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Sylvie Morais
in Christine Delory-Momberger, Éprouver le corps
© Érès | Téléchargé le 18/11/2021 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.99.125)
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Sylvie Morais
expérience du corps
et création artistique
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Lorsque Merleau-Ponty (1964) rappelle l’assertion de Valéry
selon laquelle « le peintre apporte son corps », je l’entends de
manière radicale : il n’y a pas d’œuvre, au sens artistique de la
création, qui ne soit traversée par le corps de l’artiste, au sens
phénoménologique d’un corps vécu comme unité d’esprit, d’âme
et de chair. C’est dire aussi que le corps œuvrant de l’artiste porte
l’ensemble de son champ de présence au monde, c’est-à-dire son
histoire, sa structure perceptive et son champ intentionnel. La
création artistique est la manifestation de présence au monde
d’un sujet artiste corporel intentionnel. C’est de cette intention-
nalité corporelle immanente qu’il est question lorsque j’interroge
les sources et les ressources de cette corporéité comme construc-
tion de l’artiste en tant qu’être social singulier (Delory-Mom-
berger, 2004).
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d’apprécier sa capacité à remobiliser son expérience et à la trans-
former. explicitation, conscientisation et biographisation : ces trois
termes viendront situer cet espace formatif où l’artiste se met à
l’épreuve depuis les données explicitées de son expérience du
corps, et prend conscience des opérations de biographisation
qu’engage un processus de construction de soi. Ce faisant, cette
phénoménologie pratique (Depraz, Varela et Vermersch, 2000)
répondra aux critères d’une recherche en première personne.
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« le vécu cognitif est d’abord un vécu perceptif, vécu d’un sujet
qui perçoit » (Andrieu, 1993, p. 201).
Mais ce corps percevant n’est pas sans vie. Il est habité d’ex-
périences, traversé par son histoire. Il porte avec lui sa mémoire
biographique : il a un rapport à son propre corps, le corps du je ;
un rapport aux autres, une relationnalité ; de même il a une spa-
tialité et une temporalité formative. Au regard de la phénomé-
nologie, le corps porte ses existentiaux comme champ
intentionnel. L’intentionnalité n’est pas ce qui relève d’une inten-
tion, comme un vouloir faire, mais constitue en quelque sorte un
passif existential. Les existentiaux sont l’incarnation de notre
champ intentionnel, les structurants a priori depuis lesquels nous
donnons sens à nos expériences.
L’artiste s’exprime donc depuis son champ de présence au
monde, aux autres et à lui-même. Son corps transporte ce terri-
toire déterminé de son existence, cette intentionnalité, comme
un déjà là qui s’active au moment où il crée son œuvre. Aussi
ses existentiaux parlent-ils de lui, ils sont révélateurs de ses
mémoires biographiques qui, lorsqu’elles sont remémorées et
conscientisées, l’ouvrent au possible de sa formation et de sa
construction individuelle.
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tinctive sur chacun d’eux : le corps du je, le corps spatial, le corps
relationnel, le corps temporel et le corps formatif.
Le corps du je
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Il est passif, et pourtant quelque chose se fait, une passivité
active donc, et ouverte, ménageant dans son corps une posture
accueillante. L’artiste écoute son corps, se tient dans son ouver-
ture dans un /lâcher-prise/. Il ne ressent /pas de tension mais
une sorte de nonchalance/. faute d’être celui qui a bien géré les
principes de sa création, de son énonciation ou de sa présence
sur scène, il fait au contraire l’expérience de l’impermanence,
du déséquilibre et du dessaisissement. Il ne se dit pas maître
de sa création : /Mon corps, ma sensibilité, mon émotion m’in-
forment/. Son expérience l’installe dans un champ où il est
ouvert, tenu à accueillir ce qui apparaît : /Je suis émue par ce
que je donne/, et lorsque l’émotion monte, /je la découvre en
même temps/.
Seulement, s’engager entier dans sa création peut provoquer
pour le moins quelques inquiétudes. À s’ouvrir ainsi à ce qui de
lui-même est à découvrir, l’artiste en évoque des sentiments
contradictoires. Il parle d’une expérience faite à la fois d’attirance
et d’appréhension. Comme si créer suscitait à la fois le plaisir de
la découverte d’un soi inconnu et une certaine angoisse à se
retrouver face à soi-même. /Se laisser porter par la chanson et
non plus la porter/. C’est par la force de son engagement dans
la création que l’artiste dépasse son appréhension, lorsque à un
moment /quelque chose abandonne/. Il fait le saut dans une
sorte de consentement : il faut /consentir à se laisser couler/.
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Le corps spatial
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donnée objective, dans ses rapports géométriques de hauteur et
de largeur, mais selon un rapport qualitatif qui est de l’ordre du
senti. Le sujet sentant s’éprouve lui-même dans le monde dont
il fait partie. La spatialité se distingue donc de la géographie, elle
est un mode d’être au monde, la perception de l’espace vécu
(Van Manen, 1997, p. 102). La spatialité étudiée sous l’angle du
corps de l’artiste nous aide à découvrir une des dimensions fon-
damentales de l’expérience de la création.
L’artiste prend d’abord conscience de l’espace, du lieu, du
contexte dans lequel il a l’intention de créer. Mis en échange avec
ce qui l’entoure, il s’éprouve dans son espace de création.
Concrètement, il ne se met pas à distance, mais il est dans la
disposition de celui qui regarde, en retrait (Morais, 2012). Son
approche de la spatialité est d’abord associée au contexte. Il y a
d’abord une saisie sensible de l’espace dans lequel il se trouve.
/Au début installer les choses, me mettre dans un espace visuel/.
Puis il cherchera à l’imaginer, à inventer un espace propice à sa
création : /Les images dans l’espace me mettent dans l’état/. Il
prend donc d’abord conscience de sa manière d’habiter son
espace pour l’inventer, l’imaginer de façon à le rendre apte à sa
création. /Je m’invente l’espace que j’habite/.
Au moment où l’artiste s’apprête à inventer son espace, il
reconsidère les interactions entre les espaces intérieur et extérieur.
Mu par une vraie conscience du passage entre dedans et dehors,
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l’habite : /Je suis habitée/. et s’il a l’impression d’être habité inté-
rieurement, subjectivement, c’est justement parce qu’à travers sa
création, il prend conscience (ou prend acte) de son intériorité.
rilke dira qu’il entend ses « résonances intérieures » comme un
appel à se donner lieu d’être. /Ça tient lieu/ nous dit l’artiste.
Le corps spatial de l’artiste en création est accompagné de sa
subjectivité la plus pure. Il est vécu dans une ouverture qui se fait
passage entre intériorité et extériorité (Morais, 1998). Cette prise
de conscience de son intériorité l’invite dans son ouverture même
à s’inventer, à se créer à l’infini. À terme, il peut saisir cette oppor-
tunité de se réorganiser et de se redécouvrir un nouveau territoire.
Le corps relationnel
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se sentir seul, à se ressentir seul : seul avec les autres.
nous aurions tort de penser qu’il s’agit d’un repli sur soi, au
sens d’un égocentrisme. bien au contraire, il y a un effacement de
l’ego, de cette part du moi de l’artiste : /c’est au-delà de ma per-
sonnalité/. Depuis son corps relationnel, l’artiste envisage de quitter
un soi au sens mondain, pour aller progressivement vers un soi
subjectif, plus humain sans doute. Ce qu’il s’apprête à quitter, c’est
le soi déterminé qui est celui du monde des autres, celui dans lequel
il est d’ordinaire. /Les autres ne sont plus un enjeu/. en présence,
il est libre du regard des autres. /Ils ne sont pas un danger/. Il quitte
ce monde relationnel de ses habitudes, de ses cultures plurielles et
de ses mémoires relationnelles. Il se dégage de l’emprise du regard
des autres ou, plus exactement, il s’affranchit du jugement des
autres. Il quitte les pressions sociales qui souvent le définissent
malgré lui. Il quitte aussi et surtout l’image qu’il se fait de lui-même,
il est /sans enjeu de paraître/. Au cœur de la création artistique,
/je n’ai rien à cacher/. Il y a donc un moment où l’artiste est com-
plètement dessaisi de lui-même, de ce moi déterminé des règles
sociales ; il se dit alors /détendu et relâché/, à l’écoute d’un moi
dénudé et libre des enjeux relationnels : /plus besoin d’en rajouter/.
Seul, mais combien en présence. une présence subjective. Il
est dans une relation intersubjective, un tout autre type de rap-
port relationnel. une relation sans préjugements : /Pas besoin de
cacher qui je suis/. Ce que l’artiste offre de lui-même est cette
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part subjective de son être, celle qui se reconnaît chez les autres.
un partage de subjectivités où il y a reconnaissance humaine,
présence d’une altérité vécue. C’est au cœur même de cette réci-
procité intersubjective que l’artiste se reconnaît lui-même
humain. C’est aussi pourquoi cette relation intersubjective
demande empathie et accueil, exige cette ouverture subjective
dans un moment de partage bienveillant.
Selon ce corps relationnel décrit par l’artiste, partager son
œuvre avec les autres est vécu dans la liberté à travers une rela-
tion d’intersubjectivité bienveillante. C’est dans une relation bien-
veillante que l’artiste trouve en lui-même les moyens de se
dépasser, de s’engager dans une pratique formative, d’entrer lit-
téralement dans la mouvance de sa formativité.
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Le corps temporel
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s’échappe de lui. Son attente devient alors un laisser faire et un
laisser se faire. L’artiste s’accorde dans l’attente à ce qui vient, à
ce qui transforme. Il se lie à ce qui change. /Partir sans savoir où
l’on va/ et s’engager dans la durée vers une autre connaissance
de soi-même. Aller là où il y a élargissement de notre champ,
bien au-delà des champs explorés, connus, visités, délimités.
Le faire artistique est l’occasion pour l’artiste d’ouvrir de nou-
veaux horizons et de se construire autrement. faire et se laisser
faire avec ce sentiment d’être en mouvement, comme condition
pour avoir accès au temps formatif de l’œuvre. Dans son expé-
rience de la création, l’artiste s’accorde donc à son temps vécu,
dans l’attente de ce qui vient et de ce qui transforme, ce qui
change et devient autre.
Le corps formatif
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comprend à partir du présent. Il est du temps. L’historialité n’est
donc pas l’histoire au sens d’une histoire passée, mais elle est le
temps même. Lorsque l’artiste présente/crée son œuvre, il prend
donc place dans son historialité. Comme si, dans sa création, son
passé allait se créer au présent pour s’ouvrir sur l’avenir : /Je suis
l’histoire qui traverse mon corps/. Ce mouvement de la création,
son historialité témoigne de son existence biographique.
Principe opérant intrinsèque à l’expérience de la création
artistique, la formativité compose l’espace depuis lequel la créa-
tion est conscientisée (Morais, 2005). Dès lors que je suis en
création, ma forme est soumise à cet acte volontaire de ma
conscience, qui consiste à donner du sens à mes expériences, à
mes mémoires biographiques. Autrement dit, lorsque l’artiste
crée son œuvre, il est dans l’obligation de créer les conditions
nécessaires pour s’engager dans son histoire. L’historialité serait
la mobilité spécifique de l’artiste selon laquelle sa création devient
formative. où il prend en main son pouvoir de transformation.
À condition de se mettre au monde, de signifier le monde,
de partir à la rencontre du monde, l’artiste peut se former. Il y a
dans sa création un sens d’être-au-monde. L’expérience de la
création n’est autre pour lui qu’un voyage au-delà de lui-même
dans son historialité. Il est son monde historial, il est dans l’action
de ce qui le forme et le transforme. Parce qu’il s’accorde à son
histoire, il est dans son advenir.
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dessaisissement de sa création, il instaure une saisie de soi, sans
les traces de sa personnalité. Pure ouverture subjective, ce qu’il
découvre de son œuvre – ses formes, ses gestes, ses images,
ses matières, ses couleurs, sa tonalité, sa fragilité, sa puissance –
c’est lui-même dans sa forme. et tout devient alors possible, il
se saisit de nouveaux mondes qu’il s’apprête à réinstaller, réor-
ganiser. Libre du regard des autres, il rencontre une relation inter-
subjective et bienveillante où il se reconnaît humain. Il intègre
son historialité et devient lui-même temps, formant. C’est enfin
parce qu’il se signifie aux autres qu’il intègre son expérience dans
un parcours biographique, et qu’il peut ainsi se construire comme
un individu social singulier.
L’étude a permis de dégager comment le corps œuvrant de
l’artiste en création est sensible à son intentionnalité corporelle
immanente, entraînant avec lui son histoire et son champ inten-
tionnel. L’artiste a l’impression de participer aux choses du monde
plus que de les représenter : c’est qu’il s’agit nettement d’une
expérience. L’expérience d’un corps historique en mouvement
vers son advenir (Morais, 2012) et qui trouve en lui le pouvoir de
se former autrement, de devenir cet autre possible.