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Hommes et Migrations

Les soldats indiens au secours de la France en 1914


Claude Markovits

Résumé
En 1914, 90 000 soldats indiens de l'Indian Army sont envoyés au front dans le nord de la France et en Belgique. Les lettres
qu'ils ont écrites -ou plutôt fait écrire -à leur famille restée en Inde seront publiées en partie par la censure militaire britannique.
Dans quel contexte un corps expéditionnaire britannique a-t-il pu être envoyé en France ? Quel rôle ces soldats ont-ils joué
pendant le conflit ? Et quelle perception ont-ils pu avoir de la France et des Français ? Sur ce dernier point, l'étude de leur
correspondance, seule trace restant d'un passage qui aura parfois duré quatre ans, apporte des éclairages passionnants.

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Markovits Claude. Les soldats indiens au secours de la France en 1914. In: Hommes et Migrations, n°1268-1269, Juillet-
octobre 2007. Diasporas indiennes dans la ville. pp. 44-59;

doi : https://doi.org/10.3406/homig.2007.4628

https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2007_num_1268_1_4628

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Les soldats indiens

au secours

de la France en 1914

Directeur de recherche au CNRS-Centre d'Études de l'Inde Par


et deClaude
l'Asie duMarkovits,
Sud (Ceias)

L'Armée de l'Inde et la musique, Coll. Achac © Achac

En 1914, 90 000 soldats indiens de l'Indian Army sont envoyés au front


dans le nord de la France et en Belgique. Les lettres qu'ils ont écrites - ou
plutôt fait écrire - à leur famille restée en Inde seront publiées en partie par
la censure militaire britannique. Dans quel contexte un corps
expéditionnaire britannique a-t-il pu être envoyé en France ? Quel rôle
ces soldats ont-ils joué pendant le conflit ? Et quelle perception ont-ils pu
avoir de la France et des Français ? Sur ce dernier point, l'étude
de leur correspondance, seule trace restant d'un passage
qui aura parfois duré quatre ans, apporte des éclairages passionnants.
I hommes & migrations n° 1268-1269

Avant 1914, les seuls Indiens à avoir fait le voyage en France étaient soit des
maharajahs, plus intéressés par les danseuses des Folies-Bergère que par la culture
française, soit des exilés politiques (telle la célèbre madame Cama), attirés par la
réputation de libéralisme et de tolérance de la France républicaine. S'y ajoutaient
quelques marchands de perles et de pierres précieuses, venus surtout du Gujarat.
Avec le déclenchement du premier conflit mondial, c'est une migration de nature
tout à fait différente qui aborde soudain nos rivages, sous la forme de plusieurs
divisions de l'armée coloniale de l'Inde britannique venues prêter main-forte aux
troupes anglaises sur le front du nord de la France et de la Belgique. Le corps
expéditionnaire envoyé en France pendant la Première Guerre mondiale
représente de loin le groupe numériquement le plus important d'Indiens ayant
jamais séjourné en France, puisqu'un total de 90 000 hommes aura passé dans
notre pays entre quelques semaines et quatre années au cours de la période 1914-
1918. A ce groupe, il faut ajouter les 48 000 hommes de l'Indian Labour Corps,
des travailleurs essentiellement originaires du nord-est de l'Inde, qui ont
généralement passé une année en France en 191 7-1918. Ils ont été utilisés comme
main-d'œuvre à l'arrière du front, en même temps que des Chinois, plus
nombreux, et d'autres coloniaux. Je ne parlerai pas d'eux ici, car leur histoire est
trop mal connue. J'évoquerai d'abord rapidement le contexte dans lequel un corps
expéditionnaire indien a pu être envoyé en France en 1914 comme une partie du
corps expéditionnaire britannique, et le rôle qu'ont joué ces troupes dans le
déroulement des opérations militaires. Je présenterai ensuite les sources dont nous
disposons pour reconstituer l'histoire de cette migration d'un genre particulier, à
savoir avant tout la correspondance des soldats avec leur famille restée en Inde,
dont d'importants extraits ont été publiés par la censure militaire britannique.
J'examinerai enfin ce que cette correspondance nous révèle des rapports entre les
soldats indiens et la population civile française.

Le contexte : l'envoi d'un corps


expéditionnaire indien en France

L'Indian Army, l'armée coloniale de l'Inde britannique, créée en 1893 par la fusion
des trois armées du Bengale, de Bombay et de Madras, qui avaient servi l'East India
Company jusqu'en 1858 et, après sa dissolution, étaient passées au service de la
Couronne, s'était vu attribuer, dans le cadre de la doctrine militaire britannique, telle
qu'elle avait été redéfinie à la fin du XIXe siècle, une triple mission : elle devait d'une
part, en collaboration étroite avec l'armée britannique en Inde (British Army in
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India), contribuer au maintien de l'ordre colonial en Inde même ; d'autre part, assure

la garde de la turbulente frontière du nord-ouest face aux tribus pachtoune

insoumises qui faisaient régulièrement des raids en territoire britannique ; enfin, ell

devait jouer le rôle d'une réserve impériale disponible pour des expéditions coloniale

ou semi-coloniales (comme la lutte contre le soulèvement des Boxers en Chine e

1900, à laquelle participèrent d'importants effectifs indiens)'1'. Mais il n'avait jamai

été envisagé de l'engager dans un conflit européen. Ni son entraînement ni so

équipement n'avaient été conçus dans cette perspective. En effet, suite à la fameus

révolte des Cipayes de 1 85 7, il avait été décidé de priver l'armée indienne d'artilleri

lourde et de l'équiper plus généralement d'armes déjà obsolètes. Un plan d

modernisation adopté au début du XXe siècle avait été rapidement abandonné à l

suite de l'accord anglo-russe de 1907, qui transformait l'ennemi potentiel russe

considéré depuis 1815 comme la principale menace pour la sécurité de l'Ind

britannique, en allié. C'est donc une armée dépourvue d'équipement moderne et d

vêtements chauds, équipée encore de vieux fusils, qui s'est trouvée tout d'un cou

transportée sur le front du nord de la France en octobre 1914.

Son engagement dans le grand conflit européen résultait d'ailleurs d'un concour

de circonstances, et non pas d'un plan délibéré. Au début de la guerre, un corp

expéditionnaire indien avait été hâtivement mis sur pied, mais il était destiné à êtr

envoyé en Egypte, où l'on craignait une attaque ottomane, qui ne se produisit pa


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Le changement subit de destination de ces troupes à la fin du mois d'août 1914


s'explique par le fait que les effectifs du corps expéditionnaire britannique envoyé
en Belgique au début du conflit avaient été sérieusement entamés dans la
désastreuse retraite de Möns et que l'état-major ne disposait en Europe même
d'aucune réserve immédiatement utilisable. On eut donc recours à l'Indian Army,
faute de mieux, avec l'idée de boucher un trou en attendant que la "nouvelle
armée" levée par Kitchener en Grande-Bretagne soit disponible (ce qui ne fut pas le
cas avant l'été 1915). Le tournant fut facilité par l'attitude du vice-roi des Indes,
Lord Hardinge, qui, malgré les réticences du commandement supérieur de l'Indian
Army, se montra un partisan enthousiaste de l'intervention des troupes indiennes
en Europe. Ses motivations étaient de deux ordres : d'une part, il espérait rehausser
le profil politique de son propre gouvernement dans le cadre impérial, et pensait
aussi que, si les troupes indiennes participaient aux combats, il serait plus facile de
convaincre l'opinion publique indienne du bien-fondé de la participation de l'Inde
au conflit mondial (y compris sur le plan financier) que si les troupes restaient
cantonnées dans des garnisons loin du théâtre des opérations 21 ; d'autre part, plus
cyniquement, il calculait que l'éloignement de l'essentiel des effectifs combattants
diminuerait considérablement la possibilité d'un soulèvement militaire en Inde
même (toujours le syndrome de la révolte des Cipayes).

La création et le rôle de l'Indian Corps

Deux divisions d'infanterie, la 3e (Lahore Division) et la 7e (Meerut Division), furent


donc envoyées en France depuis Bombay et Karachi, ainsi que deux divisions de
cavalerie, la lrc et la 2e. Les premières troupes débarquèrent à Marseille à la fin
septembre 1914, furent ensuite convoyées par train jusqu'à Orléans et, de là,
gagnèrent le front à marche forcée. Dès la fin octobre, le 129e Baluchis (un régiment
punjabi, malgré son nom) fut engagé dans des combats en Belgique et subit
d'importantes pertes, tandis qu'un de ses sous-officiers recevait la première Victoria
Cross jamais donnée à un Indien. Avec l'arrivée de l'hiver, les troupes indiennes,
dépourvues de vêtements chauds, souffrirent cruellement du froid et de l'humidité
dans les tranchées et il fallut les retirer du front pour leur permettre de reconstituer
leurs forces. Cependant, les débarquements se poursuivaient à Marseille et, à la fin
de l'année, les troupes furent constituées en un corps séparé, l'Indian Corps - intégré
à l'armée britannique en France et placé sous le commandement de sir James
Willcoxs -, qui comprenait un total de 28 500 soldats et sous-officiers indiens ainsi
que 16 500 Britanniques 3 . Ce corps avait pour mission de tenir un secteur du front
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de quelques dizaines de kilomètres et il accomplit sa mission au prix de perte


considérables à un moment où aucune autre force n'était disponible.
Ayant survécu, malgré les pertes et les souffrances multiples, à ce premier hiver
européen, les troupes indiennes se trouvèrent engagées en 1915 dans un certain
nombre d'offensives à l'issue indécise, d'abord à Neuve-Chapelle en mars, où le
Indiens jouèrent un rôle décisif dans un
avance qui se révéla sans lendemain, puis
La grande majorité des Festubert au début de mai, enfin à la bataill
soldats étant, au moins
de Loos en septembre. Par ailleurs, la division
au début du conflit,
de Lahore fut aussi engagée brièvement dan
analphabètes (même si
la seconde bataille d'Ypres en avril 1915. A
beaucoup apprirent
à lire et à écrire pendant total, jusqu'à la fin de 1915, les perte
les années de guerre), s'élevèrent à quelque 8 000 morts et plusieur
ils ne pouvaient écrire dizaines de milliers de blessés. La perfor¬
eux-mêmes leurs mance des troupes indiennes fit l'obje
lettres mais devaient
d'appréciations diverses (un débat dans leque
s'adresser à des scribes,
je n'ai pas l'intention d'entrer, n'étant pa
participant activement
à l'élaboration du texte. spécialiste d'histoire militaire) et il apparu
au commandement que ces troupes n
survivraient pas à un deuxième hiver européen
Aussi fut-il décidé dès novembre de retirer les deux divisions d'infanterie du fron
occidental et de les envoyer en Mésopotamie, où les troupes indiennes e
britanniques rencontraient de grandes difficultés dans leur marche vers Bagdad fac
aux Ottomans. Au début de janvier 1916, des effectifs s'élevant à 30 000 homme
s'embarquèrent à Marseille pour gagner le Moyen-Orient. Restèrent cependant de
effectifs de cavalerie s'élevant de 13 000 à 14 000 hommes, qui passèrent encor
plus de deux années en France, avant d'être envoyés en mars 1918 se joindre à l
campagne d'Allenby en Palestine. La cavalerie étant d'une utilité limitée dans un
guerre de tranchées, ces troupes furent surtout utilisées à des tâches non
combattantes (creusement de tranchées). Elles participèrent cependant à de
combats d'ampleur limitée sur la Somme en 1916 et à Cambrai en novembre 1917
En près de quatre années, quelque 90 000 hommes, combattants et non-combattants
appartenant à 1' Indian Army et aux troupes des États princiers (Imperial Servic
Troops) passèrent un certain temps en France. Environ 8 500 y laissèrent la vie
quelque 50 000 furent blessés (dont plusieurs milliers mutilés à vie ou gazés), e
plusieurs centaines faits prisonniers par les Allemands. La composition du corp
expéditionnaire en France reflétait à peu près celle de l'Indian Army, soit 40%
de musulmans, 30% d'hindous, 19% de sikhs, 10% de Gurkhas et 1 % d'autres4
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En termes régionaux, près de 50 % étaient originaires du Punjab et étaient


musulmans et sikhs, principalement; le reste venait en majorité d'autres régions
d'Inde du Nord (Pathans, Rajputs, Gahrwalis) et du Népal (Gurkhas). Socialement, ils
appartenaient majoritairement à la classe des petits propriétaires fonciers, soit un
groupe qui occupait une position plutôt moyenne dans la société rurale nord-
indienne. Si la participation au conflit fut une cruelle épreuve pour des hommes qui
n'y étaient pas du tout préparés, elle leur permit cependant de s'ouvrir une fenêtre sur
le monde. Grâce à l'existence d'un important corpus de correspondance, nous
pouvons, au moins en partie, pénétrer dans leur univers mental.

Les sources : une correspondance


soumise à la censure

Sur ces soldats et leur expérience en France, nous disposons d'une source
exceptionnelle, à savoir leur correspondance - censurée par les autorités militaires
britanniques mais dont d'importants extraits furent régulièrement publiés.
L'existence de cette archive, conservée à Londres dans les "Oriental and India
Office collections" de la British Library, reflète avant tout les inquiétudes du haut
commandement et des autorités politiques quant à la loyauté de ces troupes. Au
départ, la censure du courrier des soldats indiens s'effectua - comme il est de
routine en temps de guerre dans toutes les armées - dans le cadre régimentaire, où
les officiers eux-mêmes lisaient le courrier pour s'assurer qu'il ne contenait pas
d'indications précises pouvant renseigner l'ennemi. Cependant, il apparut
rapidement que ce système était inadapté : en effet les lettres des soldats indiens
étaient écrites dans des langues et des écritures variées (avant tout en urdu, mais
aussi en punjabi, dans l'alphabet gurmukhi, en hindi, en pashto, et en népali, pour
s'en tenir aux langues principales), et les officiers britanniques des régiments
indiens, même s'ils avaient une connaissance de base de l'hindoustani parlé, qui
était la linguafranca de l'Indian Army, étaient rarement en mesure de les déchiffrer.
On s'orienta vers la création d'un bureau spécial, l'Indian Post Office, situé d'abord
à Rouen puis installé à Boulogne, qui se spécialisa dans la censure du courrier des
soldats indiens. Au début, il s'intéressa avant tout aux lettres qui leur étaient
envoyées de l'extérieur, car les autorités craignaient que les révolutionnaires
indiens installés à l'étranger, avant tout en Allemagne, aux États-Unis et en France,
ne profitassent de ce canal pour essayer d'inciter les troupes à la désertion (il y eut
d'ailleurs quelques cas de désertion chez les Pathans, sensibles à la propagande
panislamique en provenance d'Istanbul et de Berlin), mais rapidement le bureau
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tourna son attention vers les lettres adressées par les soldats eux-mêmes à leu
familles restées en Inde et à leurs amis, souvent eux-mêmes des soldats postés
Inde ou dans d'autres garnisons impériales. Ce bureau se composait de hu
traducteurs, en général des officiers britanniques ayant une bonne connaissance d
langues indiennes, ainsi que de deux clerks indiens. A sa tête fut placé u
personnage intéressant, le sous-lieutenant Evelyn Berkeley Howell (1877-1971
un haut fonctionnaire de 1' Indian Civil Service (ICS) détaché auprès d'un régime
indien de cavalerie, qui fit ensuite une brillante carrière dans l'administration
l'Inde coloniale (il fut secrétaire aux Affaires étrangères du gouvernement de l'In
del929àl932 avant de prendre en 1933 une longue retraite). Howell était un b
linguiste et un littérateur, qui publia plus tard, avec sir Olaf Caroe, une célèb
anthologie de la poésie pashto. Il conçut l'idée de publier hebdomadairement d
extraits de cette correspondance, envoyés aux principaux ministères et au roi da
le but de les tenir au courant de l'état d'esprit des troupes indiennes. Bien que
surveillance politique fût le but principal de l'exercice, Howell y introdui
certaines préoccupations esthétiques : il souligna que, "si la publication d'une sélect
d'extraits était autorisée, il en résulterait un livre très distrayant (entertaining) "" .

"Le problème essentiel est moins ce que nous ne pouvons attendre d


lettres que ce que nous pouvons attendre d'elles".

L'utilisation comme source historique de ce corpus considérable consistant


plusieurs milliers d'extraits dont une partie a été rassemblée dans un volume p
l'historien militaire britannique David Omissi 61 pose cependant un certain nombre
problèmes d'ordre méthodologique, que j'évoquerai ici rapidement. Laissant de côté
problème de la traduction, qui paraît malgré tout secondaire dans la mesure où
originaux sont irrémédiablement perdus et où les lettres se lisent bien, la premiè
question qui vient à l'esprit tient à l'échantillon lui-même. Nous savons que les solda
en dehors des périodes de combat, écrivaient beaucoup : 10 000 à 20 000 lettres p
semaine. Il est donc clair que les dix traducteurs ne pouvaient lire qu'une petite par
de la correspondance et que la sélection qu'ils faisaient des lettres avait nécessaireme
un caractère aléatoire. Par contre, en ce qui concerne l'inclusion d'extraits dans
sélection hebdomadaire, on peut penser qu'elle obéissait à un impératif
représentativité et n'était donc pas purement aléatoire. Le problème le plus déli
concerne cependant les auteurs des lettres. La grande majorité des soldats (plus de 90
étant, au moins au début du conflit, analphabètes (même si beaucoup apprirent à l
et à écrire pendant les années de guerre), ils ne pouvaient écrire eux-mêmes leurs lett
mais devaient s'adresser à des scribes, sans doute essentiellement d'autres soldats ou d
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officiers et sous-officiers indiens, à qui ils dictaient un texte. Dans un tel processus, il
est connu que le scribe ne se contente pas d'enregistrer passivement ce qu'on lui dicte,
mais participe activement à l'élaboration du texte. Il en résulte deux conséquences
principales pour la correspondance : premièrement, un certain caractère stéréotypé, dû
au fait que les scribes ont un réservoir limité de formules passe-partout qu'ils
reprennent ad nauseam , et deuxièmement une certaine autocensure, due au fait que le
processus de dictée étant public, il importe, dans un milieu militaire porté au
conformisme social (et sexuel), de ne pas trop se distinguer du lot. Malgré cela,
l'individualité des auteurs se fait parfois sentir dans le contenu des lettres, sinon dans
leur style. Un dernier problème, et non des moindres, concerne le processus de censure
lui-même : les soldats savaient-ils que leurs lettres étaient lues, et dans quelle mesure
cela a-t-il affecté leur mode d'écriture ? Sur le premier point, on peut répondre
positivement : à partir d'un certain moment, la majorité des écrivants semble avoir été
consciente de la présence possible d'un lecteur différent du destinataire de la missive.
Cela ne paraît pas cependant avoir modifié fondamentalement leur mode d'écriture, si
ce n'est qu'on note la tendance à utiliser certains codes, comme "black pepper" pour les
troupes indiennes, "white pepper" pour les troupes britanniques, ou "fruit " pour les
femmes blanches, codes que les censeurs eurent vite fait de pénétrer. Il faut d'ailleurs
remarquer que plus de 9 7 % des lettres furent passées par la censure, et que seules moins
de 3 % furent retenues, essentiellement pour obscénité ou attaques verbales contre des
officiers. On peut conclure que le processus de censure n'affecta pas de manière
essentielle la correspondance sinon par le fait qu'il nous l'a rendue en partie accessible.
Au total, j'aurais tendance à reprendre la formule de David Omissi, selon lequel "le
problème essentiel est moins ce que nous ne pouvons apprendre des lettres que ce que
nous pouvons apprendre d'elles". D'autant plus que nous n'avons guère de sources
alternatives sur l'état d'esprit et la mentalité des soldats indiens du corps
expéditionnaire. Bien que quelques interviews d'anciens combattants aient été
réalisées dans les années soixante-dix, elles ne constituent qu'un échantillon
minuscule au regard de la correspondance, et, à ma connaissance, aucun journal tenu
par un soldat indien n'a été miraculeusement retrouvé dans un grenier. Il existe,
certes, quelques journaux tenus par des officiers britanniques de régiments indiens
mais, dans leur manière de parler des soldats indiens, ils se caractérisent par un
paternalisme parfois mâtiné de pseudo-ethnographie qui en rend l'utilisation
difficile. Quant aux ouvrages de fiction, ils paraissent peu nombreux. En anglais, on
notera un petit recueil de nouvelles de Kipling, publié en 1918 sous le titre The Eyes
ofAsia dont trois prennent la forme de lettres écrites par des soldats indiens à leurs
familles. Ces nouvelles ne comptent certainement pas parmi les plus réussies du
grand écrivain britannique et ne jettent aucune lumière véritablement nouvelle sur
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la vie des soldats. Le roman de Mulk Raj Anand, Across the Black Waters 81 - publié
1940 et directement inspiré de la vie du fils de l'écrivain qui avait fait la campag
de France - est beaucoup plus intéressant, mais ne modifie pas les impressions qu'
retire de la lecture de la correspondance des soldats. En ce qui concerne les littératu
vernaculaires, une enquête auprès de spécialistes de la littérature punjabi a donné d
résultats négatifs : d'après eux, il n'existe pas de romans qui reflètent l'expérience d
soldats en France. C'est donc sur la base de la correspondance que je présente
quelques aspects de la relation des soldats à la France et aux Français.

Perceptions de la France et des Français

La correspondance peut être sommairement divisée en deux grands chapitres : ce q


concerne la guerre elle-même, que je laisserai ici délibérément de côté, et ce q
concerne la perception par les soldats de la France et des Français, qui est le su
auquel je m'intéresse ici. Les lettres - avant tout destinées aux familles, mais dans
faits, par le biais de la lecture publique qui en était faite, adressées à tout le villag
cherchent avant tout à donner à voir la France, sur le mode du reportage, à tonal
parfois vaguement ethnographique, mais visent aussi à faire comprendre,
utilisant de manière privilégiée le mode de la comparaison entre la France et l'In
Il faut bien être conscient du fait qu'à leur arrivée en France, la grande majorité
soldats n'avaient aucune idée de l'endroit où ils se trouvaient. Bien qu'on leur
distribué sur le bateau quelques instructions sur la manière de se comporter
Europe, ils étaient en général totalement ignorants de la géographie comme
l'histoire européenne. Beaucoup furent très surpris de découvrir que la France ét
un pays différent de l'Angleterre, où l'on parlait une autre langue et où il n'y avait
de roi. Leur ignorance totale des populations françaises rappelle d'ailleurs celle
soldats britanniques des vieux régiments qui avaient passé une partie de leur tem
en Inde et qui s'adressaient aux civils français en hindoustani, comme l'écriv
anglais Robert Graves le mentionne dans son autobiographie, Good bye to all that.
Les impressions enregistrées ont été le plus souvent glanées à l'arrière du front, d
les intervalles entre les combats, lorsque les soldats étaient au repos, le plus souv
cantonnés dans des fermes du nord de la France. Les visites dans les villes étai
rares, bien qu'on trouve trace d'excursions à Paris, effectuées à l'occasion
permissions exceptionnelles. Le "reportage" privilégie souvent une sorte d'exotism
rebours : ainsi la place exceptionnelle occupée par les animaux domestiques dans
maisonnées fait-elle l'objet de nombreux commentaires. On s'étonne en particul
de voir des chiens attelés à des charrettes (un spectacle qui amuse, mais dont
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soldats ne réalisent pas qu'il est tout à fait exceptionnel, dû au fait que les chevaux o
été massivement réquisitionnés pour l'armée), et les soldats musulmans sont bien
choqués de la proximité entre humains et porcins. Cependant une autre modal
narrative fort représentée est l'émerveillement, qui rappelle les réactions des premi
Espagnols arrivant dans le Nouveau Monde, telles que Stephen Greenblatt le
analysées dans un texte célèbre'9'. Ainsi un soldat écrit-il à son frère : "Person
n'a jamais vu un spectacle pareil. Même si j'étais prêt à dépenser quarante mille roupies
n'en aurais pas d'équivalent. Il n'y a pas de pays qui puisse se comparer à la France. C
un très beau pays, et les femmes de ce pays sont comme des fées"{w). Un autre, dans une let
à un soldat resté en Inde, après avoir mentionné avec enthousiasme la fertilité
campagnes françaises, s'exclame : "Chaq
maison est un morceau de paradis. Les gens ici s
Tandis qu'ils eurent très bien supérieurs aux Egyptiens. On est ébloui par
peu d'occasions d'entrer roseur des joues (des filles ) et le charme de le
en contact avec la
cheveux bouclés. Partout on trouve le même spect
population masculine
admirable. On est tenté de s'écrier : 'O d
française et en particulier
avec les soldats au front, miséricordieux, qui a fait tout cela à partir d'une pe
dont ils furent maintenus goutte de semence ! Dieu soit loué !'"lU). On pourr
largement séparés, continuer longtemps dans un tel registre, mai
nombreuses furent apparaît que ces expressions d'émerveillem
pour les soldats indiens sont en fait des formules toutes faites que
les opportunités
scribes insèrent systématiquement dans
de rencontres avec
lettres. Ces formules renvoient à tout un ge
la population féminine.
littéraire en persan, celui des Wonders of Vila
("les merveilles de l'Europe"), inauguré au dé
du XIXe siècle par le texte éponyme dû à l'écrivain voyageur Mirza Shei
I'tesamuddin(12) et dans lequel on trouve, par exemple, une comparaison entre
femmes européennes et les houris du paradis d'Allah. Ce texte a été abondamm
pillé et a servi de modèle à de nombreux auteurs postérieurs. Ce disco
d'émerveillement n'est cependant pas partagé par tous. Certains soldats,
particulier (mais pas uniquement) parmi les musulmans, sont plus sensible
l'aspect religieux et voient la France comme un pays d'infidèles ou de mlec
("impurs" pour les hindous). Un soldat punjabi écrit à son frère : "Ce pays tout en
appartient aux infidèles et les gens y sont tous des Européens. Ils gardent tous des jung
[mot de code, note le censeur, pour "porcs", un mot qu'il évitera d'utiliser par p
de la souillure] dans leurs maisons et les abattent et les mangent jour et nuit. Que D
préserve la vie de nos gens qui sont dans ce pays et les enfasse sortir sains et saufs !"{li). C
le même sentiment qu'exprime un pieux cavalier baluchi dans une lettre à un a
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qui lui avait demandé de lui faire parvenir de France un Coran : "Sache que ce pays
est un pays de paganisme et d'infidélité. La vraie foi n'est pas connue ici." 14 (Il ignorait
visiblement la présence d'une communauté musulmane en France.)
Un ingénieux Pathan semble avoir trouvé une formule pour concilier ces deux
points de vue apparemment contradictoires : '7/ n'y a pas de doute, écrit-il, que de
tous les pays du monde, celui-ci est le plus proche du Paradis, saufen matière de religion. . .
C'est un pays qui ne connaît pas la vraie religion. Dieu est content des gens de ce pays et
si seulement ils avaient la vraie religion, il n'y a pas de doute qu'après le fugement, ils se
retrouveraient tous au Paradis"{] .

Une perception idéalisée des relations


entre les sexes

Au-delà de ces expressions stéréotypées d'émerveillement ou de désapprobation, il y


a un réel effort de la part de nombreux soldats pour présenter à leurs correspondants
une comparaison raisonnée entre la France et l'Inde. Dans la mesure où leur
expérience vécue de la France concerne essentiellement les régions rurales du Nord-
Pas-de-Calais situées immédiatement à l'arrière du front, tandis que la plupart
d'entre eux sont originaires d'un milieu rural en Inde, la comparaison se focalise
tout naturellement sur l'agriculture et le paysage rural. Ce qui frappe surtout ces
soldats-paysans, c'est la productivité supérieure de l'agriculture française, qu'ils
attribuent à la fois au sol, au climat et à une technologie plus avancée. Certains en
viennent à recommander l'adoption de certaines pratiques culturales et technologies
agricoles françaises en Inde. Mais l'impression la plus forte est incontestablement
créée par la place des femmes dans la société rurale. Nos soldats sont là victimes
d'une erreur de perspective bien compréhensible. Ignorant tout des rapports entre
sexes dans la campagne française en temps de paix, ils ont tendance à prendre la
situation exceptionnelle créée par la guerre pour l'état normal des choses. Or, la
majorité des paysans ayant été envoyés au front, les campagnes françaises se
caractérisent en 1914 par une "féminisation" apparente. De nombreuses femmes se
retrouvent soudain à la tête de l'exploitation familiale et doivent accomplir les
tâches habituellement réservées aux hommes16'. Leur capacité à le faire suscite des
commentaires admiratifs de la part des soldats indiens, ainsi que des comparaisons
peu flatteuses pour les femmes de la campagne indienne, qu'ils pensent incapables
d'un tel exploit. Il s'ensuit, chez certains soldats, une réflexion sur les raisons
profondes de l'autosuffisance ainsi démontrée par les femmes françaises. Les
réponses apportées renvoient en général d'une part à l'éducation, d'autre part à la
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nature des rapports entre sexes dans la société française, que nos soldats perçoivent
comme marqués par une égalité inconcevable en Inde. Sur le premier point, citons
cet extrait d'une lettre d'un soldat sikh de la cavalerie à son grand-père : "Je sais bien
que dans notre pays unefemme n a pas plus de valeur qu une paire de chaussures, et c'est bien

'
là la raison pour laquelle les Indiens sont au bas de l'échelle. Quand je regarde l'Europe, je
ne peux que pleurer sur la situation de l'Inde. En Europe, chacun, homme etfemme, garçon
etfille, est instruit. Les hommes sont à la guerre et les femmesfont le travail. . . Vous devriez
éduquer vosfilles comme vos garçons. 'n?) Sur le second point, citons cet autre Sikh de la
cavalerie : "En ce qui concerne le mariage, il y a d'abord de l'affection entre les parties, qui
ont toujours plus de dix-huit ans. Après le mariage, il n'y a jamais de discorde entre mari et
femme. Aucun homme ici n'a le droit de battre sa femme. Une telle injustice se produit
seulement en Inde. Ici mari etfemme vivent en harmonie." 181
La question qui se pose est de savoir si cette idéalisation des rapports de sexe en France
(où battre sa femme était une pratique sinon aussi courante que dans les campagnes du
Punjab, du moins bien attestée) et cette construction des rapports entre sexes comme
un élément crucial de différenciation entre société française et société indienne,
traduisaient avant tout l'hégémonie d'un certain discours colonial britannique - qui
faisait de la manière dont les sociétés européennes traitaient leurs femmes un élément
essentiel de la supériorité de la civilisation européenne sur celles des pays
"orientaux" - ou si elles reflétaient plutôt l'expérience vécue des soldats en France.

Guerre 1914, l'armée anglaise en campagne. Les fameux


dans le Lanciers
Nord de laduFrance,
BangaleColl.
en Achac
reconnaissance
© Achac
I hommes & migrations n° 1268-1269

A l'appui de la seconde hypothèse, on dispose de nombreux indices qui laissent


deviner que certains soldats eurent des rapports d'affection, voire d'intimité avec
des femmes françaises. Un cas assez courant concerne des relations qu'on peut
qualifier de "marrainage". Des femmes françaises d'âge mûr vivant à l'arrière du
front, dont certaines étaient devenues veuves du fait de la guerre, furent souvent
amenées à héberger chez elles, pendant des périodes parfois assez longues, des
soldats indiens. De fortes relations affectives se développèrent parfois. Citons ce
témoignage émouvant d'un soldat de la cavalerie : "Il y a quelque temps, nous avons
séjourné dans un village pendant environ trois mois. La maison dans laquelle fêtais logé
appartenait à un homme riche, mais le seul occupant en était la maîtresse de maison, une
femme assez âgée. Ses trois fils étaient partis à la guerre. L ' un avait été tué, un autre blessé,
et le troisième était dans les tranchées. Il n'y a pas de doute que la dame était très attachée
à ses fils. . . Pendant ces trois mois, je ne l'ai jamais vue inactive, bien quelle appartînt à
une famille de la bonne société. Durant ces trois mois, elle s'est occupée de moi avec une
gentillesse que les mots ne peuvent décrire. De sa propre initiative, pendant ces trois mois,
elle lavait mon linge, faisait mon lit et cirait mes bottes. Chaque matin elle préparait pour
moi un plateau avec du pain, du beurre et du café au lait. . . Quand nous avons dû quitter
le village, la vieille dame a pleuré sur mon épaule. Étrange que je ne l'aie jamais vue
pleurer pour sonfils mort et qu'elle ait pleuré pour moi."119' Dans ce cas précis, il est clair
que la vieille dame a traité le soldat indien comme un substitut de son fils tué à la
guerre, ce dont on trouve d'autres exemples dans la correspondance.

Des changements induits par ce brassage


difficiles à évaluer

Tandis qu'ils eurent très peu d'occasions d'entrer en contact avec la population
masculine française (sauf les vieillards et les jeunes garçons), et en particulier avec
les soldats au front, dont ils furent maintenus largement séparés du fait de leur
intégration au corps expéditionnaire britannique, nombreuses furent pour les
soldats indiens les opportunités de rencontres avec la population féminine, soit
dans les fermes où ils séjournaient entre les combats, soit dans les estaminets où ils
passaient une partie de leur temps de repos, soit encore dans les boutiques où ils
dépensaient une partie de leur maigre paie en colifichets. Il semble qu'ils aient été
rarement victimes du type de stigmatisation raciale qui s'attachait par exemple aux
troupes coloniales françaises. Pourquoi y ont-ils échappé ? Quelques hypothèses
viennent à l'esprit : d'abord, il semble bien qu'ils aient bénéficié du prestige dont
jouissait auprès de la population française le grand allié britannique. Ensuite, leur
Dossier | Diasporas indiennes dans la ville |

"allure", leur haute stature (en particulier chez les sikhs) et, plus généralement, le
caractère "exotique" en faisaient un objet de curiosité et d'attirance pour
population féminine française. Il y avait beaucoup d'enthousiasme populaire po
"les Hindous", le terme générique par lequel ces soldats, en majorité musulmans
sikhs, étaient connus des Français, dans une confusion sémantique entre "hindou
et "Indiens", qui persiste de nos jours. Cela avait l'avantage, pour les sold
musulmans, de les protéger de la stigmatisation attachée au terme "musulman
largement confondu en France avec "arabe" et déjà l'objet d'un certain mépris. P
ailleurs, leur ignorance totale du français, contrastant avec le "petit-nègre" souve
parlé par les troupes coloniales, était aussi à leur avantage et renforçait le
mystère. Dans l'ensemble, il apparaît que les soldats indiens produisirent une fo
impression sur la population féminine française, en particulier sur les femmes
milieux populaires avant tout à la campagne, mais aussi là où il existait
garnisons (comme à Marseille), en milieu urbain. L'existence de liaiso
amoureuses et sexuelles est attestée de façon souvent indirecte dans
correspondance elle-même ou dans les rapports du censeur du courrier. Il est b
entendu impossible de déterminer l'ampleur exacte du phénomène. Quelques
de mariages entre soldats indiens et femmes françaises sont connus, mais il n'a
été possible d'en établir une liste exhaustive. On sait que la communauté sikhe
France a récemment revendiqué des soldats du corps expéditionnaire comme
ancêtres, mais il est difficile de retrouver la trace de ces pionniers. Il semble que
soldats sikhs qui se sont établis en France après la guerre parce qu'ils avaient épo
des Françaises (d'autres ont ramené leur femme au pays) aient cherché à adopter
profil bas, et qu'ils se soient fondus dans la population française.
En dehors de l'existence d'une descendance biologique sur laquelle aucu
information fiable n'est malheureusement disponible, la principale trace
passage des soldats indiens en France entre 1914 et 1918 est représentée par
monument qui leur a été élevé à Neuve-Chapelle inauguré en 1927 en présen
des plus hautes autorités civiles et militaires françaises et britanniques.
commémore la fraternité d'armes franco-indienne et est un lieu de pèlerin
pour les Indiens de France. Sont aussi dispersés sur le site des champs de bata
les ossements de milliers d'hommes qui donnèrent leur vie pour une cause qui
les concernait que de bien loin. Car, contrairement aux soldats nord-africai
héros du film Indigènes , pour les soldats de l'armée coloniale indo-britannique
France n'était pas une "mère patrie", même imaginaire. Ceux qui moururent
firent par fidélité à leur "sel", pour reprendre une expression indienne qui trad
les valeurs d'une armée de mercenaires impériaux, héritiers d'une tradition vie
de plusieurs siècles. Sur le plan des contacts et de la connaissance mutuelle, il
I hommes & migrations n° 1268-1269 9

bien hasardeux d'établir un bilan de cet épisode. Si une petite fraction,


essentiellement rurale, de la population française a été amenée à vivre dans la
proximité de ces combattants venus de loin, il est difficile de savoir ce qu'elle a
retiré d'une telle rencontre, qui n'a guère laissé de traces écrites du côté français.
Quant à ce que les soldats indiens ont ramené au pays de leur séjour, parfois long,
dans notre pays, il est pratiquement impossible d'en avoir une idée. Malgré la
grande attention qu'ils ont prêtée, dans leur correspondance, à la question de
l'égalité des sexes, il ne semble pas qu'à leur retour ils aient initié un profond
mouvement de réforme sociale. Les guerres mondiales du XXe siècle ont brassé les
peuples et les idées sur une échelle auparavant inconnue, mais les changements
qu'elles ont pu induire dans les sociétés colonisées restent un domaine
relativement mal connu, qui mérite des recherches plus approfondies. _

Notes

1. Voir T. A. Heathcote, "The Indian Army and the Grand Strategy of Empire to 1913", in Alan J. Guy and
Peter B. Boyden (éd.), Soldters ofthe Raj : The Indian Army 1600-1947 Coventry, National Army Museum, 1997,
,

p. 23 et seq.
2. Voir le télégramme de Lord Hardinge au secrétaire d'Etat à l'Inde, Lord Crewe, daté du 27 août 1914 in
"Hardinge Papers", vol. 101, Correspondence regarding the European War, I, n° 27, Cambridge University Library.
3. Voir G. Corrigan, Sepoys in the Trenches : the Indian Corps on the Western Front 1914-1915, Spellmount,
Staplehurst, Kent.
4. Voir S. D. Pradhan, "The Indian Army and the First World War", in De Witt C. Ellinwood and S. D. Pradhan (éd. j,
India and World War I, Delhi, Manohar, 1978, p. 49-67.
5. Voir D. Omissi, Indian Voices of the Great War : Soldiers' Letters 1914-1918, Basingstoke et Londres, Macmillan,
1999, p. 22.
6. Omissi, Indian Voices of the Great War, op. cit.
7. Rudyard Kipling, The Eyes of Asia, New Y ork, Doubleday, Page & Co, 1918.
8. Mulk Raj Anand, Across the Black Waters, Londres, Jonathan Cape, 1940 (lrc éd.).
9. S. Greenblatt, Marvellous Possessions : The Wonders of the New World, Oxford, Clarendon Press, 1991.
10. Omissi, Indian Voices, n° 85, p. 72.
11. Ibid., n° 121, p. 90.
12. Voir sur ce point M. Fisher, Counterfoils to Colonialism : Indian Travellers and Settlers in Britain 1 600-1 857,
Delhi, Oxford University Press, 2004, p. 90.
13. Lettre en urdu datée du 7 février 1915 d'un musulman du Punjab à son frère en Inde, Oriental and India
Office Collections of the British Library, India Office Records, Military Records, L/MIL/5/828, Part II.
14. Lettre en urdu, datée du 5 septembre 1915, d'un soldat baluchi à un ami résidant à Bahawalpur, ibid.
15. Lettre en urdu, datée du 28 mai 1916, d'un Pathan à un ami peshawar, ibid.
16. Voir F. Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986, p. 148.
17. Omissi, Indian Voices, n° 448, p. 257-258.
1& Ibid., n° 334, p. 197.
19. Ibid., n° 212, p. 135-136.

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