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Saint Jérôme (Stridon, Dalmatie, v.

 347 - Bethléem 419/420)
Saint Jérôme a laissé derrière lui une œuvre impressionnante. Il convient réellement de parler
d’œuvre car sa production fut abondante et variée – même si elle gravite essentiellement
autour de la religion – et eut une influence énorme à l’époque et au-delà. Nous envisagerons
dans ce chapitre la carrière de saint Jérôme jusqu’à sa rencontre avec Damase, son œuvre de
traducteur de la Bible et ses écrits sur la traduction.

Les années de formation

D’après Prosper d’Aquitaine, Eusebius Hieronymus (qui devait devenir saint Jérôme) serait
né à Stridon aux confins de la Dalmatie, les spécialistes modernes situent généralement cet
événement en 347sous le règne de Constant, fils de Constantin, c’est-à-dire dans un Empire
romain partagé entre les trois fils de Constantin.. La Dalmatie correspondrait en gros à
l’actuelle Croatie occidentale, et la ville de Stridon fut probablement détruite en 379 lors de
l’invasion des Goths ; c’est ainsi qu’il n’en reste pas de traces.

Dans cette région, le christianisme était très enraciné. À partir de Constantin (305-337),
l’empereur va délibérément favoriser le christianisme, de sorte que religion et État finiront par
se confondre. Cette sainte union sera consacrée en 380, lorsque Théodose I er érigera le
christianisme en religion d’État.

Parallèlement, on constate depuis le IIe siècle un glissement du pouvoir vers la partie orientale


de l’Empire. Si Constantin transfère la capitale de Rome à Constantinople (330) pour des
raisons à la fois politiques et économiques, il faut savoir que les empereurs ne résidaient plus
à Rome depuis longtemps.

À l’époque, le christianisme triomphe dans la totalité de l’Empire romain et les provinces


occidentales, dont la Dalmatie, assistent au recul marqué du paganisme, provoqué notamment
par la conversion des empereurs, depuis Constantin et ses fils jusqu’à Théodose Ier. Nous
savons de Jérôme qu’il était issu d'une famille assez riche et il avoue dans une de ses lettres
avoir vendu quelques propriétés foncières dans le but de faire ériger ses couvents. Toute sa
vie, depuis sa plus tendre enfance, sera vouée à la défense et à la propagation de la foi
catholique. Ces lettres nous fournissent de très rares renseignements sur son enfance. Elles
furent écrites à ses amis et connaissances lors de sa pénitence dans le désert de Chalcis, à
Rome ou pendant la dernière partie de sa vie.

Ainsi, le père de Jérôme, Eusebius, chrétien, riche propriétaire terrien, fut en mesure de lui
payer des études coûteuses. Après avoir fréquenté l’école de Stridon, Jérôme fut envoyé par
son père à Rome à l’âge de douze ans (vers 360), pour y recevoir un enseignement de qualité.
À Rome, il fréquenta l’école de Donat, le célèbre grammairien, pendant quatre ou cinq ans. Il
n’est pas certain qu’il y ait appris le grec, l’étude de cette langue ayant fortement décliné en
Occident depuis l’époque de Cicéron ou même de Quintilien. On estime que ce n’est que dans
les années 370, lors de son séjour à Antioche, qu’il se familiarisa avec cette langue.

Sous l’influence de Donat, commentateur des œuvres de Virgile et de Térence, il fit des
progrès fulgurants dans la connaissance de la langue latine. Ses études comprennent les
disciplines de l’époque : le trivium classique (grammaire, dialectique, rhétorique) et la
philosophie.

C’est probablement à l’âge de seize ans qu’il commence à fréquenter le cours de rhétorique,
qui représentait à l’époque l’équivalent d’un établissement d’enseignement supérieur. La
rhétorique occupe pendant sa jeunesse une place importante dans ses préférences. On peut
citer par exemple le De Institutione Oratoria, où Quintilien estime qu'une traduction
respectueuse du génie de la langue d'arrivée est un remarquable « exercice qui permet
d’améliorer la maîtrise de la langue maternelle ».

En 367, à l’âge de vingt ans, il entreprend un long voyage en Gaule, avec l’intention de faire
une carrière dans l’administration à Trèves, la capitale. On y connaissait la Vie
d’Antoine d’Athanase et il se peut que Jérôme ait lu cet ouvrage qui promouvait l’ascétisme et
l’érémitisme. De façon plus précise, on sait que Jérôme « recopie pour son ami Rufin deux
ouvrages de l’évêque Hilaire de Poitiers (qui a lui-même favorisé l’implantation du
monachisme) ». Sous ces influences, la vie de Jérôme change d’orientation ; il décide de
consacrer sa vie au Christ et entreprend des études théologiques.

Il redescend alors vers Aquilée, où il s’intègre à un groupe de réflexion intéressé par


l’ascétisme. Il y retrouve Bonose et Rufin, et fait la connaissance d’Évagre « un prêtre
d’Antioche venu en Italie vers 362 ». À un moment, le groupe se disloque, attiré par l’Orient
et la vie solitaire.

Le séjour en Orient et les premières traductions

En 374, Jérôme part pour l’Orient, sans doute avec l’aide financière de sa famille, puisqu’il y
emmène sa bibliothèque. Il prend le bateau jusqu’à Athènes, puis se rend à Constantinople et
traverse l’Anatolie jusqu’à Antioche, capitale de la Syrie d’alors.

Séjour à Antioche

À Antioche (aujourd’hui Antakya, au sud de la Turquie, près de la frontière syrienne), il est


hébergé par son ami Évagre. Il y étudie le grec, la philosophie et la théologie.

Jérôme a été formé par la pratique des grands auteurs latins. Dès son premier séjour à Rome,
il commence à lire les auteurs romains classiques et à se constituer une bibliothèque. On sait
qu’il a lu les poètes Virgile, Horace, et d’autres ; Quintilien, Sénèque, et divers historiens ;
mais celui qu’il considère comme son maître en matière de style est Cicéron.
Cet attrait pour la littérature païenne crée chez lui un malaise qui s’exprime dans un songe
vécu à Antioche lors d’une maladie, songe dans lequel il est jugé pour ses lectures et où il
entend une voix déclarer « tu es cicéronien, pas chrétien ». Cette crise entraînera un abandon
de la littérature païenne qui durera plus de quinze ans. Il y reviendra pour des raisons
didactiques, se rangeant aux accommodements des Pères de l’époque, qui utilisaient la
littérature païenne comme propédeutique ou comme source d’éléments annonciateurs du
christianisme.

Le désert de Chalcis

Dix-huit mois après son arrivée, il se rend dans le désert de Chalcis (dans l’actuelle Syrie, à
90 kilomètres au sud-est d’Antioche) pour vivre, comme les ermites de la région, dans une
grotte, et mener une vie ascétique et solitaire. C’est là qu'il étudiera la langue hébraïque « sous
la direction d’un frère converti du judaïsme »et c'est là, semble-t-il, qu'il prendra la décision
de consacrer sa vie entière à l'étude.

Pendant cette période de deux ans environ, il est absorbé par l’étude du grec et la lecture de la
Bible. Il utilise les versions latines de l’époque, réalisées à partir de la Septante, qu’il trouve
sans charme, sans élégance. C’est peut-être lors de ce séjour ou plus tard à Antioche que
Jérôme aurait eu accès à un évangile qu’il appelle « selon les Hébreux » et qu’il présente
comme l’original en hébreu de l’Évangile de Matthieu.

Déjà pris dans les querelles théologiques qui déchirent l’Église en Orient, il sollicite l’avis du
nouveau pape, Damase, qui ne lui répond pas. Puis il quitte Chalcis pour retourner à Antioche,
où il se retrouve confronté aux querelles doctrinales de l’Église ; il se range du côté de
l’orthodoxie et se fait ordonner prêtre par l’évêque Paulin (378 ou 379). Il assiste aux cours
d’exégèse de l’évêque Apollinaire de Laodicée et commence à se livrer à des travaux
d’érudition qui vont contribuer à sa réputation (par exemple un dictionnaire étymologique des
noms propres de la Bible).

Constantinople

L’implication théologique de l’empereur, déjà apparente sous Constantin, se fait plus grande
encore sous Théodose Ier le Grand (379-395), qui luttera non seulement contre les hérésies,
mais aussi contre le paganisme. En 380, le christianisme devient religion d’État, ce qui est
l’aboutissement de l’œuvre de Constantin qui avait instauré la liberté religieuse – et par là
même favorisé le christianisme – en promulguant l’édit de Milan en 312.

De 379 à 382, Jérôme est à Constantinople, où il assiste à nouveau aux débats et aux querelles
qui agitent l’Église sous le règne de Théodose et qui se concrétisent par la tenue d’un nouveau
concile. Mais il se préoccupe surtout d’exégèse biblique et de théologie ; il suit les cours de
théologie de Grégoire de Naziance. C’est pendant ce séjour qu’il commence à traduire des
textes grecs en latin : une partie de la Chronique d’Eusèbe de Césarée et
quelques Homélies d’Origène.

La  Chronique d’Eusèbe de Césarée

Le travail qu’il fit sur la Chronique est très représentatif du rôle et des formes que prit la
traduction dans ce que l’on a convenu d’appeler le « Moyen-Âge », mais dont les limites
incertaines plongent dans l’époque où vivait Jérôme. Le christianisme génère pendant cette
période une littérature qui va supplanter en partie « la païenne » mais qui aussi, par certains
aspects, la prolonge ou la préserve, du moins dans certains domaines.

La Chronique d’Eusèbe est un abrégé de l’histoire des Grecs et des Barbares, qui envisageait
la période allant de la naissance d’Abraham (qu’il plaçait en 2016 av. J.-C.) au règne de
Dioclétien (303 : début de la grande persécution) dans sa première version, la seconde allant
jusqu’à la vingtième année du règne de Constantin (325). Dans sa Chronique, Eusèbe avait
essayé d’établir des tables synchroniques mettant en parallèle les différents systèmes de
datation des civilisations antiques et rédigé des notices historiques. L’original grec a
aujourd’hui disparu (à l’exception de quelques fragments) et le texte n’est connu que par des
traductions : traduction arménienne non littérale pour la première partie, traduction latine de
Jérôme pour la seconde.

La Chronique de Jérôme est « la traduction (à peu près fidèle) de celle d’Eusèbe pour la partie
qui s’étend de la naissance d’Abraham à la prise de Troie. Dans la deuxième partie, qui va
jusqu’en 325, elle est largement enrichie de notices composées par Jérôme, dont la plupart
concernent l’histoire romaine ; une de ses sources principales est ici l’historien Suétone. Une
troisième partie est entièrement propre à Jérôme : elle prolonge l’ouvrage d’Eusèbe jusqu’en
378, apportant de nombreuses données sur l’histoire profane comme sur l’histoire
ecclésiastique. Dans cette partie surtout, Jérôme ne fait pas toujours œuvre d’historien
qualifié, encore moins impartial ».

Il est à noter que dans la préface à sa traduction de la Chronique, il affiche déjà des opinions
qu’il reprendra dans sa lettre à Pammachius : « Si je rends mot pour mot, le résultat semble
absurde ; si j’opère des modifications, nécessaires, dans l’ordre des mots ou la formulation, je
semble avoir abandonné la fonction de traducteur », ce qui l’amène à critiquer la manière de
Cicéron dans sa traduction de Xénophon : « Cicéron a traduit mot à mot Xénophon ; maintes
fois, dans cette tâche, le flot d’or de son éloquence s’est embarrassé d’obstacles rocailleux, à
tel point que ceux qui ignorent le nom du traducteur ont peine à croire qu’il s’agisse de
Cicéron ».

Le cas de la Chronique se rattache à celle d’un genre : le texte informatif, à caractère


historique, que le traducteur s’estime autorisé à rectifier, « bonifier » ou mettre à jour ; on est
à la frontière entre travail de traduction, compilation, recherche, et synthèse ou élaboration
personnelle. Jérôme suit le texte d’Eusèbe jusqu’à la chute de Troie, il y intègre ensuite des
éléments pris chez les historiens latins (dont Suétone).

Les Homélies d’Origène

La traduction des Homélies d’Origène fut sans doute réalisée à la suggestion de Grégoire de


Naziance mais présentée à Damase. Sur les 574 Homélies d’origine, seules 21 sont parvenues
dans leur forme originale, en grec ; une partie des traductions de Jérôme a contribué à leur
dissémination et à leur survie. Ces traductions sont au nombre de 37 (sur 574) : 14 homélies
sur le prophète Jérémie, 14 sur Ezéchiel, 9 sur Isaïe. Les évaluations qui ont pu être faites à
partir des 21 qui ont subsisté font apparaître que les traductions de Jérôme gagnent en lisibilité
et en élégance sur les originaux. La traduction assume là, à son insu, un rôle de préservation et
de réécriture où entrent des considérations d’ordre esthétique.

Un concile œcuménique se tient à Constantinople de mai à juillet 381. Il est d’abord présidé
par Mélèce d’Antioche, qui meurt en plein concile. Il est remplacé par Grégoire de Naziance,
qui propose Paulin comme successeur de Mélèce. Grégoire de Naziance, qui avait indisposé le
concile par ce geste, doit retourner en Cappadoce. L’épiscopat oriental reconnaît Flavien
comme successeur de Mélèce.

Le pape Damase Ier (366-384) convoque un concile à Rome pour 382. Dans un décret signé de
son nom (Fleury 1820 : 458), il fixe le canon des Saintes Écritures. Jérôme, invité, s’y rend
avec Paulin et Épiphane, respectivement évêques d’Antioche et de Salamine (Chypre), à qui il
sert d’interprète (Maraval 1995 : 38-39). Ils arrivent à Rome au cours de l’été 382 et sont
accueillis par la patricienne Marcella.

On voit, dans le cas de La Chronique d’Eusèbe et des Homélies d’Origène (et cela se


reproduira pour les textes antiques), la traduction assumer un double rôle : celui de la
préservation (de la même façon que certains textes seront ultérieurement préservés via des
traductions arabes, à la maison de la Sagesse de Bagdad au IX e siècle par exemple) et celui de
base pour une œuvre personnelle, ou presque (la forme de cette « régénération » étant
différente selon le type de texte : informatif ou littéraire).

Rome et les Évangiles (382-385)

Le pape Damase était d’origine espagnole et aristocratique ; il avait été élu en 366 en parallèle
au candidat d’un autre groupe, Ursin, contre lequel il dut lutter pour s’imposer. Sa grande
préoccupation fut de combattre les schismes et les sectes (donatistes, ariens).

Lorsque Jérôme arrive à Rome, il a déjà une réputation d’exégète et de lettré. Damase en fait
son secrétaire en 382 et lui confie la gestion des archives papales et de sa bibliothèque :
Damase avait en effet installé une bibliothèque dans la basilique de Saint-Laurent, à Rome,
qui fut transférée au Latran au VIIe siècle. Puis Damase lui confie l’établissement d’un texte
en latin pour l’ensemble des Écritures au départ de diverses traductions latines, fragmentaires,
réalisées aussi bien en Afrique qu’en Europe occidentale, et que l’on désigne à l’aide du
collectif Vetus Latina. Damase agit ainsi en tant que donneur d’ordre, responsable d’une
communauté religieuse importante. Il exprime à la fois le souci d’harmoniser des textes
parfois disparates et d’effectuer des vérifications par rapport aux originaux grecs. Damase sait
que Jérôme connaît le grec et est remarquable en critique textuelle : il lui demande la révision
des traductions latines et non une nouvelle traduction du Nouveau Testament. En réalité, on
peut dire que la causation de cette révision-traduction est double car il faut faire intervenir
également le contexte dans lequel cette révision est commandée : celui des hérésies, et en
particulier l’arianisme qui avait atteint l’Occident avant de pouvoir être réduit à l’Orient.

De nombreux manuscrits médiévaux contiennent une préface où Jérôme lui-même fait


allusion au fait que Damase l’avait chargé de réviser les traductions existantes des Évangiles.
Damase possédait deux versions principales des Évangiles : l’une en grec, langue dans
laquelle ils avaient été écrits, et les textes constituant la Vetus Latina (la vieille latine), utilisée
dans les régions de l’Empire où l’on trouvait de nouveaux convertis ne parlant pas le grec,
c’est-à-dire le long des côtes d’Afrique, d’Espagne et de Gaule. Comme indiqué plus haut, le
théologien Tertullien (Carthage, 155-220), le « Bossuet de l’Afrique » selon Chateaubriand,
possédait une traduction, vraisemblablement incomplète, de la Bible en latin. Saint Cyprien
(début du IIIe siècle - 258), évêque de Carthage, atteste que toutes les parties de la Bible
existaient en latin. Il semblait important dans un contexte de religion dominante, et afin
d’éviter les risques de doute dus aux flottements des variantes ainsi qu’aux risques d’hérésie
auxquelles elles pouvaient donner lieu, d’avoir un texte homogène sur lequel on puisse
appuyer le dogme.

On trouve encore aujourd’hui des textes en latin ancien datant de l’époque de Jérôme, comme
le Codex Vercelli sans doute antérieur à 371, et qui donnent une idée du genre de textes dont
était composée la Vetus Latina.

érôme commença cependant par traduire le Nouveau Testament en latin à partir des textes
grecs et travailla peut-être sur les Psaumes. Pour l'Ancien Testament, sa mission, à l’origine,
était de réviser les versions existantes, c'est-à-dire la Vetus Latina. En cours de travail, il
changea d’avis. Il semble que sa connaissance de l’hébreu lui ait fait mettre en doute la qualité
de la version des Septante (dont certains passages étaient d’un tel littéralisme qu'ils étaient du
mauvais grec), pourtant considérée comme l’idéal de la traduction : un seul texte traduit, de
même qu’il n’y a qu’un original ; la diversité des interprétations signifie l’altération du texte
divin. Toutefois l’idée de moderniser la langue et d’améliorer le style de l’ensemble ne devait
pas être absente du projet.

C’est la raison pour laquelle il est sans doute préférable de parler de la version des Septante
plutôt que de la traduction des Septante. Bien qu’ayant été produites selon la légende de
manière isolée dans 72 cellules différentes (les Septante étaient en réalité 72, chiffre
symbolique faisant allusion aux 12 tribus d’Israël), les 72 traductions s’avérèrent
rigoureusement identiques, les Septante n’étant en quelque sorte que le bras lettré de Dieu. Le
caractère magique de la création par le Verbe divin, évoqué dès les premiers mots de
la Genèse et répété dans l’Évangile selon saint Jean (Jean 1, 3-4), va influencer de façon
décisive la conception de la traduction, bien au-delà des seuls textes sacrés, pendant les
siècles qui suivirent. Cela engendrera un littéralisme forcené dans la pratique de la traduction
et il faudra attendre plusieurs siècles pour que d’autres traducteurs grecs se risquent à
entreprendre une nouvelle traduction de l’Ancien Testament (Aquila, Symmaque et
Théodotion au IIe siècle apr. J.-C.). C’est ce que Ladmiral appelle « l’impensé théologique de
la traduction » qui sacralise l’original et consacre l’« ontologie du signifiant ».

Dans son introduction aux Évangiles, Jérôme évoque l’absurdité des raisonnements de ceux
qui défendent les versions latines : « ils disent qu’il faut se fier aux textes latins. Mais
lesquels ? Il y en a autant que de manuscrits » (Steinmann 1958 : 147). Lagrange (dans
Steinmann : 149) ajoute qu’« on a relevé dans l’ensemble des quatre Évangiles, environ trois
mille cinq cents corrections » de la main de Jérôme.

Avec Jérôme, l’Occident chrétien découvre l’exégèse et surtout le scandale de la retraduction.


Sa retraduction du Nouveau Testament menée à partir des textes grecs fut mal accueillie parce
qu’elle rompait avec la tradition, avec le texte auquel on était habitué. Voici en quels termes il
se justifie dans une lettre adressée à Marcella en 384 :

À peine t’avais-je écrit ma première lettre, courte et résumée, sur les mots hébreux, qu’on m’a
rapporté ceci : certains bonshommes me blâment avec passion : « pourquoi contre l’autorité
des anciens et l’opinion du monde entier ai-je essayé quelques corrections dans les
Évangiles » ? Ceux-là j’aurais le droit de les dédaigner — car pour l’âne chante inutilement la
lyre. Pourtant, afin qu’à leur habitude ils ne m’accusent pas de superbe, voici ma réponse.
[…] Les manuscrits latins sont fautifs ; les divergences qui se rencontrent dans tous les livres
le prouvent clairement. J’ai voulu les ramener à l’original grec duquel - eux-mêmes ne le
nient pas - ils ont été traduits. S’ils n’ont pas de goût pour l’onde de cette source très pure,
qu’ils continuent de boire aux ruisseaux bourbeux. (Jérôme, lettre XXVII à Marcella (384).

Le pape avait placé une telle confiance en Jérôme que ce dernier paraissait tout indiqué pour
lui succéder. Mais Jérôme avait pendant son séjour à Rome rédigé des pamphlets contre le
clergé romain et milité pour l’idéal ascétique. Damase décède le 11 décembre 384.
Commencent alors, début 385, les difficultés et le harcèlement de Jérôme qui est contraint,
suite à son procès en juillet, de quitter Rome. Il s’est rendu tellement impopulaire qu’il doit
regagner l’Orient et se réfugie dans un monastère qu’il fait construire à Bethléem avec l’aide
financière de patriciennes romaines (Paula, sa fille Eustochium, Marcella, Fabiola, Asella et
d’autres encore), toutes dévouées à sa cause. Lorsqu’il débarque au port de Séleucie en plein
été 385, il a 38 ans.

L’Orient : autres traductions

Août 385-été 386

Au cours de son voyage avec Paula, de Palestine en Égypte, Jérôme se rend à Alexandrie, en
partie afin de rencontrer Didyme l’aveugle pour l’interroger sur des points de la Bible qui lui
semblaient obscurs. Ce Didyme était considéré comme l’homme le plus érudit de l’époque.

386-393 : les années de paix

Jérôme et Paula s’installent à Bethléem pour y fonder des monastères. Il effectue des
traductions aménagées d’ouvrages antérieurs et traduit en latin des ouvrages de théologiens
grecs.

En 387, il traduit le Traité sur le Saint-Esprit de Didyme l’aveugle (que nous ne connaissons
aujourd’hui que par sa traduction). Dans la lettre-préface à cet ouvrage, il indique que c’est
Damase qui l’avait encouragé à faire cette traduction ; elle lui donne également l’occasion
d’attaquer l’ouvrage qu’Ambroise de Milan avait produit sur le même sujet cinq ou six ans
auparavant, en utilisant l’ouvrage de Didyme.

En 392, il entreprend « de traduire les Homélies sur Luc d’Origène après avoir lu


le Commentaire sur Luc du même Ambroise, ouvrage dont il juge qu’il “jongle avec les mots,
mais somnole pour les idées”, qu’il est un amas de “niaiseries” ». Là encore, « seule cette
traduction nous permet aujourd’hui de connaître l’ouvrage d’Origène, dont le texte grec est
perdu ».

Dans son choix de la référence au texte hébreu, il y a le souci du philologue de revenir au


texte authentique, celui de la Septante étant accusé d’être corrompu, mais aussi celui d’avoir
un texte qui permette de discuter avec les Juifs. Jusqu’en 392, il effectue un travail de
traduction comparatif à partir de la Septante et du texte hébreu (le Psautier, Job, le livre
des Proverbes, celui de l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, les livres des Chroniques ;
« plusieurs de ces traductions à partir de la Septante n’ont pas été conservées ». À cette
époque (vers 392-393), il compose un catalogue intitulé Les hommes illustres (ibid. : 79), dans
lequel on trouve des notices (135) concernant en majorité des auteurs chrétiens, la dernière
notice étant consacrée à lui-même.

Le conflit avec saint Augustin (394)

En 394, Augustin adressa à Jérôme une lettre que ce dernier ne reçut que dix ans plus tard.
Dans celle-ci, il lui déconseille de travailler à partir du texte hébreu à moins de faire
apparaître dans sa traduction les différences qu’elle comporte avec le texte des Septante :
Quant à traduire en latin la sainte littérature canonique, je souhaiterais que tu n’y travailles
pas, sinon selon la méthode que tu as employée pour traduire Job, savoir que – par le moyen
des sigles appropriés – tu fasses apparaître toutes les différences qui existent entre cette
traduction, qui est ton œuvre, et la traduction des Septante, dont l’autorité est importante.
(Augustin (394-395) in Lettres de St Jérôme, t III, 1953 : 50-51)

Dans De la Doctrine chrétienne, Saint Augustin estime que la version des Septante est


inattaquable, fait autorité et que c’est à partir d’elle qu’il faut réviser les versions latines. Il
invoque sur ce point les témoignages postérieurs à Philon dans l’Église qui estiment que la
coïncidence des versions est l’indice qu’elles furent réalisées avec l’aide du Saint-Esprit ; par
ailleurs, il envisage l’autre version de la légende de cette traduction et avec elle la possibilité
que la coïncidence des versions soit le résultat d’un accord obtenu par consultation et il
souligne que cet accord ne saurait être corrigé par un seul individu (Aristée, traduit par
Pelletier : 92).

Il conseille à Jérôme de se méfier de son orgueil, qui risque de lui faire croire qu’il est plus
perspicace que les traducteurs qui l’ont précédé. La multiplicité des interprétations ne peut
être que nuisible au poids des Écritures :

Or à cette réflexion te contraindra la religion, qui t’enseigne que l’autorité des divines
Écritures deviendra flottante, si en elles chacun peut croire ce qu’il veut, mais ne pas croire ce
qu’il ne veut pas (Augustin in op.cit. : 54).

On peut dire qu’Augustin a senti d’où viendrait le vent de la Réforme et, s’il n’y avait eu les
invasions barbares à combattre dans les siècles suivants et le sommeil culturel dans lequel
sombrera l’Europe pour quelque temps, on comprendrait aisément la méfiance de l’Église à
l’égard de la traduction.

La lettre à Pammachius  : De Optimo Genere Interpretandi (395/396)

Le  De Optimo Genere Interpretandi n’a pas été rédigé expressément par Jérôme à propos de
ses travaux sur la Bible, même s’il y parle de (la) traduction biblique. Il s’agit en fait d’un
texte de circonstance motivé par les attaques dont il fut l’objet à propos de « sa traduction »
d’une lettre d’Épiphane, évêque de Chypre, à Jean, évêque de Jérusalem.

Cette lettre est prise dans un contexte de divergences et de luttes doctrinales ainsi que de
conflits de pouvoir. La critique d’Origène comptait parmi ses ténors Épiphane de Salamine,
qui était en lutte contre toutes les formes d’hérésie ou les doctrines risquant de les générer.
Son zèle oratoire l’amena à entrer en conflit avec Jean, évêque de Jérusalem. La rivalité de
pouvoir porta sur un problème d’ordination de prêtre pour le couvent de Jérôme : Épiphane,
outrepassant ses droits, ordonna Paulinien, le frère de Jérôme. La réaction de Jean fut violente
et Épiphane tenta de se justifier par une lettre assez agressive mettant en doute l’orthodoxie de
Jean (en raison de son adhésion aux doctrines d’Origène) ; celui-ci réagit par des sanctions
(comportant l’interdiction d’accès aux lieux saints) qui durèrent trois ans.

Indice de la configuration politique et linguistique de la région, cette lettre était rédigée en


grec, langue de culture. Un hôte de passage, Eusèbe de Crémone, demanda à Jérôme une
traduction de ce texte en latin. Bien que Jérôme ait demandé que cette lettre demeurât à usage
personnel, le texte ne tarda pas à circuler et à être l’objet de critiques. Jérôme rédigea alors à
l’intention de son ami Pammachius une lettre d’explication à laquelle il donna l’allure d’un
manifeste.

La lettre de Jérôme date de 395 ou 396 après Jésus-Christ. Plus de quatre siècles la séparent
des remarques de Cicéron. Jérôme donne au titre de sa lettre le tour d'un traité de traduction
qui évoque celui de Cicéron : De Optimo Genere Interpretandi (« De la meilleure méthode de
traduction »).

Ce travail fut, dit-il, exécuté rapidement (un peu comme une traduction consécutive), et dicté
sous sa forme brute à un secrétaire ; Jérôme ajouta dans la marge des annotations pour
indiquer le sens de chaque paragraphe du milieu, et dit au moine de conserver ce travail pour
lui. Dix-huit mois après, la lettre, volée, circulait et les qualités de traducteur de Jérôme
étaient mises en doute. On lui reprochait de ne pas avoir « rendu mot pour mot » et par
exemple d’avoir traduit « honorable » par « très cher » ou encore d’avoir omis certains mots.

Jérôme pose alors son principe général de traduction, qui est d’opérer une distinction entre les
textes religieux et les autres :

Oui, quant à moi, non seulement je le confesse, mais je le professe sans gêne tout haut : quand
je traduis les Grecs - sauf dans les Saintes Écritures, où l'ordre des mots est aussi un mystère -
ce n'est pas un mot par un mot, mais une idée par une idée que j'exprime. (Jérôme 1953 : 59).

D’emblée, il pose deux façons de traduire le grec : l'une sens à sens, selon la méthode
cicéronienne et l'autre (implicitement) littérale pour ce qui est des Saintes Écritures ; ce qui
constitue le véritable sujet de la lettre de Jérôme, c’est la traduction des textes
grecs autres que les Saintes Écritures et il se réclame dans ce domaine des principes exposés
par Cicéron à propos de sa traduction des discours d’Eschine et de Démosthène (De Optimo
genere oratorum, 46 avant Jésus-Christ).

À l’appui de la méthode ici défendue, Jérôme cite d’abord les déclarations de Cicéron à
propos de sa traduction des discours d’Eschine et de Démosthène :

[…] je ne les ai pas rendus en simple traducteur, mais en écrivain, respectant leurs phrases,
avec les figures de mots ou de pensées, usant toutefois de termes adaptés à nos habitudes
latines. Je n’ai donc pas jugé nécessaire d’y rendre chaque mot par un mot ; pourtant, quant au
génie de tous les mots et à leur valeur, je les ai conservés. J’ai cru, en effet, que ce qui
importait au lecteur, c’était de lui en offrir non pas le même nombre, mais, pour ainsi dire, le
même poids (ibid.)

57Et il invoque également cette autre déclaration de Cicéron :

Si, comme je l’espère, j’ai rendu leurs discours en utilisant toutes leurs qualités, c’est-à-dire
les phrases, les figures et la construction, serrant de près les mots, mais jusqu’au point
seulement où ils ne répugnent pas à notre goût, si donc nous n’avons pas traduit tous les
éléments du texte grec, cependant nous nous sommes efforcés d’en reproduire le génie (ibid.).

Voilà une déclaration que ne renieraient pas les auteurs des belles infidèles : « fidélité »
globale, fidélité à l’esprit de l’original mais adaptation aux attentes du public d’arrivée et
exigence de qualités de séduction.

Jérôme rappelle ensuite ce qu’il avait déclaré dans la préface à sa traduction de


la Chronique d’Eusèbe, réalisée lors de son séjour à Constantinople (379-381) :

« Il est malaisé quand on suit les lignes tracées par un autre, de ne pas s'en écarter en quelque
endroit ; il est difficile que ce qui a été bien dit dans une autre langue garde le même éclat
dans une traduction. Une idée est-elle indiquée par un seul mot propre, mais je n’ai pas à ma
disposition de quoi l'exprimer ? Alors, pour chercher à rendre complètement le sens, je
parviens malaisément, et par un long détour, à couvrir la distance d’un chemin qui est bien
brève en réalité. Ajoutez les écueils des hyperbates, les différences de cas, les variantes des
figures, enfin, le génie de la langue lui-même, qui lui est propre et, pour ainsi dire, de son cru.
Si je traduis mot à mot, cela rend un son absurde ; si, par nécessité, je modifie si peu que ce
soit la construction ou le style, j’aurai l'air de déserter le devoir de traducteur ». Et, après de
nombreuses considérations, qu'il serait oiseux de reproduire ici en entier, j'ai encore ajouté
ceci : « si quelqu'un ne voit pas que le charme d'une langue est altéré par la traduction, qu'il
rende mot pour mot Homère en latin ; — je vais aller plus loin : que dans sa propre langue,
mais en vocabulaire prosaïque, il traduise le même auteur : il verra que le style devient
ridicule et que le plus éloquent des poètes manque presque d'élocution ». (Jérôme 1953 : 61)

On relèvera plusieurs remarques capitales dans cette déclaration : Jérôme met en avant
l’inévitable écart qu’il y a d’un idiolecte à l’autre, et ce, même sur le plan intralinguistique ; la
traduction est présentée comme une inévitable dégradation, parce qu'on ne retrouve pas les
mêmes moyens d’une langue à une autre ; le traducteur est tiraillé entre la fidélité aux formes
d’origine et les exigences de la langue d'arrivée. On notera enfin l’étrange perception qu’il a
de la traduction des poètes, qui rapproche ce genre d'entreprise d’une paraphrase
intralinguistique empruntant le cheminement des changements de niveau de langue. Quelques
lignes plus loin, il réitère par une formule lapidaire l’essence de l’idéal cicéronien : « Depuis
ma jeunesse, ce ne sont pas les mots, mais les idées que j'ai traduits » (Jérôme 1953 : 61).
Et il ajoute, pour donner plus de force à sa position, une citation extraite de la préface à la
traduction d'une Vie de saint Antoine  réalisée par Évagre :

« La traduction d'une langue dans une autre, si elle est effectuée mot à mot, cache le
sens ; c'est comme des herbes trop drues qui étoufferaient le semis. Pour s’asservir aux cas et
aux figures, le style, qui pouvait manifester telle idée en bref langage, malgré de longs détours
ou périphrases, ne parvient qu’à peine à l’exposer. C’est pourquoi, pour ma part, afin d’éviter
ce défaut, j’ai, à ta requête, traduit mon saint Antoine de telle sorte que rien ne manque au
sens, s’il manque quelque chose aux mots. A d’autres d’aller à la chasse des syllabes et des
lettres ; pour toi, recherche les idées ». Une journée ne me suffirait pas, si je voulais
reproduire les témoignages de tous les auteurs qui ont traduit selon le sens. Il suffira, pour
le moment, de nommer Hilaire le Confesseur, qui a traduit du grec en latin les homélies sur
Job et beaucoup de traités sur les psaumes ; loin de s’attacher à la lettre somnolente et de se
torturer par une traduction affectée à la manière des ignorants, il a pour ainsi dire capturé les
idées, et les a transposées dans sa propre langue, par le droit du vainqueur. (Jérôme 1953 : 62 ;
c’est nous qui soulignons)

On voit apparaître la métaphore de la traduction comme « lutte », comme « victoire à


remporter », telle qu’elle sera reprise ultérieurement par les partisans d’une démarche
« dynamique ».

Jérôme donne ensuite des exemples concrets pour illustrer le problème des écarts par rapport
à l’original. Ses textes de référence sont les citations des évangélistes, la version des Septante,
le texte hébreu. Les problèmes abordés vont des étoffements dus et indus aux modifications
de l’ordre des mots et des phrases. En guise de conclusion à cet examen, saint Jérôme reprend
le dogme d'une traduction dynamique, visant à la clarté :

De tout cela, il ressort avec évidence que les apôtres et les évangélistes, quand ils
interprétaient les anciennes Écritures, ont cherché le sens, non les mots, et qu’ils n'ont pas pris
grand souci de la construction ou des termes, du moment que l’intelligence en était claire.
(Jérôme 1953 : 69)

Jérôme allègue également en quelque sorte le droit à l'erreur sur le précédent des Septante :

Qu’ils me permettent donc aussi de leur dire : la vie des églises n'est pas compromise, si, dans
une dictée rapide, j'ai omis quelques mots.

Il serait trop long d'exposer à présent tout ce que les Septante ont ajouté de leur cru, ou bien
omis, tous les passages qui, dans les exemplaires de l'Église, sont marqués d'obèles ou
d'astérisques. (Jérôme 1953 : 70)

Enfin, après avoir réaffirmé l'autorité de la version des Septante, Jérôme précise son attitude
anti-littéraliste par une attaque contre la méthode d’Aquila et une défense des impératifs des
langues d'arrivée :
Pour Aquila, prosélyte et interprète méticuleux, qui s’est efforcé de traduire non seulement les
mots, mais encore les étymologies, c’est à bon droit que nous le rejetons. Qui donc, en effet,
au lieu de froment, vin, huile, pourrait lire ou comprendre des mots que nous exprimerions par
versement, cueillette de fruits, splendeur ? Ou parce que les Hébreux ont non seulement des
articles, mais des préarticles, faut-il comme lui, par un zèle fâcheux, traduire les syllabes et
même les lettres, et dire : « avec le ciel et avec la terre », ce que ni le grec ni le latin
n’admettent aucunement ? Nous pourrions tirer de notre propre langue des exemples
analogues. Que d’expressions sont heureuses en grec qui, traduites littéralement, n’auraient
aucune euphonie en latin ! Inversement, des tournures qui nous plaisent, si nous les traduisons
selon l’ordre des mots, déplairont aux Grecs ! (Jérôme 1953 : 71)

On peut dire que la lettre-traité de Jérôme est fondatrice en matière de traductologie, dans la
mesure où sa justification repose sur une observation de la réalité des pratiques. Il en déduit
une typologie des manières de faire basée sur la nature des textes impliqués : sacrés ou
profanes. Sa « méthode » est scientifique dans la mesure où elle fait intervenir de nombreux
exemples de réalisations pour appuyer ses assertions. Il ne faut cependant pas être aveugle au
fait qu’il s’agit d’une justification et que, dans cette entreprise, Jérôme oublie de prendre de la
hauteur. Cette cécité partielle est d’ailleurs liée au contexte de production de cette réflexion :
à ce stade de la pratique et de la perception de la traduction, nous en sommes toujours à une
vision binaire fondée sur l’opposition entre texte littéraire et texte sacré. Il appartiendra à la
traductologie moderne d’élargir la perception d’une gamme plus large de types de textes : pris
dans son désir de se disculper, il ne se rend pas compte ou oublie de voir qu’il traite d’un texte
faisant intervenir des croyances, des professions de foi et que l’on ne peut s’y contenter des
pratiques littérarisantes d’un Cicéron ou des méthodes de simples comptes rendus.

Cela dit, le De optimo genere interpretandi a aussi suscité de nombreux commentaires de
chercheurs en matière de traduction biblique. Nombre d’auteurs ont pris ce texte comme
référence pour indiquer que, dans les Saintes Écritures, Jérôme est délibérément littéraliste, et
ce de son propre aveu. Allant à l’encontre de la Lettre à Pammachius, Lurquin écrit
cependant :

Comme l’avaient fait les Septante et autrement que l’ont fait Aquila et les traducteurs de
la Vetus Latina, Jérôme veut faire revivre pour le lecteur le texte biblique de façon que, dans
sa langue à lui, il puisse connaître les pensées et les sentiments que le texte antique exprimait
dans la langue des hommes d'autrefois.

Un principe guide Jérôme traducteur : rendre non pas le mot à mot du texte hébreu, mais le
sens exact de la phrase dans un latin aussi élégant que possible, « ad sensum » ; selon
l'expression de Georges Mounin : au lieu d'exporter le lecteur vers la culture source, il importe
le texte à traduire dans la culture qui est la sienne. Cette conception qui met la lettre au service
de l'esprit se comprend si l'on se reporte à la formation littéraire classique de Jérôme.
En réalité, une étude approfondie de la production biblique de Jérôme nous apprend que les
solutions adoptées par Jérôme dépendent de chaque cas de figure, comme il s’en explique
aussi à d’autres endroits que la Lettre à Pammachius.

Voyons tout d’abord la métaphore de l’anguille et de la murène, qui remonte indubitablement


à l’enfance de Jérôme en Dalmatie et qui met en évidence le caractère parfois cryptique du
texte biblique :

Obliquus enim etiam apud Hebraeos totus liber fertur et lubricus et quod graece rethores
vocant εσχηματιμενος, dumque aliud loquitur aliud agit, ut si velis anguillam aut murenulam
strictis tenere manibus, quanto fortius presseris, tanto citius elabitur. (Prol. Job : 17-20)

Bien entendu, chez les Hébreux, tout le livre se présente de façon sinueuse et glissante, ce que
les orateurs grecs appellent εσχηματισμενος ; le texte est tortueux comme une anguille ou une
murène ; plus tu veux le serrer dans tes mains, plus il t’échappe.

J’ai accepté vos demandes, pour ne pas dire vos exigences, et ai délaissé l’ouvrage sur lequel
je m’acharnais pour consacrer une nuit entière à cette traduction, rendant le sens plutôt que la
lettre. (traduction C. Balliu)

La Vulgate (390-404)

C’est à Bethléem que Jérôme réalise la traduction latine des Saintes Écritures, connue de nos
jours sous le nom de Vulgate. La décennie 390-400 est particulièrement prolifique puisque
c’est alors qu’il mène à bien sa traduction de l’Ancien Testament. « Chaque année ou presque,
c’est un ou plusieurs volumes de l’Ancien testament qui partent en Occident »:

Une traduction complète, homogène et fiable de la Bible était devenue inéluctable dans le
contexte linguistique, politique et religieux de cette fin du IVe siècle.

Le contexte linguistique

L’importance du contexte linguistique a été souvent mésestimée, alors qu’il est capital à
l'époque. Si l'Empire byzantin était bilingue, la langue grecque, qui avait connu un essor
considérable dans l'Empire romain jusqu’à la fin du IIe siècle après Jésus-Christ, enregistrait
un recul marqué depuis la deuxième moitié du IIIe siècle.

Les besoins en traductions se firent par conséquent plus pressants. Il convient de rappeler que
la Bible ne fut pas introduite dans le monde occidental par les Juifs. Ceux-ci, très nombreux à
Rome depuis le règne d'Auguste, étaient hellénisés : ils lisaient la Loi et les Prophètes en grec,
et les convertis qu’ils faisaient appartenaient au monde grec, presque aussi abondant à Rome
que le peuple purement latin.

Ce sont les prosélytes, en nombre surtout dans les provinces, qui entendaient généralement
mal le grec, et c’est pour eux que l’on traduisit d’abord le Nouveau Testament et ensuite
l’Ancien Testament qui en est sa préfiguration et son introduction (Duchesne 1898 : 106).
Ainsi se manifesta, à l’instar des traductions syriaque (IIe siècle), copte (250-300) ou
arménienne (v. 410), la nécessité de traduire en latin la lettre de la Bible.

On sait par ailleurs que seule la Septante, pour des motifs magiques remontant à
la Lettre d’Aristée, était dépositaire de la vérité divine contenue dans l’original hébraïque et
grec. La Septante étant marquée au sceau d’un littéralisme forcené, le travail de saint Jérôme
allait se révéler particulièrement complexe et ingrat. Ce littéralisme allait jusqu’à dénaturer la
langue grecque : « Quel grec étrange, barbare, scandaleux ! Tours de phrases inouïs,
juxtapositions tenant lieu de déductions logiques, une phosphorescence d’images à perte de
vue, la désolation magique et splendide d'un océan inconnu ».

Le travail de saint Jérôme n’était pas destiné à disqualifier une version grecque précédente
jugée surannée ou sujette à caution, mais à relever un défi purement linguistique où le souci
majeur du traducteur, être le fidus interpres, se devait de s’embarrasser du Verbe divin et de
sa copie grecque pour obtenir une fidélité à un double original et surtout à sa lettre, que la
plume du traducteur ne pouvait en aucun cas altérer.

Les temps étaient donc propices à une traduction latine qui comblerait les lacunes de la Vetus
Latina. En effet, les premières traductions latines des textes sacrés étaient elles aussi
empreintes d’une littéralité servile, garante selon les canons de l’époque d’une fidélité absolue
à la parole divine. Cette littéralité exacerbée visait à rendre le texte accessible au peuple en
évitant un latin trop aristocratique. Les rédacteurs des versions latines de la Bible décalquaient
véritablement le grec de la Septante, ce qui favorisait l'accueil dans la version latine de
nombreux hellénismes, d’une syntaxe copiée sur la Bible grecque et même d’un lexique
formé sur le grec. On pourrait citer en exemples l’abondance des participes caractéristique du
latin d’Église ou encore le succès du génitif absolu. Le respect de l’Église primitive pour le
grec des Septante égalait celui que lui inspirait le grec des Évangiles.

Le contexte politique et religieux

C’est sous Constantin (306-337) que l’Empire romain va retrouver une unité perdue pendant
123 ans. En 313, après sa victoire l’année précédente sur Maxence, Constantin promulgue
l’édit de Milan qui consacre la liberté religieuse. Dès 324 et sa victoire sur Licinius,
Constantin est maître de tout l’empire et sa conversion préalable, tant par intérêt que par
conviction, aboutit à la reconnaissance légale du christianisme. Mieux encore, dès 337, le
christianisme, et lui seul, bénéficie de la faveur impériale, alors que le paganisme n’est plus
que toléré sans être encore persécuté. On peut donc dire qu’à partir de cette date, les positions
traditionnelles respectives du christianisme et du paganisme sont inversées et le court règne de
Julien l’Apostat (361-363) ne renversera pas la tendance.

La grande crise du IIIe siècle peut être attribuée en ordre principal aux trois facteurs suivants :
 les invasions barbares, notamment celle des Germains ;
 l’anarchie militaire dans l’Empire : ce sont les soldats qui font et qui défont les
empereurs ;
 les épidémies et les guerres, qui conduisent à une dépopulation importante et à une
crise économique très grave, même si l’Occident est plus touché que l'Orient, partie riche
de l’Empire où Constantin s’empressera d'ailleurs d'installer sa capitale.

Cette grande dépression va déclencher une véritable crise spirituelle qui conduira au
développement de religions orientales offrant un palliatif spirituel aux affres du temps.
L’incertitude poussera nombre de païens à rechercher un principe divin supérieur derrière le
foisonnement des cultes païens de l’époque. C’est ce contexte qui va favoriser l’émergence du
christianisme, qui deviendra progressivement un mouvement de masse toujours plus structuré.

La seconde moitié du IVe siècle sera d’ailleurs marquée par ce que l’on appelle la réaction
anti-nicéenne, extrêmement puissante puisqu’elle conduira un Ulfila, évêque arien, à créer
l’alphabet gotique31 et à traduire la Bible dans cette langue, afin de convertir les Goths et de
les rallier à l’Empire byzantin.

En 380, Théodose Ier fait du christianisme la religion d’État. En 381, le Concile de


Constantinople consacrera la victoire quasi-définitive de l’orthodoxie en Orient. Pour vider la
querelle, il devint inévitable que la Bible, ferment d’unité dogmatique, fût traduite en latin de
façon monolithique afin de donner une homogénéité cruellement absente de la Vetus Latina.
En d’autres termes, il s’agissait de gagner à la cause du christianisme tant des hérétiques que
des païens.

La méthode de travail
Jérôme s’était déjà consacré à l’étude de l’hébreu dans le désert de Chalcis, avant 382. Il est
certain qu’il le dominait lors de son arrivée à Rome en 382, à la demande du pape Damase
(Grützmacher 1901-1908 : t 1, 99). En témoigne l’extrait suivant :

Dum essem iuvenis, et solitudinis me deserta vallarent [...] me in disciplinam dedi, ut [...]
alphabetum discerem, stridentia anhelantiaque verba meditarer. Quid ibi laboris
insumpserim, quid sustinuerim difficultatis, quotiens desperaverim, quotiensque cessaverim,
et contentione discendi rursus inceperim, estis est conscientia, tam mea qui passus sum, quam
eorum qui mecum duxere vitam. Et gratias ago Domino, quod de amaro semine litterarum,
dulces fructus capio. (Ep. Ad Rusticum Monachum, CXXV, 12)

Quand j'étais jeune et que le désert m’enfermait dans la solitude, je me mis à apprendre
l'alphabet [hébreu] et à étudier une langue aux mots grinçants et rauques. Que d’efforts, que
de difficultés, combien de fois, désespéré, j'ai interrompu une étude que la soif d’apprendre
me faisait ensuite reprendre, je puis l’attester, moi qui ai tant souffert, et ceux qui partageaient
alors ma vie. Mais je rends grâce à Dieu de recueillir aujourd’hui les doux fruits d’une
semence aussi amère. (traduction C. Balliu)

La consonance si particulière de la langue hébraïque fut aussi soulignée, dans des termes
étrangement analogues, par Julien Green :

Le travail de saint Jérôme visera avant tout à se fonder sur la hebraica veritas, c’est-à-dire à
faire une traduction directe, sans intermédiaires, qui l’occupera environ de 390 à 404. Cette
traduction, délibérément philologique et scientifique, s’appuiera sur les Hexaples d’Origène,
un docteur alexandrin, compulsés à la bibliothèque de Césarée. Cet ouvrage, fondateur de la
critique biblique, se compose de 50 grands rouleaux.
Jérôme inaugure une nouvelle conception de la traduction inspirée de Cicéron, qui avait le
goût de la périphrase et de la redondance et affichait un rejet du mot-à-mot. Jérôme veut
latiniser sa traduction dans le droit fil de Cicéron, chez lequel il trouve par ailleurs une
justification à sa démarche : « imponenda nova novis rebus nomina » (de nouveaux noms
imposés à de nouvelles choses). Jérôme le reconnaît explicitement, même s’il prétend être allé
moins loin que Cicéron : « Et pourtant, bien que traduisant non du grec mais de l’hébreu, j'ai
osé dans mes amples transpositions moins de nouveautés que Cicéron n’en a introduites dans
des opuscules bien plus courts ».

Un de ses soucis constants était de concilier les interprétations allégorique et historique, ce qui
le poussa à adopter un apparat critique. Les signes diacritiques utilisés sont les obèles pour
indiquer les ajouts dans sa version, et les astérisques pour indiquer les omissions. La fin des
additions et omissions était signalée par un double point (:). Il s'agit véritablement d'une
intrusion du traducteur dans le texte, au nom de la vérité scientifique.
On peut conclure que Jérôme suit l’idéal d'écriture cicéronien, fuit toute forme de censure et
conçoit la traduction comme un processus « dynamique », créatif, idée reprise au XXe siècle
par un Nida. Ses choix traductifs ont consisté presque toujours en un compromis entre le
besoin de fidélité absolue à la hebraica veritas et les difficultés inhérentes aux différentes
sources et versions qu’elles véhiculaient. Jérôme était conscient de certaines faiblesses dans
ses traductions et revendiquait le droit à l'erreur. Ses propres doutes, mais aussi ceux de ses
détracteurs, ont alimenté le sentiment de tristesse intense qu’il éprouva à la fin de sa vie.

Les dernières années (404-419/420)

La fin de vie de saint Jérôme sera marquée par de nombreux deuils. Paula meurt en 404, elle
qui fut la cheville ouvrière de Bethléem et qui le seconda dans son entreprise de traduction. Il
ne s’en remettra jamais. Eustochium, la fille de Paula, le pousse alors à reprendre son étude,
essentiellement composée de commentaires et de prologues à ses traductions. Il s’attelle aussi
à plusieurs traductions nouvelles.

La Vulgate ne fut reconnue officiellement par l’Église catholique qu’au Concile de Trente
(1546-1548), dans un siècle visiblement stigmatisé par les guerres de religion et où le
catholicisme se devait de nouveau d’asseoir le dogme pour repousser la poussée protestante
en Europe. La Réforme est avant tout une guerre de traducteurs. En 1979, le pape Jean-Paul II
promulguera une Nova Vulgata, qui est la dernière révision officielle du texte.

La vie, la pensée et l’activité traduisante de saint Jérôme sont particulièrement complexes. Les
historiens, et le domaine de la traduction ne constitue pas une exception, tentent trop souvent
d’embrigader la pensée des auteurs dans un schéma théorique étriqué, pour des raisons de
commodité articulatoire. Dans la réalité, les pensées des auteurs sont souvent subtiles et, dans
certains cas, elles peuvent même se contredire. Cette étude le montre.

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