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Résumé
Compilation encyclopédique composée par Brunetto Latini en langue vernaculaire fran-
çaise durant le troisième quart du treizième siècle, le Livres dou Tresor rassemble diverses
sources faisant autorité afin de souternir une pensée et un objectif cohérents: celui de
governer cités. En prenant appui dur le contenu de l’encyclopédie latinienne dans son
ensemble, cet article examine le thème de la tromperie dans le “Livre des animaux”,
section animalière qui clôt le Livre 1. La ruse est vue par l’encyclopédiste florentin comme
une manifestation de l’engin de celui qui la pratique, que ce soit à des fins positives ou
négatives. Quant à la victime de la tromperie, elle est au sein du “Livre des animaux”,
également dotée de certaines caractéristiques récurrentes. UNe fois confrontés aux autres
sections de l’ouvrage du Florentin, ces exemples de ruse peuvent être perçus comme une
forme d’exaltation de la connaissance et, plus particulièrement, de la sagesse, valeur-clé
du Livres dou Tresor.
Compilé dans sa première rédaction entre 1260 et 1266 par Brunetto Latini,
dignitaire florentin exilé en France, le Livres dou Tresor est une encyclopédie
politique rédigée en langue vernaculaire française, dont le but affiché est de
fournir les connaissances nécessaires à quiconque souhaite gouverner une
ville italienne. L’ouvrage, adressé, contrairement aux grandes encyclopédies
latines du XIIIe siècle, à un public plutôt laı̈c, se divise en trois livres: le
premier comprend, outre différentes sections sur l’histoire du monde et ses
composantes géographiques et élémentaires, une nomenclature animalière.
Le second traite de l’éthique, tandis que le troisième aborde la rhétorique
pour se clore sur une partie politique, la plus originale du Tresor, dispensant
∗ Cette communication est la refonte d’un chapitre d’un mémoire de licence en langues
the term Context, which can refer to both Linguistic and Situational Environments.
The practice is to reserve ‘co-text’ for the former and ‘context’ for the latter.” (D. Crystal,
A first dictionary of linguistics and phonetics (London: Andre Deutsch Limited, 1980)).
“Char ce est laide choses estre deceus por poverté de conoistre” 153
plus particulièrement par rapport aux Livres II et III et aux idées qu’ils
colportent.4
Li Livres dou Tresor, éd. Sp. Baldwin et P. Barrette, MRTS 257 (Tempe, Arizona Cen-
ter for Medieval and Renaissance Studies, 2003). Sporadiquement, nous renverrons à
l’édition de F.J. Carmody (Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, éd. F.J. Carmody
(Berkeley, University of California Press, 1948; réimpr. Genève: Slatkine, 19751 et 19982 )
sous l’abréviation Tresor [CARM].
5 “Salustes dit: por avarice fait hom cruauté quant il fait tort a un autre por avoir ce
que il covoite. [. . . ] Tuilles dit: mais il i a une male chose, que maintesfois covoitise de
degnité sorprend les ardis & les larges homes; car ardement fait les ardiz et larges homes
plus prest a guerreoier, & la largesse lor done grant aide, & por ce vient de lor covoitise
grant torment.” (Tresor, Livre II, Ch. 110, 3). Tous les passages du Tresor en italique
sont soulignés par nous.
6 P. Zigui-Koléa, ‘Tôpé l’araignée: Un Renart le goupil africain?’, Reinardus 8 (1995),
pp. 199–211 (voir p. 200). A propos de cette caractéristique, A. Villeneuve précise, con-
cernant Renart, que, même lorsqu’il lui arrive d’être physiquement plus fort que son
adversaire, l’emploi de la force lui est interdit: la ruse reste donc de mise dans ce cas de
figure (A. Villeneuve, ‘Renart, ou le risque de la séduction (Le Roman de Renart, branche
II)’ Reinardus 6 (1993), pp. 185–202; voir p. 189).
7 A. Schwarz, ‘Ruse humaine et ruse animale’, in Hommes et animaux au Moyen Age.
IV. Tagung auf dem Mont Saint-Michel / IVème Congrès au Mont Saint-Michel (Mont
Saint-Michel, 31. Octobre – 1er Novembre 1996), éd. D. Buschinger et W. Spiewok
(Greifswald: Reineke-Verlag, 1997), pp. 81–92, voir pp. 83–84.
8 “intelligence pratique aux moyens indirects, à la fois bien vue pour son efficacité et la
154 Florent Noirfalise
supériorité intellectuelle dont elle témoigne, et regardée avec suspicion pour ses emplois
immoraux” (J. Batany, Scène et coulisses du ‘Roman de Renart’ (Paris: SEDES, 1989),
p. 37).
9 L’anecdote est en réalité redoublée. On trouve au paragraphe sur la murène: “Morene
est apellee por ce que elle se plie en maint cercles, de cui li pescheor dient que tous morenes
sont femeles, & que el conciut d’un serpent; & por ce le claiment il au flaüt, en guise de
la vois d’un serpent, & elle vient & est prise.” (Tresor, Livre I, Ch. 130, 9).
10 “[. . . ] & [les éléphants] conbatirent contre li roi Alysandre; [mais il] fist fere home
de cuire grant planté, plain de charboins ardans, en tel mainiere que quant li olifant li
feroent de lor muisel, il l’enbrusoit si fort dou feu qu’il ne le voloit plus tochier.” (Tresor,
Livre I, Ch. 187, 3).
“Char ce est laide choses estre deceus por poverté de conoistre” 155
“cervel & biches”, qui peuvent aller au devant du danger car ils “sont une
maniere de bestes que sont de si bone conoisance que de luins connoissent
les jens que vienent, se il sont veneors ou non.”11 Ce dernier exemple nous
ouvre à la polysémie du mot cognoissance dans l’encyclopédie latinienne: il
peut exprimer tant la “faculté de connaı̂tre de façon intellectuelle” que la
“faculté de distinguer les objets par l’esprit” ou “l’aptitude à distinguer la
vertu de ce qui en a l’apparence”.12
Si d’un point de vue axiologique, ruse animale et humaine diffèrent par-
fois, elles se rejoignent par le fait qu’elles mettent en jeu un “décepteur”
qui connaı̂t son adversaire (l’homme connaı̂t la nature de la licorne), ce qui
lui permet de le tromper. La ruse n’est opérante que si son destinataire se
laisse berner. Connaissant l’autre, le “décepteur” peut jouer sur ses désirs,
“confisque[r] l’être au profit du paraı̂tre”13 (la perdrix “fet senblant qu’elle
ne puisse voler”), créer une réalité fausse capable à la fois de l’attirer et de
le tromper. Le plaisir des sens agit sur l’individu, qui, s’il s’enlise dans son
delit, risque gros, tel le crocodile: “por le delit dou grater” que lui procure
l’estrofilos, il ouvre grand la gueule et se fait briser de part en part par
l’ydre qui s’est empressée d’y pénétrer (Livre I, Ch. 131, 2). La faiblesse
sensuelle de l’animal, incapable de chasteté,14 est compréhensible: “tous les
animaux poursuivent le plaisir conforme à leur nature”.15 Elle sert toutefois
d’avertissement à l’homme, qui, doué de raison, doit, conformément aux
enseignements du Livre II, pouvoir contrer son delit (et cela, pour les cinq
sens)16 par atenprance de raison,17 ce qui aurait dû être le cas des passants
deceus par les sirènes (Livre I, Ch. 136, 2).
portement animal peut être interprété à l’aide des considérations sur les vertus du Livre
II. Par exemple, à propos des delis dou gouster et de la bouche, Brunetto évoque une
comparaison intéressante: “Consierre donc que toutes choses maintenant que elles sont
gustees sont corronpues; ce n’est pas ausi des autres sens, car pour veoir ne por oı̈r une
belle chose n’iert elle por ce corronpue. Seneques dit: consierre ce que a nature soufist,
non pas ce que leccierie quiert, car si coume li poissons est pris a l’amaçon & li oisel au
las, autresi est li hom pris por mangier & por boire desmesureement; il pert son sen, il
pert sa cognoisance, il en oblie toutes evres de vertu.” (Ch. 78, 1 et 2).
156 Florent Noirfalise
Dès lors que les sens de la victime sont mis à contribution, il apparaı̂t
que, même sans ruse aucune, on peut parfois s’attirer des ennuis. L’exemple
de la cete est révélateur:
Cist poissons eslieve son dous en mi haut mer, & tant demore
en un leu que li vens aporte le sablon & l’ajostoit desus lui,
tant que li naist erbes & petis arbosiaus. Dont li marinier sont
deceus maintesfois; il cuident que ce soit un isle, qui dessendent
& fichent paus & font feu por cuisiner; mes quant li poissons sent
la chalor dou feu, il ne puet soufrir, si s’enfuit dedens la mer &
fet fondre tous quant il i a desus lui. (Livre I, Ch. 132, 2)
Les marins sont bel et bien deceus mais il ne s’agit pas d’une ruse de
la baleine: son apparence insulaire18 est due à un phénomène naturel.19
L’erreur gı̂t ici uniquement du côté des victimes, qui ont calqué la réalité
sur ce qu’elles croyaient voir. Par conséquent, le problème apparaı̂t d’ordre
interne: pour éviter d’être deceus, il faut pouvoir se méfier de ses sens, de la
perception corporelle des choses (la tigresse, trompée par son instinct mater-
nel, est un autre exemple de mésinterprétation visuelle [Livre I, Ch. 196]).
Ici encore, le comportement de la victime rappelle à l’homme la préséance
de la raison. Le fait que les victimes du chant des sirènes soient des “non
saichans” (ch. 136, 1) renforce cette exaltation de la connaissance percep-
tible au travers des traits-types de l’être berné.
La connaissance, liée à la raison,20 permet de dominer. Le décepteur
l’emploie donc lorsqu’il ruse. Sa victime, en antithèse, se caractérise par son
ignorance et le crédit excessif qu’elle accorde à ses sens, par lesquels elle se
laisse facilement piéger. Son manque d’exploitation de la raison et du savoir
la rend vulnérable. Tous ces éléments semblent converger vers une forme
d’exaltation de la connaissance et du discernement,21 partie intégrante de
18 D. James-Raoul, ‘Inventaire et écriture du monde aquatique dans les bestiaires’, in
Dans l’eau, sous l’eau: Le monde aquatique au Moyen Age, éd. D. James-Raoul et Cl.
Thomasset (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002), pp. 175–226, note que, par
rapport aux autres bestiaires, Brunetto “rationalise [la fable] en rendant plausible son
aspect insulaire.” (cf. p. 205, note 57).
19 Certaines lectures allégoriques ont toutefois mis la ruse en avant: “C’est là le sort de
ceux qui n’ont pas la foi et ignorent les ruses du Diable. Ils mettent en lui leur espoir,
s’attachent à ses œuvres, plongent avec lui dans la géhenne de feu.” (cf. Le Bestiaire. . . ,
p. 156).
20 “[. . . ] & a la verité dire l’entendemens est la plus haute partie de l’arme, por cui nos
convient raison et conoissance, & per cui li om est apelés ymage de Dieu. & raison est
un movemens de l’arme [qui] asotillie la veue de l’entendement & trie le voir des faus.”
(Tresor, Livre I, Ch. 15, 2).
21 L’importance de l’atemprance, deuxième vertu cardinale, est aussi à souligner: c’est
ances populaires et histoire dans le Livre des animaux. Jeux de polyphonie dans un
bestiaire de la seconde moitié du XIIIe siècle’, Romania 111 (1990), pp. 153–178; voir
p. 160). Ainsi, les marins prennent garde à l’echinus, qui, quand il pressent la tempête,
s’accroche à une pierre pour s’en servir comme d’une ancre (Livre I, Ch. 130, 10). De
même peuvent-ils anticiper les intempéries lorsqu’ils voient la nage précipitée du dauphin
(Ch. 134, 1). Ces prévisions météorologiques sont également accessibles depuis la terre,
où l’on repère le mauvais temps grâce à l’ardea (le héron), qui, dans cette circonstance,
hausse son vol vers le ciel (Ch. 152). Le vautour permet de savoir, aux dires de ceux qui
le fréquentent, si une armée perdra de nombreuses vies lors d’une bataille (Ch. 171, 1).
Le cheval donne lui aussi, par son humeur, de précieuses indications quant à l’issue d’un
combat (Ch. 186, 2). Tous ces animaux ouvrent l’homme qui prend la peine de les ob-
server à une connaissance extérieure à eux-mêmes. Cette connaissance est généralement
d’une utilité directe pour l’homme et lui permet souvent d’anticiper les événements.
28 Tresor, Livre I, Ch. 186, 1.
29 Tresor, Livre I, Ch. 187, 4.
30 Tresor, Livre I, Ch. 160, 4. Il est intéressant de constater que la conoissance chez
l’animal semble résulter d’un don de Nature (voir aussi l’exemple du castor, mentionné
p. 4), entité qui constitue en quelque sorte le bras droit de l’action divine sur la création
(voir Livre I, Ch. 120, 2). Nature, instance incarnant la loi, transmet aux animaux des
bribes de connaissance. L’homme, chez qui cette capacité est naturelle, intégralement
transmise par la création divine, doit, a fortiori, en faire usage dès lors que l’animal se la
voit sporadiquement accordée par cet adjuvant divin qu’est Nature. Le constat différencie
donc également les caractères de la conoissance animale et humaine. De même, alors que
“Char ce est laide choses estre deceus por poverté de conoistre” 159
la prudence humaine est intimement liée à la question du bien et du mal, les exemples de
cette vertu chez l’animal ne le sont pas: la bête n’est pas concernée par le péché, mais elle
peut toutefois adopter des comportements qui, chez l’homme qui les suit ou les rejette,
prennent un sens éthique ou moral (nous remercions Craig Baker pour les remarques
judicieuses faites à ce sujet: nous espérons ne pas avoir trahi sa pensée en nous inspirant
librement de ses réflexions dans cette note).
31 Reprenant Aristote, Brunetto identifie la prudence à une forme de vigilance: “& li
ons sages qui euvre selonc son sen est senblables a cellui qui veille, & cil qui ne euvre
segont s’escience est senblables a cil qui dort ou lit; car en l’ome est l’abisme des charnés
desierres, en quoi il ensevelist & noe & traglotist l’euvre de la raison.” (Tresor, Livre II,
Ch. 42, 4).
32 Tresor, Livre II, Ch. 61, 1.
33 Tresor, Livre II, Ch. 68, 1.
34 Tresor, Livre II, Ch. 12.
160 Florent Noirfalise
des valeurs de mesure et de modération: “[La plus] grevable chose qui soit en continance
si est garder soi des douces paroles que lousengier dient, por cui li corages s’esmuent au
grant delis. Ne aquierres l’amisté de aucun home par loanges.” (Tresor, Livre II, Ch. 80,
6).
36 Tresor, Livre II, Ch. 120, 4.
37 “Aprés garde que tu ne paroles trop a ton enemi, car en lui ne pués tu avoir nulle
fiance, nies se il fust pacifiés a toi” (Tresor, Livre II, Ch. 64, 3).
38 Tresor, Livre III, Ch. 98: “Ci devise les choses dont li sire se doit garder por acheson
de soi”.
39 Tresor, Livre III, Ch. 93.
40 Tresor, Livre I, Ch. 187, 7.
41 Tresor, Livre I, Ch. 163, 4.
42 Tresor, Livre I, Ch. 135, 2. Le cygne, quant à lui, “aperçoit sa mort” (Ch. 161, 3).
43 “La prudence humaine nécessite à la fois la mémoire du passé et la capacité de se le
remémorer de façon réfléchie, car la prudence (étant plus ou moins ‘la capacité de porter
des jugements avisés’) ne peut se projeter dans l’avenir que parce qu’en outre elle connaı̂t
le présent et se souvient du passé.” (M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire. La mémoire
dans la culture médiévale, traduit de l’anglais par D. Meur (Paris: Macula, 2002), p. 108).
Voir Tresor, Livre II, Ch. 59.
“Char ce est laide choses estre deceus por poverté de conoistre” 161
Là aussi, on trouve dans le Tresor une série de situations concrètes où la
proveance est à l’oeuvre: en cas de guerre, elle s’avère indispensable pour li-
miter les dommages;44 le seigneur de la cité doit préparer les “choses qui con-
viegnent a la besoigne”, “car li sages dit que miaus vaut aparsavoir devant
que querre conseill aprés la fin.”45 Pour le règne animal, on trouve ces êtres
qui, si l’homme les observe, lui donnent des prévisions (météorologiques, sur
l’avenir d’un individu ou sur l’issue d’une bataille): le calandre, la corneille,
l’ardea (le héron), le dauphin, le vautour, le cheval.46 La fourmi est, quant
à elle, (explicitement) mentionnée comme “de grant proveanse”, collectant
en été la nourriture dont elle aura besoin pour l’hiver.47 L’echinus, petit
poisson de mer,48 semble parfaitement synthétiser cet idéal de sagesse, qui,
“si sage por sa nature”, “aperçoit la tempeste ains que elle soit venue” et
s’y prépare en portant une pierre en guise d’ancre, ce qui explique pourquoi
les marins “s’en prenent garde” (Livre I, Ch. 130, 10).
L’attention des marins souligne l’importance de la connaissance du mon-
de animal: l’observation devient l’acte intermédiaire permettant d’accéder
à une information qui rendra l’homme aussi sage que l’animal. Elle devient
donc elle-même acte de sagesse, de proveance, d’autant plus qu’elle est ce
qui peut mener à l’acquisition d’une expérience du monde liée à la sapience.
En outre, on remarque une systématique dans la modalité de la sagesse:
l’echinus “aperçoit”, et ensuite il “prent une piere”. La prudence est la
condition a priori de toute action qui se veut vertueuse.49 La réflexion
précède l’action.50 En effet, la prudence détermine la vertu: tout homme
sage, ou qui agit sagement, ne peut poser qu’une action bonne. En cela
la prudence diffère de l’astuce, “a ce que prudence est seulement entor les
bones [choses, mais astuce est entor les bones] & entor les mauveses” (Livre
II, Ch. 42, 3). Par conséquent, au contraire de certains protagonistes du
44 Tresor, Livre II, Ch. 86, 2.
45 Tresor, Livre III, Ch. 79, 9.
46 Pour certains de ces exemples, cf. notre note 27.
47 Tresor, Livre I, Ch. 188, 1. Isidore de Séville et Raban Maur ont aussi souligné la
prévoyance de la fourmi. “Les auteurs chrétiens jouèrent beaucoup sur l’opposition entre
une bête aussi petite et sa si grande sagesse et que l’homme devait prendre pour modèle.
Cette image de la fourmi avisée fut également propagée au Moyen Age grâce aux diverses
versions du Physiologus.” (J. Voisenet, Bêtes et Hommes dans le monde médiéval. Le
bestiaire des clercs du Ve au XIIe siècle (Turnhout: Brepols, 2000), pp. 92–93).
48 De même, les grues se relaient pour monter la garde (Tresor, Ch. 163, 4–5). Elles
font preuve de proveance en remplissant leur estomac de sable avant leur migration pour
affronter le vent (Ch. 163, 3). Enfin, “quant il apercivent chose ou il a perils, maintenant
crient & font esveillier les autres por escamper a sauveté.” (Ch. 163, 6).
49 Cela semble logique étant donné qu’ “elle vet par devant les autres vertus & porte la
lumiere, & moustre as autres la voie; quar ele done le consoil, mes les autres trois font
les euvres.” (Tresor, Livre II, Ch. 57, 1)
50 Tresor, Livre II, Ch. 58, 3.
162 Florent Noirfalise
Livre des animaux, “Li sages hons ne viaut engingner [autrui, ne ne puet
estre engigniés.]”.51
L’homme sage se caractérise aussi par son expérience: en cela il surpasse
le jeune homme enjengneus, qui connaı̂t les choses universés mais pas les
particuliers,52 issues de l’expérience et auxquelles se rattache la prudence.53
L’expérience, liée, comme la prudence, à la mémoire54 (et à la connais-
sance) est, selon J. Maurice, une “valeur-clef”55 du Livre des animaux. Elle
permet d’accréditer la véracité d’un fait, d’une information. Le témoin oc-
ulaire joue, à cet effet, un rôle important (cf. Alexandre, marins) en tant
que dépositaire privilégié de l’expérience. Latini transmet à son lecteur une
“expérience intégrée à l’écrit”,56 digne d’être connue et d’accroı̂tre la sapi-
ence. Si l’on prend également en compte le fait que cette même matière est
riche en exemples soulignant la nécessité de la sagesse, l’exaltation atteint
son paroxysme. . . 57
Si le jeune homme ne possède que peu d’expérience, c’est parce que “a
grant esperience convient lonc tens, mes jones hom a petit temp & poi [expe-
rience].”58 Hélène Charpentier a mis en relief la valorisation dans le Tresor
de la vieillesse en tant qu’ “idéal d’expérience”.59 Elle en relève d’ailleurs des
échos dans la section animale, qui fournit de nombreux exemples de longue
vie et certains cas de rajeunissement expliquant cette longévité,60 qui, selon
elle, trouvent leur parallèle chez l’homme dans l’acquisition d’expérience et
le perfectionnement de la raison.
Manifestant non seulement la nécessité de la connaissance face à l’hosti-
lité, le Livre des animaux illustre les bénéfices consécutifs à la sagesse, fruit
51 Tresor, Livre II, Ch. 58, 5.
52 Voir citation p. ??.
53 Tresor, Livre II, Ch. 49, 3.
54 L’expérience et la prudence sont également liées au jugement moral: “Il importe de
appliquer sur le texte qu’on transmet les préceptes que l’on trouve dans son contenu.
58 Tresor, Livre II, Ch. 31, 4.
59 H. Charpentier, ‘Le livre du Tresor de Brunetto Latini: mythe du rajeunissement
Conclusion
Les animaux, sans loi, suivent leur volonté. La fin justifiant les moyens,
l’accomplissement de leur désir passe parfois par la confrontation avec d’au-
tres êtres (animaux ou humains), qu’ils agressent ou trompent. Ces situa-
tions démontrent clairement que le plus rusé domine et que la connaissance
intellectuelle surmonte la force physique et la perception sensorielle, souvent
trop superficielle. Si certaines bêtes font preuve d’une intelligence étonnante,
la connaissance, liée à la raison et à l’intellect, reste le privilège de l’homme.
Ce dernier, s’il est docte, peut maı̂triser n’importe quel animal dangereux,
aussi indomptable soit-il.
Au-delà de l’utilité de la connaissance de l’autre, c’est le savoir en général
qui est valorisé. Il s’intègre à la vertu de prudence, et donc à la figure du
sage. Si les animaux font parfois preuve de proveance, de garde ou de sapi-
ence, l’homme, a fortiori, devrait en être capable. Si ce n’est pas le cas
(n’oublions pas l’objectif que le Livres du Tresor a fixé), il n’est pas digne
de gouverner une cité.61 Un passage à l’exemplarité implicite du monde
animal62 semble s’être ouvert. L’emploi d’un même vocabulaire (decevoir,
cognoisance. . . ) pour la description du monde animal d’une part et celle de
l’humanité et de ses interactions d’autre part, tend à souligner les analo-
gies, les parallélismes conceptuels entre les deux situations. A l’homme de
tirer de ces créatures non douées de raison et néanmoins parfois capa-
bles de comportements vertueux, les enseignements qui lui seront utiles.
Dépourvues de leur lecture symbolique chrétienne traditionnelle, les notices
animalières de Brunetto ne le sont peut-être pas seulement dans un but
d’ “authenticité scientifique”: réservant au lecteur la liberté d’interprétation,
il propose au travers de la communauté animale, préface à l’humanité, une
sorte d’exemplum démontrant que ses valeurs politiques fonctionnent déjà
partiellement dans la nature63 et, dès lors, justifiant ces valeurs.
au c[oe]ur de leur système, valorisant la faculté de prévoir et d’anticiper sur les accidents
de la fortune (nous remercions M. Lacroix pour cette remarque).
62 L’exemplarité du monde animal a été largement exploitée sous des formes diverses
masnee pour lui rappeler ses offices et s’informer de ses requêtes, “car ce est une chose
de grant sens sovenir soi des choses alees, & establir les presens & porveoir des futures.”
(Tresor, Livre III, Ch. 95, 1).
“Char ce est laide choses estre deceus por poverté de conoistre” 165
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