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Rose Fortassier
2006/1 no 17 | pages 41 à 51
ISSN 1628-9676
ISBN 2847950893
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2006-1-page-41.htm
Rose Fortassier, « Misères et splendeurs des illusions chez Balzac », Imaginaire &
Inconscient 2006/1 (no 17), p. 41-51.
DOI 10.3917/imin.017.0041
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Rose Fortassier
Avant d’ouvrir Illusions perdues, peut-être faut-il rappeler les raisons qui,
en dehors du règlement de compte personnel, expliquent dans la Comédie
humaine l’importance du thème illusion-désillusion.
Dans l’Angoulême des jeunes années, tout le monde vit dans une illusion
qui est plutôt une espérance, une foi : Lucien, sa mère, sa sœur et son ami
David Séchard, et Mme de Bargeton qui compte sur la gloire de son poète
pour étayer un salon littéraire parisien. Mais seuls Lucien et elle, en fonction
de leurs lectures, donnent à leurs espérances un contenu plus précis et les
auréolent d’images brillantes. Lucien est « ébloui par les beautés de sa Naïs
auxquelles il se prend comme un papillon aux bougies »5. Le seul nom des
puissants de ce monde l’affole comme « un feu d’artifice » et il prête l’oreille
au « retentissement » de son propre nom. Ses rêves sont semblables à ceux
que l’on fait en dormant – et qu’on dit de bon augure – de monter et de voler :
« marchant dans une atmosphère pleine de mirages », il voit « des figures
au milieu des nuages », une étoile au-dessus de sa tête, comme un mage et
« plane sur le Sinaï des prophètes ». Quant au réel mondain du salon
Bargeton, il n’y comprend rien, prend son plus dangereux rival pour un
ami et voit dans le timide et muet mari de sa protectrice « un sphinx redou-
table ».
Mme de Bargeton, entretenant l’illusion de son poète, ouvre à son imagi-
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nation les portes des salons de la capitale dans un Paris-Eldorado. Elle voit
en Lucien un « enfant sublime » comme Hugo, se prend pour une Laure, une
Béatrice … une Dulcinée et se voit « comme au Moyen Âge sous le dais des
tournois littéraires ». « Don Quichottisme féminin » qui n’est pas sans quelque
grandeur pour l’admirateur du héros de Cervantès6.
La désillusion s’abat sur la Muse et son poète brutalement, avec le
changement de décor. Transportée de son salon à l’ignoble hôtel parisien du
Bois-Gaillard, sa chère Naïs apparaît à Lucien comme « la femme réelle »7,
déjà fanée et un peu ridicule. Et, lors de la soirée à l’Opéra, elle ne voit
plus dans le beau Lucien qu’un garçon bêtement naïf et mal fagoté.
« Dessillement » complet. Chassés de leur Eden, ils se découvrent nus !
« ce fut affreux ».
Deux mots s’imposent dans ces pages : ivresse et narcotique. L’illusion
n’a plus rien à voir avec la rêverie ou l’espérance qui lui tiennent souvent
lieu de synonymes. Illusion comme le veut son étymologie, signifie alors
duperie, scène suscitée par quelque sorcellerie (cf. L’Illusion comique de
Corneille). Le futur auteur de Traité des excitants modernes connaît les
voyages merveilleux que procurent les L.S.D. de son temps. S’il les a
condamnés et n’a pas succombé à la tentation lors d’une soirée à l’hôtel
Pimodan, il dit devoir à une ivresse exceptionnelle (par le vin) les illusions
optiques qu’il décrit dans le Dôme des Invalides, sous-titré Hallucination.
L’imaginaire Voyage de Paris à Java et les visions fantastiques de Jésus-
Christ en Flandre semblent dues elles aussi à quelque drogue, bien qu’elles
s’expliquent simplement – si l’on peut dire ! – par un don exceptionnel qui
a fait de Balzac le romancier visionnaire que l’on sait.
Balzac reste indulgent à un Lucien « homme d’imagination », « esprit
poétique et mobile » qui croit à la lampe merveilleuse, qui se laisse piper par
le théâtre « où les choses impossibles paraissent vraies »13. Et par le théâtre
du monde, un instant entrevu, et une Mme d’Espard qui se joue de lui « attri-
buant à sa jeunesse un pouvoir talismanique » et en faisant « miroiter à ses
yeux le titre de Cte de Rubempré comme un diamant dans une riche
monture »14. Ainsi le romancier désigne-t-il presque toujours ce Lucien
Parisien par ce nom : le Poète.
qui ne pense pas et ne fera jamais rien. Le romancier sépare les jumeaux, les
deux poètes (c’est le titre du premier volet), le poète-fils d’inventeur et
l’inventeur-poète. Il se démarque du premier pour s’identifier au second qui
n’a pas entretenu des illusions, mais une espérance justifiée par un long
travail et une découverte incontestable. Lui pense. À Lucien, être faible et
sans volonté a manqué la longue patience (d’Arthez cite le mot de Buffon)
qui produit les œuvres immortelles. Le 25 juin 1842 la Bibliographie de la
France a enregistré la dixième livraison de la Comédie humaine qui achève
le tome 1er.
Lucien n’est qu’un vaniteux dupe d’une grotesque comédie montée par
ses compatriotes, et l’odieux responsable du désastre de David.
Contrairement au désillusionné, mais si émouvant, Athanase Granson de
Le baron Bourliac, réduit à la plus profonde misère qui parvient à créer autour
de sa fille malade la parfaite illusion de la richesse20. Ou, mieux encore,
Philippe de Sucy bouleversant son parc pour y créer le décor désolé de la
Bérésina où la femme aimée a perdu la raison, et afin de la lui faire retrouver.
Thérapie dangereuse qui réussit, mais entraîne la mort de la malade21.
Il y a aussi ceux qui font d’eux-mêmes une illusion pour les autres,
réécrivant leur vie en jouant leur nouveau personnage avec toutes les
ressources d’un acteur, souvent, eux aussi pour le bon motif. On ne saurait
en vouloir à la brillante comédienne des Secrets de la princesse de Cadignan
de réaliser enfin le rêve de d’Arthez !
Balzac connaît la toute-puissance de l’illusion. Il la montre dans les
Paysans22 devenant pour celle qui l’a créée et pour toute une petite ville une
vérité. Il s’est moqué de bons jeunes gens apprentis-dandys, Paul de
Manerville, Godefroid de Beaudenord23, qui ont fait le tour des capitales
européennes pour y perdre leurs illusions, se croient sauvés … et succombent
à une dernière. Il constate même chez des hommes forts des rechutes. Ainsi
Montriveau que l’amour pousse comme un enfant à se saisir de l’objet de
son désir24. Nous avons déjà fait allusion au naufrage d’un vieil adminis-
trateur intègre, le baron Hulot et à celui de l’impitoyable loup-cervier,
Nucingen25.
Toute-puissance dangereuse de l’illusion mais aussi merveilleux
dynamisme. Balzac dit comprendre qu’on ait pu prendre l’illusion – qu’il a
lui-même définie comme « une foi démesurée »26 – pour de l’énergie, car
« l’espoir est la moitié du courage »27. Il en connaît les bienfaits. Témoin
cette lettre : « Jamais je ne me suis trouvé dans une tourmente pareille à celle
où je suis, et jamais l’espérance ne s’est montrée plus sereine ni plus belle
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[…] Sans ces célestes apparitions que deviendraient les poètes et les artistes
malheureux »28.
Tant de manifestations de l’hydre Illusion nous invite à nous poser la
question : « peut-on vivre sans illusion ? » C’est aux personnages de la
Comédie humaine que nous avons demandé une réponse, des réponses.
Premier groupe. Il y a ceux qui veulent garder leurs illusions toute leur
vie, sages ou fous, et le paient en sombrant dans l’aliénation, mystiques ou
Voilà bien des réponses. C’est que Balzac a l’habitude de voir tous les
aspects d’une situation, toutes les variantes et de regarder toutes choses « sous
sa double forme ». Il est aussi le premier à avoir retrouvé à son époque la
vieille idée de la conciliation des contraires. Ainsi effaçant l’opposition de
base, il fait dire à son médecin de campagne, Bénassis, que sa confession ne
peut être comprise que par un homme qui a tout vu (en l’occurrence le
capitaine Genestas) et par un jeune homme « plein d’illusions »38.
Homo duplex, Balzac a été à la fois ces deux hommes : l’observateur le
plus aigu et le rêveur de mariages et de fortunes mirifiques, celui qui voyait
déjà sur le mur du salon, à la Folie-Beaujon, la place exacte du Véronèse
de la bonne époque. Toute sa vie, il a accueilli l’illusion comme une inspi-
ratrice et comme un aiguillon au travail. Et sans doute aussi comme un havre
dans sa vie haletante. Celui qui a écrit : « Quel opéra qu’une cervelle
d’homme ! » devait être pour lui-même un merveilleux metteur en scène,
mais qui savait arrêter le jeu pour reprendre sa tâche. Les illusions il les a
multipliées, il en a joué, ayant toujours plusieurs fers au feu, comme il avait
toujours plusieurs œuvres à la fois en chantier.
Sa plus merveilleuse illusion, on le sait, a été de voir le monde qu’il avait
créé comme plus réel que celui qu’on nomme ainsi, et la légende l’a fixé sur
son lit de mort appelant le cher Bianchon. Cette illusion il l’a inoculée à son
lecteur qui, parfois, de deux libraires voisins, Ladvocat et Dauriat, Pigoreau
et Doguereau, ne sait plus trop bien qui est le personnage réel, qui le fictif.
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Ou pour dire la grandeur d’un magistrat intègre ou d’un père sublime dit :
c’est un Popinot, c’est un Goriot. Car l’illusion est devenue vérité. Balzac,
dans un article de sa Revue Parisienne a donné le secret de la transmutation
qui, à partir d’un réel confus, aléatoire, incomplet, crée le vrai.
Rose FORTASSIER