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MISÈRES ET SPLENDEURS DES ILLUSIONS CHEZ BALZAC

Rose Fortassier

L’Esprit du temps | « Imaginaire & Inconscient »

2006/1 no 17 | pages 41 à 51
ISSN 1628-9676
ISBN 2847950893
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Rose Fortassier, « Misères et splendeurs des illusions chez Balzac », Imaginaire &
Inconscient 2006/1 (no 17), p. 41-51.
DOI 10.3917/imin.017.0041
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Misères et splendeurs des illusions


chez Balzac

Rose Fortassier

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Il est dans la Comédie humaine un roman dont Balzac a écrit : « C’est


l’œuvre capitale dans l’œuvre »1, Illusions perdues. Ce titre apparaît pour
la première fois en 1833 dans l’album où il note les ouvrages à faire2.
L’œuvre, il l’écrit trois ans plus tard sous la forme modeste d’une nouvelle,
Illusions perdues, et non les Illusions perdues, comme on dit couramment.
Erreur qu’explique la présence de l’article dans presque tous les titres de
la Comédie humaine, mais qui fausse le ton de l’œuvre. Illusions perdues,
le grand roman que nous lisons maintenant sous ce titre n’est pas une énumé-
ration des désenchantements de Lucien de Rubempré, alias Balzac qui écrit
en juin 1836, traqué par les assignations, mises en demeure et menaces de
procès : « Ces choses-là me découragent de vivre. Heureusement le livre que
j’ai à faire (Illusions perdues) est assez de ce ton, tout ce que je pourrai mettre
d’amère tristesse y fera merveille »3. Ce livre, c’est un douloureux constat.
Presque un cri.
Son malheureux double va occuper Balzac pendant sept ans, d’Illusions
perdues, nouvelle (1836) à Un grand homme de province à Paris (1839) et
à Ève et David (1843), le titre initial coiffant les trois œuvres en un roman
en trois parties dans l’édition Furne de la Comédie humaine (1843).
Cependant que dès la Torpille (1838) le romancier s’apprête à raconter la
seconde époque parisienne de Lucien dans Splendeurs et misères des courti-
sanes (1844).

Avant d’ouvrir Illusions perdues, peut-être faut-il rappeler les raisons qui,
en dehors du règlement de compte personnel, expliquent dans la Comédie
humaine l’importance du thème illusion-désillusion.

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L’architecture de l’œuvre donne à l’illusion, qui est surtout le fait de


l’enfance et de la jeunesse, un cadre tout prêt. Le romancier entend en effet
conduire ses personnages de la naissance, souvent provinciale, à la maturité
(luttes, réussites ou échecs) souvent parisienne et les faire redescendre de ce
sommet, parfois par la politique, jusqu’à la vieillesse vouée – si faire se peut
– à la méditation et aux bonnes œuvres (on a reconnu les six sections des
Études de mœurs) selon une courbe qui rappelle les populaires images
d’Épinal, les Âges de la vie.
Or les illusions de jeunesse touchent particulièrement « les pauvres ilotes
de province pour qui les distances sociales sont plus longues à parcourir que
pour le Parisien »4. Pour eux, « monter » à Paris représente le salut dans cette
France de la Restauration où les cartes bicolores du statisticien Dupin distin-

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guent nettement le Nord et le Midi, ce dernier encore plus abandonné que
le Nord à un sous-développement économique et culturel. D’où le marty-
rologe de tant de poètes locaux qu’un mot de félicitations du généreux Hugo,
à qui ils ont envoyé leur manuscrit, a drainés dans la capitale.
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Lucien Chardon, né à Angoulême, est un de ces poètes départementaux.


Sa première illusion : la conquête de la gloire littéraire, avec le droit de porter
le nom noble de sa mère, de Rubempré, et cela grâce à la protection d’une
aristocrate qui l’aimerait et qu’il s’imaginerait aimer (« les hommes prennent
souvent leur imagination pour leur cœur », comme dit Pascal). Précisons que
le texte de 1836 englobe les premières pages de la deuxième partie du roman
de 1843. Il se termine non au départ d’Angoulême mais à Paris quand
Madame de Bargeton abandonne Lucien à sa misère.

Dans l’Angoulême des jeunes années, tout le monde vit dans une illusion
qui est plutôt une espérance, une foi : Lucien, sa mère, sa sœur et son ami
David Séchard, et Mme de Bargeton qui compte sur la gloire de son poète
pour étayer un salon littéraire parisien. Mais seuls Lucien et elle, en fonction
de leurs lectures, donnent à leurs espérances un contenu plus précis et les
auréolent d’images brillantes. Lucien est « ébloui par les beautés de sa Naïs
auxquelles il se prend comme un papillon aux bougies »5. Le seul nom des
puissants de ce monde l’affole comme « un feu d’artifice » et il prête l’oreille
au « retentissement » de son propre nom. Ses rêves sont semblables à ceux
que l’on fait en dormant – et qu’on dit de bon augure – de monter et de voler :
« marchant dans une atmosphère pleine de mirages », il voit « des figures
au milieu des nuages », une étoile au-dessus de sa tête, comme un mage et
« plane sur le Sinaï des prophètes ». Quant au réel mondain du salon
Bargeton, il n’y comprend rien, prend son plus dangereux rival pour un
ami et voit dans le timide et muet mari de sa protectrice « un sphinx redou-
table ».
Mme de Bargeton, entretenant l’illusion de son poète, ouvre à son imagi-
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nation les portes des salons de la capitale dans un Paris-Eldorado. Elle voit
en Lucien un « enfant sublime » comme Hugo, se prend pour une Laure, une
Béatrice … une Dulcinée et se voit « comme au Moyen Âge sous le dais des
tournois littéraires ». « Don Quichottisme féminin » qui n’est pas sans quelque
grandeur pour l’admirateur du héros de Cervantès6.
La désillusion s’abat sur la Muse et son poète brutalement, avec le
changement de décor. Transportée de son salon à l’ignoble hôtel parisien du
Bois-Gaillard, sa chère Naïs apparaît à Lucien comme « la femme réelle »7,
déjà fanée et un peu ridicule. Et, lors de la soirée à l’Opéra, elle ne voit
plus dans le beau Lucien qu’un garçon bêtement naïf et mal fagoté.
« Dessillement » complet. Chassés de leur Eden, ils se découvrent nus !

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Après ce désastre, l’imagination d’un Lucien résigné à une studieuse
misère n’a pas tellement changé : les sages conseils de son mentor, d’Arthez
qui lui promet, dans un avenir encore lointain, un succès solide et sérieux,
lui ouvre encore une fois « les portes des plus magnifiques palais de la
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Fantaisie ». Le tentateur, le journaliste Lousteau, qui met ce bel avenir à sa


portée immédiatement, l’emporte.
Le projet de Balzac dans Un grand homme de province à Paris, est, en
dévoilant la « cuisine » de la littérature et du journal, de « peindre le passage
du monde poétique au monde réel »8. La difficulté est qu’à Paris la distinction
entre les deux mondes est moins nette qu’à Angoulême où le réel c’était le
pauvre et triste Houmeau, et le poétique le Haut-Angoulême. Dans le Paris
où Lucien, ayant franchi la Seine avec Lousteau, débarque du fiacre, le rêve
et la réalité se mêlent inextricablement. En quelques heures il va découvrir
les deux décors parisiens où domine la confusion. Ils annoncent toutes les
désillusions à venir, qui ne seront que la monnaie de cette première soirée
de Lucien sur la rive droite.
Premier décor 9 : le jardin du Palais-Royal, lieu fermé qui abrite au Sud
les Galeries de Bois où les boutiques des grands libraires-éditeurs voisinent
avec celles, criardes, des marchandes de mode. Le tout constituant « un bazar
ignoble, terrible », « un hangar impudique ». Or ce lieu « fantastique » est
d’une « infâme poésie », d’une poétique splendeur. Comme un théâtre, il
ne s’éveille que le soir, aux lumières artificielles et possède une acoustique
spéciale ; il attire tout ce qui, dans Paris, tient à l’argent, à la célébrité et au
plaisir. Lieu par excellence de la prostitution sous tous ses aspects et à tous
les prix, il aiguise chez le blond et féminin Lucien – mais qui est aussi un
jeune homme « plein de sang » – un désir exacerbé par l’austérité du studieux
Quartier Latin et du Cénacle de la rue des Quatre-Vents.
Ajoutons que la Galerie Vitrée, par laquelle on entre dans le Jardin en
venant par la rue de Richelieu, fournit à l’imagination toutes les illusions
sous les espèces de ventriloques et de charlatans, d’automates et de toutes
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sortes d’instruments optiques dont les mensonges ont toujours enchanté


Balzac, amoureux de la lanterne magique, des kaléidoscopes, dioramas,
panoramas et autres anamorphoses.
Le théâtre « trône de l’illusion »10 constitue le second décor11. Presque
toutes les salles parisiennes bordent le boulevard du Temple – ou du Crime
– qui sera désormais le quartier de l’incorrigible rêveur, logé rue de la Lune,
à deux pas du Gymnase. Pour ce premier soir c’est le Panorama-Dramatique
le lieu d’initiation. La visite commence par les coulisses, cet envers absolu
de la scène, où Lucien suit Lousteau. Mais malgré leurs horreurs, ces
coulisses « commencent l’œuvre de fascination », car « ce poète, encore
innocent, y avait respiré le vent du désordre et de la volupté »12. Dans la
loge directoriale d’où il assiste ensuite au spectacle, lui est révélée la

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« cuisine » d’un succès assuré par la claque et les articles de journaux payés
d’avance. Néanmoins la fascination augmente à cause de l’ivresse dans
laquelle le plonge l’amoureuse Coralie, alors que, le rideau tombé, la rampe
et le lustre éteints, la salle ne représente plus que le froid, l’obscurité, le vide :
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« ce fut affreux ».
Deux mots s’imposent dans ces pages : ivresse et narcotique. L’illusion
n’a plus rien à voir avec la rêverie ou l’espérance qui lui tiennent souvent
lieu de synonymes. Illusion comme le veut son étymologie, signifie alors
duperie, scène suscitée par quelque sorcellerie (cf. L’Illusion comique de
Corneille). Le futur auteur de Traité des excitants modernes connaît les
voyages merveilleux que procurent les L.S.D. de son temps. S’il les a
condamnés et n’a pas succombé à la tentation lors d’une soirée à l’hôtel
Pimodan, il dit devoir à une ivresse exceptionnelle (par le vin) les illusions
optiques qu’il décrit dans le Dôme des Invalides, sous-titré Hallucination.
L’imaginaire Voyage de Paris à Java et les visions fantastiques de Jésus-
Christ en Flandre semblent dues elles aussi à quelque drogue, bien qu’elles
s’expliquent simplement – si l’on peut dire ! – par un don exceptionnel qui
a fait de Balzac le romancier visionnaire que l’on sait.
Balzac reste indulgent à un Lucien « homme d’imagination », « esprit
poétique et mobile » qui croit à la lampe merveilleuse, qui se laisse piper par
le théâtre « où les choses impossibles paraissent vraies »13. Et par le théâtre
du monde, un instant entrevu, et une Mme d’Espard qui se joue de lui « attri-
buant à sa jeunesse un pouvoir talismanique » et en faisant « miroiter à ses
yeux le titre de Cte de Rubempré comme un diamant dans une riche
monture »14. Ainsi le romancier désigne-t-il presque toujours ce Lucien
Parisien par ce nom : le Poète.

Le deuxième volet angoumois du triptyque Illusions perdues (Eve et


David, devenu les Souffrances de l’inventeur) représente la perte d’illusions
du créateur sur sa créature. Le poète tombe au rang d’« homme de poésie »
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qui ne pense pas et ne fera jamais rien. Le romancier sépare les jumeaux, les
deux poètes (c’est le titre du premier volet), le poète-fils d’inventeur et
l’inventeur-poète. Il se démarque du premier pour s’identifier au second qui
n’a pas entretenu des illusions, mais une espérance justifiée par un long
travail et une découverte incontestable. Lui pense. À Lucien, être faible et
sans volonté a manqué la longue patience (d’Arthez cite le mot de Buffon)
qui produit les œuvres immortelles. Le 25 juin 1842 la Bibliographie de la
France a enregistré la dixième livraison de la Comédie humaine qui achève
le tome 1er.
Lucien n’est qu’un vaniteux dupe d’une grotesque comédie montée par
ses compatriotes, et l’odieux responsable du désastre de David.
Contrairement au désillusionné, mais si émouvant, Athanase Granson de

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la Vieille fille (œuvre contemporaine d’Illusions perdues), Lucien ne réussit
pas même le suicide projeté exactement similaire, mais se détruit en fait
par son pacte diabolique avec Herrera.
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On voit le chemin parcouru de 1831 à 1843, de la Peau de chagrin à


Illusions perdues. Les illusions de Raphaël de Valentin, que ses camarades
découragent par leurs moqueries, n’étaient pas des illusions. Raphaël voyait
juste. Balzac nous en donne la garantie en faisant de son personnage l’auteur
de ce Traité de la volonté dont il était si fier et dont il a pleuré la destruction.
Il ne garantit pas les Marguerites de Lucien ni son Archer de Charles IX
(avant la réécriture par d’Arthez).
Est-ce à dire qu’avec Illusions perdues Balzac a réglé leur compte aux
illusions ? Il n’en est rien. Du début à la fin de sa carrière, des premières
études de mœurs où d’innocentes jeunes filles rêvent trop au mari idéal,
jusqu’aux derniers romans où l’illusion amoureuse s’empare de vieillards
libidineux, le mot illusion (et l’expression perte d’illusions) est omniprésent.
Mot-clé, mot reparaissant, comme fait l’illusion elle-même, à tous les âges,
dans tous les milieux et tous les domaines, politique, administration, clergé,
et dans la mystique ou la recherche de l’absolu.
Puis, si les illusions de Lucien étaient mauvaises, c’est parce que liées
à l’égoïsme et à la vanité. L’illusion n’est pas mauvaise en soi. Charme de
la vie, elles donnent à la jeunesse son « velouté », elles illuminent et embel-
lissent le visage de certains passants de la triste rue parisienne qui ont gardé
les leurs15. Aussi le mot illusion appelle-t-il presque toujours chez Balzac
des épithètes laudatives : vivantes, fraîches, douces, délicieuses, brillantes,
belles, poétiques et même sublimes et fécondes.
Enfin, elles sont bonnes en soi lorsque dictées par l’altruisme, l’idéal
comme chez les membres du Cénacle cher à son créateur : chez Michel
Chrétien « homme politique de la force de Saint-Just et de Danton, mais
simple et doux comme une jeune fille, plein d’illusions et d’amour »16 ; chez
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d’Arthez qui, « désespéré de ne pas rencontrer de femme qui réponde à la


délicieuse chimère que tout homme d’esprit rêve et caresse » voudra garder,
dans sa maturité, ses illusions et « cultiver son idéal »17.
Côté personnages, l’illusion a si bonne réputation que l’on s’en pare : des
hommes, tel Rastignac, comme d’une garantie de son dévouement près de
Delphine de Nucingen ; quelques journalistes cyniques, comme Bixiou. Et
surtout des femmes : ignobles vieilles entremetteuses ou charmantes jeunes
femmes du monde qui n’ont jamais donné beaucoup dans les illusions et
jouent les désillusionnées et les victimes. La chose est pleine de saveur chez
la princesse de Cadignan, ex-Diane de Maufrigneuse qui, pour séduire
d’Arthez, se dit « désenchantée du monde »18.
Jouant sur tous les registres du mot, le romancier à côté des « gens à

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illusions » a fait une place à ceux qui créent des illusions pour les autres. Ses
« illusionnistes » sont de véritables metteurs en scène et qui œuvrent par
amour. Trois exemples : le fidèle Paz donnant le spectacle d’une fausse
intrigue amoureuse pour ne pas risquer le bonheur du couple qu’il protège19.
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Le baron Bourliac, réduit à la plus profonde misère qui parvient à créer autour
de sa fille malade la parfaite illusion de la richesse20. Ou, mieux encore,
Philippe de Sucy bouleversant son parc pour y créer le décor désolé de la
Bérésina où la femme aimée a perdu la raison, et afin de la lui faire retrouver.
Thérapie dangereuse qui réussit, mais entraîne la mort de la malade21.
Il y a aussi ceux qui font d’eux-mêmes une illusion pour les autres,
réécrivant leur vie en jouant leur nouveau personnage avec toutes les
ressources d’un acteur, souvent, eux aussi pour le bon motif. On ne saurait
en vouloir à la brillante comédienne des Secrets de la princesse de Cadignan
de réaliser enfin le rêve de d’Arthez !
Balzac connaît la toute-puissance de l’illusion. Il la montre dans les
Paysans22 devenant pour celle qui l’a créée et pour toute une petite ville une
vérité. Il s’est moqué de bons jeunes gens apprentis-dandys, Paul de
Manerville, Godefroid de Beaudenord23, qui ont fait le tour des capitales
européennes pour y perdre leurs illusions, se croient sauvés … et succombent
à une dernière. Il constate même chez des hommes forts des rechutes. Ainsi
Montriveau que l’amour pousse comme un enfant à se saisir de l’objet de
son désir24. Nous avons déjà fait allusion au naufrage d’un vieil adminis-
trateur intègre, le baron Hulot et à celui de l’impitoyable loup-cervier,
Nucingen25.
Toute-puissance dangereuse de l’illusion mais aussi merveilleux
dynamisme. Balzac dit comprendre qu’on ait pu prendre l’illusion – qu’il a
lui-même définie comme « une foi démesurée »26 – pour de l’énergie, car
« l’espoir est la moitié du courage »27. Il en connaît les bienfaits. Témoin
cette lettre : « Jamais je ne me suis trouvé dans une tourmente pareille à celle
où je suis, et jamais l’espérance ne s’est montrée plus sereine ni plus belle
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[…] Sans ces célestes apparitions que deviendraient les poètes et les artistes
malheureux »28.
Tant de manifestations de l’hydre Illusion nous invite à nous poser la
question : « peut-on vivre sans illusion ? » C’est aux personnages de la
Comédie humaine que nous avons demandé une réponse, des réponses.

Elles nous permettent de distinguer trois groupes : ceux qui n’imaginent


pas une vie possible sans illusion. Ceux qui lui survivent. Et ceux qui n’en
ont pour ainsi dire jamais eu.

Premier groupe. Il y a ceux qui veulent garder leurs illusions toute leur
vie, sages ou fous, et le paient en sombrant dans l’aliénation, mystiques ou

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chercheurs d’absolu. Ou ceux qui choisissent la religion, c’est-à-dire une
illusion (c’est le mot de Balzac) qui ne sera démentie qu’après la mort, tel
Bénassis.
Et ceux qui souhaitent mourir jeunes avec leurs illusions intactes – thème
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éminemment romantique –, « les amants qui s’enferment pour un ou deux


ans en se promettant de mourir ensuite »29. Telle Louise de Chaulieu dont les
vœux sont exaucés30. Et ceux qui ne survivent pas à leurs illusions et se
suicident, comme Athanase Granson.
Et ceux qui veulent conserver ces illusions, qui à petit-fils très aimé,
qui à un père ou une mère mourant, telle Armande d’Esgrignon ou Joseph
Bridau faisant demander à son infâme frère de jouer la comédie de la
tendresse « afin d’envelopper le cœur de cette pauvre mère dans un linceul
brodé d’illusions »31.

Deuxième groupe. Il compte certains survivants heureux, parce que


raisonnables et forts qui surmontent presque sur l’heure leur désenchan-
tement, telle Modeste Mignon, déçue par son grand poète, se choisissant
un excellent parti. Dans un tout autre registre, Rastignac au Père-Lachaise,
refusant implicitement la révolte ou la résignation, transformant ses désillu-
sions en un célèbre défi32. Ou Mlle des Touches à qui une profonde désillusion
amoureuse permet de renaître en grand écrivain, Camille Maupin33.
D’autres, qui n’ont pas besoin d’espérer pour entreprendre, continuent
de vivre, tel le Nison des Paysans34, ou Xavier Rabourdin des Employés,
absolument découragé par le sort fait à son rapport « mais encore sans
dégoûts et qui persiste dans ses projets plus pour employer ses facultés que
dans l’espoir d’un douteux triomphe »35. Enfin ceux qui survivent à des
illusions sur des êtres chers pour les sauver. Tel Goriot. Ou David Séchard
qui, ayant très tôt compris le néant du monde et devinant Lucien, continue
à se ruiner pour lui. Puis, dépouillé de son invention, réussit à vivre presque
heureux, grâce à son amour pour Eve et ses enfants. C’est le dernier mot
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d’Illusions perdues et le but de ce livre, dit Balzac : montrer le bonheur


encore possible au sein d’une famille où l’on s’aime36.

Troisième groupe. Il compte des cyniques pour qui le « parterre des


illusions » n’en est plus que « la prairie » où ils trouvent leur vie. Plus intéres-
sants de « vieux philosophes » (mot que Balzac oppose à « gens à illusions »)
et misanthropes anonymes et surtout des personnages presque fantastiques
comme Gobseck et le vieil antiquaire de la Peau de chagrin qui semblent
n’avoir jamais connu l’illusion et avoir trouvé une sorte de bonheur calme
et supérieur à savoir. Balzac sait que cette absolue clairvoyance peut
contenter l’être humain autant que pouvoir.
Il est un être unique en son genre dans la Comédie humaine, de Marsay

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dont le précepteur a eu pour but d’enlever à son élève, dès le plus jeune âge,
toute illusion et qui le met ainsi à moins de dix-huit ans en état « de jouer
sous jambe un homme de quarante ans »37. Il deviendra un efficace homme
politique. Sa parfaite lucidité peut même battre en brèche le sage conseil
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de ne faire confiance à personne, même à un ami. Car la société fraternelle


des Treize à laquelle il appartient et qui a été fondée par des hommes sans
illusions ne connaît aucun abandon ou trahison.

Voilà bien des réponses. C’est que Balzac a l’habitude de voir tous les
aspects d’une situation, toutes les variantes et de regarder toutes choses « sous
sa double forme ». Il est aussi le premier à avoir retrouvé à son époque la
vieille idée de la conciliation des contraires. Ainsi effaçant l’opposition de
base, il fait dire à son médecin de campagne, Bénassis, que sa confession ne
peut être comprise que par un homme qui a tout vu (en l’occurrence le
capitaine Genestas) et par un jeune homme « plein d’illusions »38.
Homo duplex, Balzac a été à la fois ces deux hommes : l’observateur le
plus aigu et le rêveur de mariages et de fortunes mirifiques, celui qui voyait
déjà sur le mur du salon, à la Folie-Beaujon, la place exacte du Véronèse
de la bonne époque. Toute sa vie, il a accueilli l’illusion comme une inspi-
ratrice et comme un aiguillon au travail. Et sans doute aussi comme un havre
dans sa vie haletante. Celui qui a écrit : « Quel opéra qu’une cervelle
d’homme ! » devait être pour lui-même un merveilleux metteur en scène,
mais qui savait arrêter le jeu pour reprendre sa tâche. Les illusions il les a
multipliées, il en a joué, ayant toujours plusieurs fers au feu, comme il avait
toujours plusieurs œuvres à la fois en chantier.
Sa plus merveilleuse illusion, on le sait, a été de voir le monde qu’il avait
créé comme plus réel que celui qu’on nomme ainsi, et la légende l’a fixé sur
son lit de mort appelant le cher Bianchon. Cette illusion il l’a inoculée à son
lecteur qui, parfois, de deux libraires voisins, Ladvocat et Dauriat, Pigoreau
et Doguereau, ne sait plus trop bien qui est le personnage réel, qui le fictif.
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Ou pour dire la grandeur d’un magistrat intègre ou d’un père sublime dit :
c’est un Popinot, c’est un Goriot. Car l’illusion est devenue vérité. Balzac,
dans un article de sa Revue Parisienne a donné le secret de la transmutation
qui, à partir d’un réel confus, aléatoire, incomplet, crée le vrai.

Rose FORTASSIER

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Notes

1. Lettres à Mme Hanska, 2 mars 1843, t. II, p. 172.


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2. Pensées, sujets, fragments, p. 112.


3. Lettres à Mme Hanska, fin juin 1836, t. I, p. 431.
4. Illusions perdues, in. éd. Pléiade de la Comédie humaine, t. V, p. 164-165.
5. I. P., p. 167 et pour autres expressions du §, p. 173, 233, 201, 175, 250.
6. Ibid. p. 273.
7. Ibid. p. 314.
8. Comme il le suggérait à un ami. Voir Introduction à I. P. par Roland Chollet, p. 5.
9. p. 355 sqq.
10. Balzac, Œuvres Diverses, t. II, p. 1059.
11. I. P., p. 372 sqq.
12. p. 391.
13. Ibid.
14. p. 482.
15. La Fille aux yeux d’or, t. V, p. 1052.
16. I. P., p. 317.
17. Les Secrets de la princesse de Cadignan, t. VI, p. 964.
18. Ibid., p. 994.
19. La Fausse maîtresse, t. II, p. 225.
20. L’Envers de l’histoire contemporaine, t. VIII.
21. Adieu, t. X.
22. t. IX, p. 261.
23. La Maison Nucingen, t. VI, p. 951 et Le Contrat de mariage, t. III, p. 529.
24. La Duchesse de Langeais, t. V, p. 951.
25. In La Cousine Bette, t.VII, et Splendeurs et misères des courtisanes.
26. Les Employés, t. VII, p. 946.
27. César Birotteau, t. VI, p. 197.
28. L. H., T. I, p. 534 citée par R. Chollet dans son Introduction à I. P., p. 1210.
29. Le Contrat de mariage, t. III, p. 628.
30. Les Mémoires de deux jeunes mariées, t. I, p. 916.
31. Ferragus, t. V, p. 802 ; Le Cabinet des Antigues, t. IV, p. 917 ; La Rabouilleuse, t. IV,
p. 531.
32. Le Père Goriot, t. III, p. 290.
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50 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

33. Beatrix, t. II, p. 698.


34. t. IX, p. 222.
35. t. VII, p. 899.
36. I. P., Préface, p. 119.
37. La Fille aux yeux d’or, t. V, p. 1056.
38. Le Médecin de campagne, t. IX, p. 539.

Rose Fortassier – Misères et splendeurs des illusions


chez Balzac

Résumé : D’Illusions perdues, Balzac a écrit que c’était

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« l’œuvre capitale dans l’œuvre. » Son héros, le poète Lucien
Chardon, occupera le romancier pendant sept ans d’Illusions
perdues à Splendeurs et misères des courtisanes. Et le mot
illusion se lit partout dans la Comédie humaine.
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Les illusions, ce sont d’abord celles, touchantes, du jeune


provincial et de sa famille. Puis celles que Paris présente au
poète ambitieux sous les espèces du journalisme, de l’édition
et du théâtre. Lucien se corrompt sans pour autant réussir et
rentre dans sa province, vaincu, désillusionné.
L’illusion semble être condamnée. Il n’en est rien. Balzac
la montre dans La Comédie humaine souvent sublime, féconde,
dynamique.
Quant à la question posée : « Peut-on vivre sans illusion ? »,
c’est aux personnages de La Comédie humaine qu’il est donné
d’y répondre (trois groupes de réponses).
Pour finir, retour à l’auteur qui s’est, toute sa vie, nourri
d’illusions, mais a su en jouer pour le plus grand profit de son
ambitieux projet.
Mots-clés : Illusion – Désillusion – Balzac – Paris – Province.

Rose Fortassier – Miseries and splendors of illusions in


Balzac’s work

Summary : On Lost illusions, Balzac wrote it was “l’œuvre


capitale dans l’œuvre” (master work within work). His hero,
the poet Lucien Chardon, will absorb the novelist during
seven years from Lost Illusions to Splendors and Miseries of
Courtesans. And that word “illusion” appears everywhere in
The Human Comedy.
The illusions are, first of all, the touching ones of the young
provincial and his family. Then they are the ones Paris pro-
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ROSE FORTASSIER • MISÈRES ET SPLENDEURS DES ILLUSIONS CHEZ BALZAC 51

vides to the ambitious poet under the guise of journalism,


publishing, and theatre. Lucien compromises himself without
succeeding though and returns home defeated and disenchan-
ted.
Illusion is seemingly condemned. But no. Balzac shows it in
The Human Comedy often sublime, fecund, dynamic.
So, in regards with the question : “Can we live without illu-
sion ?”, The Human Comedy’s characters answer it (three sets
of answers).
Last, going back to the author who fed himself his whole life
on illusions, but knew how to toy with it, benefiting his most
important project.
Key-words : Illusion – Disenchantment – Balzac – Paris –

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Province.
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