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Histoire du droit dans le bassin méditerranéen

INTRODUCTION
Il est nécessaire avant d’entrer dans le vif du sujet de déterminer les deux
termes autour desquels tourne le cours.
Une histoire du droit permettra d’aborder celui-ci d’un point de vue
archéologique ou diachronique, c'est-à-dire sur la durée envisageant ainsi ses
naissances et ses parcours afin d’éclairer ses formes présentes. Unr histoire
du droit est ainsi du droit comparé dans le temps et non pas dans l’espace.
S’agissant de l’espace, à présent, c'est-à-dire du cadre géographique dans
lequel s’inscrit notre recherche, nous avons choisi la méditerranée.
Mais il y a lieu de se poser une question : cette Méditerranée est-elle une, ou
bien est-elle plurielle ? Est-elle une synthèse ou bien une sédimentation de
civilisations ?
La Méditerranée est sans aucun doute plurielle, l’ampleur et la variété des
espaces qu’elle borde en est la preuve comme nous allons le voir plus loin.
Elle aussi à la fois le théâtre d’une synthèse et d’une sédimentation de
civilisations qu’i s’y sont succédées ou s’y sont chevauchées. Certains
ramènent ce vaste et riche espace à deux entités à savoir un versant sémitico-
punique et un versant indo européen.
Méditerranée signifie mer du milieu ou mer intérieure. C’est une mer entre
les terres, serrées par elles1. La méditerranée est une mer tricontinentale
qui borde l’Afrique l’Europe et l’Asie. Elle est ouverte à l’ouest par le
détroit de Gibraltar et par l’Est par les Dardanelles et le canal de suez.

1
Fernand Braudel, La méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tome I, La
part du milieu, Paris Armand Colin Livre de poche, 1990, p. 29.

1
Plusieurs civilisations y sont nées, La Mésopotamie, l’Egypte, La Grèce,
Les perses, Les Phéniciens, Rome, les Berbères, Carthage, d’autres sont
venus s’y installer comme les arabes et les turcs/ottomans.
Ces trois continents qui s’ouvrent sur la méditerranée expliquent à la fois la
complexité de cet espace et sa richesse. Complexité dans la mesure où il ne
représente pas une unité homogène ni en termes géographiques, ni en termes
historiques, ni en termes ethnologiques, richesse car c’est cette absence
d’homogénéité qui a permis le brassage de civilisations aussi puissantes que
celles de la Mésopotamie, de la Grèce, de Carthage ou de Rome.
On peut diviser cet espace méditerranéen riche et complexe de différentes
manières soit en opposant la rive nord à la rive sud de cette mer, soit en
opposant son bassin occidental délimité par le détroit de Gibraltar qui la relie
à l’Océan Atlantique à son bassin oriental bordé par le détroit des
Dardanelles et le canal de Suez. Le bassin occidental longe le continent
africain, c’est à dire le Maroc, l’Algérie, La Tunisie et la Lybie, l’Egypte puis
côté nord, l’Espagne, la France, l’Italie avec des Iles comme La Sicile, La
Sardaigne, La Corse. Le bassin oriental de la Méditerranée est lui le plus
important quant à son apport à l’histoire de l’humanité et des civilisations, la
Grèce, la Mésopotamie, la Phénicie. Ce bassin est composé de plusieurs mers
secondaires, la Mer Etrusque, la Mer Adriatique, (avec l’Italie d’un côté, les
Balkans de l’autre avec des Etats comme la Croatie, l’Albanie, la Bosnie-
Herzgovine, la Slovénie de l’autre) la Mer Ionienne et la Mer Egée qui
bordent la Grèce.
- Les pays africains qui bordent la méditerranée : Maroc, Algérie
Tunisie, Lybie, Egypte.
- Les pays asiatiques qui bordent la méditerranée : Syrie, Liban,
Palestine, Chypre, Turquie.

2
- Les pays européen qui bordent la méditerranée : Espagne, France,
Italie, Bosnie Hezegovine, Croatie, Grèce, Albanie, Slovénie,
Monténégro, Malte, Monaco, Grande Bretagne (Gibraltar)  
A partir de ces quelques repères géographiques, nous pouvons voir à quel
point cet espace a été et est resté dynamique, et a fait l’objet de continuelles
structurations et restructurations.
En effet depuis l’antiquité jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle
environ quatre civilisations ont dominé le bassin méditerranéen, civilisations
qui ont pris la forme d’Empires, qui se sont partagés et ou disputés cette mer
qui baigne, comme nous l’avons indiqué, trois continents, l’Afrique, l’Europe
et l’Asie !
La civilisation grecque, la civilisation carthaginoise, la civilisation
romaine et la civilisation arabo musulmane constituent les différentes
identités de la méditerranée, (les arabes étant des peuples étrangers au
monde méditerranéen, issus d’Arabie ils ont investi les pays qui bordent
la méditerranée en vue de les islamiser, ils ont fini par s’y installer.)
Ces différentes civilisations, se sont souvent fait la guerre certaines
d’entre elles ont colonisé d’autres suite à ces guerres. On sait bien que
Rome a fini par conquérir Carthage après l’avoir détruite, que cette
même Rome a aussi battu la Grèce pour régner sur le vaste Empire
qu’elle possédait. Que les arabes eux-mêmes par la suite ont dépossédé
Rome de sa province africaine, qui était conne sus le nom d’Africa
Romana, et qui couvre l’actuelle Afrique du Nord, que l’Empire
Ottoman a régné sur les Balkans comme il a régné sur l’Afrique du nord.
Mais ce que les historiens observent également, c’est que ces
civilisations se sont mutuellement influencées, consciemment ou
inconsciemment. Des échanges, des mélanges, dont on trouve la trace
dans les monuments archéologiques, dans la littérature, dans nos

3
coutumes, mais aussi et surtout dans nos institutions juridiques
notamment, qui prouvent ces influences réciproques.
Ces influences ne se font pas toujours dans un seul sens, c'est-à-dire du
vainqueur vers le vaincu. Car celui qui est battu dans la bataille accepte
la domination de l’étranger qui a envahi son pays, mais refuse souvent
l’assimilation, l’intégration, c'est-à-dire qu’il refuse de renoncer à ce qui
constitue sa particularité culturelle notamment.
L’historien Paul Veyne, dit à ce sujet que les grecs, par exemple, après
l’annexion de la Grèce à l’Empire Romain ont continué à dire « vous
romains et nous grecs », ils méprisaient les romains auxquels ils étaient
convaincus d’être supérieurs, ils continuaient à parler leur propre
langue, le grec mais ça ne les empêchaient pas de soutenir l’Empereur
romain de le défendre contres ses ennemis en servant dans son armée et
dans son administration.
On peut faire la même remarque à propos du rapport des carthaginois
avec Rome, ceux-ci pouvaient très bien se battre dans l’armée romaine
tout en étant fier d’être les descendants d’Hannibal 2. On peut aller plus
loin en rappelant que Carthage, ou ce qui devient l’Afrique romaine, a
fini par donner des empereurs à Rome. En effet, toute la dynastie des
Sévère par exemple est de souche africaine.
Mais il est peut être important de relativiser l’idée d’antagonismes et
d’oppositions qui caractérisent l’espace méditerranéen et dont nous avons
parlé tout à l’heure.
En effet, quelque chose fait incontestablement l’unité de cet espace. La
méditerranée a été le siège de civilisations qui ont accordé une attention
particulière au droit et qui ont profondément influencé celui-ci, des
civilisations dont les institutions juridiques gardent encore des traces dans les
systèmes juridiques contemporains.

2
Paul Veyne, Op. cit., pp. 165-166.

4
L’importance de l’apport juridique de ces civilisations se situe aussi bien
dans les institutions juridiques elles-mêmes comme l’atteste l’apport de
l’Egypte et de la Mésopotamie, que dans la pensée du droit et sa
conceptualisation comme c’est le cas de la Grèce.
Mais l’histoire du droit ce n’est pas seulement l’étude des institutions et des
concepts juridiques, elle est aussi l’étude de leur naissance, de leur évolution
et de leur déclin.
Aussi aborderons-nous dans un premier temps les naissances du droit où il
sera question des différentes formes qu’a connu le droit en méditerranée
avant d’aborder quelques institutions juridiques phares qu’a connu l’espace
méditerranéen.

Chapitre I, Les différents processus de naissance du droit


L’étude de ces différentes formes que le droit a pu revêtir à travers le temps
révèle que les trois grands états qu’il a connu ne sont pas des états successifs
mais des états qui ont coexisté qui se sont enchevêtrés qui se sont tantôt
tolérés tantôt repoussés.
Nous nous arrêterons pour étudier ces différents états ou âges du droit, sur
celui où le temps est un élément déterminant pour la constitution de la règle
juridique (section 1) ensuite celui où le sacré a été déterminant pour assoir
l’autorité du droit (section 2) pour en arriver à au temps où la volonté des
hommes a été déterminante pour la construction de la règle de droit ce sera
l’âge des législateurs(section 3)

- Section - I - Le droit par le temps  : La coutume


§ 1/ Les données du problème
La coutume est souvent associée à des sociétés peu structurées mais est-ce
réellement le cas ? Une réponse positive signifierait que les coutumes soient

5
totalement évacuées des sociétés modernes et contemporaines ce qui ne
correspond pas à la réalité, puisque nous avons encore des niches de relations
sociales qui sont encore régies par des règles coutumières.
Mais entendons-nous d’abord sur ce qu’est la coutume. Il serait intéressant de
partir de trois citations au sujet de la coutume avant de l’envisager sur le fil
de l’histoire du droit.
Cicéron3 affirme le caractère obligatoire de la coutume, il rapproche celle-ci
de la loi et considère qu’elle partage avec elle son fondement à savoir la
volonté populaire générale (voluntas omnium). Mais Cicéron ajoute que
cette volonté est exprimée de manière directe et spontanée dans la
coutume sans recours aux modes formels de production du droit. L’autorité
de la coutume est fondée sur l’ancienneté et l’usage et sur la constance de
son application concrète qui prouve son existence et son approbation par le
peuple.
Beaucoup plus tard, et plus précisément au XVIème siècle, Michel de
Montaigne4 considère, la coutume comme un ensemble d’actes publics et
paisibles ayant acquis par leur ancienneté et leur répétition – une fois
n’est pas coutume – force de loi sur un territoire donné.
Voltaire5, en observant l’état des coutumes en France à son époque
constate : « Il y a dit-on cent quarante-quatre coutumes en France qui ont
force de loi. Ces lois sont presque toutes différentes. Un homme qui voyage
dans le pays change de loi presque autant de fois qu’il change de chevaux de
poste … il n y a guère de coutumes qui n’ait plusieurs commentateurs et tous,
comme on croit bien, d’un avis différent … Dieu ait pitié de nous ? »
On peut déjà dire à la fois à partir de la définition de Montaigne et de la
vision critique de Voltaire au sujet de la coutume que celle-ci se caractérise

3
Cicéron juriste et homme politique romain du 1er siècle AC, citation tirée de son livre « De
Inventione », ouvrage sur la rhétorique ou art de parler et de convaincre, art nécessaire au métier de
juriste.
4
Philosophe français du XVIème siècle
5
Penseur français du XVIIIème siècle

6
par sa territorialité et plus précisément par son caractère local puisque chaque
région, plus même chaque localité a ses coutumes propres.
Mais partir de ces citations en particulier à propos de la coutume, a pour
objectif d’abord de mettre en évidence les éléments constitutifs de celle-ci,
mais aussi de pointer du doigt ses points faibles ou bien les problèmes qu’elle
soulève
Toute société a besoin de s’organiser, de pacifier les rapports entre ses
différentes composantes. Répondre à ce besoin va se faire dans un premier
temps sans l’intervention, sans le secours de juristes, de professionnels du
droit qui par définitions n’existaient pas à ces époques reculées.
D’un autre côté, on sait que les humains sont, généralement, attachés à
l’ordre et à la stabilité. C’est ce qui explique que le droit soit rarement
révolutionnaire, qu’il a tendance à laisser faire le temps, à suivre son cours et
à consacrer ce qu’il suscite comme habitudes, mœurs puis coutumes. Le
prestige de la tradition et le souci de l’ordre, expliquent l’attachement
des peuples aux usages et aux coutumes.
C’est sans doute pour cette raison que le droit est né très tôt dans les sociétés
humaines, mais c’est aussi pour cette raison qu’il a vu je jour sous cette
forme coutumière, c'est-à-dire sous cette forme douce, dans laquelle on se
contente de laisser faire le temps ou de suivre le cours des besoins. Mais au-
delà de ce constat sociologique, il est nécessaire de donner une définition
claire à la coutume et de la distinguer de concepts voisins.
1/ Les éléments constitutifs de la coutume et les problèmes qu’elle pose
Quelles sont les caractéristiques de la coutume et les raisons qui expliquent
que les hommes y ont eu recours, comme forme de réglementation de la vie
sociales ?
Deux points doivent être examinés. Le premier est de déterminer la
différence quelquefois difficile à établir entre les habitudes, les mœurs et la
coutume. Le second est de saisir à partir de la définition de la coutume les

7
points faibles qui permettront de réfuter l’idée selon laquelle elle constitue le
mode de production le plus démocratique du droit.
Ces points faibles nous permettront de voir qui précisément parmi les
hommes est attaché à certaines coutumes et donc à leur maintien ainsi qu’à
celui de l’ordre établi, et qui parmi eux est hostiles à ces coutumes et va
chercher donc à les écarter ce qui va permettre plus tard de comprendre les
conditions dans lesquelles la loi a pris naissance et a supplanté la coutume, en
tant que source principale du droit.
1/ Concernant le premier point, on sait que le temps crée des habitudes. A
l’échelle individuelle ou à l’échelle d’un groupe (ce qui veut dire qu’une
habitude peut-être strictement personnelle, qu’elle n’est pas
nécessairement sociale), ce temps qui passe finit toujours par donner
naissance à des façons de s’habiller, de se nourrir, de parler, ainsi notre vie
quotidienne est-elle remplie de ce type d’habitudes qui finissent par devenir
des repères pour chacun de nous mais aussi par créer des automatismes dans
notre comportement.
Toutefois, une habitude on peut la changer quand on veut ou quand cela
devient nécessaire, que ce soit individuellement ou à l’échelle du groupe et ce
changement d’habitudes n’entraine aucune sanction de quelque nature
qu’elle soit, ni sociale, ni morale ni encore moins juridique.
Les mœurs quant à elles diffèrent des habitudes sur un point, c’est qu’elles
ont nécessairement un caractère social, c'est-à-dire qu’elles concernent
toujours les rapports qu’entretiennent les membres d’un groupe entre eux et
ne peuvent pas être conçues à l’échelle individuelle.
Ce sont des règles qui commandent le comportement des individus au sein
d’un groupe et qui déterminent même parfois les types de rapports entre ces
membres. La particularité des mœurs par rapport aux habitudes c’est
que leur rupture ou bien leur inobservation entraine une sanction,
cependant leur particularité par rapport à la coutume, c’est que cette

8
sanction est purement morale et non pas juridique, c'est-à-dire qu’elle
peut se traduire par le blâme du groupe par la réprobation , par le
mépris par la mise à l’index ou la mise au ban de la société, mais
n’entraine pas de sanction juridique prononcée par un juge et appliquée
par le pouvoir étatique.
C’est en effet ce dernier élément qui distingue la coutume des habitudes, et
des mœurs. En effet, en plus de l’effet du facteur temps dans son apparition et
en plus de la nécessité de son rattachement à un groupe social et au rôle
régulateur des comportements et des rapports qu’elle y joue, l’inobservation
d’une coutume entraine la mise en œuvre d’une sanction qui est de
nature immédiate ( contrairement par exemple à la sanction de
l’inobservation d’une règle religieuse) et matérielle (contrairement la
sanction des mauvaises mœurs qui est de nature morale), comme
l’emprisonnement ou bien l’amende qui est prononcée et appliquée par un
pouvoir étatique et non pas par la société.
2/Le second point concerne une question qui se pose toujours lorsqu’on
aborde la coutume et qui est relative à l’élément psychologique dans la
définition de celle-ci. En effet la définition largement admise de la coutume
est qu’elle constitue « un ensemble d’usages… qui ont acquis force
obligatoire dans un groupe sociopolitique donné par la répétition d’actes
publics… Définition donnée depuis plus de deux mille ans par Cicéron
comme nous l’avons vu.
Dans cette définition nous retrouvons un élément où le temps joue un rôle
essentiel, élément qu’on qualifie de matériel, qui est la répétition constante,
c'est-à-dire sans contestation, d’un acte ou d’une série d’actes, sur un laps de
temps plus ou moins long. Mais nous retrouvons aussi un autre élément
déterminant, l’élément psychologique, qui est la conviction partagée au sein
du groupe, selon laquelle cet usage est juridiquement contraignant et qu’une
autorité étatique sanctionnera son inobservation.

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Toutefois, l’on sait d’expérience que dans la mesure où par définition, il n’y a
pas de trace écrite de la coutume il est toujours difficile à l’historien comme
au juriste d’attester son existence ou de l’étudier et de dire surtout quand
exactement est-ce qu’elle est née. De même qu’il n’y a rien dans la théorie
du droit qui dise le nombre de répétitions nécessaires d’un acte ou d’un
comportement pour que cet acte ou comportement accède au rang de règle de
droit.
Certes, les cours de justice jouent un rôle important en matière de droit
coutumier. Leurs décisions confirment, clarifient et interprètent les
coutumes, mais les difficultés de prouver la coutume ralentit et rallonge
les procédures judiciaires et prolongent ainsi le temps de l’incertitude à
propos de la confirmation ou non de l’existence d’une coutume.
Quant à la conviction partagée selon laquelle ce comportement est
obligatoire, il est lui aussi difficile à prouver dans la mesure où il constitue un
élément psychologique et qu’il ne peut être prouvé que négativement par
la preuve de l’inexistence d’une contestation sociale de son statut de règle
de droit.
Certains juristes, cependant, considèrent que la coutume peut naitre d’un
accord lui-même issus de longues négociations tout comme elle peut être
l’expression de la volonté du plus fort6
Si les coutumes naissent d’une volonté commune, sans l’aide des techniciens
du droit, elles sont souvent le résultat de la lutte entre forces sociales
opposées, car une société n’est jamais un groupe totalement homogène, mais
est constituée de différences et d’antagonismes, qui sont normalement gérés
de manière pacifique mais peuvent quelquefois dégénérer en conflits.
A partir de cette idée, la coutume n’étant pas écrite il faut prouver son
existence, surtout lorsqu’elle est contestée ou lorsqu’elle invoquée devant un
juge pour la solution d’un litige. Ce qui veut dire qu’en fin de compte, c’est

6
J. Gaudemet, Les naissances du droit , p. 33

10
toujours l’intervention d’une autorité qui certifiera, lors de la
contestation d’une coutume, de l’existence de celle-ci, il appartiendra au
juge de déclarer que la coutume en cause existe effectivement, et pour ce
faire, il exigera des parties au conflit d’apporter la preuve qu’elle existe, cette
preuve se fait généralement au moyen de témoignages.
Cependant, l’on sait que tous les témoignages ne se valent pas mais que
c’est la position sociale du témoin qui est déterminante de sa crédibilité.
Et c’est ce qui confirme ce qu’on disait au départ à savoir le fait que la
naissance de la coutume est souvent le résultat d’une lutte entre faction
sociales.
On peut donc déduire de ce qui précède que les caractéristiques de la
coutume font à la fois sa force et sa faiblesse.
Ce qui fait sa force, c’est qu’elle semble être la plus spontanée des formes de
la règle de droit, (on peut dire dans le langage d’aujourd’hui, la plus
démocratiques de ses formes) elle n’est pas imposée, en apparence, par qui
que ce soit, ni par un homme ni par un dieu, mais est le fruit d’un accord
implicite des membres d’une communauté, sur une manière de se conduire et
de vivre ensemble, qui progressivement acquière une forme obligatoire. Elle
est dira-t-on aujourd’hui, le fruit de la volonté populaire. La coutume ne
force rien, ni les mœurs ni les habitudes, la coutume ne s’impose à
personne elle est acceptée par tous.
C’est là du moins l’apparence des choses et là on en arrive au point faible
de la coutume, car le fait qu’elle soit non écrite, le fait qu’elle reste
toujours incertaine, jusqu’à ce qu’elle soit attestée par le pouvoir, soit
d’un juge, lorsqu’elle est invoquée dans un procès, soit d’un Roi lorsque
celui-ci entreprend de la codifier, la rend dépendante de la volonté de
l’une de ces autorité.
Ce qui nous conduit à la question du destin qu’a connu la coutume et la place
qu’il a occupé dans les grandes civilisations de la méditerranée

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§ 2/ Le destin et la place de la coutume dans les civilisations
méditerranéenne
Dans l’Orient ancien, qu’il s’agisse de l’Egypte, de la Mésopotamie, il est
difficile d’attester l’existence de coutumes et ce en raison de l’absence
d’études systématiques sur le droit dans ces régions du monde. Nous savons
que la civilisation pharaonique aussi bien que la civilisation mésopotamienne
connaissaient une pratiques très développées du droit mais n’avaient pas
entrepris une réflexion sur ce dernier comme ce fut le cas pour la Grèce par
exemple. Nous supposons cependant que ces deux civilisations
essentiellement agraires, avaient développé des coutumes très élaborées
notamment pour encadrer l’irrigation, même si nous n’avons pas de traces
directes de celle-ci.
Le code de babylonien de Hamourabi, loi écrite par excellence, fait
cependant références à des coutumes, qu’il intègre dans son texte, qu’il
amende ou bien précise.
Nous avons peu de choses chez ces peuples sur le fondement de l’autorité de
la coutume et surtout sur son rapport à la loi.
Dans la Grèce antique où on ne retrouve pas non plus de réflexion à son sujet,
elle n’est pas désignée par un nom spécifique mais tout simplement par
l’expression « loi non écrite », « Agraphos-nomos ».
Ce n’est qu’avec les romains, peuple de juristes par excellence que nous
trouvons une réflexion sur la coutume. Cette dernière est présentée comme
venant d’un consentement tacite à quelque chose. Mais le plus intéressant
dans la perception romaine de la coutume, c’est l’idée selon laquelle celle-ci
peut contrevenir à la loi, elle peut l’amender (ce qui est inadmissible dans le
droit moderne). Ainsi des lois peuvent être abandonnées d’un accord

12
unanime et des prescriptions législatives peuvent être abrogées par
consentement tacite des personnes intéressées.
Ainsi, pour les romains, la coutume, si elle est raisonnable, crée le droit
et elle peut même l’emporter sur une loi écrite.
Nous trouvons donc chez les auteurs romains, trois éléments de la coutume
les deux premiers sont qu’elle doit être ancienne et unanime, le troisième
c’est qu’elle doit être raisonnable.
Dans la Rome des temps archaïques, c'est-à-dire du temps de la monarchie
vers le VIIIème siècle AC, on peut lire dans la petite histoire du droit romain
de Pomponius7 que « après l’expulsion des rois, le peuple romain vécut sous
un droit incertain et une quelconque coutume, plutôt que sous une loi
promulguée … » Mais après cette époque lointaine où, comme le laisse
entendre cet extrait de Pomponius, la coutume était dans sa définition même
quelque chose d’incertain aux yeux des juristes, on commence à s’y
intéresser comme un forme à part entière du droit, on lui accorde enfin le
respect qui lui vient de l’idée qu’il s’agit de ce les anciens ont établi comme
règle de conduite.
Mais cette reconnaissance de la coutume comme règle de droit ne la libère
pas du statut marginal qu’elle a occupé sous la monarchie et sous la
République à tel point que les catalogues des règles de droit les plus
important tels que ceux établis par des juristes comme Gaius 8, Pomponium ou
Papinien ne lui accordent guère de place.
Il faudra attendre l’avènement de l’Empire pour que la coutume prenne une
place importante dans le droit romain et ce pour une raison très particulière.
En effet, l’expansion de l’Empire sur trois continent a conduit à la conquête
de peuples dont beaucoup étaient très évolués à tout point de vue y compris
sur le plan juridique.

7
Juriste romain du IIème siècle A-JC
8
Juriste du IIème siècle après JC

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Cependant, les romains ne pouvaient reconnaitre à ces peuples le génie
d’avoir des systèmes de droit aussi élaborés que le droit romain c’est
pour cette raison que s’ils leur ont permis de conserver leurs spécificités
juridiques dans la régulation de leurs relations sociales mais ont qualifié
ces règles de coutumes locales, même si ces règles n’étaient pas à
proprement parler des coutumes juste parce qu’ils refusaient de les
hisser au rang du droit romain codifié.
Quelle que soit la place que la coutume a occupé dans ces différentes
civilisations qui ont peuplé la Méditerranée, elles ont connu une évolutin
assez singulière.
En effet, les gens ont, en général, besoin de sécurité et ne peuvent laisser
leurs relations familiales ou sociales, leurs activités commerciales,
l’exploitation des terres pour ne citer que ces quelques exemples, à
l’incertitude des règles coutumières. De là est venu donc le mouvement de
rédaction des coutumes que l‘on doit distinguer des codifications des lois.
En effet la compilation des coutumes, que l’on voit apparaître en Europe à
partir du XIIème siècle, n’est pas dans un premier temps effectuée par des
autorités publiques, c'est-à-dire à l’époque par les rois, car il s’agissait surtout
de compilations privées qui étaient entreprises par des juristes dans un but
pratique, celui de leur faciliter leur travail.
Mais transcrire les coutumes permettait la publicité des règles de droit ce qui
permettait une plus grande efficacité au travail des juristes qui plaidaient
devant les cours, de même qu’elle garantissait une plus grande sécurité
juridique aux personnes, leurs droits et obligations étant clairement établis
dans des textes.
Toutefois la rédaction privée des coutumes ne leur offrait pas l’authenticité
nécessaire à leur autorité devant les cours. Surtout qu’elle était parfois
l’occasion non pas de fixer une règle déjà existante mais d’en créer une
nouvelle. Cette pratique a conduit à accentuer la territorialisation des règles

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de droit et plus précisément leur régionalisation, ce qui a contribué à
accroitre la disparité des régimes juridiques et leur différence d’une
région à une autre. C’est pour cette raison que la transcription des
coutumes est devenue aussi une entreprise royale et très tôt s’est donc posé le
problème de savoir si ces coutumes, une fois écrites, avaient la même valeur
que la loi et pouvaient donc lui contrevenir ou non.
En fait l’intervention de l’autorité royale dans le processus de
codification de la coutume, dépasse le simple souci d’offrir à ses sujets un
minimum de sécurité juridique, la codification lui permet plutôt de la
contrôler voire même de la modifier ou de la moduler en fonction de son
intérêt ou de ce qu’il considère comme étant l’intérêt de la communauté.
La rédaction « officielle » des coutumes est souvent un processus de
sélection de ce que l’autorité royale désire conserver et ce qu’elle veut
abandonner comme pratiques en matière de droit.
En effet, il est d’abord important de noter que les coutumes interviennent
essentiellement dans le domaine du droit privé, tel que le statut des
personnes, le mode de détention des biens, les successions, les obligations et
contrats, ou encore le droit pénal et que ces règles coutumières sont plus
importantes que celles qui régissent le pouvoir d’Etat et ses institutions. Ce
rôle des coutumes dans ce secteur des relations sociales s’explique par le
caractère beaucoup plus complexe et développé de celles-ci ce qui nécessite
un corpus de règles juridiques très étoffé, alors que les relations qui se
rapportent au pouvoir et aux institutions étatiques restent rudimentaires et
tournent essentiellement autour des règles relatives à la dévolution du
pouvoir.
Ces règles coutumières sont nées, non seulement en dehors de l’autorité
royale mais différent en fonction des régions qui ont été leur foyer de
naissance, le projet de leur rédaction s’est inscrit dans une tentative pour

15
les monarques de récupérer leur pouvoir et la manifestation de leur
souveraineté dont une des plus importantes est la production du droit.
Comme nous l’avons déjà dit la supervision royale de la rédaction des
coutumes permet au roi par le biais d’un filtrage de celles-ci d’inscrire celles
qu’il désire conserver et d’enterrer celles qu’il juge inutile ou inefficace ou
indésirables, pour une raison ou une autre. Cette rédaction dirigée lui permet
aussi d’ajuster ces règles de droit, c'est-à-dire de modifier ces coutume à
l’occasion de leur rédaction.
L’évolution de la forme de la coutume a donc constitué une des voies par
lesquelles la monarchie a récupéré ses pleins pouvoirs et a pu vaincre la
féodalité en réunifiant juridiquement le royaume, ceci, du moins, pour
l’Europe du Moyen-Age.
Mais la transcription officielle des coutumes, en raison du rapprochement qui
s’en est suivi, avec les lois écrites, a posé la question de savoir quelle valeur
allaient avoir désormais ces coutumes « écrites », auront-elles la même valeur
que la loi ce qui leur permettrait de modifier celles-ci ou lui contrevenir
(consuetudo contra legem) ou bien restent-elles dans une position subalterne
par rapport à elles.
Cette questions a toujours divisé les juristes puisque certains d’entre eux
défendent l’idée selon laquelle une coutume même écrite reste une coutume
et garde ainsi sa valeur infra législative, alors que d’autres soutiennent l’idée
contraire et considèrent que l’intervention royale dans la rédaction de la
coutume constitue une authentification de celle-ci et lui donne dès lors la
même valeur que la loi.
Une autre forme du droit en question est celle où le droit n’est pas
l’expression d’une volonté humaine mais d’une volonté transcendante.
Il s’agit du droit sacré qui a depuis longtemps posé et pose encore le
problème du rapport du droit à la religion.

16
- § - 2/ Le droit sacré

La méditerranée a été longtemps un foyer religieux important, qu’il s’agisse


des religions païennes ou des monothéismes, la méditerranée en a été et reste
encore un cadre et un témoin important.
Emmanuel Kant disait que « toute religion consiste en ce que nous
considérons Dieu, pour tous nos devoirs, comme le législateur à
respecter », ce qui renvoie au rôle joué par la religion dans la quête de
légitimité du droit.
Cependant, le rapport de la religion au droit a toujours été très tendu. Droit et
religion se rencontrent et même se confondant parfois, mais il arrive aussi
qu’ils entrent en conflit.
La religion est ainsi invoquée tantôt pour juger le droit, pour l’évaluer, pour
le déclarer juste et justifier ainsi le devoir d’obéissance à ses injonctions, ou
bien le déclarer au contraire injuste et justifier la désobéissance.
C’est ainsi par exemple qu’au Vème siècle AC, Sophocle met en scène
Antigone qui s’oppose à la loi du Roi Créon, qui avait refusé une sépulture à
son frère. Antigone déclare cette loi injuste parce que contraire à la loi des
dieux elle choisit donc de se rebeller contre la loi du Roi et de lui désobéir
même si cela devait lui coûter la vie.
Mais la religion peut aussi être critiquée et rejetée au motif qu’elle n’est
qu’un prétexte invoqué par les détenteurs du pouvoir pour fonder leur autorité
et imposer l’obéissance à leur volonté.
Quoiqu’il en soit il y a lieu de distinguer pour appréhender le rapport
qu’entretient la religion avec le droit d’avant les religions monothéistes de
celui porté par ces dernières.
En effet, on peut voir essentiellement deux modèles de droit fondé sur le
sacré. Le premier, est celui où les divinités sont des êtres supérieures à

17
l’homme mais qui ne vivent pas dans un monde à part, séparé des hommes,
ce sont aussi des « êtres » nombreux et aussi diversifiés que les activités
humaines elles-mêmes, avec une spécialisations et une hiérarchisation entre
eux. Chacun divinité ayant à s’occuper d’une branche de la vie sociale et
chacune d’elle représentant un concept ou une valeur, reconnus dans la
société, comme la justice, la guerre, la paix etc.
Le second est celui où cette force extérieure et supérieure à la volonté et au
pouvoir des hommes, est abstraite et UNE, c’est le cas des religions
monothéistes.
A- Le droit à l’ombre des religions anté-monothéistes.
Très tôt les hommes se rendent compte que le monde dans lequel ils vivent ne
peut s’expliquer par lui-même ni ne peut servir à lui seul de fondement à
l’ordre social. C’est pour cette raison qu’ils se projettent dans un monde
surnaturel, qu’ils considèrent comme idéal et parfait et en font donc soit un
modèle à imiter soit la source des commandements qu’ils devront suivre.
Ce monde est appelé en latin (la langue des romains) SACER, c'est-à-dire
sacré et il est nettement séparé du monde des humains.
Dans cette optique on considérait que la volonté divine pouvait approuver ou
désapprouver le comportement des hommes et pouvait donc le protéger ou le
punir. On essayait de deviner la volonté des dieux pour la suivre et la
respecter et éviter ainsi un châtiment. On allait même jusqu’à établir un
calendrier dans lequel on marquait les jours fastes et les jours néfastes,
c'est-à-dire les bons et les mauvais jours, et bien évidemment les réunion
des assemblées, pour délibérer des décisions publiques ne pouvaient se
faire que les jours fastes ceux dans lesquels on pouvait s’assurer la
protection et la bénédiction des dieux. On peut donc voir à quel point la
vie politique était liée à la religion et commandée par elle.
Cette vision des choses est propre à tout le monde antique mais on peut en
prendre comme exemple la religion chez les Grecs puis chez les romains.

18
Si on lit, par exemple, Hésiode9, on découvre dans son poème « les travaux et
les jours » le fonctionnement de ce monde des dieux et surtout le rôle qu’il
joue dans la construction du droit dans les sociétés antiques.
Il nous explique, en effet, en se servant de l’image d’un combat des dieux, le
glissement progressif du fondement du pouvoir, de la violence et la ruse
vers la justice, un mythe donc dans lequel il nous apprend que la justice est
un don fait par le dieu Zeus aux hommes, afin qu’à la différence des
animaux ils ne s’entre-dévorent pas, mais soient réciproquement justes
les uns envers les autres10.
Quelle image prend cette justice minimale selon l’allégorie portée par
l’œuvre d’Hésiode? Pour le savoir, il faut d’abord voir quelle violence elle est
venue chasser ?
Les premiers éléments mis en scène par Hésiode, dans son récit sont, en
effet, la violence et la ruse. Ils sont illustrés par une série de luttes pour le
pouvoir.
On y voit, d’abord, le dieu Cronos détrôner son père Ouranos et ensuite, Zeus
à son tour, fils de Cronos, renverser lui aussi son père. Cette série de
violences va pourtant finir par céder la place à un ordre dominé par une
justice minimale afin de mettre un terme au cycle interminable de cette
violence.
Le dieu Ouranos, par crainte de la puissance virtuelle de ses enfants, les
empêchait de sortir à la lumière et les tenait prisonniers du ventre de leur
mère, (Gaïa) la terre, voici là le premier acte violent.
Mais cet acte violent symbolise aussi un attachement à ce qu’on pourrait
considérer comme une première approche de la souveraineté. La
souveraineté étant un pouvoir qui ne peut faire l’objet d’un partage, qui
doit rester entre les mains d’un seul, dieu ou homme peu importe.

9
Poète grec du VIIIème siècle avant JC
10
Hésiode, Les travaux et les jours, Paris les belles lettres,

19
L’un des enfants d’Ouranos, Cronos réussit pourtant à s’échapper et pour, à
la fois, se venger et prendre la place de son père, il la castra, second acte
violent.
Cronos du fait de son acte vengeur et violent, nourrit la même méfiance à
l’égard de ses propres enfants, et craignant qu’ils ne lui fassent, ce que, lui-
même, a fait subir à son père, (encore une fois un souci de conserver le
pouvoir entre ses seules mains), entreprit de les manger, troisième acte
violent.
Là encore, l’un de ses enfants, Zeus, en l’occurrence, grâce à la ruse de sa
mère, réussit à échapper à la folie meurtrière de son père et entreprend à son
tour de le tuer, dernier acte violent.
Jusque-là le pouvoir n’est pas fondé sur un quelconque principe de
légitimité mais est arraché par la violence
Mais à partir de ce dernier acte, va commencer la recherche d’une véritable
légitimité, sur laquelle devra se fonder désormais le pouvoir politique qui
n’aura plus besoin de violence pour s’imposer. Cette recherche va se traduire
par une série d’actes de conciliation dans lesquels on peut voir les premiers
éléments de l’idée de justice.
C’est avec Zeus que ce nouveau modèle va naître. Le premier acte
pacificateur de Zeus est son acte libérateur. Zeus va d’abord libérer ses frères
et sœurs que son père, Cronos, entreprenait d’engloutir un à un. Il libère
ensuite ses oncles fils d’Ouranos que ce dernier tenait prisonniers dans le
ventre de la terre (Gaïa).
De cet acte libérateur va naître un pacte entre ces prisonniers d’une part et
Zeus d’autre part. L’acte de libération, en tant que promesse de
protection, faite par Zeus à l’égard de ses frères et de ses oncles,
engendre une obligation de soutien et d’alliance de ces derniers vis-à-vis
de lui. Nous sommes en présence ici d’un premier modèle de justice

20
fondant l’organisation sociale et qui consiste en la réciprocité des
engagements.
Ce même acte de libération engendre un autre engagement, celui de
permettre à chacun de vivre sans entraves tant qu’il n’essaie pas
d’attenter à la vie d’autrui. C’est là la deuxième expression de l’idée de
justice.
C’est par cette parabole que les grecs ont essayé d’expliquer les origines des
règles qui régissent la vie dans la cité, règles qu’ils ont présenté comme étant
posées par les dieux afin que les hommes s’y soumettent et dont les plus
importantes sont d’abord le respect de la vie de l’autre, ensuite, le respect de
la parole donnée, c’est à dire le respect des engagements conclus avec les
autres.
La théologie grecque avait une fonction d’abord didactique, c'est-à-dire
qu’elle était destinée à montrer aux hommes la meilleure façon de vivre dans
une communauté, la meilleure façon d’éviter la violence. Mais elle avait
aussi de ce point de vue, en quelque sorte, une fonction idéologique, dans
la mesure où elle justifiait la soumission à la règle. Paul Veyne disait à ce
sujet, qu’en « donnant des raisons élevées au lieu de montrer sa force, on
incite autrui à se soumettre délibérément et pour des raisons
honorables »11.
Les grecs ont été, ainsi, les premiers à procéder à cette identification du droit
à la justice, et ce sont leurs mythes qui nous donnent une clé de lecture de
cette association.
Mais pourquoi se sont-ils tournés vers les mythes pour tenter de répondre à
ces questions ?
Il faut savoir que les mythes font partie de ce que l’on pourrait appeler la
Raison Hellénique et dans un célèbre ouvrage intitulé « les grecs ont-ils cru
à leurs mythes ? », l’historien Paul Veyne essaie d’expliquer en quoi consiste

11
P. Veyne, Les grecs ont-ils cru à leurs mythes ? op. cit. p. 90.

21
cette raison. Il a essayé dans sa recherche de répondre, à la question de savoir
ce que sont exactement les mythes, quel rôle ils ont joué dans la civilisation
grecque ? Les mythes constituent-ils de l’histoire déformée ? Est-ce de
l’histoire amplifiée ? Est-ce un mensonge collectif ? Ou est-ce une allégorie,
une métaphore ? Ou est-ce tout cela à la fois ?
Paul Veyne en arrive à la conclusion suivante, c’est que la mythologie
grecque, sert de modèle d’explication et de justification de l’ordre
juridique et politique. Les dieux sont à la fois divinités et concepts, dans le
sens où chacun d’eux représente un acteur mais aussi une idée, une valeur, il
y a un dieu pour la bonne foi, un dieu pour la victoire, un dieu pour le
courage un dieu pour la justice etc.
Le mythe avait un contenu qui se situait dans un monde idéal, dirions-nous
aujourd’hui. Le récit dont il prenait la forme était cru pour ce qu’il était, pour
la simple et bonne raison que les grecs à cette époque n’avaient pas d’autres
modalités de savoir, ne disposaient pas d’autres sources de savoir que celles
véhiculées par des personnes, en qui ils avaient confiance, soit en raison de
leur réputation, soit en raison de leur statut social, soit encore, plus
simplement, parce que les grecs pensaient que ces personnes qui véhiculaient
ces mythes n’avaient pas de raison ni d’intérêt à mentir.
Mais en raison d’une répartition inégale du savoir entre les différentes
couches sociales, le pouvoir d’expliquer et de justifier le devoir d’obéissance
à une norme, reviendra à quelques-uns seulement, il suffira pour les autres de
croire et d’obéir.
Ce type de savoir construit par le biais du mythe, va persister jusqu’au
développement de la physique dans les cités grecques, avec sa nouvelle
conception de la vérité. En effet cette nouvelle génération de penseurs, qui ne
sont plus de simples poètes mais des physiciens et des philosophes, le droit se
trouve dans la nature qu’il suffit d’observer, pour en tirer les lois qui doivent
organiser la vie des hommes.

22
L’univers a d’abord connu le chaos, ensuite avec la naissance du ciel, de la
terre, de la mer, du jour de la nuit, les lois de l’univers sont nées pour
maintenir tous les éléments de la nature mais aussi les rapports entre les dieux
et les hommes et entre les hommes eux-mêmes dans un rapport d’harmonie
c'est-à-dire de stabilité et de paix.
Nous verrons que les choses ne vont pas changer de façon fondamentale avec
la naissance des monothéismes.
Mais avant d’en arriver au monothéismes, nous allons voir, que la religion et
les dieux ont un autre statut et une autre fonction chez les romains, même si
le recours au sacré chez eux vient du même sentiment que nous avons évoqué
chez les grecs à savoir que le monde des humains autant que la société
humaine ne peuvent s’expliquer par eux-mêmes.
Cette représentation du rôle de la religion dans la Rome antique va jusqu’à
dire que, le terme religio est une création latine, et les romains se faisaient un
honneur d’être un peuple religieux. A l’origine les romains vouaient surtout
un culte à leurs ancêtres si bien que chaque famille avait ses propres divinités
les divinités de la maison.
Cicéron déclarait à ce sujet « Qui est assez dépourvu de raison, quand il a
compris qu’il existe des dieux, pour ne pas comprendre que leur puissance a
causé la naissance, l’accroissement et la conservation d’un empire tel que le
nôtre ? … ce n’est pas par le nombre que nous avons surpassé les Espagnols,
ni par la force les Gaulois, ni par l’habileté les Carthaginois, ni par les arts les
Grecs, ni enfin par ce bon sens naturel et inné lié à cette terre les Italiens eux-
mêmes et les Latins, mais, c’est par la piété et la religion (pietate ac
religione), c’est par cette sagesse exceptionnelle qui nous a fait percevoir que
la puissance des dieux règle et gouverne tout, que nous l’avons emporté sur
tous les peuples et toutes les nations »
Ce qui explique sans doute le fait que l’aspect rituel de la religion et son
rapport quasiment quotidien, non seulement avec le déroulement de la vie

23
sociale mais aussi de la vie politique, est beaucoup plus prononcé chez les
romains que chez les grecs. La religion romaine est d’abord et avant toute
chose une affaire de rite et non une affaire de spiritualité.
Effectivement, la religion romaine est nettement différente des autres
religions qu’elles soient antique comme celles du monde grec ou égyptien ou
qu’elle se rattache aux monothéismes. La religion romaine ne repose pas
tellement sur la foi et l’adhésion de cœur à une divinité quelconque, elle sert
plutôt à délimiter et à définir ce qui est permis et ce qui est interdit
beaucoup plus qu’à distinguer le bien du mal, c’est pour cette raison
qu’elle a joué un rôle fondamental dans la mise en place de règles de
conduite sociales.
Autre élément caractéristique du sens religieux chez les romains, c’est la
reconnaissance par ces derniers de la qualité de dieux aux dieux des autres.
Les dieux des voisins, les dieux des étrangers et même les dieux des étrangers
étaient reconnus comme tels et étaient donc respectés. D’ailleurs la religion
romaine, dont on avait dit qu’elle tournait autour des cultes des ancêtres,
s’est progressivement enrichie au fur et à mesure des conquêtes de l’Empire,
Rome ayant emprunté beaucoup de rites et de croyances aux peuples qu’ils
ont conquis notamment les grecs.
En effet, au moment de la conquête de Carthage voici ce que les prêtres
romains ont déclamé : « S’il est un dieu s’il est une déesse qui ait sous sa
protection le peuple de l’Etat de Carthage, et toi le grand dieu chargé de
protéger cette ville, je vous prie, je vous conjure et je vous demande en grâce
d’abandonner le peuple et la cité de Carthage, de quitter les demeures, les
temples, les lieux sacrés et la ville, de vous éloigner d’eux d’inspirer à ce
peuple et à cette ville la crainte, la terreur et l’oubli et près être sortis de
chez eux de venir à Rome, chez moi et chez les miens de trouver plus
agréables nos demeures et nos temples … »

24
Nous avons vu que les divinités grecques correspondaient à des concepts et à
des valeurs comme l’amour, la guerre la justice etc. Les dieux romains eux
correspondaient à des puissances qui ne demandaient pas à être adorées mais
plutôt à être apaisées. Les romains cherchaient à obtenir leur appui ou leur
soutien, à les avoir de leur côté pour chaque acte qu’ils devaient entreprendre.
Pour s’assurer les bons rapports avec les dieux, il y avait dans la religion
romaine deux principes ou deux techniques essentielles, celle du
formalisme d’abord, celle de la réciprocité ensuite. On voit ainsi que le
passage de la religion au droit n’est pas difficile puisque ces deux
principes occupent eux-mêmes une place importante en droit.
Concernant le formalisme, la religion romaine consiste en un ensemble de
rituels et de formules qu’il faut connaître et exécuter à la lettre et c’est le
prêtre et plus exactement le pontife qui sait quelle formule il faut dire pour
chaque occasion dans le but de mettre les dieux de son côté. Il est le gardien
de la religion, seul capable de définir l’acte licite et s’il ne l’est pas quelle est
la nature de la réparation nécessaire pour calmer la colère des dieux.
L’Empereur romain est le Pontife c’est-à-dire le plus grand prêtre, et tous les
autres officient sous son autorité. Il existe d’ailleurs en plus de la religion
domestique c’est-à-dire le culte propre à chaque famille, un culte impérial
c’est-à-dire un culte rendu à la personne de l’empereur dans une
cérémonie dirigée par lui et ce culte est obligatoire sur l’intégralité du
territoire de l’Empire. Le refus du culte de l’empereur est non seulement un
affront mais un crime. Les premiers chrétiens ont été persécutés non pas
seulement parce qu’ils adoraient un Dieu autre que les divinités romaines,
mais aussi parce qu’ils refusaient le culte impérial. A sa mort l’empereur
est déifié (contrairement à l’Egypte antique où le pharaon est déifié de son
vivant)

25
Le caractère fortement rituel de la religion romaine a servi de modèle au
droit romain devenu lui aussi extrêmement exigeant quant au respect des
formalités et procédures pour la validité d’un acte juridique quel qu’il soit.
Il s’en est suivi un droit fondamentalement processuel où le respect des
formules à dire et des gestes à accomplir sont essentiels notamment dans le
domaine du droit privé.

Cet aspect fortement processuel du droit romain a eu un impact sur le mode


de formation des juristes et la connaissance du droit. Le droit a en effet été
dans la civilisation romaine essentiellement une affaire d’experts, de juristes
professionnels qui, à l’image des prêtres gardiens de la religion étaient eux
les gardiens du droit.
Le droit romain privé notamment, a été pour une grande part le produit de
juges et de jurisconsultes il a été un droit jurisprudentiel beaucoup plus que
de forme législative. Même l’enseignement du droit n‘était pas ouvert à tout
le monde mais réservé à un cercle fermé d’initiés, tant l’apprentissage était
difficile et délicat.
Quant au second principe caractéristique du droit romain il concerne la
réciprocité ou le donnant-donnant. Ce principe qui fondait les relations
hommes/dieux va passer aux relations hommes/hommes.
Si le votum et le devotio ‫ التضرّع التوسّل‬dans les relations hommes/dieux repose
sur l’idée selon laquelle le suppliant demande l’aide des dieux ou leur soutien
avant de partir en voyage, ou de faire commerce, ou encore d’engager une
guerre et promet de leur construire un temple si leur aide est attribuée, une
fois le succès est garanti, les dieux s’étant acquitté de leur part, il
appartiendra au suppliant d’exécuter à son tour sa part de l’obligation.
C’est ainsi par exemple que nous avons un récit qui date de la République où
un général offre sa vie en sacrifice pendant la guerre et cherche effectivement

26
à se faire tuer au combat, afin qu’en retour les dieux mânes (les âmes des
ancêtres) garantissent à Rome la victoire dans cette guerre.
Cette relation hommes/dieux est l’exact modèle de la relation juridique
de type contractuel, où l’exécution préalable du cocontractant entraine
pour l’autre partie une obligation d’exécuter à son tour sa part du
contrat.
L’idée de contrepartie, d’équilibre dans les relations hommes/hommes est
l’exacte réplique de la relation entre l’homme qui fait une promesse aux
dieux afin qu’ils le soutiennent et qu’une fois les dieux lui ont accordé leur
appui, ils se trouvent dans l’obligation à son tour d’exécuter la promesse qu’il
avait faite pour obtenir cet appui.
Ainsi tout ce qui relève, en droit, du domaine des obligations et des contrats
vient et est calqué sur les relations de réciprocité qui liaient à l’origine les
relations des hommes aux divinités.
Voilà donc comment les grecs et les latins chacun à sa façon a tiré profit l’un
du récit l’autre de la pratique de la religion pour construire le droit qui
gouverne les hommes.

- B –Le droit et le sacré dans les religions monothéistes.

Concernant les trois monothéismes d’abord, à savoir le Judaïsme, le


Christianisme et l’Islam, sachons que les deux premières religions sont nées
en Palestine, c'est-à-dire dans la région méditerranéenne et que l’Islam, même
s’il est né en Arabie, a très tôt investi cette zone dans son mouvement
d’expansion.
Concernant, à présent, la représentation du droit dans ces trois religions. Ce
que l’on peut dire et sans entrer dans les détails, c’est que nous restons dans
le même rapport de verticalité que nous avons observé dans les religions

27
païennes, c'est-à-dire que le droit trouve sa source dans une volonté et une
raison extérieure et supérieure à l’homme. Mais il trouve sa source cette fois-
ci, dans la volonté divine telle que révélée à ses prophètes.
Cependant le même problème s’est posé dans les mêmes termes pour ces
trois religions à savoir le degré de pénétration des textes sacrés dans la
réglementation juridique proprement dite, car dans les textes sacrés des trois
religions, les règles de conduite en société se mélangent à un grand nombre
de récits qui se rapportent aux prophètes et à un grand nombre de préceptes
relatifs à la foi.
Il a fallu donc depuis l’origine réfléchir sur les rapports entre ces règles et sur
la possibilité des dissocier les règles de conduite sociales des autres
composantes des textes sacrés.
Mais ce n’est pas tout, même lorsqu’on a réussi à individualiser les règles de
conduite sociales, le problème qui s’est très tôt posé dans les trois
religions concernant ces règles est de savoir si elles sont immuables ou
bien si elles sont susceptibles d’être contextualisées, et donc sont objet à
interprétation. ‫القرآن قديم أم مخلوق ومحنة المعتزلة‬
Dans le cas où on a accepté l’idée d’une contextualisation des textes sacrés et
de la possibilité de les interpréter, il a fallu répondre à une autre question, à
savoir qui est autorisé à interpréter ces textes ? Sachant que celui qui est
autorisé à interpréter les textes est celui qui a le pouvoir de dire le droit.
Les trois religions monothéistes ont adopté une attitude comparable sur ces
questions. Les autorités habilitées à détenir les textes sacrés, à les interpréter
pour en déterminer la signification, les commandements et les interdits, se
sont montrées jalouses du pouvoir que le sacré leur donne en tant
qu’interprètes autorisés, de ce pouvoir qu’ils ont sur les hommes. Mais les
sociétés qui ont accueilli ces religions ont adopté des attitudes différentes à
l’endroit de cette racine religieuse des règles qui commandent leur conduite
et leurs rapports réciproques.

28
1/ Le droit et la tradition juive
Selon la tradition juive, moïse reçut la loi écrite en même temps qu’il a reçu
la loi orale constituée des dix commandements.
Le noyau central de la révélation faite à Moïse tourne, en effet, autour d’une
idée fondamentale et fondatrice à la fois à savoir l’alliance entre Dieu et les
hommes mais pas tous les hommes, entre Dieu et le peuple d’Israel.
Cette alliance est un pacte dont l’initiative a été prise par Dieu les termes de
ce pacte tournent autour de l’engagement du peuple d’Israel à adorer UN
SEUL Dieu. L’alliance est aussi une injonction faite aux hommes de suivre
un certain nombre de règles dans leur vie sociale. Dieu n’ordonne pas
seulement d’abandonner l’adoration des autres divinités païennes, il ordonne
et commande aussi l’observance d’un certain nombre de règles pour
l’organisation de la vie en communauté.
Le droit hébraïque est un droit formalisé. La Halaka se fonde, en effet, sur un
certain nombre de sources légitimes ou reconnues (la Bible, le Talmud de
Babylone … ) . Pour l’aspect juridique ce sont les cinq premiers livres de la
Bible appelés Torah, qui ont force de loi. Dans cette perspective le texte
biblique dans la tradition juive n’est pas perçu comme étant uniquement un
référentiel éthique.
Les commandements qui composent le droit hébraïque sont considérés
comme étant littéralement extraits du texte biblique.
On peut lire dans le Deutéronome 4, 2 : « Vous n’ajouterez rien à ce que je
vous ordonne et vous n’en retrancherez rien, mais vous garderez les
commandements de Yahvé votre Dieu tels que je vous les prescris »). Mais
d’un autre côté le Talmud (traité Sanhedrin, 4, 2) reconnaît qu’il n’y a pas de
vérités préexistantes et définitives dans la loi juive, son interprétation
dépendant de la majorité des interprètes à chaque génération. L’idée donc de
contextualisation du texte sacré n’était pas totalement absente du cercle
religieux hébraïque.

29
L’essentiel du code de conduite dicté par Dieu à Moïse, est constitué par ce
qui s’appelle le décalogue ou les dix paroles pour les juifs, puis repris par les
chrétiens sous le nom des dix commandements. De ces règles de conduite ont
été tirées certaines règles qui ont été reprises par les deux autres
monothéismes.
Mais en dehors du premier de ces commandements qui comme on l’a dit
impose à l’Homme d’adorer le Dieu seul et unique YAHWE (HOUWWA
ALLAH) nous avons d’autres commandements qui s’apparentent clairement
à des règles de conduite sociale beaucoup plus qu’à des règles relatives au
culte, comme par exemple Tu ne tueras point, Tu ne voleras point, Tu ne
mentiras pas (faux témoignage), Tu ne désireras pas injustement le bien des
autres.

La Bible ou bien l’Ancien testament est constituée de trois grands textes que
sont la Torah (la genèse, l’exode, le lévitique, les nombres, le deutéronome)
le Ketouvim (koutoub) le Névi’im (‫)كتاب األنبياء‬
Même s’il n’existe pas d’Eglise, au sens de l’Eglise catholique, dans le
judaïsme, il existe tout de même un clergé ‫ َكهَنَة‬. Ce dernier s’est constitué de
façon tardive c'est-à-dire postérieure à l’époque des patriarches (Abraham
Isaac et Jacob). Ce clergé appartient à une classe fermée, seule la famille de
Lévy (une des 12 tribus d’Israël) a le monopole du clergé, ce dernier
constitue donc une institution de caractère héréditaire.
Les prêtres disposent de privilèges matériels comme l’exemption de l’impôt
par exemple. Mais le plus important des pouvoirs du clergé est celui qui se
rapporte au monopole dont il dispose dans la codification et l’interprétation
des textes sacrés.

30
Cependant, à côté de sa fonction religieuse, dans la mesure où il est
responsable du culte, le clergé hébraïque a aussi une fonction politique
puisqu’il lui revient de diriger la communauté.
A partir du 3ème siècle après JC l’aristocratie sacerdotale crée une assemblée
(le sanhédrin) qui devient à la fois une cour de justice et un conseil au
gouvernement. On reste donc dans un système d’enchevêtrement du
juridique, du politique et du religieux.
L’interprétation des textes sacrés est de la compétence des rabbins, qui sont
également des juges pour toutes les questions qui relèvent de la loi juive. Sur
la base de leur connaissance des textes sacrés, ils sont appelés à donner aux
individus qui en ont besoin, les solutions à des problèmes qui n’ont pas été
directement traités par la Bible, et ce par un processus d’interprétation qu’on
peut comparer à l’Ijtihad en droit musulman.
Dans cette optique la solution à tout problème social peut et doit trouver sa
solution dans la religion. Celle-ci est appelée à régler la vie des hommes sur
terre et non pas seulement les relations entre les hommes et leur créateur.
Ainsi, ce que l’on peut observer c’est que le judaïsme est une religion qui
constitue, jusqu’à aujourd’hui la source du droit dans plusieurs domaines de
la vie sociale, notamment dans le droit de la famille ou statut personnel.
On peut même aller plus loin en revenant à la déclaration de création de
l’Etat d’Israël du 14 mai 1948, où il est affirmé que « l’Etat d’Israël…sera
fondé sur la liberté, la justice et la paix selon l’idéal des prophètes
d’Israël. »
Ce qui signifie que l’ordre politique aussi bien que l’ordre juridique de cet
Etat trouve son fondement dans la religion et non dans la volonté des
citoyens.

2/ Le christianisme

31
On sait que le Christianisme est une religion qui se présente comme une
réforme du judaïsme, dont les règles sont jugées avoir été perverties par les
prêtres juifs. Jésus lui-même était membre de la communauté juive.
Ceci explique que juifs et chrétiens ont en commun un texte fondateur à
savoir la Bible.
Le Christianisme nés donc du judaïsme et contrairement à celui-ci va se
propager de manière rapide dans tout le bassin méditerranéen et ce en raison
de la domination de ce dernier par l’Empire romain.
Mais avant cette expansion, les premiers chrétiens vont vivre une période de
persécutions. En effet, alors que dans un premier temps ils sont tolérés dans
l’Empire tout comme les communautés juives, lorsqu’ils commencent à
prendre des prénoms chrétiens plutôt que des prénoms romains et refusent
d’assumer les magistratures et les fonctions publiques, dont l’exercice exige
la pratique des rites propres à la religion romaine, cette attitudes est jugée
hostile à l’Empire et donc à l’Empereur et engendre un mouvement de
persécutions aussi bien dans l’Empire Romain d’Occident (Rome) que
d’Orient (Constantinople).
Avec la christianisation de l’Empereur Constantin 12, non seulement les
persécutions prennent fin mais le christianisme devient la religion de
l’Empire.
Concernant le droit canonique, à présent, il est constitué de dogmes qui ont
pour fonction le salut des âmes et pas seulement la réglementation des
conduites. Ces règles de conduites sont décidées notamment lors de
Conciles.
Le Concile est une assemblée constituée d’évêques de l’Eglise catholique ou
orthodoxe. Il se réunit en vue d’établir les dogmes et la doctrine catholiques
et de prendre des décisions qui constituent l’équivalent des lois. C’est donc
une assemblée où se réunissent les évêques pour légiférer pour le compte de
12
Flavius Valerius Aurelius Constantinus né le 22 février 272 proclamé Empereur romain en 306 il
règnera jusqu’à sa mort en 337 il se convertit au christianisme en 326.

32
l’Eglise. Le Concile est en principe convoqué par le Pape mais il est possible
aussi qu’il soit convoqué par une autorité laïque c’est-à-dire par un Prince ou
un Empereur. Cependant, aucun canon c’est à dire aucune loi ne peut être
adoptée si elle n’est pas approuvée par l’autorité ecclésiastique qui préside le
Concile dont elle va émaner.
La violation des canons par les chrétiens est sanctionnée par un tribunal
ecclésiastique (religieux) notamment dans affaires relatives au droit de la
famille (mariage, testament etc.) mais aussi dans les affaires pénales.
Mais l’effet du droit canon décline surtout à partir du XVIII ème siècle avec
la sécularisation croissante des sociétés occidentales. Cette sécularisation qui
n’est pas autre chose que le retrait de la religion de l’espace civique mais
aussi la séparation de l’Eglise et de l’Etat, est paradoxalement potée par le
Christianisme dès son origine sur deux points :
Le premier est que sur la base d’une des déclarations de Christ, le
christianisme a permis l’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui le
concept de laïcité, c'est-à-dire la possibilité d’un droit humain à côté du droit
divin, indépendant de lui et non fondé sur ses dogmes.
En effet, on connait bien la réponse faite par Jésus aux juifs qui voulaient le
piéger en lui demandant est-ce qu’on doit obéir aux commandements de Dieu
ou bien à ceux de César question à laquelle Jésus répondit : il faut rendre à
César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu.
C’est à partir de là que le christianisme et toutes les civilisations qui s’en
réclament ont pu penser un droit laïc, dont l’élaboration se fonde sur la
volonté des hommes et non pas sur celle de Dieu et ont pu donc considérer
que le rapport de l’Homme à son créateur est une question purement
personnelle dont l’Etat n’a pas à se mêler.
Le second est que le christianisme repose sur une Eglise, et avant l’apparition
des schismes (le grand schisme XIème siècle) et les réformes, la seule Eglise
qui existait était l’Eglise Catholique, qui affirmait avoir l’unique autorité pour

33
interpréter les textes sacrés et que son chef suprême, le Pape est infaillible,
c'est-à-dire qu’il ne commet pas d’erreurs dans ce qu’il déclare être le
commandement de Dieu, pour la réglementation de la vie des hommes.
Ce qui veut dire que les enseignements du Pape concernant la vie des
chrétiens et leurs relations avec les autres communautés, ont la même valeur,
la même autorité que les écritures saintes elles-mêmes.
On peut rajouter à ces deux éléments un troisième qui est le fait que depuis la
conversion au IVème siècle, de l’Empereur Constantin au christianisme, cette
religion, comme nous l’avons déjà dit, est devenue la religion officielle de
l’Empire romain. Elle donne donc à l’autorité politique, chargée de créer le
droit une légitimité religieuse. Si on ajoute à cela le fait que la Bible, depuis
cette date, a été traduite en latin on peut comprendre que, en conséquence, les
textes sacrés sont devenus inaccessibles aux chrétiens qui ne sont pas
d’origine romaine, qui se sont retrouvés sous le pouvoir absolu d’une Eglise
qui pouvait, elle seule, non seulement interpréter ces textes mais même les
lire.
C’est ce qui explique entre autres le mouvement de réforme qu’a connu le
christianisme au XVIème siècle, c’est à dire avec le protestantisme, qui est
venu dénoncer la corruption de l’Eglise catholique notamment avec la
pratique des dispenses et des indulgences, qui permettaient aux plus fortunés
et aux plus puissants de s’affranchir de la loi de Dieu, en contrepartie d’une
somme d’argent payée à l’Eglise.
Le protestantisme est venu rappeler aussi que la seule autorité revient aux
textes eux-mêmes et non pas aux Papes, et qu’en conséquence il faut, renier
l’autorité de ces derniers, rejeter l’idée qu’ils puissent s’interposer comme
des intermédiaires entre Dieu et les hommes et enfin traduire les textes
bibliques dans la langue de tous les peuples christianisés, afin que chacun
puisse y accéder directement.

34
Les protestants adoptent dès le départ un discours clairement anticatholique,
dans lequel ils affirment que le catholicisme est obscurantiste par nature et
qu’il est incompatible avec la vie d’une république nécessitant liberté de
conscience et d’expression13. Ils condamnent aussi l’Eglise catholique
romaine « d’avoir la prétention de gouverner les peuples en se donnant le
droit de juger, de condamner les institutions civiles et politiques, et de se
mettre ainsi au dessus du souverain »14.
Cette réforme est venue mettre fin au projet d’instauration d’une théocratie
universelle. Dans la mesure où l’Eglise catholique voulait mettre sous son
pouvoir tous les rois d’Europe et même au-delà et se présentait donc comme
l’unique législateur légitime.
On peut donc dire que, pour le christianisme, deux facteurs ont facilité la
laïcisation du droit : le premier, date des origines et repose sur la
proclamation par Jésus lui-même que ce qui relève du temporel, c'est-à-dire
des rapports des hommes entre eux et de leur vie sur terre c'est-à-dire ce qui
relève de l’organisation de la vie sociale, peut être gouverné par des règles
qu’eux-mêmes choisissent, mais que ce qui relève du spirituel, c'est-à-dire du
rapport de l’homme avec son créateur est régi par les commandements divins.
Le second date de la réforme protestante qui a contesté l’autorité de l’Eglise
sur les hommes d’une façon générale et sur les rois d’une façon particulière
de telle sorte qu’ils ont retrouvé leur plein pouvoir, c'est-à-dire leur pleine
souveraineté pour faire les lois et gouverner leurs peuples.
3/ l’Islam
On peut se demander en quoi l’Islam né en Arabie, concerne l’espace
méditerranéen. En réalité l’Islam a connu une expansion rapide et
considérable par le biais des conquêtes arabes. L’Islam est en effet présent

13
Sarah Scholl, Etatique et hérétique : la création d’une Eglise catholique nationale dans la Rome
protestante (Genève, 1873-1907), p. 2
14
Marc Héridier, Genève 1846-1870, Mémoires, Genève inprimerie de la tribune de Genève, 1908 ,
68.

35
déjà dès le VIIème siècle de l’ère chrétienne sur trois continents, c’est-à-dire
un siècle seulement après son apparition, l’Asie, l’Afrique et l’Europe.
Là encore nous retrouvons la même problématique que nous avons évoqué
pour les deux autres monothéisme, à savoir que, comme l’affirme le
Professeur Slim Laghmani, « le droit musulman dérive nécessairement,
directement ou indirectement des textes sacrés et qu’un droit qui n’en dérive
pas n’est pas musulman et par conséquent n’a aucune autorité ».
Le problème qui se pose alors, comme pour les deux autres monothéismes,
est de savoir la nature de ce rapport entre les Ussûl (les sources à savoir le
Coran et la Sunna) et les règles de droit. Constituent-ils la source directe de
ces règles ou bien en sont-t-elles tirées par un processus d’interprétation.
Cependant, l’intangibilité du Coran en tant que parole de Dieu ne concerne
pas la totalité du droit musulman : la Sunna, formée des hadîth (paroles et
actes attribués au Prophète), fait l’objet d’un examen historique qui a suscité
de notables divergences et a donné naissance à plusieurs écoles de juristes,
qu’il s’agisse de rites sunnites dont les quatre plus importants sont le
malékisme, le chafiisle, le hanbalisme et le hanéfisme, ou de rites chiites.
L’activité intellectuelle (fiqh) de ces derniers a joué un rôle déterminant,
particulièrement à la fin du VIIe siècle et au VIIIe siècle, pour fixer les
hadîth. Ces juristes ont notamment développé des réflexions théoriques sur la
notion d’abrogation (naskh) pour résoudre les problèmes d’apparentes
contradictions entre des versets du Coran, ou entre ces versets et les hadîth,
comme pour expliquer le maintien ou la suppression de coutumes
préislamiques
Si l’interprétation est une opération indispensable à la fondation de la règle
de droit dans le texte sacré, qui est autorisé à le faire et selon quelles règles ?
Nous retrouvons ici exactement les mêmes problématiques rencontrées avec
le judaïsme à savoir le monopole de l’interprétation par ce qu’on appelle en
Islam les fuqaha. Mais le problème c’est qu’ils n’ont pas la même

36
interprétation du texte coranique, quant au corpus du Hadith ils sont
également très divisés quant à sa consistance du fait comme nous l’avons dit
de l’existence de différentes écoles juridiques.
Le problème se pose particulièrement pour les règles organisant la vie
sociale. Les règles claires et précises en ce domaine ne sont pas en grand
nombre, comparées aux autres composantes du texte coranique, il a donc
fallu progressivement au fur et à mesure que des problèmes nouveaux se sont
posés, essayer d’adapter le texte à ces exigences.
Au début, l’effort d’interprétation n’a pas posé de grands problèmes, dans la
mesure où il se faisait à la lumière des usages en place, dans la communauté
des musulmans des origines, communauté qui était plus ou moins homogène.
Cependant, à partir du moment où cette communauté est devenue de plus en
plus importante et surtout de plus en plus diversifiée, avec les conquêtes
(futuhat) et la cohabitation de cultures très différentes, le processus
d’interprétation a commencé à poser problème. En effet, des luttes sociales
ethniques et même politiques ont commencé à apparaître et l’interprétation,
dans la mesure où elle permet de trancher ces conflits, aboutissait à donner
raison à une partie contre une autre, elle est devenue ainsi porteuse d’enjeux
politiques et non pas une simple découverte d’un sens objectif du texte, sens
objectif qui d’ailleurs n’est pas à la portée des êtres humains, même du point
de vue du texte coranique lui-même.
Par ailleurs les usages et principes qui peuvent fonder les méthodes
d’interprétation ne sont plus les mêmes, ne sont plus homogènes, dans la
mesure où la communauté des musulmans est devenue très hétérogène.
Ceci a conduit à faire de certaines interprétations des solutions servant à
légitimer l’ordre établi alors que d’autres étaient perçues comme non
conformes à l’opinion de la majorité (laquelle n’était pas forcément
numérique mais qualitative) et donc non désirables.

37
Là encore on se retrouve dans une situation dans laquelle l’autorité religieuse
sert de justification au pouvoir de l’autorité politique.
En dehors du bref épisode mu’tazilite, c'est-à-dire du courant qui, partant de
l’idée selon laquelle le Coran est créé et non pas éternel, il peut donc être
circonstancié en ce qui concerne la réglementation des rapports sociaux, il
y’a donc une place à la création humaine en matière de droit, en dehors donc
de cet épisode, le monde musulman est resté très attaché à une conception
théocratique du droit, plus même, après la défaite du mouvement mu’tazilite
le processus même d’interprétation des textes religieux, est devenu de moins
en moins créatif et inventif et de plus en plus répétitif des solutions déjà
consacrées par les premiers jurisconsultes, c’est à partir de là que l’ijtihad
comme source du droit s’est éteint.
Depuis, les mêmes problèmes continuent à se poser dans le monde
musulman, lorsque les Etats qui font partie de cet ensemble n’ont pas choisi
nettement et par une volonté politique tranchée, de ne reconnaitre que le droit
positif, c'est-à-dire celui produit par la volonté des hommes, (et jusqu’à
présent seule la Turquie a consacré ce choix dans sa constitution), ils ont fait
de la religion la source formelle du droit, soit en la reconnaissant dans leur
constitution comme source du droit, voire même pour certains Etats en en
faisant sa source principale, ce qui se traduit par la remise en cause du
principe de souveraineté populaire et même de celui de la suprématie de la
constitution et explique la consécration du fiq’h comme source du droit
lequel fiq’h est défini par une élite par ceux qui détiennent le savoir et non
pas par le peuple souverain.
Le problème que pose cette situation, c’est qu’en l’absence d’Eglise en Islam,
il n’y a pas, formellement, d’autorité qui puisse se prévaloir de détenir en
exclusivité la vérité sur la signification du texte sacré, fondateur du droit. De
même qu’il n’y a pas d’autorité qui puisse donner un enseignement uniforme
de ce qui s’appelle le droit musulman.

38
En conséquence, le droit musulman se trouve aujourd’hui, d’une part éclaté,
c'est-à-dire constitué d’un corpus qui manque de cohérence et d’unité, d’autre
part il se prête difficilement à la réforme dans la mesure où il n’existe pas
d’institution ni d’autorité centrale qui puisse procéder à une réforme qui sera
acceptée par tous, plus même nous nous trouvons dans une situation dans
laquelle certaines écoles s’accusent même entre elles d’être hérétiques et
déviantes par rapport à une supposée lettre de l’Islam et donc du droit qui en
dérive.
Pour résumer, le rapport qu’entretient le droit avec le sacré dans les religions
monothéistes, on peut dire que le judaïsme et l’Islam ont, depuis le départ, eu
une emprise très forte sur le droit, parce que ce sont deux religions qui sont
apparues dans des sociétés à faible normativité (un droit essentiellement
coutumier et peu élaboré).
Aussi les peuples où ces deux messages sont apparus, à savoir les tribus
d’Israël et les tribus arabes, ont considéré que les textes sacrés devaient tout
organiser et que par conséquent toutes les règles de droit devaient y trouver
leur source. Ce qui explique la persistance de tendances théocratiques chez
ces deux peuples et le très fort pouvoir que les autorités religieuses y
détiennent, pas seulement en ce qui concerne les affaires cultuelles mais aussi
dans les relations sociales et les affaires politiques.
Par contre, concernant le christianisme, ce dernier a non seulement
développé, dès les origines, une théologie qui rend la séparation du juridique,
en tant qu’il règle les rapports entre individus au sein de la cité, et du
religieux, qui concerne les rapports entre les individus et leur créateur,
possible, mais c’est aussi une religion où, l’apparition, même tardive, d’une
Eglise très puissante qui a voulu accaparer le pouvoir à la fois temporel et
spirituel, et en faire même un pouvoir universel, a conduit à un mouvement
de révolte contre elle, qui a conduit dans un premier temps à l’éclatement de
l’Eglise elle-même en plusieurs courants, ensuite à une rupture avec son

39
pouvoir, avec cette décision politique selon laquelle la création du droit est
affaire d’hommes et non pas de Dieu.
Mais on va voir à présent que la référence à la volonté de l’homme dans la
création du droit date de bien avant le christianisme.

- § - 3 – Le droit par le pouvoir ou le temps des


législateurs :
Nous avons déjà vu que l’effet du temps ou bien le commandement des dieux
et ou de Dieu, ont tous les deux laissé une certaine place au pouvoir des
hommes, même si c’est indirectement.
L’écriture du droit est un processus déjà engagé depuis l’Antiquité, mais qui
par la suite, ne sera que systématisé et développé.
Au XVIIIème siècle, appelé aussi siècle des lumières, l’Antiquité grecque et
romaine a beaucoup de succès auprès des penseurs et philosophes comme
Montesquieu, dont l’Esprit des lois regorge de références aux institutions et
au droit romains. Pour ces penseurs, l’Antiquité « fut un âge d’or, marqué par
le développement de la raison, de la liberté, de la vertu et du civisme »15

Toutefois, ce qui fait la particularité du retour à l’écriture du droit ou à la


codification, comparée à ce qu’elle fut dans l’Antiquité, c’est que le pouvoir
en place est l’acteur principal et direct de la loi, que ce pouvoir appartienne à
l’empereur, au roi ou au peuple par l’intermédiaire de ses représentants.
On est ici dans un système où l’homme est à la fois l’origine et la finalité de
la loi, il en est l’acteur exclusif mais aussi le garant, car c’est lui qui veille à
son application et à son respect par tous, dans la mesure où il est non
seulement législateur mais aussi juge.

15
J. Krynen, Le théâtre du droit. Une histoire de la construction du droit, Paris, Gallimard, 2018, p.
115.

40
En effet dans les cités méditerranéennes comme Carthage, par exemple ou
encore comme Athènes, on voit déjà à partir du Vème siècle des références
au peuple réuni en assemblées pour décider des lois qui vont commander sa
conduite et les rapports entre ses différentes composantes.
Un des exemples les plus importants pour illustrer cette nouvelle forme du
droit, à époque, est la loi des XII tables, établie à Rome au Vème siècle AV
JC et votée par le peuple romain, qui a aussi été appelé à en discuter après
qu’une commission de dix experts le decemvir, l’ai préparé.
Fruit de la révolte plébéienne, la Loi des XII Tables devait amoindrir la
mainmise de l’aristocratie sur le ius (le droit) : elle limitait le pouvoir de
l’aristocratie religieuse en divulguant une partie du savoir des pontifes et
encadrait l’exercice de la justice par les magistrats en désignant les
hypothèses dans lesquelles les actions en justice pourraient être intentées.
Celles-ci portant exclusivement sur des conflits entre citoyens et n’invoquant
jamais les dieux pour y mettre un terme, le recueil ainsi constitué rassemblait
des règles proprement séculières. Seules certaines peines, à l’image de la
consécration à Cérès et de la pendaison à un arbre stérile, étaient encore de
nature religieuse, même si elles sanctionnaient en réalité des crimes publics–
en l’occurrence, celui d’avoir fauché la récolte d’autrui – et non pas des
crimes religieux, qui n’apparaissaient pas quant à eux dans la loi.
Avec ce texte et avec ce processus de codification qu’il inaugure, nous nous
trouvons déjà dans une situation, dans laquelle la loi n’est plus le produit de
la volonté d’un seul homme, d’un prophète parlant au nom de Dieu, mais
celle d’un groupe d’hommes.
Un autre élément important caractérise cette loi des XII tables, qui constitue
un exemple et une référence en matière d’histoire du droit, il s’agit de sa
publicité.
En effet, ce texte est appelé, loi des XII tables parce qu’il a été gravé sur des
tablettes de pierre et exposées au forum ainsi qu’au capitole. Ces deux

41
espaces sont des lieux où le public peut accéder et où, en tout cas pour ce
qui est du forum, il a l’habitude de se réunir pour débattre des affaires
publiques.
L’écriture du texte et son exposition au public, ont deux objectifs, le premier
est sa conservation : on a fait ces lois pour qu’elles durent, pour qu’elles
soient bien conservées et pour qu’elles soient respectées. Ensuite on les
expose afin qu’elles soient connues de tous et que chacun puisse les
invoquer, lorsque son droit se trouve lésé.
Ainsi, on est loin, d’une part, d’un droit coutumier dont on ne connait que de
manière approximative le contenu parce qu’il n’est écrit nulle part.
Mais on est aussi loin d’un droit sacré auquel seuls les rabbins ou bien les
prêtres, ou bien les fuqahas peuvent accéder, soit au sens propre, soit au sens
figuré.
Voici, en effet, comment l’historien Tite Live présente la loi des XII tables,
« Le peuple fut convoqué à une réunion, et invité pour le bonheur de la cité,
d’eux-mêmes et de leurs enfants à venir lire ces lois. Pour eux ils avaient
établi l’égalité du droit pour tous. Du plus grand au plus petit. Mais la
réflexion et les conseils d’un plus grand nombre sont plus efficaces. Que
chacun réfléchisse à toutes ces dispositions, puisqu’on ne parle entre soi et
on examine en commun ce qu’il fallait ajouter ou retrancher cet article. Le
peuple romain aurait des lois moins imposées que proposées par un
consentement unanime
Avec ce processus d’écriture ou de codification, le droit entre dans une
nouvelle ère.
D’abord, il commence à se distinguer des mœurs et des coutumes, puisqu’il
est le résultat d’une œuvre consciente et non pas le résultat d’une
accumulation inconsciente de pratiques lointaines.

42
Le droit est, désormais, produit de manière instantanée, mais surtout
volontaire. Il est la consécration juridique d’une volonté exprimée à un
moment précis de la vie d’un peuple.
Ensuite il commence à se libérer de la religion, de la référence au sacré. Le
droit n’est plus ce que disent ou ce que veulent les dieux, mais il est tout
simplement ce que dit la loi.
Ainsi, l’initiative humaine dans la production du droit, sa publicité et son
adaptation aux besoins des hommes, tels que dégagées de la loi des XII
tables, constituent les principales caractéristiques communes à cette nouvelle
forme du droit que la codification fait apparaitre et qui va donner naissance,
d’abord à une science du droit, dont l’objet sera dans un premier temps, le
commentaire de ces textes de lois, ensuite à des professionnels du droit qu’on
nommera jurisconsultes. Le droit va devenir affaire de juristes.
Ces trois formes du trois, celui produit par le temps, celui produit par les
dieux ou par Dieu, ainsi que celui produit par les hommes, ont marqué
l’espace méditerranéen et nous allons essayer d’en voir quelques illustrations,
notamment en Tunisie, terre qui a vu se succéder plusieurs civilisation et qui
en a gardé la marque.

Chapitre II Les institutions phares du droit en


méditerranée

- § I- Carthage :
Section - I – Fondation de Carthage

43
Carthage est située en Afrique du nord, elle s’étend sur les régions côtières de
quatre pays que sont aujourd’hui la Lybie, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.
Cette région malgré sa dénomination, est très peu africaine, car elle séparée
par une grande zone désertique qui l’isole du reste du continent. C’est ce qui
permet de rattacher l’Afrique du nord à la méditerranée occidentale plutôt
qu’au continent africain.
Avant la fondation de Carthage, la cité orientale de Tyr,située sur l’actuel
Liban et une partie de la Syrie, avait fondé, sur la côte nord africaine, un
certain nombre de comptoirs commerciaux, c'est-à-dire des stations qui lui
permettaient de relier l’Espagne aux régions plus à l’est de la côte africaine,
où ses navires pouvaient, accoster et décharger leurs marchandises.Les plus
célèbresde ces comptoirssont par exemple Utique qui a été fondé au XIIème
siècle Av. J. C.(1101 av j. c.), ou encore Hadrumète et Leptis Magna (Syrte
en Lybie) Leptis Minus (Lamta Tunisie), dont on ne connait pas la date
exacte de fondation,à part qu’elles sont antérieures à Carthage.
Mais à la suite de l’implantation de ce nombre considérable de comptoirs
commerciaux, Tyr, finit par attirer un nombre considérable de ses habitants
sur un nouveau site qui s’appellera désormais Carthage.
Cependant, Carthage aura un statut différent des comptoirs phéniciens qui
n’étaient que le prolongement de la cité de Tyr dont ils dépendaient toujours
et à qui ils ont continué à payer un tribut.
Carthage, au IXème siècle avant l’ère chrétienne, et plus précisément en 814
Av. J. C. va devenir à son tour une cité-Etat, indépendant. La légende attribue
sa fondation à Didon ou Elyssa princesse de Tyr, qui a fui la tyrannie de son
frère Pygmalion, accompagnée d’une partie de la population phénicienne
(Virgile l’Enéide).
Carthage qui a dominé l’Afrique du nord pendant sept siècle et qui a réussi à
maîtriser les tribus berbères, fut détruite en 146 Av. J. C. suite à la troisième
44
et dernière guerre punique, qui l’opposa à l’empire romain et dont l’enjeu
était précisément la domination du bassin méditerranéen.

§ - II – La constitution (le gouvernement) de Carthage.


Beaucoup d’auteurs anciens, comme Cicéron, Polybe ou Aristote, classent la
constitution de Carthage, c'est-à-dire l’organisation du pouvoir dans cet Etat,
parmi les meilleures. Les grecs la considèrent comme très proche de la leur.
A ce point qu’ils, qualifient tous les peuples non grecs sont des barbares mais
font exception pour les citoyens de Carthage, qui échappent à cette
qualification.
En effet, pour les grecs Carthage n’était pas une cité barbare car, disent-ils,
elle n’a connu ni la tyrannie, c'est-à-dire l’excès de pouvoir de ses rois, ni des
révoltes, c'est-à-dire, l’excès de pouvoir des peuples.
En effet, la constitution de Carthage était de caractère mixte, en ce sens
qu’elle possédait à la fois les caractères d’un régime aristocratique et ceux
d’un régime démocratique. Elle avait réussi à assurer l’équilibre entre trois
institutions, le peuple, l’aristocratie, représentée dans le sénat, et les rois
appelés suffètes comme on va le voir.
Mais si Carthage a été fondée au XIIIème siècle avant JC, ce n’est qu’à partir
du Vème siècle que nous avons des textes dans lesquels on peut trouver une
description de ses institutions politiques. Et ce sont les travaux d’auteurs
comme Aristote, Polybe ou encore Isocrate, qui nous permettent d’avoir une
idée même approximative de ces institutions.
Ces textes nous apprennent que Carthage a longtemps été gouvernée par ce
qui s’appelait des « shofet » pluriel « shofetim »16. Le pluriel est important
car Carthage se distingue par un collège de chef d’Etat pas par un chef
unique. Ce collège ou cet ensemble de chefs, était constitué de deux
« shofet », peut-être même de trois, selon certaines sources.
16
S. Gsell, Histoire ancienne de l’Afrique du nord, vol. II, Livre II, Le gouvernement de Carthage,
Chap. I, La constitution carthaginoise.

45
On s’est beaucoup posé la question de savoir pourquoi confier le pouvoir à
deux magistrats et non un seul. Certains ont répondu que Carthage a elle-
même emprunté cette règle à la cité de Tyr dont elle est issue. D’autres
considèrent que ce choix vient d’une volonté d’affaiblir l’autorité suprême
en la divisant, c'est-à-dire en la confiant à deux personnes différentes.
Cette dernière explication peut trouver sa confirmation dans des récits qui
précèdent la période que retracent les auteurs que nous avons cité, c'est-à-dire
des récits qui remontent avant le Vème siècle.
Or ce qu’on apprend sur cette période c’est que la royauté à Carthage y fut
détenue par les magonides (dynastie des Magons) pendant de longues années.
Mais leur domination fut brisée au milieu du Vème siècle Av. J. C. car, dit-
on, dit, « cette famille si puissante pesait lourdement sur la liberté publique et
disposait à la fois du gouvernement et de la justice, c’est pour cette raison
qu’on institua cent juges pris parmi les sénateurs : après chaque guerre les
sénateurs devaient rendre compte de leur action à ce tribunal, afin que la
crainte des jugements et des lois auxquels ils seraient soumis à Carthage,
leur inspirât pendant leur commandement le respect de l’autorité de
l’Etat. »
D’autres part, certains mythes circulent à propos de certains rois de Carthage,
qui malgré leur caractère fictif, révèlent une grande méfiance des carthaginois
vis-à-vis du pouvoir absolu.
Ainsi, on raconte par exemple que Hannon, un grand roi de Carthage du
Vème siècle Av. J. C. s’est montré, un jour, en public accompagné d’un lion
qu’il avait apprivoisé, le peuple de Carthage l’a condamné et l’a banni, car il
a considéré qu’un homme capable d’apprivoiser la plus féroce des bêtes est
aussi capable de persuader le peuple de tout ce qu’il veut et donc qu’on ne
pouvait lui confier les libertés publiques, pour lesquelles il constitue une
sérieuse menace.

46
En fait le bannissement de Hannon est, historiquement, un fait prouvé, mais
on pense que c’est simplement à cause de sa tentative de s’accaparer le
pouvoir à vie qu’il a été écarté et que cette anecdote n’est qu’une expression
populaire de cet évènement.
Il y avait donc des juges pour défendre la République contre ceux qui
essaieraient de l’asservir. Grace à la haute cour composée de sénateurs,
l’aristocratie était maîtresse de l’Etat.
Un autre récit revient chez des auteurs comme Diodore de Sicile (historien et
chroniqueur grec du Ier siècle Av. J. C.) et Justin (historien du IIIème siècle
Av. J. C.), qui révèle l’attachement des carthaginois à leur gouvernement
modéré et leur hostilité à tout pouvoir absolu. Ces historiens rapportent, en
effet, que Bomilcar nommé Suffète après une victoire militaire, se débarrassa
d’une bonne partie de l’aristocratie en l’envoyant combattre quelques
numides. Sous prétexte de passer en revue l’armée, il la réunit en dehors de la
ville et se proclama tyran devant elle. Entretemps il avait réuni quatre mille
mercenaires qui avancèrent sur la ville pour y massacrer tous ceux qui
s’opposaient à eux. C’est alors que les jeunes de Carthage se réunirent
montèrent sut les toits des maisons et attaquèrent leurs agresseurs qui prirent
la fuite. Ils capturèrent par la suite Bomilcar qu’ils mirent sur une croix sur la
place publique jusqu’à ce qu’il meure.

1/ Les suffètes
Concernant les conditions d’accès au titre de « shofet » ou suffètes, certes, il
est important d’avoir dans sa famille et plus précisément dans ses ascendants
des personnes qui ont occupé cette responsabilité mais si ça peut constituer
un avantage, ce n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante,
car comme l’observe Aristote, la royauté, à Carthage, ne constituait pas une

47
charge héréditaire et c’est d’ailleurs tant mieux dit le philosophe, car « les
rois de Carthage tenaient leur autorité de la loi et ils étaient élus »17.
Se pose maintenant la question de savoir par qui les suffètesétaient-ils élus ?
Là encore, Aristote nous apprend que c’est l’assemblée du peuple qui les élit
mais que les candidats doivent remplir certaines conditions :
- D’abord la richesse ce qui peut sembler choquant de nos jours,
cependant il ne faut pas oublier que ce régime avait des composantes
aristocratiques mais surtout il faut avoir à l’esprit le caractère de la
société carthaginoise et celui de son ancêtre phénicienne,une société
essentiellement commerçantequi accordait une place très importante
à l’argent, mais on peut aussi penser que cette condition était posée
peut-être aussi pour empêcher que les magistrats ne recherchent le
pouvoir pour s’enrichir.
- Ensuite le mérite et ce qu’on peut appeler aujourd’hui l’expérience,
puisqu’on exigeait du candidat qu’il ait déjà rempli certaines
fonctions, de même qu’on exigeait de lui qu’il paie une certaine
somme à l’Etat, une sorte de caution.
Par ailleurs, ces suffètes n’occupent leur charge que pendant une année, c'est-
à-dire que le mandat à ce poste est d’une seule année. Mais nous ne savons
pas si les « suffètes » pouvaient se présenter à la même charge plusieurs fois
ou non.

Quant au mode de prise de décision, comme les suffètes sont toujours au


nombre de deux ou trois, les décisions qu’ils prennent doivent être de leur
commun accord. Ce qui signifie qu’ils ne peuvent gouverner, que s’ils sont
d’accord.
Les fonctions des « shofetim » étaient très larges et on ne sait pas très
précisément s’ils les exerçaient ensemble ou s’ils se les partageaient.

17
Aristote, Politique, II, 8, 2.

48
C’est ainsi qu’ils avaient le pouvoir de convoquer « le sénat » c'est-à-dire
l’assemblée aristocratique, de le présider et de lui soumettre les affaires
publiques. Ils faisaient la même chose pour l’assemblée du peuple.
On sait aussi qu’ils disposaient d’un pouvoir juridictionnel. En fait le corps
des magistrats au sens strict de « juges » était très puissant. Les juges
exerçaient leur pouvoir à vie mais les « suffètes » avaient le pouvoir de
présider ce corps de même qu’ils pouvaient juger directement les grandes
affaires.
Concernant leurs pouvoirs militaires, au départ on leur confia le
commandement des armées de mer et de terre. Mais très rapidement les
carthaginois ont choisi de changer leur système en confiant le
commandement des armées à des généraux auxquels revenait la
responsabilité de conduire les guerres. Ce choix s’explique d’abord par la
nécessité de confier la conduite de l’armée à des personnes compétentes en la
matière mais aussi par le fait que les opérations de guerres prennent souvent
beaucoup de temps voire même des années et imposent à ceux qui les
conduisent de s’éloigner de leur pays ce qui va empêcher les « suffètes » s’ils
sont aussi chefs des armée de remplir leurs responsabilités vis à vis de leur
cité et des citoyens, c'est-à-dire d’exercer leurs compétences civiles.
Après les chefs de l’Etat que sont les suffètes, il faut à présent examiner la
composition et les attributions des deux assemblées représentatives, le sénat
d’abord, l’assemblée du peuple ensuite.
2/ Les assemblées représentatives
Pour ce qui est du sénat, il semble que ses compétences n’étaient pas
limitativement énumérées par la loi. Il pouvait connaitre de toutes les affaires
politiques et administratives de l’Etat. Cependant les sources historiques nous
apprennent qu’ils avaient surtout compétence pour délibérer sur les décisions
relatives à la guerre, à la paix, qu’ils recevaient des messages des Etats
étranger et des notamment des armées ennemies, qu’ils envoient les députés

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carthaginois à leur tout à l’étranger et que ces derniers de retour devaient leur
rendre compte de leur mission, c'est-à-dire ce qu’on pourrait appeler
aujourd’hui la politique étrangère.
Si l’élection des généraux revient à l’assemblée des citoyens c'est-à-dire au
peuple, le sénat a le droit de proposer des candidats à ces élections.
Quant à l’assemblée du peuple elle était composée de tous les adultes mâles
libres citoyens de Carthage, ce qui signifie comme dans toutes les cités de
l’époque ni les femmes, ni les étrangers, ni les esclaves mêmes affranchis ne
pouvait jouir de la condition de citoyens.
L’assemblée du peuple se réunissait sur la place publique sur convocation des
suffètes. Elle élisait les généraux, comme on le disait tout à l’heure, mais
aussi les suffètes eux-mêmes. Cette assemblée était également saisie des
affaires sur lesquelles les suffètes et le sénat n’étaient pas d’accord. Il
revenait dans ce cas au peuple de trancher le conflit entre ces deux autorités.
On voit donc que le peuple par le biais de l’assemblée qui le représentait,
avait des pouvoirs importants même s’il ne pouvait les exercer que s’il était
saisi par les deux autres pouvoirs ou bien par l’un d’eux.
Quant à ce qu’on peut appeler, aujourd’hui, le pouvoir judiciaire ou le corps
des juges, on sait d’après des témoignages d’Aristote, de Polybe ou de Tite-
Live, qu’ils étaient très puissants parce qu’ils étaient inamovibles c'est-à-dire
qu’ils exerçaient leurs fonctions à vie. Ils étaient constitués de ce que Aristote
nommait le comité des cent ou des cent quatre et leur fonction ne se limitait
pas à juger les procès civils, mais exerçaient un contrôle sur tous notamment
sur les rois et les chefs des armées.
On pense que ces institutions carthaginoises ont fonctionné de la manière
décrite plus haut pendant cinq siècles de manière à assurer la stabilité
politique de la cité. Ce n’est qu’avec la détérioration des relations avec
l’Empire romain,qui a conduit à la naissance de conflits entre un parti
favorable à la guerre et un autre qui ne l’était pas, qui a perturbé le

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fonctionnement des institutions carthaginoises avec des tentatives de la part
tantôt de suffètes comme Hannibal tantôt de la part du sénat de s’accaparer le
pouvoir.
Avec l’Empire romain, qui a fait de Carthage à sa chute, une de ses plus
importantes provinces, le droit public antique est tout à fait autre que celui
développé par la cité punique.

Chapitre II : l’Empire romain


- § - I – L’étendue et l’identité de l’empire romain
S’il y a un Etat qui mérite bien le qualificatif d’Empire c’est bien Rome. En
effet, il était loin de se limiter à l’Italie romaine, puisqu’il a dominé pendant
les cinq siècle de notre ère (après J. C. ) une surface de près de cinq millions
de kilomètres carrés, qui représentent aujourd’hui quelque chose comme
trente Etats s’étendant de l’Afghanistan au Maroc et dont les parties les plus
riches étaient bien sûr La Tunisie mais aussi la Syrie et la partie asiatique de
la Turquie.
Cette vaste étendue de l’Empire explique le caractère riche et diversifié de sa
civilisation devenue de par la puissance de l’Empire la civilisation du globe.
Mais ce qui caractérise aussi l’Empire romain quant à son identité c’est que
dans la mesure où il a conquis entre autre La Grèce, cette dernière l’a conquis
en lui donnant sa culture. On dit desromainsqu’il est un peuple qui a la
culture d’un autre peuple. Il en va jusqu’à la langue utilisée qui était le latin
dans la partie occidentale de l’Empire et le grec dans le bassin oriental de la
méditerranée et le Proche-Orient. Mais si la culture était largement grecque le
droit lui, est resté romain, le peuple romain étant connu, comme on l’a vu
pour être un peuple de juristes.
Mais ce qui nous intéressera, en premier lieu dans l’étude des traditions
juridiques romaine ce n’est pas l’aspect procédural pour lequel Rome était
célèbre, mais c’est son droit public, celui qui commande l’organisation du

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pouvoir et son exercice. Et on verra que sur ce sujet la Grèce n’a pas réussi à
exercer une quelconque influence Sur Rome, la démocratie ne semble pas
avoir séduit les romains. Si dans les écoles on enseigne la rhétorique et la
philosophie grecques, l’enseignement du droit restera de pure tradition
romaine.

- § - II – L’organisation du pouvoir dans la respublica romaine.

Il faudra avant toute chose comprendre que le terme « res publica » utilisé
pour désigner l’Empire romain n’a aucun rapport avec ce qu’on entend
aujourd’hui par « République » ou régime républicain. Ce terme, très usité
dans l’antiquité, signifiait simplement Etat.
Concernant, à présent, l’histoire politique de Rome et donc celle de ses
institutions, personne n’ignore son caractère particulièrement violent et pas
seulement pour sa tradition guerrière. En effet, un historien hollandais
FikMeijer, a écrit un ouvrage sur le sujet et dont le titre est « Les empereurs
ne meurent pas dans leur lit ».
De simples faits statistiques peuvent expliquer ce titre,puisque en quatre
siècles, les deux tiers des Césars sont morts de mort violente c'est-à-dire
assassinés. CE phénomène peut trouver son explication dans la complexité
des règles de succession à Rome.
En effet, deux règles, en apparence contradictoires fondaient l’accession au
pouvoir à Rome. Celle de la souveraineté populaire d’une part et celle de la
succession aristocratique ou clanique d’autre part.
- Concernant la première règle, elle implique que l’empereur romain
n’est pas propriétaire du trône mais était chargé par le peuple et le
sénat de diriger l’Etat. Il n y a donc pas de succession dynastique à la
tête de l’Empire. Mais la délégation du pouvoir du peuple à
l’empereur était en réalité une fiction, c'est-à-dire, que contrairement

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à ce qui se passe dans le monde contemporain le peuple ne confie pas
le pouvoir à un empereur de manière formelle par le biais d’élections,
mais signifiait simplement que l’idéologie dominante à cette époque,
était que le pouvoir n’est pas une propriété mais une charge qui
consiste à protéger les intérêts des romains et qu’en conséquence
l’empereur qui ne respecte pas les obligations qui découlent de cette
charge, peut être jugé et exécuté. La rège de l’inviolabilité de la
personne du roi propre aux monarchies du Moyen-âge et aux
monarchies modernes n’existait pas dans l’antiquité.
- Quant à la deuxième règle, qui vient compléter la première et qui
consiste dans un droit de succession à l’intérieur d’un groupe, ce qui
le distingue en fait de la succession dynastique, au sens d’un droit
incontestable pour les enfants de succéder à leur père, c’est que le
pouvoir impérial n’appartient pas à une famille, mais à un clan qui a
ses fidèles mais qui a besoin nécessairement d’être appuyé par le
peuple représenté dans ses principales institutions, que sont le sénat
et l’armée.
Le principe de succession à Rome était donc double, il était fondé sur
l’hérédité, certes, mais avait besoin d’être appuyé par un consensus, exprimé
par le sénat et l’armée considérés comme représentants du peuple.
Ce double fondement du pouvoir impérial à Rome, explique deux
phénomènes le premier est que l’expression de l’acceptation par le peuple du
nouvel empereur vient après et non avant l’accession de ce dernier au
pouvoir. La volonté du peuple vient confirmer et appuyer cette accession.
Le second est que ce système a instauré une sorte de révolution permanente
dans laquelle les assassinats étaient devenus banals.
Certains historiens comme Paul Veyne ou Egon Graig, déduisent de cette
manière de procéder à la succession que la souveraineté à Rome est fondé sur
la règle du consensus. Règle qui a beaucoup de succès dans les démocraties

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modernes, même si les démarches qui servent à l’atteindre sont différentes de
ce qu’elles étaient à Rome.
On parlait, en effet, à Rome de consensus universorum, dont la substance
politique est précisément qu’il ne fait place à aucun critère de légitimation.
Car, puisque le consensus impose l’accord de plusieurs groupes, dont chacun
est attaché à un critère de légitimation qui lui est propre, le peuple, le sénat et
l’armée, aucun n’a la possibilité d’imposer sa propre règle de légitimité, ils
abandonneront chacun son principe, pour arriver au consensus qui devient
lui-même le principe de légitimation.
A chaque succession le prétendant au titre d’empereur pouvait très bien être
renversé par les milices, une guerre entre factions s’ensuivre et c’est le
vainqueur que le peuple viendra par la suite applaudir et donc appuyer dans
sa nouvelle charge.
On peut imaginer à travers les différents récits sur les successionsl comment
souvent les choses se passent, le prince désigne son fils à sa succession, mais
ce choix n’est pas du goût de certains partis aussi ces derniers commencent-
ils à conspirer et finissent par choisir quelqu’un d’autre, qui peut être un
parent du successeur désigné frère ou cousin ou encore, le fils d’un général
mort au combat ou bien un officier, il suffit qu’il soit salué par le corps des
armées comme imperator pour que la procédure d’investissement commence.
C’est l’armée qui le plus souvent fait le premier pas pour désigner le nouvel
empereur et renverser donc celui qui a été désigné par le défunt, mais cette
proposition faite part l’armée n’a pas force légale, il faut aussi l’appui du
sénat et ce dernier a rarement les moyens de contredire l’armée, ou de
s’opposer à elle, plus encore il avait aussi rarement l’audace de proposer lui-
même un candidat.
Reste le dernier élément du consensus, il s’agit du peuple et là les choses
deviennent compliquées mais aussi intéressantes car elles nous rappellent
beaucoup ce que nous vivons aujourd’hui. Comment s’opère la participation

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du peuple au consensus ? Et quel peuple s’agit-il d’abord ? S’agit-il de
l’(ensemble des électeurs, s’agit-il du peuple de la rue, ou d’autre chose ?

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