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Le temple maçonnique, passé ou avenir des églises ?

Contribution de François Gruson, architecte DPLG, Docteur en architecture, Professeur à l’ENSA


Paris-Malaquais et chercheur à l’EVCAU, ENSA Paris-Val de Seine

La franc-maçonnerie, forte de 160 000 personnes en France et de plusieurs millions


de membres dans le monde, reste un phénomène malheureusement fort peu étudié,
notamment dans le cadre de la recherche universitaire, et ce autant pour ce qui concerne
son histoire ou ses aspects sociologiques et anthropologiques, que pour ce qui a trait à ce
trésor sémiologique que représente son corpus symbolique et rituel. Il en est de même du
patrimoine issu de sa pratique, et notamment du patrimoine bâti : présent dans les villes, et
le plus souvent vivant parce que toujours en usage, ce patrimoine mériterait d’être
davantage observé et étudié aussi bien en tant que tel, dans ses spécificités typologiques ou
ornementales, que dans ce qu’il dit plus généralement, selon le lieu qu’il occupe dans la
ville, de la place de la franc-maçonnerie dans la société, de sa visibilité depuis l’espace
public ou, au contraire, de son caractère « occulte », intentionnel ou non…

La genèse d’un modèle : le temple maçonnique

L’année 2017 a marqué le tricentenaire officiel de la franc-maçonnerie moderne, avec


la commémoration de la naissance de la Grande Loge de Londres, le 24 juin 1717, à la
taverne The Goose and the Gridiron1, à l’ombre ou presque du dôme de la cathédrale St Paul,
œuvre de l’architecte Christopher Wren (1632-1723), qui fut également l’un des derniers
Grands-Maîtres de la grande loge opérative des maçons de Londres2. Cette naissance dans
une taverne, de même que le nom des quatre loges qui se constituent ce soir-là en Grande

1 Littéralement : L’oie et le grill. Il semblerait que cette dénomination fasse référence à une interprétation

malicieuse de l’enseigne de la taverne, dont la dénomination réelle devait être The Arms of the Swann and the
Lyre.
2 Etant rappelé ici qu’il n’y a pas de continuité historique entre cette grande loge « opérative » celle constituée

en 1717.

1
Loge, et qui étaient désignées par le lieu où elles se réunissaient3, montre assez bien que la
franc-maçonnerie des origines semble former une sorte d’art nomade, qui s’accommode
aussi bien des arrières salles de café que des salons de riches particuliers dans les provinces
anglaises ou irlandaises. Seule la pratique du rituel – rituel très limité à l’origine – constitue
la spécificité du lieu et fonde, en quelque sorte, la loge en tant qu’espace sacré, notamment
par la pratique du tracé à la craie, bientôt remplacée par celle du déroulement du « tapis de
loge » au centre de l’espace où les frères se réunissent. Les nombreuses divulgations qui
émaillent l’histoire de la franc-maçonnerie dès ses origines, et avec elles les illustrations qui
les accompagnent, représentent des réunions de gentilshommes, portant épée, chapeau et
tablier, et se réunissant rituellement dans un espace qui, en aucune façon, ne pourrait être
qualifié de « temple » tant il semble banal dans sa disposition et son ornementation.

Gravure dite « de Gabanon » : Assemblée de Francs-Maçons pour la Reception des Apprentifs [sic] – Paris, Ca 1760. Source : Archives
Grande Loge de France, Paris

3
En voici la liste telle que consignée par James Anderson :
« 1. At the Goose and Gridiron Ale-house in St. Paul’s Churchyard.
2. At the Crown Ale-house in Parker’s Lane near Drury Lane.
3. At the Apple-Tree Tavern in Charles Street, Covent Garden.
4. At the Rummer and Grapes Tavern in Channel Row, Westminster. »
Cette coutume de dénommer les loges selon le lieu où elle se réunissent sera importée – et rapidement abandonnée – en France :
Bussy, Au Louis d’Argent, etc.

2
Pourtant, si la pratique maçonnique semble se développer principalement dans les
tavernes d’Angleterre, puis chez les traiteurs à Paris lors de la décennie suivante, force est
de constater qu’il en va tout autrement de la pratique écossaise, dont l’histoire remonte au
moins aux Statuts Shaw, publiés en 1599, et procèdent directement de la pratique chrétienne
des confréries de métiers, dont les réunions se déroulaient dans les chapelles dédiées. C’est
le cas en particulier à Edimbourg, où la loge St Mary’s Chapel, constituée en 1505 et toujours
en fonctionnement, porte encore comme titre distinctif le lieu où elle se réunissait
initialement. Cette dimension religieuse de la franc-maçonnerie des origines semble avoir
e
été occultée par la franc-maçonnerie continentale et notamment française du XIX siècle,
qui a mené un combat farouche contre l’Eglise catholique, alors même que les loges anglo-
saxonnes ont continué dans le même temps, et encore aujourd’hui, à pratiquer la prière au
début de leurs travaux. Pourtant, pour l’historien de l’architecture qui s’intéresse un tant
soit peu à la typologie, force est de constater que le dispositif spatial à l’œuvre dans les
loges maçonniques, et ce quel que soit le rite ou le degré pratiqué, renvoie explicitement à
un modèle plus ancien : celui des chapitres des ordres religieux, avec ses deux rangées de
« frères » ou de « sœurs » disposées face à face, sur deux côtés opposés au nord et au sud, et
un président – ou un autel – à l’est, face à l’entrée située à l’ouest. Cette structure chapitrale
si caractéristique se retrouve également, d’une certaine façon, dans le processus de prise de
parole, laquelle n’est possible que quand le président de séance « donne la parole »
directement ou indirectement à celui qui la demande. Du reste, on note que les loges, à
certains degrés, sont dénommées « chapitres », aussi bien dans les rites anglo-saxons que
dans les rites continentaux, et ce dès la fin des années 1730.

Parallèlement à ce modèle fonctionnel que constitue la pratique du chapitre, il faut


également rappeler que les rituels maçonniques, dès les origines, s’appuient sur la
symbolique de la construction. Avec l’apparition vers 1730 en Angleterre du grade de
Maître Maçon4, et avec lui celle de la naissance de la légende d’Hiram, l’architecte mythique
du temple de Salomon à Jérusalem, on voit se développer un autre modèle, symbolique
celui-ci, dans la figure architecturale du temple de Jérusalem. Dès lors, les représentations
graphiques ou les reconstitutions archéologiques de cet édifice tel qu’il est décrit dans la
Bible vont constituer une sorte de substrat géométrique et symbolique à partir duquel va se

4 Pour mémoire, la franc-maçonnerie anglaise ne pratiquait que les deux degrés d’apprenti et de compagnon.

3
développer le temple maçonnique en tant que type architectural. La structure spatiale est
celle qui est décrite dans la bible, avec sa disposition tripartite :

- le parvis, ou Ulam, orné des deux colonnes Jakin et Booz, qu’on retrouve
également dans le temple maçonnique, à l’extérieur ou à l’intérieur de celui-ci,
selon les pays et/ou les rites pratiqués ;
- le Saint, ou Hekal, dans lequel se tiennent les « frères » ;
- le Saint des Saints, ou Debhir, demeure de l’Eternel dans la Bible, et où seul le
grand-prêtre pouvait pénétrer une fois l’an, et lieu où siège le Vénérable – le
président de la loge – dans un temple maçonnique.

Figure 2 : Comparaison de la structure spatiale du temple de Jérusalem et d’un temple maçonnique. Source : document personnel

C’est cette structure géométrique qui est, d’une certaine façon, reproduite dans les
tracés ou tapis de loge que nous évoquions plus haut. En France, ces tracés sont
dénommés plan de la loge. Cette notion de plan peut être comprise autant sans un sens
concret – le plan de la loge décrit comment les frères, mais également les différents objets
symboliques utilisés dans le rituel, doivent être disposés dans l’espace – que dans un sens
symbolique, le « plan » pouvant être ici compris comme un projet ou une disposition
intérieure de l’esprit de celui qui participe au déroulement du rituel5. Cette conjugaison de la

5
GRUSON François, « Architecture, action et pensée maçonnique », Ordo Ab Chao n°62, supplément 12e
degré, p. 159-183, Paris, Suprême Conseil de France, 2011.

4
disposition chapitrale avec le modèle salomonien tel qu’il ressort de la légende hiramique
constitue à la fois la spécificité, mais aussi la structure spatiale et symbolique de l’espace du
temple maçonnique tel qu’il se développe au cours du deuxième tiers du XVIIIe siècle. On le
perçoit assez bien dans les premières représentations de temples maçonniques qui nous
soient parvenues, telle que celui de la loge La Parfaite Union à Rouen (Ca 1780)6, où l’on
distingue parfaitement la structure spatiale et le tapis de loge tels que nous venons de les
décrire. Ceci est également visible dans les deux dessins que l’architecte Charles de Wailly
1730-1798) réalise en 1775 pour un projet de temple maçonnique à Lyon, alors qu’il était
un « jeune maçon »7.

En même temps, la sédentarisation de la pratique maçonnique à la même période


s’explique en grande partie par des raisons de commodités : au fil des décennies, les rituels
s’alourdissent, les degrés, et notamment les « hauts grades »8, se multiplient, et la pratique
nomade des arrières salles des traiteurs ou des salons chez les particuliers laisse place à celle
des locaux dédiés, ornés de dispositifs décoratifs symboliques qui renforcent la spécificité
du lieu, et dans lesquels le matériel peut être laissé à demeure. Ainsi, les Archives
Départementales de la Charente Maritime conservent un acte de saisie notariée, daté de
1770, qui décrit très précisément la disposition des espaces et l’ensemble du mobilier – y
compris du matériel rituel – de la loge L’Union Parfaite de La Rochelle. La description y est
tellement précise qu’elle a permis la reconstitution aussi bien du temple et de ses décors que
celle des rites et degrés que pratiquait la loge9.

Des églises transformées en temples

Dans la plupart des cas, la sédentarisation des activités maçonniques à laquelle on


e
assiste dans la deuxième moitié du XVIII siècle passe par la réoccupation d’un local
désaffecté. Il peut notamment s’agir d’anciens lieux de culte, de petite ou moyenne
dimension, qui offrent une compatibilité aussi bien de forme que d’échelle avec la pratique
maçonnique. A la suite de la Révolution, qui a désacralisé de nombreux édifices religieux,

6 GRUSON François & al., De l’Idéal au Réel : l’architecture maçonnique du XVIIIe siècle à nos jours, Paris,
Grande Loge de France, 2011, p. 47
7 Idem p. 59
8 Dès le milieu des années 1730 apparaissent, en sus des trois degrés dits « symboliques » issus de la pratique
du métier, des grades dits « supérieurs » qui s’organiseront à la fin du siècle en systèmes structurés.
9 CECCALDI Stéphane. « Un exemple particulier : le temple de La Rochelle en 1770 » in De l’Idéal eu Réel :
l’architecture maçonnique du XVIIIe siècle à nos jours. Paris : Grande Loge de France, 2011, p. 49-52

5
ce phénomène va s’accentuer et les loges maçonniques vont fréquemment occuper des
espaces précédemment consacrés à la pratique religieuse. A Cambrai, par exemple, la loge
Thémis occupe depuis 1802 une ancienne chapelle située dans l’ancienne Tour du Chapitre de
l’évêché. Ce phénomène de réemploi des lieux de culte va perdurer en France au cours du
e
XIX et de la première moitié du XXe siècle. Ainsi, à Besançon, les loges de la ville occupent
depuis 1845 une ancienne église de Jésuites. On peut trouver de nombreux cas similaires
d’églises reconverties en temples maçonniques dans d’autres pays d’Europe. Ceci est
souvent lié, mais pas de façon systématique, à la désaffection des églises. A Bath
(Angleterre), le temple occupe depuis 1866 une ancienne église catholique, qui fut encore
auparavant un théâtre, construit en 1750. A Southport (Angleterre), l’ancienne église
méthodiste, construite en 1876, abrite le temple maçonnique depuis le début des années
1950. En Italie, d’anciennes chapelles désaffectées sont transformées depuis quelques
années en temples maçonniques. C’est notamment le cas à Pérouse, où l’ancienne chapelle
Santa Maria delle Orfanelle a été scrupuleusement restaurée afin d’héberger les loges
maçonniques de la ville.

Figure 3 : Vue intérieure du temple maçonnique de Pérouse, ancienne chapelle Santa Maria delle orfanelle. Source : Corriere del’Umbria

Au-delà de l’occupation de chapelles ou d’églises, on peut également citer le cas de


reconversion d’anciens couvents, transformés notamment pour y installer le siège

6
d’obédiences maçonniques. Ces sièges regroupent souvent plusieurs temples, dont un
« grand temple » pour la tenue des convents, avec des services administratifs et différentes
commodités, comme un restaurant, par exemple. A Paris, le Grand Orient de France a
occupé dès 1794 l’ancien couvent des Dames de la Miséricorde, avant de déménager en
1802 dans l’ancien séminaire Saint-Sulpice, alors situé au 47 rue du Four. Il y restera
jusqu’en 1840 avant de rejoindre en 1852 l’hôtel particulier qu’il occupe toujours au 16 de
la rue Cadet. De son côté, la Grande Loge de France s’installe en 1913 dans un couvent de
cordeliers désaffecté, dont la chapelle a été reconvertie en Grand Temple, après avoir abrité
successivement un dancing et une salle de cinéma. Quant à la Grande Loge Féminine de
France, elle occupe un ancien couvent situé… Cité du Couvent dans le XIe arrondissement
de Paris. A Tours, c’est la loge Les Démophiles qui transforme en 1907 le « Refuge », ancien
couvent des Sœurs de la Charité. Pour l’anecdote, c’est dans ses murs que fut constituée en
1921, en marge du Congrès de Tours, la SFIO – Section Française de l’Internationale
Ouvrière.

7
Figure 4 : Vue intérieure du Grand Temple de la Grande Loge de France avant sa transformation après-guerre. Source : Archives Grande
Loge de France

Des églises qui sont des temples

Certains édifices maçonniques apparaissent, tant sur le plan du type que du dispositif
ornemental, comme de véritables églises, alors même qu’il s’agit bien d’édifices conçus dès
le départ pour un usage strictement maçonnique. C’est tout particulièrement le cas à
Stockholm, où le Palais Baatska, splendide édifice du XVIIIe siècle, siège de la Grande Loge
de Suède, abrite deux temples exceptionnels réalisés en 1921-22 par les architectes Sigurd
Curman (1879-1966) et Einar Lundberg (1889-1978). Le premier se situe au rez-de-

8
chaussée. De style néo-grec, il est destiné aux « grades symboliques »10. Le second a été
disposé en double hauteur à l’étage. Véritable église à trois nefs, de style néo-gothique, il est
réservé aux titulaires des « Hauts Grades », qui sont d’inspiration essentiellement
chevaleresque dans le système maçonnique suédois. Du reste, cette référence à la chevalerie
explique essentiellement ce recours à une écriture architecturale d’inspiration néo-gothique.

Figure 5 : Temple des Hauts Grades, siège de la Grande Loge de Suède à Stockholm – Curman & Lundberg, architectes, 1921-1922 –
Photo © Hendrik Sundholm

A Dublin, au siège de la Grande Loge d’Irlande, si la façade est néo-classique, de


même que le Grand Temple, les temples cryptiques sont de style néo-égyptien, tandis que
ceux destinés aux grades chevaleresques, comme la Knight Templars’Room, se présentent
comme de véritables chapelles clairement destinées à un culte christique. Aux Etats-Unis,
les systèmes de Hauts Grades se répartissent en deux systèmes parallèles : le Rite d’York et
le Scottish Rite. Le Rite d’York ne diffère guère de la pratique britannique, et les espaces
destinés à le recevoir ressemblent beaucoup à des édifices religieux de style néo-roman ou

10 Il est d’usage de distinguer la franc-maçonnerie dite « symbolique » ou « bleue » (en raison de la couleur des
décors portés par les frères à ces degrés), ou Craft Masonry en Anglais, à la franc-maçonnerie dite des « Hauts
Grades » ou « ateliers supérieur », ou Side Masonry en Anglais. La première regroupe les trois premiers degrés
issus des corporations de métiers : Apprenti, Compagnon et Maître maçon. Les autres regroupent, en
différents systèmes, les degrés suivants.

9
néo-gothique. C’est le cas à Detroit, par exemple, où le temple maçonnique11 abrite une
commanderie de Knight Templars qui se présente sous la forme d’une église gothique à trois
nefs en forme de croix latine, dominée par une grande croix lumineuse suspendue. Il est
impossible, ici, de retrouver dans les dispositifs architecturaux et ornementaux le modèle
salomonien que nous évoquions plus haut.

Figure 6 : Commanderie de Knight Templars, temple maçonnique de Detroit – George D. Mason, architecte, 1920-1927. Source : Detroit
Free Press

Pour ce qui concerne la pratique du Scottish Rite, on voit apparaître, à la suite de la


réforme entreprise par Albert Pike12 dans les années 1890, des édifices spécifiquement
destinés à la pratique des degrés supérieurs du Rite. Ces édifices portent le nom très
évocateur de Scottish Rite Cathedrals, ou « cathédrales du Rite Ecossais ». Typologiquement
parlant, ces édifices n’ont absolument rien à voir avec les cathédrales chrétiennes telle
qu’on les connaît en Europe. La pratique du Scottish Rite aux Etats-Unis est principalement
une pratique de monstration collective et représentative, très éloignée des approches

11 Il s’agit d’un édifice maçonnique majeur, œuvre de l’architecte George D. Mason (1856-1946) réalisée entre

1920 et 1927. Ses 80 000 m2 sont partiellement désaffectés. Le grand auditorium abrite désormais une salle de
concerts rock.
12 Albert Pike (1809-1891) a été Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil du Rite Ecossais,

Juridiction Sud des Etats-Unis d’Amérique.

10
ésotéristes ou spiritualistes qui dominent dans les pays latins, mais aussi très éloignée des
pratiques religieuses, et notamment liturgiques, que l’on rencontre dans la plupart des cultes
chrétiens. Ici, le rituel n’est pas vécu par ceux qui le pratiquent, mais représenté sur scène,
comme une pièce de théâtre, face à un public de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers
de participants passifs. De fait, ces « cathédrales » prennent la forme de vastes auditoriums,
dotés de d’une véritable cage de scène et d’une fosse d’orchestre, et qui abritent le plus
souvent des concerts ou des représentations de spectacles en sus des activités strictement
maçonniques.

Figure 7 : Scottish Rite Cathedral d’Indianapolis, Indiana – George F. Schreiber architecte, 1927-1929 –
Source : Wikimedia

Dans certains cas, mais pas systématiquement, ces « cathédrales » se parent de l’habit
néo-gothique conforme à leur dénomination. C’est notamment le cas à Detroit, que nous
avons déjà évoqué, et surtout à Indianapolis, où la Scottish Rite Cathedral13 – la plus vaste des
Etats-Unis, donc du Monde – occupe plus de 40 000 m2 d’espaces d’une richesse inouïe,
dominés par un clocher qui culmine à plus de 60 mètres de haut. A Scranton, l’architecte
Raymond Hood (1881-1934), auteur du siège du Chicago Tribune à Chicago et du Rockefeller
Center à New York City, offre en 1927-1930 la démonstration de la part de son auteur d’une

13 Réalisée par l’architecte George F. Schreiber en 1927-1929.

11
remarquable connaissance de l’architecture gothique européenne avec un édifice qui semble
d’un autre siècle.

Des temples transformés en églises

On l’a vu, les temples maçonniques ont été, à une certaine époque, un avenir possible
pour les églises désaffectées. Cela reste le cas dans les pays – notamment latins – où l’on
voit l’influence de la franc-maçonnerie croître, fût-ce modestement, au détriment de la
pratique religieuse. Ce phénomène n’est pas général, loin s’en faut. Les Iles Britanniques,
notamment, voient leurs loges disparaître progressivement au fur et à mesure que leurs
effectifs fondent, jusqu’à baisser de moitié au moins depuis le début des années 1970. C’est
également le cas au Canada et surtout aux Etats-Unis, où le nombre de francs-maçons a
diminué des deux tiers, passant de plus de 4 000 000 à la fin des années 1950 à moins de
1 500 000 aujourd’hui. Cette désaffection des loges produit de facto le même effet que celle
des églises : les édifices sont progressivement abandonnés, car trop vastes ou trop chers à
entretenir, au bénéfice de locaux médiocres, situés en périphérie des villes, mais mieux
adaptés aux pratiques et aux moyens des maçons d’aujourd’hui. Les édifices désaffectés
sont laissés à l’état d’abandon, alors qu’il s’agit le plus souvent d’édifices parmi les plus
riches et les plus importants patrimonialement parlant des villes nord-américaines. Certains
sont démolis, malgré des inscriptions et des campagnes de sauvegarde, comme c’est le cas,
par exemple, à Bighampton (New-York). Certains sont en sursis, comme le remarquable
temple Shriner 14 de Wilkes Barres (Pennsylvanie). Beaucoup sont à vendre, comme
l’extraordinaire temple de Saint-Louis (Missouri) 15, construit en 1926 sur l’initiative de
Harry S. Trumann (1884-1972), alors Grand-Maître de la Grande Loge du Missouri, avant
qu’il devienne Président des Etats-Unis d’Amérique, et où fut initié le célèbre aviateur
Charles A. Lindberg (1902-1974). Enfin, plusieurs ont été ou vont être reconvertis. C’est
notamment le cas à Portland (Oregon), où le temple maçonnique a été transformé en
musée d’Art et d’Histoire de la ville, ou à Spokane (Washington), où il est prévu d’y
installer un hôtel de luxe.

14 L’Ancient Arabic Order of the Nobles of the Mystic Shrine, traduisible par Ordre arabe ancien des nobles du
sanctuaire mystique, est un ordre paramaçonnique nord-américain, connu pour ses actions de bienfaisances
en faveur des hôpitaux pour enfants.
15 Réalisation de la firme d’architecture Eames & Young.

12
Dans ce processus de transformation et de réemploi, il n’est pas rare que des temples
maçonniques soient réaffectés à une pratique cultuelle ou religieuse. A Torùn (Pologne),
l’ancien siège de la Grande Loge de Pologne abrite depuis la fin de la seconde guerre
mondiale le siège de l’évêché catholique. A Dallas (Texas), l’imposant temple maçonnique
Art-Déco vient d’être racheté pour être transformé en église presbytérienne. A Springfield
(Massachussetts), le temple maçonnique a été acheté et vendu à plusieurs reprises. Il avait
été transformé en église pentecôtiste en 2012. Un incendie en 2015 l’a malheureusement
partiellement détruit. A Londres (Angleterre), dans quartier de Clerckenwell, le temple
maçonnique occupait depuis le début des années 1970 le remarquable Old Sessions House,
ancien palais de justice construit par l’architecte Thomas Rogers entre 1779 et 1782. Il a été
racheté en 2013 par l’Eglise de Scientologie, qui vient d’y installer son siège londonien.
Cette même église vient de racheter le remarquable temple de University City (Missouri).
Enfin, notons le cas de l’ancienne Scottish Rite Cathedral de Oakland (Californie)16 qui abrite
depuis quelques années un centre islamique et une mosquée, activités curieusement bien
adaptées à ce curieux édifice de style hispano-mauresque…

Figure 8 : Islamic Center, ex-


Scottish Rite Cathedral à
Oakland, Californie – O’Brien
& Werner, architects, 1907-
1909 .
Source : summerfielsimages.com

Conclusion

A l’observation de ces différents exemples, on s’aperçoit finalement de la grande


ductilité des édifices dans leur capacité à évoluer et à s’adapter à des pratiques certes
diverses, mais finalement pas aussi éloignées que ce que les relations institutionnelles, et
notamment celle qui règnent entre l’Eglise catholique et la franc-maçonnerie, voudraient le
faire accroire. On l’a vu, l’origine religieuse de la typologie des édifices maçonniques rend

16 O’Brien & Werner, architectes, 1908-1909.

13
aisé la conversion dans les deux directions : l’installation d’un temple maçonnique dans une
église ne pose pas plus de difficultés que sa réciproque. Du reste, un examen plus
approfondi du corpus symbolique et rituel des différentes pratiques maçonniques dans le
monde, et au-delà de la vision biaisée qu’on en a en France compte tenu de la spécificité
historique de la franc-maçonnerie française, et notamment celle du Grand Orient de
France, permettrait sans doute de mieux comprendre cette adaptabilité réciproque. En
effet, le simple constat d’un substrat essentiellement biblique de ce corpus permet à lui seul
de mieux comprendre, au-delà des intérêts partisans, cet évident cousinage que l’on
constate entre les architectures maçonnique et religieuse…

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