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Damûya, un village copte du Fayyûm au XIe siècle

Jean-Michel Mouton

En 1997, les archéologues de l’université de Varsovie ont mis


au jour un lot d’archives sur le chantier du monastère de Naqlûn
situé sur les marges orientales de l’oasis du Fayyûm en Égypte.
Cette cinquantaine de documents étaient conservés dans un sac
de cuir qui avait été déposé au fond d’une jarre, elle-même fermée
par un bouchon de feuilles de palmes et d’herbes séchées. Cette
documentation, comprenant actes de vente, reçus d’impôt et
éléments de correspondance privée écrits sur parchemin et sur
papier, appartenait à un certain Girga (Jirja, Georges) b. Bifâm qui
avait dû, à la fin de sa vie, remettre ces archives familiales au
monastère. Girga, souvent mentionné avec ses deux frères,
Bundalus et Barkan, appartenait à une famille de paysans coptes
habitant le petit village de Damûya, situé à une dizaine de kilo-
mètres à l’est du monastère, en bordure du Bahr Youssef, ce long
canal amenant l’eau du Nil au Fayyûm. Il vivait au début du
XIe siècle, époque où l’Égypte était gouvernée par les califes
fatimides Al-Hâkim (996-1021) puis Al-Zâhir (1021-1036).
Ces archives laissent clairement apparaître que Girga appar-
tenait à la catégorie des notables ruraux, désignés sous le terme de
muzâri‘. Il avait hérité du patrimoine familial, constitué notam-
ment de la maison de son père et d’un moulin situé dans le village,
et allait, sa vie durant, considérablement augmenter celui-ci. Il se
porta ainsi acquéreur de quatre maisons, de trois vergers et de
quelques hectares de terres arables. Nous savons par ailleurs qu’il
louait aussi des terres dans un village voisin et qu’il vendait, grâce
à des intermédiaires, des produits tirés de son exploitation tels que
le colza et peut-être le lin. Notons enfin que Girga jouait un rôle
éminent dans la communauté villageoise, puisqu’il était chargé du
paiement de la jizya pour une partie des habitants du village et
qu’il occupa un temps la fonction de dalîl, c’est-à-dire de repré-
sentant de la communauté villageoise auprès de l’administration
fiscale pour fixer le montant de l’impôt foncier.
Les autres paysans apparaissant dans ces archives et qualifiés
comme Girga de muzâri‘ appartiennent comme lui à la commu-

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nauté chrétienne, ce qui semble indiquer que la société de ce petit
village était encore dominée et encadrée, en ce début de XIe siècle,
par des élites coptes traditionnelles et que la structure même de
cette société n’avait pas été profondément bouleversée par l’ins-
tallation, depuis plusieurs siècles déjà, d’un pouvoir musulman à
la tête de l’Égypte.
Au-delà de Girga et des membres de sa famille, nombre de
villageois sont mentionnés dans ces archives : ils effectuent des
transactions avec Girga, détiennent des propriétés voisines des
siennes ou sont tout simplement témoins des actes notariés qui
nous sont parvenus. Ainsi, tout un pan de la société villageoise
se laisse entrevoir et nous renseigne, comme sans doute jamais
jusque-là, sur la vie d’un village égyptien autour de l’an mil. Ces
données nouvelles peuvent servir à nourrir le débat sur l’islami-
sation du territoire égyptien et les étapes de celle-ci, notamment
dans les zones rurales. On peut en effet conduire, à partir de
cette documentation, une étude onomastique permettant de pro-
poser pour le village de Damûya une estimation du poids res-
pectif des communautés copte et musulmane au début du
XIe siècle. Dans l’ensemble de ces documents, les noms de cent
trente-deux personnages apparaissent, et sur ces cent trente-
deux, cent exactement portent des noms coptes. Les personnages
musulmans sont donc une trentaine, et les cas indéterminés –
soit par ambiguïté, soit à cause de problèmes de déchiffrement
– ne vont pas au-delà de un ou deux. À travers ce simple
comptage, la proportion Coptes/musulmans est de trois quarts
pour un quart.
On pourrait sans doute contester ces calculs en mettant en
avant le fait qu’ils sont effectués à partir des archives d’une seule
famille copte, ce qui en fausserait considérablement les pers-
pectives. En fait, un tel jugement serait par trop hâtif. Les actes de
vente nous fournissent en effet, à chaque fois ou presque, le nom
des quatre propriétaires entourant le terrain ou la maison achetés
par Girga. Cette liste de voisins comporte une centaine de noms
et permet d’élargir le cadre étroit de cette famille en nous livrant
une image assez juste de ce que devaient être la configuration du
village et la répartition qu’on y observe entre Coptes et
musulmans. On obtient ici un chiffre supérieur à 90 % de voisins
coptes !

CONFLITS ET MISES À L’ÉPREUVE • 125


Ces données et ces conclusions ne concernent certes qu’un
village parmi les milliers que compte l’Égypte de ce temps.
Néanmoins, le témoignage est d’importance : Damûya, situé à seu-
lement une centaine de kilomètres de la capitale, est encore, dans
les premières décennies du XIe siècle, un village authentiquement
copte, avec son église dédiée à saint Georges, son prêtre, son diacre
et la majorité écrasante de sa population restée fidèle au christia-
nisme.

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