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BARBEY D’AUREVILLY AVEC LACAN

DON JUAN, PREDATION OU COMPTAGE ?

HERVE CASTANET *

Parler, dans la littérature et les arts, des dispositifs de chasse et de conquêtes amoureuses
où justement chaque femme fait cible et devient proie, amène immanquablement au
personnage de Don Juan. N’est-il pas le paradigme du chasseur, sûr de lui jusqu’à la
caricature, qui vire au prédateur imposant sa violence aux femmes ? Le nom même de Don
Juan devient aujourd’hui la virilité politique en acte qui découvre la forme d’un pouvoir qui
systématiquement assujettit, contraint, dégrade le corps sexué des femmes. Il y a désormais
une interprétation biopolitique1 de Don Juan. Les études féministes voire queer, si actives de
ce côté-ci de l’Atlantique, ont leur mot à dire et ne s’en privent pas.
Ce qui oriente l’intervention qui va suivre est une remarque, fort judicieuse, de l’argument
de ce colloque : « En effet, nombreux sont les scénarios de chasse où la cible s’avère tout
autre que ce que l’on croyait tout d’abord viser au travers de la proie. » Nous ne contesterons
pas les remarques sur Don Juan qui légitiment les recherches connues – ni l’interprétation
politique des féministes et des queer qui y lisent un rapport de pouvoir avec ses ramifications
culturelles et sociétales. Nous déplacerons le curseur. Et si nous lisions autrement le mythe de
Don Juan et que, loin de le limiter à la prédation, nous en faisions une façon de compter, de
comptabiliser ce qui relève de l’illimité ? Si nous en faisions une tentative, certes désespérée
et qui, in fine, échoue, de s’affronter à l’illimité qui est un des noms de la féminité par le
moyen du comptage, au un par un ? Tentons la démonstration. Garderons-nous le terme
d’imaginaire, ou d’imaginarisation, pour cette démonstration ? Non. S’orienter de la
psychanalyse selon Lacan nécessite un double mouvement. 1 – La structure relève de l’ordre
symbolique et l’imaginaire, rapporté à ce dernier, se découvre pour ce qu’il est : une
psychologie du moi construit au miroir du narcissisme, soit une instance de méconnaissance.
En parcourir les arcanes est vain, s’appuyer sur lui fait impasse pour les cures. Tel est le
premier Lacan. 2 – Si tout est structure, tout n’est pas signifiant. Une clinique orientée par le
réel change la donne du tout symbolique. Le symbolique est menteur par définition et le délire
est généralisé. Tel est le second Lacan où le réel surmonte le symbolique. Le pas-tout y est

* HERVÉ CASTANET, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, EST PSYCHANALYSTE À MARSEILLE.

1 Laurent, Éric, L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Navarin/Champ freudien, 2016.

1
convoqué et le Père-du-nom est pluralisé. La parole ne sert plus à communiquer mais impacte
le corps vivant qui, de ce fait, devient corps parlant.

Jacques Lacan, dans son Séminaire oral (tenu de 1952 à 1980), fait référence au
personnage de Don Juan à plusieurs reprises : les 3 juillet 1957, 4 décembre 1957, 20 mars
1963, 27 mars 1963, 17 février 1971 et 21 novembre 1972. Il cite explicitement Barbey
d’Aurevilly le 12 avril 1967 à propos des « prêtres démoniaques qu’il excellait à feindre2 ».
Rien dans les Écrits et dans les Autres écrits – ni sur Don Juan, ni sur Barbey. Au début de
son article « Kant avec Sade », daté de septembre 1962, Lacan constatera « la montée
e
insinuante à travers le XIX siècle du thème du “bonheur dans le mal”3 » dans lequel, sans
contestation possible, Barbey et ses Diaboliques s’inscrivent.
Quelle est la thèse princeps de Lacan sur Don Juan ? Le personnage Don Juan est un « rêve
féminin4 », un « fantasme féminin5 », une « pure image féminine6 ». Ces expressions datent
de 1963 et sont extraites du séminaire L’angoisse. La thèse est reprise, telle quelle, en 1971,
dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant : « c’est un rêve de femme, et
c’est le rêve d’où est sorti Don Juan7 » – c’est une « élucubration féminine8 ». Et, à nouveau,
dans le séminaire Encore, en 1972, où l’on trouve la formulation : Don Juan est un « mythe
féminin9 » – « Voilà ce qu’est l’autre sexe, le sexe masculin, pour les femmes. En cela
l’image de Don Juan est capitale 10 . » Reste à dire pourquoi et donc à reprendre la
démonstration de la thèse. Je partirai de la dernière référence, celle de 1972, qui permet de
réordonner les précédentes. Dire femme, féminité, féminin, nécessite, à l’intérieur du champ
analytique selon Lacan, de sortir et de l’évidence anatomique justifiée par la loi naturelle que
ponctue la Genèse : Et dieu les créa homme et femme et des définitions socio-historiques des
rôles et des comportements imposés par les mentalités11 – et même des apports des Gender
studies qui construisent hommes et femmes comme des rapports de pouvoir où priment un
maître et une dominée, un vainqueur et une vaincue.

2 Lacan, Jacques, “Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme”, inédit.


3 Lacan, Jacques, “Kant avec Sade”, Écrits, Seuil, 1966, p. 765.
4 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, 2004, p. 224
5 Ibid., p. 233.
6 Ibid., p. 224.
7 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2006, p. 74.
8 Ibid., p. 74-75.
9 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, 1975, p. 15.
10 Ibid.
11 Si bien décrites par l’École historique dite des Annales.

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Par contre, Lacan, pour sortir la psychanalyse des compromissions et impasses où les
postfreudiens la conduisaient, ne cesse de revenir à la féminité comme « dark continent12 »
selon l’expression de Freud, datée de 1926, dans La question de l’analyse profane – à la
féminité comme « énigme », mot de Freud encore, daté de 1933 dans ses Nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse13. C’est-à-dire que la féminité ne se laisse pas
saisir, dans l’inconscient structuré comme un langage, par un signifiant qui la nommerait et
lui donnerait, en retour, une définition qui la rendrait une, identique à elle-même. En termes
freudiens : il n’y a qu’une seule libido dans l’inconscient et elle est masculine – le primat du
phallus est pour les deux sexes14. En termes lacaniens : La femme n’existe pas et là où chacun
croit la saisir, il tombe sur une absence, une opacité ou mieux sur un trou dans les réseaux
signifiants. L’inconscient forclôt le signifiant de La femme. Dans la rencontre, une femme est
du côté de l’Autre et non du côté de l’Un. L’ensemble, au sens mathématique du terme, qui
rassemblerait les femmes comme constituant un ensemble fermé et où l’universelle
affirmative : Pour toute femme, trouverait ses droits, ne peut être construit. La féminité relève
de l’illimité alors que l’ensemble fermé, lui, est, par définition, limité fondant la possibilité du
comptage. « Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots,
et il faut bien dire que s’il y a quelque chose dont elles-mêmes se plaignent assez pour
l’instant, c’est bien de ça […]15 » C’est-à-dire que, « par rapport à ce qui peut se dire de
l’inconscient, radicalement Autre, la femme est ce qui a rapport à cet Autre. […] La femme a
rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours
Autre16 ». La féminité n’est pas transparente aux femmes – ce n’est pas un savoir celé auquel
elles auraient accès. La célèbre remarque de Hegel est ici parfaitement applicable : les secrets
des Égyptiens sont des secrets pour les Égyptiens eux-mêmes17.

12 Freud, Sigmund, La question de l’analyse profane, folio/essais, n° 318, Gallimard, 2009, p. 75 : “De la vie
sexuelle de la petite fille, nous en savons moins que de celle du garçon. Nous n’avons pas à avoir honte de cette
différence ; la vie sexuelle de la femme adulte est bien encore […] un dark continent.”
13 Freud, Sigmund, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, folio/essais, n° 126, Gallimard,
2009, p. 151.
14 Voir, par exemple, Freud, Sigmund, “L’organisation génitale infantile” (1923), La vie sexuelle, Presses
universitaires de France, 2009 : “Le caractère principal de cette organisation génitale infantile est en même
temps ce qui la différencie de l’organisation génitale définitive de l’adulte. Il réside en ceci que, pour les deux
sexes, un seul organe génital, l’organe mâle, joue un rôle. Il n’existe pas un primat génital, mais un primat du
phallus.” Freud ajoute : “Malheureusement, nous ne pouvons décrire cet état de choses que chez l’enfant mâle ;
la connaissance des processus correspondants chez la petite fille nous fait défaut.”
15 Ibid., p. 68.
16 Ibid., p. 75.
17 Dans ses Leçons sur l’Esthétique (1835).

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Le La de La femme ne peut être écrit – il est hors savoir, soit hors symbolique. En cela,
« la femme est beaucoup plus réelle et beaucoup plus vraie que l’homme18 », ira jusqu’à
affirmer Lacan qui inventera le mot de pas-toute pour la désigner. Elle n’est pas-toute prise
dans la loi du signifiant – dans l’Œdipe, dans la castration.
Le mythe de Don Juan est ce qui fait réponse à ce trou dans l’Autre de l’inconscient, du
côté femme. Par cette référence à un homme qui les séduit toutes, chaque femme trouverait
l’opérateur, soit la fonction logique, qui lui donne une consistance d’être. La féminité ne
serait plus ce vide sur lequel rien ne tient comme construction mais bien un socle transparent
fondé par ce tiers extérieur qui a nom Don Juan. Or Don Juan ne procède pas par l’universel,
mais par le un par un – ou plutôt par le une par une. « Ne voyez-vous pas que l’essentiel dans
le mythe féminin de Don Juan, c’est qu’il les a une par une ? […] Des femmes à partir du
moment où il y a les noms, on peut en faire une liste, et les compter. S’il y en a mille e tre19
c’est bien qu’on peut les prendre une par une, ce qui est essentiel20. » Don Juan est un
opérateur qui permet à chacune de savoir si elle est femme ou pas – de façon bien plus
radicale qu’à chercher au miroir les signes de sa beauté qui la ferait femme dans l’idéal ou
dans les attributs sociaux qui lui assignent un rôle, un devoir-faire. En les prenant une par une,
Don Juan ne les fait pas femmes par l’identification à des signifiants idéaux. Il est celui qui
résout la féminité comme énigme. En quelque sorte, il a la clef, le code, la formule. Don Juan
est la réponse au dark continent. Il est lumières. Lisons Lacan, en 1971 : « la loi dite sexuelle
laisse quand même à désirer qu’à chacun il y ait sa chacune pour y répondre […] il n’y a pas à
cet égard de nature, puisque La femme n’existe pas. Qu’elle existe, c’est un rêve de femme, et
c’est le rêve d’où est sorti Don Juan. S’il y avait un homme pour qui La femme existe, ce
serait une merveille, on serait sûr de son désir. C’est une élucubration féminine21 ». Mais
comment Don Juan s’y prend-il ? Dans le Don Giovanni, et dans Les noces de Figaro, de
Mozart, une expression du livret fait mouche : odore di femmina22. En 1963, Lacan commente
cette référence : « Don Juan est un homme auquel il ne manquerait rien. […] Remarquez qu’il
18 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 223. Voir tout le chapitre XIV : p. 213-244.
19 Seulement pour l’Espagne. Leporello, le valet de Don Juan, on compte plus. Mozart, W.-A., Don Giovanni,
acte premier, scène II : “Don Giovanni (à Leporello) : Essayons de consoler son tourment. — Leporello (à
part) : Il en a ainsi consolé mille huit cents.” Il ouvre son cahier de compte : “Petite Madame, voici le
catalogue des belles qu’aima mon maître ; c’est un catalogue que j’ai fait moi-même. Observez, lisez avec
moi. En Italie six cent quarante, en Allemagne deux cent trente et une, cent en France, en Turquie quatre-vingt-
onze, mais en Espagne elles sont déjà mille et trois ! Il y a parmi celles-ci des paysannes, des soubrettes, des
citadines, il y a des comtesses, des baronnes, des marquises, des princesses, et il y a des femmes de tous états, de
toutes formes, de tous âges.” Livret de Lorenzo Da Ponte.
20 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 15.
21 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 74-75.
22 Mozart, W.-A., Don Giovanni, acte premier, scène II : “Don Giovanni : Zitto! Mi pare sentir odor di
femmina ! — Leporello (a parte) Cospetto, che odorato per fetto !”

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n’est pas dit du tout qu’il inspire le désir. S’il se glisse dans le lit des femmes, il est là on ne
sait comment. On peut même dire qu’il n’en a pas non plus. Il est en rapport avec quelque
chose vis-à-vis de quoi il remplit une certaine fonction. Ce quelque chose, appelez-le odore di
femmina, et ça nous porte loin 23 . » Qui dit désir dit choix, engagement et donc refus,
renoncement. Or ce n’est pas ainsi que Don Juan se manifeste. Ce n’est pas ce qui le meut :
« Mais le désir fait si peu de choses en l’affaire que, quand passe l’odore di femmina, il est
capable de ne pas s’apercevoir que c’est Donna Elvira, à savoir cette dont il a soupé au
maximum, qui vient de traverser la scène24. » C’est pour cela que Don Juan n’angoisse pas les
femmes qu’il rencontre. S’il les désirait, probablement l’angoisse serait au rendez-vous car le
désir touche ce point dans le partenaire où il s’agit de répondre, obligeant chacun, ici chacune,
à se mettre en règle avec ses propres désirs. Mais comment savoir ce que le désir couvre25 ?
D’où le surgissement de l’angoisse… Avec Don Juan rien de tel : il ne fait pas d’une femme
la cause, ou l’objet, de son désir. Il laisse tranquille celle qu’il séduit puisque étant capable de
sentir l’odeur du féminin, il estampille celle qui la répand comme femme. Il authentifie
qu’elle en est bien une. Pour Lacan, une femme est réelle c’est-à-dire sans loi, sans signifiant
qui l’épingle. Don Juan est un « vœu26 » de femme grâce auquel une femme fait l’économie
de ce bout de réel qui est son énigme et par lequel elle s’inclut dans un monde où l’universelle
affirmative retrouverait son pouvoir. Don Juan devient « l’image27 » de la boussole absolue
pour une femme. Il est celui que l’objet rencontré ne divise pas – il est l’homme qui « ne se
perd en aucun cas28 », « parfaitement égal à lui-même29 ». Il est celui qui ne peut perdre et
qu’aucune femme ne peut écorner d’aucune façon : voilà l’homme qui a le phallus,
pleinement. Lacan pourra dire, en une formule choc, qu’il est « l’objet absolu 30 ».
Évidemment, un tel homme n’a de consistance que dans le fantasme féminin – il est une
construction de fiction – puisqu’ainsi, supposé comme non manquant, il est une figure du
Père-non-châtré. Figure qui, pour Freud dans Totem et tabou (1912-1913), est celle du Père de
la horde primitive qui possède toutes les femmes et se les garde31. Don Juan a beau s’user à
l’action, gesticuler dans sa séduction, surjouer sa présence sur la scène, « il est toujours là à la
place d’un autre » – cet autre qui ne dit mot, bloc de pierre mort où le Père/Commandeur
23 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 224.
24 Ibid., p. 224-225.
25 Ibid., p. 223.
26 Ibid., p. 233.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 234.
29 Ibid., p. 224.
30 Ibid.
31 Freud, Sigmund, Totem et tabou, Éditions Points, n° 629, 2010, p. 239 et suivantes.

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trouve sa statue. Don Juan vole la place de ce père-là. C’est une imposture d’y croire mais,
comme le dit Lacan, « le prestige de Don Juan est lié à l’acceptation de cette imposture32 ».
Résumons la thèse de Lacan : une femme n’est pas toute prise dans la loi du langage. Elle
y est, certes, puisqu’elle parle, a un inconscient, mais… pas-toute. La scansion tombe : par le
mythe de Don Juan, la pas-toute rêve d’être… toute.

Que nous apporte la nouvelle de Barbey d’Aurevilly publiée en 1867 dans La Situation, Le
Plus Bel Amour de Don Juan, pour mettre à l’épreuve ces repères ? Dans celle-ci, Don Juan,
vieilli mais portant toujours beau, sa prestance toujours active, est invité, par douze de ses
anciennes maîtresses, toutes de la noblesse, à un souper extraordinaire, comme aucun autre ne
le fut. Le cœur du récit tourne autour d’une question qui lui est posée en fin de soirée et à
laquelle, se faisant conteur, il répondra : son plus bel amour, comme l’annonce le titre.
J’isolerai deux points – nullement exhaustifs. D’autres ultérieurement pourront être
ajoutés.
1 – Lorsque le narrateur, au début de la nouvelle, présente Don Juan, il lui donne les traits
d’un certain comte de Ravila de Ravilès. La vieille marquise Guy de Ruy, l’interlocutrice du
narrateur, consent, sur le champ, à cette substitution : « Lui ! C’est bien, en effet, Don Juan,
— dit-elle33. » Le comte « était bien l’incarnation de tous les séducteurs dont il est parlé dans
les romans et dans l’histoire […] s’il y avait quelqu’un qui pût rappeler Don Juan, à coup sûr
ce devait être lui34 ! » Don Juan n’est plus ainsi un personnage qui aurait existé avec ses
caractéristiques singulières, ses traits propres, ses signes discrets qui le rendraient unique et
que la nouvelle rappellerait aux mémoires des lecteurs. Don Juan est une fonction
romanesque, une position dans l’histoire – ou mieux, comme dit Barbey, une « race35 »
voulant en cela que cette fonction et cette position ne soient pas abstraites mais incarnées,
ancrées dans un corps vivant. Une comparaison définit la nature de cette race : « Le roi est
mort ! Vive le roi ! disait-on sous l’ancienne monarchie avant qu’elle fût cassée, cette vieille
porcelaine de Sèvres. Don Juan, lui, malgré toutes les démocraties, est un monarque qu’on ne
cassera pas36. » Mais pourquoi donc ? Parce que, « au fait, le diable est immortel37 ! », comme

32 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 224.


33 Barbey d’Aurevilly, Jules, “Le Plus Bel Amour de Don Juan”, Les Diaboliques, Classiques, Le Livre de
Poche, n° 6048, 2013, p. 113.
34 Ibid., p. 114.
35 Ibid.
36 Ibid., p. 111.
37 Ibid.

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le rappelle la dévote marquise de Ruy. La race « juanesque38 » est identique à la lignée
royale : la mort du roi ne signe pas sa fin, mais elle se perpétue incarnée à nouveau dans un
corps. Le roi peut mourir, pas la lignée. C’est en cela que le corps du roi39, nullement son
corps physique, vivant et mortel, est éternel. Un corps éternel parce qu’il procède du droit
divin. C’est valable pour le roi et tout aussi bien pour Don Juan : « cette antique race Juan
éternelle, à qui Dieu n’a pas donné le monde, mais a permis au diable de le lui donner40 ».
Dieu et le diable sont désormais inséparablement liés dans l’éternité. « Le Diable est comme
Dieu. […] Malebranche disait que Dieu se reconnaissait à l’emploi des moyens les plus
simples. Le Diable aussi41 » écrit Barbey dans sa Préface de 1874 aux Diaboliques – « diable
d’homme42 » résume le narrateur à propos de Ravila.
Mais Dieu, cela ne nous surprendra pas après avoir cité la Préface, n’est pas pour rien dans
cette race Juan : il a permis au diable de lui donner le monde – celui du mal. Et le Dieu de
Barbey, fut-ce par procuration cédée à son ange déchu, n’est pas sans rappeler cet être-
suprême-en-méchanceté qu’honore le libertin sadien dans les exactions qu’il commet pour
l’édifier. L’abjection peut être un culte adressé à ce Dieu du mal pour le satisfaire. Mais, cette
lignée du diable, cette race Juan, voilà sa particularité, ne procède pas de père en fils – comme
la lignée royale, elle, le fait. Le monde du diable est aléatoire. Ce n’est pas une ligne droite
qui suit le principe : fils légitime du roi mort et ainsi de suite. La lignée du diable est brisée,
non repérable dans son trajet, clandestine dans ses apparitions : « cette mystérieuse race qui
ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines
distances, dans les familles de l’humanité43 ». Le comte de Ravila est la théophanie de cette
lignée du mal réapparue dans ces années 1870, au commencement donc de la IIIe République,
à Paris, au faubourg Saint-Germain…
Ainsi décrit, « Don Juan ne se confond pas purement et simplement, et bien loin de là, avec
le séducteur possesseur de petits trucs qui peuvent réussir à tout coup44 » comme le propose
Lacan dans son séminaire La relation d’objet. C’est comme exception à la série des hommes
qu’il opère. Il objecte à l’affirmative universelle qui fonde l’ensemble des hommes : pour tout
homme, la fonction phallique est vérifiée – soit : pour tout homme, la castration est confirmée.

38 Ibid., p. 114.
39 Sur cette distinction, voir l’ouvrage célèbre : Kantorowicz, Ernst, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, 1989.
40 Barbey d’Aurevilly, Jules, “Le Plus Bel Amour de Don Juan”, Les Diaboliques, op. cit., p. 113.
41 “Préface”, ibid., p. 50.
42 Ibid., p. 112.
43 Ibid., p. 114.
44 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Seuil, 1994, p. 418.

7
Il incarne, c’est en cela qu’il est immortel et qu’il est le diable avec un corps d’homme,
l’exception : il existe au moins un homme qui n’est pas soumis à la fonction phallique, soit à
la castration. Barbey décrit ainsi Ravila de Ravilès avec des comparaisons où priment les
avoirs, la puissance : roi, maître, christ lors de la cène avec les apôtres, empereur romain,
Nabuchodonosor, etc., offert à la contemplation, à « l’Adoration perpétuelle 45 » des
maîtresses qui font cercle autour de lui, dans le boudoir de la comtesse de Chriffevas où se
tient le fameux souper. Comme dit Lacan : Don Juan est celui qui récupère « le membre perdu
d’Osiris46 » et qui réalise cette prouesse « qu’aucune femme ne puisse lui prendre47 ». Il est
incastrable. La fin du mythe n’infirme pas cette thèse mais la vérifie, au contraire, lors de la
rencontre finale avec le Commandeur : ce que cherche et finit par trouver Don Juan, au-delà
de ses conquêtes, c’est le Père – pas n’importe lequel, celui de l’exception. « N’oublions pas
que quand il se présente, c’est, chose curieuse, sous la forme de l’invité de pierre, de cette
pierre avec son côté absolument mort et fermé, au-delà de toute vie de la nature. C’est là que
Don Juan vient en somme se briser, et trouve l’achèvement de son destin48. » Dans cet
achèvement, le corps de Don Juan se dédouble : en tant qu’homme, il est puni de ses fautes et
de son imposture. La morale est sauve. Mais celui qui le punit, « l’invité de pierre » qui ne dit
mot, est l’imposture elle-même élevée à la dignité du destin. Don Juan, l’imposteur, est mort !
Vive l’imposture ! Don Juan comme personnage incarné doit être châtié et disparaître pour
renaître ailleurs, autrement, afin que « l’objet absolu » soit sauvé. On tue l’imposteur pour
sauver l’imposture du Père/Commandeur/Dieu non castrés – pour lui permettre de s’incarner à
nouveau, aléatoirement.
Mais dans la nouvelle de Barbey, la mort du personnage n’est pas à l’ordre du jour quoique
la vieillesse rôde et que le comte Ravila, c’est Don Juan « au cinquième acte49 ». À la place de
cette fin mortelle, Le Plus Bel Amour… met en scène une drôle de jeune fille de treize ans, la
« petite masque ».

2 – Dans sa Préface, Barbey donne une définition des femmes qui peuplent ses six
nouvelles : chacune, à sa façon, avec son style, est diabolique. « Quant aux femmes de ces
histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les Diaboliques ? N’ont-elles pas assez de diabolisme
en leur personne pour mériter ce doux non ? Diaboliques ! il n’y en a pas une seule ici qui ne

45 Barbey d’Aurevilly, Jules, “Le Plus Bel Amour de Don Juan”, Les Diaboliques, op. cit., p. 112.
46 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoissse, op. cit., p. 234.
47 Ibid., p. 233.
48 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 419.
49 Barbey d’Aurevilly, Jules, “Le Plus Bel Amour de Don Juan”, Les Diaboliques, op. cit., p. 114.

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le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de
“Mon ange !” sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, –
si elles sont des anges, c’est comme lui, – la tête en bas, le… reste en haut ! Pas une ici qui ne
soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part […]50. » Cette description est-elle
applicable à cette jeune enfant de treize ans, la « petite masque » ? Faudrait-il la sortir de cette
série des monstres et en faire une exception ? Voilà une solution qui n’est pas celle proposée
par Barbey. Au contraire : ni pureté, ni vertu, ni innocence chez elle. Et pourtant la nouvelle
la présente tout autrement. En fin de souper, une question, par la voix d’une duchesse, est
posée au comte, seul homme de la soirée : « Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci,
vous devriez nous raconter l’histoire de la conquête qui a le plus flatté votre orgueil d’homme
aimé et que vous jugez, à cette lueur du moment présent, le plus bel amour de votre
vie ?…51 » Ravila s’exécute et rapporte une histoire de sa jeunesse. Il était l’amant d’une
marquise qui avait une fille. Celle-ci, la « petite masque », semble avoir repéré le manège
amoureux qui lie sa mère à lui, Ravila. La faute en incombe à la mère, incapable de cacher ses
sentiments : « La marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacher et qui, quand elle le
voudraient, ne le pourraient pas. Sa fille […], malgré son innocence, ne s’apercevait que trop
du sentiment que sa mère avait pour moi52. » Le comte, lui, se pense plus rusé que le diable
lui-même et ne laisse rien voir de son désir – il commence, dans le récit, à se transformer en
pierre morte : « Cette petite aurait été le diable en personne, je l’aurais défiée de lire dans mon
jeu […]53. » La mère néanmoins, quoique peu « observatrice », n’est pas dupe et lâche à une
occasion à son amant : « Il faut prendre garde, mon ami. Je crois ma fille jalouse de
vous…54 » Le décor est planté. Ce sera là que se joue le plus bel amour de Don Juan. L’enfant
détonne point par point avec la beauté des femmes séduites par le comte, y compris sa propre
mère. La beauté de ces dernières est incomparables et, même vieillies lors du souper faubourg
Saint-Germain, elles resplendissent. L’enfant, par contre, fait tache dans le tableau : « C’était
[…] une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’où elle était sortie, laide,
même de l’aveu de sa mère […] une petite topaze brulée […] une espèce de maquette en
bronze, mais avec des yeux noirs […]55. » Ses cheveux sont « malades, noirs, avec des reflets

50 “Préface”, ibid., p. 50-51.


51 Ibid., p. 119.
52 Ibid., p. 127.
53 Ibid.
54 Ibid.
55 Ibid.

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d’amadou56 ». Ses « grands yeux sombres » expriment « le regard d’espion, noir et menaçant,
embusqué sur moi […]57 ». Elle est « couleur de souci58 ». Elle est « bizarre59 ». Ses réponses,
dans la conversation, sont « brisées, têtues, stupides60 ». Toutes les descriptions portent la
marque de son caractère repoussant. Elle doit son surnom à Ravila car, devant lui, elle repliait
son sourire, fronçait les sourcils, se crispait et « devenait d’une “petite masque” un vrai
masque ridé de cariatide humiliée […]61 ». Bref, l’enfant s’oppose en silence au comte et
chaque attitude décrite par Barbey, à la fin du chapitre IV et au chapitre V, témoigne de sa
désapprobation, de son opposition, de son refus à cette relation amoureuse de sa mère. Elle
est, par ailleurs, « très dévote, d’une dévotion sombre, espagnole, moyen âge,
superstitieuse62 ». Et, « elle tordait autour de son maigre corps toutes sortes de scapulaires et
se plaquait sur sa poitrine, unis comme le dos de la main, et autour de son cou bistré, des tas
de croix, de bonnes Vierges et de Saint-Esprits63. »
Or c’est à propos d’elle que Don Juan, réincarné en comte de Ravila, dira que ce fut son
plus bel amour. Comment ? Voici la chute de la nouvelle. L’enfant se confesse et avoue, au
curé de Saint-Germain-des-Prés, être enceinte tout en taisant le nom de l’homme impliqué. Sa
mère l’interroge ensuite avec doigté et obtient le nom : « — Eh bien ! c’est monsieur de
Ravila64. » Elle donne l’explication : « — Mère, c’était un soir. Il était dans le grand fauteuil
qui est au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y resta longtemps, puis il se leva, et
moi j’eus le malheur d’aller m’asseoir après lui dans ce fauteuil qu’il avait quitté. Oh,
maman !... C’est comme si j’étais tombée dans le feu. Je voulais me lever, je ne pus pas… le
cœur me manqua ! et je sentis… tiens ! là, maman, que ce que j’avais… c’était un
enfant !...65 » Don Juan indique que ce fut là, dans cette aveu confessé, le plus bel amour qu’il
a inspiré dans sa vie. L’amour ne vient donc pas de lui. C’est celui qu’on lui adresse qui
importe et qu’il veut raconter et théâtraliser devant ses hôtesses fascinées.
L’explication peut sembler simple et oedipiennement fondée. La psychanalyse freudienne
de papa y trouve ses repères. Pierre Glaudes écrira avec justesse : « que penser de la
fabulation de cette chaste enfant pour qui l’horreur d’avoir un enfant d’un homme en âge

56 Ibid., p. 128.
57 Ibid., p. 127.
58 Ibid., p. 128.
59 Ibid., p. 129.
60 Ibid.
61 Ibid., p. 128.
62 Ibid., p. 129.
63 Ibid.
64 Ibid., p. 134.
65 Ibid.

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d’être son père est, à l’évidence, l’envers de son désir66 ? » Cette question et sa réponse sont
parfaitement justes en référence au premier Lacan (1950-1970) mais son dernier
enseignement (1970-1980), au temps de la pas-toute, ouvre d’autres perspectives. Une phrase
tirée de Encore nous donne la direction : « L’être sexué de ces femmes pas-toutes ne passe
pas par le corps, mais par ce qui résulte d’une exigence logique dans la parole. […] Si la
femme n’était pas pas-toute, si dans son corps, elle n’était pas pas-toute comme être sexué, de
tout cela rien ne tiendrait67. » La « petite masque » n’objecte pas à la thèse de Don Juan
comme « mythe féminin ». Au contraire. L’enfant laide et bizarre la confirme. Sa jalousie,
décryptée par la marquise, sa mère, pointe son identification à cette dernière. « “Elle sent bien
que vous la volez, — me disait la marquise. — Son instinct lui dit que vous lui prenez une
portion de l’amour de sa mère.” Et quelquefois, elle ajoutait dans sa droiture : “C’est ma
conscience que cette enfant, et mon remords, sa jalousie.”68 » C’est identifiée à sa mère, que
la « petite masque » repose sa question à Ravila/Don Juan : qu’est-ce qu’une femme ? Qu’est-
ce que la jouissance propre d’une femme si, comme y insiste Lacan, « la femme ne sait jouir
que dans une absence69 », soit hors garantie ? La réponse tombe mais sans mots : sans la
rencontre physique des corps, l’enfant « ténébreuse70 » reçoit la marque de Don Juan qu’elle
est une femme puisqu’il l’engrosse – grossesse mentale (ou pseudocyesis), comme l’on dit en
clinique. L’homme l’a prise, non par l’étreinte sexuelle mais grâce à une exigence dans la
parole qui, imaginairement, brûlait son siège ! Une exigence logique, désormais corporisée,
va jusqu’à lui donner dans son ventre un « enfant » – le mot est de la « petite masque ». Cette
dernière semblait objecter à la série des mille e tre séduites puisque le comte avoue : « je
n’étais qu’indifférent pour cette maussade fillette, quand elle ne m’impatientait pas71 ». Et là
voilà, in fine, que se vérifie que Ravila, race de Don Juan, l’estampille comme femme – peut-
être encore plus que pour toutes les autres, puisqu’il lui transmet le phallus sous la forme de
l’enfant alors, qu’en général, il se le garde. Peu importe qu’elle soit enceinte d’une seule
« exigence logique ». En ayant obtenu le phallus de celui qui n’est pas soumis à la castration,
elle prend une place unique, véritable exception, d’être, superlatif grammatical, le plus bel

66 Ibid., note 1.
67 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 15.
68 Barbey d’Aurevilly, Jules, “Le Plus Bel Amour de Don Juan”, Les Diaboliques, op. cit., p. 129.
69 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, …ou pire, Seuil, 2011, p. 17.
70 Barbey d’Aurevilly, Jules, “Le Plus Bel Amour de Don Juan”, Les Diaboliques, op. cit., p. 130.
71 Ibid., p. 129.

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amour de Don Juan. L’axiome72 du fantasme : Don Juan = mythe féminin, s’en trouve vérifié.
CQFD.

72 Sur le fantasme comme “axiome”, “clavier logique”, voir : Lacan, Jacques, “La logique du fantasme. Compte
rendu du Séminaire 1966-1967”, Autres écrits, Seuil, 2001, p. 326.

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