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« INVISIBLES OU PARIAS » FILLES ET GARÇONS DES QUARTIERS

DE RELÉGATION
Horia Kebabza

ERES | « Empan »

2007/3 n° 67 | pages 30 à 33
ISSN 1152-3336
ISBN 9782749208367
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-empan-2007-3-page-30.htm
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Horia Kebabza, « « Invisibles ou parias » Filles et garçons des quartiers de
relégation », Empan 2007/3 (n° 67), p. 30-33.
DOI 10.3917/empa.067.0030
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« Invisibles ou parias »
Dossier
LE PAYSAGE
SOCIAL :
DANS
QUEL MONDE
VIVONS-NOUS ?
Filles et garçons des
quartiers de relégation
Horia Kebabza

L’objectif de cet article 1 est d’explorer les modalités de reproduction


des rapports sociaux de sexe dans les quartiers populaires. Partant de
l’hypothèse que la construction sociale du féminin et du masculin
Horia Kebabza, sociologue, s’exprime au travers d’une division entre les espaces privés et
chargée d’enseignement, publics, comment se jouent les rapports sociaux de sexe ? Que peut-
université Toulouse-Le Mirail. on dire en particulier de la situation des filles et des garçons ? Une
hk@autan.org vision stéréotypée les enferme souvent, par un double processus de

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naturalisation et de victimisation, dans des rôles de garçons violents
1. Les données présentées dans
cet article se fondent sur un
et de filles victimes. C’est autour d’une représentation commune,
travail empirique dans les celle d’une « régression » de la condition féminine, d’une « mixité
quartiers populaires de Toulouse, menacée », que se sont inscrits des thèmes comme les « viols collec-
sur des entretiens de jeunes filles tifs » ou le port du hijab, faisant des garçons et des hommes (arabo-
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et garçons, né(e)s de parents musulmans) des cités des champions du sexisme toutes catégories.
maghrébins, âgé(e)s de 16 à
30 ans. H. Kebabza, Jeunes filles Mais quelles pratiques et quelles sociabilités caractérisent ces
et garçons des quartiers : une jeunes ? Quels éléments nous permettent d’appréhender la question
approche des injonctions de des relations filles-garçons, et celle de leurs « solitudes parallèles » ?
genre, DIV, 2003, rapport
disponible sur :
http://i.ville.gouv.fr/divbib/doc/ke Les relations filles-garçons : normes et injonctions de genre
babza_hommes_femmesinjonctio
ns.pdf Les représentations qu’ont les adolescent(e)s de la masculinité et de
2. Un travail de conceptualisation
la féminité trahissent la persistance de stéréotypes. Et même si l’idée
reste à faire pour nommer d’égalité semble acceptée par la plupart des jeunes, on observe, dans
certains phénomènes sociaux, les pratiques, une répartition des rôles et des dispositions renvoyant à
refuser l’usage de catégories des normes sexuées. De fait, leurs relations sont surdéterminées,
globales comme les « jeunes des
quartiers », au sein desquelles
d’une part par ces normes et un repli viriliste, et d’autre part par un
sont amalgamées des réalités esprit « villageois » sous-tendu par la logique des réputations.
souvent très hétérogènes, et Comme dans tout groupe restreint, des catégorisations existent et,
échapper à la catégorisation de grâce à la structuration panoptique de nombreux quartiers d’habitat
vocable fourre-tout.
social, les activités et les déplacements de chacun-e se trouvent sous
3. D. Lepoutre, Cœur de le regard d’autrui. Ce contrôle social impose des « injonctions de
banlieue, Paris, Odile Jacob,
1997. genre », où l’on oscille entre gratification et menace. Car les risques,
4. Certains auteurs parlent de
en cas de manquement à ces règles, diffèrent selon les sexes.
capital guerrier. T. Sauvadet, Le
capital guerrier : solidarité et Le groupe des pairs au masculin
concurrence entre jeunes de cité,
Paris, Armand Colin, 2006. Actuellement, le « jeune de banlieue » s’affirme comme une figure
…/… symbolique de la remise en question du lien social. Cette figure en

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fait des « ratés de la socialisation », en particu- Mais elles doivent aussi composer avec une
lier en termes d’égalité entre les sexes et de double menace : celle d’être une fille
violences sexistes. En effet, tournant le dos à la « étiquetée », c’est-à-dire souffrant d’une
société et refusant certaines de ses normes, ces mauvaise réputation, ayant potentiellement à
jeunes hommes sont perçus comme des « parias subir des agressions verbales et/ou physiques.
». Or, le monde des « jeunes des quartiers 2 » est Pour elles, réputation et virginité fonctionnent
loin d’être homogène, et la plupart des travaux comme élément de distinction. Elles sont
sociologiques s’accordent aujourd’hui à dire astreintes, par le jeu des réputations, à donner une
que leur place dans le système scolaire est déter- image irréprochable aux autres. Dans leurs
minante pour leur socialisation et leur trajec- discours, elles se distinguent entre « filles
toire future. sérieuses » (par la revendication de leur virginité)
et « filles faciles » (ayant une sexualité libre),
Cependant, face à l’injonction à la virilité, peu réactivant ainsi le clivage entre elles, et la caté-
de jeunes hommes arrivent à se distancier. Le gorisation des filles par les garçons.
risque majeur est d’être exclu du groupe des
pairs, dont la fonction fortement intégratrice La rencontre difficile ou l’évitement amoureux
vient pallier un déficit de reconnaissance
sociale. Ce groupe, souvent monosexué, est Les conséquences directes de ces pressions se
primordial dans le processus de socialisation retrouvent dans les relations amoureuses ou
des jeunes 3, et l’obligation à adopter certaines amicales, qui restent souvent cachées, secrètes.
attitudes est très forte : « Tout ce qu’ils font eux, Filles et garçons, également prisonniers du terri-

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il faut le faire c’est ça. […] Il est obligé comme toire, adoptent un rapport à l’autre sexe qui
les autres, j’sais pas c’est comme s’il était semble être très codifié et empreint de précau-
prisonnier… Il a pas le choix » (Kamel). tions, et où la distance publique est de
rigueur. De ce fait, la rencontre amoureuse est
Le résultat produit des comportements contra- très « délicate » : « Tu sais l’histoire qu’on
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dictoires et ambivalents dans les relations avec entend sans arrêt, dans les quartiers les jeunes
les filles, mais aussi des modes de démonstra- ils sont en difficulté pour l’école, pour le sport,
tion d’une identité masculine menacée. Car c’est surtout pour l’amour qu’on est en diffi-
certains garçons, dépourvus de ressources culté. Le reste, à côté, c’est de la flûte »
économiques, culturelles, scolaires, ne dispo- explique A 6. Pour autant, nombre de jeunes
sent que de ressources corporelles, et leur capi- filles n’hésitent pas à transgresser les règles
tal physique, leur force deviennent une (elles ne nous disent pas tout), et les relations
dimension fondamentale de leur virilité 4. Les filles-garçons sont aussi marquées par des
attitudes virilistes des garçons et les violences logiques d’attachement. Ils/elles démontrent
associées, violences contre soi et contre les ainsi une capacité à créer leurs espaces de
autres, peuvent certes être analysées comme des liberté, même s’ils ne sont pas conformes au
stratégies de défense pour répondre à l’absence discours émancipateur dominant, et à ses
d’avenir, au racisme, etc. Mais les violences normes d’accomplissement amoureux et sexuel.
contre les femmes sont d’abord une réaction à
la résistance des femmes au modèle patriarcal 5. L’espace public et l’enjeu de la mixité
Elles contribuent donc à renforcer l’enferme-
ment dans le groupe, et la limitation des inter- La tendance à la non-mixité du réseau amical
actions avec les filles. est une caractéristique de la sociabilité juvénile
dans son ensemble. Et les travaux comparatifs
Face à « l’éternel féminin »
réalisés sur les réseaux amicaux et amoureux de
l’ensemble des jeunes montrent une forte sexua-
Pour les jeunes filles, l’injonction à la « respecta- tion des identités, où « faire la virilité » semble
bilité » s’adosse à une double exigence : l’obli- être une norme, y compris pour les jeunes
gation, comme pour toutes les femmes, de se hommes des classes moyennes 7. Que peut-on
conformer à leur prétendue nature féminine. dire de l’observation des pratiques de mixité ou

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de non-mixité au sein des espaces publics ? En existe-t-il une spéci-


Dossier
ficité ?
D’une manière générale, l’espace public est avant tout masculin, et
les femmes, qui le perçoivent davantage que les hommes comme un
espace étranger, du fait qu’elles ne s’y sentent pas légitimes, vont
moins l’investir. Malgré une homogénéisation des pratiques quel
que soit le sexe, les femmes dans la rue, hier comme aujourd’hui,
se doivent de ne pas « se faire remarquer, de marcher droit à leur
but 8 ». Les modalités d’accès à l’espace public des jeunes filles et
des garçons des milieux populaires viennent confirmer cette hypo-
thèse.
Les groupes masculins ont une stratégie de visibilisation ; ils occu-
pent les lieux publics du quartier, occupation bruyante et ostensible,
comme s’ils éprouvaient le besoin de manifester publiquement leur
droit à le faire. La dimension protectrice, rassurante, face à un
« hors-quartier » vécu comme hostile et dominateur, émerge de
façon sous-jacente. Leur cité devient un des seuls lieux où les
jeunes hommes peuvent prouver leur masculinité, et ils réactuali-
.…/… sent le clivage masculin/féminin sur la partition du public/privé.
5. P. Bourgois, En quête de respect,

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C’est probablement pour cette raison qu’ils se sentent autorisés à
Paris, Le Seuil, 2001.
« protéger » (disent-ils) les filles. Ils leur rappellent que l’espace
6. P. Duret, Les jeunes et l’identité
masculine, Paris, PUF, 1999.
public, construit socialement, est un espace dangereux pour les
femmes. Cela vient légitimer leur surveillance et le contrôle de leur
7. D. Pasquier, Cultures lycéennes. La
tyrannie de la majorité, éditions sexualité.
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Autrement, 2005. F. Maillochon, « Le


jeu de l’amour et de l’amitié au lycée :
De ce fait, le contrôle et la menace que représente « la mauvaise répu-
mélange des genres », dans Travail, tation » sont autant de contraintes qui ne permettent pas aux jeunes
genres et sociétés, n° 9, 2003. Pour filles de prendre pleinement place dans la sphère publique. Cette
une analyse de la masculinité en séparation des espaces et des sexes, qui se manifeste par une visibi-
milieu rural, voir N. Rénahy, Les gars
du coin, Paris, La Découverte, 2005.
lité masculine, constitue un enjeu de pouvoir, où l’exclusion des filles
a pour corollaire l’assurance (pour les garçons) que la question
8. M. Perrot, « Le genre de la ville »,
dans Communications, L’hospitalité, sociale posée par les « banlieues » se conjugue au masculin.
no 65, 1997.
9. G. Felouzis, L’apartheid scolaire, la « Où sont les filles ? »
ségrégation ethnique dans les
collèges, Paris, Le Seuil, 2005. Ces mots résonnent comme un leitmotiv pour nombre d’acteurs
10. L’investissement dans l’emploi, sociaux qui continuent à percevoir les jeunes filles comme canton-
domaine où elles échappent en partie nées dans l’espace domestique. Invisibilité présumée, car si leurs
au contrôle, représente toujours une pratiques montrent qu’elles investissent peu les structures d’accueil
stratégie d’émancipation (comme pour de jeunes, elles révèlent aussi que leurs modes d’occupation des
l’ensemble des femmes).
espaces de proximité diffèrent de celui des garçons. Si ces derniers
11. L’idée de race, socialement
construite, demeure un concept ont des lieux de rencontre fixes, les filles ont tendance à déambuler,
opératoire pour comprendre des à être en mouvement. Elles sont souvent plus nombreuses que les
rapports sociaux racialisés. C’est garçons à avoir une vie à l’extérieur du quartier. Autant d’éléments
pourquoi « la notion de race doit être qui contribuent à rendre leur présence moins visible.
promue au rang de production sociale
analysable au même titre que les Par ailleurs, les jeunes filles s’engagent, consciemment ou non,
autres productions sociales » : C. dans des formes de micro-résistances face à ces hiérarchisations
Guillaumin, Sexe, race et pratique du
pouvoir, l’idée de nature, Paris, Côté- sociales et/ou sexuelles, où leur assignation de genre, parfois
Femmes, 1992. accompagnée de violences sexistes, est le prix à payer. Face aux

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« Invisibles ou parias ». Filles et garçons des quartiers de relégation

injonctions et aux pressions, elles répondent par ceux qui, disposant d’un capital scolaire plus
des stratégies de contournement de la domina- élevé, mettent en place d’autres stratégies.
tion, qui naviguent entre conformité apparente à
la norme, stratégie d’invisibilité et dépassement En définitive, les relations entre les sexes dans
des frontières de genre. les quartiers populaires apparaissent comme la
conséquence d’une organisation sociale globale,
Ce « non-consentement » à la domination où les sociabilités filles-garçons s’adossent à la
masculine s’exprime dans un jeu avec les fron- domination masculine. Et, asymétrie de genre
tières de territoire et/ou de sexe, et un déplace- oblige, dans les milieux populaires comme
ment sur un axe visibilité-invisibilité. Selon la ailleurs, le corps des femmes et celui des
désignation sociale dont elles font l’objet, elles hommes ne remplissent pas la même fonction :
se déplacent sur cet axe en fonction du poids de au féminin, il est un objet sexué ; au masculin,
la rumeur, des réputations qui se font et se il est censé représenter une force de travail. Le
défont, et de la « note » qu’elles se verront attri- corps des hommes est un corps public qui s’ex-
buer sur le marché matrimonial. Certaines filles, tériorise, celui des femmes est un corps privé,
socialisées dans le respect des normes domi- qui est subordonné à celui des hommes et à leur
nantes en matière de féminité, peuvent parfois appropriation.
en retirer des « bénéfices secondaires », ce qui
explique que la virginité soit devenue pour Mais plus loin, les différents rapports de domi-
certaines un capital à préserver. Quant à l’inves- nation qui traversent les relations entre filles et
tissement dans la scolarité, « l’apartheid garçons, les oppressions conjuguées de sexe,

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scolaire 9 », qui contraint les adolescent-e-s à se mais aussi de classe et de race 11, sont autant
retrouver dans un entre-soi permanent, est de d’éléments explicatifs de comportements peu
moins en moins un espace pertinent pour échap- « lisibles ». Prendre en compte ces articulations
per aux injonctions normatives du quartier10. devient un enjeu pour comprendre les impasses
actuelles de notre société. Car si nous voulons
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* aider des jeunes à rompre ces logiques, et


* * promouvoir un cercle vertueux de « désassigna-
tion » des genres, cela signifie sans aucun
Contraint-e-s de se faire une « place » au sein de doute, rompre avec nos propres normes
la cité, à défaut d’en posséder une dans la sexuées, et lutter contre le processus de mise à
société, filles et garçons se sont construit de l’écart, social et racial, qui enferme les habi-
nouvelles normes, en adéquation avec leurs tant(e)s des quartiers populaires dans une alté-
ressources, accentuant l’écart avec celles et rité – chaque jour davantage – indépassable.

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