, semble-t-il, la non
évidence des principes premiers de la loi naturelle. Et c'est vers l'histoire et la communauté qu'il faut se
tourner selon lui pour pallier cette lacune.

Mais, d'où viendrait la résolution de la crise épistémologique si ce n'est pas directement du


thomisme ? S'agit-il d'une pure invention ? MacIntyre se pose si souvent en contempteur de la modernité qu'il
en vient à faire oublier tout ce que son récit philosophie doit à la modernité. En proposant une historicisation
de la loi naturelle, MacIntyre ne se contente pas de forger un néologisme conceptuel dans la langue thomiste
qui approfondirait seulement un aspect du thomisme car il s'agit bien d'une traduction depuis la langue des
modernes. Il écrit sans ambigüité possible dans la préface à la troisième édition anglaise de AV :

Nous sommes tous inexorablement des membres de la modernité avancée, portant ses marques sociales et
culturelles. Aussi ma compréhension des traditions des vertus et des conséquences pour la modernité du rejet de sa
tradition, et de la possibilité de la restaurer est en effet une compréhension particulièrement moderne. C'est seulement
du point de vue de la modernité et en réponse à ses assertions que l'on peut identifier les continuités et discontinuités
de la tradition des vertus [ie : aristotéliciennes], telle qu'elle s'est incarnée dans une variété de formes culturelles. Le
genre d'enquête philosophique que j'ai entrepris dans Après la vertu n'est devenu possible qu'au XVIII e et au XIXe
siècle. Vico était l'initiateur prophétique de cette sorte d'enquête historique et ma plus grande personnelle dans ce
domaine, je la devais à R.G. Collingwood, bien que ma compréhension de la nature et de la complexité des traditions,
je la devais à J.H Newman. »156

Et pourtant, dans le même prologue, MacIntyre situe explicitement son propos hors de la modernité. L'une des
thèses centrales de Après la vertu, écrit-il, est qu'il « n'est possible de comprendre la culture morale
dominante de la modernité avancée que d'un point de vue extérieur à cette culture 157. »

La posture de critique du monde moderne semble donc renvoyer chez lui à une critique interne de la
modernité, et que seule la perspective historique et résolument moderne permet d'établir. Il y a-t-il plus qu'une
alliance des contraires dans cette double déclaration inaugurale de Après la vertu et répétée vingt ans plus
tard ? La contradiction ne pourra être résolue qu'au terme de sa démonstration, qu'il nous faudra lire en
gardant à l'esprit qu'elle a à charge de montrer comment concilier ces deux points de vue. Nous savons déjà
156
MACINTYRE, A., AV, op.cit., Prologue, pp.xi-xii.
157
MACINTYRE, A. AV, op.cit.,éd. Anglaise, p.ix.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 96
la démonstration que n'entamera pas MacIntyre : la démonstration des premiers principes comme une
évidence que tout être de raison peut reconnaître instantanément. L'évidence de la loi naturelle, ne peut
apparaître qu'en vertu d'un certain de nombre présuppositions. Or ces présuppositions ne peuvent prétendre
être plus rationnelles que d'autres que si elles peuvent résoudre les contradictions d'une tradition.

L'analyse par MacIntyre de la crise « libérale » retient d'autant plus notre attention qu'il mesure lui-
même la validité d'une tradition à sa capacité à rester cohérente avec ses premiers principes, et, le cas
échéant, à pouvoir mettre en crise les traditions concurrentes. Trois questions se dégagent plus
particulièrement de ce qui précède :
Premièrement, qu'est-ce qui rend raison des premiers principes de la loi naturelle pour MacIntyre ?
(II.3.1)
Deuxièmement, qu'est-ce qui permet selon MacIntyre à la tradition jusnaturaliste de se présenter
comme une tradition supérieure ? En quoi le concept classique de loi naturelle pourrait-il restituer sa
cohérence ? (II.3.2)
Troisièmement, quelle fonction politique peut assumer cette loi naturelle ? Quelle morale politique
peut-elle servir une fois que celle-ci est conçue comme un discours sur des pratiques ? ( Conclusion).

II.3.1 Les pratiques de la loi naturelle

Notre première question peut paraître contradictoire. Comment prétendre rendre raison des premiers
principes, puisqu'ils sont précisément dans la tradition classique le point où s'arrête la dialectique
philosophique pour reconnaître ce qui la fonde ? En qualifiant la loi naturelle de principe premier, Thomas ne
prétend précisément pas la démontrer, mais il prétend que ce sont les préceptes sans lesquels on ne peut
raisonner moralement. Nous ne pouvons aborder tous ces principes particuliers, et les problèmes qu'ils posent
chacun. Ils renvoient d'ailleurs aux débats évoqués plus haut. Mais il nous est possible de mettre en avant la
structure démonstrative qui, des pratiques et de l'action, prétend dégager ses principes.
En tant que membre de la tradition jusnaturaliste, MacIntyre assume les premiers principes que nous
avons rappelés. Ils interdisent de tuer, de voler ou de mentir. Dans la tradition thomiste, ils interdisent de
séparer totalement les fins unitives de la sexualité et ses fins procréatrices. Mais MacIntyre ne peut la
présenter comme une sorte d'illumination que connaîtrait l'homme en tant qu' imago Dei. La seule chose que
MacIntyre entend montrer est que certains de ces premiers principes sont la présupposition inévitable de nos
pratiques, et, que loin d'être incompatibles avec le fait du désaccord, ils ne sont jamais si évidente que lorsque
nous sommes confrontés au désaccord moral.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 97
Les pratiques
Le terme de pratique sociale renvoie à une définition précise chez MacIntyre. Une pratique se définit
chez lui comme

forme cohérente et complexe d'activité humaine coopérative et socialement établie par laquelle les biens internes à
cette forme d'activité sont réalisés en tentant d'obéir aux normes d'excellences appropriées, ce qui provoque une
extension systématique de la capacité humaine à l'excellence et des conceptions humaines des fins et des biens
impliqués. Bouger un pion sur un échiquier n'est pas une pratique, pas plus que l'art de taper dans un ballon ; mais le
football et les échecs sont des pratiques.158

Le trait principal qui permet de distinguer le football comme pratique du simple fait de taper dans un ballon,
est que la pratique se définit par ce qu'elle vise des biens internes. Cette différence est manifeste dans la
façon dont on apprend une pratique. Pour enseigner le jeu d'échec à un enfant récalcitrant, il est toujours
possible de lui promettre une récompense. Il jouera alors pour un bien parfaitement externe à la pratique des
échecs. Plus grand, il pourrait utiliser les échecs pour acquérir un prestige social auprès de ses paires, et il
s'agirait encore d'un bien externe, c'est-à-dire d'un bien qu'il aurait pu atteindre autrement et qui n'est lié à la
pratique des échecs que comme la conséquence de son acte. Tricher avec succès n'est qu'une autre façon de
parvenir à ce but. Par contraste, le joueur d'échec qui s'évertue à maîtriser les règles du jeu serait perdant en
trichant. Les biens qu'il vise sont internes en deux sens ; « d'abord parce que nous ne pouvons les décrire
qu'en termes d'échecs ou d'un autre jeu semblable ; ensuite, parce qu'ils ne peuvent être identifiés et
reconnus que par la participation à la pratique en question. »159 On ne peut pas plus juger des règles d'une
pratique et de la valeur de ses biens sans en être un membre que de juger la qualité d'un Rembrandt sans
goûter les normes du naturalisme et de l'art iconique du Moyen-âge.

L'idée selon laquelle nos identités sociales sont structurées par de telles activités permet à MacIntyre
d'établir contre les théories foucaldiennes que les pratiques sont constituées par des acteurs sociaux à part
entières, acteurs qui se distinguent par leur capacité d'initiative.L'apprentissage pratique supposant une
obéissance aux règles et aux canons de cette pratique, l'activité qu'elle permet de développer échappe à la
dichotomie du sujet autonome et du sujet soumis à des règles héritées. Il reste un acteur en ce qu'il peut
innover dans une pratique. En d'autres termes, l'acteur peut socialement institué par une pratique
traditionnelle, sans être socialement dominé par elle ; son hétéronomie originelle ne fait pas de lui un objet
soumis aux jeux de pouvoirs. Le concept de pratique sociale recoupe donc l'ambition fondamentale qui
habitait le concept de tradition: penser une dépendance qui ne soit pas une simple passivité.

158
MACINTYRE, A., Après la vertu, op.cit., p.183.
159
Id., p.184.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 98
L'autre trait distinctif de la pratique est que, contrairement à une simple technique, elle appelle un
certain nombre de vertus qui se distinguent des simples vertus de l'apprentissage d'un savoir-faire. Car ses
normes d'excellence ne tiennent pas seulement au résultat qui est visé, mais à l'excellence de la vie qu'elle
suscite. Pour le peintre, « c'est dans la volonté de contribuer à ce progrès et de donner aux problèmes une
réponse créative qu'on trouve le second type de bien internes », par rapport aux simples biens du résultat
obtenu. C'est pourquoi un ingénieur technique peut relever d'une pratique et non de la simple mise en œuvre
du savoir-faire, dès lors qu'ils ne visent pas seulement le résultat que lui permet de viser sa technique, mais
bien l'amélioration de la discipline.

La dépendance initiale de l'apprentissage d'une pratique ne peut jouer le rôle instituant pour l'acteur
social que parce qu'elle est structurellement ouverte sur sa vie et sur celle de la communauté. Ce qui rend les
pratiques si cruciales pour l'exposé des vertus de MacIntyre est qu'elle sont structurellement collectives, et
qu'à côté des biens du résultat de l'action, elles appellent une excellence de l'action elle-même et de l'homme
qui agit. En d'autres termes, les pratiques requièrent d'elles-mêmes l'exercice des vertus de justice, de
courage et de probité.

Par conséquent, il ne peut y avoir d'évaluation externe aux pratiques, ce qui ne signifie pas seulement
qu'il faut en avoir l'expérience pour juger de ses biens internes, mais que l'on ne peut juger d'une activité
humaine par rapport à une sorte de modèle neutre. Il ne s'agit donc pas seulement de dire que les buts d'une
pratique ne peuvent être discernés que par les membres d'une pratique, mais « qu'aucune qualité ne peut être
appelée vertu sauf si elle capable d'accomplir trois sortes de bien : les biens internes aux pratiques, ceux qui
sont les biens des individus et ceux qui sont les biens de la communauté. » Et ce qui permet à ces trois sortes
de biens de s'imbriquer les unes dans les autres est que la recherche d'un bien interne, si contingent soit-il,
porte en elle une structure de relations morales.

Comment MacIntyre établit-il ce point litigieux ? En quoi les pratiques du portraitiste et du joueur
d'échec peuvent-elles constituer une norme d'excellence morale au sens aristotélicien de ce terme ?
MacIntyre donne un exemple de la façon dont se différencient pour lui l'excellence d'un savoir-faire et
l'excellence morale d'une pratique. Dans les villages de pêcheurs ancestraux que MacIntyre a connues dans
son enfance en Grande-Bretagne, la libéralisation de l'économie a selon lui imposé un choix : il fallait opter
pour de meilleures rémunérations contre « l'excellence éthique du métier ». Le savoir technique était le même
dans les deux cas, mais le cadre de l'entreprise moderne ne recherchait plus qu'un bien externe (le profit), et
non le « style de vie du pêcheur ». Il est important de saisir que MacIntyre ne prétend pas que le «  style de vie
des pêcheurs » dût constituer le modèle éthique idéal d'aucun homme, mais qu'il considère qu'une activité

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 99
orientée uniquement vers un bien externe tel que le profit brise le réseau social premier dans lequel s'opère
l'apprentissage des vertus.

Le raisonnement de MacIntyre peut-être ramassé de la façon suivante. Le fait que la pratique soit
structurellement une activité collective rend la présence de l'autre indispensable à cette pratique.
Contrairement à un type de bien externe en situation de ressources limitées, le fait que b participe à la
pratique commune non seulement n'enlève rien à a mais l'enrichit. Il s'agit d'un bien authentiquement
commun, qui comporte deux implications. D'une part, l'individu ne peut décider de son propre bien sans faire
appel à ses partenaires qui jugeront de sa qualité en vertu de leurs fins communes (la réussite d'un bon
portrait, l'invention d'une nouvelle combinaison, etc). La délibération sur la façon dont il convient d'ordonner
ses différentes pratiques entre elles ne pourra pas être solitaire non plus. A l'inverse, le savoir-faire n'est
collectif que par contingence : le bien visé ne serait pas amoindri si le sujet pratique pouvait l'obtenir seul. Il ne
partage avec les autres qui concourent à l'établissement de ce savoir qu'un intérêt commun. La pratique est
donc structurellement ouverte sur la vertu individuelle, sa capacité de probité dans la critique des normes
établies comme sa capacité à reconnaître sa dépendance vis-à-vis d'autrui. D'autre part, cette coopération
appelle donc des relations justes entre les personnes qui y participent. Bien entendu, il est possible d'être un
grand violoniste et menteur. Mais si je mens à mon élève, je ne me situe plus dans une pratique commune
avec lui. Et si je ne vise qu'un résultat, et non l'exercice de la pratique elle-même, commence à se poser aux
amateurs la question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux écouter les disques des meilleurs violonistes. Parce
qu'elle se structure dans une relation, la quête d'un bien interne implique la pratique des vertus de justice
interpersonnelle. Cela ne signifie pas que les vertus ne peuvent être exercées que dans les pratiques, mais
qu'elles sont le premier lieu de l'apprentissage, et qu'elles requièrent une structure vertueuse.

Le problème de l'intégration et du désaccord


Mais la façon dont peuvent s'imbriquer ces trois biens, qui déciderait de la «  vertu » d'une pratique
reste encore imprécise. Les pratiques comportent-elles vraiment cette ouverture sur la justice ? Un point qui
pourrait nous en faire douter et que les membres d'une pratique collective rencontreront nécessairement des
désaccords sur les règles de cette pratique. Si l'un des pêcheurs en vient à tomber, jusqu'où doit aller le
courage ? Faut-il bannir ceux qui ne secourent pas leurs paires ? Il y a-t-il des lois de la mer ? MaIntyre a lui-
même assez insisté sur la dimension historique et vivante d'une pratique par contraste avec les résultats d'un
savoir-faire pour qu'il ne nie pas ce fait. En avançant dans leurs discussions, les membres d'une pratique ne
rencontreront, de l'aveu de MacIntyre pas seulement des désaccords sur les biens internes du premier type
(s'agit-il de l'amour de la mer, du plaisir de la chasse, de l'exaltation de l'aventure ?) mais également sur les
fins morales de leur pratique, c'est-à-dire sur l'excellence morale personnelle et communautaire que doit ou

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 100
non susciter la pratique.

Or, le fait qu'un accord sur les pratiques et ses visées immédiates (maîtriser le jeu d'échec, peindre
l'âme dans le corps, etc.) ne se traduise pas un accord moral permet de douter qu'il y ait réellement une telle
implication entre les pratiques et les vertus. Comment ne pas faire appel pour juger des pratiques, comme C.
Taylors le demande, à côté de leurs biens internes, à un bien transcendant 160 ? Et la nécessité d'une telle
transcendance ne manifestent-ils pas assez que les normes d'excellence morale (jouer avec moralité) ne sont
pas inclues dans les normes d'excellence des pratiques (bien jouer) ? Le concept de tradition comme concept
moral paraît comporter une conséquence gênante, comme le soulignent E. Frazer et N. Lacey 161. Sans une
idée transcendante du bien, qu'on la formule comme Aristote ou comme Kant, on pourrait notamment dire que
la torture et le viol constituent des pratiques, et que leur exercice est un exercice de vertu. Les biens qu'elles
visent peuvent être internes (le plaisir unique de la douleur d'autrui), et ses règles collectivement admises par
le groupe qui les pratique. Selon Frazer et Lacey, seulement deux solutions se présentent alors à MacIntyre :

La première est substantialiste – il [ le débat moral] pourrait faire appel à certains critères indépendants [ de la
pratique] et substantiel de sorte à exclure le viol et la torture, mais pas le football, de la liste des authentiques
pratiques. […] La seconde stratégie est procéduraliste. Il semble que ce soit la voie que MacIntyre soit enclin à
emprunter, étant donné son scepticisme sur le fait que les soient de véritables pratiques. Il pourrait prétendre que les
pratiques mauvaises seraient inévitablement incohérentes, ou contradictoire, ou autodestructrices, ou manqueraient
d'intégrité. Certains théoriciens du droit ont développé ce type d'argument et prétendent que si les canons procéduraux
corrects sont respectés alors une moralité substantielle sera promue ou produite. Il va sans dire que les autres
théoriciens n'ont pas mis longtemps à pointer du doigt certains régimes qui respectent l'équité procédurale, mais
atteignent des records de pratiques mauvaises.162

Et de conclure que « la ligne procédurale est donc loin d'être prometteuse ». La première voie nous ramène
exactement à ce que MacIntyre cherche à éviter, et les auteurs citent justement J. Finnis comme l'un de ses
représentants. Il existerait une liste de biens minimaux accessible à toute conscience ; mais cela reviendrait à
admettre « l'évidence universelle » que MacIntyre nie. Et, même si l'on ajoute que les acteurs de la pratique
peuvent raisonner en commun parce qu'ils appartiennent à une même tradition, leurs normes éthiques
n'auraient plus de liens avec les pratiques. La seconde voie nous mène directement à L. Fuller, mais Frazer et
Lacey auraient aussi pu aussi citer Rawls et Habermas. L'objection qu'elles adressent à MacIntyre s'approche
d'ailleurs de l'objection que nous leur adressions plus tôt : comment ne pas reconnaître que le simple
engagement dans une procédure délibérative et rationnelle fait appel à des convictions qui les précèdent, qui
permettent de déterminer « ce que tout homme rationnel veut quoiqu'il veuille par ailleurs » qu'on pourrait tout
aussi bien appeler loi naturelle ? Comment des procédures formelles pourraient-elles déterminer une éthique

160
TAYLOR, C., « Justice after Virtue » in HORTON, J., coll., After MacIntyre, After MacIntyre., 1994, Notre Dame, University of
Notre Dame Press, éd. John Horton et Susan Mendus, 1994, p.35.
161
FRAZER.E, LACEY, N.« MacIntyre, Feminism and the Concept of Practice », in After MacIntyre, op.cit., pp.273-275.
162
Id., p.274.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 101
et un contenu normatif ? Les deux auteurs contestent donc qu'une véritable morale publique puisse émerger
de simple procédures, à moins que ces procédures ne soient elles-mêmes indexées sur des conceptions
morales préalables, à la manière de Finnis. Elles s'accordent à notre propos lorsque nous reprochions à
Rawls de refuser en théorie ce qu'il admettait dans les faits, c'est-à-dire un ensemble de convictions
théoriques et pratiques fondant les procédures de justice et en limitant les décisions.

MacIntyre a directement répondu à cette critique qui lui est adressée. Il écrit notamment :

Ce dilemme ne se présente pas si une conception de la justice et des autres vertus (qui est adéquate à la fois aux
relations internes aux pratiques et aux relations entre ceux qui participent à des pratiques particulières et la
communauté locale dans son ensemble) peut être invoquée contre les déformations et les préjugés. La conception de
la justice, comme vertu qui est requise si les biens internes aux pratiques sont accomplis, ne serait-ce que les biens
des vies individuelles et des communautés, est en elle-même suffisante pour donner un standard d'identification et de
condamnation des déformations et distorsions auxquelles les pratiques sont soumises. 163

Mais quelle est cette conception de la justice qui serait requise « si les biens internes aux pratiques sont
accomplies » ? Qu'est-ce qui, dans l'accomplissement du joueur d'échec, du pêcheur et du peintre requiert la
vertu de justice ? Pourquoi le viol et la torture n'en feraient-ils pas partie ? Deux enjeux distincts s'attachent à
cette question. D'un point de vue morale, MacIntyre doit montrer comment le « point de vue anthropologique »
qui permet de conceptualiser la pratique peut de lui-même comporter des normes morales. MacIntyre doit
encore montrer que sa théorie sociale et son historicisme ne sont pas relativistes. D'un point de vue
épistémologique, MacIntyre doit montrer en quoi les critères de moralité issus de sa tradition sont liés aux
pratiques, ce qui renvoie au premier enjeu. La réponse qu'il donnait aux Frazer et Lacey ne l'a sans doute pas
satisfait lui-même, puisque, vingt ans, plus tard, il entreprend de répondre de nouveau à ces objections dans
« Intractable ». Il nous semble que MacIntyre ne donne de réponse claire à cette question que dans ce dernier
développement sur la loi naturelle, dont nous suivrons donc la progression logique.

Déduction de la loi naturelle


La situation de désaccord qui nous occupe constitue le point de départ du §VI de ce dernier ouvrage.
« Intractable » a été écrit en réponse à la question du cardinal J. Ratzinger. Peut-on réellement utiliser le droit
naturel comme référent public et outil de persuasion si le droit est pensé etsi Deus non daretur164 ? MacIntyre
tente, en réponse à cette question, de montrer ce qui fait de la loi naturelle un outil rationnel de la pensée
morale mais dont on ne peut attendre qu'il crée un consensus dans la société de la modernité avancée. Il
entreprend à cette occasion de montrer en quoi les pratiques, telles qu'elles sont définies par lui, requièrent
bien une conception de la justice commune, qui correspond à la loi naturelle classique.

163
MACINTYRE, A., « A partial response to my critics » in After MacIntyre, op.cit., p.290.
164
MACINTYRE, A., « Intractable », op.cit., pp.19-26.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 102
C'est précisément la situation de désaccord qui lui donne l'occasion de le montrer. Face à un
désaccord, les pratiques sont dénuées de ressources morales – telle est l'objection que Taylor, Frazer et
Lacey lui soumettent. Comme MacIntyre l'explique lui-même, ces désaccords moraux renvoient à différentes
conceptions du bien, conceptions qu'aucun premier principe universellement ne peut résoudre selon lui. Le
point central de sa démonstration est que ce sont précisément les modalités d'enquête du bien et leurs
pratiques vivantes qui offrent la matrice originelle de la loi naturelle, et qui en rendent évidents les termes,
sans qu'il ne s'agisse pour autant d'une pure et simple procédure.

Ce que requiert la raison pratique lorsqu'une communauté est confrontée au désaccord est que
chacun prenne une distance vis-à-vis de ses propres opinions. C'est bien la condition minimale du débat que
les convictions des uns et des autres soient authentiquement remises en jeu. Ce simple fait, ajoute MacIntyre,
révèle deux vérités sur la nature humaine : « aucune définition du bien de l'homme ne peut être adéquate si
elle n'est soutenue par une enquête continue qui prenne la vérité pour son premier objet » (a), et par
conséquent, « le bien de la vérité doit être une part constitutive du bien de l'homme » (b). La conception de la
vérité pertinente pour MacIntyre est celle de l' adequatio rei, relation entre l'esprit et la chose jugée qui requiert
que l'objet soit pensé de façon identique à ce qu'il est, et, d'autre part, que cette identité ne soit établie que
pour elle-même, indépendamment des projections de l'esprit qui juge.

Toute la démonstration de MacIntyre repose sur cette première déduction. Car le progrès vers la
vérité que cherchent ensemble les parties du désaccord moral demande que soient remplies trois conditions.
Premièrement, il faut attribuer à la vérité la première place. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit le seul bien et
qu'il faille la chercher en toute occasion, mais simplement qu'elle ne peut être ignorée ou masquée par
d'autres motifs. Deuxièmement, l'enquête morale doit se traduire par certaines continuités minimales dans nos
vies. Les règles du débat doivent traduire pour nous notre façon impartiale de penser. Elles doivent être nos
règles. Troisièmement, il nous faut être désintéressés dans la recherche de la vérité pour que le motif de notre
recherche soit la seule vérité, ce qui implique de prendre de la distance vis-à-vis de nos «  des intérêts
matériels et de nos préjugés nourris par nos désirs de reconnaissance »165.

La situation de désaccord requiert donc que les parties en présence fassent preuve d'un certain
ascétisme intellectuel. Mais, ajoute MacIntyre, la probité de la recherche objective implique elle-même que
soient respectées certaines normes morales. Il faut en premier lieu que le désaccord de l'un des membres
n'entraîne pas son insécurité. La règle de respect réciproque qui s'ensuit implique la liberté morale et tous les

165
Id., p.22.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 103
éléments qui assurent la sécurité d'un sujet de droit (propriété, intégrité corporelle). Ensuite, tous les acteurs
du débat doivent pouvoir faire confiance dans la véracité de leurs adversaires. Un débat dans lequel les
protagonistes s'autorisent à tromper et à mentir importent dans la pratique du débat un élément manipulatoire
qui lui ôte son aspect commun. La troisième déduction normative est d'ordre politique : « si nous voulons
pouvoir poursuivre notre enquête dans notre communauté sur des périodes étendues, nous devons faire
pourvoir à la sécurité de notre vie communautaire contre ses menaces intérieures et extérieures, » en
conférant à certains individus l'autorité de faire ce qui est requis pour la sécurité. 166

Où veut en venir MacIntyre ? Il n'est selon lui pas besoin d'aller plus loin que ces quelques truismes
pour reconnaître que l'ensemble de préceptes qui sont les conditions d'un débat rationnel ont le même
contenu que les préceptes de la loi naturelle selon Thomas d'Aquin. Bien qu'il passe rapidement sur ce point,
on peut voir sans peine ce qui ce qui recoupe la loi naturelle classique dans cette déduction normative. La
première inclination de la loi naturelle – vivre pour la vérité – s'accorde naturellement à la seconde – vivre en
société - dans la pratique du débat. Car il n'est de délibération que commune. Ces deux inclinations se
traduisent par une série de préceptes : principe de non-nuisance, l'interdiction du mensonge, et, sur le plan
politique, la nécessité naturelle d'une autorité politique.
Et, ajoute MacIntyre, la concordance des préceptes dépasse leur contenu. Comme la loi naturelle, les
préceptes qui forment les conditions du débat sont universels, non pas dans leur perception, mais dans leur
portée. Il n'est personne qui ne soit exclu a priori du débat en question, il n'y a donc personne vis-à-vis de qui
la violation des préceptes est envisageable. par ailleurs, leur portée est universelle en ce sens qu'ils sont sans
exception possible. Elles forment les conditions nécessaires pour toute enquête rationnelle, et «  leur faire
exception constitue toujours une menace pour la possibilité d'un tel débat  ».167 Ce qui implique que ces
préceptes soient les mêmes pour tous.

En tant que conditions absolues du débat, les deux vérités énoncées ci-dessus et les normes qu'elles
impliquent valent comme premiers principes de la raison pratique. Autrement dit, ils ne sont présupposés par
aucun appareil théorique, et la déduction opéré ci-dessus n'est qu'une remontée de la pratique discursive à
ses principes. Mais ces principes ne valent pas seulement comme norme idéale ; elles expliquent assez
d'elles-mêmes que leur non-respect entraîne un désaccord massif. Car, si l'un ou l'autre de ces préceptes
n'est pas respecté, le débat se meut en relation de domination des uns sur les autres, et crée soit le conflit,
soit un accord irrationnel motivé par des intérêts convergents.

Réfutation de l'utilitarisme ?
166
Id., pp.22-23.
167
Id., p.24.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 104
Les principes établis visent tout particulièrement les versions nietzschéennes ou utilitariste du débat.
Le « linguistic turn » des années 60 entamé par Austin et Gadamer a effectivement rendue populaire l'idée
selon laquelle il y aurait, outre l'absence de maîtrise du sens de son discours par le sujet, un élément
extralinguistique et social inhérent à tout discours déterminant un horizon d'attente qui requière un mode
spécifique de validation. Mais l'aspect pragmatique du langage est interprété par MacIntyre en un sens
opposé que Foucault. Cette nouvelle approche du langage devait servir à mettre en avant la dimension
manipulatoire du discours chez les héritiers de Nietzsche. Si l'activité rationnelle, même sous sa forme
généalogiste, affirme en substance MacIntyre ne peut elle-même répondre à des motifs non manipulatoires, il
est difficile de voir ce qui, dans la discussion entreprise par les généalogistes du projet des Lumières (auquel
on reproche l'invention d'un sujet abstrait, hors de l'histoire, pris dans une lutte contre ses passions et contre
sa vitalité) diffère d'une simple manipulation en sens inverse.

Qu'en est-il de l'utilitarisme ? MacIntyre évoque plus longuement le problème que pose cette
déduction logique aux trois thèses essentielles de l'école utilitariste, qui, aux États-Unis, occupent une place
centrale du débat public sur les questions de lutte contre le terrorisme, ou de répartition des ressources
sanitaires. Rappelons les brièvement. Premièrement, il convient de juger les actions selon leurs
conséquences sur le bonheur des personnes. Deuxièmement, un agent agit droitement lorsque, entre
plusieurs actions alternatives, il choisit celle qui puisse avoir pour conséquence plus grand bonheur du plus
grand nombre, c'est-à-dire la maximisation de l'utilité. Notons que cette règle n'est pas une règle au sens
kantien du terme, car son contenu varie autant que le plaisir varie. Et, troisièmement, il y a un standard par
lequel on peut juger de l'utilité d'une action comparée à d'autres.

Or, la règle qui en découle « agis toujours de sorte à maximiser le bonheur du plus grand nombre »
viole directement les principes de la discussion établis par MacIntyre. Qui vise le «  plus grand bonheur » du
plus grand nombre doit être prêt à sacrifier le plus petit nombre au plus grand nombre. Si l'on suit la thèse
utilitariste, il faut être prêt à sacrifier un innocent si le sacrifice de sa vie peut en sauver d'autres. Autrement
dit, la règle de sécurité commune n'est pas remplie. Indépendamment de la question de la validité de ces trois
thèses, il est évident qu'elles sont incompatibles avec l'idée d'une discussion rationnelle étendue et conçue
comme structure sociale, telle l' agora pour les citoyens athéniens. Qui peut s'attendre à ce que la personne
sacrifiable se condamne elle-même ?

Alors que tout porterait à penser que MacIntyre estime avoir ainsi manifesté la contradiction formelle
que porte en elle la tradition utilitariste en tant que tradition d'enquête morale, puisqu'elle ne peut manquer de
faillir aux principes de l'enquête commune, MacIntyre en tire une conclusion inverse. En dépit de la validité de

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 105
sa déduction des premiers principes de l'agir moral, il n'estime pas avoir réfuté la tradition libérale et utilitariste.
Car leur réponse, remarque-t-il, pourrait être la suivante :

[Les utilitaristes] n'auront aucune difficulté à s'accorder sur l'importance de la délibération avec les autres et sur le
besoin de ceux qui participent à une telle délibération d'être redevables d'un ensemble de principes moraux, et d'être
connus comme tels, qui permette à tous les participants dans une telle délibération de s'exprimer librement. Mais ils
comprendront l'ensemble des préceptes très différemment, et ce parce que leur raison de s'engager dans un tel débat
dérivera du premier principe utilitariste, celui qui leur exige de parvenir au plus grand bonheur du plus grand nombre -
indépendamment de la façon dont ils comprennent ce terme. 168

En d'autres termes, la rupture vis-à-vis de l'enquête morale en tant que délibération commune que porte en
elle la maxime utilitariste ne contredit en rien leur premier principe. La discussion rationnelle ne peut avoir de
valeur, que si celle-ci manifeste une utilité quelconque. La loi naturelle thomiste ne peut établir par cette
déduction que la pratique délibérative commune doit valoir comme activité la plus morale qui soit. Bentham
proposait que le censeur de la loi applique des critères utilitaristes, et non qu'il soumette leur premier principe
à la discussion – car le soumettre à la discussion mettrait en danger la moralité des normes publiques. Or,
sans la valorisation initiale de la pratique de l'enquête morale, liée à l'inclination à la vérité rien ne permet plus
à MacIntyre de maintenir la démonstration aristotélicienne des premiers principes de la raison pratique. Si la
tradition utilitariste ne peut manquer de pratiquer ses préceptes le temps de la délibération (sans laquelle elle
ne serait pas une tradition), rien ne les contraint sur le plan logique à percevoir ces préceptes autrement que
comme une étape utile, et non comme des principes universels liant sans exception. Peut-être certains
utilitaristes, dont l'archétype est pour MacIntyre simplement le seul moyen équitable de répartir les biens
matériels (et non une personne sans considération pour la valeur intrinsèque des individus) reculeraient
devant cette conséquence. Mais, paradoxalement, MacIntyre pense qu'ils n'auraient pas de raison logique de
le faire, et que leur attitude témoignerait seulement du fait qu'ils adhèrent à une pratique durable du débat que
leur tradition ne leur permet plus de penser.

Nous retrouvons donc la confrontation des traditions de pensée dont MacIntyre estime qu'elle ne peut
être résolue qu'indirectement. Le fait qu'il soit impossible de mener une confrontation directe des premiers
principes de la morale libérale utilitariste et du thomisme explique pourquoi le désaccord se maintient dans la
culture de la modernité avancée, et elle explique également l'impossibilité d'une authentique pratique de la
délibération là où les conditions du débat sont menacées par les thèses en jeu pour MacIntyre 169. La
conséquence immédiate de ce désaccord est que le sujet délibérant doit affronter une situation où «  il se peut
qu'il ne plus possible pour ses membres de parvenir grâce à la délibération commune à un esprit commun
concernant la meilleure façon d'agir pour eux. »

168
Id., p.31.
169
Id., p.19-20.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 106
Ce qui permet à MacIntyre de maintenir qu'il peut y avoir, même dans ce cas, une délibération
rationnelle, bien qu'elle ne peut plus avoir la place d'une pratique aux dimensions de la communauté politique,
devrait nous être maintenant familier. A ce point de la discussion, l'importance des canons traditionnels de la
preuve dessinés plus haut apparaît d'autant plus clairement qu'il peut sembler que deux ensembles
d'assertions morales et politiques s'opposent sans pouvoir dialoguer : la moralité comme utilité, la moralité
comme quête de la vérité. L'impossibilité de mener une délibération hic et nunc ne signifie pourtant pas que la
raison reste sans ressource, car, tout en niant ses conditions de possibilité, la tradition utilitariste, notamment,
n'en prétend pas moins se défendre en tant que tradition rationnelle.

La charge de la preuve de l'échec du libéralisme reste donc entière dans l'économie du


développement de MacIntyre. L'absence de reconnaissance commune des premiers principes de la raison
pratique requiert, pour que les premiers principes de la loi naturelle classique puissent être reconnus dans
leurs rationalité, que la tradition thomiste puisse manifester une véritable incohérence au sein de la tradition
libérale, en déceler l'origine, et montrer en quoi le concept de loi naturelle permet de rendre compte de
l'enquête morale mieux que la tradition libérale. Sans quoi nous aurons simplement des pratiques du débat
tout à fait compatibles avec les principes thomistes – et MacIntyre estime que c'est le cas dans l'université –
mais pas de reconnaissance explicite de ses principes.

II.3.2 Le récit du libéralisme

Les trois preuves que doit fournir MacIntyre prennent l'aspect d'un récit philosophique. En tant que
défenseur d'une rationalité traditionnelle, MacIntyre doit emprunter les voies d'une reconstruction historique et
logique des présupposés normatifs de la tradition libérale que nous avons décrite comme une tradition
jusnaturaliste rivale. Il est important de préciser que, dans la première partie de son oeuvre, où MacIntyre est
encore un post-marxiste aristotélicien non thomiste, ce dernier ne se réfère au droit naturel que comme une
invention moderne. Il est notamment connu pour avoir affirmé que les droits individuels, tels que R. Dworkin
les pensait, n'existaient pas plus que les licornes – assertion qui s'éclairera au cours de notre propos.
Ce récit commence au cinquième chapitre de Après la vertu (1981). MacIntyre y entreprend de
démontrer la raison pour laquelle les diverses tentatives philosophiques des Lumières sont selon lui vouées à
l'échec. La fonction de ce récit est de rendre perceptible la trame de la décomposition de la cohérence des
Anciens, et de nous mener à l'alternative de la fin d 'Après la vertu, à savoir « Nietzsche ou Aristote ». La
démonstration est reprise dans QJ et dans Three rival versions of moral enquiry, ouvrage qui compare les
trois types d'enquête philosophique qui « rivalisent » dans la philosophie contemporaine (encyclopédiste et

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 107
libérale, généalogiste et libertaire, aristotélicien et conservateur). Mais son analyse la plus poussée des
Lumières se trouve dans un essai postérieur, « Some Enlightments projects reconsidered », analyse qu'il ne
met en rapport explicitement avec la question de la loi naturelle que dans son dernier essai en date, «  Natural
Law Revisited ». Nous nous appuierons plus spécifiquement sur ces deux derniers opus pour commenter sa
critique des Lumières, en la complétant des précisions historiques de Après la vertu.

L'hypothèse de départ du philosophe écossais suppose que l'échec du projet des Lumières n'est pas
lié à de simples erreurs de raisonnement mais du bouleversement de l'arrière-plan historique judéo-chrétien et
aristotélicien qu'a subi l'Europe moderne, faisant naître ce que nous avons appelé le défi libéral. Sur le plan
politique, MacIntyre ne récuse pas réellement les divers courants révolutionnaires. Mais il ne reconnaît dans la
volonté d'émancipation des Lumières qu'une tentative de se libérer des systèmes absolutistes
paradoxalement issues de cette même modernité que les Lumières opposaient aux monarchies, et, de la
fusion médiévale du religieux et du politique qu'on observe particulièrement à partir du règne de Louis IX et du
pontificat d'Innocent III.

Il faut passer par la critique épistémologique pour saisir en quoi cette émancipation ne peut se réaliser
sans incohérence selon MacIntyre. L'idée centrale de MacIntyre est que la pensée moderne naissante a cru
pouvoir conserver les règles morales issues de l'univers chrétien, lui-même issu des traditions rabbinique et
grecque, en tant que règles universelles malgré la destruction de la téléologie de l'homme qui la structurait
dans la pensée antique et médiévale. Cette double volonté de destruction et de conservation est l'incohérence
qui défait de l'intérieur le projet libéral chez MacIntyre et mène la modernité en dehors d'elle-même.

Naissance des Lumières : la séparation du sensible et du moral.


Malgré les profondes divergences qui séparent Kant, Hume et Diderot, tous ont en commun certaines
croyances communes héritées du christianisme. Il serait difficile de nier les influences luthériennes qui
informent la pensée de Kant et de Kierkegaard, ou le poids de la culture presbytérienne dans celle de Hume.
Si, par exemple, « le mariage et la famille sont au fond aussi sacrés pour le philosophe rationaliste de Diderot
que pour le juge Wilhem de Kierkegaard », « promesse et équités sont aussi inviolables pour Hume que pour
Kant »170.
Mais l'accord de ces philosophes des Lumières va au-delà de simples propositions morales. Leurs
conceptions de la droite morale ont en commun, commente MacIntyre, le « projet de construire une
argumentation valide pour passer de prémisses relatives à la nature humaine telle qu'ils la comprennent à des
conclusions sur l'autorité des règles et préceptes moraux. » Une argumentation morale, doit, par conséquent

170
MACINTYRE, A., AV, op.cit., p.51.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 108
être accessible à tous les êtres qui, en tant qu'êtres de raison, partagent cette même nature. Bien entendu,
leur conception de la nature humaine varie. Pour Diderot et Hume, la nature humaine se structure comme un
jeu de passions. Les règles morales expriment pour Hume des relations de sympathie et de rejet entre les
individus – sans parler du projet hobbesien qui, de façon encore très nette, déduit les normes politiques de sa
nouvelle loi naturelle.

Héritier de cette anthropologie, Kant nie que les règles morales soit fondées sur la nature humaine
parce qu'il ne fait référence par ce terme qu'à ses aspects sensibles, qui, du point de vue de la morale, ne
déterminent que des intérêts. Ce qui fait la dignité spécifique de l'homme est sa capacité d'agir en fonction
des fins de la morale universelle, sans considération pour ses propres intérêts sensibles. Il partage néanmoins
le projet de fonder la morale sur ce qui caractérise l'homme et sa « nature » spécifique, en un second sens, à
savoir sa nature d'être rationnel. La nature humaine est donc composée chez lui de deux parties antagonistes:
l'intérêt des motifs sensibles et les fins de la morale.

L'ambition de déduire des normes universelles des différences spécifiques de la nature humaine est
en lui-même un héritage de la culture latine et grecque christianisée. Mais ce qui formait un tout cohérent chez
Aristote, Thomas d'Aquin, Maïmonide et Averroès perd toute cohérence au sein de la culture moderne du
point de vue de MacIntyre. Car il y a selon selon lui chez les philosophes des Lumières « un décalage
irrémédiable ente leur conception commune des règles morales d'une part et dans leur conception commune
(malgré les divergences) de la nature humaine d'autre part. »

Le raisonnement pratique aristotélicien


Qu'est-ce qui créerait ce décalage ignoré des Anciens ? Quel serait selon MacIntyre l'élément perdu
qui placerait tout le projet des Lumières dans une inextricable contradiction ? Pour l'isoler l'élément
perturbateur, MacIntyre rappelle quelle était la structure du raisonnement pratique chez Aristote, et plus tard,
au sein des grands monothéismes du Moyen-Age. Toute justification morale comportait les trois éléments de
L'Éthique à Nicomaque. Elle se fonde en premier lieu sur les deux éléments de l'opposition entre « l'homme tel
qu'il est » et « l'homme tel qu'il pourrait et devrait être ». Passer du premier au second état constitue la tâche
éthique par excellence. C'est pourquoi l'observation de la nature de la majorité des hommes ne peut saisir
qu'une partie de l'humanité ; ce que l'homme est en puissance n'est jamais totalement réalisé en acte.
L'éthique reste à faire. L'être de l'homme se trouve dans un acte qu'il ne parvient à poser que s'il s'instruit de
sa fin et des moyens d'y parvenir sans céder à l'excès des passions. La réalisation de la fin de l'homme ne
peut se passer des préceptes moraux et de l'éducation des vertus. Dire que l'homme doit être éduqué, c'est
reconnaître que la vraie fin de l'homme n'appartient à aucun fait brut. Bien au contraire, la nécessité d'une

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 109
éducation par la raison pratique et ses vertus manifeste que l'ordre des faits doit être corrigé par celui de la
moral, et ces deux ordres se rejoignent parce que le fait ne sature pas la réalité de l'être. Lorsqu'un philosophe
aristotélicien prétend déduire des normes de la nature, c'est au second élément qu'il fait référence.

Les deux morales libérales


La condition moderne est marquée par l'abstraction de la notion de la fin de l'homme dans laquelle ne
subsistent que deux des trois éléments aristotéliciens ; les faits de la nature et les normes. Or, si la notion de
« l'homme tel qu'il pourrait être s'il réalisait sa fin » en vient à disparaître, l'idée d'une déduction des règles de
la morale depuis la nature humaine est une contradiction dans les termes. Car il ne reste de la nature que les
« faits premiers » que la morale cherche précisément à corriger. La prendre pour modèle revient à prendre la
passion pour modèle, ou le règne de la force pour idéal de justice. Cette réduction prépare les objections anti-
naturalistes qui du Gorgias jusqu'à Kant, demandent comment il serait possible de trouver aucune moralité
intrinsèque au violent spectacle que nous offre la nature humaine. C'est pourquoi MacIntyre s'accorde avec
Hittinger pour souligner que, contrairement à la présentation que l'on fait généralement de la rupture entre les
Anciens et les Modernes, l'idée de faire de la condition de l'homme une structure normative est une idée
spécifiquement moderne, particulièrement illustrée par Hume, Diderot et Hobbes. Or, les règles héritées de la
moral traditionnelle qui défendait la valeur de la véracité, du serment tenu ne pouvaient se justifier par aucun
fait de la nature humaine, qui, offre au contraire le spectacle d'une antimorale s'il faut entendre par là le simple
ordre des faits.

Deux types de morale opposés sont issus de cet abandon de la téléologie. Dans le premier cas
(Hume, Hobbes ou Diderot), on tente de ramener l'homme à ce qu'il reste de l'anthropologie ancienne,
l'homme tel qu'il est factuellement. Dans le second cas (Kant), la moralité de la nature humaine est pensée
indépendamment de ces faits, et même contre eux. La nature spécifiquement humaine est ce qui oppose
précisément l'homme au reste de la nature, sa capacité de penser un « point de vue moral ».

Alors que Hume expose tous les arguments possibles pour montrer le fondement passionnel de la
morale, il lui revient paradoxalement d'énoncer dans son Traité ce qui devait devenir une règle de la morale
moderne : entre les copules de l'être et le devoir-être, il ne peut y avoir de déduction possible. Ce qui est
encore chez lui une remarque grammaticale, adressée plus particulièrement au philosophe Clarke, fut énoncé
par la suite comme une vérité de la logique selon laquelle on ne peut déduire une évaluation d'une description.
Entre un énoncé factuel et un énoncé évaluatif, il ne peut y avoir de déduction logique, car le fait ne contient
pas sa propre appréciation. L'objectivité devient alors synonyme de neutralité axiologique.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 110
Cette règle n'a aux yeux de MacIntyre rien d'une règle de la logique, et tout d'une évolution
conceptuelle qui bouleverse le sens des termes moraux. En réduisant « l'être » au simple fait, Hume confirme
aux yeux de MacIntyre qu'il n'utilise plus le terme d'être en son acception aristotélicienne. Mais cette acception
moderne rend-elle compte de l'usage courant du terme « être » ? Suivant A. N. Prior, MacIntyre objecte à la
règle de Hume qu'on peut déduire « doit être » de la prémisse « est » et qu'elle relève même du langage
courant. Il est en effet possible de déduire de la proposition « cette montre est imprécise, irrégulière et trop
lourde pour le poignet » que c'est une mauvaise montre, ou de la description selon laquelle « son rendement
par hectare est meilleur que celui de tous les fermiers de la région » que c'est un « bon fermier ». Peu de nos
évaluations resteraient compréhensibles dans le langage courant si la règle en question s'avérait une
authentique règle de la logique. Cette remarque permet à MacIntyre de montrer la nécessité d'une
historicisation de la « logique » universelle morale des Lumières. La prétention selon laquelle la règle de
Hume (qu'il ne formule pas lui-même comme une règle) vaudrait intemporellement est précisément ce que
MacIntyre a en tête lorsqu'il fustige l'aveuglement historique des Lumières du XVIII e.
Ce qui rend valide cette règle n'est pas la logique elle-même, mais l'abandon progressif du terme de
fonction. Si un être ou un objet a une fonction, il n'y a rien d'illogique à le définir à partir de sa fonction. A vrai
dire, il serait même difficile de définir un fermier indépendamment du fonctionnement d'une ferme, car c'est
son fonctionnement qui détermine les traits attendus d'un fermier. Définir le fermier comme celui qui s'occupe
d'une ferme reste une définition totalement vide si n'existait pas l'idée de ce qu'est censé produire une ferme
si elle fonctionne. Et l'idée d'une ferme si elle fonctionne est parfaitement équivalente du concept de bonne
ferme. De même une montre est bien ce qui doit indiquer l'heure. MacIntyre poursuit :

Ceux pour qui tout raisonnement moral répond à ce principe défendent ce point de vue parce qu'il est évident pour eux
qu'aucun raisonnement moral ne porte sur des concepts fonctionnels. Pourtant, dans les versions grecques ou
médiévale de la tradition classique aristotélicienne, les raisonnements moraux utilisent au moins un concept
fonctionnel central, le concept d'homme doté d'une nature essentielle, d'une fonction ou d'un but essentiel. C'est
seulement quand la tradition classique tout entière est rejetée que les raisonnements moraux changent de caractère et
finissent par obéir à une forme du principe « Pas de conclusion « devrait » à partir d'une prémisse « est » ». Dans la
tradition classique, « homme » entretient avec « homme bon » la même relation que « montre » avec « bonne
montre » ou « fermier » avec « bon fermier ». Aristote prend pour point de départ de l'investigation éthique l'idée que la
relation entre « homme » et « vivre bien » est la même que celle de « harpiste » et « bien jouer de la harpe » (Éthique
à Nicomaque, 1095a16). Mais l'usage d'homme comme concept fonctionnel est bien antérieur à Aristote et à sa
biologie métaphysique. Il s'enracine dans les formes de vie sociale qu'expriment les théoriciens de la tradition
classique. Selon cette tradition, être un homme consiste à tenir un ensemble de rôles dont chacun a son intérêt et son
but : membre d'une famille, citoyen, soldat, philosophe, serviteur de Dieu. C'est seulement quand l'homme est conçu
comme individu indépendamment de tous ses rôles qu'homme cesse d'être un concept fonctionnel »171

Il s'agit donc bien d'un changement conceptuel, et non d'une règle de la cohérence logique qui aurait dû être
reconnue par toutes les traditions de pensée. Dans la logique aristotélicienne, dire d'une montre qu'elle est
bonne revient à faire un énoncé factuel, car la montre possède une fonction sans laquelle on ne peut plus

171
MACINTYRE, A., AV, op.cit.,p. 58.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 111
l'isoler au sein du réel comme montre. De même, « dire qu'une action est juste ou bonne c'est dire ce que
ferait un homme bon dans cette situation : il s'agit donc là aussi d'un énoncé factuel. »172

Ce changement conceptuel a pour principale conséquence qu'il est impossible de définir l'homme par
ses fonctions et de comprendre les jugements moraux comme des énoncés factuels. Chez Kant tout
particulièrement, l'intégration d'un jugement de fait dans un raisonnement moral tronque la logique des
impératifs moraux, qu'il appelle impératifs catégoriques (« tu dois z absolument ») par opposition aux
impératifs hypothétiques (« si tu veux x ou y, alors tu dois z). L'homme se distingue par sa capacité à recevoir
des impératifs moraux qui sont en tant que tels incapables de vérité ou d'erreur. La morale n'est plus définie
par ses divers rôles (concept dans lequel on reconnaît le concept de pratique), et c'est au rôles de l'individu de
se laisser informer par ses maximes.

Mais, comme le rappelle MacIntyre, nous pouvons maintenant comprendre qu'un impératif moral
aristotélicien est à la fois un impératif catégorique et un impératif hypothétique : « tu devrais faire ceci ou cela
puisque ta fin est ceci ».

C'est pourquoi la libération de l'agent moral individuel de toute téléologie nécessite un changement
radical du statut des règles morales héritées qui rende leur usage rationnel. Deux possibilité de changement
se sont alors présentées aux héritiers des Lumières, qui continuent de structurer le débat moral et politique au
sein du monde libéral. Les règles morales peuvent être justifiées soit en créant une nouvelle téléologie qui ne
doive rien à l'idée de « l'homme tel qu'il devait être s'il réalisait sa fin », soit en leur trouvant un nouveau statut
catégorique173. La première voie est utilitariste, et elle reprend largement l'anthropologie humienne, quand la
seconde est kantienne. Selon MacIntyre, ces deux démarches « ont échoué et échouent encore »174.
En ce qui concerne la voie humienne, la contradiction apparaît immédiatement. Si les règles morales
sont les expressions des sentiments de sympathie, on voit mal ce qu'il y aurait à reprocher à quelqu'un à qui
l'idée de mensonge et de meurtre n'a rien d'antipathique. Les règles morales n'ont sans doute plus grand
choses de règles, et le récit du bouleversement humien nous mène assez directement à l'alternative
postmoderne, « Nietzsche ou Aristote ».

Mais on ne peut en dire autant en ce qui concerne le projet kantien, qui, à bien des égards, sert de
référence normative dans la réflexion libérale contemporaine, et plus particulièrement chez Rawls et
Habermas. Car sa conception des règles morales est opposée toute morale eudémonique (morale des

172
Id., p.59.
173
Id., p.63.
174
Ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 112
intérêts) précisément en raison de l'incohérence de la voie humienne, et plus, tard, utilitariste. Retournant
l'interdit de Hume contre la fondation passionnelle des règles morales par Hume lui-même, Kant et ses
successeurs évitent l'écueil rencontré par les morales « scientifiques » qui tentent systématiquement de
dévoiler un motif sensible derrière l'action morale. Parce qu'une morale eudémonique ne peut déterminer que
des impératifs hypothétiques, elle conditionne le devoir à autre chose que lui-même. La « nature humaine »,
lorsqu'elle persiste à se placer du côté de la morale, devient l'autre nom de la capacité de l'homme à connaître
la loi morale en lui. Il s'agit d'une nature spirituelle qui s'affirme contre les motifs sensibles.

Mais si MacIntyre fond la tentative humienne et kantienne dans une même matrice appelée
prestement « philosophie des Lumières », il ne montre dans son chapitre pourtant intitulé « Pourquoi le projet
des Lumières devait échouer » (AV) en quoi le projet kantien était incohérent. Qu'est-ce qui dans la morale
des règles qui façonnent le libéralisme contemporain devait échouer ? Qu'est-ce qui empêche de s'abstraire
non seulement de la téléologie mais également des faits de la nature humaine sensible ?

II.3.3 Objections de MacIntyre : incohérences utilitariste et kantiennes

Ce qui permet à MacIntyre de considérer dans un même ensemble libéral les traditions utilitariste et
kantiennes, est que, en dépit de leurs oppositions, elles acceptent la règle de Hume et s'entendent sur la
dichotomie suivante : soit les normes morales sont telles que leur conformité mène à l'accomplissement du
bonheur, soit ce sont des prescriptions liant universellement tout agent en tant qu'agent rationnel. Une norme
eudémonique ne peut s'adresser universellement à tout agent.

Lorsque l'on emprunte, comme les utilitaristes, la première voie, il s'agit avant tout d'intégrer
l'anthropologie de « l'homme tel qu'il est factuellement », un être qui cherche le plaisir et fuit la douleur selon
Bentham, et de construire une morale qui soit cohérente avec ce fait téléologique. La nouvelle téléologie est
en tout point opposée à celle des Anciens, car la quête du plaisir et de la douleur faisait précisément partie du
donné que la morale avait pour fonction d'éduquer en les menant à des finalités plus hautes. L'Éthique compte
explicitement l'hédonisme parmi les « fausses conceptions » du bonheur. Mais la fuite de la douleur et la
recherche du plaisir ne permet pas d'échafauder une règle universelle, en raison du polymorphisme du plaisir.
C'est pourquoi, dans la tradition kantienne qui emprunte la seconde voie, il s'agit d'être en accord non plus
avec l'anthropologie du plaisir mais avec la prétention universelle de la morale.
Pour restaurer une téléologie de l'action sans emprunter les voies des Anciens, la tradition utilitariste a
établi les trois thèses mentionnées plus haut. En parlant de « tradition utilitariste », MacIntyre veut signifier

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 113
que la compréhension de ces trois thèses a évolué depuis leur première formulation, au début du XIX e siècle.
La règle qui en découle « agis toujours de sorte à maximiser le bonheur du plus grand nombre » donne lieu à
la discussion entre utilitaristes de la règle et les autres types d'utilitarisme. Mais le principal point de désaccord
porte plutôt sur la troisième que la seconde thèse. Comment déterminer la nature du bonheur ? Bentham,
s'appuyant sur la psychologie de Hartley, comprenait le bonheur comme sensation de plaisir et absence de
douleur, variant en intensité, en durée et en quantité. John Stuart Mill enrichissait le modèle utilitariste en
opposant à Bentham qu'il fallait ajouter à l'analyse du plaisir en termes de quantité une compréhension de sa
qualité. « Mieux vaut Socrate insatisfait qu'un pourceau satisfait » écrit-il en réponse à la thèse benthamienne
au chapitre II de l'Utilitarisme. Il ajoute au même chapitre, en référence aux Anciens, que la prolifération du
bonheur est « l'objet de la vertu », et qu'elle peut même être chérie pour elle-même et devenir une partie du
bonheur. Mais comment juger des qualités de plaisir sans réintroduire le type de finalité censé appartenir au
monde révolu des Anciens ? Mill présente une série de critères (durée, intensité, compatibilité avec d'autres
plaisirs, etc...) qui permettraient de distinguer un plaisir haut d'un plaisir bas, mais rien ne vient justifier ces
critères eux-mêmes. De façon caractéristique, l'utilitariste modéré qu'est Mill prétend que la plupart des grands
auteurs ont entrepris une réflexion de type utilitariste. Aristote, notamment, serait un utilitariste qui s'ignore.
Mais en faisant cette suggestion, il tend plutôt à convaincre le lecteur qu'il est lui-même un aristotélicien qui
s'ignore. Pour éviter ce type de difficultés insolubles, et résoudre leur hésitation entre Mill et Bentham, les
utilitaristes contemporains ont proposé de ne retenir qu'un critère minimal du plaisir, fidèle à l'intention
originelle de Bentham, et de le définir en termes de simple satisfaction des préférences.

Ce qui reste de commun dans ces variations est que les utilitaristes ont hérité d'une traduction du
terme grec eudemonia qui entend par happiness en Anglais essentiellement un état psychologique.

Ce type de discussion illustre précisément ce à quoi MacIntyre fait allusion lorsqu'il parle de
désaccord insoluble au sein de la modernité, marquant l'échec du projet des Lumières (utilitaristes, en
l'occurrence), et l'échec de la recherche d'une définition neutre du bien. Commençons par ce dernier aspect.
Les thèses utilitaristes ont rencontré l'opposition constante de tous ceux qui se réclamaient de près ou de loin
d'une distinction entre différents types de plaisir, et, plus généralement, refusaient de réduire le bonheur à un
état psychologique, partant de l'expérience commune selon laquelle séduction et bien-être ne sont pas des
termes équivalents. La dernière définition proposée du bonheur comme satisfaction des préférences ne résout
aucune de ces difficultés. Plus particulièrement, demande MaIntyre, peut-on vraiment reconnaître comme
heureux tous ceux qui s'identifient comme heureux ? Le problème d'une telle définition du bonheur est qu'elle
inclura au nombre des personnes heureuses « ceux dont les attentes sont bien trop basses, qui ont été
poussées d'une manière ou d'une autre non seulement à tolérer la dépravation de leur vie  » mais à les

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 114
considérer comme des plaisirs en tant que tels. De même qu'on peut pousser un individu à considérer qu'il est
heureux dans son alcoolémie, on a pu persuader certaines populations qu'elles ne méritaient aucun plaisir
supérieur – voire que les « plaisirs des classes supérieurs » étaient suspects. Il a fallu toute la force de Martin
Luther King pour subvertir ce que MacIntyre appelle avec Lassalle le « maudit manque d'aspiration des
pauvres. » Aussi la définition des satisfactions pourrait bien une être conception libérale du bonheur qui prive
toutes les classes dominées de voie de progression en refusant de formuler aucun jugement de valeur.

En formulant cette objection MacIntyre ne prétend précisément pas réfuter l'utilitarisme. Ce type
d'objection est typiquement liée à une tradition éthique, si vaste soit-elle, qui prête à l'homme des finalités
spirituelles. L'idée que l'utilitarisme, apparemment égalitaire dans sa formulation, sert un dessein de
domination dépend entièrement de l'image de l'homme initialement adoptée. Si l'on refuse de distinguer des
plaisirs par leur qualité, comme Mill, ou de ramener le bonheur à un état psychologique, comme la tradition
néo-aristotélicienne, il est évident que le dernier utilitarisme n'a rien d'équitable. Mais si l'on a postulé, comme
les utilitaristes contemporains, que la raison pratique ne permettait en aucun cas de formuler de telles
distinctions, l'accusation d'inéquité tombe avec elle. Les désirs satisfaits des « pauvres » ne sont pas plus
dominés que les plaisirs satisfaits des « riches ». La critique morale et politique de MacIntyre, de son propre
aveu, n'a donné aucune raison à l'utilitarisme de modifier sa thèse initiale.

Si la discussion en restait là, MacIntyre serait contraint d'accepter que les traditions utilitaristes et
thomistes sont bien incommensurables, et la conséquence relativiste que porte en elle cette
incommensurabilité. L'irrationalité de la tradition utilitariste doit être montrée à partir d'autres critères que les
normes d'excellence aristotélicienne, qui placent l'intellection et l'usage de la parole raisonnée au-dessus tout.
Conscient de cette faiblesse, MacIntyre présente dans Après la vertu et « Intractable » trois objections au
système utilitariste. Toutes mettent en cause selon lui la prémisse en jeu. Elles le défont de l'intérieur en
montrant que le concept de bonheur utilitariste est incapable de jouer le rôle moral qu'il est censé jouer dans
la règle « agis toujours de façon à maximiser le bonheur du plus grand nombre. »
La première objection part du constat que le plaisir, le bonheur et les préférences ont un caractère
indubitablement polymorphe. « Trop de sortes de plaisirs différents, trop de modes d'activités » s'offrent à
nous pour que nous sachions quelle sorte de bonheur devrait nous guider. La notion de bonheur humain en
tant que plaisir « n'est pas une notion simple, unitaire, et ne peut nous fournir aucun critère pour les choix
essentiels. »175 Corrélativement, la décision politique ne saura donc quels plaisirs privilégier, et c'est une
illusion de croire que l'individu possède des préférences claires en toute occasion en termes de quantité,
abstraction faite de toute évaluation finaliste. Le plaisir de boire n'est pas le plaisir de nager, le bonheur d'être

175
Id., p.64.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 115
un bon artisan n'est ni l'un ni l'autre. Autrement dit, nager, boire et réussir en tant qu'artisan ne sont des
moyens différents pour parvenir à un même état. Bien que la formulation de MacIntyre ne le rende pas
explicite, cette objection se distingue de la première par le fait qu'il ne s'agit pas simplement d'opposer à
l'indifférenciation des plaisirs la conviction qu'il existe des plaisirs préférables à d'autres, mais que
l'indifférenciation ne permet pas de penser l'action morale comme elle est supposée pouvoir le faire. Elle ne
nous offre aucun moyen de faire un choix, et crée la suspicion que l'invocation du critère d'utilité dans la
sphère publique serve des desseins idéologiques, ou qu'elle serve de nobles desseins indépendants de leur
utilité (les réformes dans le domaine de la santé publique de Chadwick, la lutte pour l'émancipation des
femmes et l'extension du suffrage de Mill). Inversement, la différenciation de la qualité des états de vie offre un
critère de discrimination.
Deuxièmement, nous ne savons pas si nous devons privilégier la fuite de la douleur ou la poursuite du
plaisir. La psychologie benthamienne ne permet pas de déduire des injonctions morales dès qu'entre en jeu la
question de la tolérance au risque.
Mais c'est la troisième objection qui est la plus décisive et la plus englobante aux yeux de MacIntyre,
puisqu'elle met en doute qu'on puisse déduire de la psychologie du plaisir aucune norme morale. Si le juste
exercice de sa raison pratique consiste à maximiser la satisfaction de ses propres préférences, en quelles
circonstances serait-il rationnel pour moi de maximiser la satisfaction générale ? Sans réponse à cette
question, la déduction utilitariste des injonctions morales en vue de l'intérêt général depuis la psychologie de
la quête du plaisir est une contradiction dans les termes. Si l'homme est défini par la recherche de ses
préférences, l'injonction morale de la recherche de l'intérêt général lui sera totalement étrangère dès qu'il n'y
trouve pas son propre intérêt. Autrement dit, la tradition utilitariste a raison de considérer la dichotomie
mentionnée (une morale de l'utilité ne peut formuler que des préceptes conditionnels), mais elle ne nous dit
comment son premier principe devrait être épargné par elle.

La difficulté est donc identique que celle qui se trouve chez Hume et dans toute morale de l'intérêt,
parce que l'héritage anthropologique est le même. Elle illustre la volonté de conserver dans un monde
« désenchanté » des règles morales au service de la communauté politique héritées d'un monde dans lequel
le bonheur personnel était structurellement attaché au bien commun. Plus particulièrement, la source de ces
difficultés vient de ce qu'on a tenu, dans l'Angleterre du XVII e siècle l'eudemonia aristotélicienne pour
équivalente d'un état psychologique. En refusant de se référer à des finalité potentielles de l'homme,
l'anthropologie moderne est devenue foncièrement pessimiste, rendant ainsi la tâche impossible aux
philosophies morales du XVIIe et du XVIIIe siècle.
Autrement dit, la notion de bonheur comme simple état psychologique, par contraste avec le bonheur
en vertu de l'accomplissement ne peut remplir la double fonction qu'elle est censée remplir dans la théorie

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 116
morale utilitariste; donner la raison primitive du respect des règles, et donner la règle elle-même. Mais
l'anthropologie modernes des passions laissait peu d'espoir quant à la possibilité de trouver un tel concept.

Contre Kant et les droits individuels


Néanmoins, les utilitariste ont raison de chercher un tel concept téléologique permettant de savoir ce
qui motive le respect des règles. C'est précisément un tel concept qui peut faire le lien entre la règle elle-
même et le motif du respect de la règle qui semble manquer à la tradition kantienne. MacIntyre reconnaît dans
le kantisme une conscience plus grande de la crise engendrée par l'abandon de la nature humaine
aristotélicienne. Dans le second livre de la deuxième Critique, Kant « reconnaît que, sans cadre téléologique,
tout le projet moral devient inintelligible », et le réintroduit à titre de présupposé de la raison pure pratique.
Dieu, la liberté et le bonheur comme « couronnement de la vertu » sont les Idées de la raison, ou éléments
théoriques non schématisables (inaccessibles à l'entendement et à la sensibilité), dont l'entendement et la
morale ont besoin pour penser et agir de façon universalisable.

Mais les lecteurs contemporains de Kant ont tôt fait de vider le système kantien lui-même de ce cadre
téléologique, radicalisant son propre geste critique. Les néo-kantiens continuent de penser que les règles
morales sont des maximes absolues, c'est-à-dire sans origine hétéronome et sans exception, liant en principe
tout agent rationnel et que par conséquent la conformité à ces règles ne peut être un moyen en vue d'une fin
plus haute, le bonheur inclus 176. Kant devait donc affronter la difficulté inverse du système utilitariste provenant
de la même anthropologie, et de la dichotomie qu'elle détermine (soit les règles sont indépendantes de la
nature humaine et elles lient sans exception, soit elles dépendent de ses intérêts et elle ne peuvent lier
universellement les sujets pratiques). La possibilité d'une nature humaine orientée vers les fins de la vérité, en
tant qu'animal rationnel, et du bien commun, en tant qu'animal politique étant interdite aux kantiens comme
utilitaristes, les kantiens doivent expliquer comment les êtres humains peuvent jamais concevoir des motifs
moraux universalisables là où les utilitaristes doivent expliquer comment les passions particulières et les
inclinations intéressées d'un individu pouvaient parvenir à un point de vue moral collectif.
MacIntyre s'attarde peu sur sa nature exacte, mais cette difficulté est bien connue au sein de la
tradition kantienne. Elle se pose tout d'abord sur le plan épistémologique, dès la rédaction de la première
critique et de sa « troisième antinomie de la raison pure ». Comment, dans un monde mécaniste penser les
conditions de possibilités du libre-arbitre ? Sur le plan moral, dans la «  Typique du jugement pratique » de la
seconde critique, la question n'est pas tant l'existence du libre-arbitre qui vaut à titre de présupposé de la
raison pure pratique, mais celle de savoir comment un être dont la nature sensible est enchaînée aux motifs
de la sensibilité peut adopter les règles que la raison pure pratique lui présente comme des devoirs. Étant

176
MACINTYRE, A., « Intractable », op.cit., p.39.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 117
donné que la nature sensible est une nature intéressée, elle ne peut par elle-même accéder à la volonté pure
de la morale. La volonté morale doit donc prendre sa source dans un principe supra-sensible, que Kant
appelle nouménal. Mais, en tant que décision nouménale, l'adoption des règles de la morale universelle peut
difficilement entraîner une action dans le monde sensible. Puis-je réellement être certain de ce que mon action
morale n'est pas motivée par quelque secrète passion ?

Il semble que cette possibilité d'agir pour le respect de la loi morale et sans motif sensible vaille
comme un postulat la philosophie kantienne et chez ses héritiers parmi les théoriciens politiques
contemporains. La scission de la nature et du sensible prépare le type de normativité anti-perfectionniste dans
l'espace public et ses lois naturelles a minima. Si les règles de la vie commune sont pensées
indépendamment de ce qui est censé accomplir l'homme, la question perfectionniste se voit d'emblée
disqualifiée comme question politique légitime. La conception du bonheur de l'homme n'est plus ce qui doit
permettre de penser le discours public, mais ce qui menace l'acceptabilité des normes publiques. Héritant de
la dichotomie décrite ci-dessus, la morale publique se détache de ce qu'Aristote appelait l'éthique pour devenir
dans le vocabulaire contemporain une morale des devoirs, ce qui a trait au caractère propre de l'homme et
doit l'aider à l'accomplir, créant une distinction absolument inconnue dans la tradition aristotélicienne.

De même qu'il est possible de douter de la pureté du respect de la loi morale, il est possible de douter
que ce nouveau type de normativité publique corresponde à un souci de la justice épuré des préférences des
citoyens. L'objection épistémologique ou anthropologique de MacIntyre se duplique dans la sphère publique.
Ce qui explique que MacIntyre traite si souvent de la cité libérale comme d'une préférence, qui, du point de la
règle kantienne, ne peut avoir de véritable portée morale. La cité libérale n'est que la cité qui préfère ou
valorise par dessus tout l'autonomie, et le citoyen kantien ou rawlsien ne légifère pas pour l'ensemble de
l'humanité. Le soi qui prétend formuler les règles acceptables par tous ne parvient qu'à des règles acceptables
par l'identité libérale. La permanence du désaccord tend à montrer qu'il n'y a rien de tel qu'une règle que la
volonté connaitrait spontanément ou qu'elle pourrait simplement déduire des conditions de l'action.

L'argument que MacIntyre développe contre A. Gewirth en tant que représentant d'une conception
libérale et « minimale de l'agent rationnel » lui fait conclure à l'inanité des droits naturels comme droits
individuels. Dans Reason and Morality (1978), ce dernier pose l'équivalence suivante : « Puisque l'agent
considère comme des biens nécessaires la liberté et le bien-être qui constituent les traits génériques de son
action réussie, il doit logiquement penser aussi qu'il a droit à ces traits génériques et revendique implicitement
ce droit. »177 La première étape du raisonnement est tout à fait valide aux yeux de MacIntyre. « Tout agent

177
GEWIRTH, A. Reason and Morality, Chicago, University of Chicago Press, 1978, p.63, cité in MACINTYRE, AV, op.cit., p.67.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 118
rationnel doit reconnaître un certain degré de liberté et de bien-être comme requis pour l'exercice de son
action rationnelle. Tout agent rationnel doit donc souhaiter la possession de ces biens à ce degré. »178 On
reconnaît là le point fondateur d'une loi naturelle minimale. C'est la seconde étape qui échoue dans sa
prétention déductive. Pour Gewirth, la reconnaissance du désir pour soi de ces biens minimaux équivaut à la
reconnaissance du droit de chacun à en disposer. Si je revendique pour moi-même le droit d'en disposer, je
suis logiquement contraint de les revendiquer pour autrui aussi. Mais, objecte MacIntyre, dire que j'ai le besoin
ou le désir fondamental de quelque chose ne revient pas à dire que j'en ai le droit. Par conséquent, la
propriété d'universalisation des « besoins fondamentaux » physiques et légaux manque au langage des droits.
Dans le premier cas, le fait anthropologique suffit à la reconnaissance de sa propriété universelle, valide pour
tous les hommes. Dans le second cas, la reconnaissance des droits nécessite certaines institutions sociales,
de règles de droits qui n'appartiennent qu'à un certain type de société, la société libérale. Sans de telles
institutions sociales qui n'appartiennent pas à tout type de société, « revendiquer un droit serait comme
vouloir encaisser un chèque dans une société qui ignore la monnaie. »179 Sans ces institutions, rien dans le
concept minimal de Gewirth ne permet de déduire qu'il existe des droits naturels.

Conclusion du chapitre III

Fort de cette double objection, MacIntyre pense pouvoir affirmer que la culture des Lumière échoue
selon ses propres canons théoriques. Le sens commun auquel les Lumières écossaises se référaient comme
à un fait observable, et le devoir transcendant les intérêts auxquels se référaient les Lumières allemandes
comme à une évidence intérieure se sont érodées à mesure qu'avançait le projet moderne. Pour faire face au
fait pluraliste des sens moraux qui structurent les sociétés modernes, les libéraux font appel à un nouvel
universel, à savoir, le droit des individus. Mais cet ultime appel au sens commun moral, par opposition à un
sens commun éthique et eudémonique, ne fait que repousser la question de savoir quelles fins motivent
l'action morale, et la morale publique en premier chef.

C'est pourquoi MacIntyre partage le sentiment que la logique utilitariste menace toujours de l'intérieur
« l'ère des droits individuels ». Il n'est peut-être pas anodin que l'invention de la notion d'individu soit
contemporaine de celle de raison d'état, comme si la raison libérale se réservait le droit de sacrifier dès que
nécessaire le droit individuel sur l'autel de l'utilité publique. Bien que MacIntyre n'entreprenne aucune analyse

178
Ibid.
179
Id., p.68.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 119
précise des politiques publiques américaines, la prégnance des thèses utilitaristes tend à lui donner raison sur
le point que la société libérale n'a pour l'instant trouver aucun accord sur les différentes conceptions de la
justice. Tout se passe pour lui comme si les droits fondamentaux n'étaient jamais parvenus à fonder
totalement le discours public. Le libéralisme de Kant promettait une société de l'esprit critique fondée sur les
facultés morales de l'individu et créa à la place une société managériale où les raison de l'état, supposé être le
fruit d'un consentement collectif, et les raisons du marché, supposé être la sphère par excellence de la liberté
d'entreprendre, minent de l'intérieur le grand récit de la modernité.

Or le meilleur critère d'évaluation d'une morale est selon lui sa capacité à se déterminer comme une
véritable pratique :

Toute philosophie morale offre, de façon plus ou moins explicite et partielle, une analyse conceptuelle des relations
d'un agent avec ses raisons, motifs, intentions et actions, ce qui présuppose généralement que ces concepts peuvent
prendre forme dans le monde réel. Même Kant, qui semble parfois limiter l'action morale au domaine interne et
nouménal, adopte une toute autre attitude dans ses écrits sur le droit, l'histoire et la politique. Ce serait donc une
réfutation décisive de la philosophie morale que de montrer l'action morale incapable de prendre corps dans la
société ; il s'ensuit également que nous ne comprenons pas bien une philosophie morale tant que nous n'énonçons
pas quelle serait sa concrétisation sociale.180

MacIntyre rejoint la tradition généalogiste la conviction que la modernité s'est entourée des chimères de
l'autonomie abstraite pour ne pas voir sa violence. Mais contrairement à Foucault dans son commentaire de
Kant, MacIntyre ne croit pas qu'il soit possible d'abandonner le modèle épistémologique des Lumières et de
leur quête de rationalité libérée des préjugés de l'histoire 181 et de laisser intact laissant leur projet
d'émancipation politique. La « croissance de l'autonomie » et de ses droits ne peut survivre à l'effondrement
contemporain du sujet pratique. Toute le récit de MacIntyre vise à démontrer que cet effondrement théorique
est la conséquence indirecte de l'abandon du finalisme aristotélicien qui fonde la morale sur ce qu'il est et non
sur ce qu'il fait généralement.

Nous pouvons comprendre maintenant en quoi le récit de MacIntyre peut prétendre être un récit à la
forme moderne et au narrateur antimoderne. Car l'antimodernité de MacIntyre n'est pas le reflet de ses
convictions aristotéliciennes, qu'il n'avait d'ailleurs originellement pas. Si MacIntyre peut penser la restauration
épistémologique de la loi naturelle des Anciens et parler du point de vue historique moderne, c'est parce que
180
MACINTYRE, A., AV, tr. fr, op.cit., p.25.
181
« In his 1984 essay he asserted that the task set by Kant embodies attitudes towards the relationship of past to present and
towards practical enquiry into how we are “constituted as moral subjects of our own actions” (Was ist Aufkla¨rung, p. 49) that we
still need to make our own, but we must now do so without the hope of being able to “identify the universal structures . . . of all
possible moral action” (p. 46). It is, instead through investigating our contingency and our particularity that we will become able
to test those limits that we must transcend, if we are to become free. Foucault’s hope was that such investigation would enable
us to disconnect “the growth of autonomy” from that intensification of power relations “which had resulted from the technologies
of economic production, social regulation and communication” (p. 48). » MACINTYRE, A., « Some Enlightement's projects »,
op.cit., p.173.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 120
que la modernité sort d'elle-même. Elle promet des règles qu'elle ne peut penser. Elle suppose un intérêt pour
autrui et pour la délibération que le régime libéral et la culture émotiviste ne peut maintenir vivant. Elle tarit la
source à laquelle elle s'est abreuvée. Cette considération historique a chez lui une connaissance biographique
évidente, puisque, du marxisme, il en est venu à une éthique chrétienne protestante, puis aristotélicienne. Il
est lui-même un déçu de la liberté des Modernes et de leur aspect formel, déçu de sa fausse alternative
marxiste. Le marxisme, estime-t-il, n'est qu'une robinsonnade de plus, qui laisse la liberté sans but. On ne
peut rejoindre le verdict du biographe Perreau-Saussine : «MacIntyre se retrouve aristotélicien pour ne pas
être post-moderne»182, et, doit on ajouter, nihiliste

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE


Wittgenstein et Aristote : fin de la crise épistémologique ?

MacIntyre inverse l'ordre de la réfutation que Hart oppose aux jusnaturalistes. Le désaccord n'est pas
seulement le motif de l'abandon d'une idée évidentialiste du droit naturel, qui ne correspond pas non plus à la
loi naturelle des classiques comme le montre Hittinger. Il est le fruit d'une société dans laquelle la référence à
la vérité est perçue comme le masque d'un préjugé et l'instrument de la domination des libertés autonomes.
MacIntyre ne prétend pas démontrer l'indémontrable en montrant ce qui fonderait la conception des premiers
principes de la raison. Mais il entend bien expliquer pourquoi, si ces principes sont objectifs, la loi naturelle
classique explique suffisamment son propre rejet dans le monde contemporain. Outre la vertu individuelle de
l'agent pratique, c'est notamment l'engagement de l'individu dans un certain type de communauté où sont
admis ou simplement vécus les principes anthropologiques aristotéliciens, à commencer par l'orientation du
débat vers le bien et la vérité, qui peut rendre évidents les préceptes de la loi naturelle ou les voiler.

On voit par là comment l'explication du fait pluraliste dans l'épistémologie thomiste mène directement
à une critique du libéralisme et de sa « raison désengagée ». En tant qu'animal social, l'homme ne perçoit les
préceptes moraux que par l'exercice de raison communautaire. Il est un un animal rationnel dépendant183. Pas
plus que la raison pratique ne s'actualise par simple retour sur elle-même, la perception de la loi naturelle ne
peut être l'évidence solitaire d'un esprit replié sur ses propres principes.

182
PERREAU-SAUSSINE, E., op.cit., p.74.
183
MACINTYRE, A., Dependent Rational Animals: Why Human Beings Need the Virtues . Chicago: Open Court Publishing,
1999.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 121
La déduction de la loi à partir des pratiques et de leurs fonctions communautaires est le cœur de la
démonstration de MacIntyre et il en est aussi le principal problème. Elle soulève tout particulièrement deux
objections. La première critique peut être adressée à MacIntyre depuis la perspective aristotélicienne, et que
rejoindrait certainement les héritiers de Kant. En d'autres termes, MacIntyre s'emploie à démonter l'idée selon
laquelle il existerait un idéal de justice accessible à tout être de raison en tant que simple être de raison, mais
il ne précise pas dans Après la vertu comment il compte s'élever au-dessus des opinions reçues. C'est bien le
principe de l'objection que lui adressent P. Manent et E. Perreau-Saussine, lui reprochant de ne pas « songer
à sortir de la caverne ».184
Qu'il ne songe pas à sortir de la caverne suscite le doute quant à l'aspect authentiquement politique
de sa pensée. Comment la loi naturelle pourrait-elle encore assumer sa fonction critique si celle-ci se définit
comme un discours interne aux pratiques sociales ? Sans doute MacIntyre rejoint mieux l'intention classique
en plaçant la loi naturelle au fondement de la communauté plutôt que dans la critique des autorités positives.
Mais, sans cette puissance critique, on perçoit mal au fond ce qui ferait de l'animal social et dépendant un
véritable animal rationnel. Parce que MacIntyre perçoit une intention essentiellement égalitaire dans le droit
naturel, il refuse qu'il soit autre chose que le sens commun local et particulier. Mais, pour ne pas en laisser le
privilège aux « experts » de la métaphysique, le philosophe historiciste en paierait le prix fort, celui de la prison
des apparences et de la doxa.

Il n'est pas fortuit que la réponse qu'apporte le philosophe écossais au problème des pratiques
déviantes se condense dans ses essais sur la loi naturelle. La façon dont il montre comment la pratique de la
délibération porte naturellement en elle une éthique, précisément en cas de désaccord, établit clairement que
les pratiques ne peuvent faire émerger une éthique substantielle que si elles s'inscrivent dans la quête d'une
vie personnelle et d'une communauté, quête qui doit prendre la vérité sur l'homme comme objet et non la
régulation des libertés. Or qu'il y ait dans la vérité un but en soi, et dans l'aspect commun des pratiques une
règle à respecter ne peut se prouver ex nihilo. S'il doit y avoir une critique des pratiques, elle ne peut se faire
que sur fond de convictions partagées. Elle doit concerner les moyens et non les fins ; et cette quête qui
donne à l'individu ce que MacIntyre appelle l'« unité narrative » de sa vie ne peut avoir de sens que si les
acteurs d'un pratique se pensent eux-mêmes comme les membres d'une tradition.
MacIntyre doit donc ajouter les prémisses d'une tradition donnée à son raisonnement pour juger des
pratiques. Pour autant, les principes d'une tradition ne s'imposent pas aux pratiques de façon purement
externes, ils ne peuvent apparaître qu'au cours des pratiques. Car, contrairement à la poursuite des biens
externes qui n'a besoin de la communauté que comme d'un instrument, la poursuite des biens internes doit
poser la communauté comme son horizon essentiel. Les vertus de justice qui sont transversales aux pratiques

184
PERREAU-SAUSSINE, op.cit., p.4

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 122
ont bien un lien interne aux pratiques en ce qu'elles seules permettent aux pratiques de rester communes. Le
violeur peut bien parvenir à des critères d'excellence de sa pratique. Mais sa pratique n'est précisément pas
commune à sa victime du point de vue du bien qu'il a posé.
La conclusion qu'en tire MacIntyre résume son intention : les normes d'excellence des pratiques
appellent d'elles-mêmes les normes éthiques qui leur permet de conserver leur caractère commun. Ce
caractère commun nécessite également que les désaccords soient résolus par une pratique délibérative – ce
qui déporte la discussion sur les moyens de l'action. Pas plus que la priorité de la vérité, la priorité du commun
sur la pratique solitaire ne peut être démontrée. La seule chose que MacIntyre prétend démontrer est que
prétendre s'en passer nous jette dans d'inévitables contradictions, et crée l'anomie en lieu et place de
l'autonomie.185

MacIntyre et la politique
Loin que l'anthropologie wittgensteinienne du sens commun éloigne de la politique, elles constitue
pour MacIntyre l'élément essentiel de la déduction de justice. L'appartenance à une communauté politique se
définit par l'institution publique du débat, c'est-à-dire bien par le fait qu'il est impossible pour la personne
individuelle de délibérer sur son propre bien sans délibérer en même temps sur le bien de la communauté 186. Il
est important d'isoler l'élément spécifiquement politique de l'anthropologie de MacIntyre, en notant que
l'explication du désaccord par la structure des pratiques ne vaut que parce que les pratiques sociales
s'insèrent dans un contexte politique :

La fonction de la loi est en premier lieu d'éduquer, et l'éducation est une affaire de transformation des passions. Une
telle éducation prend place, dans la perspective aristotélicienne de Thomas, dans et par les pratiques communes, et la
reconnaissance de la loi naturelle dépend de la façon dont ces pratiques sont structurées. La rationalité des personnes
normales doit être élucidée et manifestée par leur participation dans des pratiques communes, pratiques qui requièrent
la reconnaissance partagée de leur bien commun comme bien politique, un type de bien très différent de celui qui est
offert dans les sociétés locales par les liens ethniques ou religieux, ou par quelques autre préjugé [commun]. 187

Ce qui fait défaut à la loi naturelle au sein de la société contemporaine est qu'elle ne peut institutionnaliser les
pratiques internes desquels émergent la conscience de la loi naturelle. Or, si le lien politique se définit comme
structure permettant l'enquête morale du juste, il requiert qu'il y ait des biens qui soient reconnus
préalablement comme communs et qui créent un rapport d'identification à la communauté. Paradoxalement,
c'est donc la nature politique de l'homme qui l'empêche de se reconnaître dans la cité libérale et ses lois. Si la
délibération commune n'est plus possible dans la cité contemporaine sur la question des fins, la participation
des citoyens au sein des états-nations modernes est impossible. Le fait de la pluralité l'interdit, et
l'impossibilité de recourir à « une critique jusnaturaliste » atemporelle empêche que les héritiers d'Aristote
185
Sur ce point, le récit de MacIntyre rejoint les « trois vagues de la modernité » de Strauss.
186
MACINTYRE,A.,« Aristotle against some Renaissance Aristotelians », Ethics, op.cit., p.35.
187
MACINTYRE, A., « Natural law as subversive », Ethics, op.cit. p.63.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 123
fassent comme si le discours public pouvait réellement se fonder sur leur éthique.

Pour montrer que le fait pluraliste empêche de penser les rapports entre citoyens libéraux comme des
rapports politiques MacIntyre s'appuie précisément sur la conception égalitaire du droit naturel dont nous
reconnaissions qu'il déterminait l'embarras perfectionniste. Il suit Thomas d'Aquin lorsqu'il écrit que la loi ne
peut réprimer tous les vices, en ce sens qu'elle doit être progressive, et qu'elle ne peut avoir d'autorité sur le
for intérieur de l'homme188. Sans restriction ni qualification, la loi créerait plus de troubles qu'elle n'en éviterait,
et briserait toute relation politique.
On peut donc comprendre ce que MacIntyre répliquerait aux aristotéliciens qui lui reprochent
d'amputer Aristote de sa dimension politique en renonçant à indexer le discours public des sociétés pluralistes
sur le droit naturel. « L'une des vérités centrales de la politique, si l'explication de Thomas de la loi naturelle et
du bien commun est juste, est que ceux qui s'arrogent une autorité exclusive de quelque sorte que ce soit
discréditent par cet acte même leur autorité légitime. Le gouvernement de la loi naturelle ne peut le
gouvernement de la domination du juste. Autrement dit, MacIntyre ne cède en rien à l'illusion restauratrice. Il
n'est pas en ce sens un conservateur. D'une part, parce que son essai « Natural Law as Subversive »
manifeste combien la théorie philosophique de Thomas était détachée de la réalité sociale. Louis IX, béatifié
par l'Église pour sa vertu chrétienne, constitue l'anti-modèle du chef politique et de la vertu de prudence, et se
range en tout point selon lui à la catégorie du despote en se posant comme chef religieux, dont l'autorité,
contrairement à la loi, porte sur la volonté et non les actes. Thomas lui-même ne semble pas tenir jusqu'au
bout que le lien politique n'est pas un lien religieux, contre Aristote, en approuvant la bulle papale ad
abolendam établissant qu'il est devoir du chef chrétien de réprimer les hérésies, jusqu'à la mort s'il le faut 189.
D'autre part, il ne peut envisager de restauration précisément parce qu'il est authentiquement conservateur et
qu'il ne peut envisager que l'action publique puisse restaurer par le haut une communauté dans son aspect
politique et pallier la divergence des éthiques. Lors des élections présidentielles de 2004, il appelait à voter
blanc au motif que les conservateurs détruisaient la communauté politique en accusant encore la domination
économique des uns sur les autres, à commencer par celle des blancs sur les minorités ethniques, tandis que
le camp démocrate cherchait à promouvoir une éthique libertaire.

La condamnation du conservatisme est donc sans appel :

Cette critique du libéralisme ne devrait être interprétée comme le signe d'aucune sympathie de ma part pour le
conservatisme contemporain. Le conservatisme est de trop de façons un miroir du libéralisme auquel il croit s'opposer.
Son allégeance à un mode de vie structuré par le libre marché est une allégeance à l'individualisme. Et là où le
188
THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., I-II, q.96
189
THOMAS D'AQUIN, ST, op.cit., II-II, 11, 4, cité in MACINTYRE, A., « Natural law as subversive », Ethics, op.cit., p.62

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 124
libéralisme use du pouvoir de l'état moderne pour transformer les relations sociales, le conservatisme tente désormais
par des lois prohibitives d'utiliser ce même pouvoir à ses propres fins coercitives. 190

Mais s'il condamne bien la perspective d'un retour politique du droit naturel dans l'arène de la politique
professionnelle au nom du concept de relation politique, MacIntyre ne semble pas moins amputer
l'aristotélisme de toute dimension positivement politique en se retirant de l'exercice des lois. Bien qu'elle
comporte une dimension critique dans les faits, la critique jusnaturaliste ne semble plus avoir aucun rapport
avec les lois effectives de la cité libérale. MacIntyre semble donc condamné à incarner un simple
« aristotélisme d'opposition », attaché à penser la perte du politique plutôt que la politique elle-même.

Peut-on réellement tirer cette conclusion de la conception de la loi naturelle comme sens commun ?
Loin de se résoudre à l'impasse de la coercition ou de l'abandon, MacIntyre estime qu'elle est possible partout
où une identification éthique du citoyen aux lois de la communauté est possible, c'est-à-dire partout où existe
le sens partagé de biens communs. Dans le contexte contemporain, explique MacIntyre, ces communautés
ne peuvent être que réduites, si elles veulent échapper au jeu du marché et à la centralisation du pouvoir qui
défait les citoyens et les corps intermédiaires de leur autorité naturelle. Maisonnées, fermes coopératives,
villages, communautés de pêcheurs, cliniques constituent autant d'exemples de ce qu'il est possible d'appeler
de véritables communautés politiques. 191
Les vertu essentielles de ces communautés locales s'opposent en tout point à la cité libérale: là où le
libéralisme construit la justice sur l'abstraction des éthiques privées, le sens commun permet l'ouverture de la
sphère privée sur la sphère publique ; l'autonomie que le libéralisme pose au fondement de la cité, MacIntyre
la remplace par la vertu de la dépendance à autrui. Mais elles se différencient aussi essentiellement d'une
communauté ethnique. L'unité civique ne s'y fonde pas sur une nation commune, mais sur les convictions
communes, et l'importance de leur aspect local tient à la délibération directe qu'elle permet, non à
l'attachement à son terroir.

MacIntyre contre MacIntyre : la contradiction du local et de l'utopique


Pour autant, MacIntyre ne précise pas réellement comment ces « communautés locales » pourraient
trouver une place au sein des états-nations dans les deux ouvrages qui leur sont consacrés 192. Notamment,
comment l'élaboration et l'exercice de la loi peuvent-ils se penser si les membres de ces communautés sont
les citoyens d'une nation ? MacIntyre n'aborde en aucun endroit la question. Mais ni les écoles ni les cliniques,
ni les villages de pêcheurs ne sont des entités législatives autonomes. Et mettre en doute que les entités
subnationales situées entre les familles, les groupes religieux, les ethnies, et les nations puissent avoir une

190
MACINTYRE, A., AV, op.cit., éd. anglaise, p.xv.
191
Id., p.35.
192
Il s'agit de Ethics and Politics et Dependant Rational animals.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 125
activité législative, est une autre façon de mettre en doute qu'il y ait une véritable différence entre la politique
communautarienne de MacIntyre et la perte du politique. Alors que MacIntyre s'efforce de maintenir sur le plan
théorique la double dépendance des lois vis-à-vis des mœurs et des mœurs vis-à-vis des lois, il semble que
sa définition de la communauté comme simple interdépendance de la réflexion sur son bien et de la
délibération la communauté évacue la question politique par excellence, à savoir 'autorité de la loi positive.
L'aspect politique de sa réflexion se limite à sa déduction des normes du débat, mais ces normes ne sont
jamais présentées autrement que comme des institutions sociales, et jamais comme l'œuvre du législateur. Or
la question du bien fondé des normes éthiques est, déjà sous la plume d'Aristote Thomas, une question
distincte de celle de savoir qui détient l'autorité de les appliquer.

Faute de réponse à cette question, la critique des systèmes centralisés des états-nations ne peut
manquer d'apparaître comme la conséquence de l'oblitération de la différence entre les gouvernants et les
gouvernés. Lorsque MacIntyre reconnaît l'aspect profondément irréaliste et utopique de son modèle
communautaire193, c'est pour se féliciter du fait que son aspect utopique démontre qu'elle n'appartient pas aux
modèles dominants. Mais la défense utopique d'une politique des communautés locales est une contradiction
dans les termes. Car il est essentiel que ces communautés politiques existent en tant que tels sans dépendre
d'une décision programmatique pour qu'elles puissent prétendre rivaliser avec l'état nation.

En termes de droit naturel, on peut dire que la loi naturelle de MacIntyre peine à se distinguer du droit
naturel comme loi civile. Le droit naturel de MacIntyre ressemble à ce titre plus au droit privé d'Ulpien qu'au
droit politique de Thomas et d'Aristote. En plaçant sa politique sous le signe de l'utopie, il semble clairement
indiquer que sa morale est celle d'un animal social plutôt que politique. L'effacement du politique et de la
question des autorités législatives nous renvoie à notre problème initial. Comme le biographe de MacIntyre le
suggère, cet effacement est le corrélat de l'antilibéralisme frontal de MacIntyre.

S'il est une critique qu'on peut formuler à l'encontre de la philosophie de MacIntyre, ce n'est donc pas
de céder à l'illusion conservatrice ou de défendre de fausses évidences. Il nous semble que la seconde
critique qu'il convient de lui adresser est plus gênante encore. Le problème que pose son récit n'est pas de
postuler des évidences universelles que les faits démentent largement mais d'être peut-être trop évidentes
pour prétendre appartenir à une conception alternative de la raison pratique. La démonstration de MacIntyre
prouve trop ou pas assez. En s'accordant de facto plus que de jure aux normes éthiques posées par les lois
naturelles minimales, MacIntyre échoue à montrer en quoi ces normes relève bien de l'ancienne conception
eudémonique de la morale. Il ne nous dit pas non plus comment il compte déduire les autres principes
193
MACINTYRE,A., Ethics, op.cit., p.63. ; Three Rival Versions of Moral Enquiry , Notre Dame, Ind.: University of Notre Dame
Press, 1990, pp. 234–35.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 126
thomistes qui choquent les éthiques corporelles contemporaines.

Quel kantien et quel libéral, nierait la déduction qui a été faite de la loi naturelle à partir de la pratique
discursive ? De même que la position de la vérité comme telos de la délibération porte en elle celle du
respect d'autrui en tant que sujet commun des pratiques, la maxime de respect de l'autonomie n'abandonne
pas l'idée d'objectivité pratique. Aucun des préceptes mentionnés ne contrevient à l'idée d'autonomie
politique, seule la postulation théorique de l'homme comme animal enclin à la recherche de la vérité constitue
une véritable différence fondationnelle. Peut-être MacIntyre reprocherait-il aux libéraux d'admettre
implicitement une anthropologie optimiste en le présentant comme un sujet soucieux d'objectivité pratique, et
de manquer de de quoi justifier le respect des lois, si ce n'est de façon utilitaire. 194 La présupposition d'un être
habité d'une volonté morale compte bien au nombre des principes optimistes du libéralisme ; mais on peut les
compter au nombre des premiers principes des lois naturelles minimales sans contradiction. Étant théoriques,
ces objections appellent une réponse de même nature. La difficulté de penser la conciliation des motifs
sensibles et du respect de la loi morale, de l'identité historique et des normes de justice abstraite n'atteint pas
l'ambition spécifiquement morale du libéralisme que traduit Gewirth lorsqu'il déduit du désir d'autonome, le
devoir du respect de l'autonomie d'autrui. Même si la simple acceptation de cette corrélation introduit un
élément aussi peu démontré que ne le sont les fins ultimes de l'homme, il ne semble pas qu'il y ait une
objection valide selon les propres standards de réflexion de MacIntyre. La preuve décisive de l'incohérence
d'une morale, écrivait-il au début de AV, est donnée lorsqu'on a montré qu'elle ne pouvait s'incarner dans
aucune société. C'est ce que cherche à montrer MacIntyre en qualifiant la culture moderne de culture
émotiviste, et l'ordre juridique, d'ordre utilitariste. Mais c'est supposer ce qu'il faut démontrer, puisque, de toute
évidence, MacIntyre n'a pas montré en quoi le paradigme des droits individuels se résolvait en règne de
l'anomie, ni en quoi le libéralisme ne pouvait trouver d' incarnation sociale.

TROISIÈME PARTIE – ESQUISSE DU PERFECTIONNISME PRUDENTIEL

194
Ajoutons que le simple fait que cette tradition n'ait jamais crée l'unanimité n'indique rien de son échec ou de sa réussite
philosophique, car les libéraux et procéduralistes peuvent faire appel comme aux kantiens à la nécessité d'une intégration et
d'une probité morale que les passions politiques démentent souvent. Si une proposition objective se distingue parce qu'elle doit
être accessible pour tous, cela signifie essentiellement que c'est la déduction qui s'impose à partir de la relation réciproque
d'autonomie. La perception des préceptes appelle également des « structures » institutionnelles particulières. C'est précisément
l'enjeu du Libéralisme politique que de montrer que l'horizon d'attente du citoyen est déterminée par l'expérience historique
d'une sécurité personnelle, qui lui permet d'envisager plus sereinement les « difficultés du jugement ». Là encore, l'expérience
historique n'a pas besoin de remplacer les conditions de possibilité transcendantales et naturelles que supposent l'éthique
discursive de Habermas, et le consensus par recoupement de Rawls.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 127
L'inachèvement de la réfutation interne de la tradition kantienne menace toute la critique du
libéralisme et des droits naturels minimaux par MacIntyre, qui en constituait pourtant le principal enjeu. En
l'état, MacIntyre ne peut prétendre avoir montré en aucune manière en quoi la matrice thomiste, et sa
refondation wittgensteinienne dans les pratiques étaient indispensables à l'idée d'une délibération commune,
car il n'a pas montré en quoi la normativité des lois naturelles minimales ne pouvaient « s'incarner » dans
aucune société. Si les problèmes théoriques issus de la raison moderne sont clairs dans son développement,
leurs conséquences normatives continuent de nous échapper. Sa dénonciation de la raison abstraite n'a donc
pas réussi à montrer ce qui empêchait aux lois détachées des fins aristotéliciennes d'exercer leurs fonctions
régulatrices et séparatrices.

Quelle est donc la contradiction de l'autonomie comme relation réciproque qui permettrait d'en
dénoncer les conséquences anomiques ? Nous avons déjà déjà souligné l'origine de cette absence de preuve
chez MacIntyre, à savoir sa définition sans autorité de la communauté politique. En définissant la communauté
politique par le fait qu'il est impossible d'y raisonner sur le bien de sa propre vie sans raisonner en même
temps sur le bien de la communauté, MacIntyre omet de désigner le propre du politique. Cette définition
semble fondre totalement la dimension sociale de la raison communautaire et la dimension légale qui en
constitue le trait spécifiquement politique. La politique n'est plus que l'autre nom du commun. Mais qu'est-ce
qui distingue alors le rapport politique des autres rapports sociaux en l'absence d'exercice législatif ?
Tout est politique pour MacIntyre, puisque tout est commun, et par conséquent, rien ne peut plus l'être
dans la société libérale. Seules des communautés « locales » amputées de leur pouvoir législatif subsistent, et
on ne saurait y voir de vraies communautés politiques sans trahir la tradition aristotélicienne dont MacIntyre se
fait le héraut. Car, faute de loi, l'aspect politique de ces communauté locales ne se trouve plus que dans le
non-lieu de l'utopie. Celle-ci ne tient que par l'enchantement d'une superposition harmonieuse des sphère
communautaires et nationales – comme si leur simple dimension collective suffisait à les rendre souveraines
et à leur laisser disposer de leur propre droit.

L'absence de distinction de la solidarité politique et des autres types de raisons collectives comporte
de ce point de vue une implication contradictoire pour MacIntyre. Si la dimension commune suffisait à définir le
politique, sa définition sans lieu ni loi de la communauté tend plutôt à nous convaincre que la société libérale
laisse ses entités subnationales vivre et pratiquer leurs délibérations en paix. Il n'en faut pas plus pour justifier
a posteriori l'ambition libérale de désincorporer le droit et l'éthique pour laisser aux sujets de droit leur entière
autonomie. L'idéal d'une communauté qui n'est ni ethnique ni religieuse, mais centrée sur la communauté de
sens, ressemble alors étrangement à un fruit de la modernité dont MacIntyre cherche à couper les racines.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 128
Il devient donc patent que l'inachèvement de l'argument de MacIntyre a partie liée avec le problème
politique qui embarrasse la philosophie perfectionniste. Pour penser la dimension politique de son éthique,
cette dernière doit s'engager dans un rapport à la loi contemporaine façonnée par le pluralisme, mais pour ne
pas lui sacrifier son unité, ce rapport paraît condamné à la négativité.

Deux choses doivent donc encore être montrées dans l'économie du discours perfectionniste. Il reste
à montrer, d'une part, que l'autonomie des lois minimales mène réellement à l'anomie (III.1), et, d'autre part,
qu'il existe encore une dimension politique du perfectionnisme (III.2). Puisque l'œuvre juridique et politique du
philosophe et juriste R. Hittinger 195 se structure autour de cette double question, il semble qu'elle mérite qu'on
la lui pose directement, et il sera donc dans la suite de notre exposé le principal témoin de la pensée
aristotélicienne.

Chapitre I
La critique des lois minimales

195
Toutes les traductions de cet auteur sont les nôtres.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 129
Il convient de reprendre l'exposé de la loi naturelle au sein de l'ordre politique contemporain là où
MacIntyre l'avait laissé. Si MacIntyre ne ne nous donne aucune raison substantielle d'adhérer à l'idée que la
modernité est structurellement anomique, Hittinger entreprend quant à lui de montrer à partir de la
jurisprudence de la Cour Suprême américaine quels sont les problèmes pratiques que rencontrent les héritiers
des lois naturelles minimales (III.1.1), et la zone de non droit qu'elle tend à créer (III.1.2).

III.1.1 L'autonomie contre elle-même

Notre interprétation jusnaturaliste de l'intention et des instruments du régime libéral nous laissait face
à une liste de biens minimaux. Sous la plume de Hart, le bien de l'autonomie comme relation de réciprocité
entre sujets de droit est relativement peu explicite, car il tente simplement de penser les conditions de
possibilité des systèmes légaux dans leur ensemble. Mais on en trouve la trace dans l'assertion selon laquelle
le sujet est à la fois doté d'une compréhension et d'un altruisme limité. L'autonomie comme concept
réciproque devient, en revanche, centrale dans la pensée procéduraliste.
Le bien de l'autonomie est d'autant plus fondamental qu'il permet de reconnaître les sujets de droit
comme des êtres responsables devant la loi et dotés du droit de se définir eux-mêmes. Le concept de soi
autonome ouvre la liste des biens limitées sur tout ce que le sujet estime devoir être respecté dans sa
personnalité profonde sans contrevenir au principe de non-nuisance. Agir secundum naturam dans l'éthique
libérale, explique C. Taylor, ne signifie plus agir selon son essence, ou seulement selon son essence d'être
libre et sans essence. La première liberté fondamentale consiste bien dans la Constitution américaine à
pouvoir chercher son bonheur tel qu'on l'entend. Il n'en fallait pas plus, commente Hittinger, pour donner une
assise juridique à la notion romantique et contemporaine de création de soi.

La maxime libérale de Gewirth nous aide à comprendre que le thème de la création de soi et de
l'autodéfinition est le contraire de l'anomie dans la pensée libérale. Gewirth posait la relation suivante : «  Tout
agent rationnel doit reconnaître un certain degré de liberté et de bien-être comme requis pour l'exercice de
son action rationnelle. Tout agent rationnel doit donc souhaiter la possession de ces biens à ce degré.  » Car,
reconnaître en soi le désir d'autodéfinition et la volonté de voir cette dernière reconnue implique de la
reconnaître pour tout agent rationnel. MacIntyre contestait qu'une telle implication existait sur le simple plan
logique entre le désir et le droit, et qu'on puisse se contenter de dire, comme Dworkin, qu'il y avait là un
« premier principe » indémontrable. Car, note-t-il, on aurait pu en dire autant des licornes et des sorcières.

Mais, comme MacIntyre a lui-même admis la nécessité de reconnaître des premiers principes

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 130
indémontrables, il aurait dû, semble-t-il, poser une autre question : le principe de droit, en tant que relation de
réciprocité entre agents rationnels, peut-il s'incarner dans une relation juridique concrète ? Pour répondre à
cette question, il faut, selon Hittinger, se demander en premier lieu comment il est possible pour le droit de
distinguer les traits essentiels et accidentels du soi auto-constitué. Peut-on trouver un principe
d'ordonnancement des revendications conflictuelles ?

Un juge, après tout, ne peut pas échapper à la charge de juger quelles facettes du bien-être humain sont
fondamentales. Étant données toutes les choses que les agents humains peuvent choisir, quels sortes de choix et
d'actions devraient-elles jouir d'une protection constitutionnelle accrue ? Il faut bien une hiérarchie, ne serait-ce que
pour mesurer les aspirations rivales à la liberté. La Charte des Droits originelle n'inclue pas de clef herméneutique pour
situer l'ordre des droits. On peut présumer qu'il s'agit des droits fondamentaux. Si l'on pouvait supposer que la due
process era n'avait jamais eu lieu, qu'il n'y a aucun fondement de la doctrine de l'incorporation […] nous pourrions
nous contenter de la hiérarchie implicite de la Charte des Droits. Mais ces événements ont eu lieu et ont profondément
reconfiguré l'ordo juris américain. Particulièrement, depuis la doctrine de l'incorporation, les jugements hiérarchiques
sont incontournables.196

Hittinger fait référence à la due process era et à la doctrine de l'incorporation. De quoi s'agit-il ? La due
process clause établie par le V e et le IXe amendement197 de la Constitution américaine a pour objet
l'administration de la justice dans les États. Elle pose un garde-fou contre la négation de la justice, de la liberté
ou de la propriété par le gouvernement sans mandat légal. Mais, alors que cette clause ne fait que garantir
une procédure régulière de justice (le droit à un procès équitable selon la loi des États), la Cour Suprême a
interprété cette clause comme le droit à voir ses droits fondamentaux défendus, au-delà du simple droit de
bénéficier d'une procédure juridique en accord avec le droit positif. La première véritable rupture est opérée
par le cas Scott v. Sandford (1857). Le juge Taney innove alors sur deux points en déclarant qu'un acte du
Congrès « qui dépossède un citoyen des États-Unis de sa liberté ou de sa propriété […] pourrait difficilement
se voir conféré la dignité de procédure régulière. »198 Le juge Taney dénonçait ainsi l'anticonstitutionnalité du
Compromis du Missouri (1821) et de la Convention Constitutionnelle de Philadelphie (1787) au motif qu'ils
dépossédaient les propriétaires d'esclaves de leur droit de propriété. Conclu durant les dernières années
précédant la guerre de Sécession, l'arrêt marquait une claire prise de position en faveur de l'esclavage. Le
trait remarquable de la stratégie du juge Taney consiste en ce qu'elle identifie la régularité d'une procédure à
la substance du droit qu'elle protège et du débat politique qui l'établit, alors que le V e amendement énonçant la
due process clause n'était destiné qu'à assurer le droit à une procédure juridique régulière. Cette modification
notable ouvre ce qui fut appelé pour cette raison l'ère du substantial due process qui ménage la possibilité

196
HITTINGER, R., « Liberalism and the American Natural Law Tradition », Wake Forest Law Review, 25, 429, 1990, p.490.
197
« Nul ne sera tenu de répondre d'un crime capital ou infamant sans un acte de mise en accusation, spontané ou provoqué, d'un
grand jury, sauf en cas de crimes commis pendant que l'accusé servait dans les forces terrestres ou navales, ou dans la milice,
en temps de guerre ou de danger public ; nul ne pourra pour le même délit être deux fois menacés dans sa vie ou dans son
corps ; nul ne pourra, dans une affaire criminelle, être obligé de témoigner contre lui-même, ni être privé de sa vie, de sa liberté
ou de ses biens sans procédure légale régulière ; nulle propriété privée ne pourra être expropriée dans l'intérêt public sans une
juste indemnité. »
198
60 U.S. (19 How.) 393 (1857), cité in HITTINGER, R., LA, op.cit., p. 453.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 131
pour les juges de la Cour Suprême d'invoquer la clause de procédure régulière pour défendre un droit
substantiel – possibilité qui s'est avérée paradoxalement cruciale dans le processus de déségrégation. Par cet
arrêt, la propriété, commente Hittinger, devient alors un droit quasi absolu « ayant préséance sur tout acte
législatif » du Congrès.199
L'interprétation substantialiste du IX e amendement a été renforcée par ce qui appelé dans le passage
qui précède la « doctrine de l'incorporation ». L'incorporation de la Déclaration des droits est le processus par
lequel la Cour Suprême a appliqué à partir des années 1920 certaines parties de cette déclaration non plus
seulement au gouvernement fédéral mais aux États fédérés, contrairement à la décision Barron v. Baltimore
(1833). Cette doctrine encore actuelle se fonde sur le XIV e amendement qui déclare « aucun État ne fera ou
n'appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis  ; ne privera
une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ; ni ne refusera à
quiconque relève de sa juridiction l'égale protection des lois. »
L'application du XIVe amendement aux États et son aspect substantiel ne font aucun débat puisque
c'est son intention explicite d'appliquer la due processus clause, essentiellement en termes de justice raciale
aux États. Celle-ci a fait l'objet d'un vote au Congrès, consécutif à la victoire du Nord. Ce qui crée le conflit
d'interprétation est la question de savoir si le IX e et le XIVe amendement permettaient réellement de considérer
que « l'égale protection des lois » donnait au juge l'autorité de défaire les lois positives s'il considérait que
l'intention morale originelle de la Constitution était en danger, au-delà de la simple question de la justice
raciale.

La remarque de Hittinger s'inscrit donc dans le contexte bien précis de l'évolution de la jurisprudence
de la Cour Suprême, qui, de la protection de la propriété comme droit quasi absolu au XIX e siècle, est passée
à la défense des droits des « styles de vie » en matière de mœurs, malgré le fait que ces « droits à la vie
privée » n'avaient jamais été reconnus dans le droit des États. Cette évolution fait passer les juges du rôle de
gardien de la Constitution à celui de super-législateurs chargés d'interpréter le contenu de la Charte 200, et elle
contribue à faire de la loi naturelle un instrument non seulement politique mais aussi judiciaire. Le juge doit
décider non seulement quelle est la substance contenue dans la Déclaration des Droits de l'homme, mais
statuer sur leur ordre de priorité. Comme l'écrit le juge Cardozo, la Cour Suprême doit déterminer quels sont
les droits qui appartiennent « à l'essence du schème (sic) d'une liberté ordonnée ».201

199
HITTINGER, R. LA, op. cit., p.453.
200
On appelle Déclaration ou Charte des Droits [United States Bill of Rights] l'ensemble des dix premiers amendements à la
Constitution américaine adoptée par la Chambre des représentants le 21 août 1789 et le Congrès le 26 septembre suivant. Celle-ci
ne concernait originellement que l'État fédéral et non les États fédérés. Elle limite le pouvoir du gouvernement fédéral et garantit les
libertés de presse, de parole, de religion, de réunion, le droit de porter des armes et le droit de propriété.
201
Palko v. Connecticut, 302 U.S. 319, 325 (1937)., cité in HITTINGER, LA, op.cit., p.439.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 132
L'évolution de la fonction des juges crée une double attente : non seulement donner le contenu du
droit naturel (des droits fondamentaux) mais donner le principe de leur ordonnancement. On ne peut donc
effacer un siècle de précédents judiciaires et détacher l'exercice du droit de l'exigence d'ordonnancement des
droits individuels. Mais la remarque de Hittinger ne se limite pas au contexte américain, et vaut en réalité pour
tout système juridique fondé sur la conception minimaliste de la loi naturelle. Devant l'impossibilité de déduire
des normes publiques de la seule idée que l'homme est une fin en lui-même, et qu'il doit toujours être traité
comme tel, les théories de la justice se voient obligées, à un moment ou à un autre, de donner un contenu à
ces droits, et que ce contenu soit ordonné sur une échelle de valeurs. Car, selon lui, l'évolution de la
jurisprudence a simplement transféré au juge constitutionnel les compétences du législateur, à qui il revenait
pourtant d'interpréter le droit naturel. Le problème de l'ordonnancement des droits à l'essence « d'une liberté
ordonnée » se pose également pour le législateur, dans les contextes où la loi naturelle n'est pas un
instrument judiciaire. Il semble qu'un tel ordonnancement soit exigé par le concept même de droit.

Cependant, faire le départ de ce qui constitue les traits essentiels de l'autonomie humaine demande
de remettre au centre de l'activité juridique la discussion interdite. Face au besoin de régulation de libertés
individuelles, la liste minimale est toujours trop longue ou trop courte. Trop longue, elle intègrera des éléments
jugés facteurs de discorde et ôtera à la loi positive sa légitimité ; trop courte, elle réduirait la liste des biens
minimaux aux biens de la survie. Or, comme nous l'avons vu, les sujets de droit contemporains n'exercent pas
seulement une pression pour les conditions matérielles de la survie, mais pour la reconnaissance de leurs
particularités subjectives, suivant en cela l'un des points fondamentaux du libéralisme selon lequel deux
volontés adverses partagent au minimum leur volonté d'être autonome dans leur quête du bonheur. Peu de
lois considérées par les libéraux comme d'irréversibles progrès auraient été promulguées si la loi avait eu
réellement pour but de n'assurer que les conditions de la survie. Peu de lutte jugées fondatrices auraient pu
avoir lieu, et en premier lieu, la lutte pour les droits civiques des afro-américains, suivies de toutes les
revendications contemporaines des minorités ethniques, religieuses et sexuelles.

Le cas Michael H. et la jurisprudence post-Griswold


Admettre qu'un être rationnel a une valeur inhérente et non instrumentale ne nous en dit pas assez
quant aux aspects de l'autonomie qui doivent être politiquement et juridiquement protégés. La raison pour
laquelle les droits autonomes nécessitent un principe d'ordonnancement pour pouvoir être effectivement
protégés apparaît plus clairement dans la présentation que fait Hittinger du cas Michael H. v. Gerald D.202.

Cet exemple doit être resitué dans le contexte de la juridiction post- Griswold. L'arrêt Griswold est

202
109 S. Ct. 2333 (1989), cité in HITTINGER, R., LA, op.cit., p.483.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 133
célèbre parce qu'il formulait clairement l'ambition de retirer à l'État le pouvoir de définition du bon ordre de la
vie matrimoniale et sexuelle, et engageait le mouvement de jurisprudence consistant à opposer toute
référence à la légitimité des pratiques corporelles au nouveau « droit à l'intimité ».
L'un des exemples le plus frappant de l'usage extensif du IX e amendement est l'affaire Griswold v.
Connecticut et le « droit à la vie privée » qu'il établit. Ce nouveau droit fut le fruit d'une lutte de longue haleine
dans laquelle était contestée par divers particuliers une loi du Connecticut votée en 1879 et interdisant l'usage
« de toute drogue, article médicinal ou instrument dans le but d'empêcher la conception.  » Après plusieurs
échecs de tentatives similaires 203, la Cour Suprême a donné raison au requérant Griswold et, a posteriori, au
juge dissident John Mashall Harlant de l'affaire Poe. L'argument principal de la Cour Suprême pour maintenir
la loi du Connecticut jusque-là avait été qu'on ne trouvait dans la Constitution aucun droit à l'intimité, et aucun
précédent jurisprudentiel. Juger en faveur des requérants aurait signifié l'introduction d'un nouveau droit.
John Marshall avait défendu dans Poe que le droit à voir ses droits individuels défendus devant la
Cour n'avait de toute façon jamais reçu de délimitation stricte dans la Constitution – et avait toujours été laissé
à l'interprétation des juges. Et ce pour la raison que la liberté défendue par la Constitution ne peut être réduite
à une série de points précis, comme la liberté de parole ou du port d'armes, car il s'agissait d'une liberté
négative, protégée par le droit à se voir défendu devant toute « restreinte arbitraire », sans lien avec l'ordre
public.
Griswold, inculpé pour la promotion de contraceptifs dans sa clinique, fit appel au XIV e amendement
de la Constitution américaine qui dispose qu'aucun État ne peut créer ou promulguer une loi abrogeant les
privilèges ou l'immunité des citoyens des États-Unis. En dépit du fait que la Déclaration ne mentionne jamais
la notion de vie privée, le juge William O. Douglas, écrivant pour la majorité, argua qu'un tel droit se trouvait
dans les « pénombres » et « émanations » des autres protections constitutionnelles explicitement
mentionnées. Le juge Goldberg défendit cette position à l'aide du IX e amendement, quand les juges John
Marshall Harlan et White firent appel à la clause de procédure légale régulière du XIV e amendement.

Deux faisceaux de questions s'entrecroisent autour de la législation post- Griswold. L'un est
constitutionnelle, l'autre est politique, et tous deux engagent la question de l'ordonnancement des droits. Le
« droit à l'intimité » devait-il être introduit par la Cour Suprême dans la liste des droits fondamentaux (question
politique) ? Devrait-il réguler la « clause de procédure régulière » du IXe amendement, et la loi du Connecticut
attaquée faire l'objet d'une révision judiciaire (question constitutionnelle) ? De la réponse à la question
politique dépend la possibilité d'opposer la méta-juridiction de la Cour Suprême à celle de l'État du
Connecticut. Le simple recouvrement du droit à l'intimité par la clause de procédure régulière requiert qu'on ait
élevé le droit à l'intimité au rang des libertés fondamentales protégées par le XIV e amendement, et cette

203
Tilson v.Ullman (1943), Poe v. Ullman (1961), U.S C.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 134
intégration relève bel et bien d'un choix politique puisqu'il ne figure pas dans la Constitution. Qu'on estime que
la Constitution donnait ou non implicitement le droit au juge de faire intervenir une conception politique de la
justice n'est pas l'enjeu central du propos de Hittinger : dans tous les cas, il s'agit bien d'une interprétation
politique.

Bien entendu, le droit à l'intimité ne révèle ses traits politiques que lorsqu'il est comparé à d'autres
revendications du même ordre. Le fait qu'il ne s'agisse pas d'une simple extension des droits devient apparent
par comparaison à ce que la Cour Suprême exclut du XIV e amendement : le droit à se droguer jusqu'à la mort,
ou aux pratiques sexuelles non consensuelles, comme, par exemple, ce qui a été défendu comme « amour
intergénérationnel ». En effet, il est difficile de qualifier une telle pratique de viol sans se prononcer sur « l'âge
normal » et les « partenaires normaux de la sexualité » dans la mesure où l'enfant n'a pas de volonté
autonome du point de vue de la loi, et que ses parents disposent du droit à l'obliger aux pratiques jugées
éducatives.

Les arrêts présentés comme des reconnaissances pures du « droit à l'inimité » sont donc les effets de
jugements moraux, et non d'une pure absence de jugement moral, comme en témoignent toutes les pratiques
« intimes » que la loi ne considère pas au prisme de Griswold. Mais, ne devrait-on pas conclure, à l'instar des
néo-libéraux tels que Nozic ou Ogien, que la Cour Suprême n'est pas assez libérale, plutôt que d'affirmer
l'impossibilité de la neutralité libérale ? En quoi un principe d'ordonnancement moral est-il nécessaire ?
C'est ici qu'intervient le cas de Michael H. Un cadre d'une compagnie française de pétrole (x), se
marie à Carole D.. Deux ans après leur mariage, Carole D. a une liaison avec son voisin, Michael H., qui
donne naissance à Victoria D. Sur le certificat de naissance, son mari (x) est reconnu comme le père, suivant
la loi californienne qui stipule que tout enfant né d'une femme mariée doit être reconnu comme celui de son
mari. Les tests sanguins postérieurs indiquent à 98.07% de chance qu'il est le père biologique de Victoria D.
Entre temps, la mère se réconcilie avec son mari, et revient au foyer après l'avoir quitté.
Les tentatives de Michael H. pour rendre visite à sa fille Victoria D. sont repoussées par ses parents. Il
décide alors de porter l'affaire devant la Cour, attaquant la loi californienne de reconnaissance de paternité
immédiate. En ce cas, il était difficile d'arguer d'un simple « droit à l'intimité » puisque s'opposaient les «  droits
à l'intimité » des deux parties, et leur droit à développer leur vie de famille telle qu'ils l'entendaient : celui du
père biologique qui souhaitait vivre avec sa fille, celui des éducateurs de Victoria.

La Cour a donné raison à la loi californienne, suivant l'avis du juge Scalia. Ce dernier pouvait se
référer aux longs précédents juridiques en faveur de l'unité familiale et matrimoniale. Scalia fit valoir qu'il était

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 135
contre-intuitif de mettre sur le même plan les droits de l'adultère et les droits de la famille 204. La Cour Suprême
prit donc le parti de la famille matrimoniale en tant qu'institution, traditionnellement protégée par la loi
américaine contre la revendication de parentalité purement biologiques. Opposer sur ce point une juridiction
pour la famille (conservatrice) et une juridiction pour les individus (progressiste) n'a pas de sens, car il
s'agissait bien de déterminer quels individus devaient être reconnus comme une famille.

Le point sur lequel Hittinger veut attirer l'attention des partisans de la priorité du Juste sur le Bien qui
n'ont pas manqué d'attaquer la décision de la Cour Suprême n'est pas tant la justesse de cette décision que
l'impossibilité d'imaginer une solution neutre au problème juridique qui était posé à la Cour Suprême. La
position du juge Brennan, suivi par le philosophe Richards, est donc aussi correcte sur le plan juridique qu'elle
est fausse dans son principe. Brennan fit appel aux mêmes arguments que Griswold, arguant que l'institution
matrimoniale ne « faisait plus consensus » dans la société américaine, et que le sujet de droit n'était pas
l'institution mais l'individu. Une institution sociale, expliquait-il dans une autre affaire « n'a pas de chaire et de
cœur par elle-même »205. Sur le plan juridique, ces arguments pouvaient à juste titre être placés sous la
protection de la jurisprudence de Griswold, suivie de Eisenstadt et Roe, bien que, de l'avis de Hittinger,
Griswold avait introduit là un droit sans précédent qui excédait ses prérogatives judiciaires. Mais ils se
heurtaient aux mêmes difficultés que Griswold : qu'est-ce qui doit valoir comme expression légitime de
l'intimité ? Or, à la différence de Griswold, la question de la légitimité morale ne pouvait plus être contournée.
En effet, par contraste avec Griswold, la décision de la Cour Suprême ne peut plus prendre l'apparence d'une
décision neutraliste, puisque le juge se trouvait précisément en demeure de trancher entre deux versions
concurrentes du droit à l'intimité familiale, et que la jurisprudence n'indiquait pas de solution claire du
problème.
L'argument du juge Scalia contre Brennan reposait sur le principe qu'une loi qui ne lie par aucun texte
et par aucune tradition n'est pas une loi. La Constitution n'interdisant pas donner une préférence au mariage
contre l'adultère, Scalia pouvait s'appuyer sur une tradition éthique considérant le mariage non comme un
simple attachement affectif sous forme de contrat mais comme la cellule primitive de la société. Par
opposition, faire appel comme Brennan à la tradition des droits individuels oblitère le fait que, pour les pères
de la Constitution, le droit individuel n'était pas censé protéger indifféremment toutes nos « idiosyncrasies »206,
pour reprendre sa propre expression.

III.1.2 L'autonomie comme immunité juridique


204
Id., 2342-45.
205
Eisenstadt v. Baird , 405 U.S, 453.
206
Id. 2351.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 136
Ce que nous apprend la législation post- Griswold selon Hittinger est que l'ambition de restreindre
notre délibération morale et légale à un ensemble minimal de valeur ne résout pas les débats mais les évite.
Or, elle ne peut les éviter de façon ordonnée, publique et partagée car l'admission d'un tel principe a été
structurellement abandonnée dans l'espace public.

De ce point, l'objection de Hittinger ne porte pas tant sur l'aspect minimal de la liste que sur son
aspect inchoatif. Rajouter à la liste des biens publics, comme le désirent les néo-thomistes Finnis et Grisez,
des biens « perfectionnistes », telle que « l'art » ou le mariage monogame en tant qu'elle n'est par « nature »
pas qu'une relation privée, ne modifie pas le problème. Face la religion mormone qui promeut la polygamie se
poserait inévitablement la question de savoir si la promotion publique de la monogamie dans la scolarité ne
contrevient pas au droit d'éduquer ses propres enfant dans la religion de son choix.

Le dilemme politique qui résulte de l'absence de principe ordonnateur fournit la « preuve » qu'on aurait
attendu dans le développement de MacIntyre :

La doctrine des droits naturels du soi s'auto-définissant est empêtrée dans un impossible dilemme. D'un côté, elle a le
devoir de créer un ordre juridique qui offre la sécurité […], principalement en adoptant des revendication telles qu'elles
mettent un terme à tout débat. De l'autre côté, elle doit soutenir la capacité individuelle de transcender non pas
seulement ces limites déterminées par la loi, mais de se transcender. Du point de vue judiciaire, le gouvernement
apparaîtra toujours en retard sur le plan des libertés (s'appuyant toujours sur les dernières versions du concept du soi
libre), ou arbitraire dans la façon dont il pose des limites. Pour utiliser la langue des juristes, en ce qui concerne les
droits, la Cour est prise dans un cycle perpétuel d'hyper et de sous-inclusivité.

Du point de vue de la régulation, le principal problème des lois naturelles minimales ne consiste donc pas en
ce qu'elles placeraient certains biens en dehors de la sphère publique, mais en ce qu'elle ne peuvent se
traduire en droit positif. L'autorité première est jalousement gardée par le sujet dans la lutte pour la définition
de soi. Cantonnée à sa fonction critique, la loi naturelle moderne défait la loi et toute institution sociale sans
jamais pouvoir la fonder. Le fait que la société soit conçue comme le réceptacle neutre des sois créateurs ne
laisse pas indemne l'état de droit. Il y aurait, à côté de l'ordre juridique, comme le dispose la législation sur
l'avortement, « un droit de définir son propre concept d'existence ». La conséquence de cette impossibilité
logique est que la définition du droit naturel comme un droit pré-social et pré-politique immunise virtuellement
l'individu contre tout ordre juridique. La libre définition de ce qui constitue un soi autonome nous ramène donc
aux fictions de l'état de nature. Elle n'est plus, comme chez les classiques, la prémisse d'un raisonnement
pratique et le principe d'une action, et elle laisse les juges devant la tâche impossible de défendre le soi contre
la société dont le droit est issu.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 137
L'échec de la régulation des libertés se double de l'échec de la limitation du pouvoir de l'état. L'organe
chargé de défendre le soi contre les institutions sociales et ses menaces liberticides a étendu son action à
presque toutes les sphères de la vie sociale. Comme le note Hittinger de façon «  ouvertement polémique » à
propos des crèches dans les écoles publiques, « une cour qui se trouve avoir à déterminer, comme ce fut le
cas dans Lynch v. Donnelly (1984), si les figurines plastiques et les lumières colorées de Noël dans une scène
de la nativité constituent un « signe religieux » ou un signe culturel est une cour qui a perdu toute compétence
sur le sujet »207, de même qu'une cour qui établit pour l'enfant « un droit à l'accès à toutes les informations et à
l'expression de ses convictions » est une cour qui excède les bornes de son autorité.

Ce que Hittinger appelle la douce tyrannie du gouvernement des juges prend la forme d'une
dépolitisation de la question juridique de l'interprétation de l'autonomie. Le IX e amendement dispose que
« l'énonciation dans la Constitution de certains droits ne devra pas être interprétée de façon à dénier ou à
limiter d'autres droits conservés par le peuple. » Relu à l'aune du XIV e amendement, celui-ci crée une nouvelle
théorie juridique dans laquelle la Cour Suprême « n'a plus de limites »208. Tout ce qui lui semble correspondre
à l'esprit du libéralisme constitutionnel peut virtuellement être intégré dans la Déclaration et opposé aux
législations des États. Selon Hittinger la doctrine de l'incorporation permet, en fonction de la tendance politique
et pour peu qu'il y ait eu quelques précédents historiques, si vagues soient-ils, de s'interposer dans le
processus politique démocratique.

Outre le fait que cette nouvelle matrice juridique fait l'économie de tout débat politique, elle se met en
scène comme une autorité sans médiation sociale et politique. La raison en est fondamentalement
anthropologique, car il est essentiel aux lois minimales qu'elles ne puissent se référer qu'à la conscience de
l'individu, bien qu'elle manque de principe face à ses revendications. La critique des procédures de la Cour
Suprême par Hittinger ne doit pas nous faire oublier que son enjeu n'est pas tant de critiquer l'aile progressiste
des Sages américains que de souligner le glissement de la conception anthropologique de la liberté dont elle
est le symptôme. La révolution que manifeste l'évolution de la jurisprudence de la Cour Suprême est d'une
différence bien plus fondamentale :

Ce qui est en jeu est la façon dont les références contemporaines au droit naturel se déterminent vis-à-vis des
relations sociales. Si les juristes et les philosophes du droit prétendent que les droits fondamentaux peuvent être
défendus indépendamment de toute conception métaphysique ou religieuse du summum bonum, il est néanmoins tout
à fait clair que les droits fondamentaux ont résolument un summum malum: à savoir, le mal de la dépendance vis-à-vis
d'autrui.209

207
HITTINGER, R., FG, op.cit., p.164.
208
HITTINGER, R. LA, op.cit., p.443.
209
Id., p.461.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 138
La question de l'avortement illustre au mieux selon lui cette redéfinition anthropologique dans la jurisprudence
constitutionnelle. Dans l'affaire Roe, la Cour a permis à l'État d'affirmer le droit de vivre du fœtus seulement à
partir du troisième trimestre. Le juge Blackmun avait invoqué alors un argument biologique ; à savoir, qu'à
partir du troisième trimestre, le foetus est présumé avoir un « capacité d'une vie significative hors du sein de
sa mère. »210Mais le critère de la « vie significative » est indéniablement éthique ; il n'est de vie significative
que dans l'indépendance vis-à-vis d'autrui. Si le foetus ne peut être « raisonnablement et objectivement
considéré comme un sujet de droit possédant un intérêt distinct de la femme enceinte  » avant cette période,
c'est que le foetus ne peut « survivre séparément de sa mère » jusque là. Hittinger poursuit :

Par conséquent, il est extrêmement trompeur de traiter la loi sur l'avortement comme un problème avant tout médical
lié aux intérêts et aux droits privés. Pour les juges Blackmun et Stevens, le droit à la vie privée dans ce domaine est
constitué prioritairement de faits moraux concernant les relations sociales de dépendance et d'indépendance. On doit
garder à l'esprit que, dans son décret de Roe, le juge Blackmun listait plusieurs torts qui sont injustement faits à la
femme par les statuts interdisant ou limitant sévèrement le recours à l'avortement. Le premier a trait au « tort
directement diagnosticable médicalement » Les autres sont liés à des problèmes sociaux, économiques et politiques
incluant : une « vie et un avenir viable », « le soin de l'enfant »; le « problème de l'éducation d'un enfant dans une
famille déjà incapable, psychologiquement ou par d'autres aspects, d'en prendre soin », et le « stigma d'une maternité
non désirée ». Il n'est nul besoin de nier qu'ils peuvent être des formes de torts faits à une femme ; pas plus qu'il n'est
nécessaire de prétendre que la loi suit simplement l'ontologie physiologique ou scientifique lorsqu'elle établit les
frontières de la responsabilité de la femme et de l'état. 211

De même que la Cour avaient adopté le critère compréhensif de l'indépendance pour le foetus, les débats sur
la liberté de la mère ont porté sur le contexte social du choix. Le débat entre conservateurs et progressistes
s'est déporté de l'humanité de l'embryon aux facteurs de complexité sociale de la liberté maternelle. Dans
Roe, la Cour établissait un schème à quatre termes et relations, l'état, le foetus, le médecin et la femme. Au
premier trimestre, la femme est souveraine ; au second trimestre, l'état peut requérir le corps médical pour
qu'il fasse valoir les maux possibles d'un avortement mal informé, et lui présenter des alternatives; au
troisième trimestre, les trois agents sont reconnus comme des êtres indépendants. Dans l'affaire Thornburg
v. American College of Obstetricians and Gynecologists , la Cour a cherché à simplifier le schéma relationnel
de Roe. L'enjeu direct de la décision était de savoir si un état pouvait requérir dans les établissements de
santé une expertise médicale sur les risques effectifs de la grossesse, la présence d'un second médecin pour
la confirmer, et l'accès aux informations sur toutes les alternatives à l'avortement. Le juge Blackmun a
considéré que ces dispositions relevaient de « l'acharnement » en ce qu'elles faisaient surgir le spectre d'une
« exposition publique » du choix de la femme 212. Car l'exigence de l'échange d'informations et l'intention de
procéder à un dialogue obligatoire était à ses yeux « l'antithèse du consentement informé. »213

210
Roe v. Wade , 40 U.S., 163.
211
HITTINGER, R., LA, op.cit., p.464.
212
476 U.S 747, 763 (1986), cité in HITTINGER, R., LA, op.cit., p.464
213
Id, 764.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 139
L'objection de Hittinger s'ensuit immédiatement :

En quoi un « dialogue structuré » par la loi devrait-il représenter l'antithèse du consentement informé ? La contestation
par l'état d'un avortement sur demande n'aurait pas rendu impossible le recours légal à l'avortement. […] Les
dispositions de Thornburg ne créaient pas non plus de nouveaux droits du foetus en concurrence avec la revendication
de liberté de la femme. Ce qui est en jeu est la question plus fondamentale de la représentation de la liberté de
l'individu au regard de ses relations sociales. Sur la question de l'avortement, la Cour a résisté avec persistance à
toute tentative visant à « épaissir » la trame sociale dans laquelle se trouve l'individu. Même quand la Cour a restreint
l'accès aux avortements non-thérapeutiques […], il s'agissait du même processus d'amincissement visant à rendre
l'acte socialement aussi simple que possible. En réalité, la trame sociale est épaisse ; elle comprend des époux, des
parents, des foetus, des employeurs, des médecins, des compagnies d'assurance et la communauté au sens large. Le
problème, cependant, est que notre loi ne reconnaît pas formellement ces relations comme parties prenantes, encore
moins comme déterminations de la liberté individuelle revendiquée par le droit à la vie privée. Ou, pour être plus exact,
les relations sociales ne sont reconnues qu'en tant qu'inhibitrices du choix individuel lorsqu'elles forcent l'individu à
s'accommoder de relations, de rôles et de responsabilités qu'il n'a pas entièrement posés par l'acte d'une décision
individuelle. »214

Cette série d'arrêts manifeste clairement l'idée du droit de l'autonomie comme droit de se déterminer
indépendamment d'un contexte social. L'individu dispose du droit de s'engager volontairement ou de se
désengager de ses dépendances vis-à-vis d'autrui. Cette faculté de désengagement se voit même érigée en
principe de reconnaissance de l'humanité, en dépit de ce que Hittinger n'hésite pas à appeler la réalité sociale.
Ni la propriété du corps, ni la parole du médecin, ni en l'occurrence la religion, conclut-il, «  n'avaient été aussi
isolées du monde social ordinaire que dans le droit privé sur les questions d'avortement. 215

Conclusion du chapitre I
Le droit naturel sans politique

De toute évidence, l'objection que Hittinger adresse aux juges constitutionnels a pour but de
manifester la nécessité de la discrimination des « traits essentiels » de la nature humaine et de ses
revendications périphériques. « Le droit de l'autonomie », écrit-il dans « Liberalism », est plus « absolu et
résistant aux lois positives qu'aucun autre droit à la propriété et la liberté contractuelle durant l'ère
Lochner. »216
La stratégie minimaliste de la Cour Suprême se structure autour de deux pôles de dépolitisation des
droits naturels. Sur le plan juridique, le phénomène de dépolitisation du processus de décision renvoie à la
mise en scène d'une autorité qui parlerait directement au nom des droits, sans la médiation d'une
interprétation des droits fondamentaux et de leur ordre de priorité. Sur le plan anthropologique, la liberté qu'il
s'agit de défendre est d'autant moins spontanément sociale qu'elle s'adresse à une conscience dont l'autorité
214
HITTINGER, R., LA, op.cit., p.464.
215
Id., p.465.
216
Ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 140
précède toute relation sociale.

Pourtant, Hittinger n'entend pas discréditer le libéralisme en tant que tel, ni même la notion
d'autonomie politique. Ce trait le distingue fondamentalement de MacIntyre. Il attaque une conception
particulière de l'autonomie, liée à une doctrine compréhensive de ce qui doit être valorisé en l'homme, à savoir
sa capacité d'être le principe de ses propres normes. Mais en quoi cette autonomie « romantique » se
distingue-t-elle de l'idéal d'autonomie politique ?

Alors que le soi autonome valorise l'indépendance, l'autonomie politique, selon Hittinger, favorise la
participation de l'individu aux institutions sociales et politiques. La différence entre l'autonomie qu'il qualifie de
romantique et l'autonomie politique peut fonder, par exemple, deux interprétations opposées du premier
amendement de la Constitution américaine. Le premier amendement assurant la liberté de religion était
compris par les fondateurs de la Constitution américaine comme l'interdiction pour le gouvernement de
promouvoir une religion particulière. Mais cet accent sur la liberté religieuse (autonomie politique) était
l'expression d'un accord sur le fait que tout citoyen américain a les devoirs religieux qui sont ceux de
l'humanité ou, du moins, est habité par une vocation spirituelle qu'il convient de protéger en particulier. A
l'inverse du libéralisme contemporain, les pères du libéralisme américain ne concevaient donc pas les limites
de la loi et de la puissance publique comme une abstraction de toute morale religieuse, mais plutôt comme le
corollaire de cet accord sur l'importance de la religion dans la vie des citoyens américains, et la nécessité de
garantir l'authenticité du choix d'une religion. L'autonomie politique de la religion n'était que le moyen de
laisser l'individu participer librement à l'institution sociale de la religion, dont la valeur était publiquement
reconnue. Par opposition l'autonomie telle qu'elle est définie par les lois naturelles minimales ne défendrait la
liberté de religion que comme l'une des facettes de la libre création de soi.

La hiérarchie des libertés implicite dans le premier amendement pose une distinction entre les
aspects « essentiels » du soi et les aspects superficiels. Ce constat amène Hittinger à récuser que l'on puisse
ramener le libéralisme, comme le font MacIntyre et Rawls, à la logique des lois minimales. S'en tenir à l'idée
d'un simple développement du projet individualiste moderne reviendrait à négliger la rupture qui sépare le droit
naturel des pères de la Constitution et de la Déclaration américaine de celui de la Cour Suprême actuelle. En
dépit des formulations indubitablement « modernes » de R. Sherman, les théories et usages du droit naturel
en contexte américain impliquaient la référence à un Dieu législateur, aux traditions américaines, et aux
institutions légales et politiques particulières des États. Corrélativement, la Cour Suprême s'autorisait rarement
à défaire les lois en raison de leur contenu.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 141
Cette triple articulation marque l'opposition du libéralisme des pères de la Constitution aux usages
contemporains de la loi naturelle selon Hittinger. L'auteur du premier traité sur la loi naturelle dans les colonies
britanniques nous en offre l'exemple. John Wise est connu essentiellement pour sa lutte locale contre le
gouverneur royal, Sir Edmund Andros, dans le Massachusetts et comme premier opposant à la «  taxation
sans représentation ». De façon caractéristique, John Wise est également l'auteur de The Churches Quarrel
Espoused (1710) dans lequel ce dernier tente d'empêcher en 1705, au nom du droit d'autodétermination
ecclésial et du devoir naturel de piété, l'imposition d'un gouvernement synodal aux églises congressionalistes
par les presbytériens menés par Cotton Mather. Il y défend l'idée que la «  droite raison » est l'interprète de la
tradition ecclésiale ainsi que de « l'Esprit Anglais », n'hésitant donc pas à lier sa cause aux principes de la
raison comme de la tradition. « Si ces églises [congressionalistes et presbytériennes ] sont constituées par
l'écriture ou la Constitution, oui ou non, cela n'est pas notre question, mais relevant de la tradition et de la
Constitution, telles qu'elles se trouvent à présent, et ont toujours été... »217, commente-t-il, la forme particulière
de gouvernement doit être comprise comme une partie de « l'esprit » de la nation.
La conclusion à laquelle veut en venir Hittinger apparaît clairement :

Wise est caractéristique de l'usage américain primitif de la loi naturelle, en ceci que les Américains la percevaient de
façon stéréoscopique ; d'une part, la raison peut appréhender les principes naturels de justice; d'autre part, la raison
est institutionnellement et historiquement contextualisée – son terminus a quo et son terminus ad quem sont les
institutions reconnaissables dans lesquelles les principes sont incarnés. La proposition épistémologique [la raison peut
appréhender les principes naturels de justice] concerne la capacité des individus à faire des jugements concernant la
justice en accord avec la droite raison ; la substance des jugements, cependant, ne porte pas tant sur les individus que
sur la façon dont ils participent aux institutions. […] Pour Madison, l'existence de droits naturels et la vision politique
des institutions biens formées allaient main dans la main. Les droits naturels impliquaient l'imposition de certaines
limites au gouvernement, ce qui signifie, pour Madison, que des institutions politiques bien formées reconnaissent ces
droits. Reconnaître l'un, c'est reconnaître l'autre. 218

La démonstration pourrait être menée sur nombre d'autres auteurs, comme Jefferson. « L'attrait de la loi
naturelle » que Hart attribuait au fait que l'esprit individuel n'y fait plus appel qu'à ses normes intérieures ne
s'exerçait pas sur les jusnaturalistes américains du XVIII e principalement comme correctif des institutions
politiques. La liberté qu'il s'agissait de protéger était une liberté de participation à l'ordre politique, déterminant
à la fois un point de départ et une finalité différents des lois naturelles minimales. Le politique pouvait se
percevoir comme interprète du droit naturel et se réserver le droit d'ordonner les libertés individuelles en vue
de cette participation à l'œuvre politique commune. Le droit naturel ne déterminait pas alors une zone libre de
toute autorité mais fondait l'autorité du législateur.

Selon Hittinger, Madison, Jefferson et Hamilton se trouvaient en accord avec l'opinion jusnaturaliste
classique, qui pose le législateur comme seul interprète légitime de la justice naturelle. L'argument thomiste

217
WISE, J., The Churches Quarrel Espoused, 44, 47-48 ( prem. éd. 1713), cité in HITTINGER, R., LA, op.cit., p.447.
218
HITTINGER, R. LA, op.cit., p.448.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 142
est que seul le législateur peut considérer les cas dans leur généralité et susciter la délibération politique 219.
En dépit des formulations souvent lockéennes du droit naturel qu'on trouve chez les fondateur du libéralisme
américain, celui-ci n'était donc pas défini indépendamment de toute autorité positive, comme un idéal critique
qui devait permettre d'évaluer l'autorité des lois positives. La conviction qu'il existe une mesure de la justice
antécédente et ordonnant la loi positive était liée à celle selon laquelle le législateur est le seul responsable de
l'harmonie de la loi positive et de la loi naturelle.
L'argument de Thomas selon lequel seul le législateur peut envisager les cas dans leur généralité et
procéder à une véritable délibération n'est pas très loin de l'opinion qu'exprime Madison dans le Federalist.
Loin que la détermination politique de la loi naturelle soit perçue par lui comme une limite des libertés
individuelles, Madison explique qu'il faut préférer à l'incorporation de la Déclaration dans la Constitution la
claire distribution des pouvoirs220. Selon Hittinger, « cela ne signifie pas que les pouvoirs judiciaires et
exécutifs n'ont aucune part au droit naturel. Cela signifie plutôt que, de toute évidence, la loi se lie ou se délie
de la loi naturelle dans l'acte de légiférer. »221 Ceux-ci n'auraient certainement par perçu, comme le juge
Brennan dans Michael H. Le simple fait de défendre des « intérêts protégés par des pratiques historiques »
[l'institution du mariage] comme une atteinte aux droits individuels. La défense des droits sur le fondement
d'institutions reconnues et la défense de la liberté des individus n'étaient pas, pour Wise et Madison, des
« propositions exclusives »222

Aussi, si Hittinger récuse les stratégies minimalistes qui caractérisent le droit et la pensée
contemporaine, c'est en rappelant qu'elles n'ont pas constitué l'unique modalité du libéralisme. Libérer le sujet
de droit pour l'amener à réaliser librement ses capacités sociales et politiques, ou le libérer pour lui laisser son
« droit d'être laissé seul » sont les deux pôles que peut rejoindre le thème ambivalent de l'autonomie. La
première option ménage la possibilité du langage des fins et de la vérité, quand la seconde s'y refuse par
principe. Le référent du juge constitutionnel, dans ce dernier cas ne peut être que le droit absolu de voir
défendre, comme l'explique Brennan, ses « propres idiosyncrasies ». Elle ne se fonde que sur l'idéal de
l'autonomie et les pressions exercées par les sujets de droit. Dans le second cas, l'autorité du droit naturel, est
une autorité polycentrique, fondée sur la conscience du juge, les traditions reconnues et la loi écrite, plutôt que
sur la rhétorique de l'autodétermination. Ces sources plurielles, conclut Hittinger, se renforcent les unes les
autres si la liberté qu'il s'agit de protéger est celle de l'animal social plutôt que de l'état de nature.
Chapitre II

219
HITTINGER, FG, op.cit., p.119.
220
« In the compound republic of America, the power surrendered by the people is first divided between two distinct
governments.... Hence a double security arises to the rights of the people.  », cité in HITTINGER, R., « Natural Rights and the
limits of constitutonal law », First Things, Notre Dame, 24, 2006, p.13.
221
Ibid.
222
HITTINGER, R. LA, op.cit.,p.449.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 143
La raison du libéralisme : le perfectionnisme prudentiel

Il s'en faut de beaucoup aux yeux de Hittinger pour que le libéralisme s'oppose frontalement à la
politique perfectionniste. La loi naturelle du XVIII e siècle américain illustre la possibilité d'un perfectionnisme
limité dans une société déjà traversée d'une pluralité religieuse. Ce perfectionnisme limité se traduit par une
approche intellectuelle et pratique de la loi naturelle comme fondation et non comme limite du politique,
débarrassée des accents anti-religieux des lois naturelles minimales et de la jurisprudence constitutionnelle
contemporaine. Les désaccords religieux n'empêchaient pas un certain consensus sur le devoir naturel
religieux que l'État devait protéger, sur l'idée de famille comme socle de la société, ou certaines
compréhensions du mérite. Cette loi naturelle n'était pas non plus « un tranche-débat [debate-stoping] pour
ceux qui n'avaient rien d'autres en commun. »223
Pour cette raison, Hittinger n'hésite pas à qualifier la loi naturelle des pères de la Constitution et des
pionniers de l'indépendance américaine comme une loi pré-moderne, en ce sens qu'elle continue de percevoir
la liberté naturelle dans le contexte d'institutions qui ne sont pas de simples médias neutres et régulateurs
d'une liberté pré-politique, destinés à être corrigés lorsqu'ils donnent un contenu trop déterminé sur le plan
moral aux lois politiques.

Cette conscience historique de l'intention originelle du libéralisme – accomplir la liberté de la foi plutôt
que la ranger au nombre des simples préférences – empêche de concevoir comme Rawls et MacIntyre la
société du « pluralisme raisonnable » où tous s'accordent sur le désaccord comme l'accomplissement du
projet moderne. L'avènement des lois naturelles minimales dans l'espace juridique a, en ce sens, appauvri la
liberté des Modernes. Il en est de même pour l'organe judiciaire sur lequel repose désormais toute la charge
d'interpréter le droit naturel. Le juge Frankfurter avait saisi l'ambition de la loi naturelle des pères de la
Constitution lorsqu'il proposait les quatre critères suivants pour juger de la justice d'une loi :

Premièrement, les propositions concernant le droit naturel requièrent que l'on donne l'articulation qui permet de juger
quelles sont les actions qui sont plus ou moins essentielles à la personne humaine. […] Deuxièmement, les
propositions doivent être confrontées à la Constitution écrite. Contredit-elle explicitement la Constitution ? Si c'est le
cas, la loi naturelle n'est pas utilisée pour interpréter mais pour reconstruire la Constitution. Troisièmement, la
proposition doit être relue à la lumière des précédents judiciaires. Quatrièmement, la proposition doit pouvoir être
compatible avec la tradition et la conscience des gens. Pour reprendre la formule de Frankfurt, « elle devrait s'accorder
à ce que des hommes sensibles sensés font tous les jours ».224

Aussi, le IXe amendement qui autorise l'appel à des principes non écrits incarnerait mieux le «  juste selon la

223
Id., p.446.
224
Id., p.498.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 144
nature » des Anciens et la liberté politique telle que la comprenait les pères de la Constitution s'il était appliqué
à l'aune de ces quatre critères.

Cependant, de l'aveu de Hittinger, les libéraux du début du XIX e siècle disposaient encore de
« ressources morales » qui se sont taries depuis. Sur l'affaire Griswold, notamment, Hittinger note qu'elle
s'accordait à « ce que les hommes sensibles sensés font tous les jours », bien qu'elle ait inutilement brisé les
ressort de la délibération politique. L'unité morale de l'Amérique contemporaine est trop faible pour qu'on
puisse considérer les « droits du sens commun » comme une véritable source de normativité au-delà du désir
universel d'autonomie. L'aspect protéiforme des usages contemporains de la loi naturelle en témoigne. Les
américains, rappelle Hittinger, ont toujours invoqué la loi naturelle pour défendre ce qu'ils valorisaient le plus.
Pourquoi serait-ce différent aujourd'hui ? 225

Le problème est que cette valorisation ne permet pas de répondre à ses propres exigences. Entre
plusieurs libertés concurrentes, il faut choisir. Mais, si le quatrième critère évoqué ne permet plus d'indexer la
logique juridique sur « l'essence de la liberté bien ordonnée », comment ne pas conclure que l'exercice du
droit est impossible ? Le perfectionnisme de Hittinger, même s'il est articulé au premier projet moderne et à sa
valorisation de la liberté individuelle, n'en est pas moins incompatible avec le pluralisme de la société
contemporaine. Il semble donc que l'on retombe sur les apories déjà évoquées, et que la critique de Hittinger
ne détermine aucune direction de pensée politique concurrente des lois naturelles minimales. Hittinger leur
reproche de définir le droit naturel comme immunité vis-à-vis de la loi positive, et suggère que le premier
libéralisme américain reposait sur une définition participative et politique de la liberté. Mais la loi naturelle
classique est-elle encore en position d'assumer sa vocation politique ? Permet-elle davantage de penser le
droit positif ? Les difficultés des lois naturelles minimales ne sont-elles pas également les siennes ?

Par-ailleurs, l'exemple de l'affaire Griswold relativise la portée de la démonstration de Hittinger. Si


l'affaire Michael H. appelle bien un arbitrage proche du jugement de Salomon, on ne peut en dire autant du
cas Griswold, car il n'engage pas de conflit de libertés individuelles. Seul le rapport de l'individu à l'État est en
cause. Qu'est-ce qui empêcherait, dans ce type de cas, d'adopter le principe de neutralité des normes
publiques ?

III.2.1 Political, not metaphysical : l'objet de la philosophie politique


225
Id., p.495.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 145
Il serait difficile de rendre compte de la portée politique de la critique de la neutralité libérale par
Hittinger sans la situer par rapport à un autre type de critique de cette neutralité. L'un des arguments
classiques contre l'idée de neutralité des droits fondamentaux, ou, dans le vocabulaire de Hittinger, contre les
lois naturelles minimales, est de nature purement logique. Définir la dignité en termes d'autonomie, tenter de
structurer l'édifice juridique et politique autour de ces droits revient à défendre un certain type de liberté issu
du projet des Lumières, déterminant un projet social et politique de type individualiste.
Si les normes publiques en régime libéral sont entièrement vouées à la défense d'un certain type de
liberté, celles-ci ne placent-elles pas au fondement de la cité la métaphysique et la morale qui s'est avérée
causa belli ?

Ce point a souvent été souligné chez les jusnaturalistes 226, qui dénoncent la métaphysique de
l'homme masquée par l'apparente neutralité du libéralisme. Ils ont été rejoints sur ce point par la critique
communautarienne de la Théorie de la justice de Rawls engagée par Michael Sandel dans Le libéralisme et
les limites de la justice (1982). Sandel se demande notamment « si la métaphysique de Kant est un simple
arrière-plan dont on pourrait se détacher, ou si elle est l'inévitable présupposition de l'aspiration morale et
politique que Kant et Rawls partagent ». Dès lors, ajoute-t-il, la question de savoir « si Rawls peut adopter une
politique libérale sans embarras métaphysique est l'un des principaux problèmes posés par la conception de
Rawls. »227 Charles Taylor n'est pas très éloigné de cette ligne critique lorsqu'il reproche à la théorie libérale
de chercher inutilement à éviter toute question ontologique, qui selon lui, reste cruciale pour le libéralisme 228.
MacIntyre, comme nous l'avons vu s'intègre parfaitement dans ce courant critique, bien qu'il se distingue de
Sandel et Taylor son refus d'une véritable politique communautarienne et sa défense de la loi naturelle.

De la possibilité de s'extraire de ces embarras métaphysiques dépendrait l'ambition libérale de fonder


la coexistence des libertés sur des fondements recevables par tous, en limitant les référents cognitifs des
normes publiques à leurs éléments incontestables. Pour être tels, ces éléments devraient être dégagés de
toute allégeance à quelque figure particulière de la liberté morale que ce soit – tel est le fondement de
l'objection classique et communautarienne au libéralisme. Or la liberté négative des libéraux n'a jamais cessé
de susciter les oppositions les plus frontales, que ce soit sur le fondement d'une métaphysique aristotélicienne
et chrétienne dans laquelle la liberté est une participation à un ordre positif qui porte l'homme à son
accomplissement, depuis la critique historiciste ou la réflexion contemporaine et phénoménologique sur

226
Voir VILLEY, M., La formation de la pensée juridique moderne, P.U.F., « Quadrige », 1986.
227
SANDEL, M., Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1982, p. 14.
228
TAYLOR, C., Sources of the Self, op.cit. pp. 3-107.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 146
« l'hétéronomie fondatrice »229. Une critique similaire a d'ailleurs été formulée dans le camp libéral, notamment
par Hart et Joseph Raz, bien qu'elle soit orientée vers des conclusions normatives opposées. Herbert Hart
dans son article « Rawls on Liberty and Its Priority »230a lui-même interrogé les fondements de la valorisation
rawlsienne de la liberté, suspectant qu'on puisse lui donner une telle place sans adopter une théorie
extrêmement compréhensive de l'agir humain.

Hittinger semble s'intégrer parfaitement à ce courant critique. On trouve en effet chez lui une critique
similaire de l'idée que les droits fondamentaux seraient libres de toute assertion ontologique, chez Rawls
notamment, et que cette ontologie puisse se définir indépendamment des traditions et de la conception
compréhensive du rôle de la communauté. De même pourrait-on montrer, toujours selon Hittinger, que les
droits à la liberté et à l'égalité ne sont pas le fruit de la réflexion d'un soi universalisant ses principes sous le
voile d'ignorance, mais bien les réflexions d'un s oi situé, dont la représentation de la dignité ne dérive
d'aucune maxime universelle. A l'instar de MacIntyre, Hittinger entend bien dévoiler les «  présupposés »
métaphysiques, et la difficulté que cette liberté métaphysique porte en elle.

Mais si Hittinger se fait l'écho de cette critique lorsqu'il traite les fondements philosophiques des « lois
naturelle minimales »231 (essentiellement dans « varieties  ») cette objection disparaît lorsqu'il entreprend de
faire l'histoire de l'usage juridique et politique de la loi naturelle aux États-Unis, et en propose une évaluation
critique dans « Liberalism  ». Pourquoi la critique métaphysique du libéralisme disparaît-elle lorsque Hittinger
cherche à rassembler ses objections les plus fondamentales contre les lois minimales ?

Il en donne la raison dans son commentaire et ses réponses au Libéralisme politique de Rawls. C'est
notamment dans cet ouvrage qu'il approfondit la notion de perfectionnisme libéral. La particularité de sa
position au sein de la tradition jusnaturaliste réside dans le fait qu'il semble prendre au sérieux la possibilité
d'un libéralisme authentiquement politique, c'est-à-dire orienté vers la conciliation de libertés antagonistes, par
opposition à un libéralisme qui ferait la promotion de doctrines compréhensives de la liberté comme
autonomie éthique.

L'objet du libéralisme politique : l'accord et la stabilité


La distinction apparaît plus clairement en suivant de plus près la réponse de Hittinger à Rawls.
Hittinger sait gré à Rawls, principale cible de la critique communautarienne et jusnaturaliste classique, d'avoir
reconnu l'historicité des droits en question ainsi que leur ancrage dans la société libérale dans son

229
Emmanuel Levinas en est sans doute l'exemple le plus frappant.
230
HART, H., « Rawls on Liberty and Its Priority »,University of Chicago Law Review, 40, printemps 1973, pp.551-5.
231
HITTINGER, R., VML, op.cit., p.152 ; LA, op.cit., pp. 496-497.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 147
Libéralisme Politique. Le contenu des droits est plus explicitement reconnu comme historique et dépendant de
l'acceptation globale des institutions libérales au sein des sociétés démocratiques. Rawls y explique que sa
Théorie de la justice n'avait pas réussi à distinguer une « doctrine morale de la justice » et « une stricte
conception de la justice »232. Comme celle de Dworkin, sa théorie de la justice reste relativement «  mince »
comparée aux doctrines classiques de Platon et Aristote, ou à l'idéalisme de Hegel. Il reconnaît néanmoins
que les contraintes épistémiques encadrant la délibération publique n'étaient pas assez différenciée de
critères perfectionnistes, liés à une certaine conception de la liberté et de la raison morale. Les institutions
politiques doivent permettre de déterminer un consensus par recoupement entre toutes des doctrines dites
raisonnables et antagonistes entre elles. Il lui reste à prouver, souligne Hittinger, que l'on peut parvenir aux
conclusions de la TJ à partir d'un point de vue non kantien.

Le changement opéré dans Libéralisme Politique est donc double, bien que la question de fond reste
la même. C'est cette question qui distingue l'objet politique par excellence : quels sont les termes équitables
d'une coopération sociale entre citoyens libres et égaux ? Dans LP les deux principes de justice retenus
restent identiques à ceux retenus dans TJ233. Mais désormais Rawls n'adresse cette question plus uniquement
à un sujet pratique capable d'universalisation et détaché de toute contingence mais au citoyen marqué par le
contexte politique d'une société libérale. Cette société n'est pas seulement marquée par un simple pluralisme
de fait. Elle est également marquée par des siècles de politique libérale qui ont, en retour, informé les
doctrines compréhensives du bien. Rawls veut également signifier par là que «  la diversité de doctrines
compréhensives raisonnables que l'on trouve dans les sociétés démocratiques modernes n'est pas une
condition purement historique qui pourrait disparaître ; c'est un trait permanent de la culture publique de la
démocratie. »234 Le trait caractéristique de cette culture publique réside en ce qu'elle est composée de sujets
moraux qui ont largement entériné le principe de tolérance, et qui, de ce point de vue, adhèrent à des
doctrines compréhensives raisonnables. Ce cadre historique nous indique le cadre du consensus dont Rawls
tente de déterminer les termes, délimité par la raisonnabilité, c'est-à-dire la tolérance, des doctrines
compréhensives. La liste des biens minimaux établie par la TJ sur lesquels les contractants devaient pouvoir
s'entendre est retraduite en des termes plus historiques et politiques. Il ne s'agit plus de ce dont l'homme en
tant qu'homme a besoin, mais de ce dont ont besoin les citoyens d'une société libérale, dont le propre est
d'être marqué par le pluralisme raisonnable commenté plus haut.
232
RAWLS, J.PL, op.cit., p.XV.
233
Les citoyens placés sous le voile d'ignorance peuvent s'accorder sur deux principes : 1) Chaque personne a un droit égal à un
schème pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même schème de libertés pour
tous ; et dans ce schème, la juste valeur des libertés politiques égales, et de celles-là seulement, doit être garantie. 2) Les
inégalités sociales et économiques doivent satisfaire deux conditions :
- elles doivent être liées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions d'égalité équitable des
chances
- elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société (PL, p.30)
234
Id.,p.63.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 148
Hittinger n'évoque que rapidement la lecture rawlsienne de l'histoire du libéralisme politique, qu'il
considère d'ailleurs comme restituée de façon « plutôt vague » par ce dernier. Il nous revient donc de la
compléter.
Dans Libéralisme politique, l'idée philosophique d'un achèvement progressif du libéralisme se traduit
logiquement par un schème historique. Nous connaissons déjà ce qui vaut pour achèvement du libéralisme
aux yeux de Rawls : un espace public dans lequel règnent les conceptions purement politiques de la personne
et de la société, marqué par un pluralisme raisonnable dont les citoyens se sont fait un ethos personnel.
Chaque citoyen accepte d'être représenté par des personnes soucieuses de fonder leurs justifications
publiques sur la raison commune, qui est commune précisément en ceci qu'elle a reconnu les difficultés du
jugement et de la justification à autrui qui séparent irrémédiablement les doctrines compréhensives. Dans un
premier temps, souligne Rawls, les divisions religieuses et nationales qu'a connues l'Europe ont fait naître la
nécessité d'un modus vivendi qui provoque une déthéologisation de l'État souverain. Ce modus vivendi est
encore loin d'un authentique libéralisme, puisque son objet n'est pas moral et que, par conséquent, les
motivations pour le respecter ne le sont pas non plus. Il s'agit d'un simple rapport de force, dont le cas
paradigmatique est le traité. Dès que change le rapport de force, la « tentation de la révocation de l'édit de
Nantes » typiquement perfectionniste ressurgit, car nul ne souhaite une société composée d'être égaux et
libres sur le plan moral et religieux. Le modus vivendi a surtout trait à la nécessité de la sécurité de la paix
civile et reste encore largement étranger au langage des droits individuels.
La seconde étape marque l'émergence d'un consensus constitutionnel. La Constitution satisfait
certains principes libéraux de justice politique. A ce stade, les sujets de droit respectent la Constitution
progressivement parce qu'elle respecte ce que Hart et Rawls en l'occurrence appellent le «  contenu minimal
de la loi naturelle »235 Cette étape schématique pourrait globalement correspondre au libéralisme des pères de
la Constitution américaine. Le consensus constitutionnel doit être stable et répondre à trois exigences . D'une
part, « étant donné le fait du pluralisme raisonnable […] les principes libéraux satisfont à la nécessité politique
urgente de fixer, une fois pour toutes, le contenu des libertés et des droits de base et de leur assigner une
priorité particulière. »236 D'autre part, les procédures politiques doivent être accessibles et relativement
simples, et, ainsi, garantir l'essentiel des droits politiques 237. Enfin, les institutions politiques doivent développer
les « vertus coopératives de la vie politique » nécessaires à leur maintien, à savoir « la vertu de modération et
le sens de l'équité » et « un esprit de compromis »238.
La troisième étape est marquée en premier lieu par l'approfondissement de ces vertus, en second lieu

235
Id., p.202.
236
Id., p.203.
237
Ibid.
238
Id., p.204.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 149
par l'extension conséquente des droits qui s'ensuit. Les groupes politiques ayant du apprendre à universaliser
leurs justifications pour parvenir à un large consensus démocratique, le débat démocratique a permis
l'intériorisation des conceptions politiques de la personne et de la société, quand l'habitude de la révision
juridictionnelle [judicial review] a rendu nécessaire que soit développée au sein de la Cour Suprême une
conception authentiquement politique de la justice. Par conséquent, la justice libérale ne s'applique plus
simplement aux droits politiques et le principe d'autonomie morale et politique s'étend à toute la sphère
législative, de sorte qu'aucune restriction des libertés dictée par une morale qui serait compréhensive n'y est
admise.

La critique hittingerienne de la jurisprudence de la Cour nous indique d'emblée à quel point cette
perception de l'histoire du libéralisme s'y oppose. Tout d'abord, Hittinger récuse l'idée que les stratégies
minimales marquant la culture du « pluralisme raisonnable » soient définies comme l'achèvement de l'intention
originelle du libéralisme, car l'extension des droits n'a rien d'une évolution harmonieuse. Elle est toujours en
avance ou en retard, trop exclusive ou trop inclusive, et surtout, elle ne peut accumuler les droits sans les
projeter les uns contre les autres. Ensuite, Hittinger perçoit dans cette grille de lecture une véritable théorie
morale qui ne dit pas son nom. Car le pluralisme raisonnable dont Rawls estime par ailleurs qu'il est le socle
du libéralisme politique y est présenté en quelque sorte comme la cause finale de toute l'histoire libérale. Sa
conception des difficultés du jugement s'autorise donc de l'expérience historique. Mais qu'est-ce qui
permettrait de faire ainsi du fait pluraliste une norme pour la pensée ? L'argument ne présuppose-t-il pas ce
qu'il doit montrer, à savoir que le pluralisme est intrinsèquement raisonnable ?

Laissons cette question en suspens pour l'instant. Ce changement d'arrière-plan de la problématique


amène une seconde modification. Pour être un authentique pluralisme raisonnable, selon les critères de la
justice politique, ce pluralisme doit s'étendre à toutes les doctrines compréhensives capables d'appréhender
les difficultés du jugement et leurs conséquences normatives. Dans la Théorie, Rawls estime n'avoir pas
suffisamment insisté sur la différence entre un libéralisme compréhensif - c'est-à-dire un libéralisme au service
d'une éthique individualiste particulière - et avoir sous-déterminé l'idée que les doctrines raisonnables puissent
être raisonnables et incompatibles239. D'où la nécessité de conquérir une zone de neutralité dans l'élaboration
des normes publiques vis-à-vis du « projet des lumières », dont Rawls peut justement évacuer la question de
son existence parce qu'il identifie un projet libéral distinct, opposant le libéralisme «  compréhensif » au
libéralisme purement politique. Le point commun entre le libéralisme compréhensif et le libéralisme politique
consiste en ce qu'ils prennent tous les deux position systématiquement pour la troisième alternative de la série
de propositions suivantes, qui détermine justement l'opposition à la loi naturelle classique selon Rawls.

239
Id., p.4.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 150
Rappelons ce passage déjà cité :

Considérons à nouveau l'idée de coopération sociale. Comment les termes équitables de la coopération doivent-ils
être déterminés ? Doivent-ils simplement être posés par quelque autorité extérieure, distincte des personnes qui
coopèrent, par exemple de la loi de Dieu ? Ou ces termes doivent-ils être acceptés par ces personnes comme
équitables à la lumière de leur connaissance d'un ordre moral indépendant ? Ou encore, ces termes devraient-ils être
établis par un accord entre ces personnes elles-mêmes à la lumière de ce qu'elles considèrent comme leur avantage
réciproque ?240

La théorie de la justice comme équité (constructivisme politique) comme le libéralisme compréhensif


(constructivisme moral kantien) se présente « comme une forme de cette dernière idée »241. Il s'agit bien d'un
constructivisme en ce qu'ils déterminent les valeurs morales et politiques à partir de la structure égalitaire de
l'activité pratique, et non à partir d'un ordre moral préexistant. Nous avons montré que ce constructivisme ne
pouvait manquer de se fonder une loi naturelle, à la fois en tant qu'ordre dans les choses (les régularités de la
nature), et comme ordre dans l'esprit (postulat d'une loi de respect immanent à l'esprit humain). Cependant,
de façon caractéristique, le libéralisme compréhensif adhérait systématiquement à la troisième alternative
pour l'opposer aux deux premières branches, quand Rawls prétend ne pas avoir à prendre position sur
l'existence d'une loi divine ou d'un ordre moral connaissable indépendant.

Le problème que pose le libéralisme « compréhensif » de Kant, Mill ou Raz indexe de manière
problématique la possibilité d'une société libérale sur une théorie contestée de la liberté, de la société et de la
personne humaine. Rawls tente de penser un système politique dans lequel les termes de la justice doivent
être acceptés par ses membres, et ce non pas au nom d'une idée spécifique de l'autonomie métaphysique
mais du désir commun de vivre selon ses propres conceptions du bien et de respecter ce droit commun. Le
libéralisme peut-être « politique et non métaphysique » car les termes du débat sont politiques : qu'on défende
la valeur d'une liberté telle que les Anciens ou le christianisme médiéval la comprenait, ou que l'on conçoive
sa dignité morale comme une émancipation rationnelle et atemporelle, la seule chose qui soit partageable et
effectivement commune est le désir de vivre selon sa propre définition de la vie bonne.

Aussi le constructivisme politique se distingue du constructivisme moral sur quatre points.


Premièrement, il ne se prononce pas sur l'existence ou l'inexistence d'un ordre moral indépendant de l'activité
réelle ou idéale du sujet pratique. Kant oppose l'idéalisme transcendantal au réalisme moral qui, typiquement,
ferait référence à un ordre moral préexistent. Mais Rawls prétend simplement que cette question
métaphysique devient indifférente dès lors que la situation politique d'égale liberté détermine le besoin d'un
accord acceptable par tous. Deuxièmement, et par conséquent, l'idée d'une autonomie constitutive kantienne

240
Id., p.131-132.
241
Id., p.133.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 151
ne doit jouer aucun rôle particulier dans l'élaboration des normes de justice. Troisièmement, il en est de même
pour les conceptions de la personne et de la société. Enfin, quatrièmement, la différence des objectifs entraîne
une différence de portée des doctrines. L'autonomie compréhensive et son universabilité, lorsqu'elle est érigée
en critère éthique, doit servir de principe morale dans toutes les sphères de l'existence.

Par conséquent, une conception purement politique de la personne doit se contenter de définir la
liberté du citoyen. Le citoyen est libre en ce qu'il se considère et considère tout autre comme dépositaire de la
double faculté morale évoquée plus haut, et accepte que les personnes soient des « sources de
revendications valides qui s'authentifient elles-mêmes »242, indépendamment de tout étalon englobant qui leur
assignerait une place ou un rôle. De même une société bien ordonnée du point de vue du libéralisme n'est
qu'une société régulée par les principes de justice qui se distingue d'une communauté englobante et
hiérarchisée comme d'une association dont on pourrait faire et défaire le contrat en fonction de sa propre
satisfaction et que l'on évaluerait à l'aune d'une fin particulière.

Cette différenciation a des conséquences normatives et politiques déterminées. Par exemple,


explique Rawls, il importe peu pour le libéralisme politique que l'idéal de tolérance confessionnelle soit fondé,
comme dans la Lettre sur la Tolérance (1690) de Locke sur l'exigence religieuse d'un acte de foi posé
sincèrement, sans la peur d'une sanction sociale ou politique, ou sur l'idée d'une raison non métaphysique et
antithéologique. La seule exigence indissociablement théorique et pratique du libéralisme politique est la
reconnaissance du fait que le débat public, ou la raison publique, ne peut régler précisément le type de débat
que les jusnaturalistes classiques plaçaient au cœur de la cité 243. Par conséquent, la restriction épistémique
des justifications destinées à l'espace public y est sans doute moins importante que la reconnaissance d'une
tolérance commune. Bien que Rawls n'insiste pas sur ce point, on perçoit par là qu'une théorie souple de la
laïcité se dégage. Un argument religieux n'est irrecevable que s'il produit un désaccord d'ordre pratique. Ainsi
la présence de groupes religieux dans l'espace public ne pose en elle-même aucun problème s'il promeut la
libéralisation de l'école au nom de l'exigence de sincérité.

Une politique authentiquement libérale se contenterait d'imposer que toutes les écoles enseignent les
principes constitutionnels, pour que les écoliers sachent que le blasphème n'est pas un délit. Mais,
contrairement aux projets libéraux-perfectionnistes, le libéralisme politique renonce à imposer une conception
de l'individu comme être créateur de ses valeurs ou de ses identités – il renonce, à apprendre aux élèves à lire
l'histoire comme l'inéluctable marche du progrès. Aucun projet d'émancipation collective par le «  savoir » et la

242
Id., p.325.
243
De façon caractéristique, Rawls range sous ce terme toutes les projets perfectionnistes, nous laissant face à une curieuse liste
de classiques : Platon, Aristote, Augustin, Thomas d'Aquin, Bentham et Mill.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 152
culture ne peut avoir cours dans un régime authentiquement libéral.

Cette correction, indispensable aux yeux de Hittinger, que Rawls présente plutôt comme une
clarification rompt heureusement avec la rhétorique formelle de la justice détachée de l'homme et du citoyen
qu'elle est censée servir. Alors que nombre de critiques ont perçu ce revirement de Rawls comme l'abandon
de l'idée centrale de justice (des normes détaches de toute morale particulière), l'auto-critique de Rawls est
plutôt désignée par Hittinger dans « Liberalism and the american natural law tradition  »244 et « John Rawl's
Political Liberalism »245 comme un progrès dans la compréhension de l'aspect spécifiquement politique du
libéralisme.

Scission de la morale et de la politique ?


Le libéralisme politique, selon Hittinger, se présente effectivement comme une réponse au problème
politique de la coexistence des libertés, et non simplement comme l'énième acte de l'argument
conventionnaliste contre les métaphysiques classiques et les morales qui lui sont liées. Il promet un
libéralisme « politique et non métaphysique »246. On reconnaît justement une authentique norme libérale à ce
qu'elle permet, écrit Rawls, la stabilité constitutionnelle d'une nation. Elle doit être acceptable par tous, en
dépit des incompatibilités de ces doctrines. Il serait donc possible d'adhérer à une norme libérale, sans heurter
sa propre « doctrine compréhensive » et rationnelle, par activation d'un simple sens de la justice raisonnable.

Cette appréciation de l'évolution de l'argument de John Rawls révèle en creux la propre position de
Hittinger, qui tente, avec Rawls, de distinguer un motif politique et non métaphysique du libéralisme. Le point
central est qu'il en accepte la question distincte : non pas seulement « quelle est la vie bonne » mais « quel
est le principe qui doit nous accorder dans une société moderne  » ?

Le fait d'accepter pour Hittinger que la question de l'accord soit l'objet propre du politique peut paraître
une contradiction dans les termes. Certes, on perçoit entre les deux auteurs, une commune réhabilitation du
« premier libéralisme » au motif que ses principes permettaient de penser la stabilité de la société politique et
l'égalité approximative des sujets de droit. De même, Hittinger reconnaît dans « Varieties » que la loi naturelle
minimale des libéraux prête effectivement assez peu à controverse. En prenant pour modèle le premier
amendement de la Constitution, il a assez montré que, sur la question religieuse, l'idée d'autonomie vis-à-vis
du politique n'avait rien d'hostile à la perspective pré-moderne – en théorie. Seraient-ils en désaccord sur la
décriminalisation du blasphème ? Tout porte à penser que, si Hittinger s'y opposait, ce serait au nom de
244
HITTINGER, R., LA, op.cit., p.429.
245
HITTINGER, R.,« John Rawls, « Political Liberalism » » The Review of Metaphysics, Vol. 47, No. 3, 1994, pp. 585-602.
246
Id., p.35.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 153
l'offense à la communauté chrétienne et non de la fusion du politique et du théologique.
Mais les traditions des deux philosophes semblent irréconciliables précisément sur l'idée que la
question politique puisse se réduire à celle de la stabilité, de l'accord de sujets égaux en droit. Car, dans le
constructivisme Rawlsien, la reconnaissance de cette question distincte demande de renoncer à la première.
Laisser la question de la vie bonne pénétrer dans l'espace public empêche justement de trouver les termes
équitables d'une réponse au défi libéral. Le fait que les éléments de la loi naturelle minimale puissent être
reconnus dans le paradigme classique ne la réconcilie pas pour autant avec la tradition des Anciens. Car elle
fonde la raison politique sur les finalités de l'homme, et fait du politique l'une des fins les plus dignes de
l'homme. Hittinger ne peut prétendre présenter la tradition classique dans un monde « post-moderne » en
acceptant d'effacer la question des finalités de l'espace public ; le « vivre-ensemble » politique ne peut être un
objet séparé de la morale. Si la philosophie classique peut prendre pour finalité ultime l'accord et la stabilité
dont Rawls dit qu'il constitue la spécificité du libéralisme politique, ce ne peut être qu'en renonçant à la
première si la tradition de la loi naturelle doit rester elle-même. Mais comment l'ambition de trouver un principe
d'accord peut-elle être maintenue sans abandonner la question du meilleur régime ?

Il convient donc de demander à nouveau comment le jusnaturalisme classique peut rendre raison du
libéralisme sans renoncer à lui-même . Cette interrogation se subdivise en deux parties. D'une part, comment
Hittinger peut-il partager la critique métaphysique du libéralisme menée par MacIntyre et reconnaître
l'autonomie du problème politique ? Reconnaître l'autonomie du problème politique, n'est-ce pas revenir sur sa
propre critique des lois minimales ?
D'autre part, cette reconnaissance de la spécificité du problème politique du libéralisme, qui semble
manquer à MacIntyre, peut-elle rendre au perfectionnisme sa dimension politique ? Plus précisément, est ici
en jeu la possibilité de saisir un objet spécifiquement politique de la sagesse lorsque la connaissance politique
est conçue comme connaissance morale, et l'art politique, comme art d'amener par la loi les citoyens au bien
personnel et commun.

III.2.2 Les deux limites de l'anti-perfectionnisme : réponse au Libéralisme Politique de John


Rawls

Il nous faut aller plus avant dans la réponse de Hittinger au Libéralisme Politique de Rawls pour
parvenir à saisir en quoi le jusnaturalisme classique peut servir la compréhension du défi pluraliste politique
imposant que la question de l'accord soit comprise comme objet spécifique de la philosophie politique
contemporaine. Hittinger y conteste principalement les deux thèses suivantes :

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 154
(a) Le contexte de la société libérale requiert que soit abandonnée toute norme de justice de nature
perfectionniste si cette norme doit être acceptable par tous.
(b) Dès qu'est effectivement impossible l'accord sur un standard de morale perfectionniste, la
compréhension classique de la politique est incapable de trouver aucun principe d'unité politique ; elle est
nécessairement idéaliste et dangereuse (1b), ou alors, comme simple modus vivendi qui ne distingue pas d'un
simple rapport de force et ne fait appel à aucun principe moral (2b).

Cette double association permet à Rawls d'inclure toute la tradition jusnaturaliste classique dans la
liste des théories « déraisonnables ». En dépit de la volonté d'appliquer à la philosophie elle-même la
tolérance que requiert la raison commune et politique 247, la refonte proposée par le Libéralime Politique n'a
fait que fonder sur des arguments plus explicitement politiques le même antiperfectionniste que la Théorie de
la Justice, et en reproduit les arguments. La théorie de la justice de Rawls oppose principalement au
perfectionniste trois objections qui justifie les deux thèses évoquées ci-dessus.

Outre le fait que le perfectionnisme est imprécis et incapable de créer aucun consensus (1), tout
perfectionnisme empêcherait l'équité de la délibération dans la position originelle en levant le voile d'ignorance
dont la fonction est d'empêcher que les contractants conçoivent des principes à leur propre avantage (2). En
d'autres termes, la hiérarchisation des activités humaines selon certains critères d'excellence introduit une
inégalité fondamentale dans les normes publiques, les unes se voyant promues au rang de morale officielle et
les autres réprimées par la loi. De surcroît, les contractants ne peuvent faire prendre à l'intérêt prospectif des
citoyens qu'ils représentent le risque d'une suppression des libertés qui empêcherait la poursuite des biens
spirituels (3).

Première limite de l'antiperfectionnisme


Hittinger reprend, pour répondre à cette triple critique de J. Rawls, la critique interne qu'adresse J.
Raz à ce dernier dans The Morality of Freedom (1986). Dans LP, Rawls spécifie que la position originelle
dessine un modèle de justice acceptable hic et nunc (I, §4) dégageant les éléments constitutionnels essentiels
; ce modèle est conçu pour s'adapter au type de société démocratique et pluraliste qui est le nôtre. Or la
conclusion que tire Rawls de cette exigence pragmatique hic et nunc excède largement celle que lui
permettrait de tirer ses prémisses. Il y a, selon Raz, un non sequitur. Du fait de la présence d'un dissensus, on
peut seulement conclure qu'une société n'est pas immédiatement apte à gérer les affaires publiques comme si
247
« Le but de la théorie est donc avant tout pratique ; elle est présente comme une conception de la justice que les citoyens
peuvent partager et qui peut être la base d'un accord politique volontaire, informé et raisonné. Elle exprime leur raison politique,
publique et commune. Mais pour atteindre une telle raison commune, la conception de la justice devrait être, dans la mesure du
possible, indépendante des doctrines en conflit auxquelles les citoyens adhèrent. Dans la formulation d'une telle conception, le
libéralisme politique applique le principe de tolérance à la philosophie elle-même. » RAWLS, J., LP, p.34.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 155
cette société adhérait à un standard commun. On ne peut conclure qu'une société perpétue l'injustice si elle
développe des institutions plus apte à la poursuite du bien commun, comme s'il s'agissait d'un principe général
portant sur tous les sujets. Mais si un accord de type perfectionniste émergeait, qu'est-ce qui empêcherait
alors que celui-ci soit intégré à la loi fondamentale de la Constitution, ou tout simplement jugés opératoires
dans le débat public ? Pourquoi, réplique Raz, les contractants ne devraient-ils pas admettre sous le voile
d'ignorance un devoir naturel de poursuivre l'idéal de bien commun, sous la forme, par exemple d'un
patriotisme perfectionniste ? Qu'est-ce qui en ferait un principe de justice ?

Il semble que selon Rawls les doctrines compréhensives doivent être exclues en raison du désaccord
moral conflictuel qui traverse nos sociétés. Pour cette même raison, il est tout aussi essentiel au libéralisme
politique que cette exclusion du perfectionnisme ne se traduise ni par la promotion ni par le rejet du modèle
d'excellence humaine qu'elles proposent :

Étant donné que les conceptions compréhensives du bien sont en conflit, comment est-il possible de parvenir à
l'interprétation philosophique de ce qu'il faut considérer comme des revendications justifiées ? La difficulté vient de ce
que le gouvernement ne peut pas plus agir en vue de maximiser la satisfaction des préférences rationnelles des
citoyens ou de leurs besoins (comme dans l'utilitarisme), ou bien afin de promouvoir l'excellence humaine ou les
valeurs de perfection (comme dans le perfectionnisme), qu'il ne peut agir afin de promouvoir le catholicisme, le
protestantisme ou toute autre religion, quelle qu'elle soit. Aucune de ces opinions sur le sens, la valeur et la finalité de
l'existence humaine, définies par les conceptions du bien correspondantes, d'ordre religieux ou philosophique, n'est
l'objet d'une adhésion de l'ensemble des citoyens ; par conséquent, la réalisation de l'une d'entre elles à travers les
institutions donnerait à l'État un caractère sectaire. 248

On retrouve Les trois griefs évoqués précédemment. Cependant, commente Hittinger, il ne précise pas
toujours quelle raison est décisive parmi les deux suivantes : est-ce le désaccord sur les standards
perfectionnistes eux-mêmes (1), les théories compréhensives qui, comme l'écrit Rawls, « spécifient » ces
standards (1bis) ou les effets probables de la référence à ces standards perfectionnistes (2) qui nécessitent
l'exclusion des raisons compréhensives hors du domaine des « revendications justifiées » ? C'est la troisième
raison qui est avancée dans PL, lorsque Rawls explique que toute valeur issue d'une version communautaire
de la morale mènerait au déni systématique des libertés fondamentales et briserait inévitablement le principe
d'égale liberté .

La première critique de Hittinger vise à limiter la portée du libéralisme politique, compris comme
abstraction des morales particulières, lorsqu'il est justifié à partir de la deuxième série de raisons. En effet, si
l'on en reste aux raisons probabilistes avancées par Rawls, et au souci de stabilité institutionnelle hic et nunc,
on voit mal ce qui permettrait d'exclure toute référence à des conceptions de la vie bonne, s'il existe un large
accord sur ces conceptions. Un bref examen de la nature des lois défendues par nombre de libéraux comme

248
RAWLS, J., LP, op.cit., p.223.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 156
progrès vers la neutralité suffira à nous en convaincre. De façon caractéristique, la stratégie des lois naturelles
minimales a été utilisée pour défendre un droit à l'autonomie corporelle en matière de mœurs depuis l'arrêt
Griswold. Mais la législation sur l'avortement ou les couples de même sexe, à propos desquels les libéraux
reprochent constamment au perfectionnistes de confondre communauté et société politique, comportent
inévitablement des éléments perfectionnistes. Comment ne pas voir que l'idée qu'il doit y avoir un statut pour
les personnes mariées, qu'il faut être deux pour éduquer un enfant, et que le mariage ne peut être polygame
relèvent de conceptions compréhensives – qui excluent la reconnaissance publique d'un certain nombre
d'éthiques sexuelles (polygamie, pédophilie, etc.) ?

La seconde raison ne peut donc justifier l'abrogation pure et simple de tout critère de justice
perfectionniste qui se prononce sur l'excellence humaine en termes de sexualité ou sur l'humanité de
l'embryon. Hittinger veut signifier par là que Rawls évacue trop vite la présence de critères perfectionnistes
partagés en plaçant systématiquement le libéralisme politique sous le signe de la pluralité absolue. La
déduction principielle de Rawls ne peut fonctionner que s'il n'existe aucun accord moral dans la société civile.
Or, nul besoin de remonter aux sociétés d'Ancien Régime et à la chrétienté médiévale pour trouver un tel
accord. La sanctuarisation récente du corps de l'enfant, indépendante de tout avis qu'il pourrait exprimer, nous
offre même l'exemple d'un consensus éthique accentué dans la société libérale. L'ambition de Hittinger est
plutôt de manifester l'aspect partial de la compréhension du libéralisme politique : soit son objectif est la
stabilité et le consensus par recoupement entre les citoyens [(2) et (3)], soit il est d'exclure toute référence aux
standards de la morale. Mais cette exclusion systématique ne peut se prévaloir du fait que les morales
compréhensives seraient trop « vagues » ou facteur de dissension, du simple fait qu'elles sont
compréhensives. Rawls aurait donc tort, si l'on suit Hittinger, de réduire par principe le référent cognitif du
débat public à ses éléments « non compréhensifs » ou, comme nous l'avons marqué, minimaux.

C'est sur le fondement de cette dichotomie qu'il peut contester l'association (a) selon laquelle le
contexte de la société libéral requiert que soit abandonnée toute norme de justice de nature perfectionniste
pour être acceptable par tous, et pour servir l'objectif de stabilité du consensus par recoupement
caractéristique du libéralisme politique de Rawls. Bien entendu, ce consensus ne concernera qu'une majorité
de citoyens. Jamais un consensus démocratique n'a été absolu, mais la stabilité d'un consensus ne requiert
pas plus qu'une très forte majorité.
Aussi la raison pour laquelle Rawls invoque la nécessité d'éviter toute assertion morale
compréhensive ne peut être la simple nécessité d'un consensus par recoupement. Plus exactement, le besoin
de stabilité et le jeu démocratique ne peuvent justifier qu'on exclut par avance la portée compréhensive d'un
tel consensus par recoupement et que l'on disqualifie comme « irraisonnable » toute idée perfectionniste si

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 157
l'ambition du libéralisme politique est de parvenir à un consensus par recoupement. Au contraire, une ambition
de neutralité absolue comprise comme une valeur politique a se ne manquerait pas de compromettre la
stabilité du régime, car il est peu probable qu'une législation autorisant l'héroïne, par exemple, permette un
consensus par recoupement effectif. Pour autant, les libertariens auront toujours raison sur ce point : rien
n'explique le maintien des lois antipolygames et pédophiles si ce n'est la croyance générale qu'il y a un âge
pour les relations sexuelles, et un nombre limité de partenaires potentiels. Hittinger ne propose pas de tableau
des points sur lesquels des critères moraux et compréhensifs sont largement partagés outre-Atlantique, mais
la trajectoire effective des sociétés libérales a plutôt consisté à condamner de façon de plus en plus croissante
les éthiques déviantes sur ces deux derniers points et laisse peu de place à quelque pluralisme que ce soit.

Seconde limite de l'antiperfectionnisme


Ce premier argument pose donc une première limite à l'antiperfectionnisme et à l'idéal de neutralité
des lois. Un argument semblable permet d'en isoler la seconde limite, en jouant sur l'ambigüité du terme de
« standard perfectionniste » utilisé par Rawls. S'agit-il d'une norme morale ou plus largement, de la théorie qui
la justifie ? Un désaccord sur les doctrines compréhensives qui donnent sens aux critères moraux
perfectionnistes peut-il réellement motiver l'abstraction totale des références à ces critères moraux ? Hittinger
souligne la nécessité de préciser ce point :

Les débats théologiques entre les catholiques et les protestants n'impliquent pas nécessairement des positions
incommensurables concernant la valeur de la religion, la valeurs d'un certain ordre de la vie de famille, ou de toute
autre vertu morale considérée comme cruciale dans une société bien ordonnée. L'histoire qui a modelé le libéralisme
est pleine d'exemples de citoyens qui soutiennent des standards perfectionnistes même en présence d'un désaccord
théorique.
Si l'on accorde à Rawls la prémisse selon laquelle le pluralisme raisonnable est un trait ordinaire, et même désirable
du libéralisme, un tel pluralisme, dans un cas donné, concerne les moyens plutôt que les fins. Des fins moralement
valorisées peuvent être poursuivies de façon différente et pourtant raisonnable. Une société pourrait s'accorder sur le
fait que le mariage monogame doit être favorisé par la loi pour des raisons perfectionnistes sans avoir à se prononcer
sur le fait que le mariage doit être sacramentel ou non-sacramentel. Pourquoi la société politique devrait-elle abdiquer,
en ce qui concerne les principes ultimes, si leurs différences concernent principalement les moyens et les modes
d'instanciation ? Pendant 150 ans le Premier Amendement a été interprété de sorte à permettre la promotion par le
gouvernement de la religion en générale, tant qu'il respectait les différences confessionnelles, et tant que les bureaux
et financements du gouvernement (avant 1947, le gouvernement des États-Unis) ne préféraient pas une dénomination
à une autre. Ce principe pourrait difficilement être qualifié d'antiperfectionniste. Il restait, cependant, prudemment
vierge de toute imposition d'une doctrine ou d'un mode d'adoration. […] L'histoire religieuse des États-Unis indique
qu'un perfectionnisme limité peut être compatible, ou même faciliter, le pluralisme raisonnable. 249

Rien n'empêche donc que le pluralisme raisonnable ne se reporte sur la question politique des moyens en cas
d'accord. Le critère d'acceptabilité par tous n'exclut pas plus les standards perfectionnistes (en cas d'accord
local) qu'il n'exclut les doctrines contestées. Comme le souligne Rawls lui-même sur la question de la
tolérance religieuse, peu importe que celle-ci soit fondée sur une exigence interne de la foi ou sur l'idée d'une

249
HITTINGER, R., JR, op.cit, p.600.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 158
autonomie kantienne, pourvu qu'elle serve le dessein de l'autonomie politique. En effet, le critère principal du
consensus par recoupement consiste en ce que ses normes sont acceptables par tous en tant que sujets
équitables. Mais reconnaître un tel critère ne détermine pas que cette acceptabilité doit être indépendante de
toute doctrine compréhensive et de toute vision globale.

De nouveau, il semble que le souci de trouver un consensus par recoupement effectif pour assurer la
stabilité politique du régime libéral ne permet pas d'éliminer toute ambition perfectionniste du discours public.
La première critique de Hittinger soulignait cette première limite ; il récuse maintenant l'idée que la simple
pluralité de doctrines compréhensives suffise à justifier qu'on exclut tout argument qui en soit issu. Le fait que
certaines pratiques sont défendues à partir de doctrines compréhensives contestées ne peut valoir en soi
comme motif de discrédit contre ces pratiques ; le seul désaccord qui peut susciter une abrogation du
perfectionnisme est d'ordre pratique. En d'autres termes, rien dans le simple «  fait pluraliste » ne permet à
Rawls de conclure qu'un désaccord d'ordre théorique, fût-il extrêmement important, puisse empêcher de
parvenir à un critère d'excellence commun concernant la vie bonne. L'importance de la famille monogame ou
de la religion offrent des exemples de l'effectivité d'un tel libéralisme perfectionniste dans l'histoire
constitutionnelle américaine. Seul un cas extrême comme la cohabitation de communautés « politiquement
allergiques » l'une à l'autre250, ou les guerres de religion européennes, permet de rejeter une doctrine
compréhensive de l'espace public indépendamment des normes morales qu'elle détermine.

Le jusnaturalisme prudentiel
Cette seconde limite ne fait que renforcer la dissociation de ce qui est posé comme équivalent par la
proposition (a). Mais qu'en est-il de la seconde association (b) ? Commençons par le premier élément de cette
association (1b). En cas de désaccord sur les critères élémentaires de la morale et de la vie bonne, la doctrine
classique du droit naturel perd toute pertinence, puisque ce sont les finalités communes des hommes qui,
dans cette doctrine, leur permettent de raisonner et de légiférer ensemble. Une disparition d'un accord sur les
finalités lui serait donc fatal. En refusant les termes neutres d'une coopération équitable, le jusnaturalisme
classique se condamne lui-même à l'état de mouvement critique, quand il n'est pas motivé par un dangereux
esprit coercitif.
Le jusnaturalisme classique de Hittinger est-il réellement un idéalisme porté par l'exigence de faire
triompher coûte que coûte les finalités qu'il perçoit comme universelles, pereat mundus ? Hittinger, comme
MacIntyre, souligne plutôt sur ce point que la nécessité d'un accord global de la société civile vis-à-vis des
morales publiques n'a rien d'une exigence spécifiquement moderne. C'est ce que requiert l'idée même du
gouvernement par la raison qui fonde la nomocratie. Cette exigence interne d'accord effectif à tout modèle

250
HITTINGER, R., JR, op.cit., p.601.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 159
perfectionniste l'empêche, selon Hittinger, d'adopter un simple point de vue idéal. Il écrit ainsi :

Si une société est divisée hic et nunc sur ses standards perfectionnistes, alors, bien entendu, toute politique fondée sur
de tels standards est irréalisable sur le plan pratique. Un aristotélicien pourrait en arriver au même jugement. Mais ce
jugement n'implique certainement pas que le perfectionnisme est nécessairement injuste, ou qu'un régime
perfectionniste doive nécessairement traiter arbitrairement ses citoyens. Pas plus que cela n'implique qu'un régime
libéral, composé de citoyens qui reconnaissent une priorité absolue à la liberté, doive être antiperfectionniste. Dès lors,
Rawls n'a raison que s'il veut signifier que, pour des raisons sociales contingentes, le discours perfectionniste, dans le
cadre de certains types d'institutions gouvernementales et dans une certaine sorte de culture politique, est susceptible
d'engendrer une plus grande division et protestation encore qui compromettent la paix et la justice requises pour la
stabilité d'un ordre politique. En tant que jugement prudentiel, cette conclusion est acceptable pour un perfectionniste
comme pour un antiperfectionniste. De surcroît, cela n'entame pas les « raisons » de ceux qui proposent de principes
perfectionnistes. Les raisons « prudentielles » qui empêchent l'application des principes perfectionnistes n'impliquent
pas que les valeurs perfectionnistes sont, en tant que telles, « apolitiques ». Si elles sont apolitiques, c'est en raison
d'un jugement prudentiel, et non du statut ontologique du principe indépendant de son application ici et maintenant. 251 

Hittinger établit ici une distinction cruciale. Puisqu'il y a une différence entre nier les raisons morales
perfectionnistes (ou idéaux) et nier qu'on puisse les appliquer ici et maintenant, il faut distinguer la nécessité
contingente de renoncer à leur réalisation de l'idée selon laquelle la justice en elle-même requiert en toutes
circonstances que les « standards perfectionnistes » soient réduits au silence dans le débat politique.

Par là, Hittinger conteste que, comme l'écrit Rawls, notre propre conception du bien «  n'est pas une
raison d'attendre que d'autres acceptent une conception de la justice qui favorise ceux qui adhèrent à cette
doctrine. »252 Rawls devrait préciser : ce n'est pas une raison politique suffisante. Si la société civile
ressemblait à celle de Las Vegas, explique Hittinger, le législateur aurait de bonnes raisons de ne pas
chercher à imposer sa conception de l'excellence humaine en matière de mariage. « Sans cet ajout, la
proposition n'aurait pas de sens. Le fait que l'on ait des raisons de croire que le mariage monogame accomplit
mieux l'homme que la polygamie est précisément la raison que l'on a pour le défendre, et pour attendre que
les autres considèrent son bon sens. »253 Mais Rawls oublie trop rapidement le thème aristotélicien de la
prudence. Un idéal moral ne contient pas en lui-même les conditions de son application dans notre monde
marqué de contingences. En termes philosophiques, Aristote est précisément le philosophe qui a tenté de
rompre avec l'intellectualisme que l'on prête parfois à Platon. Si l'action morale ou politique ne se détermine
pas par la simple contemplation du Bien et du Juste, la cité thomiste ne peut rester indifférente aux
bouleversements qui en ont fait une cité purement idéale ; non pas seulement parce qu'elle est concrètement
irréalisable dans l'Amérique contemporaine, mais parce que la paix civile est une condition indispensable de
l'unité de la cité, fût-elle amoindrie de ses finalités les plus essentielles. Il ne peut y avoir de ce point de vue
une loi naturelle et politique aveugle à l'état concret de la polis et vouée à l'expansion d'une dangereuse
discorde. Comme le souligne Hittinger, « l'ordre et la stabilité du corps politiques sont en jeu » et, avant
251
Id., p.598-599.
252
RAWLS, J.,PL, op.cit., p.49.
253
Ibid.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 160
d'inscrire un standard perfectionniste ou une doctrine compréhensive au cœur de la loi, la sagesse politique
requiert que l'on procède à une « estimation détaillée et prospective des ressources de la polis. »254

Les réflexions qui précèdent manifestent que la vérité d'une proposition morale reste une condition
nécessaire et non suffisante de sa pertinence politique dans le discours perfectionniste de Hittinger. Il ne suffit
pas qu'elle soit vraie, ni même vraie du point de vue de la raison naturelle, encore faut-il que cette loi naturelle
puisse s'autoriser du sens commun.

La loi naturelle est bien rendue apolitique puisque la politique y est définie comme participation à un
bien commun, et qu'elle se trouve confrontée à une situation où manque précisément une définition commune
du bien. Mais il faut d'emblée préciser que la prudence qui mène au renoncement à la politique
perfectionniste, est purement locale (rien ne permet de la mettre hors jeu dès la position originelle) et qu'elle
est paradoxalement politique en ce qu'elle vise la préservation de l'ordre politique.

Le pluralisme comme valeur


Rawls pourrait, à ce point de la discussion, objecter que son rejet du perfectionnisme comme principe
politique ne repose pas exclusivement sur la nécessité d'anticiper les conséquences belligènes de la
référence aux normes de la vie bonne, mais il est motivé par le pluralisme raisonnable comme valeur en lui-
même. Il est l'expression sur le plan moral et social de la liberté institutionnelle dont le libéralisme politique
dote les individus en tant que sujet de droit. De manière générale, Rawls pourrait faire valoir qu'il n'a jamais
fait appel à la seconde série de raisons de façon exclusive. Bien au contraire, il a toujours pris soin de signifier
que le pluralisme était raisonnable lorsqu'il est celui des citoyens qui, reconnaissant les «  difficultés du
jugement », renoncent à la coercition politique et, par conséquent, acceptent les termes de l'équité tels qu'ils
sont présentés dans TJ.
Le pluralisme raisonnable est donc une valeur et une finalité explicite des institutions libérales, dont
Rawls pense qu'elles sont en elles-mêmes facteur de diversité. Il est évident à la lecture de Rawls que cette
diversité est un progrès dans la mesure où elle manifeste les limites de la raison pratique. Cette position
permet de faire appel aux raisons (1) et (2) indépendamment de la troisième : le perfectionnisme doit être
exclu car il empêche la réalisation du pluralisme raisonnable, et du respect de l'égalité de tous les citoyens
dans leur volonté d'autonomie. A son tour, Rawls pourrait donc rappeler que la stabilité politique est une
raison nécessaire et non suffisante. En plus d'être stables, les normes publiques doivent être effectivement
acceptables par tous, c'est-à-dire créer les conditions du pluralisme raisonnable.

254
HITTINGER, R., JR, op.cit.,p.601.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 161
Hittinger ne semble pas considérer cette réponse probable de Rawls. Mais son ambition était bien de
montrer qu'un libéralisme qui se soucie effectivement de stabilité et cherche un consensus par recoupement
effectif ne peut discriminer par avance une doctrine perfectionniste, précisément parce qu'elle promettait
d'appliquer à la philosophie elle-même la tolérance que le libéralisme compréhensif ne pouvait lui appliquer.
La question est donc : dans quelle mesure le pluralisme raisonnable de Rawls peut-il être une valeur
authentiquement politique, détachée de toute doctrine compréhensive de la raison pratique et de ses limites ?
Le pluralisme ainsi entendu peut-il être un véritable but des institutions politiques sans retomber dans une
forme de libéralisme compréhensif, dans lequel les normes publiques jouent un rôle d'éducation à l'autonomie,
tel que Raz le défend ? Il est essentiel à l'idéal de tolérance que promet Rawls de ne pas s'engager sur la voie
du scepticisme (IV §4) et de ne pas se prononcer sur la vérité d'une doctrine morale compréhensive. Est-ce
toujours le cas lorsque le pluralisme raisonnable devient une valeur et une finalité explicite des institutions
publiques ?

Pour saisir plus spécifiquement le point de désaccord de Hittinger vis-à-vis de la valorisation


rawlsienne du pluralisme, il nous faut noter la dualité de formulation du pluralisme raisonnable qui traverse les
écrits de Rawls. A plusieurs endroits, il envisage une définition du pluralisme raisonnable qui ne comporte rien
de structurellement antinomique au jusnaturalisme. Cette définition est déclinée en trois points.
Premièrement, explique Rawls, l'un des deux éléments constitutifs d'une doctrine réellement
raisonnable est qu'elle reconnaît une pluralité de voies raisonnables et pourtant incompatibles, liées à ce que
Rawls a nommé les difficultés de jugement. La liste qu'il en donne 255 est, comme on peut s'y attendre,
extrêmement large et évite effectivement tout engagement sur la vérité des doctrines qui rencontrent ces
mêmes difficultés. Rawls y note essentiellement qu'il y a des « preuves compliquées », des situations
inextricables, des dilemmes moraux, et des expériences morales extrêmement variées qui amènent une
variété de perspectives morales. En tant que tel, rien ne s'y oppose d'un point de vue aristotélicien comme
lorsque Aristote procède à l'examen des diverses constitutions grecques sans décréter ex cathedra quelle est
la meilleure constitution. Sur la question cruciale de l'existence de Dieu, la volonté de la prouver est chez
Thomas d'Aquin le signe de son aspect non-évident et du fait que, sur cette question, « la preuve est
difficile », comme l'écrirait Rawls.
Deuxièmement, et par conséquent, Rawls définit le pluralisme raisonnable comme la doctrine niant
que « toutes nos différences sont enracinées uniquement dans l'ignorance et la perversité ou bien dans des
rivalités pour le pouvoir, le statut ou les avantages économiques. »256 Mais il ne précisé pas en quoi Aristote
ou Thomas d'Aquin devraient penser que toutes nos différences trouvent leur origine dans l'ignorance ou les
diverses passions de l'âme.
255
RAWLS, J. LP, pp.86-87.
256
RAWLS, J., LP, op.cit., p.87.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 162
Enfin, troisièmement, la tradition classique ne s'opposerait pas à ce qu'on établisse « la liste de
certaines des circonstances qui font qu'un accord politique, en particulier entre des jugements qui portent sur
des doctrines compréhensives, est [rendu] bien plus difficile »257 et Hittinger peut bien reconnaître là où elle
existe « l'impossibilité pratique où nous sommes d'arriver à un accord politique raisonnable et viable, établi
entre les jugements qui portent sur la vérité des doctrines compréhensives, en particulier un accord qui puisse
servir par exemple l'objectif politique de la paix et de la concorde dans une société caractérisée par des
différences philosophiques et religieuses. »258

La reconnaissance de l'impossibilité pratique dans laquelle se trouvent les membres de la société


libérale de parvenir à un accord n'a rien d'une spécificité de la perspective rawlsienne. Là encore, « un
aristotélicien pourrait en arriver à la même conclusion », tant elle est formulée de façon large. Le problème
réside, aux yeux de Hittinger, dans le fait qu'en dépit de ces formulations volontairement oecuméniques,
Rawls n'hésite pas à conclure que, pour un être raisonnable, sa « doctrine n'est qu'une doctrine raisonnable
parmi d'autres »259, ce qui signifie non pas que le jugement est difficile, et que cette difficulté du jugement crée
une difficulté de l'accord, mais que, du point de vue de la raison pratique (raisonnabilité), aucune justification
supérieure n'est possible. Cela revient précisément à faire profession de scepticisme ou de perspectivisme
derrière l'apparent prosaïsme des « difficultés du jugement ». Ce scepticisme paraît de ce point de vue bien
partiel, dans la mesure où il exclut que la reconnaissance de l'autre
En tant que tel, ce scepticisme n'aurait rien de problématique pour Hittinger s'il signifiait simplement
que certaines questions nous laissent face à une telle complexité qu'il est effectivement difficile de montrer la
supériorité d'une décision ou d'une attitude en toutes circonstances – dogmatisme qui reviendrait précisément
à manquer de prudence.
Mais, d'une part, Rawls ne fait aucune distinction entre les difficultés de l'accord – que tout
observateur de la société libérale observera – et les difficultés du jugement. Or il est tout à fait différent de dire
que, lors de la guerre de Sécession, fédérés et confédérés ne pouvaient trouver d'accord sur la question de la
dignité de sujet politique des esclaves noirs et de dire que celle-ci relevait d'une difficulté inextricable. De
surcroît, cette question ne pouvait être résolue à partir du schème d'égalité que propose Rawls, puisque
l'égalité s'appuie sur la réciprocité induite par la reconnaissance de l'autre comme sujet de droit –
reconnaissance qui était précisément en débat entre les sujets de droit.

D'autre part, Rawls donne une portée implicitement beaucoup plus large aux difficultés du jugement
que sa liste ne l'autorise. La conclusion qu'il tire de cette liste des sources de difficultés du jugement moral, à

257
Id., p.93.
258
Ibid.
259
Id., p.89.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 163
savoir « qu'il n'existe pas de fondement public et commun de justification pour les doctrines
[compréhensives] » est fausse. Des points difficilement démontrables du point de vue de la raison abstraite,
comme l'excellence des pratiques de MacIntyre, créent parfois l'accord dans une société donnée, s'ils ont pour
eux la force de la tradition. Aussi les difficultés ne sont-elles pas des difficultés locales mais, selon Rawls,
emportent avec elles toute doctrine hors de l'horizon public et commun de raisonnement. Pour les raisons
évoquées ci-dessus, Hittinger pense qu'il n'est possible de donner qu'un sens restrictif à cette remarque.

Ces deux remarques nous mènent à une alternative. Soit les difficultés du jugement ne sont que des
difficultés, et des difficultés locales, et rien ne permet de détruire la philosophie perfectionniste. Soit ces
difficultés doivent être comprises de façon assez forte pour autoriser la conclusion anti-perfectionniste que
Rawls souhaite amener. Mais il faudrait alors dire non pas simplement qu'il existe des points sur lesquels
aucune perspective de résolution ne s'offre à nous (difficultés de l'accord), mais que la résolution est
impossible pour l'ensemble des normes d'excellence de la vie humaine. Or un tel engagement
épistémologique de la philosophie politique libérale et des institutions qu'elle fonde laisse subsister peu de la
neutralité métaphysique qu'elle promettait.
Rien n'assure à ce point, aux yeux de Hittinger, que Rawls ne retombe dans les travers de la TJ :
dessiner une cité vouée à la valorisation d'une compréhension particulière de la raison pratique et de ses
limites, de la liberté d'indifférence et de son déploiement institutionnel, percevant dans cette multiplicité
contradictoire le signe de son propre avènement. En posant la cité libérale et son pluralisme comme une
valeur en soi, et comme le fruit d'une libération de la raison pratique, tout se passe comme si Rawls tentait de
donner aux faits bruts de l'histoire la valeur d'une norme intellectuelle. Puisque le pluralisme raisonnable
appartient à notre société libérale, alors il doit être valorisé comme l'une de ses composantes. Cette norme
nous indiquerait que le fait pluraliste comporte une valeur par lui-même et qu'il doit valoir comme but des
institutions publiques. Force est de constater que Rawls a perdu l'objet politique de la «  stabilité et de la
concorde », objet qui déterminait pourtant selon lui le libéralisme politique et qu'il n'envisage pas que la
neutralisation des normes ne peut être comptée comme un facteur systématique de stabilité.

Conclusion du chapitre III

Nous connaissons maintenant l'ambition du néo-aristotélisme politique tel que le défend Hittinger. Il
s'agit pour lui de relire l'exigence pragmatique posée par le pluralisme des sociétés libérales à partir des
catégories morales et ontologiques des Anciens, et de s'en tenir au pluralisme de fait sans s'engager sur ce

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qu'il perçoit comme les aspects relativistes de la doctrine libérale. En tant que philosophie prudentielle, le néo-
aristotélisme cherche à composer avec la contingence. Rien ne lui est plus étranger que l'idée selon laquelle
on pourrait décréter ex cathedra quelles sont les finalités qui doivent être inscrites dans la loi et celles qui ne le
devraient pas. La simple moralité d'une fin n'est pas une condition suffisante pour tenter de la faire reconnaître
par la loi.

L'idée rawlsienne selon laquelle le libéralisme institutionnel porte en lui la nécessité d'une pluralité de
doctrines massivement incompatibles et incommensurables lui est tout aussi étrangère. L'argument de
Hittinger pourrait être résumé de la façon suivante : l'idée d'imposer hic et nunc un idéal perfectionniste au
sens aristotélicien du terme sur les points contestés de la loi naturelle est une chimère ; mais il n'est
aucunement nécessaire d'adopter la conception particulière développée par Rawls du « pluralisme
raisonnable » pour le reconnaître. Expliquer la raison d'être du « régime de séparations » ne requiert donc pas
que soit adopté le modèle spécifique de la rationalité et de la personne que présente Rawls.
Plus précisément, Rawls masquerait l'aspect prudentiel de l'aristotélisme en posant une fausse
équation : toute doctrine morale universaliste posée comme rationnelle, convaincante en droit, et
immédiatement politique doit, pour rester cohérente, mettre la force coercitrice de la loi au service de la
doctrine en question. De façon significative, Rawls convoque la figure de Bossuet et de l'absolutisme
monarchique pour caractériser la tradition aristotélicienne, et non les auteurs classiques.

La principale différence qui subsiste entre l'appréciation rawlsienne du libéralisme et son appréciation
hittingerienne tient au fondement théorique à partir duquel ils pensent tous deux sa sagesse politique. Aux
yeux de Rawls, le fondement théorique du libéralisme est une conception de la personne morale et politique
comme « source de revendications valides qui s'authentifient elles-mêmes ». Mesurer les revendications du
sujet de droit à l'aune d'une idée du juste est précisément ce qu'interdit la conception politique de la personne.
Cet interdit ne s'érige pas seulement contre la faute d'une raison métaphysique qui ignorerait ses limites : il
dénonce un manque de respect pour le sujet autonome. La loi naturelle classique est décrite par lui comme
une faute morale, qui réduit le sujet à la pure passivité de l'hétéronomie. La situation est inverse pour Hittinger.
A ses yeux, c'est bien la mesure des préceptes naturels qui permet de juger de ces revendications mais
également de les satisfaire juridiquement. Car il faut que la raison politique puisse ordonner les revendications
contradictoires des sujets de droit pour qu'elles conservent leur sens. C'est également cette mesure qui fait
d'eux des êtres rationnels appelés à la participation politique. Ils doivent authentifier la loi naturelle pour qu'elle
puisse être une loi politique. Non que la loi naturelle ait besoin d'être authentifiée par la liberté pour conserver
sa puissance de commandement, mais la spécificité de ce commandement est qu'il doit susciter une réponse
de la liberté que la force de l 'imperator ne peut remplacer. Elle dessine l'idéal d'une autonomie politique qui,

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précisément, ne s'institue pas elle-même.

La critique de Hittinger retient notre attention tout autant par ce qu'elle vise que par ce qu'elle ne vise
pas. En limitant la portée des arguments de stabilité politique, Hittinger reconnaît également les saines limites
que le perfectionnisme doit s'imposer à lui-même. Ajustement de la neutralité des lois et perfectionnisme
ajusté vont de paire. Hittinger, non seulement ne conteste pas, mais approuve la volonté libérale politique de
faire droit aux nécessités du pluralisme. Sa contestation porte sur l'aspect systématique du principe de
neutralité des lois lorsqu'on a défini, à l'instar de Rawls le libéralisme politique comme quête de paix civile et
d'harmonie sociale. Poser le pluralisme comme la valeur par principe des institutions libérales ne peut servir
leur dessein affiché, là où subsiste un accord moral dans la société civile. Là où il est inexistant, le pluralisme
raisonnable, ses conceptions de la personne et de la société, n'ont rien d'une nécessité pour penser leur
libéralité.

La principale différence qui oppose MacIntyre et Hittinger est d'ordre sociologique. Pour MacIntyre,
notre culture est émotiviste. Les énoncés moraux sont toujours employés, mais leur contenu s'est volatilisé.
On pourrait dire que pour Hittinger, la situation est inverse. Le désaccord moral n'est pas tel qu'il interdit toute
politique perfectionniste. C'est plutôt la rhétorique relativiste qui traduit mal les jugements de valeurs que
s'autorisent encore les membres d'une société libérale.

Cependant, Hittinger semble bien faire le pas que, d'un point de vue rawlsien, il est interdit au
jusnaturalisme de faire. Hittinger accepte apparemment qu'on ne puisse penser la politique uniquement sous
le prisme de la vie bonne. Faut-il dire alors que Hittinger renonce à lier l'objet de la politique (la stabilité et
l'accord des citoyens) à la question morale ? Mais n'est-ce pas cette séparation que récuse sa critique des lois
naturelles minimales ? Le paradoxe de la position de Hittinger tient à ce que le motif du voilement du langage
des finalités et du bien commun est chez lui essentiellement moral et pour le bien commun. Il ne s'agit pas
d'une simple impossibilité matérielle. Il soutient à la suite de Thomas que le concept de corps politique n'est
qu'une analogie. Dans l'état de droit, le gouvernement ne peut être pensé sur le simple mode de la domination
et du despotisme, comme la tête pour le corps. Le motif du retrait du perfectionnisme est interne au
jusnaturalisme, et la volonté de conserver au corps politique sa stabilité, profondément politique. C'est donc
encore pour des raisons morales, et pour ne pas trahir l'essence de la relation politique que le perfectionnisme
s'abolit lui-même face au défi de la pluralité. La philosophie de Hittinger reste donc, en ce sens, une
philosophie politique et aristotélicienne de la sagesse du gouvernement.

Mais on ne saurait assez souligner que le retrait de la visée éthique du perfectionnisme marque la

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perte du politique. La critique de Hittinger des lois naturelles ne laisse au libéralisme contemporain que le
mérite d'un modus vivendi dans lequel le langage de l'autonomie paraît aussi condamné que celui des
finalités. Sans orientation commune, les volontés des sujets de droit ne peuvent manquer de se faire
concurrence. Sans conception participative de la liberté, la politique paraîtra toujours liberticide ou
impuissante.
Aussi Rawls a parfaitement raison de considérer que le perfectionnisme ne peut considérer la société
pluraliste que comme un modus vivendi (1b). Simplement, il manque de voir, semble-t-il, que ce modus
vivendi ne se résume pas à l'équilibre des force. Tout l'enjeu de la réflexion de Hittinger est de montrer que le
maintien du modus vivendi fait appel chez les héritiers d'Aristote à des motifs moraux, et que ce sont ces
mêmes motifs qui empêchent Hittinger de voir dans le modèle de justice procédural autre chose que l'équilibre
instable des volontés en quête de reconnaissance.

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CONCLUSION

Soixante ans après le renouveau constitutionnel de la loi naturelle, la déclaration inaugurale de L. Strauss
dans Droit naturel et Histoire semble avoir conservé toute son acuité :

Nous voyons autour de nous deux camps hostiles, lourdement fortifiés et sévèrement gardés. L'un est tenu par les libéraux de
divers acabits, l'autre par les disciples catholiques et non-catholiques de saint Thomas. Mais les deux armées, auxquelles s'ajoutent
tous ceux qui préfèrent ménager la chèvre et le chou et ceux qui pratiquent la politique de l'autruche, ces deux armées, s'il est
permis d'accumuler les métaphores, sont embarquées sur le même bateau. Tous sont des Modernes. Nous sommes en prise avec
la même difficulté.260

Les hésitations politiques de R. Hittinger et de A. MacIntyre semblent renvoyer l'écho lointain du philosophe
juif allemand. Jamais la difficulté de la philosophie aristotélicienne n'aura a été si évidente que depuis qu'elle
est confrontée au fait pluraliste. Toute philosophie du retour aux Anciens doit répondre au double défi que lui
oppose la nature même d'une société libérale. Penser la loi naturelle dans la culture moderne, telle est la
gageure du paradigme des Anciens. La loi naturelle classique peut-elle vraiment se penser comme universelle
sans être universellement admise ? La rationalité des Anciens peut-elle prétendre au titre de praxis morale et
politique si la nature à laquelle elle fait appel n'est pas celle du sens commun ? Comment peut-on opposer
aux sujets de droit contemporains l'autorité de leur propre nature ?

La certitude politique des deux aristotéliciens contemporains dont nous avons tenté d'explorer la
cohérence s'arrête à la conviction que la loi naturelle ne peut servir le dessein d'une restauration sociale de la
morale de la nature par le politique. Les lois civiles ne peuvent être le simple artefact du pouvoir politique car,
dans la tradition thomiste, elles correspondaient précisément aux limites du politique, à ce qu'on ne peut
changer sans abolir l'état de droit lui-même. Fondement du politique, la loi naturelle semble se dénaturer si
l'on cède à l'hypnose de l'illusion conservatrice. Elle ne peut être l'instrument d'une rhétorique du sens
commun, car le sens commun est précisément ce qui nous fait défaut.

Faut-il alors, pour être encore aristotélicien, rompre avec l' ordo juris contemporain ? La sagesse du
Stagirite exige-t-elle l'humble voilement du langage des finalités dans la cité ou le repli orgueilleux des
dernières communautés politiques sur elles-mêmes ? Parce qu'il estime que l'exercice de la raison naturelle
ne peut se passer des pratiques d'un certain type de communauté et de la reconnaissance commune d'une
tradition de pensée, MacIntyre tente de retrouver la catégorie du politique dans des communautés locales
subnationales. La société qu'il dessine prend résolument la voie d'un égalitarisme économique et de la
valorisation de la dépendance. Mais les quelques indications que MacIntyre donne ne permettent pas de
260
STRAUSS, L., Natural Right and History, Chicago, éd. Chicago & London, The University of Chicago Press, 1965. Trad. fr. par
Monique Nathan et Eric de Dampierre, Droit naturel et histoire, Paris, éd. Flammarion, collection Champs, 2008, p.20.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 168
penser le lieu et l'espace légaux qu'occuperaient ces communautés. Sans l'admettre totalement, la politique
des communautés locales se mue en pensée du non-lieu et de l'utopie.

Face au danger d'une loi naturelle privée de sa portée politique qui, en définitive ne s'avèrerait pas
très différente sur le plan politique de la loi naturelle libérale, Hittinger empreinte la voie d'un perfectionnisme
libéral reposant sur la distinction entre libéralisme politique et libéralisme métaphysique. Ce faisant, il entend
répondre directement au Libéralisme Politique de J. Rawls. Ce sain libéralisme politique, soutient-il, ne peut ni
ne doit être absolument anti-perfectionniste. Mais il ne peut pas non plus s'affranchir des conditions concrètes
du régime pluraliste et ignorer l'impossibilité d'un retour aux communautés englobantes. Il dessine ainsi
l'exigence d'un perfectionnisme prudentiel qui nuance l'alternative de la neutralisation des conceptions de la
vie bonne ou du retour à un autre type de société, et tente de trouver les motifs moraux du consensus
politique.

Si les enjeux partisans de la relecture des Anciens ne sont jamais évoqués par nos deux auteurs, ils
manifestent une méfiance évidente vis-à-vis de la droite religieuse qui, depuis dix ans, retrouve une audience
aux États-Unis. Hittinger cite Bork sur ce point :

Après avoir subi pendant un demi-siècle une Cour qui s'est arrogé l'autorité de mettre en place le programme libéral
comme s'il s'agissait d'une loi inaltérable qu'on ne trouve nulle part dans la Constitution des Etats-Unis, les
conservateurs doivent décider s'ils veulent une Cour qui se comporte de la même façon mais au service de leur
programme.261

La divergence de perspective politique ne doit pas oblitérer le thème qui rassemble Hittinger et
MacIntyre et qui justifie qu'on les étudie ensemble. Car leur conviction que la loi naturelle ne doit pas être
utilisée comme un instrument de persuasion repose sur un retour commun à la lecture des textes classiques.
Le principal fruit de cette relecture attentive d'Aristote et de Thomas d'Aquin est de permettre de distinguer la
thèse de la loi naturelle classique de la thèse de l'évidence universelle. Contrairement à ce que suggère
« l'attrait » qu'exerce la fonction critique de la loi naturelle et ses évidences sur la pensée contemporaine,
cette distinction constitue l'une des différences fondamentales entre le droit naturel ancien et le droit naturel
moderne. Jamais Aristote n'avait envisagé qu'on puisse agir selon le juste naturel et le connaître
indépendamment d'une relation d'amitié politique. Si, comme le pense MacIntyre, les préceptes de la loi
naturelle deviennent évidents au cours de la pratique de la délibération, la façon dont il faut rendre compte de
cette activité nécessite l'apport d'une tradition. Autrement dit, le paradigme des Anciens doit s'ouvrir à la
condition historique et narrative de la pensée. Ce n'est donc pas la moindre des métamorphoses théoriques
qu'impose MacIntyre. Sous la plume de ce-dernier, la contingence n'est plus celle du monde sublunaire et de

261
BORK, Robert, « Natural Law and the Constitution », First Things (March 1992): 16.

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 169
l'action, mais celle de la pensée et de la tradition.

Il revient au lecteur de juger de la compatibilité de ce thomisme historicisé avec la métaphysique du


docteur Angélique. Notre ambition était de faire droit à la sagesse prudentielle et politique des Anciens,
fondamentalement liée à la métaphysique de la contingence chez Aristote.
Mais ce qui ressort de la métamorphose historiciste de la loi naturelle n'est pas tant son abandon
radical de la cosmologie céleste des Anciens que la nouvelle tâche qu'elle assigne à la pensée contemporaine
de la loi naturelle. MacIntyre emprunte à son maître Wittgenstein dans Quelle Justice ? son « point de vue
ethnologique » comme méthode philosophique. C'est cet héritage anthropologique qui lui permet notamment
de critiquer tant la thèse du solipsisme culturel que de l'uniformité des croyances sous l'apparence de la
diversité. Dès lors, la perspective de la pensée jusnaturaliste ne doit pas être celle d'une apologétique mais
plutôt celle d'une traduction critique. D'aucuns diront que MacIntyre se condamne à n'incarner qu'un
aristotélisme d'opposition aussi virulent qu'incompatible avec les modalités contemporaines de la politique.
Nous avons assez souligné dans ces pages ce qui semblait manquer à l'économie de son discours. MacIntyre
semble d'ailleurs cesser lui-même de procéder au travail d'imagination critique du libéralisme qu'il prône
comme méthode et céder à la rhétorique de la nostalgie et de l'apocalypse.

Mais plutôt qu'un abandon de sa méthodologie, ne faut-il pas nous-mêmes entreprendre de


poursuivre ce travail d'imagination critique ? Le chantier semble ouvert. En adoptant la perspective d'une
éthique de la délibération, MacIntyre se place sur le terrain du philosophe allemand J. Habermas. Tout porte à
penser que ce dernier a une conscience aussi aigüe que MacIntyre de la crise du modèle de la liberté à l'état
de nature. La pensée, pour ces deux auteurs, doit être dialogique. La morale ne se découvre pas dans le repli
d'une conscience sur ses évidences les plus intimes, mais dans l'activité de langage et ses normes
immanentes. Habermas partage l'adage fichtéen : sans toi, pas de moi, sans moi, pas de toi. Le sujet, comme
sujet de langage, rejoint bien le thème wittgensteinien et aristotélicien de l'homme comme animal social. Plutôt
que d'opposer les mêmes objections à la liberté individuelle, la pensée aristotélicienne ne doit-elle pas prendre
la mesure de cette relecture fichtéenne et non solipsiste de la modernité ? L'alternative procéduraliste
peut-elle vraiment être réduite aux fictions de l'état de nature ?

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 170
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Table des matières

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 173
Remerciements....................................................................................................................................................2
Table des abréviations..........................................................................................................................................2

INTRODUCTION..................................................................................................................................................3

Première partie – Du défi sceptique aux lois naturelles minimales............................................................23

Chapitre I – Crise du jusnaturalisme classique....................................................................................25


I. 1. 1. Les trois ordres de la loi naturelle classique........................................................................25
I. 1. 2. Le discrédit des fins naturelles............................................................................................27
I. 1. 3. La loi naturelle comme problème du sens commun............................................................34
I. 1. 4. L'embarras politique de la doctrine jusnaturaliste................................................................36
Conclusion du chapitre I.................................................................................................................41

Chapitre II – Les lois naturelles minimales...........................................................................................43


I. 2. 1. Les nouvelles fonctions du droit moderne...........................................................................45
(1) La fonction régulatrice du droit positif.................................................................................45
(2) La fonction séparatrice et limitatrice...................................................................................46
(3) La fonction critique de la loi naturelle..................................................................................48
(4) La fonction d'autonomie du droit naturel.............................................................................50
I. 2. 2. Les biens minimaux : de la survie à l'autonomie politique...................................................52
I. 2. 3. Le double héritage du libéralisme : articulation du positivisme et du jusnaturalisme..........56
I. 2. 4. La naturalité sous-jacente du constructivisme libéral..........................................................60
Conclusion du chapitre II................................................................................................................66

Conclusion de la première partie....................................................................................................................68

Deuxième partie – Épistémologie de la pluralité...........................................................................................70

Chapitre I – La pluralité : l'impensé du jusnaturalisme.........................................................................72


II. 1. 1. Sens du jusnaturalisme : la nature derrière la pluralité.......................................................72
II. 1. 2. Perte de la loi naturelle.......................................................................................................73
II. 1. 3. Le problème de l'évidence : premiers principes, prudence et conclusions.........................76
Conclusion du chapitre I.................................................................................................................78

Chapitre II - Le désaccord moral et la tradition : l'argument de MacIntyre...........................................81


II. 2. 1. Prégnance du désaccord moral dans la culture moderne : position du problème..............83
II. 2. 2. La raison des traditions.......................................................................................................84
Conclusion du chapitre II................................................................................................................94

Chapitre III - Pratiques morales et récit libéral.....................................................................................96


II. 3. 1. Les pratiques de la loi naturelle..........................................................................................97
II. 3. 2. Le récit du libéralisme.......................................................................................................107
II. 3. 3. Objections de MacIntyre : incohérences utilitariste et kantiennes….................................113
Conclusion du chapitre III..............................................................................................................119

Conclusion de la deuxième partie................................................................................................................121

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 174
Troisième partie – Esquisse du perfectionnisme prudentiel......................................................................128

Chapitre I – La critique des lois minimales.........................................................................................130


III. 1. 1. L'autonomie contre elle-même.........................................................................................130
III. 1. 2. L'autonomie comme immunité juridique..........................................................................137
Conclusion du chapitre I...............................................................................................................140

Chapitre II - La raison du libéralisme : le perfectionnisme prudentiel................................................144


III. 2. 1. Political, not metaphysical : l'objet de la philosophie politique........................................146
III. 2. 2. Les deux limites de l'anti-perfectionnisme :
réponse au Libéralisme Politique de John Rawls............................................................154
Conclusion du chapitre III.............................................................................................................164

CONCLUSION.................................................................................................................................................168

Références bibliographiques........................................................................................................................171

Table des matières.........................................................................................................................................174

Piguet, Jean-Gabriel – Retours et métamorphoses : le droit naturel classique face au fait pluraliste - Mémoire IEP de Paris – 2013-14 175

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