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No 1405
Du 15 au 21 février 2024 www.marianne.net

48 % de la population mondiale
impliquée dans un conflit.
Et demain ?

La
GUERRE
partout
 AGRICULTEURS, CITOYENS…
COMMENT NOUS NOUS
SOMMES FAIT AVOIR
Par Natacha Polony
aurait-il eu comme une entourloupe ? Le Premier
Y ministre a parlé, ses feuilles posées sur une botte
de paille, la FNSEA a renvoyé ses troupes à la
maison après avoir obtenu ce qu’elle voulait, la
fin du plan Ecophyto, et Michel-Édouard Leclerc,
qui était aux abonnés absents, revient sur les plateaux de
télévision faire sa publicité gratuitement en expliquant
que chez lui, c’est moins cher. Et puis… rien. Les éleveurs
sont toujours dans la misère, la balance commerciale de la
France sur les produits agricoles va continuer de plonger et
les Français continueront de voir leur pays s’appauvrir. En
prime, on leur aura fait comprendre que l’écologie restera la
propriété de militants politiques qui, main dans la main avec
la Commission européenne, préfèrent voir l’Europe dépen-
dante du reste du monde pour sa nourriture et son énergie
que de se soucier de produire sur place, et qui trouvent
plus écologiques les centrales à charbon allemandes que
l’électricité nucléaire française.
Comment sortir de cette impasse ? En décryptant précisé-
ment les mécanismes en jeu dans ce processus de paupérisa-
tion. La préférence française pour la grande distribution en
est un des éléments majeurs car le monopole des centrales
d’achat leur permet de dicter les prix aux producteurs et
de tenir les politiques par un chantage à l’emploi qui fait
oublier combien d’emplois elles ont détruits dans le petit
commerce, l’industrie et l’agriculture. Ajoutons que la grande
distribution est le premier annonceur des médias et l’on
comprend l’équation, d’autant que juste derrière arrive
l’agro-industrie… (lire Marianne no 1397)
Qui sont les grands gagnants d’un système de libre cir-
culation des capitaux et des marchandises dont l’Europe a
amplifié la logique ? Les enseignes de grande distribution
se livrent une guerre des prix pour attirer le chaland (guerre
d’autant plus féroce que leur modèle est fragilisé par le com-
merce en ligne). Cette guerre – qui ne fait pas baisser les
marges des distributeurs puisqu’ils restent parmi les plus
grosses fortunes de France – s’exerce soit directement sur
les agriculteurs, soit sur les clients des agriculteurs, l’agro-
industrie. Les agro-industriels, priés de baisser leurs prix
dans des négociations plus que brutales et priés par leurs
actionnaires de verser des dividendes toujours mirobolants,
étranglent les agriculteurs ou vont se fournir ailleurs, avec
Hannah Assouline
la complicité d’une Union européenne qui leur a facilité la
tâche en organisant le dumping social à l’intérieur même de
l’Europe, le tout maquillé par un système d’étiquetage pensé
pour induire le consommateur en erreur sur l’origine de ce
qu’il achète (lire p. 82).
Soyons clairs : ce système est celui qui a détruit l’industrie
française et il est en passe de détruire ce qui reste d’agri-
culture. C’est ce même système qui a éradiqué le textile
européen en incitant les marques à faire fabriquer en Chine
ou au Bangladesh. Et, là aussi, les marques en question sont
désormais en train de disparaître, vidant les centres-villes
de ce qu’il restait de commerces, car la magie du numérique
permet à une marque chinoise comme Shein de recruter ses
acheteurs sur les réseaux sociaux et de flatter la frénésie de
consommation de jeunes gens dont on a tout fait pour qu’ils
ne réfléchissent surtout pas au modèle économique qu’ils
sont en train de valider.
On pourrait ajouter dans cette description le jeu délirant
des instances européennes, qui défendent une écologie
déconnectée de toute réflexion sur les conditions et le lieu
de production : on peut polluer, du moment que c’est ailleurs
qu’en Europe. Les États-Unis, avec l’IRA (Inflation Reduction
Act), ont fermé leurs portes aux panneaux photovoltaïques
chinois en favorisant leur propre filière. Les panneaux chinois,
produits dans des conditions écologiques et sociales effa-
rantes, sont donc en train d’inonder à bas prix une Europe
qui subventionne les énergies renouvelables mais préfère
voir mourir ses propres producteurs pour afficher un bilan
carbone flatteur.
Quiconque croit en un projet européen devrait avant toute
chose se battre pour que les habitants de ce continent ne
soient pas soumis à une organisation politique qui les consi-
dère uniquement comme des consommateurs dont il faudrait
protéger les droits à payer moins cher ou à avoir accès à des
produits répondant à des normes pointilleuses. Car ce sys-
tème-là tend à rendre incompatible ce qui ne l’est absolument
pas : produire, créer, innover dans les domaines qui amé-
liorent la vie des citoyens tout en limitant leur consommation
de produits inutiles et nocifs dont l’unique objet est d’enrichir
les multinationales qui les fabriquent, les acheminent et les
vendent. Et cela passe par un discours politique et médiatique
centré non pas sur la consommation mais sur la production,
sur sa qualité et donc sur le prix du travail et des matières
premières plutôt que sur le coût du travail. Cela passe par
une politique de protection des citoyens et en premier lieu
des enfants vis-à-vis de la publicité, des influenceurs et de
toutes les formes de manipulation qui entravent leur liberté
en les transformant en machines à consommer. Quel beau
projet pour l’Europe que de devenir le continent de la liberté
et de la dignité humaine. On en est hélas très loin. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 3
 No 1405 DU 15 AU 21 FÉVRIER 2024

3 NOTRE OPINION Par Natacha Polony

Agriculteurs, citoyens…
comment nous nous sommes fait avoir

Événement
6 Qui veut la guerre partout ? Par Alain Léauthier
8 La guerre dans tous ses états
Par Stéphane Aubouard et Alain Léauthier
12 Biden ou Trump. Deux stratégies face aux
guerres mais un même héritage Par Alain Léauthier
14 Okinawa, tête de pont américaine
face à la Chine Par Romain Mielcarek
16 Sylvie Bermann : “Les Américains réfléchissent
à des négociations de paix en Ukraine”
6 Propos recueillis par Anne Dastakian

18 CE QUE MARIANNE EN PENSE

Rafah, ville martyre Par Quentin Müller

Actu 60 À LA VOLÉE ! Par Jack Dion

L’empire des sens (interdits)
20 POLITIQUE Marine Le Pen. 60 MISE AU POINT Par Jean-Numa Ducange
L’ombre de l’inéligibilité Par Laurent Valdiguié Éloge imprévu de l’extrême gauche allemande
Macron et l’éducation. Une valse-hésitation à

24
cinq temps Par Hadrien Brachet et Marie-Estelle Pech
26 IMMIGRATION Mayotte. Thani Mohamed Soilihi :
“La suppression du droit du sol n’est pas une
solution miracle” Propos recueillis par Rachel Binhas
En couverture : Alexis Sciard / IP3 / MaxPPP - Goran Tomasevic / Reuters - Sommaire : Yan Morvan / Sipa - Pierre Villard / Sipa - E.Soudan / ANDBZ / Abaca
61 AU LASER Par Chloé Morin
Badinter contre la gauche Twitter
64 HISTOIRE La Saint-Valentin, une fête
pas si romantique Par Guilherme Ringuenet

Découvrir
30 SOCIÉTÉ Bien manger à l’hôpital…
mission impossible ? Par Sandra Franrenet
34 FAIT DIVERS Affaire Jérémie Cohen. Deux ans plus 66 MUSIQUE Chefs-d’œuvre en danger : qui pourra
tard, le mobile antisémite écarté Par Paul Conge sauver le classique ? Par Thomas E. Florin
36 ALLEMAGNE Entretien avec Sahra Wagenknecht : 72 PORTRAIT Michalik ou le théâtre
“La gauche ‘lifestyle’ s’intéresse peu à à l’heure de Netflix Par Julien Vallet
20 la question sociale” Propos recueillis par Marie Labat 76 QUELLE ÉPOQUE ! Art de vivre
“Happy Baby” Par Valérie Hénau et Léa Anderson
42 MIEUX VAUT EN RIRE !
79 UN MONDE MEILLEUR ?
À quoi rêvent les IA ? Par Nicolas Carreau
Le dossier 82 LA FRANCE DE PÉRICO Quand le drapeau français
flotte sur la malbouffe… Par Périco Légasse
46 Le bureau, la dernière agence matrimoniale
Par Violaine des Courières
50 On n’est pas aux États-Unis. Les Français
ne sont pas (encore) puritains Par Pierre Lann

Agora
52 ANALYSE Les générations futures
ont-elles des droits ? Par Judith Chetrit
56 ENTRETIEN Gérald Bronner : “Je suis libéral,
dans le sens politique du terme”

58
Propos recueillis par Isabelle Vogtensperger
Naomi Oreskes : “Les plus riches sapent la
66
démocratie” Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire 86 CARTE BLANCHE à Benoît Duteurtre
Pourquoi courir quand on peut marcher ?

4 / Marianne / 15 au 21 février 2024

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 QUI VEUT
LA GUERRE
PARTOUT ?
L’hypothèse d’un conflit global aux multiples ramifications ressemble
de moins en moins à une dystopie. Déjà 48 % de la population
mondiale se retrouve impliquée dans des combats. Et demain…
PAR ALAIN LÉAUTHIER

6 / Marianne / 15 au 21 février 2024

P « Paix impossible, guerre impro-
bable », disait Raymond Aron, à
propos de la guerre froide Est-
Ouest. Celle-ci est censée avoir pris
fin avec la dislocation de l’Union
soviétique, en décembre 1991, mais,
trente-trois ans plus tard, l’idée
d’une paix généralisée n’a jamais
paru aussi lointaine. À l’inverse,
l’hypothèse d’un conflit global, aux
multiples ramifications, en Europe,
au Proche-Orient et dans la zone
indo-pacifique ressemble de moins
en moins à une dystopie. Elle est
l’obsession de l’historien britan-
nique Niall Ferguson, chercheur
à l’université Stanford et qui passe
pour proche des néoconservateurs.
« Il me semble clair que si les États-
Unis permettent que l’Ukraine, Israël
et/ou Taïwan soient envahis par leurs
adversaires, les conséquences seront
également désastreuses pour les
Américains », développait-il récem-
ment sur le site de Bloomberg.
Ajoutant dans un long entretien
au Mail Online : « Nous avons peut-
être douze mois pour saisir la grande
leçon de l’histoire : si vous ne vous
préparez pas à la guerre, vous n’aurez
pas la paix », inversion négative de
l’antique locution latine Si vis pacem
para bellum (Si tu veux la paix,
prépare la guerre).
À l’approche du deuxième
anniversaire de l’invasion russe en
Ukraine, ces funestes prédictions
prennent d’autant plus de relief que
le camp de la « négociation-avant-
tout » semble manquer d’argu-
ments pour minimiser le danger
que représenterait un « axe de la
Volonté » composé de la Chine, de
la Russie, de l’Iran et de la Corée du
Nord. De prime abord, ses intérêts
propres entrent ouvertement en
contradiction avec ceux de plusieurs
pays occidentaux, sinon avec le bloc
occidental dans son ensemble. La
France en a fait l’expérience dans
son ancien pré carré africain (en
Centrafrique, au Mali, au Burkina
Faso ou au Niger), d’où la Russie s’est
évertuée de la déloger, non par les
armes, certes, mais en usant d’une
diplomatie parallèle ultra-agressive.
Yan Morvan / Sipa
Et d’autant plus facilement que
Paris n’a pas su réinventer à temps
sa relation avec ces pays. Autrefois
prudemment calée sur le refus de
toute forme d’interventionnisme,
la Chine aujourd’hui ne fait rien
pour freiner les multiples ardeurs
du Kremlin. Dans la concurrence
frontale avec les États-Unis, Pékin
joue sur tous les tableaux d’alliances
avec le Sud global mais investit aussi
des sommes gigantesques dans son
arsenal militaire, notamment une
marine de guerre surpuissante.
Affrontements élargis
Face à ce panorama, plusieurs pays
européens semblent avoir pris acte
de la forte possibilité d’un affron-
tement élargi avec la Russie. C’est,
selon toute apparence, le cas de
l’Allemagne, dont le ministre de la
Défense, le social-démocrate Boris
Pistorius, a même évalué « entre
cinq et huit ans » la période au cours
de laquelle le Kremlin pourrait déci-
der de s’en prendre éventuellement
à un pays de l’Otan. Dans le même
temps, Berlin a torpillé les projets
de coopération avec la France dans
ce domaine… afin, notamment, de
favoriser ses propres exportations
d’armes. Des gens raisonnables, ni
excités ni fous, affirment aujourd’hui
que la « guerre absolue » que pré-
disait le philosophe René Girard il
y a quelques années dans Achever
Clausewitz ne relève plus du simple
cauchemar de science-fiction.
Pourtant l’Europe continue de ne
pas exister ou s’en remet à une
alliance atlantique contrôlée par
une Amérique elle-même tiraillée en
interne, avec un Trump mal disposé
à l’égard de l’Otan, et hésitante dans
le choix de ses priorités extérieures.
Pour l’essayiste Thierry Wolton,
qui publie ce mois-ci le Retour des
temps barbares (Grasset), Pékin
et Moscou s’en prendront conti-
nuellement aux contre-modèles
démocratiques, ou supposés tels,
proches de leur espace « naturel »,
Taïwan dans un cas, l’Ukraine dans
l’autre. Et qui sait alors, demain la
Pologne, ou la Lettonie ? « Non,
aucun intérêt pour nous », a assuré
Vladimir Poutine dans une inter-
view avec l’ex-éditorialiste de Fox
News Tucker Carlson, un proche
de Donald Trump. Ce dernier s’est
dit certain d’arrêter assez vite le
contentieux avec la Russie, une fois
élu. Pour une « drôle de paix » ? n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 7
 LA GUERRE
États-Unis
La guerre partout
DANS TOUS
SES ÉTATS
Selon nos calculs, GUERRES ENTRE ÉTATS
48 % de la population À l’est
mondiale se trouve en du nouveau
guerre (déclarée, larvée C’était une histoire qu’on croyait
ou civile). De la Russie jetée aux oubliettes. Depuis la guerre
Iran-Irak, quand, de 1980 à 1988,
à Israël, en passant les forces de Saddam Hussein et
par les États-Unis et celles de l’ayatollah Khomeyni se
sont lancées dans un conflit qui
le continent africain, fera 1,2 million de morts, jamais
tour d’horizon de deux États membres des Nations
ces conflits d’origine unies ne s’étaient affrontés militai-
rement. Pourtant, en ce début des
territoriale, identitaire années 2020, deux guerres de type
ou économique. interétatique ont éclaté. D’abord,
entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie à
PAR STÉPHANE AUBOUARD
l’automne 2020, puis dans l’enclave
ET ALAIN LÉAUTHIER
du Haut-Karabakh à l’automne 2023.
Ces deux guerres, à l’initiative de
l’Azerbaïdjan, sont le fruit d’un pre-
mier conflit qui avait eu lieu dans
la région à la fin de l’empire sovié-
tique (1988-1994). Cette guerre de
territoire avait abouti à une victoire
militaire de l’Arménie et à un conflit
gelé lié à des différends territoriaux.
8 / Marianne / 15 au 21 février 2024
Axe chiite
(Liban, Iran,
Yémen, Irak,
Syrie)
Pays en guerre
avec un État
Pays en
guerre gelée
Pays en
guerre hybride
Pays en
guerre civile
Russie : en guerre gelée
et en guerre avec un État
République démocratique
du Congo : en guerre gelée
et en guerre civile
Yémen, Syrie : en guerre hybride
et en guerre civile
La plupart des propositions d’auto-
nomie édictées par l’Organisation
pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE) depuis 1995 ont
été rejetées par l’Arménie, faisant
de l’enclave une bombe à retar-
dement qui a fini par exploser. Le
13 février, quatre soldats arméniens
ont été tués à la frontière entre les
deux États.
Le 24 février 2022, un autre conflit
situé sur un territoire de l’ex-URSS a
éclaté, avec l’invasion de l’Ukraine
par la Russie. Une guerre qui, en
vérité, a commencé dès 2014 dans
 Russie

Ukraine

Géorgie
Arménie Azerbaïdjan Corée du Nord
Chine
Syrie Corée du Sud
Liban Irak Iran Japon
Maroc
Israël-Palestine Pakistan
Sahara occidental Libye
Inde Taïwan
Mali Niger Soudan Birmanie
Yémen
Burkina Faso Nigeria
Soudan Éthiopie
Cameroun du Sud
Somalie
République Rwanda
démocratique
du Congo

Mozambique

la foulée de la révolution de Maïdan
menée contre le président d’alors,
Ianoukovytch, et considérée par
Moscou comme un coup d’État
américain. Le 18 mars de la même
année, les forces russes ont annexé
la Crimée sans résistance et ont pris
une partie du Donbass, le poumon
oriental industriel de l’Ukraine.
Cette guerre, qui oppose deux États
reconnus par le droit international,
peut aussi être vue comme une
guerre par procuration dirigée par
l’Europe, l’Otan et l’Ukraine contre la
Russie de Poutine. Le fait que celle-
ci soit une puissance nucléaire est
également un enjeu nouveau dans
cette guerre interétatique.
GUERRES GELÉES
Cadeaux
empoisonnés de
l’Ancien Monde
De nombreux conflits gelés sont
directement le fruit pourri de la
chute de l’URSS. C’est notamment
le cas entre la Russie et la Géorgie.
En 1992, des combats opposant des
éléments de l’armée russe et des
indépendantistes abkhazes aux
forces géorgiennes aboutissent à
la victoire des premiers. La même
année, en Ossétie du Sud, des indé-
pendantistes voulant se réunir
dans l’Ossétie du Nord, en Russie,
réussissent eux aussi à obtenir
gain de cause par les armes. Mais
ces États ne sont généralement
pas reconnus par la communauté
internationale, à l’exception de la
Russie. Une histoire quasi similaire
se joue en Transnistrie, qui a auto-
proclamé son indépendance en se
détachant de la Moldavie dès 1990,
et ce, avant même l’effondrement de
l’empire soviétique. Ces conflits lar-
vés inquiètent de nouveau, surtout
depuis le début de l’invasion russe en
Ukraine. Et la Crimée annexée depuis
2014 par la même Russie possède tous
les ingrédients d’un conflit gelé prêt
à exploser à n’importe quel moment.
Ce genre de guerres sourdes entre
deux États existent dans d’autres
points du globe. Par exemple, entre
la république de Corée (au sud) et la
République populaire démocratique
de Corée (Nord), qui réclament cha-
cune officiellement des droits sur ›

15 au 21 février 2024 / Marianne / 9

 › l’ensemble de la péninsule.
Or, quand bien même une
frontière est reconnue entre
les deux États, ces revendi-
cations inquiètent le reste de
la planète quand elles sont
instrumentalisées via Pékin
par Pyongyang, qui menace
régulièrement d’user du feu
nucléaire. En Asie toujours,
un conflit plus tiède que gelé
met aux prises depuis 1949
trois États (Chine, Pakistan,
Inde) dans la région disputée
du Cachemire. Un record en
la matière.
GUERRES CIVILES
La guerre partout
Le chaos du
continent africain
Dix longs mois que cela dure,
dix mois que les généraux Abdel
Fattah al-Burhane et Mohamed
Hamdan Daglo se disputent le
pouvoir au Soudan. En dépit des
milliers de morts, dont beaucoup
d’enfants, et de près de 8 millions
de déplacés, cette guerre civile
contemporaine n’intéresse pas
grand monde. Elle n’en touche
pas moins d’autres pays, en réa-
lité toute la Corne de l’Afrique.
« Le Soudan a toujours été un lieu
d’accueil pour de nombreux réfugiés
10 / Marianne / 15 au 21 février 2024
Rwanda, en 1994, s’est déroulée
PRÈS DE LA MOITIÉ sur fond de grandes manœuvres
DE LA POPULATION MONDIALE d’acteurs internationaux, considé-
IMPLIQUÉE DANS UN CONFLIT rant l’Afrique comme une immense
réserve de ressources naturelles
ENSEMBLE DES PAYS EN GUERRE et de croissance. Et c’est bien sur
DÉCLARÉE, GELÉE OU CIVILE le continent noir que les guerres
PIB Population Superficie civiles font de terribles dégâts.
mondial mondiale mondiale Hier le Liberia, la Sierra Leone, la
Côte d’Ivoire, demain peut-être
53 % 48 % 41 % tout le Cameroun, le Sénégal ou
le Tchad. On en retient souvent la
dimension exclusivement ethnique
ou les rivalités de « chefs », mais à
l’image du marché elles sont : sau-
vages, sans pitié, et tous les coups y
Source : calculs Marianne avec FMI, Coface, Banque mondiale, Moody’s, sont permis. Ceux des puissances
Tradings Economics, Bank of Korea, ONU, Eurostat, Wikipedia.
occidentales, mais aussi ceux des
puissances « alternatives », qui
de la région. Aujourd’hui, malheu- sont censées leur contester leur
reusement, les portes sont ouvertes suprématie. Au Soudan, les Forces
pour que des réfugiés sortent de chez de soutien rapide (RSF) du général
eux et s’installent en grand nombre Daglo, alias « Hemedti », ont été
au Tchad, en Éthiopie, au Soudan appuyées par celles de la milice
EN CORÉE
Depuis 1948, les
du Sud et en Égypte », expliquait il russe Wagner. Conséquemment,
deux États coréens y a peu à la télévision suisse (RTS) cette dernière a été attaquée, à
revendiquent Patrick Youssef, directeur régional Khartoum, la capitale, par des élé-
des droits sur Afrique du Comité internationale ments des Forces spéciales ukrai-
l’ensemble de la de la Croix-Rouge. niennes. À défaut d’être les maîtres
péninsule. Une
situation tendue Il n’y a plus, ou pratiquement absolus de ces déflagrations,
qui inquiète, pas, de guerres civiles dont les sou- Moscou, Washington ou Pékin
Kim Jong-un (ci- bresauts n’affectent pas les pays ne manquent jamais d’y glisser la
dessous avec le voisins, voire de plus lointains patte, mais se retrouvent aussi sous
commandement
de son armée)
équilibres. Une des pires guerres la menace du chaos interne, tant la
menaçant civiles du siècle précédent, le géno- fragmentation des peuples pousse
régulièrement cide des Tutsi et Hutu modérés au à l’affrontement.
d’user du feu
nucléaire.
KCNA / Reuters
 POIDS DES PAYS
PAR TYPE DE GUERRE
GUERRES HYBRIDES guerres par procuration que se Pays en guerre avec un État
livrent les grandes puissances et Pays en guerre hybride
La nouveauté leurs relais régionaux. Elles sont 29 % 10 % 22 %
du XXIe siècle autant de brasiers allumés en per-
manence, et dont les populations
Les définitions se bousculent civiles font massivement les frais.
PIB Population Superficie
mais, sur le terrain, les guerres Car si les États doivent rendre mondial mondiale mondiale
irrégulières, dites hybrides ou compte des agissements de leurs Dont
asymétriques, jouent un rôle forces militaires – plus ou moins, Russie/Ukraine 2 % 2% 12 %
considérable dans le regain des certes, selon leur poids et celui États-Unis/
tensions planétaires. C’est-à-dire de leurs alliés – les combattants Axe chiite* 26 % 7% 8%
des conflits territoriaux et régio- « irréguliers » n’y sont pas réelle-
* Liban, Iran, Yémen, Irak, Syrie.
naux aux enjeux multiples et aux ment soumis. Et ne s’y soumettent
affrontements a priori déséquili- que pour des raisons tactiques, Pays en guerre gelée
brés entre États, milices de divers à l’image du Hamas admettant 51 % 45 % 30 %
ordres, voire armées non natio- tardivement « quelques erreurs »
nales. Il y eut le Vietnam, plus dans le choix de cibles civiles lors
récemment l’Afghanistan. Les des massacres du 7 octobre. Dans
guérillas très politiques (natio- le conflit opposant les rebelles PIB Population Superficie
nalistes et/ou anti-impérialistes), chiites houthis au gouvernement mondial mondiale mondiale
Dont
qui agitaient les années 1960-1970 du Yémen, soutenu par une coa-
Inde/Chine 21 % 36 % 9%
en divers coins du monde, se sont lition dirigée par l’Arabie saou-
peu à peu évanouies. Mais l’émer- dite, « toutes les parties au conflit Corée du Nord/
Corée du Sud 2% 1% 0,1 %
gence du djihadisme religieux et ont commis de graves violations
supranational a ouvert une autre des droits de l’homme et du droit Pays en guerre civile
zone de tempêtes, plus vaste et humanitaire international, dont
1% 8% 10 %
durable : il a sévi et sévit encore, certaines peuvent constituer des
partiellement dans le Maghreb et crimes de guerre », selon l’ONU. Un
le Machrek, s’est étendu à toute constat s’appliquant pareillement
la zone sahélienne, et menace aux véritables guerres, de nature PIB Population Superficie
désormais des pays aussi dif- différente, mettant aujourd’hui mondial mondiale mondiale
férents que le Sénégal, la Côte face à face des États faibles et des Dont
d’Ivoire ou le Mozambique. La organisations criminelles consti- Mali 0,02 % 0,29 % 0,83 %
crise en cours au Proche-Orient, tuées en contre-société. C’est le RDC (Congo) 0,07 % 0,06 % 1,54 %
entre l’État hébreu, le Hamas et cas en Amérique du Sud. Et qui Source : calculs Marianne avec FMI, Coface, Banque mondiale, Moody’s,
le Hezbollah, illustre aussi les sait, demain, en Europe… n S.A. ET A.L. Tradings Economics, Bank of Korea, ONU, Eurostat, Wikipedia.
Gilles Bader / Le Pictorium / MaxPPP

AU SOUDAN
Dix longs mois que
les généraux Abdel
Fattah al-Burhane
Ebrahim Hamid / AFP

EN ARMÉNIE Les guerres avec l’Azerbaïdjan et Mohamed

à l’automne 2020, puis dans le Haut-Karabakh fin Hamdan Daglo,
2023 sont le fruit d’un premier conflit dans son ancien adjoint,
la région à la fin de l’URSS (1988-1994). se disputent
Ici, en février 2023, dans le corridor de Latchine. le pouvoir.

15 au 21 février 2024 / Marianne / 11

 BIDEN OU TRUMP
DEUX STRATÉGIES FACE
AUX GUERRES
MAIS UN MÊME HÉRITAGE
Si le Parti démocrate semble
aujourd’hui plus va-t-en-guerre
que le Parti républicain, cela ne fut
La guerre partout

pas toujours le cas. Mais toutes les

administrations américaines depuis
la Seconde Guerre ont sorti les
canons quand les intérêts de Wall
Street l’exigaient. PAR ALAIN LÉAUTHIER

B
Biden, c’est la guerre et l’insta-
bilité permanente ; Trump, la
paix… Nul besoin d’être un poli-
tologue averti pour deviner qui
a aujourd’hui intérêt à installer
durablement cette idée dans la
campagne présidentielle améri-
caine. Le 28 janvier, évoquant la
mort de trois soldats américains
en Jordanie, abattus par un drone
suicide, le milliardaire a haussé
le sujet au niveau des hyperboles
qu’il adore dégainer à tout pro-
pos : « Nous sommes au bord d’une surprise générale. Avec à la clé une fois à la Maison-Blanche, Trump
troisième guerre mondiale. Cette promesse lourde de sens dans un s’emploiera à en réduire drastique-
attaque n’aurait jamais eu lieu si pays qui, depuis la fin de la Seconde ment le nombre, sans aller jusqu’à
j’avais été président, pas même Guerre mondiale, n’aura cessé un retrait total par crainte d’un
une chance. Tout comme l’attaque d’être impliqué dans des conflits désastre. Et désastre il y aura quand
contre Israël par le Hamas, soutenu militaires : en finir avec les « guerres Biden ordonnera, lui, une retraite
par l’Iran, n’aurait jamais eu lieu, la sans fin », coûteuses en argent et intégrale… dans la précipitation et
guerre en Ukraine n’aurait jamais en boys, héritage d’un interven- la désorganisation.
eu lieu et nous aurions désormais tionnisme débridé dont il tentait
la paix dans le monde entier. […] déjà de faire porter la plus lourde Situations complexes
Notre pays ne peut pas survivre responsabilité aux démocrates. Trump adore moquer chez les
avec Joe Biden comme comman- Après tout, c’est bien vers la fin du démocrates un supposé belli-
Evelyn Hockstein / Reuters

dant en chef. »
Donald Trump avait déjà sorti
cette carte face à Hillary Clinton
lors de la présidentielle de 2016
qu’il avait remportée à la (quasi-)
premier mandat de Barack Obama
que la présence militaire améri-
caine en Afghanistan atteindra
des sommets, avec 98 000 soldats,
selon les chiffres du Pentagone. Une
cisme messianique s’abritant sous
de grands mots et une relative
impuissance à gagner les conflits
dans lesquels ils engagent le pays.
Mais l’histoire des guerres amé-

12 / Marianne / 15 au 21 février 2024


“SI J’AVAIS ÉTÉ
PRÉSIDENT,
l’attaque contre
Israël n’aurait
jamais eu lieu, la
guerre d’Ukraine
n’aurait jamais
eu lieu, et nous
aurions désormais
la paix dans
le monde entier”,
a affirmé
Donald Trump,
le 28 janvier.
ricaines montre que les divisions
entre interventionnistes et isola-
tionnistes traversent tout le champ
politique de l’Union, changeant de
bord selon les époques et les indi-
vidus. Le démocrate Woodrow
Wilson, emblématique 28 e pré-
sident, de 1913 à 1921, fut d’abord
partisan d’une stricte neutralité de
l’Amérique alors que la Première
Guerre dévastait le continent
européen. En 1917, un an après
sa réélection, il changera radica-
lement de politique, devenant un
des artisans de la victoire. Le tout
aussi emblématique Franklin D.
Roosevelt, également démocrate,
élu quatre fois de suite à la prési-
dence, n’engagera les États-Unis
INSCRIT DANS
LE COURANT dans la guerre qu’après l’attaque
patriote des japonaise sur Pearl Harbor. Devenu
démocrates, président à la faveur de l’assassinat
Joe Biden doit de Kennedy, le démocrate Lyndon
affronter en
interne l’activisme
B. Johnson accentuera l’effort mili-
d’une aile gauche, taire des États-Unis au Vietnam,
glissant de plus tout comme son successeur, le
en plus vers une républicain Richard Nixon. Mais
radicalité hostile c’est ce dernier, envisageant tout
à toute forme
d’intervention, de même une possible défaite, qui
particulièrement entérinera le retrait des troupes
au Proche-Orient. américaines et laissera son secré-
Ci-dessus, à New taire d’État récemment disparu,
York, le 7 février.
Henry Kissinger, signer les accords
Mike Segar / Reuters
de paix de Paris en 1973.
En réalité, les comptes de
Trump, concernant fauteurs de
guerre et faiseurs de paix, sont
biaisés tant les uns et les autres se
retrouvent dans les deux grandes
formations régissant la vie politique
américaine. Bien qu’ayant lancé la
première guerre du Golfe contre
Saddam Hussein après l’invasion
du Koweït, en bon républicain réa-
liste et pragmatique – courant long-
temps dominant dans son parti –,
George Bush père n’ira pas au bout
de l’offensive. Sous l’influence de
ses conseillers néoconservateurs
adeptes d’un « wilsonisme botté »,
selon la formule du géopolitologue
Pierre Hassner, le fils, lui, conduira
une aventure militaire aussi folle
qu’illégitime quant à ses raisons
(les pseudo-armes de destruction
massive des Irakiens), s’achevant
dans un fiasco dont toute la région
continue de souffrir. Selon la belle
théorie des dominos, la chute de
Saddam Hussein devait entraîner
celle de tous les régimes auto-
cratiques et libérer un véritable
« printemps arabe ». On connaît
la suite : un chaos et une instabi-
lité durables sur fond d’islamisme
galopant, tant dans sa forme
djihadiste qu’étatique.
Depuis, loin de s’éclaircir, la
carte du monde est devenue plus
complexe encore pour les États-
Unis. Alliés de circonstance ou de
longue date, la Chine, la Russie et
quelques puissances régionales
comme l’Afrique du Sud ou la
Turquie entendent y jouer un rôle
croissant. Face à autant de défis
contestant la vieille hégémonie
américaine, Joe Biden s’inscrit dans
un courant du Parti démocrate,
patriote, anticommuniste et prêt
à donner du muscle pour protéger
les acquis des modèles dits démo-
cratiques. Un courant confronté
en interne à l’activisme d’une aile
gauche, glissant de plus en plus
vers une radicalité hostile à toute
forme d’interventionnisme, parti-
culièrement au Proche-Orient. C’est
évidemment le cas quand, fidèle au
positionnement historique du parti,
la Maison-Blanche soutient l’effort
de guerre israélien contre le Hamas,
tout en rappelant son attachement
à la solution à deux États.
“Pression maximale”
Très en cour auprès de l’électorat
évangéliste pro-israélien, Trump
se garde bien de critiquer trop
ouvertement cette option mais
promet que sa stratégie person-
nelle de « pression maximale » sur
l’Iran, mise en œuvre lors de son
mandat, sera plus efficace pour
éteindre l’incendie moyen-orien-
tal. Oubliant que si le régime de
Téhéran en a rallumé le foyer il y a
quelques mois, c’est précisément
pour abattre les accords d’Abra-
ham conçus par Trump, notam-
ment l’étape cruciale du rappro-
chement entre l’Arabie saoudite
et Israël. L’administration Biden
a tenté une approche différente,
mixte pourrait-on dire, poursui-
vant la stratégie d’isolement de
l’Iran façon Trump, tout en relan-
çant la politique d’accommode-
ment de la présidence Obama. Et,
au vu des événements en cours, le
résultat n’est pas beaucoup plus
satisfaisant.
Avec Trump ou Biden, l’époque
où la puissance économique et
militaire des États-Unis imposait à
tout moment l’agenda mondial des
relations internationales s’achève.
Mais rien de durable, et certaine-
ment pas un apaisement général
des tensions, ne peut pour l’instant
se décider sans l’Amérique de Joe
ou de Donald. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 13
La guerre partout
OKINAWA, TÊTE DE PONT
AMÉRICAINE FACE À LA CHINE
À plus de 500 km au sud-ouest des côtes japonaises, l’île
est une place forte militaire. Des dizaines de milliers de soldats
américains et japonais y sont affectés en permanence,
faisant de la préfecture la plus pauvre du pays un avant-poste
stratégique face à Pékin. PAR ROMAIN MIELCAREK, AU JAPON
D
Débarquer à Okinawa, c’est le “NOUS douce et les nouilles froides
dépaysement assuré. Les Japonais SOMMES LÀ soba. Ce qui marque le plus, c’est
des grandes îles du nord, nombreux pour garantir pourtant la présence de l’armée
à venir profiter de son climat la sécurité de américaine, qui s’y est installée
subtropical pour les vacances, le nos alliés. Et si le après la terrible bataille qui a
scénario du pire
savent : rien ne ressemble, ici, à devait se dessiner, ravagé l’île en 1945. Si Okinawa ne
chez eux. Si l’archipel des Ryūkyū nous sommes représente que 1 % du territoire
a été absorbé par le Japon en 1879, prêts”, affirme le japonais, elle accueille la moitié
cette préfecture continue d’affi- lieutenant-colonel des 50 000 membres des troupes
Raymond Geoffroy.
cher un certain particularisme. Ci-dessus, sur la basées dans le pays. À longueur
Les Okinawaïens ont leur propre base aérienne de de journée, et souvent de nuit,
langue, en voie de disparition. Kadena, qui abrite le vrombissement incessant des
Vêtus de chemises fleuries, ils 18 000 militaires V-22 Osprey, drôles d’hybrides mi-
aiment par-dessus tout la patate américains. hélicoptères, mi-avions, alterne
14 / Marianne / 15 au 21 février 2024
avec les explosions de moteurs des
F-35 ultramodernes.
La base aérienne de Kadena,
maison mère de la plus grosse unité
de l’US Air Force au monde, à savoir
la 18e escadre (18 th Wing), abrite à
elle seule 18 000 militaires, contrac-
tuels et familles américaines. D’ici,
on est plus près de la Corée du Nord,
et surtout de Taïwan – que la Chine
entend reprendre tandis que les
États-Unis soutiennent l’autorité
en place –, que de Tokyo. La capitale
japonaise est à deux heures de vol…
tout comme Pékin. Okinawa est pré-
sentée par Washington comme la
« pierre angulaire » de ses forces
Kyodo News via Getty Images
dans le Pacifique. Ici, tous les yeux
sont braqués sur la Chine.
Les Américains scrutent avec
attention les moyens de plus en
plus démesurés de l’armée popu-
laire de Chine. Cette dernière
 LA BATAILLE DES ALLIANCES
L
e Japon identifie trois menaces les démocraties libérales. Coréens
RUSSIE
dans son voisinage : la Chine, du Sud et Japonais ont ainsi commencé
la Russie et la Corée du Nord. à mettre de côté leurs disputes
Mer Il n’existe pas d’alliance formelle entre historiques pour opérer ensemble.
du Japon
ces pays, mais Tokyo note dans son Régulièrement, Australiens,
CORÉE texte officiel « Défense du Japon 2023 » Néo-Zélandais et Canadiens déploient
DU NORD
Mer
que « la Chine et la Russie renforcent des moyens dans la région. L’Inde,
Jaune leurs liens militaires ». si elle cherche à afficher une certaine
JAPON Dans l’Indo-Pacifique, neutralité, s’entraîne de plus en plus
CORÉE ARCHIPEL
DU SUD
D’OKINAWA de nombreux autres souvent avec tous ces pays.
Mer États s’inquiètent des Et les Philippines ne sont pas en reste.
de Chine
CHINE manœuvres de ces pays. Début novembre 2023, Manille
Base Aussi les Américains a annoncé se retirer du projet chinois
aérienne tentent-ils de mobiliser des « nouvelles routes de la soie » pour
de Kadena
TAÏWAN autour d’eux les pays renforcer ses partenariats, notamment
« au même état d’esprit » : militaires, avec Washington et Tokyo. n

déploie désormais trois porte- militaires américains, ont défrayé américains, le rythme est intense.
avions. Un quatrième est en cours la chronique dans les années 1990. Des dizaines de chasseurs et d’héli-
de construction. Dans les airs, la Le crash d’un hélicoptère lourd du coptères décollent et atterrissent
dernière génération de chasseurs corps des marines sur un bâtiment en permanence. Il ne faut pas plus
J-20, qui se multiplient depuis de l’université en 2004, qui n’a pas d’une minute pour déployer ou
la fin des années 2010, est sou- fait de victimes, est resté dans les récupérer un appareil. C’est tout
vent comparée aux F-22 et F-35 mémoires. Aujourd’hui, l’US Air l’enjeu pour les Japonais : parve-
américains. « Ces capacités, il y a Force mise sur le dialogue avec les nir à maîtriser suffisamment ce
dix ou vingt ans, on ne les voyait pas locaux, en tentant par exemple de tempo pour trouver leur place dans
dans la région, observe le lieute- réduire la pollution sonore les jours l’immense armada américaine. Car,
nant-colonel Raymond Geoffroy, fériés et les week-ends. « Nous nous en face, les tensions avec Pékin se
porte-parole de la 18e escadre. Nous rendons compte que nous avons multiplient notamment avec les
devons nous demander comment une présence très lourde, explique garde-côtes chinois, particulière-
rester au top. Comment dissuader le lieutenant-colonel Geoffroy. ment virulents, dans l’archipel des
une agression régionale, de la Chine, L’équilibre est délicat : réduire la Senkaku, que les deux pays reven-
de la Russie ou de la Corée du Nord. gêne tout en respectant nos engage- diquent. De plus en plus souvent,
Nous sommes là non pas pour cher- ments pour la défense du Japon… » des chasseurs chinois viennent
cher le combat mais pour garantir la frôler des aéronefs américains
sécurité de nos alliés. Et si le scéna- Maîtriser le tempo dans des espaces que le droit inter-
rio du pire devait se dessiner, nous À deux heures d’hélicoptère national considère comme libres
sommes prêts. » de Kadena, en pleine mer des d’accès mais que Pékin estime être
Ces dernières semaines, les Philippines, Américains et Japonais siens. Le 27 octobre 2023, l’une de
Américains ont continué de s’entraînent précisément à tra- ces manœuvres avait défrayé la
moderniser leur arsenal sur vailler ensemble. Le dispositif est chronique : un chasseur chinois
Okinawa. Avec quelques dizaines massif. Côté américain, deux porte- J-11 s’était approché en vol à
d’unités, les F-35, fleurons de leur avions – sur un total de 11 – trans- quelques mètres d’un bombardier
aviation de combat, sont désor- portent chacun près de 70 aéro- américain B-52.
mais plus nombreux que les bons nefs et 5 000 hommes et femmes, Américains comme Japonais
vieux F-15C Eagle. Les hélicoptères protégés par au moins sept autres le répètent : ils veulent à tout prix
de recherche et de secours sont bateaux de guerre. Côté japonais, éviter d’entrer dans le jeu des provo-
en cours de modernisation. Des un porte-hélicoptères, le Hyūga, cations chinoises. Pour être le plus
drones ont déménagé depuis la l’un des plus gros bâtiments de dissuasifs possible, ils mettent en
base de Creech, dans le Nevada… la Force maritime d’autodéfense scène et montrent régulièrement
Mais, régulièrement, les rive- japonaise. « Ma priorité, explique aux journalistes l’ampleur de leurs
rains se plaignent de ce voisinage le contre-amiral Yokota, qui com- capacités. Dans l’espoir que Pékin
bruyant et parfois dangereux. mande la troisième flottille d’es- hésite. « Nous lisons les informa-
Depuis de nombreuses années, corte japonaise, c’est d’augmenter tions, lâche un militaire qui a accès
des associations se mobilisent notre capacité à mener n’importe à Internet tous les jours depuis le
pour réclamer leur départ. Les quel type d’activités avec la marine navire. Au micro, on nous annonce
Okinawaïens, majoritairement américaine, en particulier en ce qui régulièrement ce qui se passe, où
antimilitaristes, sont fatigués des concerne les opérations aériennes est-ce que l’on va et à quoi ça sert.
drames. Plusieurs affaires de viols, et le partage d’information. » Sur Et quand on navigue à proximité de
notamment de mineurs, par des les ponts des deux porte-avions Taïwan… On sait pourquoi. » n

15 au 21 février 2024 / Marianne / 15

 “Les Américains
réfléchissent
à des négociations
de paix en Ukraine”
Ancienne ambassadrice de France en Russie, à Londres mis en œuvre, il aurait fallu davan-
tage de pressions des parrains alle-
et en Chine, Sylvie Bermann, qui a présidé pour l’OSCE mands et français, et sans doute
(Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) une implication des Américains.
La guerre partout

les négociations de paix entre Kiev et Moscou, décrypte Deux ans ont passé depuis
la situation sur le front en Ukraine et les nécessaires le début de l’invasion russe.
Dans sa récente interview
négociations diplomatiques visant à mettre fin au conflit. à l’éditorialiste américain
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE DASTAKIAN Tucker Carlson, Poutine
affirme vouloir « mettre fin à la
Marianne : Vous avez pris, au ne pas offrir de prétexte aux Russes, guerre » en Ukraine, une guerre
printemps 2021, la présidence qui les accusaient de bombarder qu’il prétend du reste ne pas
du groupe de contact trilatéral les positions séparatistes. Eût-il avoir commencée… Une paix
de l’OSCE, chargé de mettre été possible d’éviter la guerre vous paraît-elle aujourd’hui
en œuvre les accords de Minsk, grâce aux accords de Minsk ? possible ou s’oriente-t-on
visant à mettre fin au conflit Pour l’Ukraine, ces accords, qui vers un nouveau conflit gelé ?
dans le Donbass. À ce titre, prévoyaient d’accorder un statut Vladimir Poutine entretient un
vous étiez en Ukraine juste spécial au Donbass sans récupé- narratif bien rodé, qui reporte la
avant le déclenchement de rer en même temps le contrôle responsabilité de la guerre sur les
l’invasion russe. Selon vous, de sa frontière avec la Russie,
eût-il été possible de l’éviter ? étaient perçus comme une capi-
Sylvie Bermann : Lors de cette tulation. Élaboré par Paris et
séquence de négociations, orga- Berlin, cet accord avait permis aux
nisée fin janvier par visioconfé- Ukrainiens, en juillet 2014, d’éviter
rence au siège de l’OSCE, à Kiev, une déroute militaire totale. Les
avec les Ukrainiens, les Russes et les Russes, pour leur part, considé-
séparatistes du Donbass, en dépit raient que les accords pouvaient
d’une tension indéniable due au permettre de déstabiliser l’Ukraine
déploiement des forces russes à en consacrant sa division. Mais,
la frontière, nul n’imaginait que d’une certaine façon, le statu quo
Moscou lancerait trois semaines convenait aux deux parties : Kiev
plus tard une offensive massive ne cédait pas son territoire et vivait
contre l’Ukraine. Pas même les normalement au-delà de la ligne
proches du président Zelensky, de front, tandis que Moscou, en
dont le ministre de la Défense, entretenant un conflit gelé, empê-
Yevhen Kotenko / Ukrinform / Abaca

Oleksiy Reznikov. Le dernier chait l’Ukraine d’adhérer à l’Otan.

groupe de contact, qui s’était tenu
le 8 février 2022, avait confirmé
cet état d’esprit. La situation était
relativement calme au Donbass, les
violations du cessez-le-feu étaient
rares, les Ukrainiens s’efforçant de
Les « dirigeants » des républiques
autoproclamées y trouvaient égale-
ment un intérêt, car ils détenaient
davantage de pouvoir qu’en étant
annexés par la Russie. Pour que
ces accords soient véritablement

16 / Marianne / 15 au 21 février 2024

Ukrainiens et les Occidentaux.
En mars-avril 2022, il y a eu négo-
ciations entre les belligérants,
en Biélorussie puis en Turquie.
Y était notamment envisagé un
gel de quinze ans sur le statut de
la Crimée. Mais les Ukrainiens,
plus sûrs d’eux après la débâcle
de l’offensive russe sur Kiev et
Kharkiv et les promesses de four-
niture d’aide occidentale, ainsi
qu’en réaction aux crimes com-
mis à Boutcha, ont rompu ces
négociations. Aujourd’hui, le pro-
blème est que les Ukrainiens ne
sont pas en position de force pour
négocier : d’un point de vue mili-
taire, la contre-offensive a échoué
et le front est gelé. Ils manquent
de munitions, alors que la Russie
s’est mise en économie de guerre
et dispose de troupes, d’un sys-
tème de défense et d’artillerie bien
supérieurs à ceux des Ukrainiens.
Kiev manque d’hommes : plus de
500 000 hommes en âge de se battre
ont quitté le pays pour échapper
à la mobilisation, et beaucoup
de jeunes ne veulent pas y aller.
Certes, il y a des coups d’éclat en
mer Noire – l’armée ukrainienne
aurait éliminé 20 % de la flotte
russe. Mais les Russes ont repris
l’offensive, notamment à Avdiivka,
qui est d’une grande importance
stratégique, dans la mesure où elle
protège Donetsk des bombarde-
ments ukrainiens, mais aussi certai-
nement symbolique, pour Vladimir
Poutine, qui a besoin d’une victoire
avant l’« élection » présidentielle
russe prévue dans un mois. S’il ne
vise sans doute plus le contrôle de
la totalité de l’Ukraine, certaines
questions subsistent sur ses ambi-
tions d’expansion, quoi qu’il ait pu
affirmer à Tucker Carlson.
Zelensky vient de nommer
un nouveau chef d’état-major,
Oleksandr Syrsky, en
remplacement du très
populaire Valery Zaloujny.
Est-ce, selon vous, avec
la nouvelle loi de mobilisation,
le signe d’une volonté de
Zelensky de poursuivre
coûte que coûte cette guerre ?
DÉSÉQUILIBRE
Aujourd’hui,
Zelensky est-il trop volontariste face
les Ukrainiens à un Zaloujny plus réaliste concer-
ne sont pas en nant les objectifs atteignables ?
position de force Rappelons tout de même qu’il a
pour négocier : dit, fin novembre 2023 : « La Crimée
ils manquent
d’hommes, nous attend, mais avec le Donbass,
d’artillerie et cela pourrait être mentalement plus
de munitions. difficile, à cause des dix ans de com-
Contrairement à bat et d’occupation. » Le fait est que
la Russie, qui s’est
mise en économie
les nuages s’accumulent sur l’aide
de guerre. occidentale à Kiev : les républicains
Ci-dessous, à Kiev, trumpistes ne veulent plus financer
après une attaque cette guerre, et les Européens sont
russe, le 7 février. à ce stade incapables de se substi-
tuer aux États-Unis. Que pèsent, en
effet, les 50 milliards d’euros d’aide
à Kiev sur quatre ans récemment
votés par l’Union européenne
contre les 61 milliards de dollars
que Joe Biden a tenté sans succès
de faire voter par le Congrès ? Et sur
le million de munitions promises
par Bruxelles, seules 300 000 à ce
jour ont pu être livrées.
Pour l’heure, il n’est donc
pas officiellement question
de pourparlers de paix.
Mais on peut imaginer que
certains y songent, et même
agissent en ce sens…
Certains Ukrainiens pensent qu’à
un moment il faudra négocier, mais
je doute qu’ils en prennent l’initia-
tive. Il y a de vifs débats en Ukraine
à ce propos. En réalité, selon cer-
taines informations, les Américains
ont déjà officieusement contacté
les Russes et les Ukrainiens, et réflé-
chissent depuis un certain temps
à des négociations pour mettre
fin à ce conflit. Cela impliquerait
probablement des concessions
territoriales, mais en échange de
solides garanties de sécurité pour
l’Ukraine. Deux options sont envi-
sageables à cet égard : l’adhésion
à l’Otan ou des accords de défense
occidentaux bilatéraux équivalents.
Donald Trump a promis de régler le
problème en vingt-quatre heures !
On avait été surpris par les accords
d’Abraham, il n’est donc pas exclu,
s’il est élu, qu’il parvienne à négo-
cier quelque chose. En tout cas,
Poutine semble décidé à faire durer
le conflit au moins jusqu’à l’élection
présidentielle américaine.
Parallèlement aux États-Unis,
quels pays pourraient
selon vous servir de
médiateurs ? La Turquie,
la Chine, l’Arabie saoudite ?
Il semble en tout cas que les
Européens soient hors jeu. Riyad
joue un rôle dans l’échange de pri-
sonniers. Erdogan intervient dans
des accords de niche, mais, compte
tenu de son rôle initial, il n’est pas
exclu que la Turquie accueille un
jour les négociateurs. Quant aux
Chinois, qui avaient réussi à récon-
cilier l’Iran et l’Arabie saoudite, s’ils
ont produit à l’occasion du premier
anniversaire de la guerre un plan
de paix en 12 points, celui-ci n’a
convaincu personne. Et surtout pas
les Ukrainiens, qui, bien conscients
du poids de la Chine, ont évité de
le rejeter formellement. Car si le
plan rappelle le principe de l’inté-
grité territoriale de l’Ukraine, il ne
demande pas le retrait des troupes
russes. Cette guerre n’arrange pas
les Chinois, qui restent très pru-
dents, ne vendent pas d’armes
à Moscou, mais ne lâcheront
jamais les Russes. Politiquement,
car ils ont un ennemi commun :
les États-Unis. Et Pékin pourrait
avoir un jour besoin du soutien
de Moscou. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 17
 CE QUE MARIANNE EN PENSE
Média sous emprise Signé Aurore Bergé

“TÉLÉRAMA” ET SES AMBIGUÏTÉS

CONTRADICTIONS
urore Bergé, ministre déléguée

A chargée de l’Égalité entre

les femmes et les hommes,

E
n ce qui concerne les affaires
Jacquot et Depardieu, Télérama
plaide coupable, mais à sa
manière, en incriminant « un
système dont les médias ont parfois été
complices par leurs éloges ». En quoi le
fait de « célébrer le talent » d’Untel ou
Untel, comme il se le reproche, aurait
nécessairement contribué au prétendu
système ? Le journal ne le dit pas. Non
seulement il ne cherche pas à « séparer
l’homme de l’artiste », selon la formule
consacrée, mais il paraît même décidé
à ne plus envisager les œuvres pour
elles-mêmes, ce qui est censé être son
rôle de critique : « Notre regard sur les
œuvres n’est plus dissocié des conditions
de leur production. »
Comment expliquer cet ancien aveu-
glement ? Par l’époque : « L’époque a
changé », annonce le média dans son
propos introductif. L’idée n’est pas de
nier l’influence de ladite « époque », mais
les journalistes ne doivent-ils pas pré-
cisément être capables de s’extraire du
présent et de l’observer avec distance ?
Or Télérama semble plutôt déterminé
à combattre le prêt-à-penser à grand
renfort de slogans #MeToo et de vision
binaire du monde, sans aucun embryon
de nuance : « Six ans après #MeToo,
le mouvement ne cesse de prendre de
l’ampleur. Des actrices, chaque jour plus
nombreuses, prennent la parole pour
dévoiler violences et abus dans le monde
du cinéma. »
Tout le monde est mis dans le même
sac, les présumés innocents comme
ceux qui se sont eux-mêmes déclarés
en dehors de la légalité dans certains
entretiens, à l’image de Benoît Jacquot.
Ce phénomène est hélas révélateur d’une
tendance très forte et contradictoire des
journalistes : épouser plus que jamais les
tendances sociétales de l’air du temps,
autrement dit chausser encore davan-
tage les lunettes du présent dans l’espoir
qu’il nous sauvera du passé.
« Qu’avions-nous sous les yeux que
nous n’avons pas su voir, que nous étions
alors incapables de voir ? », se demande
candidement Télérama. Si seulement
il pouvait se poser la même question
aujourd’hui. Les travers de notre époque
ne manquent pourtant pas. Mais il
faudra sans doute attendre une ving-
taine d’années avant de voir les médias
regretter de ne pas les avoir vus. Il sera
alors temps d’incriminer de nouveau
la période passée et de rester aveugle
sur l’actuelle. « L’époque a changé, nous
aussi », écrit Télérama. Il est à craindre
que seule la première partie de la phrase
soit vraie. n SAMUEL PIQUET
a annoncé sur Radio J avoir demandé
à ses services de passer au crible
les déclarations des associations
féministes qui reçoivent des subsides
de l’État afin d’y dénicher toute
« ambiguïté » sur la qualification du
massacre du 7 octobre. On comprend
qu’il ne s’agit pas seulement
de condamner le Hamas pour ses
actes terroristes, l’ambiguïté serait
de ne pas savoir « caractériser »
ce qui s’est passé. Les féministes
qui n’ont pas parlé de « féminicides »
le 7 octobre tomberaient-elles
avec effet rétroactif dans la case
« ambiguës » ? Il n’est pas question
de donner un blanc-seing à celles
qui ont lâchement tourné la tête
lorsque furent rapportés les viols
et les mutilations commises sur des
Israéliennes par les sbires du Hamas,
et il est légitime de critiquer
celles pour qui la défense des
femmes s’arrête à un drapeau.
Mais la déclaration d’Aurore Bergé
est dangereuse car, avec ce chantage
aux subventions, elle contribue
à inscrire le conflit israélo-palestinien
dans la politique du gouvernement
français, associant maladroitement
l’indispensable lutte contre
l’antisémitisme à une police d’État
de la pensée. n AURORE MALVAL

Silence, on magouille

LA COTERIE DES CABINETS DE CONSEIL

eux ans après l’affaire de loi qui vise à encadrer cornaqués. Selon Mediapart, Les rapporteurs de

D McKinsey et les
révélations des sommes
mirobolantes dépensées
par l’État pour rémunérer
grassement les cabinets de
conseil privés, ces derniers
s’agitent pour détricoter une loi
qui s’en prend à leurs intérêts.
Le 1er février, l’Assemblée
nationale a voté la proposition
le recours à ces prestations
de conseil dans le cadre des
politiques publiques. En bref :
en finir avec l’opacité de ces
activités et mieux prévenir
les conflits d’intérêts. Or ces
cabinets, qui connaissent
la manière d’élaborer la loi,
savent quels tuyaux actionner
pour éviter d’être un peu plus
l’ex-président de l’Assemblée
nationale Richard Ferrand a été
lui-même mandaté par le
cabinet Accenture pour affaiblir
la loi. Le lobby du secteur,
Syntec Conseil, fait également
feu de tout bois pour tenter
de la détricoter au moyen
d’amendements livrés clés
en main à certains députés.
la commission d’enquête
du Sénat qui avait étrillé
à l’époque un « phénomène
tentaculaire » se sont émus
des reculs sur le texte adopté
par les députés. Toutes ces
manigances devraient
alerter sur l’urgence de mieux
réguler le travail de ce
petit monde. n EMILIEN HERTEMENT

18 / Marianne / 15 au 21 février 2024


Mohamad Ismael / UPI / Abaca
Gaza
RAFAH, VILLE MARTYRE
I
sraël s’apprête à lancer sa dernière
offensive sur Rafah, grande ville
du sud de Gaza où se sont réfu-
giés 1,3 million de Palestiniens,
dont 600 000 enfants. Des milliers de
tentes et d’abris de fortune saturent
la dernière métropole du sud, jusque-
là épargnée par l’offensive terrestre
de Tsahal. Certains témoignages de
Gazaouis évoquent des zones tellement
peuplées que les gens s’y piétinent litté-
ralement. En effet, on compterait plus
de 27 000 personnes au kilomètre carré.
Les sanglants bombardements israé-
liens (27 500 morts selon le ministère
de la Santé du Hamas), les arrestations
arbitraires et la destruction à coups
de bulldozer de ce qui reste de leurs
habitations ont été le lot quotidien
de cette population à 85 % déplacée.
Chacun lutte pour se protéger du
froid, de la pluie et pour manger à sa
faim. L’inflation des denrées alimen-
taires est telle que le prix du kilo de sucre
dépasse les 40 shekels (10 €) contre 3 she-
kels (0,75 €) avant la guerre. L’ensemble
de la population de l’enclave, devenue
un mouroir à ciel ouvert, a été classé
« en situation d’insécurité alimentaire
aiguë » par le Programme alimentaire
mondial. La perspective d’une interven-
tion militaire dans ce foyer de population
ELLE A OSÉ LE DIRE
“Hollande est le véritable
héritier de Chirac.
En plus drôle encore.”
LINE RENAUD, Paris Match du 8 au 14 février 2024.
LA GRANDE VILLE
DU SUD DE GAZA
est devenue un
mouroir à ciel ouvert,
où chacun lutte
comme il peut contre
le froid, la faim,
et tente d’échapper
aux bombardements.
Ci-contre, une famille
pleure ses morts,
tués lors de l’offensive
israélienne contre
l’hôpital al-Najjar,
à Rafah, le 10 février.
fragilisée est une énième preuve que Tel-
Aviv est surtout animé par un désir de
vengeance et d’expansion territoriale,
peu importe le coût humain, relégué
au second plan, voire, pour certains
ministres extrémistes, justifié.
En dépit d’une offensive terrestre
et de bombardements inefficaces qui
n’ont pas abouti à la libération mas-
sive d’otages et à l’élimination de
figures majeures du Hamas, Benyamin
Netanyahou a fait savoir que la vic-
toire était proche. Mais de quelle vic-
toire parle-t-on ? D’avoir nourri chez
les 2,2 millions d’habitants de Gaza et
les populations arabes un sentiment
de haine envers Israël ? Une haine exa-
cerbée par des images et des vidéos
insoutenables de familles brisées par
la disparition des leurs et les bles-
sures de leurs enfants (5 500 morts et
11 000 blessés). Le 9 février, le cabinet
du Premier ministre israélien a déclaré
qu’une « activité intense à Rafah »
nécessiterait « un plan pour évacuer
la population » et l’expulser, semble-
t-il, dans le Sinaï égyptien. Sentant
cette éventualité, l’armée égyptienne
a dépêché un renfort militaire à ses
frontières. Les jours les plus sombres
de cette guerre sont encore à venir. n
QUENTIN MÜLLER
PRENONS-LES AU MOT
LE COMMUN OU
RASSEMBLEMENT
FACTICE
D
epuis quelques années, nos
représentants politiques utilisent
de plus en plus régulièrement
le mot « commun » comme substantif,
exaltant « le commun » et appelant à
construire « notre commun ». Comme
l’expliquait le journal l’Opinion au
moment de la campagne présidentielle
de 2022, c’était même devenu
« le concept clé d’Anne Hidalgo » en
réponse à l’idée d’« archipellisation »
de la société française défendue par
le sociologue Jérôme Fourquet.
De son côté, Jean-Luc Mélenchon avait
opté dès 2017 pour un programme
de campagne baptisé « L’avenir en
commun ». Le mot « commun », formé
sur communis, « qui appartient à
plusieurs », d’où, au figuré, « qui est
accessible à tous », s’emploie la plupart
du temps comme adjectif et demeure,
depuis le XIIe siècle, rare comme
substantif, hormis dans le domaine
liturgique, ou, au pluriel, au sens de
« dépendances d’une propriété. » On
peut se demander si cet emploi récent
ne sert pas à remplacer des mots
moins en vogue, ou même « rances »
pour certains de nos concitoyens,
comme « nation », « fraternité »,
« tradition » ou « culture française ».
Chercher désespérément « le
commun » d’un peuple, c’est peut-être,
déjà, le début d’un constat d’échec,
ce que semble confirmer l’érosion
progressive du concept de « vivre-
ensemble », de plus en plus décrié
et moins à la mode qu’auparavant.
À basse époque, « commun » a pu
signifier « médiocre », « vulgaire »,
ou « impur » chez les auteurs chrétiens.
Sans vouloir y lire un mauvais présage,
on peut déplorer que « le commun »
devienne peu à peu le seul élément de
langage qui nous rassemble. Surtout
quand celui-ci ne sert qu’à désigner
des espaces que nous partageons et
non plus des principes, des aspirations,
voire une certaine vision du monde. n
S.P.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 19
 Politique

MARINE LE PEN

L’OMBRE DE
L’INÉLIGIBILITÉ
20 / Marianne / 15 au 21 février 2024
 Marine Le Pen et 26 autres membres du
Rassemblement national (RN), dont son père et
sa sœur Yann, seront jugés à partir de septembre
pour “détournement de fonds publics”. À la clé,
une peine d’inéligibilité avant la présidentielle.
L
PAR LAURENT VALDIGUIÉ
La question taraude Marine
Le Pen depuis la relaxe de François
Bayrou : en tant que présidente de
parti, peut-elle espérer le même
sort à l’issue de son procès dans
l’affaire des assistants européens ?
Ou, en tant qu’ancienne euro-
députée, doit-elle craindre une
condamnation, comme celle des
députés européens du MoDem ?
De septembre à novembre, elle
devra répondre, aux côtés de
26 autres frontistes, dont Louis
Aliot, Nicolas Bay, Bruno Gollnisch,
mais aussi son père, Jean-Marie, et
sa sœur Yann Maréchal-Le Pen, de
« détournement de fonds publics »
et « complicité de détournements
de fonds publics ».
Dans une ordonnance de
renvoi de 155 pages, signée du
6 décembre 2023 par deux juges
d’instruction, l’actuelle présidente
du Rassemblement national est
présentée comme l’héritière puis
la tête pensante d’un « système »
mis en place dès 2004 et qui avait
pour but de financer illégalement
le parti. Mais elle seule devra faire
face aux magistrats. « Depuis
l’été 2023, Jean-Marie Le Pen ne sort
plus de chez lui, il n’a plus aucune
FACE AUX activité publique, et si, par moments,
MAGISTRATS il se souvient de choses anciennes, il
Selon l’ordonnance
de renvoi du n’est pas du tout en état de s’expli-
6 décembre 2023, quer sur ces sujets. Il ne sera pas en
Marine Le Pen est mesure de comparaître », confie un
présentée comme proche. Une éventuelle peine d’iné-
l’héritière puis ligibilité serait sans conséquence
Eliot Blondet / Abaca
la tête pensante
d’un “système”, sur l’avenir politique du fonda-
datant de 2004, teur du FN. En revanche, pour
qui devait financer sa fille, le risque d’écoper d’une
illégalement le FN. peine plaçant entre parenthèses
sa vie politique est réel. Le calen-
drier judiciaire théorique pourrait
entraîner des condamnations défi-
nitives début 2027. « Je n’y crois pas
du tout, réagit Alexandre Varaut,
un avocat du dossier. Après une
éventuelle condamnation en appel,
il faudrait compter dix-huit mois
avant une décision de la Cour de
cassation. Je ne les vois pas statuer
en urgence sur Marine Le Pen en
pleine campagne ! » N’empêche,
la menace qui plane, outre-
Atlantique, sur Donald Trump
plane aussi sur le calendrier de
la future présidentielle. L’affaire
des emplois présumés fictifs du
RN remonte à 2014, quand les
services de l’Office européen de
lutte anti-fraude s’intéressent à
deux collaborateurs de Marine
Le Pen – son garde du corps et sa
secrétaire parisienne – payés sur
des fonds communautaires. Or les
règles européennes interdisent de
« financer directement ou indirec-
tement des contrats établis avec les
partis politiques ».
Perquisitions en rafale
Pourtant, en février 2015, la lecture
d’un simple organigramme du FN
montre que 20 assistants parle-
mentaires européens occupaient
des fonctions officielles au sein
du parti… Le 9 mars 2015, Martin
Schulz, le président du Parlement,
écrit au ministère de la Justice
français, dénonçant « une possible
utilisation frauduleuse des fonds
versés au FN ». À cette date, l’Eu-
rope estime son préjudice annuel
à 1,5 million d’euros. Soit un ›
15 au 21 février 2024 / Marianne / 21
 › total, pour les années 2009-
2014, de l’ordre de 7 millions
d’euros d’emplois présumés
fictifs. « Martin Schulz avait
Politique
lui-même un collaborateur qui
dirigeait une agence de voyages
et un autre qui s’occupait de ses
tâches domestiques », raille un
avocat du dossier, dénonçant
une « enquête politique ».
En février 2016, une rafale
de perquisitions est organisée
au domicile de plusieurs assis-
tants, au siège du parti, mais
aussi au parc de Montretout,
à Saint-Cloud, le domicile his-
torique de la famille Le Pen. « Ils
étaient plusieurs dizaines, ils ont tout
fouillé, y compris les caves, et ils ont
mis six heures pour ouvrir un vieux
coffre-fort datant de Napoléon III »,
se souvient un ancien collaborateur
de Jean-Marie Le Pen, admettant la
découverte de « vieux louis d’or ».
Le propriétaire des lieux fulmine
à distance. Comme tous les ans, il
est alors en vacances à Punta Cana,
aux Caraïbes.
Cas d’école de la fraude
« Les premières constatations et
les éléments saisis en perquisition
tendent à confirmer les soupçons
initiaux du Parlement européen »,
écrivent les juges dans leur docu-
ment de synthèse. « Au siège du FN
sont découverts divers documents
attestant la volonté du parti de réa-
liser des économies grâce aux finan-
cements du Parlement européen. »
Dans le lot, un mail du 16 juin 2014
adressé à Marine Le Pen par le tré-
sorier du RN, Wallerand de Saint-
Just : « Dans les années à venir, et
dans tous les cas de figure, nous ne
nous en sortirons que si nous fai-
sons des économies importantes
grâce au Parlement européen. » Une
phrase dont l’enquête judiciaire va
faire son miel.
“CE QUE MARINE NOUS DEMANDE ÉQUIVAUT
À SIGNER POUR DES EMPLOIS FICTIFS.”
JEAN-LUC SCHAFFHAUSER, DÉPUTÉ EUROPÉEN, LE 5 JUIN 2014
22 / Marianne / 15 au 21 février 2024
Trois législatures sont dans le
collimateur de la justice. Dans la
première (2004-2009), le FN compte
sept élus. Durant la deuxième (2009-
2014), il tombe à trois (Jean-Marie
Le Pen, Marine Le Pen et Bruno
Gollnisch). Dans la suivante (2014-
2019), il en totalise 23. Entre-temps,
en janvier 2011, Marine Le Pen a
pris la succession de son père à la
présidence du FN, qui deviendra
le RN. Mais depuis 2009, comme
l’a admis Marine Le Pen devant les
enquêteurs, le parti était dans une
situation financière « difficile ». Les
législatives de 2007 l’ont vu passer
sous la barre des 5 % et la dotation
publique a fondu. D’où, estiment
les juges, le recours aux emplois
fictifs européens.
Parmi les premiers emplois
litigieux qui sautent aux yeux
des enquêteurs, le cas de Thierry
Légier, le garde du corps de Jean-
Marie Le Pen, puis de sa fille Marine
après 2011, alors que le règlement
DANS LE VISEUR
Thierry Légier, européen exclut précisément la
garde du corps
des Le Pen, a été prise en charge d’agents de sécu-
le premier cas rité. Cet homme au crâne rasé
d’emploi litigieux suit comme une ombre Le Pen
à intéresser père depuis 1992. Et il cumule des
les enquêteurs, contrats d’assistant parlementaire
le réglement
européen excluant européen auprès de plusieurs élus
précisément différents. Une sorte de cas d’école
la prise en charge de la fraude, puisqu’il ne fait aucun
des agents doute que Thierry Légier a pour
de sécurité.
unique fonction d’assurer la pro-
tection rapprochée des Le Pen.
Entendue comme témoin, l’an-
cienne compagne du garde du corps
a d’ailleurs attesté que ce dernier
n’avait « jamais accompli de tâche
pour le Parlement européen » et qu’il
« avait pleinement conscience que le
cadre juridique des contrats d’assis-
tants parlementaires était détourné
en vue d’assurer sa rémunération ».
Même raisonnement concernant
l’emploi d’assistant européen de
Catherine Griset, l’assistante per-
sonnelle de Marine Le Pen au FN à
compter de 2008. « Parallèlement,
elle a bénéficié successivement de
cinq contrats européens durant la
période de prévention », écrivent
Aurélien Morissard / IP3
les juges, qui n’ont pas trouvé
« d’élément tangible » de présence
au sein du Parlement européen.
« Au contraire, elle constituait la
courroie de transmission de nombre

d’informations relatives au système »,
écrivent les magistrats, qui ont mis
en examen une douzaine d’ex-assis-
tants parlementaires, dont Yann
Maréchal-Le Pen, renvoyée en cor-
rectionnelle pour recel de détour-
nements de fonds publics. Titulaire,
en 2012, d’un double salaire euro-
péen, à deux tiers-temps avec Bruno
Gollnisch et un tiers avec sa sœur
Marine, Yann Maréchal-Le Pen s’in-
quiète même, dans un mail retrouvé
par les enquêteurs, des « tribula-
tions » de ses contrats : « Au fait, ça
ne serait pas plus simple de faire un
contrat Front après ? », interroge-t-
elle. « Ce n’est pas risqué que Marine
me prenne sur elle ? », questionne-
t-elle aussi, dans un éclair de pers-
picacité. Devant les enquêteurs,
Yann Maréchal-Le Pen admettra
d’ailleurs ne s’être « jamais ren-
due au Parlement européen ». « Je
Aurore Maréchal / Abaca
n’ai jamais travaillé sur un dossier
politique européen, je n’en ai pas les
compétences et cela ne m’a jamais été
demandé », a-t-elle aussi reconnu.
Des quasi-aveux…
QUASI-AVEUX
Yann Maréchal- Devant les enquêteurs, plu-
Le Pen, titulaire
en 2012 d’un sieurs anciens cadres du FN ont
double salaire admis un « système d’enveloppe
au Parlement budgétaire via des emplois litigieux
européen, a centralisés au plus haut niveau de
précisé devant
les enquêteurs : l’appareil du parti ». Certains ont
“Je n’ai jamais aussi raconté une réunion organi-
travaillé sur un sée le 4 juin 2014 à Bruxelles par
dossier politique Marine Le Pen. Selon ces témoi-
européen, gnages, la présidente du RN aurait
je n’en ai pas
les compétences.” annoncé ce jour-là aux 23 nou-
veaux députés européens qu’ils
n’auraient « le droit de ne choisir
qu’un seul assistant et que, pour le
reste, l’enveloppe budgétaire serait
pour le Front national ». En contre-
partie, les députés européens n’au-
raient plus de cotisation à verser
au parti. Au lendemain de cette
réunion, le député européen fron-
tiste Jean-Luc Schaffhauser écrit à
Wallerand de Saint-Just : « Ce que
Marine nous demande équivaut à
signer pour des emplois fictifs… et
c’est le député qui est responsable
pénalement sur ses deniers, même
si c’est le parti qui en est le bénéfi-
ciaire. » Réponse du trésorier, une
demi-heure plus tard : « Je crois
bien que Marine sait tout cela… »
Confrontée durant l’enquête à ces
écrits et récits embarrassants,
Marine Le Pen les a contestés,
répliquant qu’elle avait simple-
ment suggéré aux députés euro-
péens d’engager en priorité des
militants du FN…
Un vrai “système”
Devant les juges, Marine Le Pen a
soutenu que ces emplois d’assis-
tants étaient des emplois poli-
tiques réels et légitimes. « Il est
artificiel et spécieux, a déclaré de
son côté Jean-Marie Le Pen, de dis-
tinguer les activités parlementaires
des eurodéputés avec leur fonction
politique. » Malgré ces démentis,
l’enquête judiciaire conclut au
caractère « systématique » des
détournements, « opérés au profit
d’une gestion pilotée par les diri-
geants successifs du FN, dans un
contexte de difficultés financières ».
« Marine Le Pen avait un réel pou-
voir d’impulsion et de décision sur
le principe du recrutement, l’affec-
tation d’un collaborateur à l’enve-
loppe de tel ou tel député », écrivent
les juges. « Elle apparaît dès lors
comme l’une des principales respon-
sables du système ainsi mis en place
alors qu’elle avait été avisée par ses
échanges avec le trésorier du parti,
dès 2013, de la nécessité de soulager
les finances du FN. »
Au procès de l’automne, la
patronne du RN, défendue par
l’avocat Rodolphe Bosselut, aura
fort à faire pour convaincre les
magistrats. Avec, à la clé, un sérieux
risque d’inéligibilité. Dans le cas du
MoDem, le jugement précise que
les peines prononcées l’ont été avec
sursis « en l’absence de caractéri-
sation d’un système ». Or, dans le
cas du RN, le mot « système » est
présent à presque toutes les pages
de l’ordonnance de renvoi devant
le tribunal… n L.V.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 23
 MACRON ET L’ÉDUCATION

UNE VALSE-HÉSI
Politique

TEMPS I
JEAN-MICHEL BLANQUER,
LA TÊTE PENSANTE
Lors de sa première campagne
présidentielle, Emmanuel
Macron est surtout conseillé
par Laurent Bigorgne, patron
de l’Institut Montaigne, un
think tank libéral. Et l’éduca-
tion n’a jamais fait partie de
ses sujets de prédilection. Quand
il nomme, en 2017, Jean-Michel
Blanquer ministre de l’Éducation,
c’est un programme éducatif quasi
ficelé qu’il achète.
De Blanquer, issu de la droite, à l’ex-socialiste Belloubet,
la ligne d’Emmanuel Macron en matière d’éducation,
son “domaine réservé” auto-attribué, paraît franchement
brouillonne. PAR HADRIEN BRACHET ET MARIE-ESTELLE PECH
encore bon pendant le confinement, spécialiste des États-Unis, accusé de
face au ministère de la Santé, pour préférer un modèle multiculturel à
rouvrir les écoles. Cependant, au l’anglo-saxonne à l’universalisme
fil des années, la rupture avec les français. Si bien que Jean-Pierre
syndicats se fait prégnante. En 2022, Chevènement alerte alors sur un
des enseignants font grève contre possible « enterrement » du bilan
les protocoles sanitaires successifs Blanquer. Une « sensibilité dif-
et intenables. Le ministre s’isole et férente », peut-être, mais pas de

Gonzalo Fuentes / AP / Sipa - Nicolas Messyasz / Sipa - Tom Nicholson / Sipa

L’ancien recteur, ex-directeur perd pied : une de ses interviews, « changement de ligne », se défen-
général de l’enseignement scolaire improvisée depuis l’île d’Ibiza, où dait récemment l’Élysée auprès de
(Dgesco), « rêvait » de ce poste il est en vacances, ne passe pas. Marianne. De fait, Pap Ndiaye, très
depuis des années, comme le disait C’est la fin. faible politiquement, a disposé de
son ami François Baroin. Il est peu de marge de manœuvre. Il a dû
entouré d’une équipe de fidèles, TEMPS II AVEC PAP NDIAYE, lancer le controversé « Pacte ensei-
soucieux « de réformer avec prag- BROUILLAGE SUR LA LAÏCITÉ gnant » (qui permet de travailler
matisme » une machine éducative Personne ne l’avait vu venir. En davantage contre rémunération) et,
qui se porte mal. Il préconise un mai 2022, pour se réconcilier avec à l’inverse, retenir ses ardeurs (bien-
modèle inspiré des systèmes asia- le monde enseignant, épuisé par venues) à propos de la mixité sociale.
tique et scandinave, s’appuyant sur la succession de réformes de Jean- Il n’empêche : sur la laïcité, le
les neurosciences. Michel Blanquer et sa gestion de la ministre a envoyé des signaux
Jean-Michel Blanquer, qui a crise sanitaire, Emmanuel Macron pour le moins contradictoires avec
fait carrière sous la droite, avait mise sur Pap Ndiaye. Problème : la l’attitude volontariste affichée par le
frappé à plusieurs portes pendant la filiation idéologique ne va pas de président de la République en 2020
campagne électorale. Ce haut fonc- soi entre Blanquer et l’universitaire lors de son discours des Mureaux.
tionnaire au discours volontariste
rassure la Macronie. En arrivant, il
met en musique la division par deux
des élèves dans les classes de CP et
CE1 en REP et REP +, la mesure la
plus sociale du gouvernement. Il
détricote la réforme du collège de
François Hollande. Il annonce l’in-
terdiction des portables au collège,
mesure plébiscitée par l’opinion,
et augmente le salaire des jeunes
enseignants. Très présent sur les
plateaux de télé, il se pose en défen-
seur de la laïcité. Pendant trois ans,
c’est l’un des « chouchous » du gou-
vernement. C’est aussi le ministre
le plus applaudi à droite. Mais,
dès 2019, sa réforme du lycée et du
baccalauréat, qui fait la part belle
au contrôle continu, rencontre
l’hostilité des professeurs. Il tient

24 / Marianne / 15 au 21 février 2024

TATION À CINQ TEMPS Sur l’épineuse question des abayas,
Pap Ndiaye a tardé à réagir et a peiné
à édicter une consigne claire. En
avril 2022, l’universitaire a émis
un arrêté donnant fort l’impres-
sion qu’il réduisait l’autonomie
du Conseil des sages de la laïcité,
instance créée par Jean-Michel
Blanquer. L’initiative avait provoqué
des protestations jusqu’au sein de
la majorité. « Il y a des idées qui ne
supportent pas le “en même temps”, la
laïcité en fait partie », soupire, a pos-
teriori, un ex-conseiller de l’exécutif.
TEMPS III GABRIEL ATTAL,
UN PEU DE COM ET PUIS S’EN VA
Dès son arrivée Rue de Grenelle,
Gabriel Attal donne l’impres-
sion d’agir en anti-Pap Ndiaye.
Contrairement à son prédécesseur,
ultra-discret, l’ex-porte-parole du
Jacques Witt / Sipa Press - Pierre Villard / Sipa
gouvernement court les plateaux
de télé. L’ancien militant strauss-
kahnien, qui s’opposait à la ligne
régalienne de Valls au Parti socia-
liste, se mue en défenseur ardent de
l’« autorité » des enseignants et du
« refus du communautarisme ». Là
où Pap Ndiaye avait tergiversé,
Gabriel Attal s’empresse d’an-
noncer sur TF1 l’interdiction de
l’abaya. Une clarification attendue
par les syndicats de chefs d’établis-
sement, saluée médiatiquement,
mais insuffisante face à de mul-
tiples problématiques de fond :
pénurie d’enseignants, formation,
niveau des élèves, adhésion des
jeunes générations à la laïcité, etc.
Tout au long de son passage au
ministère, l’ancien élève de l’École
alsacienne multiplie les annonces
tambour battant, que ce soit sur
le harcèlement, le calendrier du
baccalauréat, la santé à l’école
IMPROVISATION ou, à l’occasion de résultats Pisa
La Rue de Grenelle alarmants, sur la maîtrise des
a vu se succéder
des profils tous « savoirs fondamentaux ». Si son
plus différents les discours séduit une partie de l’opi-
uns que les autres. nion, sur le terrain, le « choc des
Ci-dessous, de g. savoirs » et ses groupes de niveau
à d., Jean-Michel
promis pour la rentrée 2024 appa-
Blanquer, Pap
Ndiaye, Gabriel raissent très mal ficelés et sans
Attal, Amélie moyens suffisants. Mais le jeune
Oudéa-Castéra et ambitieux n’a même pas le temps
Nicole Belloubet. d’être confronté à la mise en appli-
cation. Cinq mois à peine après
sa nomination Rue de Grenelle,
Attal est catapulté à Matignon. Une
promotion express très mal reçue
par le monde de l’éducation, qui
sait combien le domaine néces-
site de temps long. Et qui laisse
un sentiment d’improvisation. « Le
président de la République a voulu
se débarrasser de Blanquer sans
aucune perspective pour la suite,
soupire une huile du ministère.
Depuis, on navigue à vue. »
TEMPS IV AOC,
L’ERREUR DE CASTING
La nomination d’Amélie
Oudéa-Castéra s’appa-
rente dès le départ à une
erreur de casting. Cette
énarque sans véritable
expérience politique
ou militante ne connaît
rien au marigot éducatif.
Elle a fait presque toute sa
carrière dans le privé et a
mis ses trois enfants à Stanislas,
temple de l’enseignement catho-
lique le plus élitiste à Paris. Il tape
de surcroît sur les absences de
professeurs non remplacées dans
le public. Une entrée en matière
catastrophique. D’autant qu’elle
doit endosser la mise en place péril-
leuse des multiples annonces de
Gabriel Attal. Tout pour déplaire
aux enseignants. Son sort est scellé
en quelques jours.
TEMPS V BELLOUBET,
LE PS DE RETOUR ?
L’ex-rectrice Nicole Belloubet va
devoir faire face aux importants
remous que provoque sur le ter-
rain la mise en place des groupes
de niveau annoncés par Gabriel
Attal. L’arrivée de cette intellec-
tuelle marquée à gauche trouble
son ancien camp politique. Hauts
fonctionnaires et recteurs oscillent
entre accusations en « trahison »
idéologique et satisfaction de voir
arriver quelqu’un « qui domine son
sujet ». En 2016, elle défendait la
réforme du collège engagée par la
ministre Najat Vallaud-Belkacem.
Et ironisait à propos des « fariboles
sur la restauration de l’autorité ou
le port de la blouse ».
Les projets lancés par le gou-
vernement, groupes de niveau
au collège comme expérimen-
tation du port de l’uniforme, ne
sont pas en ligne avec ce qu’elle
pensait alors. Pour certains, elle
incarne « l’antithèse de Jean-Michel
Blanquer ». D’autres tempèrent, la
qualifiant de sociale-démocrate
réformiste, capable d’écouter et
de changer d’avis. À Toulouse,
Hervé Garlet, du syndicat Snalc,
se souvient d’une femme « qui ne
veut se fermer aucune porte ». En
occupant trois ans le ministère
de la Justice, Nicole Belloubet a
démontré qu’elle savait se plier au
moule macroniste. Lequel n’est pas
toujours très clair… n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 25
 MAYOTTE

“La suppression du droit

Immigration

du sol n’est pas

une solution miracle”
Face à l’insécurité, à la migration incontrôlée et à la saturation
des services publics qui frappent ce département français, Gérald
Darmanin a annoncé plusieurs mesures, dont la suppression
du droit du sol sur l’île. Une réforme souhaitée par une large partie
des Mahorais, alors que 60 % des adultes de Mayotte n’y sont pas
nés. Reste à savoir si sa mise en place sera possible et même efficace.
Rencontre avec Thani Mohamed Soilihi, sénateur (RDPI, ex-LREM) mahorais.
PROPOS RECUEILLIS PAR RACHEL BINHAS

Marianne : Quelle est COMORES En effet, tout n’a pas commencé par
actuellement la situation Anjouan le cas de ces demandeurs d’asile
sécuritaire à Mayotte ? au stade de football. Depuis des
Tanzanie Petite-
Thani Mohamed Soilihi : Terre années, les citoyens sont confron-
Chaotique et pré-insurrectionnelle ! Mayotte tés à une vague de violence à tra-
Avec un déclencheur : des centaines Grande- vers des règlements de comptes
que

de demandeurs d’asile originaires Terre entre bandes de jeunes Comoriens

mbi

de l’Afrique des Grands Lacs ont livrés à eux-mêmes. Des voyous

a
Moz

occupé pendant des semaines le Océan Indien s’attaquent aux villages en mettant
r
sca

stade du quartier de Cavani, à le feu à des boutiques, à des voi-

aga

Mamoudzou. Ils y ont installé des Canal du Mozambique tures. Il y a aussi des agressions à la
Mad

campements, des bâches, avec tous machette contre des collégiens… Et

les problèmes sanitaires que cela
peut poser, l’absence d’eau notam-
ment. De manière générale, il faut
comprendre que les conditions
d’accès au logement des deman-
deurs d’asile à Mayotte ne sont pas
les mêmes que dans l’Hexagone,
leur précarité est très forte.
Le maire de Mamoudzou a
organisé un sit-in devant le camp
la colère des Mahorais. En riposte,
des collectifs de citoyens ont bloqué
la préfecture, des commissariats…
N’étant toujours pas entendus, ils
ont fait la seule chose qui « fonc-
tionne » : organiser des barrages
sur les routes, avec des carcasses
de voitures et des poubelles. Aucun
véhicule ne pouvait passer, même
à Mayotte, peu de gens font la dif-
férence entre demandeurs d’asile
ou réfugiés des Grands Lacs et
Comoriens en situation irrégulière.
Quelle a été la réaction des
Mahorais après les annonces
de Gérald Darmanin ?
Ils ne demandent pas grand-chose,
simplement plus de sécurité et l’ar-
Adrien Guilloteau / “Le Figaro” Photo

afin de demander le départ de ces
migrants. Le conseil départemen-
tal, propriétaire du stade, a fini par
lancer une action en justice pour les
déloger, mais il a été débouté par le
tribunal, qui a estimé qu’il n’y avait
pas d’urgence. De quoi exacerber
les secouristes ont rencontré des rêt de ce flux migratoire intenable.
difficultés. Pendant trois semaines, La population a été déçue et frustrée
Mayotte a fonctionné ainsi. que l’opération « Wuambushu »
[visant à expulser les étrangers en
Les tensions sont antérieures situation irrégulière et à détruire
à cette affaire, qui apparaît les bidonvilles] prenne fin. Gérald
comme la goutte de trop… Darmanin a annoncé une opéra-

26 / Marianne / 15 au 21 février 2024


tion « Wuambushu II ». En fait,
il ne devrait même pas y avoir de
« Wuambushu I et II » ! Ces actions
devraient être continues tant
que la pression migratoire n’est
pas maîtrisée.
Les déclarations du ministre de
l’Intérieur ont donc été bien accueil-
lies, même si elles demandent à
être confirmées. Les 15 membres
du GIGN, arrivés avec Gérald
Darmanin, ont déjà commencé
leur travail en interpellant des cri-
minels. Néanmoins, bon nombre de
Mahorais se demandent pourquoi
avoir attendu alors que ces indi-
vidus étaient identifiés depuis un
certain temps. Il demeure un scep-
ticisme au sein de la population,
car ce n’est pas la première fois que
des mesures fortes sont annoncées.
Les Mahorais sont de plus en plus
nombreux à douter de la volonté de
l’État de lutter réellement contre
ces phénomènes de délinquance
et de criminalité.
Quel regard portez-vous
sur ces mesures ?
Toutes les actions qui lancent
un signal fort pour faire cesser
la délinquance et la criminalité
sont bien évidemment attendues
et espérées depuis longtemps.
Reste à savoir, concrètement,
ce que signifie le « rideau de fer
maritime ». D’autres mesures
me paraissent essentielles pour
compléter les dispositifs actuels,
comme l’installation d’une base
nautique des forces de l’ordre au
David Lemor / Abaca
nord de Grande-Terre, là où arrive
l’essentiel des embarcations de
migrants. Un service d’enquête
et de suivi des criminels et des
réseaux pourrait également porter
un sérieux coup à leurs activités.
Pour le moment, rien de tel n’a
été annoncé.
Quid du droit du sol que Gérald
Darmanin veut supprimer dans
le 101e département français ?
Les Mahorais veulent que les
actes de délinquance cessent, tout
comme l’immigration massive.
Mais on ne doit pas leur faire croire
que la suppression du droit du sol
est une solution miracle, comme,
du reste, cela a pu être fait avec la
départementalisation.
D’ailleurs, entre le vouloir et
le faire, bien des questions se
posent : avec quelle majorité par-
venir à la suppression du droit
du sol ? Constitutionnellement,
une exception sur ce territoire
est-elle possible ?
Dans quelle mesure la fin
du droit du sol peut-elle avoir
un impact sur l’immigration
clandestine à Mayotte ?
Il y a eu la loi de 2018 qui limite en
partie le droit du sol ici, en empê-
chant la moitié des naissances
d’acquérir la nationalité française.
Pour autant, l’immigration n’a
pas faibli, au contraire. Agir sur
le droit du sol est une bonne chose
mais cela ne suffit pas. Il faut dis-
suader ces candidats à l’immigra-
tion, car une partie d’entre eux ne
vient pas tant pour la nationalité
que pour améliorer sa situation.
Même sans nationalité française,
ces migrants demeurent sur le
sol mahorais. Ils ne cotisent pas
et contribuent à l’appauvrisse-
ment de l’île en profitant de ses
ressources – eau, éducation, pres-
tations sociales – sans aucune
contrepartie.
En amont, quelle peut être
l’action de l’État pour freiner
ces candidats à l’exil ?
Un accord a été signé en 2019
entre les Comores et la France.
Moyennant 150 millions d’euros,
le chef d’État Azali Assoumani
s’est engagé à lutter contre le tra-
“ENTRE fic humain, dont l’immigration
LE VOULOIR illégale. Mais les Comores, hélas,
ET LE FAIRE
bien des questions ne sont pas un pays de confiance,
se posent : avec ils revendiquent Mayotte. Dans
quelle majorité ces conditions, comment voulez-
parvenir vous que le gouvernement soit de
à la suppression
du droit du sol ? bonne foi ? La frontière entre nos
Une exception deux pays est une vraie passoire.
constitutionnelle Quand un État ne coopère pas, il
sur ce territoire faut trouver un pays tiers. Le cas du
est-elle Royaume-Uni avec le Rwanda me
possible ?”,
interroge Thani paraît à ce titre intéressant. Il fau-
Mohamed Soilihi. drait déterritorialiser la demande
Ci-dessus, d’asile dans un autre pays pour
manifestation les Africains des Grands Lacs par
devant le tribunal
judiciaire, exemple. Lorsque le gouvernement
à Mamoudzou, comorien refuse de reprendre ses
le 6 février. ressortissants, comme cela a pu
arriver en avril 2023, on peut ima-
giner un chemin similaire pour ces
clandestins. Qu’ils soient envoyés
dans un pays tiers avant que les
Comores ne les reprennent. Ce
dispositif ne devrait pas choquer
dans la mesure où son ambition est
de lutter contre les trafics humains.
Trouvons un accord avec un pays
avec lequel cela serait possible.
On a parlé de complicités
mahoraises, un sujet tabou
sur l’île…
Je le dis haut et fort, il y a une hypo-
crisie chez certains Mahorais qui
se plaignent des affres de l’immi-
gration illégale tout en logeant ces
pauvres gens contre un loyer ou
les employant dans le BTP notam-
ment. D’autres reconnaissent des
enfants qui ne sont pas les leurs
moyennant de l’argent… La moi-
tié des habitants sont des étran-
gers : à votre avis, où dorment-ils ?
Comment travaillent-ils ? Mettre
fin à ces complicités est une partie
de la solution pour l’île. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 27
 LA RÉPUBLIQUE PLURIELLE
Immigration

ET DIVISIBLE ?
En annonçant la suppression du droit du sol à Mayotte, le ministre
de l’Intérieur ouvre le débat sur l’interprétation d’un principe essentiel :
la République indivisible, à savoir l’application uniforme de la loi sur le territoire.
Mais la Macronie y croit-elle vraiment ? PAR HADRIEN MATHOUX

R
Respect des principes ou adapta- en outre faire bénéficier à leurs de manière régulière sur le ter-
tion au contexte ? Dans ce débat enfants du droit du sol. Ce principe, ritoire depuis plus de trois mois.
aussi vieux que la politique, Gérald institué par le Code civil en 1804 Une mesure visiblement insuffi-
Darmanin a choisi son camp. mais déjà en vogue sous l’Ancien sante pour décourager les flux de
En débarquant à Mayotte, ce Régime sous d’autres formes, per- population. C’est pourquoi Gérald
dimanche 11 février, le ministre met à un enfant né sur le sol natio- Darmanin annonce la fin du droit
de l’Intérieur et des Outre-mer a nal de parents étrangers de devenir du sol à Mayotte.
annoncé le projet du gouverne- français à sa majorité, à condition Cette décision choc répond
ment, une « décision radicale : d’y avoir suffisamment résidé. certes à une urgence concrète,
l’inscription de la fin du droit du La loi asile et immigration de tant la population mahoraise
sol à Mayotte, dans une révision 2018 a déjà modifié le droit du sol est excédée par l’explosion de
constitutionnelle que choisira le à Mayotte pour contrer le phé- l’insécurité et l’impuissance de
président de la République ». nomène migratoire, en exigeant l’État à faire respecter ses fron-
Il s’agit, bien sûr, de répondre des enfants nés sur l’île que l’un tières. Mais elle semble entrer en
à une urgence : la petite île de de leurs parents ait été présent contradiction avec un principe si
l’océan Indien, devenue dépar-
tement français en 2011, est
submergée par des vagues d’im-
migration en provenance des
Comores et d’Afrique. Depuis
qu’elle a décidé de rester fran-
çaise par référendum, en 1974,
Mayotte a vu son destin diverger
considérablement de l’archipel
des Comores voisin, sept fois
plus pauvre. Chaque jour, des
Comoriens viennent y tenter
leur chance, embarqués à bord de
kwassa-kwassa (canots de pêche).
Un habitant sur deux de l’île n’est
pas français, ce qui représente le
taux le plus élevé d’étrangers dans
un département national.
Les femmes étrangères viennent
profiter des infrastructures fran-
çaises pour accoucher dans de
bonnes conditions. L’Insee estime
ainsi que près de 70 % des bébés
mis au monde à Mayotte en 2022
l’ont été par des mères nées hors de
France. Ces Comoriennes espèrent

28 / Marianne / 15 au 21 février 2024

essentiel qu’il figure à l’article 1
de la Constitution : l’indivisibi-
lité de la République. Derrière
ce mot complexe se cache une
réalité simple, l’essence du jaco-
binisme, en France, la loi, votée
par les représentants du peuple
à l’Assemblée nationale, est la
même pour tous. Un état de fait
incompatible avec la suppression
du droit du sol sur le seul territoire
de Mayotte.
Purismes opposés
L’indivisibilité de la République est
toutefois, déjà, davantage un idéal
qu’une réalité. Les articles 72, 73,
74 et 75 de la Constitution auto-
risent à adapter la loi pour tenir
compte de situations particulières.
Les entailles au jacobinisme sont
ainsi nombreuses en pratique : si la
décentralisation n’est pas (encore)
allée jusqu’à permettre aux collec-
tivités locales en métropole d’édic-
ter leurs propres lois, la persistance
du Concordat en Alsace-Moselle,
les statuts particuliers accordés à
la Corse et à l’Alsace ou encore les
règles très spécifiques qui régissent
le gouvernement de la Nouvelle-
Calédonie, Wallis-et-Futuna ou la
Polynésie française, en témoignent.
Une révision constitutionnelle
pour mettre fin au droit du sol à
Mayotte est tout de même une
nouveauté. « Gérald Darmanin ne
propose pas de différenciation ter-
ritoriale, en permettant à Mayotte
de moduler le droit applicable ou de
disposer de compétences étendues,
constate le maître de conférences
en droit public Benjamin Morel. Là,
on veut suspendre l’application d’un
droit fondamental, en l’occurrence
le droit du sol, sur une partie du ter-
ritoire, en invoquant des circons-
tances particulières. C’est un réflexe
UNE FRANCE
“À LA CARTE” très colonial : on estime que l’égalité,
“On veut suspendre c’est bien… mais pas là-bas. » Sur
l’application d’un le fond, les macronistes semblent
droit fondamental déjà avoir renoncé à l’indivisibi-
sur une partie lité de la République : la loi « 3DS »
du territoire
en invoquant sur la différenciation territoriale
des circonstances esquisse l’idée d’une France « à la
particulières. carte », où la loi change en fonc-
C’est un réflexe tion des spécificités de tel ou tel
très colonial :
on estime contexte local.
que l’égalité, c’est Face à ce pragmatisme affi-
bien… mais pas à ché, gauche et droite brandissent
Mayotte”, explique deux purismes opposés, qui ont le
Benjamin Morel. mérite de la cohérence. « Accepter
Ci-dessous,
Gérald Darmanin, la fin d’un droit dans un territoire
lors de son arrivée français, c’est ouvrir une brèche sur
à Mamoudzou, la France entière, tonne Sandrine
le 11 février. Rousseau. Les lois de la République
sont une et indivisibles », ajoute
l’écologiste, pourtant membre
d’un parti prônant le fédéralisme
européen, pendant que le socialiste
Boris Vallaud juge que « le droit
du sol n’est pas négociable ». Pour
la gauche, ce principe est indisso-
ciable de l’identité républicaine
de la France.
La droite et l’extrême droite,
au contraire, voient dans la pro-
position de Gérald Darmanin une
occasion de réclamer l’abolition
généralisée du droit du sol. « Il ne
faut pas s’arrêter à Mayotte, il faut
le supprimer dans toute la France,
clame Éric Zemmour. C’est une des
raisons majeures qui font que des
millions d’Africains rêvent de venir
en France, pour que leurs enfants
David Lemor / Abaca
soient français. » Le RN s’est éga-
lement prononcé pour la sup-
pression du droit du sol sur tout
le territoire : « N’attendons pas que
tous les autres départements res-
semblent à des zones de guerre ! »,
a tranché Laure Lavalette, porte-
parole du parti nationaliste.
Une révision constitutionnelle
est-elle nécessaire pour trancher
la question ? Il faudrait que le gou-
vernement obtienne la majorité
des trois cinquièmes au Congrès,
ce qui apparaît envisageable avec
le soutien de la droite et de l’ex-
trême droite. Mais, pour certains
juristes, il serait possible de passer
par la voie législative pour sup-
primer le droit du sol, à Mayotte
comme en métropole : « Rien n’est
écrit dans la Constitution ou la
Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen sur le droit du sol,
constate Benjamin Morel. La seule
manière de le graver dans le marbre
serait que le Conseil constitutionnel
en fasse un “principe fondamental
reconnu par la loi de la République”
dans sa jurisprudence. »
Or un précédent existe :
en 1993, Charles Pasqua, alors
ministre de l’Intérieur, avait mis
fin au droit du sol tel que nous
le connaissons en supprimant
l’automaticité de l’obtention de
la nationalité pour les enfants
d’étrangers nés en France, qui
devaient alors faire eux-mêmes
une demande entre leurs 16 et
21 ans. Le Conseil constitution-
nel avait alors estimé que, bien
que le droit du sol fût appliqué
en France depuis la Révolution,
sa mise en place avait été décidée
pour des raisons conjoncturelles,
notamment militaires.
En définitive, tout l’éventail
des positions sur le droit du sol
est représenté à travers cette
polémique mahoraise. Comme
jadis Robespierre sur l’esclavage,
la gauche proclame « Périssent
nos colonies, plutôt qu’un prin-
cipe ! » et semble refuser de sau-
ver Mayotte. La Macronie sacrifie
l’indivisibilité de la République et
désacralise le droit du sol au nom
de l’efficacité. Quant aux plus droi-
tiers, ils l’excluent de l’identité
républicaine française au nom de
la préservation de la nation face
au péril migratoire. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 29
 BIEN MANGER
À L’HÔPITAL…
Société

MISSION IMPOSSIBLE ?
F
Fourre-tout. Difficile de trouver
un autre terme pour désigner la loi
Egalim (loi Agriculture et alimen-
tation), adoptée en octobre 2018,
puis complétée par deux volets :
Egalim 2 (octobre 2021) puis
Egalim 3 (mars 2023). On trouve
dans ces textes des dispositions
aussi ambitieuses que « permettre
aux agriculteurs d’avoir un revenu
digne en répartissant mieux la
valeur », « renforcer le bien-être ani-
mal », « favoriser une alimentation
saine, sûre et durable pour tous »
ou encore « réduire l’utilisation du
plastique dans le domaine alimen-
taire ». Forte de ses 4 milliards de
repas annuels, la restauration col-
lective a été mise à contribution
pour atteindre ces objectifs.
Depuis le 1er janvier 2022, les
cantines scolaires, la restauration
en Ehpad, dans les universités et
les hôpitaux, doivent proposer au
moins 50 % de produits durables
et de qualité (label Rouge, AOC/
AOP, Haute Valeur environnemen-
tale…), dont au moins 20 % de pro-
duits bio. Et parce qu’au pays de
Rabelais on ne badine pas avec le
contenu de l’assiette, la loi Climat
La colère des agriculteurs a (aussi)
mis en avant les insuffisances
des lois Egalim, qui encadrent les
revenus des paysans et prônent le
recours à une alimentation saine.
Dans les hôpitaux et les Ehpad,
trouver des “produits durables” pour
le plateau-repas n’est cependant
pas simple. PAR SANDRA FRANRENET
et résilience du 22 août 2021 est
venue introduire, dans le champ
de ces 50 %, les produits issus du
commerce équitable et/ou « perfor-
mants en matière de protection de
l’environnement et d’approvision-
nements directs ».
À ce jour, personne ne sait trop
de quoi il s’agit. Des éclairages
devraient être apportés pour quali-
fier cette catégorie. Comme si cela
ne suffisait pas, le texte de 2021
a ajouté un sous-objectif de 60 %
de produits durables et de qua-
lité pour les familles « viandes »
et « poissons », à atteindre au
1er janvier 2024. « Ces nouveaux cri-
tères ne sont pas encore très clairs,
reconnaît Marie-Cécile Rollin,
directrice du réseau interprofes-
sionnel de la restauration collec-
tive Restau’co. Les acteurs préfèrent
donc ne pas les déclarer pour ne
pas prendre le risque de faire des
erreurs. Ils travaillent en revanche
à mieux déclarer les produits label-
lisés et biologiques. » Car, depuis
septembre 2022, les opérateurs
doivent télédéclarer leurs achats
sur la plate-forme Ma cantine
afin de suivre la progression des
objectifs Egalim. D’après les pre-
miers résultats, le secteur médico-
social est celui qui traîne le plus la
patte : il est en dessous des 20 % de
produits labellisés composant le
plateau-repas.
Le poids de l’inflation
Pas simple toutefois d’acheter des
aliments de qualité quand le budget
alimentation représente 1 % seule-
ment du budget global… « D’autant
qu’avec l’inflation constatée en 2023
le prix des denrées alimentaires a
fortement augmenté. Dans notre
établissement, le surcoût représente
800 000 € ! », s’exclame Jean-Rémy

LES CANTINES SCOLAIRES FONT MIEUX MAIS…

À
la différence du secteur
médico-social, la
restauration scolaire
affiche des résultats plus
proches des objectifs fixés
par Egalim (14 % de bio
et 27 % de labels en 2022).
Enfin, pour les établissements
qui jouent le jeu de la
télédéclaration… « Bien que
l’arrêté du 14 septembre 2022
oblige les opérateurs à
transmettre leurs données
sur la plate-forme Ma cantine,
moins de la moitié s’y
conforme, quel que soit le
secteur d’activité », souligne
Marie-Cécile Rollin, directrice
du réseau interprofessionnel
de la restauration collective
Restau’co. Selon Jean-
Jacques Hazan, chargé
de mission de l’Association
nationale des directeurs
de la restauration collective
(Agores), les cantines en
gestion directe respecteraient
davantage la législation que
celles en gestion concédée
(gérées par des sociétés type
Sogeres, Sodexo, etc.). De
toute façon, aucune sanction
n’a été prévue. « Cela peut
sembler étonnant mais
cela s’explique par le statut
de la restauration collective.
Apparentée à un service
public, elle ne poursuit pas
un but lucratif », rappelle
Marie-Cécile Rollin avant de
nuancer : malgré l’absence de
sanction, Egalim incite tout le
milieu à aller vers davantage
de qualité dans l’assiette.

30 / Marianne / 15 au 21 février 2024


Dumont, président de l’Union des
ingénieurs hospitaliers en restau-
ration (Udihr) et directeur de la
Restauration des hospices civils
de Lyon. Les conséquences de la
hausse des prix touchent encore
plus durement ce secteur que celui
de la restauration scolaire : « Avec
les groupements hospitaliers de
territoire qui regroupent les établis-
sements de santé, le service achats
des hôpitaux gère aussi souvent celui
des Ehpad. Les quantités comman-
dées peuvent donc devenir astro-
nomiques », témoigne ce cadre. Et
contrairement aux écoliers, qui se
contentent de déjeuner, les usagers
et résidents prennent trois repas
par jour. « Les producteurs labellisés
n’ont pas forcément les volumes dont
Aline Morcillo / Hans Lucas via AFP
nous avons besoin pour nourrir toutes
ces populations », complète-t-il.
Quand ce ne sont pas les volumes
qui font défaut, la variété de l’offre
vient complexifier le travail des
acheteurs. À l’hôpital, toutes les
générations se côtoient. Si la ques-
CASSE-TÊTE
À l’hôpital ou en
Ehpad, pas simple
d’acheter des
aliments de qualité
quand le budget
alimentation
représente 1 %
seulement du
budget global…
tion du porc et des plats végétariens
s’invite comme partout ailleurs,
elle est noyée dans le tourbillon
des besoins nutritionnels. « Entre
les régimes sans sel, sans gras,
sans fibres… on peut être amené
à confectionner une vingtaine de
menus différents », relève Thomas
Lalou, responsable restauration
au centre hospitalier de Douai.
Loin d’être fataliste, le profession-
nel estime que ces difficultés ne
doivent pas empêcher l’hôpital de
progresser. Son établissement par-
ticipe d’ailleurs à « Repas à l’hôpi-
tal », un dispositif expérimental
supervisé par le député Frédéric
Descrozaille (Renaissance) qui
consiste à améliorer la satisfac-
tion des patients hospitalisés, à
répondre aux recommandations
de la loi Egalim, tout en conservant
un budget alimentaire maîtrisé.
« Dans un contexte de coupes
budgétaires, il est plus facile
de réaliser des économies sur
l’alimentation que sur les médica-
ments. Il y a encore un gros travail
à faire avec la direction pour amé-
liorer la situation. Néanmoins, le
discours selon lequel “on ne vient
pas à l’hôpital pour manger” com-
mence à être remplacé par l’idée
de “l’alimentation médicament” »,
constate Isabelle Lagoutte, res-
ponsable restauration du centre
hospitalier du pays Charolais-
Brionnais, qui participe aussi à
cette expérimentation. Avec 25 %
seulement d’achat Egalim, dont
11 % de bio, son établissement est
encore loin des objectifs fixés par
la loi. « Nos résultats seraient bien
meilleurs si nous pouvions compta-
biliser les achats locaux, se défend-
elle. Malheureusement, le Code des
marchés publics nous interdit de
privilégier les producteurs français
pour ne pas désavantager les pro-
ducteurs européens. Le seul moyen
de contourner cette interdiction
consiste à recourir aux labels, qui,
évidemment, coûtent plus cher. »
Situation ubuesque
Encore faut-il que ces achats aient
du sens. « Je pourrais acheter mes
pommes et mes poires à un pro-
ducteur de Chambéry labellisé IGP
[Indication géographique proté-
gée] et ainsi me mettre en confor-
mité avec la loi. Mais le grammage
de ses fruits est trop élevé : ils font en
moyenne 230 g alors que 130 à 150 g
suffisent pour couvrir les besoins
nutritionnels de notre population.
La moitié risquerait de partir à
la poubelle. Entre le gaspillage,
le transport et le prix du label,
cet achat serait irresponsable »,
démontre cette professionnelle qui
préfère donc travailler avec un pro-
ducteur du coin à qui elle achète
également des salades fraîches de
première gamme. Tant pis pour
Egalim ! Ubuesque, cette situation
est régulièrement dénoncée par
Frédéric Descrozaille. « Il faut faire
bouger la Commission européenne.
Intégrer les achats locaux dans la
loi Egalim ne foutra pas le marché
unique en l’air ! », conclut cet élu
un brin excédé qui plaide, dans le
même temps, pour une simplifica-
tion de cet indigeste millefeuille.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 31
 L’ENFER DE MATIGNON DES NOUVELLES
Pour Gabriel Attal, il n’aura fallu que quelques semaines, certains DU
Politique

ont attendu quelques années, mais tous les Premiers ministres ont été MARIGOT
marqués physiquement par leur passage à la tête du gouvernement.

1997 2002 2007 2012 2014 2016

CONFIDENTIELS
LA GRENOUILLE SOCIALISTE SE PREND
POUR LE BŒUF
Parmi les nombreux déçus de la liste PS
aux européennes, certains ne décolèrent pas

Hadj / Sipa - BEP / “le Parisien” / MaxPPP - Facelly / Witt / Sipa - Villard / Witt / Sipa - Lodi / Sipa - Christophe Archambault / AP / Sipa - Harsin / Sipa - Alfonso Jimenez / Sipa
à l’encontre de la « bureaucratie socialiste ».
« Les courants, ça n’a rien de démocratique, lâche 2017 2021
un élu PS. C’est ce qui conduit ceux qui perdent AVANT/APRÈS
systématiquement depuis trente ans à squatter De gauche à droite et
des candidatures. » Et de conclure : « Il faut de haut en bas : Lionel Jospin,
à tout prix simplifier le fonctionnement du PS : François Fillon, Manuel Valls,
on a le statut d’une multinationale avec le chiffre Édouard Philippe et Gabriel Attal.
d’affaires d’une boulangerie, ça devient ridicule. »

TÊTE BAISSÉE 2024

Chez les écologistes, le sondage donnant
Jean-Luc Mélenchon écrasé par Marine Le Pen
dans le cas d’un éventuel second tour est pris
L’INFO
très au sérieux. « La grosse différence avec 2017,
c’est qu’il inquiète plus que Le Pen aujourd’hui »,
EN PLUS
commente un élu vert, qui pointe « un problème Les mauvais génies
de stratégie plus que de programme ». de Bayrou
« Les quelques-uns qui sauteraient par la Mais qui donc a pu souffler
fenêtre pour Jean-Luc s’aveuglent, poursuit-il. à François Bayrou sa sortie
Ils n’ont pas de stratégie de second tour et de mercredi annonçant
aucune explication de comment ça marche, renoncer au gouvernement
hormis compter sur un ralliement miracle. » faute « d’accord profond sur
la politique à suivre » ? C’est ce
MEILLEUR ENNEMI que cherchaient à comprendre
Quel rival le RN préfère-t-il voir disparaître quelques députés du groupe
sous la barre des 5 % aux européennes ? MoDem un brin échaudés par
Un député lepéniste soupèse les deux options : cette sortie. « Il a bien quelques
« Sur le plan idéologique, je préférerais la fin de mauvais génies dans le groupe,
Reconquête !, car ils me font flipper sur certains qui n’ont en tout cas rien
sujets. » Mais la raison l’emporte sur le choix fait pour l’empêcher de faire
du cœur : « Pour nous, c’est plus intéressant de sa connerie », fulmine l’un
voir LR affaibli : c’est un parti de gouvernement de ses disciples. À moins
historique, ils ont une force de frappe à que le président du parti
l’Assemblée et beaucoup de collectivités. centriste ne la joue cavalier
Les faire disparaître du champ européen seul jusqu’à 2027. n
serait une belle opportunité pour nous. » n
PAGE RÉALISÉE PAR LE SERVICE POLITIQUE DE “MARIANNE”

32 / Marianne / 15 au 21 février 2024

Ensemble, pour les droits
des filles, jusqu’à l’égalité !
En 2023,
41,6 millions
d’enfants ont
bénéficié des
actions de
Plan international
dont 22,2 millions
de filles.
Source : Plan International Annual Review

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LE MOBILE ANTISÉMITE
ÉCARTÉ
La mort de ce jeune homme juif, en Seine-
Bobigny (93)

Saint-Denis, en février 2022, avait entraîné

nombre de réactions politiques en pleine
campagne présidentielle. Mais l’enquête
a infirmé la dimension antisémite du drame.
Mis en cause, deux suspects accusent
le défunt d’exhibitionnisme. PAR PAUL CONGE

M
« Meurtre antisémite », « scandale
étouffé »… La mort de Jérémie
Cohen, survenue en pleine cam-
pagne présidentielle en 2022, avait
provoqué un torrent de réactions
à droite et à l’extrême droite. Mais
deux ans plus tard, ce qui reste de
ce dossier n’a plus grand-chose
à voir avec les commentaires
de l’époque.
Le 16 février 2022, à Bobigny
(Seine-Saint-Denis), Jérémie
Cohen, un homme juif de 31 ans,
est percuté par un tramway alors
qu’il fuit ses agresseurs. Transporté
à l’hôpital, il décède dans la nuit.
Deux mois plus tard, plusieurs can-
didats à l’élection présidentielle,
et nombre d’internautes sur les
réseaux sociaux, formulent des
soupçons d’antisémitisme, alors
qu’une vidéo de son agression
tourne en boucle sur la Toile. On
y aperçoit un groupe de 15 per-
sonnes en train de frapper le jeune
trentenaire avec une violence
extrême. « Est-il mort pour fuir les
racailles ? Est-il mort parce que juif ?
Pourquoi cette affaire est-elle étouf-
fée ? », tweete alors Éric Zemmour,
patron de Reconquête !
À deux semaines du pre-
mier tour, l’affaire s’enflamme.
Marine Le Pen, candidate du
Rassemblement national, évoque
un « meurtre antisémite » et
réclame une enquête parlemen-
taire. L’Élysée téléphone à la famille
Cohen. Emmanuel Macron promet
« une clarté complète » sur le drame.
La famille crée une association,
Jérémie Cohen-Justice et mémoire,
et Franck Serfati, avocat attitré du
Bureau national de vigilance contre
l’antisémitisme, reprend le dossier.
Une pluie de coups
Dans un article de la revue
Hérodote publié en novembre 2022,
le géographe Jérôme Fourquet
assurera que l’affaire a « réac-
tivé », au sein de la communauté
juive, « l’inquiétude existentielle et
sécuritaire qui peut la tarauder ».
D’autant plus après les meurtres
de Sarah Halimi et Mireille Knoll,
deux femmes juives sauvagement
tuées en 2017 et 2018, à Paris.
Dans cette atmosphère élec-
trique, le procureur de la République
de Bobigny, Éric Mathais, s’efforce
de s’en tenir aux faits. « Il ne ressort

34 / Marianne / 15 au 21 février 2024


JÉRÉMIE COHEN aurait, selon des sources judiciaires, exhibé
son sexe devant deux femmes. Frappé par le compagnon
de l’une d’elles, il a ensuite été pris à partie par de nombreux
jeunes. Tentant de fuir, groggy, il a été percuté par un tram.
pas des témoignages recueillis jusqu’à
présent que l’agression ait été com-
mise pour des motifs discrimina-
toires, en particulier antisémites »,
écrit-il sobrement dans un com-
muniqué, début avril 2022. Une
kippa est retrouvée à proximité
des lieux de l’agression. Les parents
de Jérémie sont convaincus qu’il
s’agit de celle de leur fils. « Dans ce
quartier, il n’y a pratiquement plus de
familles juives, glisse un proche de la
famille. Là où il a été agressé, la kippa
ne pouvait que lui appartenir. » Pas
sûr néanmoins qu’il la portait sur
la tête au moment des faits.
Deux ans plus tard, l’enquête
judiciaire, toujours en cours,
est venue à bout de certaines
croyances. Selon nos informations,
le mobile antisémite a été écarté.
« Les violences dont Jérémie Cohen
a été victime ne semblent pas revêtir
de caractère antisémite », confirme
à Marianne l’avocat de la famille
Cohen, Franck Serfati.
Qu’est-ce qui a pu provoquer
cette avalanche de coups contre
la victime ? Des témoins entendus
Vincent Isore / IP3 - DR
pendant l’instruction affirment que
le jeune homme aurait fait preuve
d’un « comportement inappro-
prié ». Porteur d’un léger handicap
physique et mental, Jérémie Cohen
a quitté vers 16 heures ce jour-là la
maison de ses parents, située dans
une ville voisine. S’aventurant pour
des raisons inconnues à Bobigny,
où il ne se rendait jamais, il aurait,
vers 20 heures, selon des sources
judiciaires, exhibé son sexe devant
deux femmes en pleine rue. En rage,
le compagnon de l’une d’entre elles
l’aurait alors rattrapé et, avec un
ami, frappé copieusement. Jérémie
parvient à s’échapper, avant d’être
intercepté un peu plus loin. Retenu
sous le porche d’un immeuble par
une douzaine de jeunes du quar-
tier, rapidement rejoints par les
deux agresseurs initiaux, Jérémie
Cohen essuie une nouvelle série
de coups par le plus hargneux des
deux. La petite amie crie : « Stop ! »
Jérémie peut s’enfuir mais, groggy,
il traverse en titubant la voie ferrée
et est percuté par un tram.
Sans images des faits, la justice
penche d’abord pour un accident
de circulation à l’issue tragique.
Mais les deux frères de Jérémie
ne croient pas à cette version. Ils
mènent une enquête de voisinage,
lancent un appel à témoins, pla-
cardent des affichettes… Bonne
pioche : un touriste, attiré par les
cris, a filmé l’agression sous le
porche – c’est sa vidéo qui devien-
dra virale. Munis de cette pièce à
conviction, les policiers relancent
l’enquête. Du côté de la police de
Bobigny, « il y a eu un vrai raté au
démarrage », accuse Me Serfati.
Et la famille se tourne vers Éric
Zemmour pour médiatiser les faits.
Se sachant recherchés, les
deux agresseurs, âgés de 23 et
27 ans, finissent par se consti-
tuer prisonniers. Plutôt insérés
socialement, l’un en CDI, l’autre
chauffeur livreur en formation
pour devenir conducteur de
bus, ils sont mis en examen en
avril 2022, le plus âgé pour « vio-
“LA FAMILLE COHEN GARDE UN GOÛT
AMER DES DYSFONCTIONNEMENTS
DE DÉPART.” M FRANCK SERFATI
E
lences en réunion », le plus jeune
pour « violences volontaires ayant
entraîné la mort sans intention de
la donner ». Lucas Minkowksi, leur
avocat, n’a pas souhaité faire de
commentaire.
“Contradictions”
Deux juges d’instruction ont
depuis été désignés pour instruire
ce dossier sensible. Écoutes télé-
phoniques, audition d’une dizaine
de témoins… les enquêteurs ont
réussi à retrouver les membres
du groupe qui apparaissent sur
la vidéo, des habitants du quar-
tier âgés de 15 à 24 ans. Aucun
n’a été inquiété. « Ils ont pourtant
une culpabilité. Ils l’ont empêché de
s’enfuir, n’ont pas alerté la police,
ne lui ont pas porté secours. Ils ont
facilité les violences dont Jérémie a
été victime », regrette Me Serfati.
L’avocat met en doute les
accusations d’exhibitionnisme,
pointant « de grossières contra-
dictions dans les déclarations
des deux agresseurs ». Jérémie
Cohen, de caractère introverti,
n’avait, selon ses proches, jamais
adopté ce type de comportement.
De leur côté, les mis en cause,
les témoins et la petite amie ne
sont pas toujours d’accord sur ce
qu’ils reprochent à Jérémie Cohen
– d’avoir uriné sur la voie publique
ou de s’être masturbé. Une source
judiciaire qualifie ces déclarations
d’« évolutives ».
« La famille Cohen est toujours
en deuil, il n’y a rien de pire que de
perdre un enfant. Elle garde un goût
amer des dysfonctionnements de
départ », déplore Me Serfati. Elle
voudrait surtout faire reconnaître
qu’il s’agit d’un homicide, estimant
que les violences que leur fils a
subies sont à l’origine « directe »
de sa mort. La fin de l’instruction
est prévue pour cette année. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 35
 “La gauche
‘lifestyle’s’intéresse
Allemagne

peu à la question
sociale”
Incarnation d’une nouvelle gauche, que ses détracteurs disent conservatrice
ou “populiste”, l’ancienne égérie de Die Linke accorde pour la première fois depuis
la fondation de son parti, Alliance Sahra Wagenknecht - Pour la raison et la
justice (BSW), une interview à un journal français. Se revendiquant volontiers de la
tendance marxiste, cette originaire d’Allemagne de l’Est se présente aux élections
européennes de juin. Avec la ferme intention de ramener à sa cause les classes
moyennes et populaires, elle n’hésite pas à parler d’immigration contrôlée,
à dénoncer le fédéralisme européen, à demander l’arrêt des livraisons d’armes
à l’Ukraine. Et à railler l’enfermement bourgeois d’une certaine gauche…
Âmes de sensibilité bobo, s’abstenir. PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE LABAT

Marianne : Les premières
élections auxquelles
participera le BSW seront
les européennes. Qu’espérez-
vous de ce scrutin ?
Sahra Wagenknecht : Pour le nou-
veau parti que nous sommes, ces
élections sont très importantes.
Avec les élections régionales à venir
en Allemagne [dans trois Länder de
l’Allemagne de l’Est en septembre],
nous voulons envoyer le signal fort
travail d’enquête sur des scandales
financiers et fiscaux, le second est
reconnu et respecté parce qu’il a
été maire de Düsseldorf. Michael
von der Schulenburg, qui est éga-
lement sur la liste, est un ancien
diplomate des Nations unies et de
l’Organisation pour la sécurité et
l’organisation en Europe (OSCE) qui
s’engage fortement pour la paix et la
politique de détente. Ces candidats
et d’autres le montrent : nous repré-
des concepts sérieux pour une
transformation et un changement
de cap de l’Union européenne qui
s’imposent d’urgence.
Vous estimez que l’UE, « dans
sa constitution actuelle, porte
atteinte à l’idée européenne »,
que l’idée d’« un État unitaire
supranational » s’est révélée
être une « voie erronée
qui divise l’Europe plutôt
que de l’unir ». En quoi l’idée
Liesa Johannssen / Reuters

qu’il existe une nouvelle force poli-
tique qui se distingue clairement
des autres partis. Fabio de Masi et
Thomas Geisel sont deux excellentes
têtes de liste : le premier s’est fait
un nom grâce à son remarquable
sentons la compétence, que ce soit
en matière de politique financière
et économique, de politique locale,
mais aussi de politique étrangère et
sécuritaire. Contrairement à tous
les autres partis, nous proposons
fédérale n’est-elle plus en
mesure de porter politiquement
le projet européen ?
Nous voulons une Europe des
démocraties souveraines où les

36 / Marianne / 15 au 21 février 2024


décisions sont prises au plus près
des citoyens et non par des tech-
nocrates de Bruxelles déconnectés
et sous forte influence des lobbys.
L’élargissement de l’Union euro-
péenne et la centralisation simulta-
née des compétences décisionnelles
à Bruxelles rendent l’UE de plus en
plus inopérante. Les désaccords
sont nombreux et ne peuvent pas
être résolus en imposant d’en haut
une politique qui n’est pas acceptée
par les citoyens. Moins, c’est plus :
selon cette devise, l’Union euro-
péenne devrait donc se concentrer
sur les domaines où une politique
commune est nécessaire de toute
urgence. Au lieu de surcharger les
citoyens et les petites entreprises
avec une bureaucratie inutile, nous
avons besoin d’une UE qui empêche
le dumping fiscal des groupes inter-
nationaux et qui limite le pouvoir
de marché des grands monopoles
technologiques. Avant tout, l’Union
européenne doit redevenir un pro-
jet de paix. En tant qu’acteur indé-
pendant, elle devrait entretenir des
relations pacifiques et équitables
avec les autres États au lieu de se
laisser entraîner, tel un vassal des
États-Unis, dans des guerres tou-
jours plus nombreuses et dans une
nouvelle confrontation entre blocs,
avec des sanctions économiques
qui s’étendent.
“NOUS
VOULONS
une Europe
des démocraties
souveraines où
les décisions
sont prises au plus
près des citoyens
et non des
Sur le conflit en Ukraine, technocrates
vous dites être favorable de Bruxelles
à l’arrêt des livraisons d’armes déconnectés
et sous forte
alors que l’Allemagne est influence
le deuxième contributeur des lobbys”,
à l’aide militaire dans le pays, affirme Sahra
après les États-Unis. Pour Wagenknecht.
quelles raisons souhaitez-vous
y mettre un terme ? Quelle
conception avez-vous des
relations germano-russes ?
La guerre en Ukraine doit prendre
fin. Cela ne peut toutefois pas se
faire en continuant de livrer tou-
jours plus d’armes à l’Ukraine
mais uniquement en décrétant
un cessez-le-feu immédiat et en
ouvrant des négociations. Il est ›
15 au 21 février 2024 / Marianne / 37
 › inconcevable que l’on s’ac-
croche imperturbablement à
la poursuite de la guerre plutôt
qu’à des efforts diplomatiques.
Allemagne
Le conflit aurait pu prendre fin
peu après l’invasion russe de
l’Ukraine. Selon le négociateur
ukrainien, lors des pourpar-
lers de mars 2022 à Istanbul,
une solution négociée était
à portée de main mais a été
empêchée par l’Occident.
Pourtant, une guerre contre
la Russie, qui, rappelons-le,
est une puissance nucléaire,
ne peut pas être gagnée. Les
généraux ukrainiens le disent
eux-mêmes. Les nombreuses
armes qui ont été livrées n’ont
pas rapproché l’Ukraine de la
paix. Elles ne font qu’augmenter
le nombre de morts et de muti-
lés, prolonger les souffrances de
la population et dévaster tou-
jours plus le pays. Alors que les
38 / Marianne / 15 au 21 février 2024
États-Unis retirent finalement
leur soutien à l’Ukraine, l’Europe
s’y accroche et se laisse entraîner
toujours plus loin dans le conflit.
L’Union européenne vient de
décider d’une aide supplémen-
taire de 50 milliards d’euros.
L’Allemagne est le deuxième
plus grand fournisseur d’armes à
l’Ukraine. Je trouve cela très pro-
blématique. D’une part, parce
qu’il existe un potentiel d’esca-
lade considérable qui nous met
également en danger. D’autre part,
parce que l’Allemagne a une res-
ponsabilité historique. Pendant
la Seconde Guerre mondiale,
27 millions de personnes de l’ex-
Union soviétique ont perdu la vie.
Je ne veux donc pas que les armes
allemandes soient à nouveau uti-
lisées contre la Russie. De fait, le
BSW se considère dans la tradi-
tion d’une politique d’entente,
d’équilibre pacifique des intérêts
et de rapprochement, lancée par
Willy Brandt en son temps. Nous
devons tout faire pour mettre fin
à la guerre le plus rapidement
possible. C’est également dans
notre propre intérêt. Nous avons
besoin de bonnes relations avec
la Russie, tout comme nous avons
besoin de bonnes relations avec
l’Occident. Les sanctions écono-
“LE miques actuelles ne nuisent pas à la
GOUVERNEMENT Russie mais à nous-mêmes : l’aug-
a fait des
agriculteurs les
mentation des prix de l’énergie et
vaches à lait de sa des matières premières, à cause
politique ratée. du renoncement aux livraisons
Par sa politique russes, met en péril notre secteur
absurde, il pousse industriel et pèse lourdement sur la
de plus en plus
de fermes et population en raison de l’inflation.
d’entreprises Il faut enfin une initiative diploma-
à la faillite”, tique pour mettre fin à la guerre et
s’insurge Sahra parvenir à un règlement durable
Wagenknecht.
Ci-dessous,
des différends qui la sous-tendent.
manifestation Bien entendu, il faudra qu’il tienne
à Berlin, compte des intérêts des deux par-
le 16 janvier. ties en matière de sécurité.
On peut lire : “Au
peuple allemand”.
Kay Nietfeld / DPA / MaxPPP
Vous pointez du doigt cette
gauche lifestyle qui domine
Die Linke. De quoi s’agit-il ?
Et en quoi le BSW
s’en distingue-t-il ?
Le partisan typique de la gauche
lifestyle vit dans une grande agglo-
mération, a une bonne situation
et une formation universitaire.
Il vote pour les écologistes, ou
parfois même pour Die Linke, et
s’engage volontiers pour la diver-
sité, les réfugiés ou la lutte contre
le réchauffement climatique. Il fait
attention à utiliser un langage poli-
tiquement correct et va faire ses
courses dans les magasins bio. Le
problème, c’est qu’il a tendance à
regarder de haut ceux qui parlent
différemment, qui ont eu moins
d’opportunités d’éducation et qui
ont souvent un autre style de vie.
Beaucoup considèrent cette atti-
tude moralisatrice comme révol-
tante et arrogante. Au lieu de ren-
voyer la balle à la droite avec des
combats culturels prétendument
de gauche, le BSW veut se concen-
trer sur les préoccupations et les
difficultés quotidiennes des gens,
c’est-à-dire sur des thèmes comme
l’amélioration des pensions de
retraite, des logements et de l’éner-
gie à prix abordables, la sécurité
de l’emploi avec des salaires fixés
selon des conventions collectives,
la réforme du système éducatif et
du système de santé et la fonction-
nalité des infrastructures.
Vous analysez une perte
de repères chez les Allemands
qui ne se reconnaîtraient
plus ni dans le clivage gauche-
droite ni dans les Volksparteien
(les grands partis
traditionnels). Faut-il y voir
une tentative de dépassement
ou une nouvelle forme
de populisme ?
Les opinions de la gauche lifestyle
sont largement diffusées par les
médias, l’idée de ce qui est « de
gauche » a donc considérablement
évolué. Pour moi, cela consiste
toujours à défendre les intérêts
de tous ceux qui ne sont pas issus
de milieux aisés et qui doivent
“AU LIEU DE RENVOYER LA BALLE À DROITE, LE BSW
VEUT SE CONCENTRER SUR LES PRÉOCCUPATIONS
ET LES DIFFICULTÉS QUOTIDIENNES DES GENS.”
travailler dur pour gagner leur vie.
Cela n’a rien à voir avec le popu-
lisme. Autre exemple : la notion
de solidarité, traditionnellement
de gauche, signifie pour de nom-
breux partisans de la gauche lifestyle
que l’on est favorable à la livraison
d’armes lourdes à l’Ukraine. C’est
pourtant le contraire de l’idée
classique de la paix que se fait la
gauche. Elle mise sur une politique
de détente et refuse les exportations
d’armes vers les régions en crise.
C’est ce en faveur de quoi le BSW
s’engage avec force. Il est aussi pos-
sible d’évoquer la question sociale,
à laquelle la gauche lifestyle s’inté-
resse peu. Paradoxalement, elle
souhaite une société juste et sans
discriminations, mais le chemin qui
y conduit ne passe plus, à écouter
cette gauche, par les sempiternels
sujets ennuyeux de l’économie
sociale – à savoir les salaires, les
retraites, les impôts ou l’assu-
rance chômage – mais plutôt par le
symbolisme et le langage.
Vous dénoncez la fracturation
de la société allemande,
l’abandon de la classe
moyenne mais aussi « le mépris
et l’incompétence » des élites.
Quel est votre plan pour
surmonter ces difficultés ?
Nous voulons faire en sorte qu’une
politique rationnelle soit à nouveau
menée. La tâche la plus urgente est
d’empêcher la progression de la
désindustrialisation qui menace
à cause de la politique catastro-
phique de la coalition gouverne-
mentale « feu tricolore ». Cela va
malheureusement de pair avec
la suppression d’emplois bien
rémunérés. En outre, il faut enfin
mettre en œuvre une politique fis-
cale équitable pour redistribuer la
richesse sociale, qui se concentre
de plus en plus entre les mains
de quelques-uns seulement. Les
infrastructures publiques doivent
être repensées, et une bonne poli-
tique industrielle et structurelle
est nécessaire pour que les régions
défavorisées ne soient pas davan-
tage laissées pour compte. Si l’AfD
est devenu si fort, c’est aussi parce
que de nombreuses personnes ne
savent plus du tout pour qui voter.
Elles se tournent vers l’AfD car c’est
un parti de contestation. Pourtant,
il ne défend pas du tout leurs inté-
rêts. Nous voulons donc combler
ce vide sur l’échiquier politique
allemand. Avec le BSW, il existe
désormais un parti sérieux qui
s’oppose à la politique de la coali-
tion gouvernementale « feu trico-
lore » et qui se préoccupe vraiment
des problèmes des gens.
Depuis décembre 2023,
des manifestations d’ampleur
ont lieu en Allemagne contre
la suppression de l’exonération
fiscale sur le diesel agricole.
La colère des agriculteurs,
qui ont depuis reçu le soutien
d’autres professions, vous
semble-t-elle emblématique
de cette division et de la
déconnexion des responsables
politiques allemands ?
Oui, la manière dont notre gou-
vernement traite les agriculteurs
témoigne d’une ignorance et d’une
arrogance incroyables. Au lieu
d’être reconnaissant envers tous
ceux qui, aujourd’hui, font encore
de l’agriculture en Allemagne et
au lieu de lutter contre la dispari-
tion des fermes, le gouvernement
a fait des agriculteurs les vaches
à lait de sa politique ratée. Les
agriculteurs, les restaurateurs et
les routiers ne sont pas les seuls
à être en colère contre un gou-
vernement qui, par sa politique
absurde, pousse de plus en plus ›
15 au 21 février 2024 / Marianne / 39
Allemagne
› de fermes et d’entreprises à la
faillite. Beaucoup de gens ne com-
prennent pas qu’ils doivent en fait
payer pour des livraisons d’armes
toujours plus importantes et pour
l’incapacité de la coalition gou-
vernementale « feu tricolore » à
établir un budget sérieux alors que
leur propre sécurité économique
est de moins en moins assurée,
qu’ils ne sont plus en mesure de
joindre les deux bouts avec leur
salaire, que le système éducatif et
les infrastructures publiques sont
dans un état désastreux et qu’à
la fin de leur vie professionnelle
beaucoup d’entre eux vivent dans
la pauvreté.
Vous avez donc lancé votre
parti, le BSW, le 8 janvier. Les
médias allemands vous collent
d’ores et déjà l’étiquette de
« gauche anti-immigration ».
Qu’en pensez-vous ?
“NOUS NE REMETTONS PAS EN QUESTION
LE DROIT D’ASILE. MAIS IL N’A PAS POUR VOCATION
D’ENCOURAGER L’IMMIGRATION.”
40 / Marianne / 15 au 21 février 2024
“IL FAUT DE
TOUTE URGENCE
investir Vous entendez pourtant briser
massivement
dans l’éducation et le monopole de l’AfD, qui parle
les infrastructures de « remigration »… Au risque
publiques. De bons d’être accusée de flirter
emplois, des dangereusement avec les
écoles adaptées thèses de l’extrême droite ?
et des logements
décents sont la clé Nous n’avons rien à voir avec
d’une intégration les projets d’expulsion mas-
réussie”, sive que certains membres de
explique Sahra l’AfD semblent poursuivre. Au
Wagenknecht.
Ci-dessus, contraire, nous nous engageons
les élus du BSW pour que les immigrés aient,
au Bundestag, à en Allemagne, de meilleures
Berlin, le 2 février. opportunités pour eux et pour
leurs enfants. Je suis convaincue
que l’intégration ne peut réussir
que si l’on limite l’immigration
à un niveau tel que nos institu-
tions, nos administrations et nos
écoles ne soient plus surchargées,
comme c’est le cas actuellement
dans de nombreuses communes.
Nous ne remettons pas en ques-
tion le droit d’asile. Celui qui
est persécuté politiquement
doit pouvoir recevoir de l’aide.
Cependant, le droit d’asile n’a
pas pour vocation d’encourager
l’immigration. Nous devons faire
beaucoup plus pour améliorer
les perspectives de vie dans les
pays d’origine, pour que les gens
vivent mieux et en sécurité dans
leur propre pays et pour qu’ils
n’entreprennent plus de dange-
reux voyages vers l’Europe.
En plus d’un contrôle accru de
l’immigration et d’une réforme
profonde du droit d’asile,
vous défendez une refonte
de la politique d’intégration.
Quelle forme pourrait-elle
prendre ? Le modèle allemand
fondé sur l’intégration
par le travail ne suffit plus ?
De bons emplois, des écoles adap-
tées et des logements décents
pour tous sont la clé d’une inté-
gration réussie. Pourtant, il
existe aujourd’hui des quartiers
dans lesquels une grande partie
Clemens Bilan / EPA / MaxPPP
des enfants ne parle pas l’alle-
mand à l’école primaire et où de
nombreux jeunes décrochent
du système scolaire sans aucun
diplôme. Cela favorise la for-
mation de sociétés parallèles et
 constitue également une porte
d’entrée pour les comportements
extrémistes. Nous voulons chan-
ger cela. Il faut donc, de toute
urgence, investir massivement
dans l’éducation et les infra-
structures publiques.
Lors de la conférence de
presse de lancement du BSW,
vous avez érigé la France
en contre-modèle en matière
Sahra Wagenknecht a publié en avril 2021 “Die Selbstgerechten”
(les bien-pensants). Elle y pose les bases idéologiques
de son parti : la maîtrise des flux migratoires, la lutte contre la
désindustrialisation allemande et le pouvoir d’achat des classes
moyennes. Nous en publions les extraits les plus saillants.
SUR LA RUSSIE
La fin de la politique de détente
enclenchée sous Willy Brandt […] a
des conséquences économiques dra-
matiques. Elle vise une réorientation
EXTRAITS complète des relations commerciales
EXCLUSIFS allemandes et la rupture de tous les
liens économiques avec notre grand
voisin européen à l’est, le renonce-
ment à l’énergie et aux matières pre-
mières russes relativement bon mar-
ché étant particulièrement grave. Elles
étaient et sont toujours les conditions
d’existence d’une industrie allemande
compétitive, sachant qu’il n’y a
aucune autre solution en vue, surtout
à un prix abordable.
Mais qu’importent les données
économiques dures et même les
réminiscences historiques peu relui-
santes : la ministre des Affaires étran-
gères écologiste veut « ruiner la Rus-
sie » ! Sur ce chemin douteux, les
politiciens de la coalition gouverne-
mentale « feu tricolore » se hâtent. […]
Peu importe le prix à payer. Le chemin
est balisé de messages simples et
faciles à retenir : Poutine est le nou-
veau Hitler. Négocier avec Poutine est
Die Selbstgerechten une politique d’apaisement. Celui qui
(« les bien-pensants »), traite avec un agresseur est coupable.
Campus, avril 2021, Les Ukrainiens se battent pour notre
345 p., 24,95 €. liberté et meurent pour l’Europe.
d’immigration et d’intégration.
Quelles sont ces « sociétés
parallèles massivement
implantées » en France
que vous avez évoquées ?
Pour toute intégration réussie,
il est également important qu’il
y ait une mixité sociale cohé-
rente dans les quartiers. Il ne
devrait pas y avoir de quartiers
où les riches s’isolent du reste
de la société et il ne devrait pas
L’Ukraine doit gagner cette guerre
militairement. Pour cela, nous devons
lui fournir des armes toujours plus
nombreuses et plus performantes.
Sinon, les Russes seront bientôt à
nos portes.
SUR L’IMMIGRATION
Par le biais de la diversité et des quo-
tas, des luttes de répartition entre
privilégiés ont été menées tandis que
les chances d’éducation et de promo-
tion des enfants défavorisés, dont
beaucoup sont issus de familles
immigrées, se sont nettement dété-
riorées en raison des programmes
d’austérité publique. Les libéraux de
gauche réclamaient l’ouverture des
frontières et le droit de rester pour
tous, sachant pertinemment que leurs
quartiers cossus de centre-ville
étaient mieux protégés contre l’immi-
gration que la Hongrie de Viktor
Orbán. Ils ont lutté héroïquement
contre le sexisme et ont créé les
bases légales d’un secteur à salaires
faibles dans lequel les femmes ont
ensuite été reléguées en priorité.
À l’époque du Covid, ils tweetaient
#Nousrestonsàlamaison et se ter-
raient dans leurs lofts anciens tandis
que la partie la moins favorisée de la
population leur apportait leur nourri-
non plus y avoir de ghettos où
vivent presque exclusivement
des immigrés pauvres, où les
écoles sont mauvaises, où les
infrastructures sont globalement
négligées et où il y a de nombreux
problèmes de criminalité orga-
nisée. En France, ces problèmes
sont encore plus flagrants qu’en
Allemagne, comme on peut le
constater dans les banlieues. n
PROPOS RECUEILLIS PAR M.L.
ture et leurs commandes en ligne à la
porte de leur appartement.
SUR LA CANCEL CULTURE
Dans les débats de la gauche libérale,
il est constamment question de mino-
rités dont les sensibilités et les senti-
ments doivent être protégés de toutes
les contraintes de la vie, mais gare à la
minorité qui ose avoir non seulement
des sentiments mais aussi une opinion
qui diffère de celle du courant dominant
de la gauche libérale. C’en est alors fini
de la tolérance tant invoquée. Et ce,
que le délinquant affirme qu’il n’y a bio-
logiquement que deux sexes, qu’il
montre un manque d’enthousiasme
pour la résolution militaire des conflits,
qu’il ne considère pas le vaccin contre
le Covid comme la panacée ou qu’il soit
d’avis que le foulard islamique est un
symbole d’oppression. Il peut égale-
ment remettre en question toute autre
folie en vogue dans le courant domi-
nant de la gauche libérale. La réaction
est immédiate. Il est combattu et ostra-
cisé avec un fanatisme que nous
connaissons habituellement surtout
chez les zélotes religieux et à l’extrême
droite. […] Les autres points de vue ne
sont alors plus perçus comme un enri-
chissement du débat démocratique
mais comme un harcèlement insuppor-
table dont il faut se débarrasser. […]
La cancel culture a d’abord fait des
ravages dans les universités, les
rédactions de journaux et les milieux
culturels. Aujourd’hui, elle touche
l’ensemble de la société.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 41
MIEUX VAUT
RECYCLAGE
« Attiré par
À LA SOUPE
Après la Joconde FAUX ET PAS FAN DU FUN
M. T., licencié de la société Cubik
une substance
libérée par
le plastique, lit-on
au musée du Louvre,
deux militantes
du collectif « Riposte
USAGE Partners en 2015 pour « insuffisance
professionnelle » car il refusait de
participer aux ateliers « fun & pro »
dans l’Humanité
magazine,
alimentaire » ont
projeté de la soupe
DE FAUX
L’employé d’un
en dehors des horaires de travail,
a enfin obtenu gain de cause. Il peut
le bernard-l’hermite sur le Printemps, centre financier donc réintégrer l’entreprise et obtenir
préfère loger dans de Claude Monet, chinois de des indemnités substantielles
des bouchons et au musée des Hongkong a été qui s’élèvent à près de 500 000 €.
capsules que dans Beaux-Arts à Lyon. escroqué en croyant Pas sûr que l’entreprise ait trouvé
une bonne vieille Le but ? Sensibiliser participer à une cette décision particulièrement fun. n
coquille naturelle. » au changement réunion en visio
Le macroniste fait climatique. Pour avec des cadres
ENCORE
exactement pareil, sauver la planète, supérieurs de UN EFFORT, JOE !
mais avec les peut-être faudrait-il l’entreprise. Ces Après avoir confondu Emmanuel Macron avec
déchets des LR : il commencer par derniers, qui lui ont François Mitterrand, Joe Biden, lors d’un dîner
se glisse dedans. n recycler la soupe… n demandé de virer à New York, a confondu l’ex-chancelière
quelque 26 millions Angela Merkel avec Helmut Kohl, décédé en
MACRON, CIOTTI de dollars sur 2017, avant de prendre le président égyptien
pour son homologue mexicain. Pour se
LE NOUVEAU DANS
différents comptes,
étaient en réalité réconforter, le candidat démocrate à la
DE GAULLE LE DÉNI tous des fake présidentielle compte sur le soutien de
Dans un article du réalisés grâce à l’IA. Roosevelt, lequel tarde un peu à se manifester. n
Non, Éric Ciotti
Point titré « Macron, Malheureusement,
ne redoute pas TOUR DE VIS
un grand Européen ? les dollars, eux,
un Gabriel Attal Selon le rapport d’enquête, plusieurs
Quand le président étaient vrais. n
braconnant sur les boulons censés bloquer la porte d’un
fait passer l’intérêt de
terres de la droite.
la France avant tout »,
Et il estime son ÉPIPHANIE Boeing 737 MAX 9, qui s’est détachée en
plein vol début janvier lors d’un trajet de
on découvre que non Lu dans le Point,
temps à Matignon la compagnie américaine Alaska Airlines,
seulement « la France cette prise de
compté, affirme le étaient manquants. Le nouveau patron
défend d’abord ses conscience presque
Point. Pour preuve, de l’Agence américaine de régulation
intérêts » mais que, touchante d’un
le patron des LR de l’aviation civile, Mike Whitaker,
« depuis Bruxelles, les haut responsable
croit savoir que en a conclu que le « système actuel
autres États membres des LR : « On a été
Macron aurait ne fonctionne pas ». Il serait temps
voient en Emmanuel “grand-remplacés”
eu ces mots d’effectuer un tour de vis. n
Macron un chef d’État par le RN. » n
peu sympathiques
qui défend d’abord ce
qu’il considère comme
à propos de NON AU
l’intérêt national ».
À deux doigts de
son Premier
ministre :
« Le petit, je le
ASSERVISSEMENT SMARTPHONE
Les 1 800 habitants
nous dire que ce n’est
qu’en tremblant que
garde jusqu’aux
JO, et après on
TOTAL
Le JDD veut absolument convaincre
de Seine-Port (Seine-
et-Marne) ont voté
l’Allemagne, la Chine à 54 % pour interdire
verra si ça va ! »
et les États-Unis que la société TotalEnergies, l’utilisation du
À LR, on se rassure
s’adressent « régulièrement interpellée sur smartphone dans
comme on peut… n
à la France. n ses bénéfices », est une « entreprise la rue. Mais aucune
patriote ». Résultat : une sorte de sanction n’est
CHIENS FOUS publirédactionnel à la gloire du géant prévue, ni ligotage de
Gabriel Attal confie au Parisien être pétrolier. À l’intérieur, pas l’once mains pour empêcher
devenu le propriétaire d’une chienne d’un doute, pas le moindre gramme les contrevenants de
chow-chow. « Comme elle court partout, d’esprit critique. Et un seul intervenant scroller, ni obligation
je lui ai donné le nom de l’inventeur en la personne de la directrice France de lire quelque
de la pile électrique, Volta. » Comme son du groupe ! À l’évidence, le JDD document qui requière
maître, qui fait de plus en plus penser non de Geoffroy Lejeune choisit plus de deux minutes
pas à un chien mais au lapin Duracell. n minutieusement ses combats… n de concentration. n

42 / Marianne / 15 au 21 février 2024

EN RIRE !

15 au 21 février 2024 / Marianne / 43

MIEUX VAUT
TOUJOURS LA MÊME CHANSON
Pour succéder à Laury Thilleman
et présenter la 39e édition des Victoires
LE POINT
DE LA RAISON
« Au secours,
TOUR
DE FORCE
Richard Plaud,
LE BILAN
Interrogé par le
Figaro, le journaliste
de la musique, France TV avait choisi un habitant de israélien Amit Segal,
un démagogue
Léa Salamé et Cyril Féraud. Il est vrai Montpellier-de- connu pour son
populiste occupe
que c’est important de mettre en avant Médillan (Charente- engagement de
l’Élysée ! » Voilà
de nouveaux visages … Pourquoi Maritime), a vu le Livre droite extrême,
comment Luc
pas Michel Drucker en 2025 ? n Guinness homologuer affirme à propos de
de Barochez, grand
promoteur du libre- son record du monde l’opération en cours

NOUVELLE MODE
Dans un article de Madame Figaro intitulé « La
échange au Point,
décrit Emmanuel
de la plus haute tour
Eiffel en allumettes,
à Gaza : « L’armée
israélienne fait de
son mieux pour
Macron. Son celle-ci s’élevant à
tendance “mob wife”, ce nouveau style “femme « tort » ? « […] taper 7,19 m. Dans la foulée, éviter les victimes
de mafieux” qui séduit les plus jeunes sur sur le Mercosur ». il aurait reçu plus d’une civiles ». Avec près
TikTok », on peut lire : « Alors que Netflix lance Mais le journaliste centaine d’invitations de 30 000 morts en
la série “Griselda” sur une baronne colombienne sait bien que pour un dîner trois mois, dont plus
de la cocaïne dans les années 1970-1980, cette opposition un mercredi soir. n de 10 000 enfants,
une nouvelle trend voit le jour sur les réseaux ne pourra durer c’est un sans-faute. n
sociaux. Exit la mode de la “clean girl” bon chic
bon genre… » Le franglais, en revanche,
qu’un temps : PARIS SLOGAN
n’a malheureusement pas fini d’être à la mode. n
« Il est désormais
clair que l’accord
SERA Le journal

SOBRIÉTÉ LYRIQUE n ne pourra pas UNE FÊTE la Montagne a publié

être conclu avant Lors de une photo de
Dans la Tribune dimanche, on apprend qu’il se l’inauguration de Raphaël Glucksmann,
les européennes…
passe des choses incroyables dans le paysage l’Arena de la porte tête de liste PS pour
Espérons qu’il
politique français : « Emmanuel Macron vient de la Chapelle, les européennes,
pourra l’être
d’opérer un big bang qui l’a forcément impacté. la maire de Paris, en train de distribuer
après, une fois
À Matignon, une nouvelle étoile est peut-être consciente un tract intitulé
que le président
née. Au sein de la majorité, l’axe des planètes que beaucoup « Tax Rich » dans
aura retrouvé
a évolué. » On aimerait beaucoup consommer d’habitants de la un quartier populaire
ses esprits. » Les
les mêmes substances que le journaliste. n capitale ont décidé de Clermont-Ferrand.
Français, qui auront
à en pâtir, peuvent de fuguer pendant Il doit croire que la
EN FORME DE QUOI ? compter sur le les JO, a essayé de capitale de l’Auvergne
Un neurologue a déclaré au Parisien à Point pour ramener les en dissuader est dans la banlieue
propos de Joe Biden et de ses absences : le chef de l’État en assurant que de New York. n
« La fonction [présidentielle] le maintient sur le chemin de la « Paris va être
en forme. » Ça n’a échappé à personne… n supposée raison ! n magnifique » ÉLECTROCHOC
durant cette « Les JO vont créer
FANS
DE BARJOT BANDE DE période. Puis
d’ajouter : « Ne
un électrochoc
pour l’attractivité

TORTIONNAIRES !
Après Catherine partez pas de en Île-de-France »,
Vautrin et Gérald Paris, ce serait selon la présidente
Darmanin, un autre Interrogé sur la chaîne indigéniste une connerie ! » de région, Valérie
ex-opposant au Paroles d’honneur dans le cadre d’une Mais peut-on Pécresse. Pour
mariage pour tous émission intitulée « L’école au cœur du vraiment faire ses habitants, on
obtient un maroquin : projet raciste et réactionnaire » (tout un confiance à des s’attend plutôt à
Frédéric Valletoux, programme), l’écrivain François Bégaudeau gens qui ont voté un électrochoc de
comme ministre confesse : « L’école est extrêmement Anne Hidalgo ? n dépressivité… n
délégué chargé violente aux classes populaires.
de la Santé et C’est quand même une instance LA QUESTION QUI FÂCHE
de la Prévention. d’humiliation des classes populaires François Bayrou, président du MoDem, a
Ce n’est plus un et je ne suis pas loin de penser qu’elle expliqué qu’il refusait d’être ministre « faute
gouvernement, a été conçue pour ça. » Si un tortionnaire d’accord profond sur la politique à suivre ».
c’est une réunion se cache derrière chaque prof, François Or quatre représentants de son parti sont
d’anciens fans de Bégaudeau, qui fut enseignant, est membres du gouvernement. Aussi avec qui
Frigide Barjot. n bon pour le Tribunal pénal international. n sont-ils d’accord : Bayrou ou Macron ? n

44 / Marianne / 15 au 21 février 2024

EN RIRE !

15 au 21 février 2024 / Marianne / 45

 Le bureau,
la dernière agence
matrimoniale
“Marianne” dévoile aujourd’hui les résultats d’une étude inédite
réalisée par le cabinet Technologia et l’université Paris-I Panthéon-
Sorbonne sur la romance au travail : recherche de l’âme sœur,
effet #MeToo. Un sujet jamais étudié jusqu’à présent mais qui
a concerné de près… 46 % des salariés. PAR VIOLAINE DES COURIÈRES

L
La Fin de l’amour. Publié en 2020, cet essai de la
sociologue Eva Illouz décryptait la marchandisa-
tion des sentiments amoureux par le capitalisme
et, notamment, les applications de rencontre. Plus
récemment, le 6 février, l’Ifop dévoilait une étude
titrée « La “sex recession” : les Français font-ils
moins l’amour ? » et révélait qu’une proportion
d’hommes et de femmes préféreraient jouer à un
jeu vidéo ou consulter leurs réseaux sociaux plutôt
que de s’adonner à une partie de jambes en l’air. Un
tableau digne d’un roman de Michel Houellebecq.
Concernant les relations amoureuses, en ces temps
de Saint-Valentin – fête, là encore, commerciale –,
le climat est morose. Mais un espoir surgit de nulle
part, et surtout de lieux qu’on n’attendait pas : les
bureaux, les open spaces, les salles de réunion, les
couloirs d’entreprise et d’institution.
Ragots, rumeurs et jalousies
En effet, Marianne révèle en exclusivité les résultats
d’une étude du cabinet Technologia – spécialiste de la
prévention des risques et de l’amélioration des condi-
tions de travail – et de l’université Paris-I Panthéon-
Sorbonne sur la romance au travail, un sujet très
peu étudié par le passé. On y apprend que près de
un Français sur deux – 46 % exactement – a déjà eu
une relation amoureuse au travail. Et sur ce chiffre,
80 % affirment que cette relation était sérieuse. Le
bureau apparaît comme la première agence matri-
moniale physique, après les cercles de rencontre
amicaux et familiaux. C’est un des derniers endroits
où il existe encore un brassage social permettant de
rencontrer une personne issue d’un milieu différent
du sien. De fait, au boulot, les personnes se voient
tous les jours ou presque, à rebours du zapping des
applications de rencontre.
Informaticien au sein du groupe Lagardère,
Christophe*, 49 ans, y a rencontré sa femme, Isabelle,
avec qui il est en couple depuis une vingtaine d’an-
nées et pacsé depuis 2021 : « Je devais former les
salariés sur leurs nouveaux outils de travail, et elle
faisait partie de ces équipes. De fil en aiguille, on a
tissé un lien. Ensuite, on a déjeuné ensemble avec des
collègues. J’ai pris son numéro de téléphone. On s’est
donné rendez-vous en dehors du travail puis notre
histoire a débuté ! »
En agence média, Frédéric, 52 ans, a eu un coup
de foudre en 2004 alors qu’il participait à une série
d’événements festifs interprofessionnels. « Durant
ces soirées professionnelles, on chantait et on dansait.
Lorsque j’ai parlé avec Patricia, cela a fait des étin-
celles et tout a commencé pour nous sur les Champs-
Élysées avant la dernière soirée », s’enthousiasme-t-il.
Dans la foulée, le couple s’est marié en 2005 et a eu
deux enfants. Voilà vingt ans que cela dure.
À Paris, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Adrien*
a été immédiatement séduit par Juliette* alors qu’il
était interne dans un service de neurologie et qu’elle
était stagiaire dans une profession paramédicale.
Elle raconte : « Lorsque je suis arrivée dans la salle
de staff où il faisait un topo en public pour présenter
un patient, il m’a vue et m’a fait un clin d’œil. Cela m’a
immédiatement refroidie ! Mais, lorsque j’ai parlé seule
avec lui, j’ai perçu une tout autre personnalité que
celle que j’avais imaginée. Nous nous sommes revus
trois mois plus tard et c’est là, sans la blouse blanche,
que tout a débuté pour nous ! » Le couple s’est marié
en 2019 et a aujourd’hui trois enfants.

46 / Marianne / 15 au 21 février 2024

 Agence matrimoniale, le lieu de travail ne s’appa-
rente pas à un lieu comme un autre. Les couples
qui s’y forment vivent le début de leur histoire en
cachette, pour éviter que leurs collègues le sachent.
Pas facile de composer avec ces derniers à en juger
par l’étude. Selon 89 % des sondés, ces histoires
génèrent tout un tas de ragots et de rumeurs, ainsi
que des jalousies et des coups bas de la part des
« amoureux » en cas de rupture (88 %). Combien de
pratiques de harcèlements et de dysfonctionnements
managériaux s’imbriquent dans les problèmes de
cœur conflictuels (lire l’entretien de Jean-Claude
Delgènes, patron du cabinet Technologia, p. 48) ? Si
la plupart de ces relations sont sérieuses, d’autres
ne durent qu’un soir, et certaines agissent comme
des brise-couples, car c’est également au bureau que
se nouent des relations extraconjugales. « J’ai vu un
médecin s’afficher avec sa maîtresse, une soignante.
C’était le couple de l’hôpital, mais sa femme, elle, ne
le savait pas », rapporte encore Juliette.
Mœurs et mentalités différentes
L’entreprise est-elle devenue une enclave hermé-
tique à la sex recession révélée par l’Ifop ? Certes,
17 % de ceux qui ont déjà eu une relation amoureuse
au travail, attestent que c’était une histoire pure-
ment sexuelle. Mais, sur ce sujet précis, les diffé-
rences d’attentes entre les hommes et les femmes
sont importantes. Par exemple, l’acceptation d’avoir
des « relations sexuelles occasionnelles » avec des
collègues fait l’objet d’un différentiel de 19 points
entre les deux genres (voir graphique p. 49). « Ces
statistiques rappellent que les mentalités des hommes
et des femmes sont toujours très différentes et qu’ils
n’ont pas le même degré d’acceptabilité concernant
les actes, ce qui ouvre la voie à des malentendus.
Or, dans les débats que nous avons aujourd’hui sur
le harcèlement, sur l’emprise et sur les contraintes,
c’est bien ce différentiel qui est en cause », analyse
Chloé Morin, politologue, experte associée à la
Fondation Jean-Jaurès, et auteure de Quand il aura
vingt ans (Fayard). De fait, cette dimension genrée
apparaît comme en décalage avec les discours de
responsabilité sociétale des entreprises, très axés
sur le wokisme. Ces différences se perçoivent déjà
au quotidien, dans des gestes anodins : « Dans les
médias, on se tutoie, on se tape dans le dos, on se fait
la bise. Mais les jeunes femmes sont beaucoup plus
distantes qu’avant. L’autre jour, j’ai touché le bras
d’une copine, je me suis demandé si elle n’allait ›
15 au 21 février 2024 / Marianne / 47
 › pas porter plainte ! », pointe encore Frédéric,
qui voit la suspicion s’immiscer dans certaines
relations de camaraderie.
De fait, le mouvement #MeToo s’infiltre
dans les liens hiérarchiques en entreprise. La
drague et les compliments peuvent vite déraper :
quelque 8 % des femmes déclarent avoir vécu ces
situations comme traumatisantes. Pas un hasard
si, dans le cadre d’une idylle entre un patron et sa
secrétaire, le consentement devient un leitmotiv.
Si 84 % des répondants jugent acceptable une
romance avec un autre salarié, ils ne sont plus
Travail et… romances

que 43 % lorsque cette histoire se déroule entre

une employée et un supérieur direct, ou l’inverse.
Encore plus spectaculaire, la drague est acceptée
à 70 % entre collègues, mais seulement à hauteur
de 31 % lorsqu’il existe un lien de subordination
direct. Les Français ne ressemblent pas encore aux
Américains (lire p. 50) mais ils se montrent très
chatouilleux quand les questions de hiérarchie
se mêlent à celles du cœur. Le culte de l’égalité
sans doute. n V.D.C.
* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.

TROIS QUESTIONS À…
JEAN-CLAUDE DELGÈNES, PRÉSIDENT DE TECHNOLOGIA

“Le bureau est un puissant

incubateur émotionnel”
Marianne : Votre cabinet est une
référence dans la gestion des risques
et l’amélioration des conditions de
travail, un sujet éloigné de la romance
au travail. Pourquoi avez-vous voulu
réaliser cette étude ?
Jean-Claude Delgènes : Notre cabinet
réalise environ 300 études par an. Dans
ce cadre, nous voyons les conséquences
managériales des recrutements senti-
mentaux, des promotions préférentielles.
Tout cela produit des dysfonctionne-
ments. De plus, les émotions des salariés
ont un impact au quotidien : lorsqu’il
y a une rupture amoureuse sur le lieu
de travail, cela a des conséquences. La
personne peut être dans un état de sidé-
ration, d’autant plus quand elle continue
à être en proximité avec l’autre personne
dans son travail. Elle peut commettre des
erreurs professionnelles ou se mettre en
danger. Dans les petites entreprises, les
couples associés déposent souvent le
bilan lorsqu’ils se séparent.
Êtes-vous étonné par les chiffres
de cette enquête ?
Le bureau est un puissant incubateur
émotionnel, et nous l’observions déjà.
Les jeunes générations y nouent des ami-
tiés, en se voyant souvent après le travail.
Beaucoup se marient après une rencontre.
La nouveauté est l’impact de #MeToo sur
les liens hiérarchiques. Dans l’enseigne-
ment, l’édition, divers secteurs, du point de
vue des femmes, il y a eu des phénomènes
de croyance de relations amoureuses,
alors que cela ne l’était pas. Ces révéla-
tions entraînent une forme d’écœurement.
Si nous avions réalisé cette étude il y a
une dizaine d’années, nous n’aurions pas
obtenu les mêmes résultats.
La tyrannie du court terme
et la novlangue managériale
ne représentent-elles pas un tue-
l’amour dans certaines structures ?
En auditant certaines entreprises, je
perçois une forme de glaçage émo-
tionnel à travers les visages de cire et
les sourires crispés. Ces groupes sont
régis par une forme de direction par
les objectifs, imposant de ne pas avoir
d’états d’âme lors d’un licenciement par
exemple. Or, c’est justement la dimen-
sion émotionnelle, la pâte humaine qui
génère la joie de se retrouver entre
collègues. Le partage avec ses pairs
est une des triples dimensions du sens
au travail. Nous militons pour la prise
en compte de toutes ces émotions
dans le cadre d’un management éclairé
et bienveillant. n
PROPOS RECUEILLIS PAR V.D.C.

48 / Marianne / 15 au 21 février 2024

 L’amour au travail
L’ENTREPRISE, UN LIEU DE RENCONTRE

46 % des salariés* ont déjà eu

une relation amoureuse au travail
Dont 80 % ont vécu une histoire sérieuse
Dont 17 % des histoires uniquement sexuelles
Dont 91 % n’ont rencontré aucun problème

MAIS, TOUT N’Y EST PAS PERMIS

De façon générale, il est acceptable…
Un supérieur direct Un subordonné Un collègue Une tierce personne
… d’entretenir une relation
amoureuse avec : 43 % 47 % 84 % 75 %
… d’essayer de séduire,
de draguer : 31 % 30 % 70 % 57 %
… de recevoir des commentaires
soulignant la beauté, le charme, de la part de : 33 % 37 % 57 % 49 %
… d’émettre des commentaires sur
les caractéristiques corporelles (silhouette, 11 % 11 % 20 % 19 %
visage, partie du corps…) à destination de :

AVEC UNE DIFFÉRENCE SELON LE GENRE PARMI CEUX QUI ONT VÉCU DES SITUATIONS
Les rapports sexuels occasionnels au travail DE DRAGUE/COMPLIMENTS
ne sont pas acceptables avec : Les effets ont été…
Un supérieur direct Un subordonné Un collègue traumatisants négatifs
Selon les hommes 67 % 66 % 34 % Selon les hommes 2% 6%
Selon les femmes 82 % 81 % 52 % Selon les femmes 8% 13 %

AVEC DES RISQUES susciter

des jalousies
provoquer
des abus (tensions
entamer
la concentration
Les relations amoureuses pour diverses…) pour au travail pour
au travail peuvent,
selon les salariés,

88 % 81 % 46 %
MAIS PAS DE PURITANISME ! … de produire un règlement … d’interdire des relations
Est-il souhaitable… intérieur qui exige l’officialisation
de toute relation amoureuse ? non 85 % selon certains statuts
(prof/élève, manager/collaborateur) ?
… de produire un règlement intérieur
qui organise de façon stricte
les contextes des interactions (bureau oui 15 % non 68 %
vitré, pas de partage de taxi…) ?

… de produire un règlement intérieur

interdisant les commentaires
oui 32 %
non 91 % sur les caractéristiques corporelles ?
… de réglementer
pour sanctionner les
oui 9 % oui 56 % oui 91 % agissements sexistes et
le harcèlement sexuel ?
non 44 %
Sources : Technologia, université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
* 1 682 répondants, principalement des cadres, professions intermédiaires et employés.
non 9 %
15 au 21 février 2024 / Marianne / 49
 ON N’EST PAS AUX ÉTATS-UNIS
Les Français ne sont pas
(encore) puritains
S’ils sont presque unanimes pour réclamer des
sanctions contre les agissements sexistes et
le harcèlement au travail, les Français tiennent
Travail et… romances

au respect de leur vie privée. Et refusent

des législations prohibant la romance, comme
c’est le cas outre-Atlantique. PAR PIERRE LANN
Le constat est clair : les Français voient plutôt d’un

L bon œil les romances au travail, à la condition qu’elles

n’impliquent pas un supérieur hiérarchique. Mais ils
réprouvent très nettement ce qui n’est pas consenti et
qui, par définition, ne relève pas de la romance mais
de comportements déplacés, voire délictuels. Ainsi,
91 % des sondés par Technologia se disent favorables
à ce que leur entreprise sanctionne les « agissements
sexistes et le harcèlement sexuel ». Une nette majo-
rité (62 %) consent également à des sensibilisations
sur le sujet dans les entreprises et 56 % d’entre eux
accepteraient des règlements intérieurs prohibant
les « commentaires sur les caractéristiques corpo-
relles ». « Sans consentement, tout agissement de type
drague, bise et autre comportement exigeant une rupture
d’intimité est totalement inacceptable », estime une
personne interrogée par Technologia, résumant le
sentiment majoritaire.
L’amour ne saurait connaître de loi
« Les résultats montrent que le monde du travail est très
nettement pro-consentement sans être spécialement
puritain pour autant », observe Jean-François Amadieu,
professeur de gestion à la Sorbonne ayant participé à
cette étude. En effet, les personnes interrogées plaident
plutôt pour des réglementations souples, dont l’ob-
jet est de prévenir et de sanctionner les abus. Elles
repoussent les régulations plus strictes, et notamment
celles qui interdisent a priori la romance au travail. Sur
ce point, hommes et femmes semblent s’accorder. « Sur
toutes les questions relatives à la régulation, les femmes
sont plus favorables que les hommes, mais seulement
de 3 ou 4 points de différence », relève Jean-François
Amadieu. Ainsi, seuls 32 % des sondés souhaitent une
interdiction absolue des relations entre personnes
de statut différent, comme entre un supérieur et un
subordonné. Et ils ne seraient que 15 % à consentir à
un « Love contract » – sur le modèle américain où cela
concerne un salarié sur trois – les obligeant à déclarer
à leur direction toute relation amoureuse ou sexuelle
avec un membre de l’entreprise.
Nous ne sommes donc pas aux États-Unis où
les entreprises ont pris l’habitude d’encadrer très
strictement les relations entre leurs salariés. « La
moitié des grandes entreprises américaines interdisent
à 99 % une romance entre un chef et son subordonné,
dans 35 % des cas il est même interdit à deux collè-
gues d’avoir une romance s’ils ont le même supérieur
hiérarchique », relèvent les auteurs de l’étude. Les
sources de ces réglementations sont probablement à
chercher dans des normes culturelles ou religieuses
plus prudes, dans une tradition juridique nettement
plus intrusive dans la vie privée des salariés et… dans
la crainte d’un procès. « Initialement, ces règles n’ont
pas été pensées pour protéger les femmes mais plutôt
pour décharger juridiquement les entreprises d’une
éventuelle responsabilité en cas d’abus », relève ainsi
Jean-François Amadieu. Les Français semblent avoir
des aspirations différentes. « Ils n’attendent pas qu’on
prohibe les relations affectives, incontournables dans
une organisation de travail, mais que les employeurs
régulent pour de bon les abus », synthétise le profes-
seur de la Sorbonne. n

50 / Marianne / 15 au 21 février 2024


LITIGES
Quand l’amour
se retrouve
devant la cour
Le droit français protège largement le droit
à la vie privée, même celui des salariés qui nouent
des relations amoureuses ou charnelles dans
le cadre de leur travail. Mais il y a certaines limites
à ne pas dépasser. La preuve par trois…
Cour d’appel de Nîmes
Amour, gloire et déloyauté
Légalement, l’employeur est tenu de ne pas s’immis-
cer dans la vie privée de ses salariés. Les relations
qu’ils peuvent nouer ne le regardent pas, sauf excep-
tion. Ainsi, un cadre a été licencié en 2014 parce qu’il
entretenait depuis plusieurs années une relation
amoureuse avec une responsable syndicale de l’entre-
prise, laquelle est entrée en conflit avec la société
concernée. Pour justifier le licenciement, l’employeur
écrivait : « Il n’est nullement dans notre intention de
nous immiscer dans votre vie privée […] mais vous
étiez ainsi placé dans une situation manifeste de conflit
d’intérêts entre la défense de l’entreprise et les légitimes
intérêts que vous portez à votre conjointe. » Retenant
la déloyauté, la cour d’appel de Nîmes est allée dans
le sens de l’entreprise. Et après on se plaint que le
dialogue social va mal…
Cour d’appel de Lyon
Cachez ce sein
Cela peut paraître étonnant mais, en principe, il n’est
pas forcément interdit de faire l’amour sur son lieu
de travail. Tout dépend en fait des conséquences
que les ébats auront. Prenons le cas de Nadine*,
dont la situation a été tranchée par la cour d’appel
de Lyon en novembre 2018. Employée dans une
entreprise viticole, elle a été surprise en fâcheuse
posture dans le bureau de l’un de ses collègues par
une autre salariée. Cette dernière a été très choquée,
et Nadine a été licenciée pour faute grave. Une déci-
sion qu’elle a contestée, en vain. Pour confirmer le
licenciement, les juges ont relevé que le comporte-
ment de Nadine constituait « une violation grave des
obligations contractuelles » dès lors qu’il a « gravement
choqué et porté atteinte à la sensibilité d’une autre
salariée ». Moralité : mieux vaut rester discret.
Cour d’appel de Douai
Literie testée et… approuvée
Il arrive toutefois que les juges se montrent très com-
préhensifs envers les salariés, comme ceux de la cour
d’appel de Douai, saisis d’une histoire rocambolesque
en juin 2021. Tout commence par un commentaire
sur un site internet marchand : « N’hésitez pas à ache-
ter le matelas Darwin, je l’ai testé une bonne dizaine
de fois avec la vendeuse du magasin, il est top. Mais
n’achetez pas celui en exposition, on l’a foutu en l’air. »
Dans la foulée, ladite employée de l’enseigne de
literie – Le roi du matelas, à Boulogne-sur-Mer – se
retrouvait licenciée après la « dénonciation » de
son amant, un ancien salarié de l’entreprise, avec
qui elle égayait ses pauses déjeuner.
Un scandale, à lire le juge de la cour d’appel
de Douai. Dans un arrêt surréaliste mais lyrique,
le magistrat s’emportait : « La salariée, répondant
certainement aux appels impérieux d’une conscience
professionnelle sans faille, allait bientôt être animée
du désir irrépressible d’apprécier à leur juste mesure
les qualités du matelas Darwin. Dont, par ailleurs, elle
devait vanter les mérites en raison de ses fonctions de
vendeuse, s’assurant par la même occasion que le titre
“roi du matelas” dont se parait son employeur n’était
point usurpé. » Et de conclure ainsi : « De tels faits ne
sauraient à eux seuls légitimer un licenciement. » Son
ironie n’a cependant pas été du goût de la Cour de
cassation, qui a estimé en juin 2023 que le magistrat
avait manqué à son devoir d’impartialité. En atten-
dant, le dossier n’a pas été tranché sur le fond. n P.L.
* Le prénom a été modifié.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 51
 Analyse De plus en plus évoqué dans les luttes environnementales,
le concept de droit “réparateur” fait l’objet de masters
à l’université, ainsi que de conférences.
Mais que signifie-t-il concrètement ? PAR JUDITH CHETRIT

C
C’est un refrain, dont la rythmique
de chorale pop trahit son année
de création : 1992. « Les enfants
ont des droits/ Ne les oublions pas/
Pour sauver la nature/ Générations
futures. » Sur la pochette, tenant
un micro, on peut reconnaître
le commandant Jacques-Yves
Cousteau, lanceur d’alerte sur la
surexploitation des ressources
océaniques et visage d’une péti-
tion qui réunira en quelques
années 9 millions de signatures
pour faire reconnaître les droits
des générations futures auprès des
Nations unies. La puissance évo-
catrice du concept trouve même
un relais politique en la figure de
LEVIER DE
MOBILISATION François Mitterrand, qui déclare
De plus en plus en 1993 : « Il serait profondément
de procédures injuste que nos enfants aient à
sont portées supporter, en raison de notre
par des jeunes
au nom de “la aveuglement, le lourd fardeau
reconnaissance de des sites contaminés, des océans
leur vulnérabilité et des rivières pollués. » Le com-
particulière et du mandant Cousteau préside alors,
poids jugé excessif pendant deux ans, un Conseil pour
des mesures que
les générations les générations futures – inactif
futures devront depuis –, au sein duquel l’astro-
supporter”, physicien Hubert Reeves ou le
constate Marta philosophe Michel Serres siègent.
Torre-Schaub, du
CNRS. Ci-contre, Plus de trente ans après, dans
manifestation la lignée d’une prise de conscience
à Paris en
septembre 2019.
accrue des conséquences du
réchauffement climatique, ce
sont les intérêts de ces mêmes
générations futures qui sont
désormais convoqués dans les
milieux académiques et les tribu-
naux nationaux et internationaux,
où s’arbitrent de plus en plus de
contentieux liés au climat.
Rapport de force
Empreints de juridisme, les mili-
tants de la cause environnementale
font appel au droit comme un levier
de mobilisation jugé plus efficace
pour passer à la vitesse supérieure.
C’est un moyen supplémentaire
de construire un rapport de force
avec des politiques et des entre-
prises considérées comme trop
attentistes. S’y joue ces mois-ci un
« momentum », d’après la directrice
de recherche au CNRS Marta Torre-
Schaub, spécialiste en justice cli-
matique. Elle constate un nombre
croissant de procédures portées par
des jeunes au nom de « la recon-
naissance de leur vulnérabilité par-
ticulière et du poids jugé excessif des
mesures que leur génération et les
suivantes devront supporter ».
Internationale et interdisci-
plinaire, cette mise en récit des

Les générations
futures ont-elles
des droits ?
Crédit photo

52 / Marianne / 15 au 21 février 2024

 “LA DIFFICULTÉ
EST DE PENSER
UNE RELATION
JURIDIQUE SANS
OBLIGATIONS
BILATÉRALES.”
DIANE ROMAN

générations au futur hypothéqué

dépasse déjà le stade du sym-
bolique et irrigue une pensée
prospective. Plusieurs dizaines
de Constitutions dans le monde,
comme celles de l’Italie, du Japon et
de l’Argentine, mentionnent cette
préoccupation. Une déclaration
pour les générations futures pour-
rait être adoptée lors du Sommet
de l’avenir qui se tiendra à l’ONU
en septembre. Les juges français
participent aussi de ce cadrage
conceptuel. Au détour d’une ques-
tion prioritaire de constitutionna-
lité sur un futur site de stockage de
déchets radioactifs à Bure, dans
la Meuse, le Conseil d’État a rap-
pelé, en octobre 2023, le devoir du
législateur français de « veiller à ce
que les choix destinés à répondre
aux besoins du présent ne compro-
mettent pas la capacité des généra-
tions futures et des autres peuples
à satisfaire leurs propres besoins »
en cas d’adoption de mesures qui
porteraient une « atteinte grave et
durable » à un environnement sain.

Éthique de justice
Sans encore se matérialiser en des
droits qui seraient opposables et sin-
guliers, il s’agit plutôt d’une montée
en puissance de l’exigence d’antici-
pation et de prévention de la capa-
cité des générations futures à vivre
dans un environnement sain qui
semble primer. Au risque de sous-
estimer les atteintes déjà visibles ?
Patrick Batard / Abaca

Le philosophe des questions envi-

ronnementales Dominique Bourg,
Crédit photo

qui travaille depuis les années 1990

sur la notion de temps long en ›

15 au 21 février 2024 / Marianne / 53

Analys
DES PROCÈS FICTIFS CONVOQUÉS
I
maginez un décorum
d’audience avec tous les
codes mais sans véritables
plaignants et parties civiles,
car « au Tribunal pour
les générations futures,
les questions débattues
le sont dans l’intérêt de nos
descendants ». En intronisant
ainsi chacun des quelque
300 procès intentés
au nom des humains à venir
dans des sessions ouvertes
au public ou pour des
entreprises, le magazine Usbek
& Rica (appartenant au même
groupe que Marianne) donne
un caractère plus ludique
aux débats d’idées sur le futur.
Appelés à être jugés par
cinq spectateurs tirés au sort,
les chefs d’accusation sont
volontairement provocateurs :
54 / Marianne / 15 au 21 février 2024
« Faut-il encore faire
des enfants ? », « Les
collapsologues sont-ils
dangereux ? » ou encore
« Faut-il instaurer une bonne
dictature verte ? » Pour le
rédacteur en chef, Blaise Mao,
qui s’est parfois glissé dans
la robe d’avocat, l’exercice de
« prononcer un verdict au nom
des générations futures » va plus
loin que l’exposé d’opinions.
« Cela ajoute une nouvelle
responsabilité dans l’écoute »,
affirme-t-il. Plus récemment,
le studio de création, associé
au média, a même lancé
le Club des bons ancêtres,
qui propose aux adhérents
comme Thales, la Croix-Rouge
ou la BPI, des événements
prospectifs autour de scénarios
et d’experts oracles. n
› politique, est loin de juger la
démarche contre-productive.
Cependant, il alerte sur la grille
d’analyse du futur qui se projette-
rait vers la fin du siècle. « Le futur va
se décider en milieu de siècle avec le
pic de température que nous pour-
rions atteindre. Dans les années 1990,
quand on se souciait des générations
futures, on pensait que le problème
était lointain. Or on s’aperçoit
aujourd’hui que, avec l’accélération
de la perte de la biodiversité, cela
UNE relève du temps court pour la viabi-
DÉCLARATION lité et l’habitabilité de la planète. »
pour les
Les partisans du droit des géné-
générations
futures pourrait rations futures ne se placent pas
être adoptée dans la catégorie des éco-anxieux
lors du Sommet les plus alarmistes mais dans un
de l’avenir qui périmètre large de solidarité et de
se tiendra à l’ONU
continuité anthropologique. Une
en septembre.
Ci-dessous, partie de son inspiration est puisée
manifestation dans les combats des populations
du mouvement autochtones qui ont inscrit la tem-
Extinction
poralité et les effets de leurs actions
Rebellion,
à Londres, le sur plusieurs générations.
2 décembre 2019.
 Dans les faits, alors que les fon-
dements légaux des procédures
reposent davantage sur le prin-
cipe de précaution, le devoir de
vigilance ou la carence de l’action
publique, le paradigme des géné-
rations futures permet surtout,
dans son argumentation, d’arti-
culer les différents impératifs que
sont l’équité entre les générations
dans le fardeau de la lutte contre le
changement climatique et la pro-
tection des biens communs.
Théories et pratique
Depuis la soutenance de sa
thèse, Générations futures et droit
privé, en 2008, s’inscrivant dans
le sillon des travaux de la juriste
américaine Édith Brown Weiss,
Émilie Gaillard, aujourd’hui maî-
tresse de conférences en droit à
Sciences-Po Rennes, s’est habituée
aux répliques ricanantes qu’on lui
oppose lorsqu’elle défend « une
éthique de justice et de responsa-
bilité transgénérationnelle » et un
« basculement dans le droit de l’an-
ticipation ». Sur le plan juridique,
c’est l’idée même de protection de
personnes en devenir qui pêche :
« Le plus souvent, on me répond : “Ces
générations futures n’existent pas,
comment voulez-vous qu’elles aient
un statut juridique et une reconnais-
sance de droits et préjudices subis
qui leur sont associés ?” » Pour elle,
AU PAYS DE GALLES, UN COMMISSAIRE MOBILISÉ
a notion de Parmi ces initiatives offrant
c’est bien plus qu’un supplément
d’âme qui sous-tend cette néces-
sité d’agir en traçant un fil entre la
défense des générations présentes
et les suivantes, « alors que le droit
a été pensé pour régir les relations
entre les hommes vivant actuellement
entre eux ». Plus spécifiquement, son
travail établit un lien étroit entre les
dérèglements environnementaux
et la garantie des droits humains.
Pour preuve, c’est au nom d’une
interférence avec leur droit à la
vie et au respect de la vie privée et
familiale, tous deux inscrits dans la
Convention européenne des droits
de l’homme, que six adolescents et
jeunes adultes portugais ont déposé
une plainte auprès de la Grande
Chambre de la Cour européenne des
droits de l’homme contre l’inaction
climatique de 32 États, pourtant
signataires, en 2015, de l’accord
de Paris, qui les engage à limiter la
hausse des températures.
Mais comment construire
concrètement ces droits tant col-
lectifs qu’individuels sur un terrain
à la fois juridique et moral ? Dans
la Cause des droits (Dalloz, 2022), la
professeure de droit à la Sorbonne
et membre du Conseil supérieur
de la magistrature, Diane Roman,
identifie ainsi trois difficultés prin-
cipales pour passer des théories à la
pratique : « La première est celle de
savoir comment penser une relation
avance Marie Brousseau-
DES ÉTUDIANTS
SPÉCIALISÉS
laidoyer environnemental et sanitaire,
P droit de la nature et des peuples autochtones,
durabilité des politiques publiques :
depuis 2021, le campus caennais des transitions
de Sciences-Po Rennes propose à une bonne
quinzaine d’étudiants de master une spécialisation
générations futures et transitions juridiques.
Une rareté dans le monde académique, dont
le contenu à dominante juridique se distingue
des autres formations en droit de l’environnement
ou du développement durable par
un positionnement pluridisciplinaire qui pense
« la complexité des savoirs », que défend
Émilie Gaillard, maîtresse de conférences
en droit privé et à l’initiative de ce master. n
juridique sans contrepartie et obli-
gations bilatérales ? La deuxième
est de concilier ces “droits” de l’hu-
manité ou des générations futures
avec ceux des générations actuelles.
Opposer les “droits de l’humanité”
à ceux des humains vivants ne pré-
sente-t-il pas des risques, tant sera
grande la tentation de placer les
valeurs que l’humanité représente
au-dessus des intérêts et des droits
des individus ? Enfin, la troisième
difficulté est d’identifier les reven-
dications qui seraient considérées
comme des droits. »
Pour que ces droits deviennent
concrets, faudrait-il, par exemple,
partir d’une forme de garantie :
accorder aux jeunes de demain les
droits et les options dont bénéfi-
cient ceux d’aujourd’hui ? « C’est

L générations futures
n’est pas seulement
mobilisée dans les
prétoires. Politiquement,
celle-ci se traduit aussi par
une plus grande prise en
compte du long terme pour
mesurer la soutenabilité
des décisions prises
par les pouvoirs publics.
Épisodiquement, des
Guy Bell / Rex / Sipa
une représentation plus
aboutie figure au pays
de Galles, depuis 2016,
un commissaire aux
générations futures,
Derek Walker, chargé
de garantir l’application
encore inégale d’une loi
sur le bien-être des
générations futures. « C’est
une loi aspirationnelle et
Navarro, la commissaire
adjointe, qui se trouve être
une experte française
en droit gallois expatriée
à Cardiff depuis vingt-
cinq ans. Sans être dotée
d’un pouvoir contraignant
avec des sanctions, cette
équipe d’une vingtaine
de personnes ausculte
la publication de rapports
un concept clé transversal qui peut
transcender beaucoup de conten-
tieux, tout en veillant à respecter
un autre principe qu’est celui de la
proportionnalité », assure l’avocat
Emmanuel Daoud. En 2021, la Cour
constitutionnelle allemande a
estimé que la trajectoire de réduc-
tion des émissions de gaz à effet de
serre après 2030 devrait être mieux
précisée dans la loi, sous peine de

organismes tournés vers multidimensionnelle qui annuels par les différentes nuire à la « répartition proportion-
le futur sont ainsi apparus a défini une cinquantaine autorités publiques locales née des opportunités de liberté entre
à l’étranger au cours des d’indicateurs de progrès et et les mesures d’impact les générations ». Penser au futur,
deux dernières décennies. 18 jalons à horizon 2050 », qui ont été retenues. n oui. Mais sacrifier le présent. n J.C.

15 au 21 février 2024 / Marianne / 55

Entretie
“Je suis libéral, dans

MYSTIQUE
Dans Exorcisme,
le sociologue
raconte sa
jeunesse bercée
par le paranormal,
où ses amis et
lui versaient dans
le millénarisme.
“Nous cherchions
à réenchanter le
monde”, sourit-il.

possible et développer des hypo-

Dans son dernier ouvrage, le sociologue thèses. Il faut ensuite de la rigueur
Gérald Bronner revient sur son enfance et relate, pour les démontrer, mais c’est
avant tout l’imaginaire qui ouvre
avec tendresse et humour, le cheminement qui l’a les portes. Donc, oui, je dirais que
mené de “gourou” à expert des croyances collectives. cela a été une force pour moi.
PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE VOGTENSPERGER
Votre oncle n’a pas eu la chance
Marianne : Vous avez grandi impressionnant alors que je faisais de sortir de sa « vie étriquée ».
dans une HLM où vous aspiriez sans doute le singe savant. Je sentais Vous avez tiré de votre propre
à rejoindre le monde de que j’aspirais à autre chose, mais expérience et de la sienne
la culture, qui vous semblait j’ignorais à quoi précisément. Je une croyance en la destinée.
alors inaccessible. me suis terriblement ennuyé dans Aujourd’hui, je ne crois plus du tout
Cela a-t-il finalement mon enfance, et c’est grâce à cet à ce genre de choses. Mais, en effet,
constitué une chance ? ennui que je me suis mis à écrire des c’est ce que je raconte dans le livre,
Gérald Bronner : Je suis né dans poèmes. Je pense qu’obscurément j’ai cru en mon élection. En outre,
un milieu plutôt pauvre, éloigné j’y ai puisé une forme de créativité, mon oncle m’offrait un reflet obs-
des lieux de culture ; cependant, je qui a sans doute inspiré mon tra- cur de ce que j’aurais pu devenir.
n’en avais pas du tout conscience. vail de chercheur et de sociologue. Il avait interrompu sa scolarité
Paga / Opale

Petit, j’étais extrêmement curieux. Lorsqu’on fait de la science, il faut en troisième, c’était un peu l’in-
D’ailleurs, les adultes me trouvaient de l’imagination pour explorer le tellectuel de la famille et, surtout,

56 / Marianne / 15 au 21 février 2024

le sens politique du terme”
c’était ma ressource culturelle.
Incarcéré à vie dans sa chambre,
comme un vieux garçon, il lisait
des livres ésotériques. Grâce à lui
et aux livres, je savais qu’il exis-
tait un autre monde, qui a nourri
mon imaginaire. Malgré tout, cela
ne prouve pas la prédestination,
c’est d’ailleurs tout l’inverse. Cela
veut juste dire que, dans une même
matrice sociale, on peut produire
une chose et son contraire.
Pouvez-vous nous expliquer
ce qu’était le Cerf ?
Dans les années 1980, à Nancy,
nous avions monté avec Nahil, mon
ami d’enfance, aujourd’hui comé-
dien et scénariste, un groupe de
60 personnes : le Cerf (Chercheurs
en réalisme fantastique). Nous
rêvions, dans notre espace popu-
laire désenchanté, de créer un autre
monde, en construisant un discours
irrationnel autour de notre ville,
devenue le centre du monde ! À
l’époque, nous lisions beaucoup
Bergier et Pauwels, et le Matin
des magiciens était un best-seller,
foutraque, avec des choses sur les
extraterrestres, la magie, des his-
toires mystérieuses… Il y avait un
mouvement culturel, nourri d’hypo-
thèses paranormales, de théories
mystiques, auxquelles on croyait, et
qu’on appelait new age. Adolescents
curieux, nous interrogions le monde
de façon symbolique, menant des
enquêtes à travers la ville, cherchant
à interpréter telle anomalie, telle
coïncidence… Il fallait surtout trou-
ver des preuves à nos croyances.
Par exemple, comme nous étions
persuadés que le 22 était un chiffre
important, on le voyait partout,
jusque dans la symbolique de l’ar-
chitecture. On avait ainsi découvert
que, sur l’une des places de Nancy,
22 statues étaient installées, chiffre
correspondant exactement aux
arcanes majeurs du tarot. Grâce à
la lecture de Joséphin Péladan, de
Stanislas de Guaita, de Papus, des
occultistes du XIXe siècle, on par-
venait à comprendre ces symboles,
toutefois on pensait qu’ils annon-
çaient un récit initiatique. On était
convaincus, par un ensemble de
preuves absurdes, surinterprétées,
qu’on avait été élus pour quelque
chose, que Nancy était devenue le
centre du monde, et qu’un événe-
ment considérable, comme l’apoca-
lypse, y surviendrait. On était véri-
tablement millénaristes. Cela peut
paraître absurde, mais on y croyait.
Il suffisait de demander au réel de
nous prouver qu’on avait raison !
Nous cherchions véritablement à
réenchanter le monde.
Votre goût pour la sociologie
vous est venu parce qu’elle
devait « vous permettre
de faire advenir la révolution
pacifique rêvée à Nancy ».
Qu’est-ce que ça signifie ?
Oui, la sociologie, c’était un peu
cela. Au départ, je voulais faire de
l’ethnologie afin d’étudier justement
les rituels initiatiques – toujours les
mêmes obsessions. Or ce n’était pas
possible dans ma ville, et très vite je
me suis passionné pour la sociolo-
gie. Notre groupe du Cerf était porté
par un idéal de révolution pacifiste.
Assez naïvement, nous nous rat-
tachions plutôt à une tradition
anarchiste, que vous trouvez chez
Kropotkine, avec l’idée d’éveiller
les gens. On se disait : « Absconditus
deus es » (« tu es un dieu caché »).
L’initiation avait pour fin de révéler
le dieu qu’il y aurait en nous, comme
le veut l’alchimie. Tout l’ésotérisme
tend vers cela. Nous avons essayé
de politiser cette idée, en partant
“L’ANARCHISTE DEMEURE
EN MOI, COMME DIEU
D’UNE CERTAINE FAÇON,
TEL UN MEMBRE ARRACHÉ.”
du principe que, si tout le monde
arrivait à un état de conscience
supérieur, la situation sociale
serait formidable, et qu’il n’y aurait
même plus besoin d’État, de police,
etc. Ce genre de rêverie était très
utopique. Nous pensions que l’art
pouvait éveiller les consciences à la
nécessité de changer le monde. De
fait, la plupart d’entre nous sommes
devenus des artistes, et beaucoup de
mes amis de l’époque ont bifurqué
vers le théâtre en tant qu’intermit-
tents du spectacle.
L’anarchiste que vous
étiez sommeille-t-il toujours
en vous ?
J’ai toujours plus de sympathie
pour le noir que pour le rouge,
autrement dit pour l’anarchie
que pour la pensée marxiste, par
exemple. J’ai toujours eu horreur
des pensées autoritaires. Bien sûr,
notre foi politique de l’époque était
fondée sur ce que j’appellerais
aujourd’hui une « anthropologie
naïve », qui me sert aussi à penser le
Exorcisme, monde. Dans mon livre Apocalypse
de Gérald Bronner, cognitive, il y a toute une partie sur
Grasset, 240 p., 20 €. les utopies, dans laquelle on com-
prend pourquoi elles se fracassent
précisément sur des anthropolo-
gies naïves. Je dirais que l’anar-
chiste demeure en moi, comme
Dieu d’une certaine façon, tel un
membre qu’on m’aurait arraché.
Mais on dit que les amputés conti-
nuent à sentir leur membre et à en
souffrir. C’est un peu cela, c’est un
membre fantôme. Donc, ce jeune
homme anarchiste reste encore
présent en moi, mais pour m’ins-
truire de certains errements de la
pensée. On peut dire que je suis
libéral, dans le sens politique du
terme : je suis pour la séparation
des pouvoirs. Je crois, en effet, que
de la surveillance réciproque des
pouvoirs ne naît pas plus de vertu
mais plus de contrôle. Il faut trou-
ver des dispositifs sociaux pour ne
pas trop abuser du pouvoir. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 57
Entretie
“Les plus riches
sapent la démocratie”
Marianne : Qu’est-ce
que le « fondamentalisme
de marché » ?
Naomi Oreskes : Le fondamen-
talisme de marché correspond à
un ensemble de croyances, dont
la principale est la magie du mar-
ché, c’est-à-dire l’idée qu’il est
puissant et efficace. Il posséderait
une sagesse et sa main invisible
arrangerait les choses admirable-
ment. Par conséquent, nous, les
citoyens, devrions simplement
faire confiance aux marchés. Et
nous n’avons pas besoin que les
gouvernements les supervisent,
les réglementent ou les contrôlent.
Si cela a apporté la prospérité,
en quoi est-ce un problème ?
Il y a trois choses, selon moi. Tout
d’abord, il n’est pas certain que
le fondamentalisme de marché
Le Grand Mythe.
Comment les
favorise la prospérité. Ce que nous
avons vu aux États-Unis, en parti-
industriels nous ont
appris à détester
culier au cours des quarante der-
nières années, c’est une concen-
l’État et à vénérer
le libre marché,
tration massive de la richesse entre
de Naomi Oreskes
et Erik M. Conway,
les mains d’un très petit nombre
de personnes. L’approche fonda-
Les Liens qui Libèrent,
704 p., 29,90 €.
mentaliste du marché n’a donc pas
généré une prospérité généralisée et
58 / Marianne / 15 au 21 février 2024
Historienne des sciences à Harvard, Naomi
Oreskes analyse, dans son dernier livre, écrit
avec Erik M. Conway, comment la croyance
dans le pouvoir des marchés économiques s’est
imposée aux États-Unis, puis dans le reste du
monde. PROPOS RECUEILLIS PAR KÉVIN BOUCAUD-VICTOIRE
équitablement partagée… Les plus
riches disposent désormais d’un
énorme pouvoir politique et cultu-
rel, et ils l’utilisent pour influencer
la politique d’une manière qui, je
pense, sape la démocratie, car les
gens ordinaires peinent pour leur
part à se faire entendre. Ils ont du
mal à être représentés tant ces
puissants ploutocrates ont d’in-
fluence sur le système politique et
d’influence culturelle.
Et les deux autres raisons ?
Même si la prospérité était large-
ment partagée, ce qui n’est pas
le cas, elle crée d’autres types de
problèmes. L’un des principaux
est le changement climatique, et
c’est la raison pour laquelle Erik
Conway et moi-même avons com-
mencé à nous pencher sur cette
question. Ainsi, même si les mar-
chés fonctionnaient correctement
“AUJOURD’HUI,
LES COÛTS DU
CHANGEMENT
CLIMATIQUE SONT
TRANSFÉRÉS
AUX CITOYENS
ORDINAIRES.”
et répartissaient équitablement
les bénéfices entre toutes les per-
sonnes qui y ont contribué, nous
serions toujours confrontés au
problème du changement clima-
tique, qui cause aujourd’hui des
dommages se chiffrant en mil-
liards de dollars. Et qui paie ces
coûts ? Très souvent, ce sont les
gens ordinaires.
L’industrie des combustibles fos-
siles réalise des milliards de dollars
de bénéfices chaque année. Mais
pour le moment, les coûts énormes
du changement climatique sont
transférés aux contribuables, aux
citoyens ordinaires, aux petites
entreprises. Il s’agit d’une injus-
tice environnementale flagrante.
Stephanie Mitchell / Harvard Publishing and Communications - Getty Images / iStockphoto
L’existence même de certaines
nations, dans le Pacifique ou l’océan
Indien, est menacée. Ces pays n’ont
rien fait pour contribuer à la crise
climatique, et pourtant ils sont
maintenant confrontés au coût de
cette crise. Enfin, comme nous le
montrons dans le livre, la prospérité
n’est pas le principal argument des
fondamentalistes de marché.
Quel est-il alors ?
Leur principal argument est que les
marchés protègent la liberté poli-
tique, c’est-à-dire que la liberté éco-
nomique va de pair avec la liberté
politique. À les écouter, si vous com-
promettez la liberté économique,
par exemple par le biais d’une régle-
mentation gouvernementale ou sur
le prix du carbone, vous menacez
la liberté politique. C’est le cœur de
leur argumentation.
Notre livre commence donc
par les débats sur le travail des
enfants au début du XXe siècle.
Aux États-Unis, des enfants âgés
d’à peine 2 ans travaillaient dans
des usines textiles, et le taux de
mortalité parmi ces bambins était
phénoménalement élevé. Environ
la moitié d’entre eux mouraient
avant d’avoir atteint l’âge adulte.
Le coût social était donc énorme.
Les industriels ne disaient pas,
à ce moment-là, qu’ils aimaient
le travail des enfants. Ils n’affir-
maient pas non plus que le tra-
vail des enfants était bon pour la
prospérité. Ce qu’ils expliquaient,
c’est que si vous laissez le gou-
vernement réglementer le travail
des enfants, vous vous engagez
sur une pente glissante, celle du
communisme. Vous allez donc
perdre votre liberté. Il s’agit en
fait de la liberté des entreprises
de gérer leurs affaires comme elles
l’entendent, et de la liberté des
parents, en particulier des pères,
de décider ce que leurs enfants
doivent faire. Et c’est intéressant,
c’est exactement le même argu-
ment qui est avancé aujourd’hui
par les entreprises technologiques
contre la restriction des réseaux
sociaux : il s’agit d’une question de
liberté. Ils ne racontent pas qu’ils
veulent s’enrichir, car les gens y
verraient un argument égoïste.
Ils avancent un argument falla-
cieux pour dire qu’ils protègent
la liberté. L’Histoire prouve que
cet argument est faux.
Vous plaidez pour plus
de régulation, mais pas
pour le socialisme…
Aux États-Unis, le mot « socia-
lisme » est très difficile à utiliser.
Nous n’avons pas de Parti socialiste
crédible. Ce n’est pas comme en
France, où vous avez eu deux pré-
sidents socialistes. En Amérique,
le mot « socialisme » est souvent
utilisé comme une insulte. Pour
le public américain, nous avons
donc estimé qu’il était préférable
de parler davantage de social-démo-
cratie. Nous voulions également
faire comprendre que le capitalisme
n’est pas un phénomène unique.
Il y a eu de nombreuses formes de
capitalisme au cours de l’Histoire.
Le type de capitalisme dont parlait
Adam Smith dans la Richesse des
nations est très différent du capi-
talisme mondialisé et financiarisé
que nous connaissons aujourd’hui.
ARGUMENT Nous pensons donc qu’une
FALLACIEUX
Les entreprises grande partie du problème – pas
qui cherchent la totalité – qui nous intéresse
à protéger leurs est liée à la période qui a suivi la
intérêts en Seconde Guerre mondiale, et en
s’élevant contre
la restriction des
particulier à celle qui a suivi les
réseaux sociaux années 1970, lorsque le capita-
se posent en lisme s’est mondialisé et finan-
protectrices de ciarisé. C’est à ce moment-là que
la liberté. C’était nous avons assisté à d’énormes
aussi l’argument
des entrepreneurs concentrations de richesses entre
du début du les mains d’un petit nombre de per-
XXe siècle qui sonnes, et à des coûts environne-
rejetaient la mentaux considérables. n
régulation du
travail des enfants.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 59
 À la volée !
PAR JACK DION

L’EMPIRE DES SENS (INTERDITS)

À
À ma gauche, Serge July, ancien gau-
chiste, ex-directeur de Libération, où
il a repris du service comme éditoria-
liste. À ma droite, Bertille Bayart, chro-
niqueuse au Figaro. Pour les deux sus-
nommés, un ennemi commun : le « bon
sens », formule invoquée lors du conflit
des agriculteurs pour remettre en cause
(fort peu, n’exagérons rien) quelques-
uns des préceptes de la marchandisation
sanctifiés par l’Union européenne.
Pour Bertille Bayart, qui se reven-
dique du monde des sachants (on n’est
jamais si bien servi que par soi-même),
« le cercle de la raison abdique face au bon
sens ». D’une plume trempée dans l’encre
de la tempérance, elle aligne quelques
formules attribuées aux ennemis du
« bien-penser » : « Le libre-échange,
c’est mal ; la concurrence, c’est déloyal ;
l’Europe, c’est technocratique ; les normes,
c’est de la paperasserie ; la grande dis-
tribution, c’est des voleurs ; l’industrie,
des escrocs. » À la guerre (idéologique)
comme à la guerre. De son côté, Serge
July écrit : « Les amateurs de bon sens
sont tous des adeptes du populisme. »
Et de mettre dans le même sac Pierre
Poujade, Donald Trump, François Fillon,
les dirigeants de droite, Emmanuel
Macron, et tous ceux qui enfilent « le
maillot du conservatisme » pour adouber
un mot qui lui fait horreur entre tous :
« la souveraineté ».
À cette simple évocation, le sang de
Serge July ne fait qu’un tour. L’ex-
maoïste recyclé chez les gardes rouges
de l’élite retrouve les accents qu’il avait
utilisés en 2005, au lendemain de la vic-
toire du non au référendum sur le traité construction européenne, l’élargissement,
constitutionnel européen. Alors directeur les élites, la régulation du libéralisme, le
de Libération, il avait signé un éditorial réformisme, l’internationalisme, même
au vitriol pour dénoncer « un désastre la générosité ». En somme, les Français
général et une épidémie de populisme n’avaient pas voté en connaissance de
qui emportent tout sur leur passage, la cause, mais par peur, par réflexe animal.

Mise ÉLOGE IMPRÉVU DE

au point L’EXTRÊME GAUCHE ALLEMANDE
PAR JEAN-NUMA DUCANGE* l’Allemagne dans l’extermination des juifs. rangs de nombreux mouvements « progres-
Dans ce contexte particulier, au sein de la sistes » occidentaux, des milieux postcolo-

U
Une bonne partie de ce que l’on appelle
l’extrême gauche s’est illustrée par une
défense presque sans concession de la
« résistance » que représenterait le Hamas.
De tels propos témoignent d’une com-
plaisance ahurissante à l’égard de l’anti-
sémitisme. Et dans la gauche radicale à
l’échelle internationale, on est souvent
sur la même ligne, avec un argumentaire
tiers-mondiste mal digéré : qui critique
l’ordre colonial est avec nous.
En général, il vaut mieux passer son che-
min ; nos spécimens français suffisent ! Il
existe pourtant une exception notable dont
on parle peu, et qui mérite pourtant l’atten-
tion : l’Allemagne. Ici, on dérape beaucoup
moins sur l’antisémitismee à gauche. La
principale raison de cette différence, his-
torique, n’a rien d’un mystère : le poids de
l’expérience nazie et la responsabilité de
nébuleuse « gauchiste », d’aucuns ont mar-
qué des points depuis les années 1990 : les
« anti-Allemands ». Ce courant voit dans
l’Allemagne réunifiée un grand danger, la
renaissance d’un nationalisme germanique
pouvant conduire au pire. Anticapitalistes,
ils critiquent viscéralement l’antisionisme,
antichambre, selon eux, de l’antisémitisme.
Leurs positions radicales les emmènent
(trop ?) loin des positions traditionnelles
« anti-impérialistes », les faisant parfois
opter pour un soutien ferme aux États-Unis
par solidarité avec Tel-Aviv.
On peut ne pas épouser leurs thèses sur
tous les sujets. Mais ce qu’ils développent
vaut mieux que l’ironie méprisante du gau-
chisme français à leur égard. Bien avant
le 7 octobre 2023, le mensuel Konkret, par
exemple, remplissait depuis des années ses
colonnes d’articles accablants sur la façon
dont se propage l’antisémitisme dans les
niaux à des courants écologistes peu regar-
dants sur certaines dérives. Avouons-le,
on avait tendance – l’auteur de ces lignes
le premier – à les trouver parfois exces-
sifs. Rétrospectivement, ils apparaissent
comme des précurseurs ayant repéré
un grave problème : l’explosion de l’anti-
sémitisme au sein de franges de la gauche.
Et quand certains parmi eux se penchent
sur le cas de la France, ils proposent un
regard qui détonne. À Berlin, on vante
volontiers les mérites de l’intégration à
l’allemande tout en moquant la laïcité
du voisin d’outre-Rhin. On est désormais
enclin à un peu de modestie devant la
montée spectaculaire du parti d’extrême
droite AfD et de l’islamisme. Dans l’heb-
domadaire Jungle World, un long papier
de décembre 2023 revient sur « l’échec de
l’anti-laïcisme à l’allemande », montrant

60 / Marianne / 15 au 21 février 2024


Le débat était déjà ramené à un clivage
entre les gens de biens, membres d’un
club éclairé, et les gens de peu, ignorants,
bêtes et revêches.
I
Revoilà aujourd’hui la même probléma-
tique, les mêmes arguments et la même
incapacité à écouter la vox populi sans
la mépriser, la dénigrer, la caricaturer.
L’éditorialiste de Libération et la chroni-
queuse du Figaro viennent d’horizons dif-
férents. On se gardera de les mettre dans
le même panier, à la différence de ceux
qui aiment tant invoquer les extrêmes
pour dénigrer toute critique de la pensée
dominante. Reste qu’ils se retrouvent
ensemble pour dénoncer « la nouvelle
vague des progressistes populistes »,
comme l’écrit Bertille Bayart, qui semble
s’inspirer de Serge July, à moins que ce
ne soit l’inverse. À l’instar du mariage
de la carpe et du lapin, l’ex-gauchiste et
la néoconservatrice se retrouvent bras
dessus, bras dessous pour former l’avant-
garde de la bien-pensance de salon. Tous
nos vœux de bonheur ! n
toute l’ambivalence d’une critique unila-
térale de la laïcité à la française. On vous le
disait : parlons un peu la langue de Goethe.
Peut-être pourrait-on trouver un traduc-
teur pour La France insoumise ?
* Historien spécialiste de la gauche.
Au laser
PAR CHLOÉ MORIN*
BADINTER CONTRE
LA GAUCHE TWITTER
Interrogé en 2018 dans l’émission
« Quotidien », sur TMC, sur la phrase
qui l’avait aidé à vivre, le regretté
Robert Badinter cita Victor Hugo : « On
ne doit jamais retirer à un être humain
sa vie ni la possibilité de devenir meil-
leur. » Cette phrase résume le combat
qui fut le sien, et que la gauche a lar-
gement épousé. Jusqu’à récemment,
en tout cas. Car, désormais, une partie
du camp progressiste est tentée de
revenir, au nom de causes nobles telles
que la lutte contre les discriminations
et les violences sexistes et sexuelles,
sur certaines valeurs essentielles qui
ont fait sa grandeur dans l’Histoire.
Pour corriger les injustices passées
– les milliers de victimes de violences
sexistes et sexuelles qui n’ont jamais
osé parler ou n’ont pas été écoutées
par la police ou la justice –, il faudrait la cause des femmes, caissières,
urgemment créer des injustices nou- employées de banque ou infirmières,
velles. Faire taire tout le casting d’un qui, pour la plupart, perdent leur
film pour qu’il ne le promeuve pas, dès emploi dès lors qu’elles dénoncent des
lors que son réalisateur est visé par faits de harcèlement sexuel au travail.
une plainte, comme ce fut le cas pour
la série « Alphonse » de Nicolas Bedos. La tentation du coup d’éclat et
Ne pas parler des œuvres primées aux des postures révolutionnaires est
César, dès lors qu’un acteur ou qu’un compréhensible, car la douleur des
participant au film est ciblé par des victimes est proportionnelle à l’indi-
accusations de violences sexistes et gnation qu’elle suscite. Mais il suffit
sexuelles. S’interroger même sur la de connaître un peu ces sujets pour
diffusion des œuvres de Depardieu sur savoir combien la réalité est longue
les médias du service public, comme si et difficile à bousculer, combien ce
regarder les Valseuses revenait à cau- travail d’éducation, de sensibilisation
tionner les actes ignobles dénoncés de la société, d’aide aux plaignantes, et
par plusieurs femmes. Contourner la de changement des mentalités à tous
justice, qui ne fait qu’amplifier l’injus- les étages est long et souvent ingrat.
tice par sa lenteur, voire ne plus du Mais voilà : dans notre époque impa-
tout en tenir compte. Cela fait bien tiente et exigeante, il faudrait avoir
longtemps que le secret de l’instruc- terminé la révolution avant de l’avoir
tion n’existe plus dans ce pays, et la commencée, avoir déconstruit en un
présomption d’innocence risque fort jour les rapports de domination et les
de suivre le même chemin, à cause de clichés installés depuis des siècles.
notre incapacité collective à trouver les Alors une partie de la gauche, par
moyens d’écouter et de rendre justice facilité, préfère les effets de manche,
aux victimes autrement. la désignation de boucs émissaires
Nous faisons comme si censurer faciles, et les mesures radicales en
une œuvre ou louer le courage d’une apparence mais inefficaces, voire
Judith Godrèche à coups de tweets dangereuses sur le fond. n
pouvait suffire à faire progresser * Dernier ouvrage : Quand il aura vingt ans, Fayard.
15 au 21 février 2024 / Marianne / 61

L’IDÉE
DE LA SEMAINE
CHOISIR SA
SOUVERAINETÉ
En France et en Europe, durant quelques
jours, le monde paysan s’est fait entendre.
Cela faisait bien trop longtemps qu’il
patientait ! Toutes ces réglementations
européennes que les agriculteurs subissent,
auxquelles s’ajoutent celles qui ne concernent
que la France, recherchant l’excellence, font
que leurs produits ne peuvent plus trouver
acheteurs face à la concurrence européenne
et mondiale, si on y ajoute tous les traités
de libre-échange qui se succèdent.
Les a-t-on entendus, ces Français ?
Si l’on écoute les discours de Gabriel Attal,
il semblerait que oui. Il parle de souveraineté
française, d’exception agricole française,
de reprendre notre destin en main…
Que de doux mots à l’oreille du monde
agricole ! Gabriel Attal est-il sincère ?
Comment compte-t-il faire quand Emmanuel
Macron, lui, n’a que souveraineté européenne
en tête ? Quand l’Europe permet à l’Ukraine
de vendre sans barrière douanière ses
poulets, ses œufs, son blé, son sucre,
des produits qui ne suivent pas les mêmes
normes et qui arrivent en France à des prix
tellement bas, que les industriels
de l’agroalimentaire s’en frottent les mains ?
Les Français aimeraient pouvoir aider leurs
agriculteurs, leur permettre de vivre
de leurs exploitations, mais il est souvent
difficile de connaître la provenance
des produits que l’on trouve dans les
supermarchés. Espérons enfin qu’un juste
prix leur soit donné pour leur travail, et qu’il
leur permette d’en vivre. Que ce prix ne soit
pas absorbé dans les marges de l’industrie
agroalimentaire ! Que le gouvernement
y veille. Qu’il en soit fini du sacrifice
de notre agriculture, de notre élevage pour
permettre la commercialisation de produits
aux normes bien loin en dessous des nôtres.
Souverainetés française et européenne
sont incompatibles. Ce ne peut être que
l’une ou l’autre. Quoi qu’en dise notre
nouveau Premier ministre, ce n’est pas le
logiciel de notre président même s’il parle
de réarmement agricole. Ce ne sont que des
mots, et les mots ne suffisent pas ! n COLETTE RABEY
62 / Marianne / 15 au 21 février 2024
LA FNSEA, SYNDICAT OU LOBBY ?
Quand la Fédération nationale pour la santé ; quand elle
des syndicats d’exploitations
agricoles fait pression dans
défend une agriculture intensive
non vertueuse ; quand elle fait
les conseils d’administration la pluie et le beau temps,
des lycées agricoles n’est-ce pas surtout un lobby
pour s’opposer à un projet
végétarien (car il FAUT
sans contrainte ni contrepartie ?
Quand un Premier ministre,
manger de la viande) ; quand
elle s’oppose aux règles de
dans la panique, cède à tout
face à ce lobby puissant,
protection de l’environnement ; le peuple est en droit
quand elle veut continuer de se demander où se trouve
à utiliser des produits toxiques le pouvoir. n BRUNO LONCHAMP
LA MODE DES FAUX LIVRES
À l’instar des ados qui se photo- des livres » (Public Sénat) –, aient
graphient devant une bibliothèque pour décor des rayonnages bourrés
regorgeant d’ouvrages – peu de faux livres, à l’image des affli-
importe qu’ils n’aient jamais ouvert geantes allées d’Ikea.
un livre –, et dont ils publient les Et cela, alors que des millions
photographies sur TikTok, je de volumes aux dos enchanteurs
trouve bien regrettable que les dorment dans les boîtes à livres
deux seules grandes émissions partout sur le territoire national et
littéraires de la télévision ayant constitueraient à peu de frais, une
survécu au naufrage de la lec- fois récupérés, un fond de tableau
ture – à savoir « La grande librai- un peu plus sympathique… n
rie » (France 5) et « Au bonheur PIERRE BOXBERGER, MÂCON
UNE NOUVELLE JURISPRUDENCE
POUR LES POLITIQUES
Le dossier judiciaire des assistants parlementaires du MoDem
vient de trouver son dénouement. Le bénéfice du doute
aboutit à la relaxe du président de ce parti et, de façon
surprenante, à la condamnation de certains élus européens
et de leurs collaborateurs. Le parquet réclamait
une condamnation accompagnée de sursis. Il fait appel.
Le citoyen s’interroge : ainsi, un dirigeant de parti politique peut
ignorer ce qui se passe dans l’arrière-cuisine ? La responsable
du RN devrait passer prochainement devant la justice pour
des faits analogues, bénéficiera-t-elle de cette jurisprudence
nouvelle ? n MAX VILLEROUGE
JEAN-MICHEL QUATREPOINT
NOUS MANQUERA
Je tiens à exprimer toute ma pour moi, des hommes sincères,
tristesse à la nouvelle de la mort courageux, plein d’expérience
de Jean-Michel Quatrepoint, dont et, en plus, très sympathiques.
je lisais ou écoutais les interven- Des humains comme il n’y en a
tions avec le plus grand des inté- pas assez.
rêts. Quelle perte, quelques mois Toutes mes condoléances à ses
après la disparition de Jacques proches et à Marianne. n
Julliard ! Tous deux étaient, JEANNE PITROU (78)
 L’INVASION NEURONALE A COMMENCÉ
Après le sacrifice d’un
nombre important d’ani-
maux, Neuralink a mainte-
nant les coudées franches
et de l’argent plein les
poches. Son maître à
penser, en la personne
d’Elon Musk, a obtenu
son visa pour conqué-
rir le cerveau humain
et le mener vers un être
nouveau. L’invasion
neuronale a commencé.
L’homme augmenté va
faire ses premiers pas.
Et nous applaudissons
bien fort le mécène de
l’homme moderne, celui
qui sera au-dessus de la
machine, le renouvelé,
mais surtout… le riche.
Car il est évident que cette
avancée extraordinaire,
hors norme, abracada-
brantesque, se paiera en
monnaie sonnante et
trébuchante pour le qui-
dam qui voudra profiter
d’une vie au-delà de son
enveloppe corporelle.
De l’humain terrible-
ment périssable à son
immortalité, il y a une
ligne que certains osent
franchir sous des pré-
textes de paradis. Le mot
fin n’aura plus sa place
dans notre langage. Nous
serons alors plus vivants
que le vivant de notre
terre, pour un temps indé-
terminé. Un avenir pour
le meilleur ou… pour le
pire, car combien de ces
hommes de sciences
ont regretté d’avoir créé
le monstre : Nobel et la
dynamite, Oppenheimer
et la bombe atomique,
Galston et l’agent orange,
Kalachnikov et le fusil
AK-47, etc. ? Mais les
remords ne font pas reve-
nir les milliers de morts.
Ainsi va la science avec son
lot de cobayes « utiles ».
Les découvertes savent
être fantastiques quand
elles contribuent à faire
exister mieux le vivant sur
notre planète. Pourquoi
augmenter l’homme à tout
prix ? Est-ce le rendre meil-
leur ? Ne faudrait-il pas
d’abord… le réparer ? n
MARIE-PAULE BARBAZA ROUSSEAU
MARIANNE 28, rue Broca, 75005 Paris
TÉL. : 01 53 72 29 00 FAX : 01 53 72 29 72.
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CHRONIQUEURS : Périco Légasse (29 65), Samuel Piquet (29 01).
CONSEILLER ÉDITORIAL : Alain Léauthier (29 44).
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Violaine des Courières (29 36), François Darras (29 00), Laurence
Dequay (grand reporter social) (29 24), Sébastien Grob (29 29),
Maël Jouan (29 31), Pierre Lann (29 91), Louis Nadau (29 16),
Marie-Estelle Pech (29 59), Bruno Rieth (29 78).
INVESTIGATION : Emmanuel Lévy, (29 20), Vanessa Ratignier (29 52),
Laurent Valdiguié (grand reporter) (29 62).
MONDE : Anne Dastakian (grand reporter) (29 23),
Quentin Müller (reporter) (29 95).
Correspondants : Diane Cambon (Espagne), Ariel F. Dumont (Italie),
Julien Lacorie (Israël), Fabien Perrier (Grèce), Thomas Schnee
(Allemagne) .
CULTURE : Frédérique Briard (29 57), Myriam Perfetti (29 53).
ASSISTANTE : Elsa Bessot (29 26).
JEUX : Jean-Paul Cordier.

CE NÉOCAPITALISME QUE L’ON REBAPTISE JOURNAL DES LECTEURS : lecteurs@journal-marianne.com.

On appelle couramment néolibéralisme
la période économico-politique actuelle.
Pourtant, le dirigisme et l’interventionnisme
forcenés de l’État, de l’Europe ou des collec-
tivités locales nous éloignent définitivement
de tout libéralisme. La liste des exemples
que l’on pourrait citer du carcan qui enserre
toute initiative emplirait un numéro entier de
Marianne. La véritable liberté est pratique-
ment réduite à néant. De plus, depuis 2017, il
est clair que le gouvernement agit en faveur
du capital et des plus riches. La réduction
de l’ISF, la taxation réduite des dividendes
réjouissent les actionnaires. Les charges des
entreprises ont été maintes fois diminuées et
aucun projet d’importance ne se réalise sans
le concours de subventions publiques défini-
tivement acquises aux investisseurs privés.
On devrait plutôt parler de néocapitalisme
pour baptiser ce pillage des deniers publics
organisé par nos dirigeants sous l’emprise
des lobbys. n ROGER, RODEZ
CHARGÉE DES ÉVÉNEMENTS EXTÉRIEURS : Éliane Paty (29 40).
COMMUNITY MANAGER : Marius François (25 43).
RÉALISATION
RÉDACTRICE EN CHEF TECHNIQUE : Isabelle Michaux (29 33).
ÉDITION : Myriam Perfetti (chef d’édition) (29 53),
Nathalie Maréchal (29 60) ; Ludivine Benard (29 61),
Christophe Baffier-Candès (révision) (29 19),
Christophe Barré (révision) (29 58), Julien Vallet (web) (29 67).
MAQUETTE : Bertrand Lacanal (direction artistique) (29 27),
Muriel Seisser (première maquettiste) (29 75),
Stéphanie Capitolin Deleau (29 32).
PHOTO : Frédérique Briard (29 57), Gaëlle Gauducheau (29 28).
ADMINISTRATION
SERVICES GÉNÉRAUX : Marie Filipovic (29 90).
INFORMATIQUE : Karim Benmalek (29 77).
DIFFUSION
VENTE AU NUMÉRO : Daniel Gillon (directeur),
Julie Chahinian (chef de produit)
ABONNEMENTS : Armelle Colin (directrice),
Laury Maligue (chef de produit).
PHOTOGRAVURE COUVERTURE : Keygraphic.

CES AGRICULTEURS OUBLIÉS IMPRIMERIE : Newsprint Lieusaint (77).

Merci Marianne pour l’article
sur la FNSEA. Pourquoi les médias
mainstream ne nous en parlent-ils pas
ainsi ? Qui sont les paysans entendus
dans les convois de tracteurs ?
Peut-être ceux dont les revenus – PAC
comprise – les autorisent à abandonner
leur exploitation pendant plusieurs jours
et à brûler quelques centaines de litres
de GNR… Probablement moins ceux
qui crèvent misère, que leur activité
retient à la ferme, que la PAC néglige,
qui tentent de produire ce dont
l’alimentation de chacun a réellement
besoin au quotidien, et pas les céréales
produites sur des centaines, voire
des milliers d’hectares, pour nourrir
des bovins exportés ou fabriquer
du carburant vert. En fait, tout ce
qui est vanté par nos élites comme
le magnifique excédent commercial
du secteur agricole français.
Pendant ce temps-là, il nous faut
importer en masse des fruits
et légumes provenant parfois
de l’autre bout du monde et que nos
agriculteurs ne peuvent plus produire.
On marche sur la tête ! n PATRICE FOURNIER
ISSN : 2425-4088 (imprimé) / 1286-4749 (en ligne)
No CPPAP 1027 C 89227 Printed in France / Imprimé en France.
PUBLICITÉ : CMI Media, Valérie Masson, Séverine Franier,
3/9 avenue André-Malraux – 92300 Levallois-Perret – 01 87 15 17 95.
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1 an (51 nos)159 €.
AUTRES PAYS : nous consulter.

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15 au 21 février 2024 / Marianne / 63

 La Saint-Valentin
UNE FÊTE
PAS SI
ROMANTIQUE
Avant d’occasionner une avalanche de bijoux, de
fleurs et de chocolats, le 14 février est d’abord
une histoire de copulation d’oiseaux, de paganisme
et de martyrs chrétiens. PAR GUILHERME RINGUENET
Q
Quel est le point commun entre
l’histoire mouvementée et violente
des premiers siècles du christia-
nisme et la fête des amoureux célé-
brée chaque 14 février ? A priori,
l’équation semble insoluble entre,
d’un côté, une histoire que l’on
pourrait hâtivement qualifier d’an-
cienne, et, de l’autre, une fête com-
merciale comme notre société de
consommation aime nous en offrir.
Ce serait oublier que, à la différence
des mathématiques, les cultures et
les civilisations ne s’embarrassent
pas de contradictions.
Mais d’abord, qui était
Valentin ? En réalité, il faudrait
écrire cette interrogation au plu-
riel, car « il existerait deux martyrs
prénommés Valentin et ayant vécu
au IIIe siècle. Valentin de Rome et
Valentin de Terni. Ils ne sont pro-
bablement qu’une seule et même
personne », répond le père Robert
Godding, directeur de la Société des
POURQUOI ON EN PARLE
LE CŒUR ET LA BOURSE
a Saint-Valentin est célébrée par un couple
L sur deux en France. Alors, avant que
les amoureux ne se donnent rendez-vous
au restaurant, autant qu’ils sachent pourquoi
ils se sont réunis. En 2022, le budget moyen
était de 114 €. Mais ça, c’était avant l’inflation… n
64 / Marianne / 15 au 21 février 2024
bollandistes, l’une des plus vieilles
sociétés savantes du monde, instal-
lée à Bruxelles et dont les travaux
portent sur l’hagiographie critique,
c’est-à-dire l’étude historique de
la vie des saints. Valentin de Terni
serait mort un 14 février, condamné
par l’empereur Claude II pour
avoir célébré clandestinement des
mariages chrétiens. Ce n’est qu’avec
la promulgation de l’édit de Milan,
en 313, par l’empereur Constantin,
que le christianisme est légalement
reconnu au sein de l’Empire romain
comme religion. Cette version ne
convainc pas l’historien jésuite. « La
liturgie chrétienne du mariage n’est
pas antérieure au XIIe siècle. Et puis,
avant le XXe siècle, il n’y a que très
peu de traces iconographiques d’un
culte ecclésiastique concernant ce
patronage particulier, que ce soit
dans les peintures des églises ou dans
les images pieuses », observe-t-il.
La tradition serait en réalité plu-
tôt à rechercher ailleurs. « Dans un
calendrier composé par le moine
Bède le Vénérable, qui a vécu entre
le VIIe et VIIIe siècle, on trouve la men-
tion suivante, à la date du 13 février :
“Hic aves incipiunt cantare et
ascendere”, c’est-à-dire, “Ce jour, les
oiseaux commencent à chanter et à
s’accoupler” », explique le religieux.
Plusieurs siècles plus tard, au
XIVe, cet héritage italien des pré-
mices de la belle saison en février
se retrouve sous la plume de l’écri-
vain anglais Geoffrey Chaucer,
auteur des Contes de Canterbury.
« Dans son poème le Parlement des
oiseaux, il écrit : “Car c’était le jour
de la Saint-Valentin, quand chaque
oiseau vient pour choisir son âme
sœur.” Ces vers sont à l’origine de
la tradition liant la Saint-Valentin
aux amoureux », annonce Robert
Gooding. Au XVe siècle, le pape
Alexandre VI, constatant ce rituel
bien installé, décide de lui donner
un cachet plus officiel en décrétant
que Valentin de Terni est le saint
patron des amoureux et des céli-
bataires en quête de l’âme sœur.
L’inculturation est en marche.
“Valentinage”
Voilà pour la dimension chré-
tienne de la fête qui célèbre les
élans du cœur. Mais son origine ne
saurait se restreindre à cet unique
aspect. Il faut également tourner
son regard vers les rites pétulants
et sophistiqués de la païenne Rome
antique. Les lupercales étaient une
célébration romaine marquant la

fin du calendrier religieux, entre
le 13 et le 15 février. Elles asso-
ciaient l’arrivée du printemps à
la fécondité. Elles étaient célébrées
par de jeunes Romains réunis au
pied du Palatin, dans la grotte où,
selon le mythe, Remus et Romulus
auraient été allaités par une louve.
Après avoir sacrifié une chèvre ou
un bouc, les citoyens récupéraient
la peau de la bête pour en faire des
lanières destinées à fouetter les
femmes qui seraient ainsi rendues
fécondes. Les lupercales sont inter-
dites en 494 par le pape Gélase.
Le saint-père y voit un prétexte à
la débauche.
Pourquoi les deux histoires
sont-elles liées ? Difficile à dire.
Seulement, il est à noter que ce
lien semble emprunter au schéma
classique d’une superposition, de
la même manière que la naissance
du Christ a pour date la fête du
solstice d’hiver.
Le souffle de la tradition du
14 février est à chercher beau-
coup plus près de nous. À la suite
akg-images
du poète Chaucer, la haute société
anglaise développe la coutume
ORIGINE
ROMAINE ?
Associant l’arrivée
du « valentinage ». Il s’agit d’unir
du printemps au moins pour un jour une jeune
à la fécondité, femme et un jeune homme désignés
les lupercales par le hasard. Parmi les obligations
de la païenne de ce jeune couple, s’offrir en secret
Rome antique
se déroulaient des cadeaux et s’écrire des mots
au pied du Palatin doux. Nous sommes bien loin des
entre le 13 excès des Romains… Charles d’Or-
et le 15 février. léans, petit-fils du roi Charles V de
Ci-dessus,
peinture de Andrea
France, découvre la Saint-Valentin
Camassei de 1636 lorsqu’il est fait prisonnier des
les illustrant. Anglais après la bataille d’Azin-
court, en 1415. En composant des
ballades et des rondeaux sur cette
journée spéciale, le poète de Le
temps a laissé son manteau intro-
duit la célébration du 14 février au
sein de l’aristocratie française.
Sa démocratisation se fait au
XVIIIe siècle, lorsque les premières
cartes faisant explicitement réfé-
rence à la Saint-Valentin com-
mencent à être échangées. Mais
c’est aux États-Unis, au cours
du XIXe, que s’établit réellement
la coutume d’envoyer un message
d’amour dès que le calendrier
signale le 14 février. L’arrivée des
GI pendant la Seconde Guerre
mondiale n’a pas été suivie que
par la libération de la France et
la découverte des Lucky Strike et
des chewing-gums. Le passage des
troupes de l’Oncle Sam ravive en
Europe la flamme pour Valentin.
Marqueur commercial
Depuis soixante ans maintenant,
la seule commune de France ayant
pour nom le patron des amoureux
organise une grande fête chaque
14 février. Parmi les nombreuses
animations organisées dans ce
village de l’Indre, le maire pro-
pose de remettre des « diplômes
d’Amour ». Comme l’indique le site
internet du village des amoureux :
« Alors, quoi de mieux que de célé-
brer l’amour dans l’unique village
en France à porter le nom du patron
des amoureux ? » Le site rapporte
également qu’en 1965 la première
fête instituée par la commune ber-
richonne de 300 âmes « fut placée
[un temps] sous le haut patronage
de la Fédération nationale des fleu-
ristes et la Fédération nationale
des commerçants ».
C’est dans les années 1980 que
la Saint-Valentin devient réelle-
ment un marqueur commercial
saisonnier. Les fleuristes pro-
meuvent cette date pour faire
grimper leur chiffre d’affaires en
misant sur cette « valeur refuge »
qu’est le couple. Telle la flèche de
Cupidon, ils ont visé juste. Selon
une étude réalisée en 2023 pour
Valhor, l’interprofession française
de l’horticulture, de la fleuristerie
et du paysage, et FranceAgriMer, il
est estimé à « 1,4 million le nombre
de foyers ayant acheté des végétaux
à l’occasion de la fête des amou-
reux ». Sans surprise, la rose est la
fleur plébiscitée. Quant au bijou,
les ventes augmentent en cette
période de 79 %, selon un article
du Courrier des entreprises paru
en 2022. Enfin, le marché des sex-
toys, en pleine progression depuis
plusieurs années, connaît un pic
à la Saint-Valentin. À se deman-
der si l’Église n’avait pas anticipé
ce débordement commercial
lorsqu’en 1969, pourtant année
érotique, elle a supprimé le saint
de son calendrier liturgique… n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 65
 Musique

Chefs-d’œuvre
en danger :
Qui pourra sauver
le classique ?
66 / Marianne / 15 au 21 février 2024
 La “grande musique” est-elle menacée
d’extinction ? La question est provocante.
À l’appui, ce constat : dans les salles, les cheveux
blancs et gris sont souvent majoritaires. Le jeune
public est-il perdu à jamais ? Plus largement : qui
compose de la musique d’obédience “classique”
aujourd’hui, et pour être écoutée par qui ?
Nous avons posé ces questions à ceux qu’elles
concernent au premier chef. PAR THOMAS E. FLORIN

L
Le divorce a eu lieu en 1994, sans
faire grand bruit. Séparation dis-
crète au sein d’une industrie du
disque qui n’avait jamais gagné
autant d’argent – merci les ventes
de CD. Le gâteau plus gros que
jamais, le petit monde feutré de
la musique classique décida de
faire sécession et se détacha des
Victoires de la musique « ordi-
naires » pour avoir sa propre céré-
monie, son grand raout télévisé
annuel. Depuis, ces deux conti-
nents dérivent, et, trente ans plus
tard, ils se sont perdus de vue.
En 2023, alors que les plates-formes
de streaming généraient de nou-
veaux records de revenus pour les
artistes de chanson, de pop et de
musique (dite) urbaine, l’émission
« Les Victoires de la musique clas-
sique » passait, quant à elle, sous
la barre symbolique du million de
téléspectateurs – soit 2,3 fois moins
que « Les Victoires » mainstream.
Une longue glissade vers l’oubli ?
En 2024, ils sont 22 musiciens
classiques à être nommés aux
Victoires, une nouvelle génération
que tous les connaisseurs du milieu
(des gens qui ont plutôt la dent dure,
par tradition) s’accordent à décrire
comme d’un niveau exceptionnel, à
la fois en matière de technique et de
sensibilité sur l’instrument. Parmi
ces nommés, il y a des solistes, des
révélations, mais aussi des com-
positeurs. C’est à l’un de ceux-là
que nous avons choisi de parler en
premier. Au cœur de Paris, place
du Châtelet, entre le théâtre du
même nom et une pub pour un
E. Soudan / ANDBZ / Abaca
gagné deux, « dont, une, la dernière,
que j’ai oubliée dans le train, ce qui a
créé une alerte à la bombe ».
Il rit, on lui demande quel effet
ont eu ces prix sur sa carrière :
« Vous savez, personne ne connaît les
compositeurs d’aujourd’hui. Si vous
demandez à des passants dans la rue,
moins d’une personne sur dix pourra
vous donner un nom. Alors une
Victoire, ça permet d’avoir un coup
de projecteur, et j’imagine que pour
un programmateur qui hésite, ça
devient un argument. » Moins d’une
personne sur dix. C’est peut-être
le problème avec le classique : per-
sonne ne sait que c’est (aussi) une
musique de notre temps… Et même
si, à Paris, la Philharmonie fait figure
de contre-exemple à saluer (grâce
notamment à des tarifs accessibles
à tous les publics, et donc aux plus
jeunes), bien souvent, les œuvres du
répertoire se jouent dans des salles
où l’âge moyen, dans les fauteuils,
se situe autour de 65 ans.
Un milieu de l’entre-soi
« Selon vous, à quoi les gens pensent
quand on leur dit musique clas-
sique ? » Cette question, nous
la posons trois jours plus tard
à Élise Bertrand, au pied de la
Philharmonie, justement. Elle a
23 ans, suit des cours d’écriture
au Conservatoire national supé-
rieur de musique et est nommée
pour la première fois aux Victoires :
dans la catégorie « révélation
soliste » en tant que violoniste.
« Ils pensent certainement à Bach,
Mozart, Beethoven et Chopin, ce

karaoké (« 0 % talent, 100 % kif », qui est malheureusement le cas

promet l’affiche), Karol Beffa arrive. de beaucoup de musiciens égale-
La cinquantaine, chemise noire, il ment. C’est un milieu qui peut être
commande un chocolat chaud et très conventionnel, très entre-soi,
s’assoit. Des statuettes, il en a déjà et peu curieux, ce qui alimente ›

15 au 21 février 2024 / Marianne / 67

Musiqu
› les clichés et finalement nous
dessert. » Nous rapportons
ces paroles à Marc Voinchet,
directeur de France Musique
et président des Victoires de la
musique classique : « Il y a une
phrase qui me hante dans mon
travail. » La voix est basse, de
radio, selon l’expression consa-
crée, avec cette légère pronon-
ciation du Sud-Ouest qui lui per-
met de tout dire. « Cette phrase,
c’est : “Ce n’est pas pour moi.” Les
trois quarts du temps, des gens
qui n’auront aucun problème à
aller au musée, au théâtre ou à
lire le dernier Goncourt se diront :
“La musique classique, ce n’est
pas pour moi.” Mais pourquoi ? »
Des ventes marginales
« Socialement, c’est vrai, il y a une
connotation. » Pendant qu’il souf-
flait sur son chocolat, on rappe-
lait à Karol Beffa que, hormis la
flûte à bec au collège – pratique
abandonnée, Dieu merci, en 2018,
au profit du chant –, l’enseigne-
ment français de la musique au
XXe siècle a surtout été l’apanage
des « bonnes familles » et des villes
communistes. « Et je ne suis pas
certain que la gauche d’aujourd’hui
soit restée fidèle à cette idée d’un
art exigeant pour tous. On a plutôt
l’impression que la musique clas-
sique est considérée comme savante
et élitiste », assène-t-il.
Perception qui a été indubita-
blement accentuée par l’histoire
récente de cette musique. Alain
Lanceron, président des Victoires
de la musique classique de 2006
à 2010, un homme qui a com-
mencé sa carrière dans le disque
classique en 1978 et est à présent
directeur de l’un de ses plus gros
labels, Warner Classics et Erato,
l’a vu de ses yeux : « La musique
classique contemporaine a long-
temps été dans une impasse, avec
l’avènement de la musique sérielle :
une musique savante destinée à des
connaisseurs. Aujourd’hui, elle est
redevenue plus abordable, mais les
ventes de disques de ce répertoire
restent marginales. Pour preuve, peu
d’œuvres françaises sont entrées au
68 / Marianne / 15 au 21 février 2024
répertoire depuis Henri Dutilleux
et Olivier Messiaen, ou, avant eux,
Francis Poulenc. »
Pendant que la société occiden-
tale se transformait sous l’impul-
sion de la musique anglo-saxonne,
le monde de la musique classique
– et encore plus fortement en
France sous l’influence du com-
positeur et chef d’orchestre Pierre
Boulez (1925-2016) – se querel-
lait pour savoir si, oui ou non, les
compositions modernes devaient
conserver un rythme, des mélodies
et être harmonieuses. Karol Beffa :
« Je pense que si une musique écrite
ne se ressource pas dans la musique
populaire, elle est condamnée à dis-
paraître. Se ressourcer, c’est ce qu’ont
su faire les minimalistes américains
comme Steve Reich ou Philip Glass :
Reich est allé au Ghana, Glass en
Inde. Par ailleurs, ils étaient fous de
John Coltrane, et leurs influences sur
le rock ou la musique électronique
est considérable… »
Mais qu’en est-il du répertoire
plus récent ? Alain Lanceron pense
que le mettre en lumière est avant
tout affaire de volonté. Et cite un
exemple pour l’attester : « Au
Metropolitan Opera de New York,
des œuvres classiques comme Aïda
ou la Bohême ne remplissent la salle
qu’à moitié ; alors que, en 2023,
l’adaptation de The Hours, com-
posée par Kevin Puts – une belle
musique très accessible –, s’est
donnée devant des salles combles.
Depuis ce succès, le directeur a com-
mandé 13 opéras inédits à des com-
positeurs d’aujourd’hui qui écrivent
ce genre de partitions. »
Un répertoire neuf s’écrirait
donc. Mais quel public l’entendra ?
Marc Voinchet : « On ne va pas se
mentir : chez moi, l’auditeur a une
moyenne d’âge un peu supérieure au
reste de Radio France : on est à 66 ans
contre 56 chez France Cul[ture]. Et
j’ai eu une très grosse progression sur
les plus de 75 ans ! Ah oui ! Rigolez…
ça fait marrer tout le monde. Mais ça
fait une saison qu’on est passé au-des-
sus du million d’auditeurs par jour. »
Le rajeunissement du public est en
vérité une préoccupation que l’on
retrouve chez tous les musiciens,
UN TRUC
DE RICHES ?
“On a l’impression même chez ceux qui sont à l’aube
que la musique de leur carrière. Élise Bertrand pré-
classique est cise : « Bien sûr que cette musique
considérée
comme savante reste pertinente au XXIe siècle, elle
et élitiste”, n’a même jamais été aussi disponible.
analyse Karol Mais c’est à nous de le démontrer en
Beffa, pianiste faisant certains efforts, notamment
et compositeur.
sur notre image. J’essaye de proposer
des photos qui ne soient pas comme
trop souvent dans notre milieu, où
tout le monde est un peu lisse… Mais
c’est difficile à faire accepter aux pro-
fessionnels, qui ont souvent du mal à
suivre. Pareil pour le répertoire : c’est
trop souvent le même qui est joué,
alors qu’il y a plein d’œuvres sublimes
à faire découvrir. »
Si dans les concerts d’Élise
Bertrand se côtoient Arnold
Schönberg, Ottorino Respighi et
ses propres compositions, cer-
tains ouvrent le spectre au-delà
du classique. Cette conversation,
nous l’avons par téléphone avec la
chanteuse Lea Desandre, nommée
pour la quatrième fois aux Victoires
cette année. Depuis Genève, où elle
jouera Idamante dans Idomoeno, de
Mozart – un rôle écrit initialement
pour un castrat –, elle raconte com-
ment, avec l’ensemble Jupiter, ils
ont attiré un nouveau public : « Ils
avaient vu sur YouTube des vidéos
de nous, un ensemble de musique
Victoires de baroque jouant des succès de Julie
la musique Andrews [l’actrice et chanteuse star
classique 2024,
Éric Garault / Pasco&co
de Mary Poppins] avec un jazz-band.
en direct de
Montpellier,
C’est un spectacle que l’on a monté
sur France 3 et France pour l’Opéra de Rouen, et que l’on
Musique, le jeudi rejouera à l’Opéra-Comique, à Paris,
29 février, à 21 h. ce printemps. » Comme une suite

logique à cette démarche, sur son
dernier album, Idylle (enregistré
avec le luthiste Thomas Dunford),
entre des pièces de Marc-Antoine
Charpentier (1643-1704) et Erik
Satie (1866-1925), elle offre une
très belle version de la chanson
les Premiers Bonheurs du jour, de
Françoise Hardy. « Mon idée, ce
n’est pas de mélanger pour mélan-
ger, mais de mélanger pour lier, pour
montrer que toute cette musique au
fond n’est… que de la musique. »
Alain Lanceron, président de la
maison de disques de Lea Desandre,
tempère : « Les chanteurs classiques
ont toujours abordé d’autres réper-
toires. Et si l’on regarde le top des
ventes, les crossovers [musique
mélangeant les genres] et les
musiques easy listening trustent
désormais les premières places – et
ceci, même en France, un pays tra-
ditionnellement porté sur le grand
répertoire. On assiste au triomphe de
plusieurs artistes dits néoclassiques,
des gens qui, pour faire court, sont un
peu les Richard Clayderman de notre
temps. » Et le résultat est, il est vrai,
rarement heureux. Ou, comme le dit
Élise Bertrand : « Si c’est bien fait,
avec goût et pertinence, ça peut être
très bien ; mais ça peut aussi être un
peu de la daube… »
De la daube, ou de la soupe. Le
Audoin Desforges / Pasco&co
encore celles de Tony Ann, dont
le titre Euphoria ouvre la playlist
« Du classique pour travailler » sur
Deezer. « Une des playlists classiques
les plus écoutées sur les plates-formes,
dévoile Alain Lanceron, au même
titre d’ailleurs que “Classical music
for pets”, la playlist destinée aux
animaux domestiques. »
Apaiser les âmes
L’animal serait donc le possible futur
de la musique classique ? Et le piano,
au fait, « c’est pour les chiens » ? On
commence à s’inquiéter, mais voilà
qu’une étude sur les pratiques cultu-
MÉLANGE relles des Français nous réchauffe le
DES GENRES cœur : 81 % d’entre eux écoutent de
La mezzo-soprano
Lea Desandre, la musique (sous toutes ses formes)
nommée pour la très régulièrement. Mais seulement
quatrième fois 11 % de nos concitoyens la pra-
aux Victoires, tiquent, une proportion qui s’est
assume d’ouvrir
le spectre au-delà réduite de moitié en trente ans. Une
du classique. forme de distance continue donc
En reprenant à se creuser, et pourtant, lors des
Françoise Hardy, confinements de triste mémoire, les
par exemple… statistiques ont montré que la part
de musique classique écoutée, en ces
temps si particuliers, avait fortement
progressé. « Aux premiers jours du
confinement, France Musique diffu-
sait sa playlist automatique de grève,
se rappelle Marc Voinchet, et tout de
suite, on a reçu des messages d’audi-
teurs furieux : “Bande de salauds,
vous abandonnez vos programmes
quand on en a le plus besoin !” Alors,
en urgence, on a monté une autre
grille, avec des émissions réalisables
depuis l’extérieur des studios, plus
fidèles à notre ligne. »
Plus fidèles, et parfaites pour
apaiser les âmes et les esprits. « C’est
la grandeur absolue de cet art “mys-
térieux” », souffle Karol Beffa. « Un
art qui a ce pouvoir de faire entrer en
communion une salle entière », insiste
Lea Desandre. « C’est tout de même
fou quand on y pense, complète Élise
Bertrand, la musique instrumentale,
c’est quelque chose de très abstrait, et
pourtant, il y a des enchaînements de
sons qui nous émeuvent immédia-
tement et d’autres pas. » Tant que
l’humain aura un cœur, il y aura de
la musique ? Ou, comme disait l’an-
cien président accordéoniste Valéry
Giscard d’Estaing à son homologue
Helmut Kohl : « On ne connaît que
deux moyens d’entrer en communi-
cation avec le cosmos : la prière et
la musique. » n T.E.F.

lexique culinaire est généreux, et

on y trouvera sans doute de quoi
décrire les platitudes consternantes
de Sofiane Pamart, le pianiste lil-
lois aux millions de streams et
aux disques (et dents) en or ; ou

15 au 21 février 2024 / Marianne / 69

B
Bulles de luttes
Trois héros face à des combats dantesques. Confronté à la folie destructrice
de la guerre, à la cruauté des pires démons ou à la brutalité des occupants,
chacun élabore sa stratégie intérieure. Tant bien que mal… PAR MYRIAM PERFETTI
Voyage au bout de la peur
L
Les récits de guerre ont ceci de
particulier qu’ils révèlent l’âme
des hommes qui prennent part
aux hostilités. De l’Iliade, écrit
par Homère au VIIIe siècle avant
notre ère et s’ancrant dans la
guerre de Troie, à Voyage au bout
de la nuit, de Louis-Ferdinand
Céline, dénonçant l’horreur des
tranchées de la Grande Guerre,
tous posent la même question :
confronté à ces horribles com-
bats, doit-on fuir ou se battre ? En
1895, l’Américain Stephen Crane,
avec The Red Badge of Courage, qui
relate une bataille décisive de la
guerre de Sécession, a lui aussi
nourri cette réflexion univer-
selle. Devant la mitraille, Henry
Fleming, le héros de son roman
réaliste, se retrouve confronté au
même dilemme, lui qui rêvait de
gloire et partait la fleur à la baïon-
nette. « Passer son temps derrière
le cul d’une mule n’a jamais fait
rêver personne », avait assené
le jeune paysan à sa mère pour
justifier son engagement dans
les troupes nordistes. Pourtant,
dès les premières salves sudistes,
Henry, terrorisé, se réfugie dans
70 / Marianne / 15 au 21 février 2024
un sous-bois, avant de trouver la
rage et l’exaltation nécessaires
pour se lancer dans la bataille.
S’emparant de cet écrit
devenu l’un des monuments
de la littérature américaine, le
scénariste et dessinateur Steve
Cuzor (Blackjack) fait du combat
avec l’ennemi intérieur de son
Le Combat « héros » le cœur battant de sa
d’Henry Fleming, BD. Au plus près de Henry et de
d’après Stephen
ses compagnons, qui ne savent pas
Crane, de Steve Cuzor,
« Aire Libre », vraiment pourquoi ils ferraillent
Dupuis, 144 p., 26 €. dans la poussière, la fumée des
explosions et le fracas des armes,
nous voilà immergés dans le chaos.
Par un savant jeu de cadrages
et un parti pris graphique mini-
maliste, monochrome, le trait
réaliste et dynamique à l’encre de
Chine de l’auteur de Cinq Branches
de coton noir place le lecteur au
niveau des combattants. Épaule
contre épaule, bloc contre bloc, au
milieu des impacts de balles et de
boulets de canon, perdu face aux
ordres contradictoires des offi-
ciers, en proie à une trouille tenace
mais tentant de répondre aux tirs
venus de l’informe masse noire des
belligérants. « Et, merde ! C’en est
trop pour moi ! », tonne l’un d’eux
avant d’enjamber les cadavres qui
jonchent le champ de bataille et de
déserter. « Si je dois mourir, je veux
mourir debout », hurle un autre,
dont les jambes ont été arrachées
par un boulet. Henry, à qui Steve
Cuzor a donné un visage passe-
partout, que seule la tignasse en
désordre qui dépasse de son képi
nordiste distingue du lot, est le
témoin silencieux de cette bou-
cherie. Les phylactères rendant
compte de ses pensées ont d’ail-
leurs la forme d’un… cercueil. Le
découpage en dix actes, fidèles à
ceux du roman original, rythme
ce puissant récit d’apprentissage
dans lequel il n’y a plus ni camp du
bien ni camp du mal. Seulement
de pauvres hères, « un troupeau
de moutons qu’on envoie à l’abat-
toir », et qui luttent désespérément
Dupuis
pour rester en vie. n
 Qu’elle était verte la forêt…
u même titre qu’Astérix,
A Lucky Luke ou les Tuniques
bleues, Thorgal, la série
d’heroïc fantasy mâtinée de SF,
est l’un des blockbusters du
neuvième art. Née de l’imagination
du scénariste Jean Van Hamme et
de celle du dessinateur Grzegorz
Rosinski, elle faisait son apparition
il a près de cinquante ans dans
les pages du Journal de Tintin.
Vendus à plus de 20 millions
d’exemplaires, les 41 épisodes
de la série originale ont donné
lieu à des séries dérivées
– Les mondes de Thorgal –
au destin moins heureux.
En 2023, une autre déclinaison,
Thorgal Saga, a permis à de
nouveaux auteurs de s’emparer
des aventures du mythique
« enfant des étoiles » adopté
par les Vikings peu avant
l’an mille. Une réussite. Wendigo,
deuxième volume de Saga,
confié au scénariste Fred Duval
(Renaissance) et au dessinateur
Corentin Rouge (Rio), renoue
Combats et rêveries d’un poète
Oken. Combats
et rêveries d’un
poète taïwanais,
de Shih-hung Wu,
Le Lombard,
208 p., 23,50 €.
Le Lombard
avec la légende. Les codes le Peuple des Arbres essaie
stylistiques sont respectés
mais aussi revisités :
de l’aventure avec un grand A,
de lui barrer la route. Des Vikings
installés sur la côte seraient-ils
prêts à l’aider ? Sur un scénario
un sous-texte sur des bien construit, dénonçant
problématiques actuelles les dangers environnementaux
– ici, l’écologie –, et des bastons qui nous guettent, Corentin Thorgal Saga.
d’anthologie. Les premières Rouge excelle, de son trait Wendigo,
planches en proposent réaliste et structuré, à nous de Corentin Rouge
d’ailleurs une, spectaculairement plonger dans un univers et Fred Duval,
mise en scène. Deux entités sauvage, violent et dangereux. Le Lombard,
démoniaques invoquées par des Un grand Thorgal. n 120 p., 24,50 €.
tribus amérindiennes en guerre
s’affrontent : le Wendigo, dévoreur
de mondes, et un redoutable
Serpent de mer qui règne sur
les abysses. L’humaniste Thorgal,
échoué sur les rives de l’Amérique
du Nord, va une nouvelle fois
en découdre avec les dieux.
Pour sauver sa compagne blessée
et enceinte, il est chargé par le
Peuple des Eaux de renvoyer
ce Wendigo, qui dévaste tout sur
son passage, dans le monde des
Esprits au moyen d’une flèche
taillée sur la dernière branche de
l’Arbre de Vie. Évidemment,
taïwanais
Pour toute la beauté du monde
etenez bien ce nom : la fureur des séismes qui
R
Shih-hung Wu
D’après Yang Mu
Shih-hung Wu, car ce secouent l’État insulaire. Alors
Taïwanais est certainement la simple observation d’une
l’un des futurs grands de la BD. fine araignée d’eau qui à chaque
En témoigne son remarquable instant peut trépasser agit
premier roman graphique, Oken. comme une révélation : seuls l’art
Combats et rêveries d’un poète et la beauté réchauffent l’âme en
taïwanais, couronné du prix tenant la violence, la solitude et
Atonium de la jeune création la mélancolie à distance… Les
en 2021. Adaptation d’un recueil subtils lavis, colorant de pleines
autobiographique en vers de pages, et les pinceaux aériens et
son compatriote Yang Mu, il délicats, ornant les planches de
conte l’éveil et le cheminement Shih-Hung Wu, qui a œuvré
artistique d’un jeune garçon dans l’animation, réussissent
confronté aux soubresauts la prouesse de faire un pont
de son île, âprement disputée entre les traditions picturales
par les États-Unis et le Japon asiatique et européenne.
au cours de la Seconde cachée sous les apparences Il y a du Jirô Taniguchi dans la
Guerre mondiale. Fuyant les singulières d’un membre de la dynamique de son dessin, dans
bombardements avec sa famille, communauté aborigène Taroko, l’expressivité de ses personnages,
Oken, venu de la ville côtière et l’amour, sous les traits dans la force et la justesse de
de Hualien, se réfugie au pied d’une jeune écolière timide, se leurs émotions délivrées avec
du mont Qilai. Là, il découvre dévoilent à lui. D’autant que, bien peu de moyens, tout juste
la puissance, la majesté et vite, l’occupant japonais cède un regard et quelques traits.
l’éphémère magnificence de la place aux nationalistes chinois, Tout comme dans sa capacité à
la nature, seule consolatrice des et que la brutalité politique faire vivre un enfant émerveillé
souffrances du monde. L’altérité, du régime n’a d’égale que dans l’adulte qu’il deviendra. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 71
Portrai
Michalik ou le théâtre
à l’heure de Netflix
L’ex-petit prodige des planches Alexis Michalik revient pièce, Passeport, qui revient sur
un épisode récent : la jungle de
avec “Passeport”, qui introduit une dose de romanesque Calais, dans laquelle se sont entas-
dans la jungle de Calais. Portrait de celui qui revendique sées, avant son démantèlement,
un théâtre populaire de qualité, ancré dans la réalité en 2016, jusqu’à 9 000 personnes.
Issa, un jeune Africain, se réveille
sociale, tourné vers la classe moyenne, et, surtout… amnésique à la suite d’une rixe
adapté à l’ère des séries télévisées. PAR JULIEN VALLET avec un seul document : son pas-
seport érythréen. S’engage alors
une longue quête identitaire jalon-

V
Vous avez peut-être déjà « traîné »
vos parents au théâtre pour voir
une de ses pièces. De laquelle ils
sont ressortis enchantés, avec
l’impression de s’être cultivés, et
en se disant que ça changeait du
déjà-vu vulgaire du boulevard.
Le nom claque comme celui d’un
acteur américain et s’est imposé en
quelques années : Alexis Michalik.
Et même si on le voit moins sur
les plateaux de télé que d’autres
comédiens, sa physionomie – à mi-
chemin entre le garçon de bonne
famille et le mannequin type sur-
feur californien – vous est peut-
être familière. « De mémoire de
producteur, pas un auteur n’a eu
autant de pièces à l’affiche en même
temps », déclare, enthousiaste,
Jean-Marc Dumontet, président
des Molières. Acteur, metteur en
scène, auteur et même réalisateur
pour l’adaptation de ses propres
pièces au cinéma, l’enfant prodige
du théâtre français s’est désormais
solidement implanté dans le décor.
On le rencontre au premier
étage du Théâtre de la Renaissance,
à Paris, où se répète sa future
née de rencontres : un gendarme,
des demandeurs d’asile ou des
Français d’origine étrangère. Un
point de départ original, mais qui
ne fait pas l’économie de quelques
clichetons : la figure du migrant
qui reste fort dans l’adversité,
celle du beau-père raciste, évi-
demment acariâtre, et celle de la
ISSA, journaliste donneuse de leçons
le personnage de premier ordre.
principal de
Passeport, se Hasard du calendrier, la pre-
réveille amnésique mière a eu lieu au lendemain de
à la suite d’une la décision du Conseil constitution-
bagarre. L’action nel de valider la loi Immigration.
se passe dans Pourtant, celui qui a donné, depuis
la jungle de Calais.
Une histoire d’amour (2020), une
couleur plus sociétale aux thèmes
qu’il aborde se défend de faire de la
politique. Ce qui l’intéresse, dit-il,
c’est l’histoire : « C’est une fiction,
pas un plaidoyer. Je ne me suis pas
dit que j’allais faire une pièce poli-
tique mais romanesque, avec de l’hu-
mour. Au cœur de tout cela, surgit
cette thématique de l’immigration
et de l’identité. » Dans Passeport,
la journaliste explique que « les
immigrés font tous les métiers que
les Français ne veulent pas faire,
parce que les salaires sont trop
bas ». Certes, mais surtout parce
que certains patrons font appel à
des immigrés pour tirer les salaires
vers le bas, non ? « Le problème, ce
Alejandro Guerrero

ne sont pas les immigrés, mais l’ini-

quité sociale, et le but de cette scène
est de tordre le cou à toutes les idées
reçues », réplique Michalik, tout en

72 / Marianne / 15 au 21 février 2024


admettant que « [son] but n’est pas
de laisser des gens à la porte, ou de
faire une œuvre si radicale qu’elle ne
parlerait qu’à une niche ».
“La seule star,
c’est le spectacle”
Né en 1982 dans un milieu
bohème – père peintre, mère
anglaise traductrice –, le jeune
Alexis connaît une enfance qu’il qua-
lifie lui-même de « très heureuse »,
sans voiture ni télévision, rythmée
par les après-midi à la bibliothèque,
le théâtre et le cinéma. « Mes parents
sont toujours ensemble », précise-
t-il, pour preuve de ce bonheur. Il
grandit dans le XVIIIe arrondisse-
ment de Paris, qu’il décrit comme
« très brassé », « populaire, mais pas
ghetto », fidèle à l’idée qu’il se fait de
ce qu’est, ou devrait être, la société
française, image qu’il assimile « à
la ligne 2 du métro entre Barbès-
Rochechouart et Blanche ». La pas-
sion de la comédie lui vient très tôt,
Jérôme Dominé / Abaca
et, dès la première, le jeune Alexis se
met en tête de chercher un agent et
passe des castings. À 18 ans, il réus-
sit le concours du Conservatoire de
Paris mais préfère laisser sa place
pour commencer à jouer sans
attendre. Le succès en tant qu’au-
teur viendra plus tard, en 2011,
d’abord, avec le Porteur d’histoire,
puis, en 2014, avec le Cercle des illu-
sionnistes, qui remporte pas moins
de trois Molières sur cinq nomina-
tions. « Je ne pensais pas que l’écriture
ou la mise en scène deviendrait mon
métier, se souvient Michalik. Mais
dès mon premier spectacle, j’ai eu des
retours enthousiastes du public. » Sa
stature d’auteur se confirmera avec
son grand succès Edmond, en 2016,
sur les déboires du jeune Edmond
Rostand tentant d’enfanter son
Cyrano de Bergerac – pièce pour
laquelle il passera ensuite à la réa-
lisation en l’adaptant lui-même au
cinéma.
“C’EST UNE FICTION, PAS UN
PLAIDOYER. JE NE ME SUIS
PAS DIT QUE J’ALLAIS FAIRE
UNE PIÈCE POLITIQUE MAIS
ROMANESQUE.” SUR PASSEPORT
DRAMATURGE
CONFIRMÉ
aujourd’hui, Avec leurs intrigues menées
Alexis Michalik tambour battant et l’enchaîne-
ne pensait pas ment vertigineux des tableaux,
que l’écriture
ou la mise en les œuvres du nouveau venu de la
scène deviendrait dramaturgie ont souvent quelque
son métier. “Mais chose de très américain dans leur
dès mon premier forme. D’où un côté parfois pro-
spectacle, j’ai
eu des retours duit et surproduit, des person-
enthousiastes nages un brin stéréotypés et des
du public.” Avec dialogues téléphonés, comme si
très vite beaucoup les pièces étaient déjà calibrées
de succès et de pour leur adaptation sur grand
reconnaissance…
écran. Un parti pris que l’auteur
assume, bien conscient qu’il ne
peut pas faire comme si son public
n’était pas habitué à Netflix et à
des fictions efficaces et sans temps
mort, lui qui craint avant tout que
l’on ne s’ennuie dans sa salle. Ses
œuvres se sont d’ailleurs débarras-
sées du côté pédagogico-lourdaud
des débuts, quand les personnages
historiques semblaient réciter leur
bio Wikipédia sur scène, pour
évoluer vers davantage d’émo-
tion. Si Michalik admet être très
anglo-saxon dans la structure
narrative, il se veut en revanche
très français dans le choix de ses
thèmes : Cyrano de Bergerac, la
France de la Belle Époque ›
15 au 21 février 2024 / Marianne / 73
Portrai
› ou d’Alexandre Dumas, ou
encore l’ère post-Manif pour
tous avec une Histoire d’amour,
sur le difficile désir de mater-
nité d’un couple de femmes.
« Mon théâtre est plus anglo-
saxon qu’américain, tempère-
t-il. L’Amérique, c’est le pays des
têtes d’affiche, de l’argent. Moi, je
suis un homme de troupe. Tous
mes acteurs sont payés pareil.
La seule star, c’est le spectacle. »
Autre caractéristique, qui
joue sans aucun doute dans
son succès : ses personnages ne
sont pas des bourgeois et res-
semblent plus à des Français
ordinaires, qu’il s’agisse de
profs ou d’assistantes sociales.
De la même manière, si le « vrai »
Edmond Rostand était un grand AVENIR
bourgeois, « mon Edmond est un OUVERT “Qu’on
écrivain fauché », indique-t-il, me critique ou On peine à trouver une critique, fois pour la Comédie-Française et
avant de préciser : « Je mets en qu’on m’encense, même voilée, au milieu du concert pour Michalik. »
scène des héros qui luttent. » Et moi, je suis là pour de louanges. Un épisode, il y a près Le quarantenaire, lui, balaie
créer. […] Si un
de poursuivre : « Mes protagonistes jour je sens que de un an, est venu rompre cette d’un revers de la main la polé-
sont issus de la classe moyenne, et mes spectacles ne harmonie. Après avoir remporté mique, quitte à estimer « être
je pense que c’est comme ça qu’on marchent plus, dix Molières, Alexis Michalik s’est perdant dès lors qu’il commence à
va chercher à amener un public j’irai faire de la retrouvé à présenter leur 34e édi- répondre ». Lui a appris à prendre
planche à voile !”
non bourgeois au théâtre. C’est tion. Quelque temps après, Michel du recul, conscient de la position
une des raisons pour laquelle Vuillermoz, pensionnaire de la qu’il occupe désormais dans le
m e s p i è c e s s on t p o p u l ai re s , Comédie-Française, assène dans théâtre français. « Qu’on me cri-
il y a du monde dans mes salles, une interview : « Alexis Michalik tique ou qu’on m’encense, moi, je
des gens qui ne vont pas forcément a pris le melon. Il est représentatif suis là pour créer. La plus belle
au théâtre. » de notre époque, rapide, intelligent, récompense, je suis sincère, c’est
mais pas du tout dans l’émotion. » que la salle soit pleine. » Et pour
“Représentatif « Le vrai coupable, ici, répond le la suite ? Où se voit-il dans dix ou
de notre époque” principal intéressé, c’est le média vingt ans ? Lui qui a été professeur
Dans un paysage théâtral français qui choisit de titrer là-dessus, la pola- de roller n’exclut pas d’avoir un
qui se divise trop souvent, pour risation des débats. C’est l’une des engagement associatif : il n’a pas
schématiser, entre un théâtre raisons de la montée des extrêmes. » la vocation chevillée au corps. « Si
public élitiste et un théâtre privé Jean-Marc Dumontet renchérit : un jour je sens que mes spectacles
plus populaire, Michalik a su « Les critiques les plus acerbes ne marchent plus, j’irai faire de la
proposer un « théâtre privé de peuvent être courtoises. L’interview planche à voile. J’ai l’impression de
qualité », juge Isabelle Barbéris, de Vuillermoz était trop polémique m’être suffisamment accompli… »
professeure d’études théâtrales pour être audible. Moi, je plaide à la Auparavant, il lui reste à conquérir
et collaboratrice à Marianne, qui sa place au cinéma. « Autant j’ai
explique : « C’est la clé de son suc- l’impression d’avoir trouvé ma place
cès. Son théâtre est fédérateur. Il
s’est placé sur un créneau, a pris
“SON THÉÂTRE EST au théâtre, autant je suis encore en
train de chercher ce que je peux
une place vacante. » « Michalik est
agaçant : il est beau, sympa, il a du
FÉDÉRATEUR. IL S’EST PLACÉ apporter au cinéma », confesse-t-
il. Une chose est sûre, nous assure-
talent, ajoute en riant Jean-Marc SUR UN CRÉNEAU, IL A PRIS t-il : son prochain film ne sera pas
Dumontet. Il nous manque d’autres
UNE PLACE VACANTE.” une adaptation d’une de ses pièces,
Alejandro Guerrero

Michalik. C’est un talent rare. Il a mais bel et bien une création. n J.V.
inventé une nouvelle façon de faire ISABELLE BARBÉRIS, PROFESSEURE Passeport, au Théâtre de la Renaissance
du théâtre qui touche les gens : ses D’ÉTUDES THÉÂTRALES jusqu’au 30 juin. Le texte de la pièce est publié
salles sont toujours très brassées. » aux éditions Albin Michel.

74 / Marianne / 15 au 21 février 2024

Expres En bref
CINÉMA. Les premiers extraits
de l’un des films américains les plus
LA PÉPITE attendus du printemps, Civil War,
annoncent une trame et un montage
Un MANGA TAÏWANAIS à mille à l’heure. Devant la caméra
d’Alex Garland (Ex Machina,
qui rebat les cartes ! Annihilation), Kirsten Dunst,
Wagner Moura et Nick Offerman,
journalistes, se débattent dans
LIVRES. Les amateurs de bande dessinée asiatique découvrent peu à peu les méandres d’une guerre civile qui
que quelque chose existe entre le manga japonais et le manhua chinois. enflamme progressivement tout le
L’illustration taïwanaise, notamment, cache des chefs-d’œuvre, dont cette pays. L’action se situe dans un futur
pépite. Les rares survivants d’un monde presque englouti vont d’île en île proche. Sortie en salles le 17 avril.
à bord de coucous et fuient par tous les moyens des pirates du ciel,
aussi cyniques et prédateurs que les soldats sur la route de Mad Max. ART ET DESIGN. On ne dira jamais
Dans ce monde qui n’a plus de sens, l’illustrateur réenchante tout, redonnant assez à quel point les expositions
à la couleur toute la place qu’elle avait à l’enfance du monde, des nuages mises en scène par le musée
aux pistils, en passant par les poils des abeilles. « Roman graphique », diront des Arts décoratifs de Paris sont
les puristes et autres amateurs de mangas. Mais ce sont des pages bien plus passionnantes et pédagogiques :
complexes et enchanteresses. Amoureux de Hayao Miyazaki et de Mathieu on ne manquera donc pas « La
Bablet, plongez les yeux fermés dans cette fable splendide. n APOLLONIA NARDUCCI naissance des grands magasins.
Mode, design, jouet, publicité, 1852-
Chroniques de l’île de l’éphémère, de Li Shang-Chiao et Evergreen Yeh, Nazca, 12,50 €.
1925 », du 10 avril au 13 octobre.
BLUES ROCK. Les deux
COUP DE POUCE compagnons du duo américain
The Black Keys, Dan Auerbach,
à la guitare et au chant, et Patrick
Carney, à la batterie, s’y entendent
quand il s’agit de faire autant
de volume électrique à deux
qu’à cinq ou six. Leur nouvel album,
Ohio Players – douzième opus
d’une carrière prolifique –, sera
dans le commerce le 5 avril.
Vivants, DANSE. À sa création à New York
d’Alix Delaporte. en 2019, la version ballet de Roméo
En salles. et Juliette, d’après Shakespeare,
par le chorégraphe britannique
Matthew Bourne (64 ans) avait été
unanimement saluée (par la critique
“VIVANTS”, UNE FICTION RÉUSSIE et le public) pour son inventivité
et son énergie. Le ballet sera

SUR DES VIES DE REPORTEURS à l’affiche au Théâtre du Châtelet

CINÉMA. Hier encore, ces journalistes
de terrain ne jurant que par l’aventure
et les reportages sous tension
s’épanouissaient dans une agence
indépendante qui leur permettait
d’exercer leur métier librement.
Hélas, l’agence a été rachetée
et ils doivent désormais composer
avec les desiderata des chaînes de
télévision, qui leur commandent des
sujets racoleurs, et avec les diktats
des financiers qui entendent vendre
l’info comme n’importe quel produit.
Dans ce contexte sinistré, le rédacteur
en chef, Vincent (Roschdy Zem,
impeccable), tente de ne pas
désespérer d’une profession qui
est aussi et surtout une passion. Une
passion contagieuse qu’il transmet
à Gabrielle (Alice Isaaz), stagiaire qui
découvre éberluée le tempérament
DR
de ces baroudeurs qui considèrent
l’agence comme une seconde famille.
Voire une première… La réalisatrice du
film, Alix Delaporte (Angèle, le Dernier
coup de marteau), a elle-même exercé
le métier de reporteur d’images.
Expérience qui nourrit cette fiction
énergique (durée : 1 h 23) à travers
laquelle, non sans humour, elle honore
les petits soldats du journalisme de
terrain et rend compte de l’énergie qui
circule dans un groupe de bosseurs
exaltés. Avec tous les thèmes brassés
par son scénario (l’impossibilité
d’enquêter dans certains pays,
l’info-spectacle, la manipulation
des images), Delaporte aurait pu
concocter une série télé. Elle a opté
pour la forme resserrée d’un film
conçu comme un thriller survolté.
Excellent choix. n OLIVIER DE BRUYN
du 9 au 28 mars.
LIVRES. Une figure d’intellectuel
comme on n’en fait plus guère ?
Philippe Muray (1945-2006)
fut à la fois écrivain, philosophe,
essayiste mordant et chroniqueur
aux passions multiples dans de
nombreux journaux (dont Marianne).
Il s’était lancé comme pigiste
pour le magazine Détective
avant d’écrire quelques volumes
de Brigade mondaine, sous
la direction de Gérard de Villiers.
À partir des années 1990,
il a signé plusieurs épais volumes
de Mémoires sous le titre générique
Ultima Necat, aux éditions
Les Belles Lettres. Le volume V
– Journal intime 1994-1995 –
sera publié le 1er mars.
« J’ai mis la clé sous le siècle
et j’ai claqué la porte », écrivait-il. n

15 au 21 février 2024 / Marianne / 75

“HAPPY
BABY”

Les adeptes de yoga connaissent la posture “happy baby”, qui

évoque le bébé couché jambes en l’air, attendant que maman change
ses langes. Cet abandon confiant semble le fait d’une génération
entière (jusqu’à 50 ans et au-delà), mal élevée, mal cadrée, mal
ficelée, qui affiche une décontraction joyeuse, souvent malaisante…
PAR VALÉRIE HÉNAU ET LÉA ANDERSON

A
Avec ses grandes papattes (1,96 m) qu’il
ne replie pas à la terrasse du bistrot mais
étend sur le trottoir, il manque faire
tomber 15 mamies furax. À présent, il
s’étale sur les strapontins du métro : un
manspreading non intentionnel, sans
doute causé par un jean peu adapté
à sa morphologie replète. C’est votre
fils, votre camarade, votre collègue de
bureau. Il parle haut et vous « colle »
quand vous marchez côte à côte dans la
rue. Il oublie de vous tenir la porte, vide le
pot de parmesan au resto avant que vous ayez
eu le temps d’en extraire une cuillerée… Pourtant,
nulle arrogance, nulle misanthropie retorse chez
ce grand enfant mal dégrossi. Simplement, comme
désormais nombre de nos contemporains (et
pas que du jeune), il vit dans sa bulle. La version
féminine n’est pas en reste. n
Mauvaise gestion
du “schéma corporel”
Ce rapport un peu schizoïde au monde extérieur, parfois
faussé par un gigantisme indolent, le conduit à ne pas
respecter les zones d’intimité requises dans les sociétés
occidentales modernes. On ne lui a pas appris à tenir ses
distances. Il vous parle à 2 cm du visage, comme s’il allait
vous mordre le nez. Elle fait tout pareil, tel un éléphanteau,
adorable mais maladroit. Elle fauche tout ce qu’il y a
sur les tables au café, la sienne et celle des voisins,
ne calculant pas que ses fesses rebondies ne passeront
pas entre les deux, quand elle se rend aux toilettes…
Postures indécentes
Excès d’innocence (ne voit pas à mal dans notre société
pourtant ultra-sexualisée) ? Manque de prudence (ne se
méfie pas des gens, supposés tous bienveillants comme
maman) ? Il a souvent des postures indécentes. On voit
ses fesses déborder largement de son jean lorsqu’il
est assis en salle de réunion et son torse émerger, nu,
quand il ôte son sweat par la tête. On aperçoit sa culotte
quand elle prend un verre en terrasse. Sa bretelle de
soutien-gorge tombe, quand ce n’est pas un sein qui sort
de sa brassière. Son ventre est découvert par un « crop top »
Alamy Stock Photo
et son pli sous le popotin par un short coupé super court.
Mais c’est à tort qu’on croirait ces évaporés exhibitionnistes
ou sexuellement agressifs. Ce sont des patapoufs gentils,
DÉCLIN totalement inconscients de leur nudité, tel le baby au bain
DE L’OCCIDENT qui fait floc-floc devant un public conquis.
Trop de coolitude
et d’optimisme
dans un monde Volume sonore incontrôlé
qui s’effondre est Comme le babilleur désinhibé de 14 mois qui soûle tout le
peut être le signe Ouigo, il parle trop fort dans les lieux publics, ne se rendant
le plus inquiétant
du nihilisme absolument pas compte que sa conversation importune
contemporain. les voisins. Et qu’il peut être inconvenant de claironner
des noms propres en public ou de décrire à haute voix les
conséquences vomitives de sa gueule de bois. Sans parler
Art de vivre
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des gros rires et des cris aigus intempestifs.
Bref, il n’a aucune discrétion, indifférent au
contexte et à l’entourage, à l’instar du tout-petit
enchanté par la puissance de sa propre voix.
À cela s’ajoutent sans doute les conséquences
tragiques de la présence de perturbateurs
endocriniens dans l’alimentation contemporaine :
comment expliquer autrement ces mues à l’envers
qui se multiplient : timbre de fausset greluchon chez
les garçons, de gros bébé enroué chez les filles ?
Déficit d’attention…
… À l’autre, on l’a vu, mais également au danger, aux
situations, aux petits risques quotidiens de la vie moderne.
Il marche dans les déjections de chien, ne voit pas le bus
qui fonce en sens inverse quand il traverse, se tord la
cheville dans les trous des trottoirs, coupe à pied les pistes
cyclables sans faire gaffe aux Fangio du vélo… L’étourdi
frôle l’accident, voire la mort, en permanence, la seule
prudence qu’il manifeste étant d’attendre sagement que
le petit bonhomme passe au vert, tel un gosse obéissant
mais incapable de gérer sans instructions le moindre péril.
Besoin de relations tactiles
Il adore son papa, sa mamounette, sa mémé, ses copains,
ses copines… Ils s’embrassent bruyamment dans la rue
(« Ah ! meuf, trop contente de te voir ! », « Salut, Gros ! »,
« Ma viiiiiie ! »), se sautent au cou et hurlent quand ils se
retrouvent, se font des hugs dégoulinants à l’américaine,
façon héros d’une série cucuche consacrée à des friends
quelconques. Très vite, forcément, ils se mettent
à former des tas, par exemple sur le trottoir, qui obstruent
le passage ou empêchent l’accès aux petits commerces
de proximité, dans lesquels ils sont allés quérir
des barres chocolatées ou des boissons sucrées.
Émotivité à fleur de peau
Ça crie et pleurniche pour un rien, à la moindre contrariété,
au plus petit refus. Tolérables chez l’enfançon, ces
ouin-ouin et ces crises de colère plombent le management
de la « start-up nation » (sa terre professionnelle
d’élection), où l’infantilisme le plus pur baigne désormais
les RH. Pas content, grondé par son papa-patron
ou sa maman-boss (qui, en général, ont son âge),
Junior larmoie, se plaint à ses frères et sœurs
(ses collègues), jette des jouets par terre (tout ce qui traîne
sur son bout de table dans l’open space) et se barre du bac
à sable (quitte la boîte sans préavis, et toc, méchants, va !).
Stade oral non dépassé
Vapoteuse, puff (cigarette jetable), gourde, mug thermos
à capuchon, latte vanillé en gros gobelet nomade à la main,
il emporte toujours un succédané de tétine ou de doudou
avec lui, directement hérité du stade oral du nourrisson.
Le vrai objet transitionnel initial, peluche qui pue ›
15 au 21 février 2024 / Marianne / 77
QUELLE ÉPOQUE ! Art de vivre
› ou lange en charpie, est d’ailleurs souvent conservé au-delà
d’un âge tolérable (40 ans et plus), planqué dans un tiroir et ressorti
dans les cas d’urgence émotionnelle (c’est-à-dire souvent).
À leur décharge, les générations post-soixante-huitardes
ont fréquemment été élevées par des couples égocentriques
et conflictuels. Elles ont souffert d’insécurité affective et de solitude :
quoi de plus normal que ce syndrome d’abandon réactivé ?
Rondeurs et fossettes
Autocentré, il se soucie pourtant assez peu de son apparence, car il se
sait, ou se pense, aimé avec ses défauts : un bébé Cadum est toujours
une merveille pour ses parents ! Plutôt relax au niveau de la bouffe,
voire glouton, il se laisse grossir. Le mouvement body positive, supra
maternant lui aussi, en a ajouté une couche (et nous pesons nos mots),
instillant chez le jeune adulte l’idée que les bourrelets, le petit bedon
et les plis de graisse potelés n’ont aucune raison d’être vilipendés. Il ne
fait pas trop d’efforts vestimentaires non plus et affectionne l’allure sac
à patates. Pantalon à taille élastique, vaste veste en polaire toute douce
et baskets à scratchs parachèvent ce look d’écolier de petite section
années 1990. Chez les dernières générations, ça rigole moins : les vrais
mioches sont minces comme des fils et sapés en micro-adultes.
Copines plus âgées
La grande asperge en Babygros, n’ayant visiblement ni appris
à se moucher (souvent une crotte au nez) ni à faire ses lacets,
aime bien sortir avec des vieilles et goûte la compagnie de mères
de substitution, sapées en tailleur chic (Brigitte Macron feeling).
S SA BULLE
A N
DGROS CÂLIN
N Casquette
attrape-câlins,
E
Chamaye, à partir GROS BARDA
BI
de 29 €. chamaye.com Sac à dos
Kajka 35 ml,
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lourdes charges,
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fjallraven.com
GROSSE
DOUDOUNE
Capuche fichez-
moi la paix, Fudoon,
89 €. fudoon.
78 / Marianne / 15 au 21 février 2024
On croise souvent de ces drôles de couples dans la rue,
la quinqua Tapedur et l’échalas mollasson… Inutile d’appeler
la police des mœurs néanmoins, on est ici plutôt dans une forme
de mentorat sans (trop d’)arrière-pensée !
Accessoires d’écolier
Il a un énorme sac à dos, lourd et encombrant, où il range son barda
(20 kg de cochonneries), comme jadis, il trimballait un sac de calots
et de boulards, haut placés dans la hiérarchie des billes mais
affreusement pesants, à la récré du primaire. Il cogne tout le monde
dans le métro, oubliant cette extension de son petit moi d’escargot
(qui porte sur son dos sa maisonnette, comme chacun sait).
Il a aussi un cordon autour du cou pour ne pas perdre son téléphone,
un peu comme les gosses avec leurs moufles accrochées à un fil
ou leur clé de la maison au bout d’une sangle qui bat leur poitrail.
Isolement sensoriel
Il porte une capuche ou un bonnet duveteux (même à l’intérieur),
un casque sur les oreilles, des écouteurs, bref, tout ce qui peut
l’isoler dans une petite sphère privée de jouissance solitaire.
S’il ne se lève pas pour céder sa place aux vieux et aux femmes
enceintes, ce n’est pas forcément par incivisme crasse.
Oublieux de tout dans le cocon qu’il s’est aménagé, à la manière
du petit au champ visuel restreint dans son landau ou son nid d’ange,
sourd aux sollicitations extérieures, il ne voit pas plus loin que son
espace vital ainsi circonscrit.
Hygiène douteuse
Son appart est un capharnaüm, il a une hygiène déconcertante,
il mange salement en projetant des miettes et de la sauce partout
et laisse traîner des tasses et des assiettes bouillon de culture,
un peu comme une dînette qu’il aurait eu la flemme de ranger.
Déstructuré, pas très au point dans son rapport à l’espace,
il est incapable d’ordre et de règles, tout en ayant des phobies
alimentaires archaïques non négociables (ne peut pas ingérer
d’huîtres, de tomates autres que cerises, d’olives noires,
de fromage qui ne soit pas industriel, de petits pois frais, etc.).
Le célèbre « on mange de tout quand on est bien élevé »,
fondement de l’éducation à la française tutélaire,
n’est pas acquis : il en est encore au stade des caprices.
Disruptions fréquentes
À force d’entendre de la soupe musicale en continu dans
ses écouteurs, de visionner des photos à la queue leu leu,
de scroller sur les réseaux sociaux, il a du mal à se
concentrer et à soutenir une conversation intellectuelle
de bon niveau, voire de niveau basique. La politique
le barbe (« le monde des grands »). Inapte au maniement
GROS des concepts, il se montre, en revanche, friand
BIBERON de psychologie de comptoir ou d’ésotérisme de bazar.
Gourde à téter Son esprit saute, papillonne. C’est pourquoi il potine
modèle Street
1l, Gobi, 29 €, beaucoup, adore les gossips et les allusions zodiacales
gobilab.com (« Nan, mais t’es Scorpion, toi ? »), toutes disciplines
peu exigeantes. Sa phraséologie est également
très relâchée (« putain » tous les trois mots) ou truffée
de mots bredouillés (« genreuh ») et atrophiés (« C’est guez »)
qui évoquent assez bien les mois précédant l’acquisition
du langage chez l’enfant… n V.H. ET L.A.
DR
MIMÉTISME
CONCURRENTIEL
Ils comptent, ils écrivent
– comme des patates –,
ils font de l’art. À présent,
ils roupillent comme
des sagouins…
Quand les robots se
singulariseront-ils enfin ?
À QUOI RÊVENT LES IA ? PAR NICOLAS CARREAU
Des chercheurs italiens ont développé une nouvelle
méthode d’apprentissage pour les intelligences
artificielles. Elle inclut une période de sommeil.
Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, se
demandait Philip K. Dick, intitulant ainsi son roman
rebaptisé plus tard Blade Runner – plus sexy pour le
cinéma. Toute la réflexion du roman tourne autour
de l’idée que les différences entre IA et humains se
réduisent à mesure que les machines se perfectionnent.
Une machine, contrairement à un humain fragile, ne
rêve pas, n’est-ce pas ? Simplement parce qu’elle n’a
pas besoin de ce repos ni de ces fictions oniriques.
Eh bien, si. Des chercheurs de l’université de Catane,
en Italie, travaillaient sur l’un des mystères des IA, une
faiblesse inhérente, nommée comme le titre d’un roman
de science-fiction : « l’oubli catastrophique », un moment
dans l’apprentissage de l’IA (lorsqu’elle se gave de
données pour se nourrir et assimiler les connaissances
mondiales sur tel ou tel sujet) où elle ne reconnaît plus
des images ou des modèles pourtant acquis depuis
longtemps. Un trop-plein, un dysfonctionnement inex-
plicable pour une machine.
Alors, rapporte le site New Scientist, les scienti-
fiques de Catane ont eu une idée anthropomorphique
étonnante : offrir du sommeil à la bête numérique.
Non pas en la débranchant et en la bordant gentiment
avec une petite berceuse pour qu’elle s’endorme. Il
Getty Images
ne s’agit pas de la reposer au sens strict. C’est une
phase qui lui permet, comme les êtres biologiques, de
transformer les souvenirs à court terme en souvenirs
à long terme ; c’est-à-dire ce que nous faisons, nous,
durant notre sommeil. Mieux : les chercheurs ont pensé
aussi qu’il serait bon pour l’apprentissage de l’IA de
rêver un peu pour lui enseigner une certaine forme
d’absurde, afin de lui permettre de faire la différence
entre rêve et réalité ! Ainsi, comme dans nos rêves les
plus baroques, on lui montre des chimères, un oiseau
à queue de serpent, une chèvre à tête de poisson, un
ours mal léché mais bien peigné, et l’IA s’entraîne à
reconnaître l’incongruité d’une telle bestiole. Ce faisant,
elle crée de nouveaux circuits « cérébraux » électro-
niques jusque-là inédits. La nuit porte décidément
conseil. Grâce à cette méthode, les IA vont encore
améliorer leurs performances, comme si elles n’étaient
pas déjà assez rapides. Surtout, qui sait ce qu’un bon
sommeil et de bons rêves pourraient leur apporter ?
C’était la dernière spécificité biologique, les machines
se moquaient bien du monde onirique. Nous leur offrons
la clé de notre dernier refuge. Elles y piocheront de
nouveaux concepts, de nouvelles manières d’être
au monde. Leurs cauchemars seront peuplés d’hu-
mains et, au réveil, elles ne feront plus la différence et
auront, une fois pour toutes, identifié leurs ennemis !
Méfions-nous de l’IA qui dort. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 79
 AU PÉNITENCIER
Voûtes, murs épais, petites ouvertures, grands volumes… Il n’y a
pas à dire, le style néoroman du bâtiment de la maison d’arrêt
de Béziers en impose ! Sans parler du fantôme de la guillotine en
activité pour les trois départements de l’Hérault, de l’Aude et des
Pyrénées-Orientales. L’établissement fut opérationnel de 1867
à 2009, puis fermé dix ans avant sa mue en Hôtel La Prison,
par le groupe Mando Hospitality et l’agence A+Architecture.
Il est aujourd’hui possible de s’offrir une nuitée dans une « cellule
standard », ou d’en faire cadeau à un gredin… n
Hôtel La Prison, à partir de 77 € la nuit. hotellaprison.com

DANS UNE TOUR ÉLECTRIQUE

Au milieu des prairies du pays de Herve, en Wallonie,
cette ancienne tour électrique bâtie en 1930 fut
délaissée et utilisée comme lieu de stockage pour un
club de marche. Elle reprend de l’allure, transformée
en un singulier logement fonctionnel de 25 m2
sur quatre étages, pourvu, au sommet, d’un lit
offrant une splendide vue, et, à terre, d’une terrasse
et d’un jardin au calme olympien. Une aventure
menée par le couple Murielle Gielen et Guy Zinnen,
artiste, avec leur ami Robert Alonzi, qui signe des
œuvres aux côtés de Fred Noens, Vincent Solheid. n
La Tour de Larbuisson, à partir de 190 € la nuit.
confortluxeconcept.be

DANS UN CHÂTEAU D’EAU

La beauté industrielle des châteaux d’eau appartient
à l’histoire de l’art : elle immortalise le précieux
travail de la distribution de l’eau. À Lagraulet-du-
DORMIR
EN PRISON
Gers, le maire a eu l’heureuse idée de réhabiliter
celui du village et d’en faire un gîte tout confort pour
deux personnes, paré d’un ascenseur et d’une
terrasse panoramique,
avec vue sur les
vignobles. Sur la façade, Que faire de nos bâtis patrimoniaux
une fresque du peintre
Jean-Paul Chambas, et de nos merveilles industrielles
inspiré par sa Gascogne quand l’économie réelle est en berne ?
natale et l’imaginaire
de Saint-Jacques-
Les recycler en chambres d’hôtes
de-Compostelle. n branchées, proposer des nuitées
Le Château d’eau
à Lagraulet-du-Gers,
mémorables à des touristes
à partir de 145 € la nuit.
lagrauletdugers.com/
épris d’expériences inédites.
chambre-dhotes-insolite PAR STÉPHANIE BUI
 DANS UN PHARE
De ses 23 ans, en 1925,
jusqu’à sa retraite,
en 1972, Honorine Le Guen
fut la première femme
de France gardienne d’un
phare d’envergure, guidant
les marins qui entraient
dans la rade de Lorient.
Preuve s’il en est que
les fortes femmes n’ont
pas attendu nos féministes
de salon pour s’imposer
dans la vie ! Inactif à partir
de 1989, puis vendu
aux enchères en 2003, le
phare de Kerbel est devenu
une propriété privée. À L’HÔPITAL
Sa partie supérieure est Fondé en 1593, agrandi par Jacques Hardouin-Mansart
désormais un ingénieux de Sagonne, l’architecte du roi Louis XIV, l’ancien
studio de 20 m2 offert Hôtel-Dieu de Marseille fit rayonner la cité phocéenne au
à la location, avec vue sur fil des siècles avec son escalier à l’impériale et sa grande
le grand large, Port-Louis galerie savamment voûtée (œuvres d’Esprit-Joseph
et Gâvres. Un incroyable Brun). En 1745, Jacques Daviel, chirurgien et oculiste,
panorama à 360 °, y réalisa son intervention novatrice de la cataracte.
à admirer par tous les Une fierté pour le royaume de France ! En 2013,
temps à 25 m du sol, après Jean-Philippe Nuel fut missionné pour transformer
avoir gravi vaillamment ce magnifique bâtiment en établissement 5-étoiles, de
126 marches. n 23 500 m2, au style mêlant l’ancien et le contemporain. n
Phare de Kerbel, à partir de InterContinental Marseille – Hôtel-Dieu, à partir de 242 € la nuit.
700 € la nuit. pharedekerbel.com ihg.com

DANS UNE GRUE
À Amsterdam, dans l’ancien chantier
naval NDSM, s’érige une grue portuaire
transformée en hôtel 5-étoiles, fruit de
la persévérance de l’entrepreneur Edwin
Kornmann Rudi, confronté aux contraintes
liées au statut de monument historique
et au défi de la sécurité… Après quatre ans
de construction, cet ébouriffant édifice
doit autant aux architectes de IAA
DANS UN AVION
Après trente ans de vols aux États-Unis, une fin de vie en
France sur Air Méditerranée et Air Provence International
(qui n’existent plus) et une reconversion en école
d’hôtesses de l’air itinérante pour les tests d’évacuation,
cet avion Grumman de 1963 gisait sur un parking d’Air
Méditerranée, à Toulouse, avant d’être racheté, sur
Leboncoin, par le Camping Insolite Le Haut Village.
Ce précurseur du logement inattendu a entrepris sa
restauration il y a une dizaine d’années. Un franc succès,
et de jolies histoires : un client venu le visiter parce qu’il
l’avait piloté ; une famille, dont la fille voulait être hôtesse
et qui en est repartie avec le projet de piloter… n
Camping Insolite Le Haut Village, à partir de 99 € la nuit.
camping-hautvillage.fr
DR - Nichon Glerum - Diego Parlange

Architecten qu’aux ingénieurs de VDNDP.

À 50 m de haut, les trois suites offrent
d’incomparables perspectives, changeantes
au gré du vent qui oriente la grue. n
Faralda Crane Hotel, à partir de 875 € la nuit.
faralda.com

15 au 21 février 2024 / Marianne / 81

 L’Union européenne refusant
d’imposer la traçabilité des
ingrédients dans les produits
transformés, la France a mis
en place, en février 2014,
un label certifiant l’origine
des viandes. Dix ans plus tard,
certains industriels abusent
du symbole tricolore pour induire
le consommateur en erreur.
PAR PÉRICO LÉGASSE

Gare aux cocardes trompeu

Quand le drape
flotte sur la ma
C
C’est curieux, ce besoin, chez
certains industriels de l’agroali-
mentaire et autres patrons de la
grande distribution, de détourner
les procédés vertueux pour gagner
quelques parts de marché. Après
avoir, dans un premier temps, tenté
d’empêcher la mise en place des
codes qualitatifs contraignants
pour leurs intérêts financiers,
puisqu’il s’agit de défendre ceux
du consommateur, ils s’évertuent
à jouer sur les ambiguïtés visuelles
pour valoriser, sous une forme
trompeuse, la malbouffe qui les
enrichit. Rien de ce qui améliore
la marge n’est à négliger. D’autant
plus que les méchants agriculteurs
se rebiffent sec… En l’occurrence,
la confusion vient de la similitude
esthétique entre le label Origine
France ou Viande de France, dési-
gnant les produits transformés à
base de viandes françaises,
et les mentions « fabri-
qué en France », « préparé
en France », « cuisiné en
France », inscrites sur fond
tricolore sur l’emballage
ou l’étiquette d’un produit
industriel transformé. Le
premier, le vrai, est un label
représentant un hexagone
bleu-blanc-rouge sur lequel
figurent le nom et le symbole
visuel de l’animal concerné :
« viande bovine française »,
« volaille française », « le porc
français », « viande d’agneau
français », garantissant, de
fait, que ladite viande provient
d’un animal « né, élevé, abattu
en France ». Indication offi-
cielle, instaurée en février 2014
à l’initiative de Stéphane
Le Foll, ministre de l’Agricul-
ture, susceptible d’être contrôlée et
vérifiée par la Direction générale de
la concurrence, de la consomma-
tion et de la répression des fraudes.
Le second, ambigu mais tout à fait
légal, spécifie simplement que le
produit a été transformé sur le
sol français mais ne garantit en
aucun cas que l’ingrédient utilisé
pour sa préparation soit d’origine
française, bien au contraire.
Induire en erreur
Le fait de préciser que l’élabora-
tion du plat cuisiné, de la salaison
ou de l’entremets a été réalisée
dans une usine située en France
implique évidemment que l’ali-
ment entrant dans sa composi-
tion a été importé. Logique, sans
quoi, quel industriel s’en priverait,
il serait indiqué « origine France ».
Et c’est précisément là que le bât

82 / Marianne / 15 au 21 février 2024


ses
au français
lbouffe…
blesse. Une telle similitude visuelle,
même si l’information est distincte,
ne peut qu’induire le consom-
mateur en erreur. Qu’est-ce qui
ressemble plus à une cocarde tri-
colore qu’une autre cocarde trico-
lore ? Ainsi les pouvoirs publics, à
savoir le ministère de l’Économie
et celui de l’Agriculture, n’auraient
jamais dû consentir de statut offi-
ciel à cette forme inévitablement
trompeuse de label. Une chose
est d’indiquer le lieu de produc-
tion, autrefois signalé en petits
caractères avec un « produce of
France », au derrière du paquet ou
sur la contre étiquette, une autre
est d’en faire une mise en scène
Alamy Stock Photo - DR
cocardière avec drapeau français
et logo tricolore en plein milieu
de l’emballage. Comment les non-
initiés peuvent-ils se douter que
le cordon-bleu du chef ventru sur
GARE AU BLA-BLA
La mention “fabriqué”
ou “préparé en France”
ne garantit en aucun
cas l’origine française
des ingrédients,
bien au contraire.
lequel est nettement indiqué « pré-
paré en France » ne contient pas
un gramme de poulet français ? En
observant la liste des composants,
on lit très clairement « viande de
poulet ou de dinde origine UE ».
Tiens donc, origine Union euro-
péenne ? À cette nuance près que la
réglementation décrète qu’un pro-
duit alimentaire importé de l’exté-
rieur de l’Union peut bénéficier
du label Origine UE dès lors qu’il
a subi une transformation sur
le sol européen. Prenons
l’exemple de ce pou-
let industriel ukrai-
nien, importé par
millions de tonnes avec
exemption de droits
de douane, qui arrive en
Pologne ou en Roumanie.
Le seul fait de le remballer,
de le conditionner, de le
saler ou de le précuire, suffit pour
en faire un produit polonais ou
roumain, donc avec ce label. Rien
ne dit que la volaille UE du cordon-
bleu « préparé en France » n’est
pas du poulet ukrainien vendu
à la France, via la Pologne, par
l’oligarque Yuriy Kosiuk, proprié-
taire du groupe géant MHP, dont
le siège est à Chypre. Au nom du
libre-échange instauré à l’initiative
de Jacques Delors, président de la
Commission européenne en 1986,
avec la signature de l’Acte unique,
la traçabilité des ingrédients
entrant dans la composition des
produits transformés n’est pas
obligatoire dans l’UE.
Traçabilité limitée
En effet, la Commission consi-
dère que le consommateur n’a
pas à savoir d’où proviennent les
viandes contenues dans les plats
cuisinés dans la mesure où cette
information pourrait l’inciter à pri-
vilégier la production nationale et
porter ainsi préjudice au principe
euro-sacré de la libre circulation
des marchandises. Donc oui à une
traçabilité sur les produits frais en
vente directe, viandes et poissons,
comme c’est le cas depuis le scan-
dale de la vache folle, mais non à
celle qui pourrait restreindre les
DISTINGUER LE profits financiers des industries
VRAI DU FAUX agroalimentaires et de la grande
L’hexagone bleu distribution. Raison pour laquelle,
blanc rouge avec à la suite de l’affaire des lasagnes
le nom et le dessin
de la bête est à la viande de cheval roumain de
le seul label chez Findus, en février 2013, faute
à garantir que d’avoir pu obtenir de Bruxelles
l’animal est né, l’obligation d’une traçabilité sur
a été élevé et les aliments industriels, Stéphane
abattu en France.
Le Foll avait créé le label Viande de
France, cité plus haut. Hormis le
bref épisode Julien Denormandie
de 2020 à 2022, l’actuel maire
socialiste du Mans se révèle être le
meilleur ministre de l’Agriculture
que la République ait eu depuis
longtemps. Au vu de l’affligeant
spectacle que nous offre l’actuelle
gouvernance, entièrement soumise
aux intérêts de la FNSEA, le père
de la loi sur l’agroécologie à la
française risque de conserver
ce titre un certain temps. n
15 au 21 février 2024 / Marianne / 83
 par Jean-Paul Cordier
MOTS CROISÉS MOTS FLÉCHÉS
POUVOIR DISTANTE COURSE ROMPU
I II III IV V VI VII VIII IX X DE CONCEN-
TRATION
DES
HOMMES
SUR PISTE
PRÉSENTE
AU MÉTIER
PLUS FORT
HÔTELS-DIEU SORTIE EN OFFRANT QU'AVANT
1 ▼ ▼ ▼

2
PLACE DE

▼
3 GARNISON
ASSURER
FERMEMENT

4
5 LENDEMAIN

▼
DE PÂQUES FLEUR À
6 LEVÉ POUR
RALENTIR
LA BOUTON-
NIÈRE

▼
7 ÉCHAPPA

▼
AU DÉLUGE
AVALE LA
POUSSIÈRE
8 UN MAL ▼ SIGNE

▼
INDICATIONS DE CHIEN POUR
9 DE CACHETS CONTRÔLES
DE FACULTÉS
HAUSSER
LE TON
▼ COMME ▼
10

▼
PLUS HAUT
IL DONNE
LE VERTIGE
Horizontalement : 1. Espérance de vieux poilus rasée d’un revers de main (la) • FERRURE CHANGÉ ▼
▼

▼
2. Se préserve des coups d’aiguillon. Bloc un peu lézardé • 3. Apprécie à petites doses EN ANGLE DE TEINT
seulement. Dessous au-dessus du bas • 4. Où voir s’ouvrir de nouveaux horizons. Livre de ÉLÈVE À TENIR
SÉRIEUX EN MER
bons mots • 5. Appelée à rester en carafe. Dur et froid • 6. Année-lumière. Il sent bien le
▼
vent tourner • 7. Petit nom de la Reine des Neiges. Toujours présent pour Noël • 8. Poireau
et jonquille sont leurs emblèmes. Réunion au sommet de l’association • 9. L’oiseau-trompette.
Entre en Seine à Giverny • 10. Ressenti par ceux qui n’ont décidément pas le pied marin.
Verticalement : I. À accomplir dans les mêmes conditions • II. Il fait passer du temps à JONGLEUSES
▼

SANS BRAS
inspecter et à chercher la petite bête • III. Possédé par un mauvais esprit. Vers qui sortent PASSÉ AU
scandés de la bouche • IV. S’emploie lors des répétitions. Capitale des îles Baléares • V. Texte PEIGNE FIN
fondateur de la civilisation romaine (l’). Ancienne réponse de Normand • VI. Modeste en
février. Apte à déployer de grands moyens • VII. Ils se jettent dans la partie. Forte en goût,
d’Ajaccio à Bastia • VIII. Elle vous habille pour l’hiver. À attendre dans l’après-midi • IX. Reparti
sans un sou vaillant. Dressé à se plier • X. Penser pouvoir avoir quelque chose en commun.

SUDOKU SOLUTIONS DU N°1404 I II III IV V VI VII VIII IX X

1 C A P P U C C I N O
2 A B R A S I O N , R
5 2 4 1 D L R S 3 C R I S E , I V A N
M E N A C A N T 4 H O M M E S , I D E
9 7 5 E G E E , O P T E R
F A G O T E R 6 C A , M U T U E L ,
7 6 8 2 P A R O D I E E
7 A T T E N T E , A B
8 C I E , P E R S I L
H O C H E , I O D E
4 5 2 I G N E E T 9
10 E N H A U T L I E U
E L U T R A C
8 7 2 9 8 1 5 3 6 7 4
L E S E R H
7 4 3 6 8 9 5 2 1
9 1 7 C A R E N E R 6 1 5 2 4 7 3 8 9
N M U T I N 8 7 4 9 1 6 2 3 5
5 4 6 1 5 6 9 4 3 2 7 1 8
O C R E A V E 1 3 2 5 7 8 4 9 6
2 5 4 5 7 3 9 1 8 6 2
E T U D I E R
3 2 1 8 6 5 9 4 7
4 5 3 9 A S T R O N E F 9 8 6 7 2 4 1 5 3

84 / Marianne / 15 au 21 février 2024

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“ LE GOÛT DE LA VÉRITÉ N’EMPÊCHE PAS DE PRENDRE PARTI ”

ALBERT CAMUS
 Carte blanche
À BENOÎT DUTEURTRE

POURQUOI COURIR
QUAND ON PEUT MARCHER ?

J
Je marchais l’autre jour sur un sentier de montagne, grim- mais qui éveille aussi quantité de sensations, d’observations,
pant d’une roche à l’autre entre les bruyères, quand une de pauses, de réflexions inspirées par l’ombre des arbres, le
étrange créature est apparue, dévalant le même chemin en rythme du torrent ou le parfum des prairies. C’est un sport
petite foulée. Elle s’est approchée sans m’adresser un regard qui prend son temps et agit sur tous les sens, mais aussi sur
ni contempler davantage le vaste horizon. Son corps semblait la pensée et la sensibilité. Je ne puis donc m’empêcher d’être
d’une autre texture que la nature environnante, enveloppé dans surpris quand, ailleurs dans la forêt, apparaît une martienne
un maillot et un collant bleu fluo. Sa tête portait un casque sous en collant fluo, entièrement concentrée sur son itinéraire
lequel je percevais des échos programmé, son parcours
de musique rythmée. Ses yeux balisé quantifiable en chiffres et
regardaient la montre connec- occupant le cerveau sans guère
tée, qui, probablement, comp- laisser de place à la rêverie. La
tait ses battements de cœur et civilisation de l’entretien de soi
alignait d’autres indicateurs. a balayé celle de la flânerie. Elle
Comme j’esquissais le « bon- propose au touriste quantité
jour » un peu forcé avec lequel d’activités, avec tenues siglées
se croisent généralement les et accessoires de marque : faire
promeneurs, l’individu s’est un parcours d’Accrobranche,
contenté de me renvoyer un dévaler les pentes sur une
vague hochement de menton, piste de bobsleigh artificielle,
tout en poursuivant son exer- marcher en groupe avec des
cice de santé. Je me suis alors bâtons professionnels en fibres
arrêté pour le voir attaquer, un vertueuses, ou faire du trail à
peu plus loin, une pente raide travers la montagne enchantée
sans ralentir sa course, avec une – certains préférant même le
endurance admirable. Le soir, bord de la route départementale
comme j’avouais au téléphone qui leur permet de retrouver, en
mon étonnement devant ces pleine campagne, les effluves du
gens qui galopent dans la mon- bitume urbain.
tagne, mon interlocuteur a pris
un ton moqueur pour m’expli- Dimanche soir, alors que je
quer : « Ce n’est pas de la course traversais le village pour aller
à pied, c’est du trail. » Il n’est pas boire un verre chez l’ancien
allé jusqu’à m’expliquer la diffé- garde-forestier – qui est un des
rence, mais j’ai compris que ce derniers habitants à l’année –,
terme imprimait au marathon j’ai revu mon joggeur en tenue
sous les sapins un caractère de ville. Devant une ancienne
moderne et branché. ferme aménagée en gîte pour
locations à courte durée, il
Je me rappelle comment les villes se sont, en quelques chargeait les valises dans son 4 × 4 et fermait les sacs-pou-
années, remplies de bataillons de joggeurs qui courent dans belle avant de les déposer à la Déchetterie. C’est ainsi, chaque
la pollution pour renforcer leur santé tout en la détruisant. dimanche, que les maisons se vident, quand les « gîteux »
Je me rappelle ce temps où les présidents de la République rentrent chez eux pour reprendre le travail. Leur navette a
promeneurs (de Gaulle en Irlande, Mitterrand sur la roche changé le village paysan en village de week-end qui s’anime
de Solutré) se sont vus balayés par les présidents joggeurs, à deux jours par semaine, fait tourner l’économie locale, puis se
l’image de Sarkozy arpentant la ville entouré de gardes du corps, vide à nouveau, tel un désert agricole sauvé par les rurbains.
ou du « marcheur » Macron transpirant sous son tee-shirt. Les habitants changent d’un week-end à l’autre. Ils ne veulent
Aujourd’hui, je vois la course à pied (ou le trail, ou le running, pas s’attacher à un lieu, mais essayer toujours de nouvelles
Hannah Assouline

s’ils préfèrent), autrement dit l’esprit sportif, avec son exigence destinations, pour transformer d’autres forêts en terrains de
de rendement, se répandre en pleine nature, là où prévalait une sport… quand je persiste à arpenter lentement les sentiers,
autre forme d’exercice. La promenade est pourtant une activité la tête envahie de pensées et le corps plein de sensations
très riche qui peut demander par instants des efforts intenses, agréables, au fil de ma rêverie de promeneur solitaire. n

86 / Marianne / 15 au 21 février 2024