Vous êtes sur la page 1sur 3

Charlyne Genoud – Joue-la comme Roctiv

Les passages, lettres, mots et points en gras sont empruntés à Victor Joyet. Certains de ses mots ont disparu, d’autres sont
apparus, mais aucune liberté n’a été prise dans le déplacement

de ses mots !

Dans les courses sportives, un faux départ est un mouvement


en avant qui anticipe une autorisation de bouger. 

C’est fou, parce que de ce trajet si borné d’avance j’ai le sentiment d’avoir découvert une multitude de
sinuosités. C’est fou, car l’écriture de ce trajet a préexisté à son achèvement même, et au véritable départ
qu’incombait son arrivée. Un vraiment faux départ. De ceux qui à leur petite échelle vous font éprouver
les plus graves et les plus gros, de ceux qui donnent un avant-goût des tremblements à venir de votre
corps.

Je ne savais pas qu’il en serait ainsi ; il faut croire qu’il était temps de partir de cet espace mal isolé, de
ce territoire mental réduit, et de l’incapacité, l’insuffisance extrême que je me suis trouvée.
Moi-même donc.

Une voix dans une tête dans une fille dans Une enclave dans une enclave dans une enclave
Lausanne. dans l’enclave. Mon estomac trop plein dans ce
corps endormi dans des draps de la vieille ville.
Ma colère exterminatrice dans cette prison Le fond de l’enlisement certains diraient. Il
cérébrale dans la ville. La triple taule. Il m’a m’a fallu bien une heure pour en sortir à peu
fallu bien deux mois pour me décider à en près. De l’aboulie que provoque le sommeil et
sortir à peu près. l’hyperphagie, on n’en sort jamais vraiment de
L’emprisonnement des poupées russes, qui milite toute façon. Et sans le message de Dendel sur
contre ? whatsapp – lu heureusement et par le plus
grands des hasards à 18h, deux minutes à peine
avant mon retour dans les bras de Morphée – j’y
serais peut-être encore tout au fond, de cet
enlisement. Peut-être même noyée croulante
écroulée et sans plus de capacité à me lever, ou
tout bonnement endormie, disparue dans les
songes. Morte, si je prends les mots pour ce
qu’ils sont. Morte de mal-être.

Probablement qu’il m’apparait si essentiel parce qu’il fut violent et sombre à mon esprit, ce
mouvement. Bus gris, trop plein, au bruit d’un infernal manque de goût. Et puis Bellerive grouillant de
monde. Deux vieux. Avec des casquettes ridicules. (Quelle idée de donner aux coureuses des dix
kilomètres de Lausanne une casquette à visière !) Mes yeux, je les ai posés dans Dendel qui était déjà là.
Rebondissant et content. En noir. Sport basique. Il faisait déjà la file pour son dossard. Je me trouvais
donc face à moi-même en fin de queue.

Tout cela a pris du temps, on a failli manquer le dernier départ. Comme des spermatozoïdes.
Au-dessus de la ligne, ils avaient laissé une sorte de faux DJ bizarre. Il était déchaîné. Cette
sonore nuisance nous servait à tous de repoussoir. Partis en courant, ma silhouette au milieu de celle des
autres. Encore motivée et rieuse peut-être. Cartoon de moi-même, toujours. J’avais trois blagues que je
lançais aux autres. Une gueule qui se fermait mal. J’avais envie de parler. J’ai passé mes premières
minutes à vanner mes voisins qui avaient amené leur musique géante. Au début, on vous encourage. Mais
même les supporters se découragent. Alors on finit la course seule, triste, et mal en point.
Pendant dix kilomètres ça ne s’est pas arrêté. J’étais épuisée. Incurable physiquement
inarrêtable comme une pilote automatique, qui a décidé de penser à autre chose pour oublier. Alors elle
pense, et quand elle flanche elle pleure. Tentative d’inscription ; dans ma tête j’écrivais un poème. Il le
fallait, à cause du choc : ce mouvement m’a rendue crispée, tendue, souffrante, mais m’a stoppée net
dans l’enlisement. J’étais inerte dans ma chambre. Dans la course je me découvrais un avenir. Il fallait
partir. Fuir.
J’avais Dendel avec moi. Mais on ne parlait pas vraiment. Au début quand on était bourré
d’énergie encore. Quand on croyait que cette course allait être « un vrai départ », « une expérience
motivante ». Pour moi ce le fut. Mais à l’envers. J’ai été retournée de fond en comble. Ma motivation
s’est tournée vers l’extérieur. Mes pieds sont devenus l’organe de mes perceptions. Je voulais
désormais tout le temps courir. Loin. Je ne le pouvais même pas, il fallait finir la course ici. Dans mon
éducation barbare je n’avais pas le droit. Partir interdit. Pas sur ce parterre inédit. Les questions se
posaient enfin jusqu’au bout, incessamment, dans cet effort métonymique de ma petite vie. Et quand je
croyais courir, en fait je m’enfonçais. J’étais dans ma tête.
De sorte qu’il m’a été complètement impossible de voir les bornes des kilomètres passer, de les
« laisser me motiver ». De me booster. Certaines étapes ne veulent pas se faire remarquer et moi je n’y
voyais plus rien. Aucune lampe frontale dans cet effort. Étrangère à la préparation et à la mise en
condition du début à la fin. Un manque d’armement radical. J’avais bien mes écouteurs avec. Mais pas
d’adaptateur. Donc rien. Sans adaptation. Rapidement j’ai commencé à chanter deux lignes d’une chanson
dans ma tête. Je n’en ai jamais changé avant mon arrivée. Je les répétais pour me rassurer, mais
évidemment je n’y comprenais rien. C’était la version chewing-gum d’une chanson de 2014. Et puis, à
quoi bon chercher les paroles précises dans un mouvement qui ne connait pas les mots, ni le rationnel ?
On ne s’acharne pas à se souvenir quand tout est trop émotif et violent. On se tait et on prend les
conclusions du silence. Autant dire que cette course, comme une thérapie, était – et est toujours – une
vie à petite échelle bien plus qu’un entrainement. Quoiqu’elle m’ait complètement entrainée.
J’ai eu mal. Tellement mal, Papa. Et Maman qui ne voulait pas le savoir. J’avais sur mon corps
rouge entre mes deux bras des veines gonflées. Quelques stries rouges, ma tête, mon nombril encore, de
la sueur sur la peau, et puis une petite cicatrice que mon adolescence avait réalisé pour moi avant de me
laisser grandir. Mais je n’osais pas la regarder et l’ouvrir, je craignais de noyer le monde sous mes
larmes et mes cris, et d’au passage rayer définitivement ma vie de la carte. Gosse de riche baisée par
son argent, j’étais seule. Pas de famille. Et j’étais plus déprimée encore de savoir que mon seul
compagnon était Dendel et que j’osais me plaindre à lui quand sa couse, elle, était littéralement freinée
par mon rythme. Mais étrangement il restait. Il était patient, moi j’avais 21 ans. Essentiellement, c’était
l’entrainement qui nous manquait, on le savait tous les deux. On se comprenait. Et puis cette absence
de mots aussi. Elle me pesait atrocement. Je voulais juste revoir le fond de ses yeux, de sa dent, le gras
de son bras, sa silhouette de marrant. L’amant. Des chants. Rien pourtant. Je regardais vainement dans
sa direction. Parfois un joli sourire. J’avais si peur qu’il file à toute bise dans cette course au milieu de la
nuit.
Au kilomètre cinq j’ai eu un gel énergétique que j’ai mis dans mon œsophage. Mais rien n’y
faisait. La fatigue était trop là et passait même par mes bras qui restaient en arrière. J’étais raide à n’en
plus pouvoir. Dans mon corps et dans ma tête. Et cette personne à côté de moi voulait me prendre avec
elle dans son sprint. En somme, je vivais à essayer de tenir la cadence. Chacun a fait sa route pour les
deux derniers kilomètres.
Au kilomètre neuf j’ai bu une boisson énergétique en silence. Je rêvais de poésie, de ligne
d’arrivée, de cuisses plus fermes qu’ici, de souffle frais, j’ai eu ce mouvement cathartique. Animal.
Fatiguant comme du harcèlement de rue. Loin du monde que je connais. Loin de toute activité
oppressante. Je me déchaînais sans fin dans ma tête contre tous les jugements qui m’étaient nuisibles. De
moi j’évacuais toute l’énergie sans même m’en rendre compte. Avant même ce départ. C’était ainsi
depuis longtemps. Je me débattais. Il fallait bien tenter de se calmer. Même si c’était un mécanisme de
défense, tenter de trouver un semblant de cohérence, de recul. Quelle ineptie. Je me détestais
gratuitement par mouvements de transferts répétitifs devant les colères que me donnait la réalité. Des
corps à corps dont je n’avais même jamais eu l’occasion de connaitre la sensation. Baston fantasmée.
Je me tappais à coups de paroles odieuses. J’étais bloquée.
J’ai laissé mon moi tournicotant sur les pavés frappés, sur cette mousse bleuâtre des bas-côtés,
sur ce couple incolore avant la ligne d’arrivée, sur ce tapis bleu des derniers mètres, sur ce garçon à
ressorts qui m’a dépassée et sur cette ligne, enfin, tandis que ma tête demeurait vide pour me faire
oublier où j’étais. Sans même la voir, j’ai passé la ligne d’arrivée seule, pour me rappeler qu’à jamais et
depuis le début j’étais et resterais seule dans la course. Comme tout le monde d’ailleurs. Mais ce n’est
pas tout. On n’est jamais vraiment seul à habiter sa tête, je l’ai compris aujourd’hui et je remercie ce
mouvement absurde et épuisant physiquement d’avoir organisé ma rencontre avec un psychisme épuisé.
Avec un bout violent de moi-même. On ne comprend pas mieux la fuite en avant qu’en ayant éprouvé
son contraire, le mouvement rond, en circuit fermé, jusqu’à voir ses pieds déjà à l’arrivée lorsqu’ils
franchissent la ligne de départ.
Je voudrais bien mettre des mots plus justes à ce mouvement, parler des kilomètres qui filent
avec précision, dire les subtilités des échanges de regard, leurs jeux de partage, mais de tout ça je ne sais
plus rien. Aucun mot n’est resté dans ma tête après le passage de la ligne. À peine celui que j’écris ici :
partir. Il y a simplement de ces mouvements qui ne s’écrivent pas par après, qui seulement se dictent
d’eux-mêmes momentanément, et qui nous permettent de nous évader. Un mouvement qui en dicte un
autre. Une course dans une course dans une course. Le poème dans ma tête dans les dix kilomètres de
Lausanne dans la vie. Et moi, relai de transmission, j’en dis finalement ce qu’il m’en reste. Un contact à
cette voix dans ma tête qui pleure. Une voix qui cherche un ailleurs. Car cette course, et moi aussi, n’était
pas autre chose que cette voix. Il faut parfois l’écouter. Trop souvent on lui coupe la parole pour rigoler.
Et il ne faut jamais laisser s’en aller la voix qui tente de nous sauver.

Vous aimerez peut-être aussi