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EXPÉRIENCE DU CORPS ET CRÉATION ARTISTIQUE

Sylvie Morais
in Christine Delory-Momberger, Éprouver le corps

Érès | « Questions de société »

2016 | pages 227 à 238


ISBN 9782749249988
DOI 10.3917/eres.delor.2016.01.0227
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Sylvie Morais

expérience du corps
et création artistique
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Lorsque Merleau-Ponty (1964) rappelle l’assertion de Valéry
selon laquelle « le peintre apporte son corps », je l’entends de
manière radicale : il n’y a pas d’œuvre, au sens artistique de la
création, qui ne soit traversée par le corps de l’artiste, au sens
phénoménologique d’un corps vécu comme unité d’esprit, d’âme
et de chair. C’est dire aussi que le corps œuvrant de l’artiste porte
l’ensemble de son champ de présence au monde, c’est-à-dire son
histoire, sa structure perceptive et son champ intentionnel. La
création artistique est la manifestation de présence au monde
d’un sujet artiste corporel intentionnel. C’est de cette intention-
nalité corporelle immanente qu’il est question lorsque j’interroge
les sources et les ressources de cette corporéité comme construc-
tion de l’artiste en tant qu’être social singulier (Delory-Mom-
berger, 2004).

Le corps vécu et la recherche en première personne

Étudier l’expérience du corps vécu de l’intérieur par l’artiste


en création, pour comprendre comment cette expérience contribue
à sa construction en tant qu’individu, soulève deux questions.
D’une part, ce contenu intentionnel immanent du corps est investi
d’un savoir incarné qui n’est pas accessible spontanément à la
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conscience ni dans l’immédiateté du discours. D’autre part, l’artiste


doit être attentif et réceptif à sa propre intentionnalité s’il veut
introduire dans son expérience une démarche de formation ou de
construction (Morais, 2013). Pour tenir compte de ce double
aspect, cette étude mettra en place une méthodologie disciplinée
d’accès à l’expérience, selon un point de vue en première per-
sonne (Depraz, 2006). Il s’agit de réaliser des entretiens d’expli-
citation (Vermersch, 2006) portés par des gestes que l’on peut
rassembler sous le terme d’épochè : une attitude de suspension
des présuppositions ; un acte délibéré de retournement de l’at-
tention vers le vécu ; une disposition d’ouverture réceptive carac-
téristique d’un lâcher-prise. en ayant sans cesse en tête ces trois
gestes comme base pratique de la méthodologie, je fais l’hypo-
thèse que la disposition attentive créée chez l’artiste permettra
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d’apprécier sa capacité à remobiliser son expérience et à la trans-
former. explicitation, conscientisation et biographisation : ces trois
termes viendront situer cet espace formatif où l’artiste se met à
l’épreuve depuis les données explicitées de son expérience du
corps, et prend conscience des opérations de biographisation
qu’engage un processus de construction de soi. Ce faisant, cette
phénoménologie pratique (Depraz, Varela et Vermersch, 2000)
répondra aux critères d’une recherche en première personne.

Mise en situation et éthique pratique

L’artiste propose une œuvre de performance interdiscipli-


naire, un récit poétique-théâtre-chant-parole. un entretien d’ex-
plicitation participe au ressouvenir de son expérience au moment
de sa performance (création artistique). Cet entretien s’exerce
dans un souci constant de faire jouer le vécu singulier en pre-
mière personne de l’artiste, tout en se décalant des a priori qui
préjugent de son expérience et risquent de l’installer de manière
fixe et constante. Ce jeu est celui de la description de son expé-
rience remémorée avec la pleine liberté de laisser émerger son
sens, de se l’approprier à son gré, sans contrainte ni pression
externe. Cette posture converge vers la formulation d’une éthique
pratique (Depraz, 2006) respectant le contrat de confiance établi
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avec l’artiste, garantissant la restitution fidèle de sa parole, tout


en tenant compte du caractère provisoire et évolutif de la des-
cription obtenue.

Ce corps comme un territoire que l’artiste transporte

Je prends comme point de départ la pensée de Merleau-


Ponty, pour qui le corps ne peut être vu et étudié comme un objet
physique. Il doit être compris comme une ouverture perceptive
au monde : « Je suis mon corps » (Merleau-Ponty, 1945, p. 231),
je suis de corps au monde depuis ma conscience perceptive. Le
corps est ainsi conçu comme condition de possibilité de toute
connaissance de soi, la perception revêtant une dimension active
et constitutive. Le corps est au primat de la conscience :
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« le vécu cognitif est d’abord un vécu perceptif, vécu d’un sujet
qui perçoit » (Andrieu, 1993, p. 201).
Mais ce corps percevant n’est pas sans vie. Il est habité d’ex-
périences, traversé par son histoire. Il porte avec lui sa mémoire
biographique : il a un rapport à son propre corps, le corps du je ;
un rapport aux autres, une relationnalité ; de même il a une spa-
tialité et une temporalité formative. Au regard de la phénomé-
nologie, le corps porte ses existentiaux comme champ
intentionnel. L’intentionnalité n’est pas ce qui relève d’une inten-
tion, comme un vouloir faire, mais constitue en quelque sorte un
passif existential. Les existentiaux sont l’incarnation de notre
champ intentionnel, les structurants a priori depuis lesquels nous
donnons sens à nos expériences.
L’artiste s’exprime donc depuis son champ de présence au
monde, aux autres et à lui-même. Son corps transporte ce terri-
toire déterminé de son existence, cette intentionnalité, comme
un déjà là qui s’active au moment où il crée son œuvre. Aussi
ses existentiaux parlent-ils de lui, ils sont révélateurs de ses
mémoires biographiques qui, lorsqu’elles sont remémorées et
conscientisées, l’ouvrent au possible de sa formation et de sa
construction individuelle.
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Exploration : un rapport au corps


comme expérience de la création

Tout l’effort de l’étude est d’explorer la spécificité du corps


de l’artiste qui, en faisant œuvre, devient formation puis
construction de soi. Il s’agit de porter une attention particulière
à l’intentionnalité contenue dans les descriptions d’expérience,
afin de comprendre comment son corps peut devenir pour l’ar-
tiste l’outil de sa construction. S’impose cette posture typique de
la recherche en première personne, qui met de côté l’attitude
naturelle de l’artiste pour recueillir son vécu singulier et dégager
les existentiaux de son contenu intentionnel. enfin, bien que les
existentiaux constituent un ensemble interactif composant l’en-
semble du champ intentionnel, l’étude porte une attention dis-
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tinctive sur chacun d’eux : le corps du je, le corps spatial, le corps
relationnel, le corps temporel et le corps formatif.

Le corps du je

La phénoménologie aborde le corps de l’intérieur, c’est-à-dire


selon la manière dont le sujet vit son corps. La corporéité est ce
corps du je, ce corps vécu et appréhendé dans la pureté de sa
manifestation. Avec la prévalence de la perception, la conscience
du corps vécu apparaît grâce à l’intentionnalité. Pour l’artiste, ce
corps du je est au centre, il est le moteur préalable et nécessaire
à la création artistique.
Créer se situe toujours dans le corps vécu sensible de l’ar-
tiste. Celui-ci aborde sa création depuis cette perception inté-
rieure, là où il est, entier, depuis tout ce qui le constitue en tant
que personne humaine. Lorsque l’artiste s’engage dans sa créa-
tion, il confirme cette prégnance du corps : /Je donne priorité à
mon corps/. nous sommes d’accord pour dire que la création,
lorsqu’il y a une véritable intention artistique, est une expérience.
une expérience vécue sur un mode corporel, depuis là où l’artiste
voit, ressent, comprend, imagine, perçoit, traduit sa vision du
monde. Selon cette dimension expérientielle de la création artis-
tique, s’engager dans la création voudrait dire y apporter cette
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entièreté d’un corps percevant, constitué de corps et d’esprit, de


rationalité, d’émotions, d’histoires et de mémoires. D’après le
mouvement que décrit l’artiste, en faisant œuvre il fait l’épreuve
de sa corporéité, en cela qu’il s’ouvre sur ce tout de lui-même
qu’il met en jeu : /ouverte, je suis en paix dans ma tête/. Certains
artistes diront que s’engager en création peut devenir par
moments envahissant, justement parce que l’expérience semble
prendre toute la place. en situation de création, toute la personne
est convoquée à vivre une expérience du corps comme le primat
de sa création. elle s’engage donc de tout son être dans une
expérience : /Je suis comme la rivière qui coule/.
Ce corps que j’examine aborde sa création en dépit de toute
intention rationnelle, avec une certaine passivité. Plus que de
vouloir créer une œuvre, l’artiste se dit /porté par son œuvre/.
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Il est passif, et pourtant quelque chose se fait, une passivité
active donc, et ouverte, ménageant dans son corps une posture
accueillante. L’artiste écoute son corps, se tient dans son ouver-
ture dans un /lâcher-prise/. Il ne ressent /pas de tension mais
une sorte de nonchalance/. faute d’être celui qui a bien géré les
principes de sa création, de son énonciation ou de sa présence
sur scène, il fait au contraire l’expérience de l’impermanence,
du déséquilibre et du dessaisissement. Il ne se dit pas maître
de sa création : /Mon corps, ma sensibilité, mon émotion m’in-
forment/. Son expérience l’installe dans un champ où il est
ouvert, tenu à accueillir ce qui apparaît : /Je suis émue par ce
que je donne/, et lorsque l’émotion monte, /je la découvre en
même temps/.
Seulement, s’engager entier dans sa création peut provoquer
pour le moins quelques inquiétudes. À s’ouvrir ainsi à ce qui de
lui-même est à découvrir, l’artiste en évoque des sentiments
contradictoires. Il parle d’une expérience faite à la fois d’attirance
et d’appréhension. Comme si créer suscitait à la fois le plaisir de
la découverte d’un soi inconnu et une certaine angoisse à se
retrouver face à soi-même. /Se laisser porter par la chanson et
non plus la porter/. C’est par la force de son engagement dans
la création que l’artiste dépasse son appréhension, lorsque à un
moment /quelque chose abandonne/. Il fait le saut dans une
sorte de consentement : il faut /consentir à se laisser couler/.
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Consentir à s’engager entier avec un sentiment d’abandon


dans une œuvre à faire, consentir à se laisser porter par son
œuvre avec une posture accueillante, l’artiste met ainsi en place
les conditions formatives de sa pratique de création. en effet,
sans intention rationnelle prédéterminée, avec une passivité qui
devient ouverture à soi, l’artiste écoute son corps, il l’entend, il
s’en informe. C’est depuis ces manifestations vues, entendues,
ressenties qu’il rend possible sa propre formation.

Le corps spatial

en phénoménologie, la notion d’espace peut se définir


comme l’expérience sensible du sujet en échange avec le milieu
qui l’entoure. L’environnement direct n’est pas pensé comme une
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donnée objective, dans ses rapports géométriques de hauteur et
de largeur, mais selon un rapport qualitatif qui est de l’ordre du
senti. Le sujet sentant s’éprouve lui-même dans le monde dont
il fait partie. La spatialité se distingue donc de la géographie, elle
est un mode d’être au monde, la perception de l’espace vécu
(Van Manen, 1997, p. 102). La spatialité étudiée sous l’angle du
corps de l’artiste nous aide à découvrir une des dimensions fon-
damentales de l’expérience de la création.
L’artiste prend d’abord conscience de l’espace, du lieu, du
contexte dans lequel il a l’intention de créer. Mis en échange avec
ce qui l’entoure, il s’éprouve dans son espace de création.
Concrètement, il ne se met pas à distance, mais il est dans la
disposition de celui qui regarde, en retrait (Morais, 2012). Son
approche de la spatialité est d’abord associée au contexte. Il y a
d’abord une saisie sensible de l’espace dans lequel il se trouve.
/Au début installer les choses, me mettre dans un espace visuel/.
Puis il cherchera à l’imaginer, à inventer un espace propice à sa
création : /Les images dans l’espace me mettent dans l’état/. Il
prend donc d’abord conscience de sa manière d’habiter son
espace pour l’inventer, l’imaginer de façon à le rendre apte à sa
création. /Je m’invente l’espace que j’habite/.
Au moment où l’artiste s’apprête à inventer son espace, il
reconsidère les interactions entre les espaces intérieur et extérieur.
Mu par une vraie conscience du passage entre dedans et dehors,
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il raconte : /Ça ouvre, et ça fait du bien/. Il s’invente pour recon-


quérir son intériorité : /L’espace recréé me rend à mes émotions/.
Cette entrée dans l’espace du dedans est souvent évoquée en
ces termes : on entre dans la création. Installés dans leur œuvre,
certains diront qu’ils sont centrés, d’autres parleront de se situer
ou de se positionner. L’artiste est donc corporellement dans son
œuvre avec cette impression d’être en son corps ouvert : /Je suis
cette femme que je donne/. nous pouvons imaginer que dans
l’ouvert, l’artiste se découvre et se dévoile. À tout le moins, il est
dans l’ouverture même de son corps spatial, ce champ inten-
tionnel où dedans/dehors n’est plus limité par ses contours cor-
porels. /Je deviens l’univers, l’espace/.
L’espace est déterminant de la manière dont l’artiste vit sa
création : /J’habite ma présence/. un espace qui existe par ce qui
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l’habite : /Je suis habitée/. et s’il a l’impression d’être habité inté-
rieurement, subjectivement, c’est justement parce qu’à travers sa
création, il prend conscience (ou prend acte) de son intériorité.
rilke dira qu’il entend ses « résonances intérieures » comme un
appel à se donner lieu d’être. /Ça tient lieu/ nous dit l’artiste.
Le corps spatial de l’artiste en création est accompagné de sa
subjectivité la plus pure. Il est vécu dans une ouverture qui se fait
passage entre intériorité et extériorité (Morais, 1998). Cette prise
de conscience de son intériorité l’invite dans son ouverture même
à s’inventer, à se créer à l’infini. À terme, il peut saisir cette oppor-
tunité de se réorganiser et de se redécouvrir un nouveau territoire.

Le corps relationnel

nous ne sommes jamais seuls. Chaque personne devient


humaine par sa rencontre avec les autres. C’est dans nos relations
intersubjectives qu’apparaît notre être au monde. Pour les philo-
sophes de l’intersubjectivité (Merleau-Ponty, 1945), nous sommes
avec les autres dans une relation fondamentale. Dès lors, l’inter-
subjectivité se comprend comme un tissu de relations sociales ;
c’est la relationnalité. Il faudra comprendre la subjectivité dans
les tissus relationnels de l’intersubjectivité, l’une n’allant pas sans
l’autre. Aucune connaissance, pas même une connaissance de soi,
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ne pourrait se développer sans cette relation que nous partageons


avec d’autres humains. Vécue depuis son corps relationnel, l’ex-
périence de la création de l’artiste a beaucoup à nous dévoiler de
cette interdépendance entre subjectivité et intersubjectivité.
D’abord /intimidée par les liens affichés, je me sens en
confiance/. L’artiste s’apprête à créer en présence des autres.
Paradoxalement il cherchera à s’isoler. Il sait les présences et, en
même temps, il cherchera à se trouver seul. /Je vois les amis
sont-ils mes amis ?/ L’artiste se coupe des autres pour présenter
son œuvre dans la solitude. et pourtant il demeure en présence
et se sent en présence. /Je sens les présences mais je ne les vois
pas/. Il sait cette solitude essentielle à la présentation/réalisation
de son œuvre, alors il se met dans une posture où il n’entend
plus ces autres. Il arrive à faire le vide autour de lui de façon à
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se sentir seul, à se ressentir seul : seul avec les autres.
nous aurions tort de penser qu’il s’agit d’un repli sur soi, au
sens d’un égocentrisme. bien au contraire, il y a un effacement de
l’ego, de cette part du moi de l’artiste : /c’est au-delà de ma per-
sonnalité/. Depuis son corps relationnel, l’artiste envisage de quitter
un soi au sens mondain, pour aller progressivement vers un soi
subjectif, plus humain sans doute. Ce qu’il s’apprête à quitter, c’est
le soi déterminé qui est celui du monde des autres, celui dans lequel
il est d’ordinaire. /Les autres ne sont plus un enjeu/. en présence,
il est libre du regard des autres. /Ils ne sont pas un danger/. Il quitte
ce monde relationnel de ses habitudes, de ses cultures plurielles et
de ses mémoires relationnelles. Il se dégage de l’emprise du regard
des autres ou, plus exactement, il s’affranchit du jugement des
autres. Il quitte les pressions sociales qui souvent le définissent
malgré lui. Il quitte aussi et surtout l’image qu’il se fait de lui-même,
il est /sans enjeu de paraître/. Au cœur de la création artistique,
/je n’ai rien à cacher/. Il y a donc un moment où l’artiste est com-
plètement dessaisi de lui-même, de ce moi déterminé des règles
sociales ; il se dit alors /détendu et relâché/, à l’écoute d’un moi
dénudé et libre des enjeux relationnels : /plus besoin d’en rajouter/.
Seul, mais combien en présence. une présence subjective. Il
est dans une relation intersubjective, un tout autre type de rap-
port relationnel. une relation sans préjugements : /Pas besoin de
cacher qui je suis/. Ce que l’artiste offre de lui-même est cette
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part subjective de son être, celle qui se reconnaît chez les autres.
un partage de subjectivités où il y a reconnaissance humaine,
présence d’une altérité vécue. C’est au cœur même de cette réci-
procité intersubjective que l’artiste se reconnaît lui-même
humain. C’est aussi pourquoi cette relation intersubjective
demande empathie et accueil, exige cette ouverture subjective
dans un moment de partage bienveillant.
Selon ce corps relationnel décrit par l’artiste, partager son
œuvre avec les autres est vécu dans la liberté à travers une rela-
tion d’intersubjectivité bienveillante. C’est dans une relation bien-
veillante que l’artiste trouve en lui-même les moyens de se
dépasser, de s’engager dans une pratique formative, d’entrer lit-
téralement dans la mouvance de sa formativité.
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Le corps temporel

Principe du changement et du devenir, la temporalité implique


la vie du sujet. en cela, parler du temps, c’est toujours parler du
temps vécu. La temporalité se distingue du temps des horloges,
et ne s’associe pas à la possibilité de mesure et de pondération.
elle s’enracine dans l’expérience du temps. Dans la phénoméno-
logie, le temps apparaît comme une énigme ontologique. Pour
Merleau-Ponty (1960), la temporalité est la conscience du temps
liée à l’activité de cette conscience. bergson (2010) fait quant à
lui référence à la durée comme ce temps vécu dans la
conscience. Dans la création artistique, la temporalité est l’arti-
culation de l’expérience du temps corporellement vécue.
D’emblée, l’artiste se place dans son temps. Il prend son
temps au sens biologique. Il prend conscience de son temps en
propre, il est conscient et s’installe dans son temps vécu. Si l’ex-
pression partir est récurrente pour évoquer sa création, l’artiste
évoque le mouvement temporel : se lancer, faire le saut, oser y
entrer. L’artiste travaille à son propre rythme. Il prend son temps,
au sens littéral, de s’accorder « au rythme du cœur qui bat »,
dira ben Jelloun. C’est dire que, dans la création, il s’accorde à
son temps tel qu’il le vit, intérieurement. L’art est du temps vécu.
Il semble bien qu’en créant, l’artiste s’accorde à la vie. Comme
s’il n’offrait plus de résistance à la vie vivante en lui, et s’ouvrait
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pour lui donner sa place. Ce sentiment d’harmonie avec la vie


est parfois évoqué par le sentiment d’être sur son chemin. entre
le temps de la création et le temps corporellement vécu, l’im-
portant pour l’artiste est de /mettre en place le temps/. une
interrelation des temporalités qui fait croire à une parfaite coïn-
cidence, lorsque dans la création l’artiste accorde son temps exis-
tentiel au temps opératoire de l’œuvre en train de se faire.
Créer en son temps, cela veut dire aussi attendre (Morais,
2012). Se mettre dans une attente qui ne sait pas ce qu’elle
attend. Son expression est libre parce que, dans l’attente, il vit
sa création, il ne projette pas. Il ne pense pas à exprimer, il
exprime : /ça est et ça vibre/. Il ne s’attache pas à une intention,
il laisse s’exprimer à travers lui. Il attend et il laisse venir,
concentré sur le présent de sa création et ouvert à ce qui
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s’échappe de lui. Son attente devient alors un laisser faire et un
laisser se faire. L’artiste s’accorde dans l’attente à ce qui vient, à
ce qui transforme. Il se lie à ce qui change. /Partir sans savoir où
l’on va/ et s’engager dans la durée vers une autre connaissance
de soi-même. Aller là où il y a élargissement de notre champ,
bien au-delà des champs explorés, connus, visités, délimités.
Le faire artistique est l’occasion pour l’artiste d’ouvrir de nou-
veaux horizons et de se construire autrement. faire et se laisser
faire avec ce sentiment d’être en mouvement, comme condition
pour avoir accès au temps formatif de l’œuvre. Dans son expé-
rience de la création, l’artiste s’accorde donc à son temps vécu,
dans l’attente de ce qui vient et de ce qui transforme, ce qui
change et devient autre.

Le corps formatif

bernard Honoré (1990) a identifié la formativité comme un


existential déterminant de notre comportement humain. Il affirme
que l’homme « existe en formation », de la naissance à la mort
nous vivons dans un rapport de formation avec le monde. Par
ailleurs, il laisse entrevoir que cette formativité relève impérati-
vement de l’initiative du sujet. Ainsi, dire que l’homme existe en
formation, c’est dire qu’il lui revient d’assumer sa forme humaine.
Depuis les sources et les ressources de sa corporéité, en lieu et
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acte de son expérience de la création, l’artiste est tenu respon-


sable de sa formation.
La création artistique s’accorde, de manière intrinsèque, au
principe de la formativité humaine. La création est formation. La
formation est histoire. Depuis son corps œuvrant, l’artiste s’intègre
dans le mouvement historique de ce qu’il est, de son parcours bio-
graphique. C’est dire aussi que la création ne capture pas ou ne
saisit pas, mais ouvre une voie. Avec sa création, l’artiste ouvre
une trace en passant, il ouvre un passage dans son histoire. Vivre
l’expérience de créer, c’est expérimenter, dans le sens fort d’un
engagement dans sa propre histoire : /L’histoire c’est moi, je suis
l’histoire que je suis en train de vivre/. Aussi parce que sa création
s’active dans le présent de son monde historial, l’artiste se retrouve
dans le mouvement du temps qui passe, il est là où le passé se
© Érès | Téléchargé le 18/11/2021 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.99.125)

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comprend à partir du présent. Il est du temps. L’historialité n’est
donc pas l’histoire au sens d’une histoire passée, mais elle est le
temps même. Lorsque l’artiste présente/crée son œuvre, il prend
donc place dans son historialité. Comme si, dans sa création, son
passé allait se créer au présent pour s’ouvrir sur l’avenir : /Je suis
l’histoire qui traverse mon corps/. Ce mouvement de la création,
son historialité témoigne de son existence biographique.
Principe opérant intrinsèque à l’expérience de la création
artistique, la formativité compose l’espace depuis lequel la créa-
tion est conscientisée (Morais, 2005). Dès lors que je suis en
création, ma forme est soumise à cet acte volontaire de ma
conscience, qui consiste à donner du sens à mes expériences, à
mes mémoires biographiques. Autrement dit, lorsque l’artiste
crée son œuvre, il est dans l’obligation de créer les conditions
nécessaires pour s’engager dans son histoire. L’historialité serait
la mobilité spécifique de l’artiste selon laquelle sa création devient
formative. où il prend en main son pouvoir de transformation.
À condition de se mettre au monde, de signifier le monde,
de partir à la rencontre du monde, l’artiste peut se former. Il y a
dans sa création un sens d’être-au-monde. L’expérience de la
création n’est autre pour lui qu’un voyage au-delà de lui-même
dans son historialité. Il est son monde historial, il est dans l’action
de ce qui le forme et le transforme. Parce qu’il s’accorde à son
histoire, il est dans son advenir.
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238 ÉProuVer Le CorPS

Pour conclure, le corps du sens

/Je comprends un va-et-vient entre les trois termes : ma pré-


sence, le là où je suis, l’espace que je crée et mon corps et ma
sensibilité qui m’informent/. Depuis son champ de présence au
monde, l’artiste explicite son expérience du corps comme un va-
et-vient entre les existentiaux : le corps du je, son corps spatial
et relationnel, son corps temporel et formatif. Depuis les sources
et les ressources de cette corporéité, il y aurait un chemin de for-
mation, la possibilité d’un se faire soi-même. Créer, c’est se créer.
L’artiste consent à s’abandonner entier dans sa création.
À l’épreuve du corps, il se tient dans une posture d’accueil. Ce
qu’il perçoit de lui-même est dégagé de tout préjugé. Vécues
comme un ensemble de valeurs, de repères ou de signes, il
écoute ses mémoires biographiques. Se tenant debout dans le
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dessaisissement de sa création, il instaure une saisie de soi, sans
les traces de sa personnalité. Pure ouverture subjective, ce qu’il
découvre de son œuvre – ses formes, ses gestes, ses images,
ses matières, ses couleurs, sa tonalité, sa fragilité, sa puissance –
c’est lui-même dans sa forme. et tout devient alors possible, il
se saisit de nouveaux mondes qu’il s’apprête à réinstaller, réor-
ganiser. Libre du regard des autres, il rencontre une relation inter-
subjective et bienveillante où il se reconnaît humain. Il intègre
son historialité et devient lui-même temps, formant. C’est enfin
parce qu’il se signifie aux autres qu’il intègre son expérience dans
un parcours biographique, et qu’il peut ainsi se construire comme
un individu social singulier.
L’étude a permis de dégager comment le corps œuvrant de
l’artiste en création est sensible à son intentionnalité corporelle
immanente, entraînant avec lui son histoire et son champ inten-
tionnel. L’artiste a l’impression de participer aux choses du monde
plus que de les représenter : c’est qu’il s’agit nettement d’une
expérience. L’expérience d’un corps historique en mouvement
vers son advenir (Morais, 2012) et qui trouve en lui le pouvoir de
se former autrement, de devenir cet autre possible.

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