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(Relanons Internationales, n° 103, automne 2000, pp 279-288.

Les enjeux des Grandes Puissances


dans les Balkans
depuis le Congrès de Berlin
jusqu’à nos jours.

La politique des Grandes Puissances dans les Balkans a constitué


une partie essentielle de ce que l’on a appelé la question d'Orient,
c'est-à-dire la survie de l’Empire ottoman dans l'intérêt de l'équilibre
européen. Je ne souhaite donc pas passer en revue les enjeux de
chacune des Grandes Puissances, mais plutôt chercher à comprendre
par quels mécanismes une certaine coopération internationale a pu être
maintenue, surtout jusqu’à la Première Guerre mondiale.
L'enjeu de chaque puissance peut-être différent. Il s’agit parfois de
la volonté de conquérir des terntoires, soit directement comme l’Itahe
ou indirectement, comme la Russie. On peut rechercher une influence
prépondérante économique ou politique dans une partie des Balkans,
comme le réalisa l'Autriche ou, avec plus de violence, la Russie.
Contrairement à une idée reçue, 1l n'existait pas de zones d'influence
délimitées et il est donc tout à fait faux de croire que la Serbie a
jamais fait partie d’une chasse gardée de la Russie.
Les Grandes Puissances pouvaient, au xiX* siècle, imposer la
protection des minorités opprimées. Il s’agssait alors de populations
chrétiennes, presque toujours orthodoxes. Je voudrais ici réfuter une
deuxième idée reçue, selon laquelle l'intervention humanitaire serait une
innovation récente : les préoccupations humanitaires étaient présentes
dans toutes les correspondances des consuls en pays ottoman.
Mais l'enjeu pnncipal semble avoir été plus simplement la recherche
de la paix. Au xrx° siècle, «le concert européen » réglait les relations
entre les Grandes Puissances. Il était, dans la première moitié du siècle,
fondé sur la défense des pouvoirs légitimes et sur le maintien du statu
280 BERNARD MICHEL

quo. Le génie de Napoélon III a été d'y faire entrer la France, mais
de lui donner pour objectif une évolution concertée pour y réaliser,
sur des points limités, le principe des nationalités.

De 1878 à 1918.
Pendant cette période, le concert européen a parfaitement fonc-
tionné. La formation des deux grands réseaux d’alliance, la Tniplice et
l'alliance franco-russe, n’en a pas empêché le fonctionnement. Il ne
s'agissait pas de créer des blocs idéologiques, contrôlant toute la
diplomatie de chacun des Etats. Les Balkans sont restés à l'écart de
ce partage La France et l’Autriche-Hongrie y ont mené des politiques
amicales, avec pour objectif commun le maintien de la paix. Les
relations financières directes entre Paris et Vienne ont été presque
gelées depuis 1879. Mais la coopération financière entre les deux pays
a très bien fonctionné dans les Balkans!. Vienne avait une large liberté
de manœuvre dans la Triplice tout comme Paris avec la Russie.
Le Congrès de Berlin de 1878 a été l’un des grands succès du
concert européen. La Russie avait tenté par son intervention en faveur
des Bulgares, de se créer un protectorat étendu, menaçant Constantino-
ple. L'Allemagne de Bismark, alors complètement extérieure aux Bal-
kans, se posa en arbitre dans le Congrès. La pnnopauté autonome de
Bulgarie dut réduire ses frontières et abandonner la Rouméhe orientale.
Pour élminer le foyer de crise qu'était la Bosnie-Herzégovine, le
Congrès en confia l'administration à l’Autniche-Hongne qui obtint aussi
le droit d'entretenir des garnisons dans le Sandzak de Novi Pazar2.
Selon une tradition ancienne, les Grandes Puissances installèrent à
la tête de la Bulgane un prince étranger, Alexandre de la famille de
Battenberg. L'opinion publique supporta mal les pressions de la diploma-
tie russe qui devint hostile à l'unification de la Bulgarie réalisée en
1885. Le souverain perdit son trône en 1886 et fut remplacé par le
prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, plus favorable au camp anti-russe 3.
L'Autriche-Hongne avait imposé en 1881 au prince Milan Obrenovitch
un traité secret qui, jusqu’en 1903, lui assura une position privilégiée
en Serbie Elle profita du sentiment national roumain hostile à la
Russie qui avait, en 1878, annexé la Bessarabie, pour signer avec elle
un traité en 1883 qui assurait son influence. Jusqu'en 1914, ces relations
restèrent amicales, malgré un désaccord croissant après 1910 sur les
Roumains de Transylvanie.

1. Bernard MICHEL, Banques et banquiers en Autriche au début du xx° siècle,


Paris, Fondation natuonale des Sciences Politiques, 1976, p. 261-279
2. Aspects de la crise d'Orient. 1875-1878, Revue d'Histoire Moderne et Contempo-
raine, janvier-mars 1980; et Von AREnN (Karl Otmar), Bismarcks Aussenpolüik und der
Berliner Kongress, Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1978.
3. Barbara JELAVICH, History of the Balkans. Eïighteenth and Nineteenth Centuries,
Cambridge UP, 1983, p. 372-373.
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Une des menaces sur la paix furent les mouvements insurrectionnels


en Macédoine Contre le pouvoir ottoman, des Macédoniens bulgares,
serbes et grecs organisèrent leurs propres comités insurrectionnels qui,
loin de chercher l'unité, se combattirent avec violence. Les Comitadji
bulgares de l'ORIM (organisation révolutionnaire de la Macédoine)
lancèrent le 2 août 1903 l'insurrection d’ilinden (jour de la Sant
Iha). Après de longs combats, elle échoua en octobre. La Russie et
l’Autriche-Hongrie se mirent d'accord pour défendre le statu quo
territonal, tout en imposant à la Turque un programme de réforme,
par le plan de Mürzsteg, le 2 octobre 19034.
Ce document (cf. annexe) peut constituer le modèle de la politique
du concert des puissances. Le but était de réaliser à la fois la pacification
du pays et de profondes réformes. Il était imposé aux autontés turques
d'organiser le retour des réfugiés chrétiens, de verser des sommes
spéciales pour «la restauration des maisons, des églises et des écoles,
détruites par les Turcs pendant l'insurrection ». Des commisssions mixtes
devaient enquêter sur les crimes commus. Enfin, à plus long terme, la
gendarmerie et la police seraient réorganisées sous le commandement
d’un général italien. Des écoles spéciales, encadrées par des représentants
des Grandes Puissances, donnèrent aux futurs chefs de poste une
formation de base Ces réformes furent appliquées avec beaucoup de
succès jusqu'à la révolution des Jeunes Turcs, en 1908 qui imposa le
départ des conseillers étrangers.
Cette révolution précipita la décison du comte d’Aehrenthal,
ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie, de procéder à
l'annexion de la Bosnie-Herzégovine. Il fallait sortir du provisoire pour
réaliser des réformes profondes nécessaires à la modernisation du pays.
Là aussi, l’Autriche-Hongrie n'’agit pas unilatéralement, elle négocia
avec la Russie. Dans le château du comte Berchtold, à Buchlau
(Buchlov), Aehrenthal et le munistre russe Isvolsky mirent au point les
détails de l'annexion. L’Autniche déclarerait son abandon des garnisons
du Sandzak. Le pnnce de Bulgare obtiendrait le titre de roi et son
pays accéderait à une totale souveraineté Le seul point qui ne fut pas
fixé fut la date de l'annexion. Isvolsky fut surpris par la proclamation
de l’Autriche-Hongrie, le 6 octobre 1908. Dans cette crise, la France
prit nettement position en faveur de Vienne, par une lettre du président
Falhères du 22 octobre que remit à François-Joseph l'ambassadeur
Philppe Crozier.
L'opposition vint de la Serbie qui revendiquait la Bosnie-
Herzégovine. Depuis le coup d’État sanglant de 1903, la dynastie des
Karageorgevitch était revenue au pouvoir et menait contre ses voisins

4. La thèse de Nadme Lange-Akhund a été publiée en anglais par les East


European Monographs. Boulder en 1998 : The Macedonians Question. 1893-1908 from
Western Sources, chapitre IV, p. 146-200; DiorpyEviC (Dimitrige), Révolunions narionales
des peuples balkariques. 1804-1914, Beograd, 1965, p 194-202.
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une politique irrédentiste. Abandonnée par la Russie, la Serbie dut


reconnaître au bout de quelques mois le nouveau statut de la Bosnie.
Les deux guerres balkaniques de 1912-1913 représentaient une
rupture avec le concert européen. Il s'agissait d’une révolte des petits
Etats contre les Grandes Puissances. Après une alliance secrète, Serbie,
Bulgarie, Grèce et Monténégro déclarèrent la guerre à la Turquie.
Aucune Grande Puissance n'avait organisé ou favonsé ce conflit.
L'Allemagne, engagée par Guillaume II en Turque et l’Autnche-
Hongrie, favorable au statu quo, y étaient très hostiles. Elles le furent
encore plus, lors de la deuxième guerre balkanique, lorsque la Bulgarie
fut écrasée par la Serbie et par la Roumanie. L’Autriche et l'Italie
voulurent empêcher l'accès de la Serbie à la mer Adriatique. Elles
favorisèrent donc en 1913 la naissance d’une Albanie qui revendiquait
à juste titre son droit d’accéder à l'indépendance.
L’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914, ébranla le concert européen.
L’Autnche-Hongrie se trouvait contrainte de réagir, unilatéralement. Le
comte Berchtold, ministre des Affaires étrangères, et François-Joseph,
crurent pouvoir, avec l’appui ferme de l'Allemagne, prendre le risque
d’une guerre limitée contre la Serbie. Il ne s’agissait pas d'entreprendre
une annexion, mais seulement une opération de représailles.
Le concert européen qui existait dans les Balkans ne put jouer,
car le conflit se déplaça très vite sur la frontière germano-russe, donc
au cours même du casus foederis des systèmes d’alliance. Il faut être
clair : la Russie n’est pas entrée en guerre pour soutenir la Serbie.
L’agitation de son ministre à Belgrade, Hartwig, relevait plutôt d'une
initiative personnelle. C'est, de manière prédomunante, la crainte d’une
mobilisation de l'ennemi qu a précipité la guerre mondiale La France
n'était liée à la Serbie par aucune alliance. « L'héroïque petite Serbie »
se retrouva, par les hasards de la guerre, dans le même camp qu'elle.

La Première Guerre mondiale a détruit tous les acquis du xIX° siè-


cle, donc aussi le concert européen. La France et l'Angleterre ont
lourdement pesé sur l’avenir de l’Europe en promettant en avril 1915
à l'Italie, outre Trieste et le Trentin, une partie de la côte dalmate,
alors qu’il était clair que cela ne correspondait pas aux vœux des
populations, à l'exception d’une fable minorité de langue itahenne. Le
prix à payer pour l'entrée de la Roumanie dans la guerre aux côtés
de l'Entente en 1916 était exorbitant et le fut encore plus lorsqu'elle
dût, sans avoir reçu aucune aide de la Russie, accepter un armistice,
puis une paix séparée.
L'Angleterre, dans la Première et Deuxième Guerre Mondiale, ne
traitait pas les Balkans comme une partie de la politique européenne,
mais comme un théâtre secondaire du contrôle de Suez et de la route
des Indes Aussi, l'essentiel des décisions se prenaient-elles au Caire.
Cela exphquera les difficultés d'une action conjointe avec la France, dans
le débarquement aux Dardanelles puis dans la gestion de l'expédition de
Salonique. Les Français ne pouvaient guère compter sur l’aide italienne,
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moins occupée de combattre que de préparer des annexions futures.


L'armée serbe qui avait bien résisté sur son sol au début de la guerre,
en 1914-1915 lorsqu'elle put pratiquer une guerre de guérilla, se révéla,
dans l’exil de Salonique, divisée par ses conflits internes et peu disposée
à combattre sur le sol de la Macédoine, trop éloignée de la Vieille
Serbie. La France, avec le général Franchet d’Espérey, dut donc assurer
tout le poids de l'offensive victorieuse contre la Bulgarie, puis de la
reconquête de la Serbies.
Dans le camp des Puissances Centrales, l’Allemagne intervint pour
la première fois dans les Balkans en engageant après 1916 en Roumanie
l'armée du général Mackensen. L'Autriche-Hongrie, après une victoire
difficile en Serbie, contrôlat lAdriatique par sa flotte de guerre. Mais
elle aussi hypothéquait son avenir par le refus de la Hongrie d'admettre
la formation d'un regroupement des Slaves du Sud de la Monarchie
qui aurait pu constituer un pôle alternatif à l'influence serbe. Par là,
elle laissait à Belgrade le monopole de la propagande en faveur d’un
Etat des Slaves du Sud et donc une légitimité qui devait peser d’un
grand poids dans l'avenir des Balkans.
Donc, avec l’abandon du concert européen, les Grandes Puissances
se sont trouvées engagées dans des politiques à court terme pour
assurer leur propre survie. Elles n'avaient pas de plan à long terme.
L'écroulement de la Russie, pratiquement absente des Balkans depuis
1914, a pris toutes les Puissances par surprise. La dissolution de
l’Autnche-Hongrie, à partir d'octobre 1918, a été le fruit des événements
inténeurs, plus que d'un choix concerté de l'Entente.

Les traités de paix de l’entre-deux-guerres


La conférence de la paix n'avait pas pour but le retour à l'ordre
européen, mais la création d’un ordre nouveau en Europe centrale et
onentale fondé sur le pnnape des natonalités. L’Autnche-Hongne avait
éclaté dès octobre 1918. L'Allemagne ne fut pas un partenaire égal
des autres Puissances avant 1925. L'Italie qui n'appartenait pas véritable-
ment au camp des vainqueurs, ne réahsa ses conquêtes terntoriales
qu'après la signature de l'armistice de Villa Giusti et s’empara de
Fiume contre le gré des Puissances alliées. Sous Mussolini, elle devait
compliquer la situation dans les Balkans, en menaçant le Royaume des
Serbes, Croates et Slovènes et en instaurant un véritable protectorat
sur l'Albanie. Quant à l'Union soviétique, elle fut politiquement absente
des Balkans, totalement dans les années vingt, mais avec un retour à
la fin des années trente. Elle représenta une menace permanente sur
la Bessarabie et sur toute la frontière onentale de la Roumanmue.

S. Voir la thèse du chef de bataællon Gérard Fassy, Le haut commandement en


Orient. 1915-1918, soutenue à Paris 1 en 1998,
284 BERNARD MICHEL

Désormais, à la place des petites prnapautés du xix° siècle, deux


États moyens s’imposaient face aux Grandes Puissances : la Grande
Roumanie et la Grande Yougoslavie. Toutes deux prétendaient à une
grande politique extérieure et elles défendirent avec un soin jaloux leur
liberté d’action. La France n’attendait pas de la Roumanie une allance
directe, car elle était trop loin de l'Europe centrale qui était la seule
zone vitale. Elle se contenta donc d'un traité d'amitié du 10 juin 19266.
En revanche, elle nourrit des illusions sur le rôle que pouvait jouer la
Yougoslavie en Europe centrale, sans voir que le poids de la Serbie
l'entraînait plutôt vers le Sud, dans les rapports conflictuels avec la
Bulgarie et, à un moindre degré avec l’Albanie?
Le rôle international d'arbitrage s'était déplacé vers la Société des
Nations où le Roumain Titulescu joua un rôle brillant, dû à son
exceptionnelle personnalité plus qu'à la force de son pays. Des ententes
régionales cherchèrent à combler le vide diplomatique. La Petite Entente
joua un rôle important en Europe centrale, en neutralisant la menace
révisionniste hongroise. Le Pacte balkanique de 1934 rassembla Rouma-
nie et Yougoslavie avec la Grèce et la Turquie, en laissant isolées la
Bulgarie et l'Albanme.
Dès 1933, la Petite Entente s'était interrogée sur la reconnaissance
de l’Union soviétique, à l'initiative de la Tchécoslovaquie qui y était
la plus favorable. En 1934, le Conseil permanent se prononça pour
l'établissement de relations diplomatiques. Benès et Titulescu jouèrent
un rôle actif pour l'admission de l’Union soviétique à la SDN. Mais
la Yougoslavie se refusa à normaliser ses relations avec Moscou et elle
fut le seul Etat de la Petite Entente et du Pacte balkanique à prendre
une position aussi ferme. Cette longue parenthèse dans les relations
entre Belgrade et Moscou montre la fragilité de la conception d’une
Yougoslavie qu serait toujours alliée à la Russie, à travers l’histoire
Avec l’Anschluss de mars 1938, accepté par Mussolini, la Yougosla-
vie devenait la voisine directe de l'Allemagne qui, pour la première
de son histoire, se trouvait riveraine des Balkans. La garantie verbale
de la France et de l'Angleterre à la Grèce et à la Roumanie (13 avril
1939) ne pouvait modifier la situation. Le poids conjugué de l'Union
soviétique et de l'Allemagne nazie précipita l'Europe, et donc les
Balkans dans la guerre.

La Deuxième guerre mondiale


Elle fut la négation même de toutes les valeurs de la diplomatie
traditionnelle. Les petits Etats des Balkans furent contraints, contre leur
gré, de choisir entre l'Union soviétique et l'Allemagne. La Roumanie,

6. C'est ce que montre la thèse de Traïan SANDU, Le système de sécurué français


en Europe orientale. L'exemple roumaun. 1919-1933, Harmattan, p. 261.
7. Françots GRUMEL-JACQUIGNON, La Yougoslavie dans la statégie française de
l'entre-deux Guerres (1918-1935), Peter Lang, 1999.
LES ENJEUX DES GRANDES PUISSANCES 285

perdant la Bessarabie au profit de l’Union soviétique et contrainte de


céder la Transylvanie à la Hongrie, en fut la première victime. Elle
dut, comme tous les pays de la région, remettre le pouvoir intérieur à
des gouvernements favorables à l'Allemagne.
L'agression de l'Italie contre la Grèce en avril 1941 précipita
l'invasion de la Yougoslavie par l'Allemagne, par une victoire éclair
qui révéla la faiblesse du régime de Belgrade et son rejet par les
autres nationalités, Croates, Albanais, Macédomens Allemands et Italens
se trouvèrent alors engagés directement dans les Balkans et contraints
de défendre leur occupation brutale contre des mouvements locaux
de résistance.
La résistance yougoslave ne pouvait compter sur aucun appui de
l'Union soviétique, même pour Tito et ses partisans. Seule l’Angleterre
était en mesure d'apporter une aide importante, en fournissant l'argent,
les armes et des contacts par mer et par air avec le monde extérieur.
Elle avait d’abord soutenu le gouvernement en exil, et le roi Pierre
IT Comme pendant la Première Guerre mondiale, les décisions furent
pnses au Caire, dans une vision trop éloignée des réalités de la guerre.
La décision de soutenir Tito contre les résistants royalistes, en 1944,
constituait une grave erreur stratégique.
La conquête soviétique des Balkans, avec de brusques retourne-
ments et changements de camp de la Roumanie et de la Bulgarie,
signifiait la liquidation des positions occidentales et la liquidation de
leurs alliés. Les Anglais se contentèrent de préserver la Grèce, au prix
d’une intervention hasardeuse et d’une longue guerre civile Les Balkans
devenaient prisonniers d’un système totalitaire qui aggravait leur isole-
ment du reste de l’Europe.

Depuis 1945
L'occupation soviétique a entraîné contre leur gré la Roumame et
la Bulgarie dans le camp sociahste. La Yougoslavie de Tito voulut se
présenter, de 1945 à 1948, comme le centre de la révolution communiste
dans tout le Sud-Est européen, en cherchant à mettre sur pied une
nouvelle umon balkanique. En même temps, elle menait une pohtique
agressive contre l'Italie autour de Tneste et contre l'Autriche. La
rupture de 1948 à divisé en trois les Balkans. La Grèce seule restait
dans le camp occdental, avec une période d’éloignement lors du régime
des colonels. La Yougoslavie est restée dans une situation ambiguë
entre les deux blocs : une dictature communiste, tempérée par la
possibihté offerte aux habitants d'aller travailler en France ou en
Allemagne fédérale; une armée de type communiste, financée en partie
par les Etats-Unis, soucieux de la préserver de la conquête mihtaire
soviétique. Les Balkans ont donc formé une zone fermée au dialogue
avec les Grandes Puissances.
L'écroulement du système communiste après 1990 a modifié la
situation. Bulgarie et Roumanie ont commencé le processus de démocra-
286 BERNARD MICHEL

tisation qui les conduit lentement vers l'Union européenne. La Yougosla-


vie, au contraire, n’a pas été capable d'opérer la transition, parce qu'en
Serbie, le communisme dégénéré de Milosevic s’est allié à la violence
d'un nationalisme grand-serbe exacerbé.
Les conflits qui ont éclaté après 1991 ont montré de manière nette
l'impuissance de l'ONU à maîtriser une situation de crise. Les casques
bleus ne pouvaient agir tant que leur mandat les cantonnait dans des
missions humanitaires, sans leur permettre de lutter militairement contre
les agresseurs serbes.
Il fallait donc que les Grandes Puissances prennent en mains, en
marge de l'ONU, la restauration de la paix. À partir du printemps
1994 est apparu un directoire nouveau . le groupe de contact. Il
réunissait cnq pays de l'OTAN: Etats-Unis, France, Royaume-Uni,
Allemagne, Italie, ainsi que la Russie 8. Il a joué un rôle majeur dans
la fin du conflit bosniaque en 1995. À partir de septembre 1997, c'est
lui qui à dirigé une gestion internationale de la crise du Kosovo. Il a
imposé les pourparlers de Rambouillet, puis, après leur échec, le recours
à une action militaire de l'OTAN, le 24 mars 1999. Même si la Russie
s'est tenue à l'écart des sanctions contre Milosevic, elle n’est pas sortie
complètement du groupe de contact. Et l'ONU, sans avoir approuvé
l'intervention militaire, a en fait légitimé l’action du groupe de contact
par la résolution 1244 du 10 juin 1999 qu a permis le déploiement de
la Kfor et la mise en place d’une administration provisoire.

Aansi, pour la première fois depuis 1918, on assiste au retour du


concert européen, sous une forme différente de celle du xix° siècle.
Les Grandes Puissances ne peuvent plus laisser la paix ou la guerre
en Europe entre les mains d'organismes internationaux inefficaces. Le
nouveau directoire international permet de mettre la puissance de la
Realpolitik au service de conceptions humanitaires, qui étaient déjà
présentes dans la diplomatie du xx° siècle.
Bernard MICHEL,
Université de Paris 1.

8. Victor-Yves GHeBaLi, Le Kosovo entre la guerre et la paix, Défense nauonale,


août-septembre 1999, p. 62-79
LES ENJEUX DES GRANDES PUISSANCES 287

Annexe

Les accords de Mürzsteg (22 octobre 1903)

1. Pour établir un contrôle de l'activité des autorités locales


ottomanes quant à l'apphcation des réformes, nommer auprès de
Hilmi-Pacha des Agents civils spéciaux d’Auriche-Hongne et de Russie,
obligés d'accompagner partout l’Inspecteur général, d’attirer son attention
sur les besoins de la population chrétienne, de lui signaler les abus des
autorités locales, de transmettre les recommandations aux Ambassadeurs
à Constantinople, de lui signaler les abus des autorités locales, et
d'informer leurs Gouvernements de tout ce qui se passe dans le pays.
Comme ades aux dits Agents pourraient être nommés des Secrétaires
et des Drogmans chargés de l'exécution de leurs ordres et autorisés à
cet effet à des tournées dans les districts pour questionner les habitants
des villages chrétiens, surveiller les autorités locales, etc.
La tâche des Agents civils étant de veiller à l'introduction des
réformes et à l’apaisement des populations, leur mandat expirera dans
le délai de deux ans à partir de leur nomunation. La Sublime Porte
devra prescrire aux autontés locales d'accorder à ces Agents toutes les
faciités pour qu'ils soient à même de remplir leur mission
2. Vu que la réorganisation de la gendarmene et de la polce
turques constitue une des mesures les plus essentielles pour la pacification
du pays, il serait urgent d'exiger de la Porte l'introduction de cette
réforme. -
Prenant cependant en considération que les quelques officiers
suédois et autres, employés jusqu’à présent et qui ne connaissent ni la
langue, ni les conditions locales, n’ont pu se rendre utiles, il serait
désirable d'introduwure dans le projet primitif les modifications et complé-
ments suivants :
a) La tâche de réorganiser la gendarmerie dans les trois vilayets
sera confiée à un général de nationalité étrangère, au service du
Gouvernement Impérial Ottoman, auxquels pourraient être adjoints des
militaires des Grandes Puissances qui se partageraient entre eux les
circonscriptions où ils déploieraient leur activité de contrôleurs, d’instruc-
teurs et d’organisateurs. De cette manière ils seraient à même de
surveiller aussi les procédés des troupes envers la population.
b}) Ces officiers pourront demander, si cela leur paraissait nécessaire,
l’adjonction d'un certain nombre d'officiers et de sous-officiers de
nationalité étrangère
288 BERNARD MICHEL

3. Aussitôt qu’un apaisement du pays sera constaté, demander au


Gouvernement ottoman une modification dans la délimitation territoriale
des unités administratives en vue d’un groupement plus régulier des
différentes nationalités.
4. Simultanément demander la réorganisation des institutions admi-
nistratives et Judiciaires dans lesquelles 1l serait désirable d'ouvrir l'accès
aux Chrétiens mdigènes, et de favoriser les autonomes locales.
5 Instituer immédiatement dans les principaux centres des vilayets
des Commissions mixtes formées d’un nombre égal de Délégués chrétiens
et musulmans pour l'examen des crimes politiques et autres commis
durant les troubles. À ces Commussions devraient prendre part des
Représentants consulaires d’Autnche-Hongrie et de Russie.
6. Exiger du Gouvernement turc l'allocation de sommes spéciales :
a) Pour la réintégration dans les localités de leur origine des
famulles chrétiennes qui se sont réfugiées en Bulgarie ou ailleurs.
b) Pour le secours aux chrétiens qu ont perdu leur avoir et
leur domucile.
c) Pour la restauration des maisons, des églises et des écoles,
détruites par les Turcs durant l'insurrection.
Des commissions dans lesquelles siègeront les Notables chrétiens,
décderont de la répartition de ces sommes. Les Consuls d’Autriche-
Hongrie et de Russie en surveilleront l'emploi.
7. Dans les villages chrétiens brûlés par les troupes turques et les
bachi-bouzouks les habitants chrétiens réintégrés seront libérés durant
un an du payement de tout impôt.
8 Le Gouvernement ottoman s’engagera à mtroduire à nouveau
sans le moindre retard les réformes mentionnées dans le projet élaboré
au mois de février de l’année courante ainsi que celles dont la nécessité
serait ultérieurement indiquée.
9. La plupart des excès et des cruautés ayant été commus par des
ilavés (Rédifs de II* classe) et des bachi-bouzouks, il est urgent que
les premiers soient licenciés, et que la formation de bandes de bachi-
bouzouks soit absolument empêchée.

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