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6 | 2004
Intellectuels, médias et médiations. Autour de la
Baltique
Philippe Hamman
Éditeur
Presses universitaires de Lorraine
Référence électronique
Philippe Hamman, « Jacques RANCIÈRE, Le destin des images », Questions de communication [En ligne],
6 | 2004, mis en ligne le 29 mai 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
questionsdecommunication.revues.org/6303
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Notes de lecture
politique, tels La Nuit des prolétaires.Archives nazis – et l’auteur d’inviter à une pensée
du rêve ouvrier, travail sur archives qui fait attentive aux circularités, au « jeu des
date (Paris, Fayard, 1981, rééd. Hachette- échanges » (p. 39).
Pluriel, 1997), ou La Mésentente. Politique et
philosophie (Paris, Galilée, 1995). Ces Seconde force du propos : Jacques
recherches se comprennent dans le rapport Rancière est attaché à l’inscription
à une pensée de l’esthétique, ainsi qu’on a processuelle des enjeux. La profondeur
pu le lire dans Le Partage du sensible. historique est largement mobilisée, par
Esthétique et politique (Paris, Éd. La Fabrique, exemple lorsqu’il regrette, s’agissant de la
2000), qui en appelle tant à la littérature – photographie, que « Barthes efface la
par exemple dans Mallarmé. La politique de généalogie même du ça-a-été » (p. 23 - cf.
la sirène (Paris, Hachette, 1996) – qu’au Roland Barthes, La chambre claire, Paris,
cinéma ou à l’art de façon large – on pense Éd. de l’Étoile/Gallimard/Éd. du Seuil,
à La Fable cinématographique (Paris, Éd. du 1980). Cette sensibilité – en particulier
Seuil, 2001). Restituer ce parcours est celle du XIXe siècle depuis ses premiers
indispensable pour entrer dans Le destin des écrits – est centrale pour qualifier ce que
images, définies comme « des rapports l’auteur appelle « le destin des images » :
entre une visibilité et une signification » « Le destin de cet entrelacement logique
(p. 43). En effet, ce livre de format abordable et paradoxal entre les opérations de l’art,
est le recueil remanié de cinq les modes de circulation de l’imagerie et le
communications et articles produits en discours critique qui renvoie à leur vérité
2001-2002 qui prolongent les analyses cachée les opérations de l’un et les formes
livrées jusque-là et leur font écho – ainsi par de l’autre ». En chemin, il écarte « le
exemple des références régulières à la programme d’une certaine fin des
poétique mallarméenne (pp. 27, 67-68, 106, images » justement comme « un projet
138…). Ces textes ont en commun de historique qui est derrière nous »,
rendre les images à l’invention poétique et rapporté aux années 1880-1920, entre le
à ses enjeux politiques. En cela, « cette temps du symbolisme et celui du
investigation n’est pas neutre » (p. 125), le constructivisme, autour des « deux figures
lecteur de Jacques Rancière ne s’en de l’art pur – de l’art sans image – et du
étonnera pas. devenir-vie de l’art – de son devenir non-
art » (pp. 26-29).
Ici, il n’est guère possible de restituer les
nuances propres à chaque texte ; aussi, on Plus, cet appel à l’Histoire fonde un
relèvera plutôt un certain nombre élément central pour l’auteur : le passage
d’apports communs ou transversaux. Un d’un « régime représentatif de l’art » à un
premier intérêt est d’ordre « régime esthétique » (terme préféré à
méthodologique : s’agissant en partie de celui de modernité) qui prend ses
reprises de communications, leur écriture distances par rapport à la forme dite
permet de suivre aisément l’avancée de la ancienne de commune mesure :
démonstration. Le premier texte, « Le l’enchaînement par la nécessité ou la
destin des images », qui donne son titre au vraisemblance, par exemple dans un
recueil, est exemplaire : paragraphe après poème. Évoquer les Histoire(s) du Cinéma
paragraphe, la construction logique se de Jean-Luc Godard permet de le faire
façonne, décompose et recompose, comprendre (pp. 41-78), de même que le
jusqu’au propos final : une typologie – cas de la peinture dans le troisième
image nue, image ostensive, image texte – la réhabilitation de la « peinture de
métamorphique – est esquissée pour genre » au XIXe siècle. De ce changement
mieux en souligner les limites, attestant de paradigme, l’auteur tire deux
qu’« aucune des trois formes [ne peut] conséquences. D’une part, il s’intéresse au
fonctionner dans la clôture de sa propre principe de cette « révolution esthétique
logique » ; ainsi l’image nue ne peut-elle anti-mimétique » pour lier les mots, les
être vouée au seul témoignage, à images, les formes – ou selon ses termes :
l’exemple des camps de concentration « C’est un principe du “chacun chez
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l’autre” […], l’abolition du principe qui du texte à l’image » (p. 56). « La peinture
répartissait la place et les moyens de dans le texte » complète le cheminement
chacun, en séparant l’art des mots et celui en se préoccupant des transformations du
des formes, les arts du temps et ceux de visible en tactile et du figuratif en figural
l’espace » (p. 119). D’autre part, ceci lui par le travail des mots qui est celui de
permet, dans le dernier essai du volume, l’écrivain. Par l’analyse de la description
de s’inscrire en faux contre un usage défigurative dans un extrait dû aux frères
relâché et « inflationniste » de la notion Goncourt, on comprend mieux comment
d’irreprésentable (pp. 125-153). La les mots se font images, mais aussi
perspective diachronique introduit un pourquoi le présent de l’art est toujours
irreprésentable relatif, c’est-à-dire en au passé et au futur, c’est-à-dire pourquoi
termes d’adaptation des moyens et des écarter le rêve de sa pureté pour
fins de la représentation – l’évocation de reconnaître son implication dans le monde
l’Œdipe de Corneille puis celle de Shoah sensible partagé (pp. 81-102). Il faut alors
de Claude Lanzmann sont des plus lire le quatrième texte, « La surface du
éclairantes : « Il y a de l’irreprésentable en design », qui traite des ambivalences du
fonction des conditions auxquelles un graphisme comme assemblage des mots
sujet de représentation doit se soumettre et des formes traversant l’histoire de la
pour entrer dans un régime déterminé de technique, de l’art et de la politique, à
l’art ». C’est donc dans le régime partir d’une devinette : « Quelle
représentatif de l’art et ses contraintes ressemblance y a-t-il entre Stéphane
stabilisées entre monstration et Mallarmé, poète français écrivant en 1897
signification qu’il y en a – Corneille qui Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, et
élude les yeux crevés, les anticipations Peter Behrens, architecte, ingénieur,
trop évidentes des oracles et rajoute une designer allemand qui, dix ans plus tard,
intrigue amoureuse à l’Œdipe de s’occupe de dessiner les produits, les
Sophocle… –, mais pas dans le régime publicités et même les bâtiments de la
esthétique. Jacques Rancière montre ainsi compagnie d’électricité AEG ? » (p. 106).
qu’invoquer un art propre à l’expérience Pour y répondre, le philosophe introduit
d’exception ne tient pas, sauf à mettre successivement la notion de « type », qui
« tout un régime de l’art sous le signe de permet de voir chez le poète comme
la terreur sacrée » (p. 153). l’ingénieur « une même idée des formes
simplifiées et une même fonction
Ces deux pans de la démonstration attribuée à ces formes – définir une
permettent à leur tour de tirer des fils texture nouvelle de la vie commune »
dans deux directions corrélées : les (pp. 108-111) ; puis celle de « symbole »
relations entre l’écrit et l’image et les comme « signe abréviateur », avec un
rapports aux enjeux politiques. C’est là un autre élément commun : la reconfiguration
troisième intérêt à préciser. Essentiel est d’un monde sensible à partir d’un travail
bien de pointer que « les mots et les sur ses éléments de base, sur la forme des
formes, le dicible et le visible, le visible et objets du quotidien (pp. 115-116) ; enfin,
l’invisible se rapportent les uns aux celle de « surface », dont le sens est
autres » (p. 21). Dans la conférence double pour l’auteur : à la fois technique
intitulée « La phrase, l’image, l’histoire, les (les nouveautés de la gravure, des
Histoire(s) du Cinéma », ils servent à affiches…) et idéal. Une remise en cause
questionner la relation entre la puissance s’ensuit : il n’y a pas un art autonome et un
des mots et celle du visible, avec une art hétéronome, enrôlé au service de la
nouvelle mesure que Jacques Rancière politique. La surface du graphisme est
nomme la phrase-image, expliquant : « La alors à la fois « premièrement, le plan
phrase n’est pas le dicible, l’image n’est pas d’égalité sur lequel toute chose se prête à
le visible. Par phrase-image j’entends l’art ; deuxièmement, la surface de
l’union de deux fonctions à définir conversion où les mots, les formes et les
esthétiquement, c’est-à-dire par la manière choses échangent leurs rôles ;
dont elles défont le rapport représentatif troisièmement, la surface d’équivalence où
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