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Quand la Mafia infiltrait le tournage du

«Parrain»
Par Samuel Blumenfeld
Publié le 04 février 2022 à 04h39 - Mis à jour le 04 février 2022 à 19h06

Il y a cinquante ans, le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola sortait après un accouchement


douloureux. Harcèlement, alertes à la bombe… Cosa Nostra était déterminée à ce que le projet capote.
Jusqu’à ce que le chef de clan Joe Colombo s’assoie à la table des producteurs et pose ses conditions.
Al Pacino et Marlon Brando sur le tournage du « Parrain », en 1971. ALLSTAR PICTURE LIBRARY LTD. / A / ALAMY STOCK
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Albert S. Ruddy se souvient encore du mois de février 1971 comme de la période la plus agitée de sa
vie. Alors âgé de 40 ans, le producteur peu expérimenté finalisait la préparation d’un nouveau film
intitulé Le Parrain autour du chef d’une famille mafieuse italo-américaine. Quelques semaines avant le
premier clap, prévu pour le 29 mars 1971 à New York, Ruddy a vécu dans la crainte d’une balle dans le
dos ou d’un inopportun accident de voiture après que la police de Los Angeles, où il résidait, était
venue l’avertir qu’il était régulièrement suivi par de mystérieux inconnus. Le message était clair : la
Mafia ne voulait pas d’un film sur la Mafia.
Avant de marquer l’histoire du cinéma, le premier volet des aventures des Corleone sorti il y a tout
juste cinquante ans aux Etats-Unis – et qui ressort dans une version restaurée le 23 février – est un best-
seller signé Mario Puzo. En tête des ventes dès sa sortie, en mars 1969, le roman décrit la trajectoire de
l’une des familles les plus importantes du « syndicat du crime », le rôle du chef du clan, Vito, et son
passage de relais à son fils Michael.
Son auteur, un Américain âgé de 48 ans issue d’une famille d’immigrés napolitains, l’a écrit en
s’inspirant de faits réels et d’anecdotes glanées lorsqu’il était journaliste dans la presse tabloïd. Jusque-
là, la plupart des fictions sur le milieu insistaient sur leur violence, l’aspect sordide de leur mode de vie,
leur immoralité. Mais, dans son ouvrage, Mario Puzo met en scène aussi leurs épouses, enfants,
ennemis et amis.
Sans jamais les glorifier ni nier leur crime, il montre que, paradoxalement, ils ont des valeurs : l’amitié,
la loyauté et la famille. Et qu’ils suivent un code d’honneur. Ainsi, Don Corleone est l’objet d’une
tentative d’assassinat parce qu’il refuse de se lancer dans le commerce de la drogue, qu’il juge
immoral. Il méprise les mafieux qui ne passent pas du temps avec leur famille.

Un exercice de haute voltige


Tous ces éléments ont permis à Puzo de gagner la reconnaissance des criminels dépeints. A la suite de
la publication du livre, l’écrivain a vu ses dettes de jeu mystérieusement effacées. Parfois, une bouteille
de champagne arrivait à sa table de restaurant, le cadeau d’un mystérieux individu aux lunettes fumées
avec une chevalière en or se contentant de lui faire, de loin, un signe amical de la main. Aussi, quand la
Paramount, excitée par le succès éditorial du Parrain, s’est lancée, avec l’aide de l’auteur, dans son
adaptation cinématographique, personne ne s’est demandé ce qu’en penserait la Mafia.
La production a été confiée à Albert S. Ruddy, un homme sec, au débit saccadé, surnommé Al, et à son
partenaire Gray Frederickson, de sept ans son cadet. Ruddy a été choisi parce qu’il avait su rester dans
les limites du budget imparti pour L’Ultime randonnée (1970), avec Robert Redford, un film de
motards comme il s’en faisait à la chaîne depuis le succès d’Easy Rider en1969.
L’enjeu du Parrain est alors de ne pas dépenser plus de 6 millions de dollars, une somme plutôt
modeste au regard de l’ampleur du projet. Le cinéaste choisi, Francis Ford Coppola, inconnu du grand
public, a accepté à contrecœur, afin de rembourser ses dettes, après l’échec de La Vallée du bonheur
(1968), avec Fred Astaire. Le Parrain est alors son film le plus «commercial», mais, pour le casting,
son choix se porte sur des quasi inconnus: Al Pacino, James Caan, Robert Duvall, Diane Keaton, et une
star dévaluée, Marlon Brando, dont plus aucun rôle n’a rapporté d’argent depuis une décennie.
Francis Ford Coppola a dû se battre pour imposer ses choix et situer son film dans les années 1940 à
New York, quand le studio préférait une histoire contemporaine à Kansas City. Entre les exigences du
cinéaste et les desiderata de la Paramount, la tâche de Ruddy s’apparente à un exercice de haute
voltige. «Franchement, je pensais avoir accompli le plus difficile, se souvient le producteur aujourd’hui
âgé de 91ans. Mais j’avais commencé par le plus facile.» La production s’avérera épique, au point de
faire l’objet aujourd’hui d’une série (The Offer) diffusée au printemps sur la plate-forme de streaming
Paramount+.
La révolte des Italo-Américains
Le grain de sable dans la machine du Parrain s’appelle Joseph Colombo Sr, chef d’une des cinq
familles qui contrôlent alors le crime organisé à New York. Si un mafieux se doit d’être discret,
Colombo, surveillé par le FBI pour extorsion de fonds, cambriolages de bijouteries, évasion fiscale et
prises de participation dans des casinos, a choisi d’évoluer en pleine lumière.
Le chef de famille new-yorkais Joseph Colombo Sr. BETTMANN ARCHIVE
Il a créé, en avril 1970, la Ligue de défense des droits civiques des Italo-Américains, une organisation à
l’influence grandissante, qui défend l’idée que les poursuites du FBI contre la Mafia constituent une
violation des droits de ses compatriotes, victimes du racisme des Wasps (White Anglo-Saxon
Protestants).
«Réfléchissez bien. Nous ne tenons pas à défigurer votre joli minois ou nous attaquer à votre nouveau-
né. Ne tournez pas de film sur la famille. C’est compris?» Appel passé à Robert Evans, en1971
Une des priorités de l’organisation consiste à effacer le mot «mafia» du langage courant. «Mafia? C’est
quoi, la Mafia? demande Colombo lors d’une conférence de presse donnée en1970. La Mafia n’existe
pas. Suis-je le chef d’une famille? Oui. Ma femme, mes quatre fils et ma fille. Ce sont eux ma famille.»
Pour autant, la réalité est là. Importée d’Italie au moment des vagues d’immigration, la Mafia est bien
présente aux Etats-Unis depuis des décennies. A New York, dans les années 1970, syndicats, entreprises
du BTP, petit et gros commerces, restaurants, paris sportifs, casinos, trafics de drogue, prostitution sont
contrôlés par cinq familles, dont l’influence rayonne jusqu’à Detroit, Philadelphie ou Chicago. Elle est
alors la seule mafia de l’époque: les organisations russes et chinoises n’ont pas encore émergé.

Un tournage menacé
Joe Colombo a créé la ligue pour se donner une existence médiatique. Regroupant des Italo-
Américains, qui n’ont aucun lien avec la Mafia, il s’impose en acteur du débat public et obtient
suffisamment de poids pour négocier avec les pouvoirs publics et la police. Et mieux poursuivre en
sous-main ses activités frauduleuses.
Le film Le Parrain lui pose problème. Non pas tant pour son contenu. D’autant que, quand la ligue est
créée, le roman de Puzo est déjà sorti. Mais il va instrumentaliser le projet de son adaptation, pour faire
connaître son organisation et renforcer sa légitimité. Joe Colombo craint qu’avec la sortie du film les
agissements de la Mafia ne deviennent trop visibles et attirent ainsi l’attention du pays, qui pourrait
réclamer plus de répression à leur égard, et surtout du FBI, qui pourrait redoubler d’efforts à son
encontre.
La ligue va ainsi s’employer à tout faire pour freiner le tournage du Parrain, accusé de manquer de
respect envers la communauté italo-américaine. «Soudain, se souvient Ruddy, je me trouvais face à des
menaces de grève des syndicats, des transporteurs ou des techniciens. Je vais vous donner un exemple:
nous étions en train de négocier avec les habitants d’un quartier de Manhasset, à Long Island, où nous
avions trouvé la maison qui devait être la demeure du parrain.»
Et, du jour au lendemain, tout accord devient impossible. «Les voisins ont d’abord fait remarquer que
l’équipe de tournage occuperait toutes les places de parking. J’ai proposé d’acheminer tout le monde
en bus, et là ils m’ont répondu qu’ils ne voulaient pas de bus dans le quartier.» Toutes les tentatives de
conciliation échouent. «Certains m’ont indiqué que, si nous tournions la séquence du mariage sur
place, je devais leur garantir que la presse ne devait en aucun cas connaître le nom du quartier où il se
déroulait. Comment vouliez-vous que je garantisse une chose pareille? Nous étions prêts à tout payer,
à repeindre, voire à reconstruire le quartier. Ils n’ont jamais donné suite, ce qui revenait à dire non.»
Little Italy, épicentre de la mafia new-yorkaise
Le partenaire d’Al Ruddy, Gray Frederickson, qui deviendra ensuite le producteur de Francis Coppola,
notamment pour Le Parrain, 2e partie (1975) et Le Parrain, 3e partie (1991), se souvient des repérages
à Little Italy, qui était alors l’un des épicentres de la mafia new-yorkaise, et non le quartier touristique
qu’il est aujourd’hui: «Je voyais sur la vitre de chaque maison l’ autocollant de la Ligue de défense des
droits civiques des Italo-Américains. Ils nous disaient tous: “On ne bosse pas avec l’équipe du Parrain.
C’est un film contre les Italo-Américains.”»
«Franchement, négocier avec Colombo s’est avéré autrement plus simple qu’avec la plupart des
avocats hollywoodiens que j’ai croisés dans ma carrière.» Le producteur Albert S. Ruddy
Aux refus s’ajoutent les menaces. L’immeuble new-yorkais de Gulf & Western, la multinationale
propriétaire des studios Paramount, doit être évacué à deux reprises, en raison d’alertes à la bombe. Peu
après, le téléphone sonne dans la suite de l’hôtel donnant sur Central Park The Sherry-Netherland, où
réside le patron de Paramount de passage à New York, Robert Evans, et son épouse, Ali MacGraw, la
vedette de Love Story, avec leur jeune fils.
«Réfléchissez bien, demande une voix inconnue, selon le récit livré par Evans à Al Ruddy. Nous ne
tenons pas à défigurer votre joli minois ou nous attaquer à votre nouveau-né. Ne tournez pas de film
sur la famille. C’est compris?» Lorsque Evans suggère à ce mystérieux interlocuteur de s’adresser au
producteur du film, Al Ruddy, la même voix répond calmement: «Si on veut tuer un serpent, le seul
moyen de le faire est de commencer par la tête.»
Al Ruddy est invité à rencontrer l’homme qui a passé l’appel: Joseph Colombo. Une proposition qu’il
ne peut pas refuser, selon la formule consacrée du Parrain. Il propose à Mario Puzo de l’accompagner,
histoire de gagner des points. «Mais Puzo m’a traité de fou, il était impensable pour lui de rencontrer
un individu aussi dangereux que Colombo.»

«Mafia» et «Cosa Nostra» retirés du scénario


Le producteur se souvient avoir été emmené, le 25 février, à bord d’une limousine, à un meeting de la
Ligue de défense des droits civiques des Italo-Américains, dans l’un des salons du Park Sheraton, un
palace en plein centre de Manhattan. « Je connaissais l’hôtel, remarque Al Ruddy, peu rassuré. Albert
Anastasia, l’un des plus violents chefs mafieux de l’histoire, y avait été abattu dans le salon de coiffure,
à la fin des années 1950. » Parmi la centaine de personnes de l’assistance, le producteur reconnaît
soudain Joe Colombo. «Il avait un physique passe-partout, habillé impeccablement, à l’opposé du
cliché du gangster assoiffé de sang.»
Le producteur s’approche du mafieux et lui dit: «Ecoute, Joe, ce film ne diffamera en rien la
communauté italo-américaine. Le Parrain promeut l’égalité des chances. Nous avons dans ce film un
flic irlandais corrompu et un producteur juif corrompu. Personne ici ne stigmatise les Italiens pour
quoi que ce soit. Venez me rendre visite à mon bureau, je vous montrerai le scénario, et on verra si
nous pouvons trouver un accord.»
Le lendemain, Joe Colombo est chez le producteur. Il s’assied en face d’Al Ruddy, qui campe derrière
son bureau. Un de ses hommes de main s’installe sur le canapé, un autre se place près de la fenêtre pour
surveiller les allées et venues. Le parrain sort ses lunettes épaisses et s’empare des 155 pages du
scénario. «C’est quoi ce truc FONDU ENCHAÎNÉ?, demande-t-il. Ce sont encore des conneries
hollywoodiennes, je n’ai pas le temps de lire ça.» Colombo jette le scénario sur la table et demande à
ses hommes: «On peut faire confiance à ce mec?» Ils opinent de la tête.

Le producteur Albert S. Ruddy et Marlon Brando, qui joue le rôle du chef de famille Vito Corleone. PARAMOUNT / EVERETT /
AURIMAGES

Devant leur assentiment, leur patron se tourne vers Ruddy et lui demande: «Dis-moi, tu préfères les
westerns ou les comédies musicales? Moi, ce sont les westerns avec John Wayne.» Colombo déroule
ensuite ses conditions. Il exige que les termes «Mafia» et «Cosa Nostra», pourtant présents dans le
roman, soient retirés du scénario, ce qui sera fait. «Ce n’était pas un problème, se souvient Al Ruddy.
Le terme “Mafia” ne figurait qu’une seule fois dans le scénario. Une poignée de main a suffi à sceller
notre accord. Franchement, négocier avec Colombo s’est avéré autrement plus simple qu’avec la
plupart des avocats hollywoodiens que j’ai croisés dans ma carrière.»
Un mot à dire sur le casting
Al Ruddy apparaît à la «une» du New York Times, le 20 mars 1971, dans les locaux de la ligue italo-
américaine, en plein milieu d’une conférence où il livre le détail de ses accords avec Joe Colombo. Le
Parrain devient le premier film de l’histoire du cinéma à bénéficier ouvertement du concours de la
Mafia. La situation s’est inversée. Joseph Colombo a compris que le projet pourra lui être utile.
Il demande que les bénéfices de la première du film soient versés à une association caritative proche de
la ligue. Plus surprenant, il veut dire aussi son mot sur le casting du film. A ce stade, les principaux
rôles ont été distribués, mais plusieurs rôles secondaires restent à trouver, sans compter les figurants.
«Vous ne pouvez pas prendre des gens de chez nous?», demande Colombo. Une autre demande
impossible à refuser.

Les acteurs du «Parrain» lors du tournage de la scène d’ouverture du mariage. De gauche à droite : Robert Duvall, Tere Livrano, John
Cazale, Gianni Russo, Talia Shire, Morgana King, Marlon Brando, James Caan et Julie Gregg. PARAMOUNT PICTURES / GETTY
IMAGES

Du jour au lendemain, les problèmes rencontrés par la production trouvent leur solution. Avec
l’imprimatur de Colombo, les menaces de grève disparaissent. Des manifestations ou des campagnes de
boycott lancées contre le film sont annulées. La maison de Vito Corleone, où se déroule la célèbre
séquence de mariage ouvrant le film, est trouvée à Staten Island. Les hommes de Colombo font du
porte-à-porte dans le quartier pour demander aux habitants de réserver le meilleur accueil à l’équipe du
Parrain. «Ce sont d’ailleurs eux et des membres de la ligue italo-américaine qui deviendront les
figurants de la scène de mariage», s’étonne encore Gray Frederickson, alors que ces mêmes personnes
lui fermaient leurs portes peu de temps auparavant.

Un tueur à gages
Le rôle de Joe Colombo dans la production attire l’attention des chefs des autres familles new-
yorkaises. Tous veulent se mêler du tournage. Et ce, par tous les moyens. C’est sans doute l’objectif de
la série de menaces téléphoniques reçues par Andrea Eastman, qui a supervisé, en compagnie de Fred
Roos, le casting du film de Coppola. Les adversaires de Joe Colombo veulent leur part du gâteau. «Je
recevais des appels étranges, se souvient Andrea Eastman, qui allait devenir l’agent, entre autres, de
Sylvester Stallone, Dustin Hoffman et Barbra Streisand. Un homme me harcelait au téléphone et me
disait: “Ma petite fille, tu vas bien ouvrir tes deux oreilles, tu vas engager monsieur Dante, sinon il n’y
aura pas de tournage du film à New York.”» Elle ignore qui est ce mystérieux monsieur Dante.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés La Mafia du " Parrain "
Pour éclaircir la situation, Al Ruddy lui propose d’aller déjeuner avec Joe Colombo. « Je me souviens
encore du restaurant, il s’appelait Alfredo. Je me demandais ce que je faisais là. Je me retrouve assise
à côté d’un monsieur répondant au nom de monsieur Butter. Il porte un costume marron, on aurait cru
un comptable. Je lui parle de monsieur Dante, et là il me demande: “Voulez-vous que je vous en
débarrasse en le jetant par la fenêtre?”» Monsieur Butter était l’un des tueurs à gages les plus réputés
de la Mafia. Andrea Eastman n’entendra plus jamais parler de monsieur Dante.
«Lorsque Coppola a commencé à montrer comment décharger un pistolet à Lenny Montana, celui-ci
s’est tourné vers moi et m’a demandé: “Il plaisante ou quoi?” » Le producteur Gray Frederickson
Le tournage est l’objet de toutes les attentions. Le New York Times y envoie l’une de ses plumes,
Nicholas Pileggi, qui couvre depuis 1956 le crime organisé à New York. Il arrive sur le plateau le 12
avril au matin, sur Mott Street, en plein Little Italy. Une des scènes à laquelle il va assister est la
tentative d’assassinat du parrain par une famille rivale. Marlon Brando se couche, se relève, à chaque
fois sous les applaudissements du voisinage. «J’avais l’impression que Brando retournait au théâtre»,
remarque le journaliste qui signera plus tard les scénarios des Affranchis (1990) et de Casino (1995), de
Martin Scorsese.
Au moment où le comédien tombe à terre, Nicholas Pileggi aperçoit un authentique parrain, Carlo
Gambino. L’homme dont l’empire est estimé à plusieurs dizaines de milliards de dollars s’est assis dans
l’arrière-boutique du café Ferrara, sur Grand Street, accompagné de son frère et de cinq gardes du
corps. «Il sirotait tranquillement son café et donnait audience. Les gens attendaient dans un restaurant
en face et défilaient les uns après les autres dans le café. On se serait cru à un tribunal en Sicile au
XVIIIe siècle, sauf que nous étions à New York en1971», écrit alors le journaliste.
Tournage à Manhattan de la scène où Marlon Brando se fait tirer dessus. ANTHONY PESCATORE / NY DAILY NEWS VIA GETTY
IMAGES
Pileggi aperçoit ensuite deux hommes de main de la Mafia, déjà croisés auparavant dans différents
reportages. Ils sont trop absorbés par la mise en scène de la mort de Vito Corleone, qui ne les convainc
guère. Ils expliquent au cameraman, aux électriciens ou aux figurants qu’ils auraient préféré voir
Anthony Quinn ou Ernest Borgnine à la place de Brando dans le rôle du parrain. De Brando, ils
n’aiment rien. Surtout pas son chapeau – ridicule. Encore moins cette manière d’attacher sa ceinture en
laissant apercevoir son ventre – un authentique parrain ne se laisserait pas aller ainsi – comme le
diamant sur sa boucle de ceinture. Brando, à leurs yeux, ressemble à un bonhomme de neige. Quant
aux deux tueurs qui lui tirent dessus, c’est pire. Ils tiennent leur arme comme on offre un bouquet de
fleurs. Sinon, l’ambiance de tournage leur plaît. Après tout, ce film est tourné dans leur jardin.

Les infiltrés
Cette présence de la Mafia dans le décor incite plusieurs acteurs du film à se créditer d’un passé
crapuleux. «Alex Rocco qui incarne Moe Greene, le patron d’un casino de Las Vegas, assurait avoir
fait de la prison, note Fred Roos, chargé du casting du film. Il en avait fait, en l’occurrence, mais
plusieurs autres affabulaient.» James Caan, qui joue l’un des trois fils de Vito Corleone, a développé
des relations si proches avec le milieu que le FBI a commencé à enquêter sur lui.
Certains amis de Joe Colombo apparaissent devant la caméra. Parmi ceux-ci, Gianni Russo, un acteur
sans expérience, qui se voit confier le personnage du beau-frère du clan Corleone, marié à la seule fille
du clan, interprétée par la sœur de Francis Coppola, Talia Shire. «Il nous a été imposé, souligne Fred
Roos. Ce n’est pas comme si ses essais avaient été bons. Mais il est devenu bon en travaillant avec
Francis.» «Je connais Gianni depuis quarante ans, précise Nicholas Pileggi. Il connaît les types de la
Mafia. Ces derniers l’aiment bien, d’ailleurs.»
On retrouve des proches de Cosa Nostra au casting du film, comme Lenny Montana, dans le rôle de l’homme de main Luca Brasi qui
meurt étranglé dans le film. PARAMOUNT / EVERETT / AURIMAGES

Un autre proche de Colombo à l’écran est l’un de ses nombreux gardes du corps, Lenny Montana, un
ancien catcheur, tout juste blanchi par un tribunal pour tentative de meurtre, et qui incarne Luca Brasi,
l’un des hommes de main du clan Corleone, que l’on aperçoit au début du film, dans la séquence du
mariage, répétant en boucle les phrases qu’il s’apprête à dire au parrain. «Lenny Montana était un cas,
insiste Gray Fredrickson. Lorsque Coppola a commencé à lui montrer comment décharger un pistolet.
Lenny s’est tourné vers moi et m’a demandé: “Il plaisante ou quoi?” »

Lumière tapageuse
Le 28 juin 1971, au soixante-sixième jour du tournage, Joe Colombo se prend trois balles dans la tête.
Il restera paralysé du côté gauche et incapable de parler avant de mourir d’un arrêt cardiaque, en 1978.
La police soupçonne Joe Gallo, un ancien de la famille Colombo, devenu indépendant, qui sera abattu
l’année suivante dans un restaurant de Little Italy. La police pense également à Carlo Gambino, sans
jamais pouvoir établir de preuves.
Joe Colombo a été visé parce qu’il était trop en vue. Ses activités politiques, ses activités médiatiques,
aux côtés des stars du show-business, ont fini par inquiéter ses rivaux. «Les mafieux sont
paranoïaques, diagnostique l’ancien journaliste Nicholas Pileggi. Ils ont eu peur, Colombo était devenu
trop célèbre et ils ont cru qu’il allait les éliminer. De toute façon, si vous n’êtes pas paranoïaque, vous
ne ferez pas un bon mafieux.» Comme l’expliquera Francis Ford Coppola à Gray Frederickson: «Avant
de commencer le film, on se disait: “Mais ces types de la Mafia ne passent plus leur temps à s’entre-
tuer. C’est de l’histoire ancienne.” On pensait qu’on avait un problème, que le film serait en décalage
avec la réalité.»
Al Ruddy n’honorera jamais une de ses promesses auprès de Joe Colombo. Il n’y aura jamais de
première organisée au bénéfice de la ligue italo-américaine. «Paramount s’y est opposée, je ne pouvais
rien faire. Les lieutenants de Colombo m’avaient dit: “Quand on fait un film sur la seconde guerre
mondiale, les généraux sont au premier rang. Pourquoi serions-nous absents?” Je me voyais mal les
inviter à une première où se trouvait Henry Kissinger», alors conseiller à la sécurité nationale du
président Nixon.
Mais Al Ruddy se débrouille pour leur trouver une copie et les laisse organiser leur propre avant-
première. «Ils étaient fous de joie. Le projectionniste m’a dit que c’était la première fois qu’il touchait
un pourboire de 1000 dollars.» Dans la salle du Paramount Village, une ancienne salle de Brooklyn, se
trouvaient, comme le note Nicholas Pileggi, Henry Hill, Paul Cicero et Tommy DeSimone, les trois
mafieux auxquels Ray Liotta, Paul Sorvino et Joe Pesci prêteront leur visage pour Les Affranchis, de
Martin Scorsese. Quelque temps plus tard, Nicholas Pileggi demandera à l’un d’entre eux, Henry Hill,
son impression sur le film. Ce dernier lui répondra: «Nous avions l’impression d’être si importants.»
Francis Ford Coppola, Marlon Brando et Al Pacino, sur le tournage du « Parrain », en 1971. PICTURELUX / THE HOLLYWOOD
ARCHIVE / ALAMY STOCK PHOTO

Grâce au Parrain, les mafieux, fils d’immigrés issus de quartiers misérables, se sentent enfin légitimés.
Le monde entier découvre leur mode de vie, leurs codes, leurs crimes et leurs valeurs. La fiction et la
réalité se sont entremêlées. Lorsque Coppola s’attellera au Parrain, 2e partie, avant de clore sa trilogie
avec Le Parrain, 3e partie, il ne rencontrera plus jamais de problème avec la Mafia. Même si l’ancrage
des deux suites de son film est encore plus réaliste, avec la révolution à Cuba et les intrigues
financières au Vatican, c’est comme si le milieu ne s’inquiétait plus de la manière dont il apparaissait à
l’écran. Entre-temps, tous les mafieux du monde ont pu voir dans Le Parrain un documentaire leur
rendant leurs lettres de noblesse.
Samuel Blumenfeld

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