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La chair du don: Relecture d'un échange médiéval


Author(s): Philippe Richard
Source: Gregorianum, Vol. 92, No. 1 (2011), pp. 67-88
Published by: GBPress- Gregorian Biblical Press
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23582560
Accessed: 26-10-2017 16:05 UTC

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Gregorianum 92, 1 (2011) 67-88

La chair du don
Relecture d'un échange médiéval

Dès que l'on pense le corps comme présence fondamentale de l'ètre au


monde, on se risque à affronter souvent, et tei un défi philosophique, cette
emblématique formule de la sacramentaire catholique: «ceri est mon corps»?
C'est qu'un tei propos relève d'un mode tout à fait singulier de présence, à la fois
donné (ceci est...) et nommé (... mon corps) mais pourtant invisible, à la fois dit
comme pure évidence en la simplicité de son énonciation (ceci est mon corps) et
comme quète nécessaire du sens en l'appel à voir qui là se donne (ceri est mon
corps). Or ce défi est précisément celui que le Xle siècle interrogeait déjà, par la
controverse de 1050 opposant Lanfranc du Bec et Bérenger de Tours. En cernant
la transformation de l'hostie en corps du Christ de manière ou bien physique, à
la faveur d'un nouveau corps ainsi transfiguré, ou bien spirimelle, vers un lien
nouveau entre créature et créateur, celle-ci croisait en effet des problématiques
toujours acmelles; car une pensée de la correspondance entre doctrine eucharis
tique réaliste et définition avérée par la notion de 'signe sacré', via la condition
de possibilité mème du passage entre règles logiques et mystère, semble bien
viser le mode de présence d'une manifestation, caractérisée à cette époque par le
singulier nom de chair. C'est donc la mise en valeur de ce mouvement qui nous
retiendra ici. Comment le Xle siècle nous convoque-t-il en fait à méditer le rap
port d'interdépendance, et finalement de non-contradiction, entre chair invisible
et réalité de (la) chair, entre corps vrai et véritable corps? En déterminant le 'là'
du corps eucharistique, c'est-à-dire son expression de réalité, incarnée ou ressus
citée, on en distinguerà deux visées, logique ou de manifestation, pour penser
alors une 'chair' entendue comme (dé)voilement et incorporation.

«Étre là»

À l'origine de la pensée de Bérenger se trouve une admiration telle pour la


logique dialectique qu'elle semble congédier par avance tout penchant par
trop réaliste, partant sensualiste, des modèles eucharistiques. Méditant donc
avec la philosophie du moment les concepts de conversio et de veritas appli
qués à l'eucharistie, le philosophe établit alors une sacramentalité intégrale
ment redéployée sur la théorie augustinienne du sacratum signum, dans

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68 PHILIPPE RICHARD

laquelle le corps eucharistié n'


(conversio inteìligibilis)1 - sign
humanité du Christ sur l'autel
pas à ses yeux cette « présence réelle » qui relève du « là » substantiel et
de l'incarnation3 - sans quoi le Christ n'est plus vraiment ressuscité.4 Mais en
matière de sacrement, en pensant d'abord le schème d'incarnation puis celui
de résurrection en sa connexion logique au premier, Bérenger n'était-il pas
conduit à repousser la question dans un au-delà du sens?5 Avant meme
d'avoir interrogé le là du sens et sa signification existentielle, il doit penser un
là intact et un au-delà surajouté qui fait du là premier un sacrement du corps
et du sang du Christ (assumptio);6 voilà qui détruit alors le réalisme de pré
sence de la formule verum corpus, qui n'est plus prise qu'en un sens logique
et non plus ontologique: le verum corpus en question n'est pas le corps réel
lement présent mais le corps réel dont le pain et le vin eux-mèmes, intacts,
sont devenus les symboles. Il s'agit bien d'un ètre-là non historique, et surtout
non lesté d'une chair7 Mais si l'on suivait plutòt une logique de résurrection,
à Faune d'une logique de finitude (corporelle) finalement elle-mème déjà

1 Le Christ est présent in figura dans le pain consacré, contrairement aux affirmations
physico-réalistes en usage et pour lesquelles la vraie chair du Christ est «substantiellement»
partagée par les mains du prètre et màchée par les dents des fidèles (Latran I : la propriété
demeure, la substance se transmue).
2 Tel est sans doute l'effet de la grande dette de Bérenger envers Ratramne de Corbie,
auprès duquel il a puisé l'essentiel de ses théories: le sacrement de l'autel est la ressemblance
(similitudo), la figure (figura), le gage (pignus), le signe (signum) du corps et du sang du Christ.
3 Le Christ est venu sur terre en un vrai corps et intercéde donc à présent pour l'homme
en un corps tout aussi vrai, mais au ciel, dans la gioire, impassiblement.
4 Cf. lettre de Bérenger à Adelman de Liège (Epistola centra Almannum), 109E à 110A (éd.
par J. de Montclos, Lanfranc et Bérenger, Louvain, 1971), et Scriptum contra synodum, 421A
B [Patrologia latina, CL, 409-426]. Manger la chair veut alors dire se nourrir du Christ, c'est-à
dire, à partir du rite de la manducation, adhérer spirituellement au Sauveur.
5 Comment le Christ, homme-Dieu hìstorique en son orientation oblative, donc logique
ment en ses divers modes de donation à l'homme, surtout sacramentels, assume-t-il un ètre
là actuel in persona?
6 Cf. Scriptum contra Synodum, 419C. Et ce n'est qu'ainsi que s'établit une 'ressemblance'
entre sacrements et réalités désignées par eux. Cf. Purgatoria Epistola contra Almannum, 111C.
Il y a vrai corps du Christ, puisque ce corps, incarné, étaìt vrai, et qu'à présent le sacrement est
substitut de la chose, mais sans que rien de physique ne soit là vraiment engagé. D'où deux pré
sences modales: le corps et le sang du Christ sont certes les res sacramentorum, et c'est aux
sacramenta que s'appliquent les termes de figura et de similitudo, mais cela divise d'une part la
réalité de l'objet visé et renchérit d'autre part la référence unique à une présence d'ordre spiri
tuel et métaphorique. Cf. Purgatoria Epistola contra Almannum, 110B: «Corpus ergo Cristi etsan
guinem, res dico ipsas sacramentorum mensae dominicae, non ipsa sacramenta...».
7 II s'agit tout au plus d'une provectio in melius, d'une sublimatio, ou à la limite d'une
mutatio mais en un sens tout symbolique (la présence n'est que dans l'effet salutaire du sacre
ment; c'est toute la thèse du De sacra coena). Le lien entre sacramentum et res sacramenti est
donc tout de méme un peu làche.

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LA CHAIR DU DON 69

métamorphosée? C'est d'ailleur


Bérenger, comme Humbert pr
comme unique objet de foi et t
sique) et du sacramentum. «Que le pain et le vin qui sont posés sur l'autel,
après la consécration, sont non seulement un sacrement, mais aussi le vrai
corps et sang de notre Seigneur Jésus Christ, et qu'ils peuvent étre maniés, dis
tribués par les mains des prètres, et écrasés par les dents des fidèles de
manière sensible et non seulement sacramentelle...».8 Cette présence sensuali
ter dans le sacrement9 prenait Bérenger à sa propre terminologie, lui qui assi
milait sensualiter et realiter. Mais on aurait pu, au contraire de ces deux visées,
différencier vrai corps et corps vrai. L'un est indéniablement au ciel, l'autre
peut sans doute se rendre pour nous présent - et s'ouvre alors le champ de ses
modes de présence et de présentification de sa donation si l'hostie consacrée
ne saurait étre un véritable corps, reste donc à savoir si (et commenti elle n'est
pas un corps véritable.10 Le corps eucharistique, s'il est vrai comme est vrai le
corps humain du Christ, n'est pas distinct (naturaliter) de ce corps historique;
or, quand on le considère dans son existence terrestre et dans son existence
eucharistique, il se présente à nous sous deux aspects distincts; on pourra
donc dire avec Raban que c'est specialiter que le corps eucharistique est autre
que le corps historique. L'enjeu est ici dans la 'manifestation', dans l'apparai
tre en tant que réahté se donnant toujours déjà de manière athématique -
schème de résurrection: le Christ est le mème, mais son apparaìtre se donne en
un 'autrement qu'étre' (Le 24:13-35). Toute la distinction se joue dans cette spe
cies d'un corps qui, naturaliter, demeure chargé de toute l'humanité qui lui est
coexistante et qui ne saurait ètre sans elle. Reste à savoir comment le corps
eucharistique, qui n'est pas proprement le corps historique (Noli me tangere),
peut rester néanmoins chargé de ses qualités attributives, à un point tei qu'il
devienne proprement un corps 'de résurrection', à lui égal dans le champ de la
donation efficiente comme de sa vérité de présence.
Or Lanfranc a justement pu se situer sur ce point. Sans ètre certes le corps
total du Christ, l'eucharistie est pour lui «essentiellement» de la mème nature

8 [...] panem etvinum quae in altare ponuntur, post consecrationem non solum sacramentum,
sed etiam verum corpus et sanguinem Domini nostri Iesu Christi esse, / et sensualiter non solum
sacramento, sed in ventate manibus sacerdotum tractari, frangi et fidelium dentìbus atteri [...].
9 Et le Concile romain afférent de 1079 insiste sur un substantialiter converti: la présence
du Christ est «non seulement par le signe et la puissance du sacrement mais dans la propriété
de sa nature et la vérité de sa substance» (cf. Patrologia latina, CXLII, 132, 713).
10 Au IXe siècle déjà, Raban Maur critique, contre Paschase Radbert, l'identification entre
corps sacramentel et corps historique du Christ (Epistola III «Ad Egilem Prumiensem abbatem»
[Patrologia latina, CXII, 1510 sq.]), en une distinction qui ne porte pas sur la nature, le Christ
n'ayant ni deux natures corporelles ni deux corps essentiellement et numériquement dis
tincts, mais sur l'apparence (specialiter), c'est-à-dire sur la fagon dont nous constatons son
corps au monde.

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70 PHILIPPE RICHARD

que ce corps,11 et, pour cette


corps lui-mème:12 le signe euc
que lui-mème, étant à la fois s
chose sacrée) et sacrum secret
nous, non par rapport au corp
pain et du vin, changement op
substance (ou principe de réalit
du Christ dans leur substance
elle la nature et la réalité des
entrée dans la foi, mais aussi re
geant en mème temps (ce que
identité complète entre la cha
résidant au ciel, cela vient don
manifestation; mais, realiter, r
corps chargé des caractères et
tualis (humaine ou glorieuse, i
bel et bien humaine parce que
métamorphose de la finitude q
tanément penser là un corps d
térale sur la compréhension qu
simple relation intrinsèque au C
à penser de la non-donation, ce
non-sens logique (si l'on a le qu
jectum, mais qui a dit que le po

«Étre visible»

C'est pourquoi, lorsque Lanfr


l'appellation de «chair»,14 lesté
tue son caractère transformant
caro, réalité incomplète puisqu
bilis, réalité cachée s'opposant a
qu'il est maintenant dans le cie
et corps historique,17 lorsqu'un

11 De corpore et sanguine Domini, P


12 Ibid., 427B13 à CI.
13 Ibid., 421C5: «omnis res illarum
conficitur».
14 Ibid., 421B14-C2 ; 424B3-9 ; 425A6-9.
15 Ibid., 425A6-9 et B5-C2.
16 Ibid., 424A2-5.
17 Ibid., 424B7 et429B12.

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LA CHAIR DU DON 71

a besoin de cette garantie pour


réalité, mais que les attributs pa
lifiés de sensibles, le sont. En ce
tion entre la physique de Jésus
Jésus (qui l'est assurément).18 À
est rendu présent à partir du pa
tés»; «Le sacrement du corps du
recouverte par la forme du pain (f
pas suffisant de parler avec Mic
venue dans un corps mais dans
avoir de corps sans chair.21 En re
qui serait précisément celui d'un
un 'se faire chair', une incorpora
dre nervure'; ce cas unique et tr
pour tout dire la donation euch
médiévale, permettant de répond
lement présent ici-bas qui ne ser
saire que selon la doublé catégori
d'incarnation, alors que l'euchar
transcendance de donation et un
n'est plus obligée, comme chez Bé
C'est là réarticuler présence réell
pres.22 Nous sommes au centre d
corps pour accèder au sacremen
corps - et la parole de conversio
philosophique du passage par les
structurante de l'ètre-là, est cer
déjà de 'visibilité': «Du vrai corp
homme [...]. Du moment qu'on n

18 A. Chapelle, Le Symbole, 1. Langage


le sait, écrit en 1910 une «Physique de
NRF-Gallimard, 1958).
19 De corpore et sanguine Domini, 41
20 M. Henry, Incarnation. Pour une ph
21 C'est d'ailleurs ce qu'a noté Em. Fa
(éd.), Phénoménologie et christianisme
22 Corpus Christi/Christus ipse. La m
Thumanité' du Christ au ciel: De corp
deux chairs différentes et non deux f
tance). Le 'mode d'ètre' n'étant ici pas
sévices qui toucheraient un légat apost
représente, non d'une fagon directe m
place' du souverain et est donc en un

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72 PHILIPPE RICHARD

l'Eglise, est l'objet de l'action q


corame corps du Christ que selon
et l'image, pour que l'on se ren
vérité. [...] / Ces réalités en ef
l'image, elles ne la montrent pas
que ce corps et ce sang sont le
ce qui est montré maintenant
nir d'une ίηςοη manifeste».23
transfiguré (ressuscité) et ouvr
ficité: une chair qui s'éprouve, e
manité. C'est qu'en effet «la f
mais lui fait droit selon le pa
monde est d'autant plus inten
rapport originel de dissemblan
cette oscillation perpétuelle entre voilement et dévoilement; l'ètre essentiel
demeurant d'autant plus en une modalité de présence totalement contingente,
«souffrante» peut-on dire: «Le paradoxe de la figure de révélation consiste dans
l'absence de figure qui devient un mode de sa gioire, parce que c'est un mode de
son aimer jusqu'à la fin. Il faut découvrir dans ce qui est défiguré le mystère de
la superfigure. En son unicité, elle est rigoureusement sans analogie et ne peut
ètre reconnue qu'à partir de l'assentiment spirituel qui «exproprie» le sujet
croyant vers l'Objet à voir, la révélation s'attestant elle-mème en nous».25

De la forme

L'objection métaphysique de Bérenger se place précisément en cet écart


qui ne peut concevoir de séparabilité possible entre matière et forme; tout ce
qui est, nécessairement commence d'étre par la forme, et si un ètre vient à ces
ser d'exister, cela vient précisément de ce qu'il perd sa forme: «Tout ce qui
serait constitué de matière et de forme, ou serait l'assemblage de quelques
propriétés que ce soit, relève de la réalité - et surtout de par sa forme...».26

23 Ratramne, De corpore et sanguine Domini, chap. LXXXTV et LXXXVI (Patrologia latina,


CXXI, 162-164): «De vero corpore Christi dicitur quod sit verus Deus et verus homo [...]. Haec
autem dum de corpore Christi quod in Ecclesia per mysterium geritur dici non possunt, secun
dum quemdam modum corpus Christi esse cognoscitur ; et modus iste in figura est et imagine,
ut veritas res ipsa sentiatur. [...] Significant enim ista rem cuius sunt, non manifeste ostendunt.
Quod cum ita est, apparet quod hoc corpus et sanguis pignus et imago rei sunt futurae ; ut
quod nunc per similitudinem ostenditur, in futuro per manifestationem reveletur».
24 J.-L. Marion, Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation, Paris, 1997, 430.
25 V. Holzer, Le Dieu Trinité dans l'histoire, Dissertatio ad Doctoratum in Facultate Theologiae
Pontificiae Universitatis Gregorianae, Rome, 1994, 212. L'auteur commente ici Balthasar.
26 véritable refrain du De sacra coena. «omne, quod constet ex materia et forma, ve/ qua
rumcumque proprietatum confluentia, ipsum quod est, maxime debere formae...».

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ΙΑ CHAIR DU DON 73

Alnsi la conversici substantialis27 relève-t-elle de l'absurdité logique pour


Bérenger dans la mesure où aucune dualité du corps divin ne peut ètre pen
sée sans compromettre l'unicité divine au ciel: «La chair du Christ ne retient
pas par elle-mème quelques qualités du pain disparues dans la corruption du
sujet, parce qu'une fois le sujet détruit, ce qui était dans ce sujet n'a pu sub
sister de quelque manière que ce soit».28 Selon les règles de la dialectique for
melle logique («Omne quod est, aliud esse in eo quod est, aliud in eo quod ali
quid est, nec (potest) quippiam aliquid esse cui contingat ipsum non esse»), dire
qu'après consécration il n'y a plus de pain mais une chair, c'est affirmer que
ce qui n'est plus, quod iam non est, est quelque chose, est aliquid; c'est déter
miner le néant, ce que le De Sacra coena rejette comme illogique et
illégitime;29 s'il y a devenir du corps, il est alors complètement désincarné (à
proprement parler), simple élévation à une dignité nouvelle mais sans change
ment de nature localiter ni carnaliter.30 Et Bérenger renchérit justement sur la
visibilité: «Tu soutiens qu'une certame quiddité de chair est sensitivement sur
l'autel après la consécration, et qu'elle est invisible; ce que nulle raison ne te
permettrait pourtant de poser. C'est que tu disais que cette quiddité de la
chair du Christ était voilée par l'aspect extérieur du pain, et que tu ne pouvais
pas assurer de la sorte qu'elle était invisible: en effet, si ton visage était recou
vert par une couleur d'Ethiopie, je ne pourrais pas ne pas voir ta face dans la
mesure où sa couleur bien visible me le ferait reconnaitre».31 Donc on ne peut
dire comme Lanfranc que le corps du Christ est visible après conversion, sen
sualiter, et que sa chair est cependant invisible; car dire que la chair est recou
verte de la couleur du pain, c'est dire qu'elle est visible (mème si un visage est
noirci, on ne peut voir la couleur sans toujours voir le visage ; ainsi l'accident
est-il inséparable de la substance). Or pour rester sur le mème terrain, il faut

27 Substantia n'est pas encore employé dans le sens technique d'Aristote mais selon l'idée
plus générale de réalité vraie faisant qu'elle est vraiment telle chose et non telle autre.
28 «non sibi retinet [...] caro Christi [...] nonnuilas qualitates panis absumpti per corruptio
nem subjecti, quia corrupto subjecto, quod in subjecto eo erat, superesse quacumque ratione
non potuit».
29 Les sacramenta sont sur l'autel (pain signifiant), les res sacramentorum demeurent au
ciel (corps signifié): cf. Purgatoria Epistola centra Almannum 110D-E et 112B-C et 113B-C. Le
rapport ne peut qu'étre spirituel.
30 D'où les cris véhéments de Lanfranc devant cette réduction au seul aspect sacramentel
d'évocation de la Passion du Christ: cf. De corpore et sanguine Domini, 440B7-15. À ses yeux,
démontrer la conversion eucharistique et démontrer la présence réelle est en effet une seule
et mème chose.
31 De sacra coena, 27, 4-9: «Portiunculam carnis post consecrationem esse sensualiter in
altari, eam esse invisibilem asseris, quod tibi tamen nulla ratione licebat. Dicebas enim portiun
culam illam carnis Christi panis esse colore adopertam, quod dicens, asserere eam invisibilem
non poteras, quia, si supervestiatur facies tua colore Aethiopis, necesse est faciem tuam videm,
si colorem illum constterit videri. [...] Apud eruditos enim constai, et eis qui vecordes sint
omnino est perceptibile, nulla ratione colorem videri, nisi contingat etiam coloratum videri».

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74 PHILIPPE RICHARD

dire ici que la distinction entr


ne va pas de soi. En fait, le 'si
(relation essentielle que le sig
justement comme signe) et un
que le signe possède comme disposition - in habitu). Mais il est capital de
remarquer, au sujet de ces relations par lesquelles et pour qui le signe signi
fie, que c'est bien l'ètre mème de Dieu qui est ici engagé; or Dieu ne peut se
donner que lui mème et lui mème tout entier (bonum diffusivum sui), ce qui
veut donc dire qu'il vient toujours à nous sous forme personnelle. Il est par
conséquent impossible d'envisager là un signe sans présence effective, au
doublé sens de réelle et de personnelle, de celui qui le fonde, le signifié, le cor
pus Christi ou Christus ipse. Mais puisque l'ètre-là est de Dieu, en sa visibilité
paradoxale de Gestaìt toujours déjà transfigurée, que 'l'accident' ne dit que la
misère de ce qui a été pris par Dieu pour étre le là d'une chair contenant tout
son amour, et que Tètre de la chose' est don de lui-mème, l'erreur de la rai
son n'est pas là où l'on pense. Car seule l'apparence de convention est harmo
nie surnaturelle, chose divine.32 Alors seulement entend-on la distinction déjà
réappuyeé par Lanfranc entre apparence visible et chair réelle in-visible (c'est
à-dire sur-visible).33 L'emploi du terme de figure le manifeste finalement assez
bien, contrairement à la compréhension qu'en a Bérenger: s'il y a figure, c'est
parce qu'il y a mystère, dépassement. Figura ne se superpose donc pas à
pignus: l'apparence sensible du sacrement est la figura de la substance in-visi
ble échappant aux sens mais n'en étant pas moins réelle et présente. Telle est
la conversio ex eo quod est in id quod est, mais non par un changement des
qualités sensibles (ce qui est précisément l'inessentiel).
On pourrait donc proposer une formule du type: «ceci n'est plus du pain
pour mon corps»;34 réponse directe à Bérenger qui peut trouver là l'axe
logique minimal auquel il tient. On dira certes que Thomas d'Aquin s'oppo
sera bientòt à l'idée de rémanence du pain après la conversion,35 mais son
argumentaire porte sur la copule «est» en une analyse tout ontologique qui
n'est pas du tout le problème du Xle siècle. Ici, ce que peu semblent avoir vu,
«hoc» ne renvoie pas au pain mais au pain consacré (car là n'est pas seulement
une formule consécratoire mais aussi une formule de manifestation du myste

32 «Seule une convention peut ètre ici-bas la perfection de la pureté, car toute pureté non
conventionnelle est plus ou moins imparfaite. Q'une convention puisse ètre réelle, c'est un
miracle de la miséricorde divine» (S. Weil, Attente de Dieu, Paris, 1950, 184).
33 Cf. De corpore et sanguine Domini, 421B3-C10 et 423B11-C12.
34 Cf. A. Manaranche, Ceci est mon corps, Paris, 1975, 100.
35 Sans quoi l'on dirait «hic est corpus meum», et non pas «hoc», «ce qui contredit la vérité
de l'Ecriture»; cf. Summa theologiae III, q. 75, a. 2, resp. Mais ce «hoc» est tout de mème faux,
puisqu'il est intenable de dire que les accidents sont le corps du Christ; les accidents signi
fiant naturellement les substances qui les portent, il faut donc, en scolastique, que «hoc» ne
signifie que la substance.

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LA CHAIR DU DON 75

rium consacré). Plus profondé


plus du pain pour mon corps»
n'a pas un corps mais est son c
une parcelle de matière, mais
son soi propre, c'est-à-dire ch
sa résurrection, en somme sa
légitimement apparaitre comm
n'est que l'apparaitre transfigu
sacramentelle réelle d'une per
le 'là', au corpus, présent comm
une simple distinction dans l'
cipale' (nature de l'étre) et 'essence secondane' (apparence superficielle de
l'étre, c'est-à-dire ses qualités sensibles) peut alors se trouver établi le dis
cours suivant: d'une part, par la consécration, pain et vin sont changés quant
à leur essence, «panis (efficitur) caro vinumque (convertitur) in sanguinem,
utriusque essentialiter mutata natura»·,37 d'autre part, ledit changement ne
touche que la nature des oblats, c'est-à-dire leur essence intérieure,
«(Ambrosius) esse quidem secundum visibilem speciem testatur quae erant,
commutari vero secundum interiorem essentiam in naturam illarum rerum
quae antea non erant»3S (ce qui signifie bien que la conversio laisse intacte une
grande partie des qualités sensibles des oblats consacrés, les fameuses
essences secondaires: «Corpus Domini... ex pane conficitur eiusque nonnullas
retinet qualitates»39); enfin donc, c'est proprement l'essence de la chair et du
sang du Christ, c'est-à-dire de la caro chargée de ses mérites par la logique
mème de la donation nécessaire du tout de soi opérée par Dieu, qui remplace
l'essence intérieure ou principale du pain et du vin de l'autel: «Nous nous
approprions ce corps formé en Marie et pourtant ce n'est pas celui-là. Certes
c'est celui-là quant à la vertu et à la propriété d'essence de sa nature vraie;
mais ce n'est pas celui-là si jamais tu regardais la forme du pain et du vin».40

36 En un mouvement inverse de celui pensé par Michel Henry et dénoncé par Emmanuel Falque
dans «Y a-t-ilune chair sans corps?» (9S-133): «tout se passe corame si la chair, c'est-à-dire l'épreuve
de notre propre vie, devenait ici tellement envahissante qu'elle en viendrait à oublier qu'elle possède
et méme s'éprouve au moins matériellement, et visiblement, dans et par un corps» (96). Comment
ne pas reconnaìtre ici des parallèles évìdents avec nos problématiques du Xle siècle?
37 De corpore et sanguine Domini, 427A 1-3, contre l'affirmation bérengarienne «panem
vinumque altaris, post consecrationem sine materiali mutatione in pristinis essentiis remanere»
(cf. ibid., 415 Β 12-14).
38 Ibid., 420D5-9.
39 Ibid., 416C10-11.
40 Ibid., 430C10-14: «Ipsum corpus quod de Virgine sumptum est nos (sumimus) et tamen non
ipsum. Ipsum quidem, quantum ad essentiam veraeque naturae proprietatem atque virtutem; non
ipsum autem, si spectes panis vinique speciem». Mais ce n'est pas encore ici le bagage scolastique,
identifiant totalement principe invisible du sacrement et essence principale du corps du Christ.
Chez Lanfranc, on peut dire que les essences principales sont encore un simple substrat des qua
lités sensibles.

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76 PHILIPPE RICHARD

Mais pour discuter vraiment av


eucharistique de la caro Chris
pales de ce corps auquel elle es
secondaires. Or Lanfranc reste
ne diffère pas «entièrement»
l'autel est alors un état diminu
coelo, ce que nous avons rejet
de la donation plénière prò no
ment). C'est que le statuì de l'a

De la parole

Car le dialecticien Bérenger proclame toujours la supériorité du raisonne


ment dans la recherche de la vérité: «Raisonner est une action incomparable
ment supérieure à toute autre quant à la perception du vrai; ce qui est de loin
le meilleur entre tout, c'est de recourir à la dialectique, parce que recourir à elle
c'est recourir à la raison: celui qui n'emprunte pas ce chemin alors qu'il est créé
raisonnable pour s'élever à Dieu délaisse son honneur d'ètre, et ne peut ètre
renouvelé de jour en jour pour s'élever à Dieu».41 Critiquant l'argument d'auto
rité de la garantie divine maintenant dans l'étre les seules propriétés du pain -
tout accident se définissant logiquement par sa dépendance à l'égard de la
substance correspondante -, il pose donc que le pronom démonstratif hoc
(«hoc est corpus meum») ne peut logiquement se rapporter qu'au pain, mais
que si panis était ainsi établi sujet grammatical de la proposition, l'identité de
ce sujet se maintiendrait forcément durant son énoncé; donc en voulant dési
gner le seul corpus Christi, on en souligne en fait la réalité seconde par rapport
à ce sujet (panis), puisque la substance du corps du Christ ne peut en mème
temps étre sujet à moins de supprimer toute cohérence logique à l'énoncé
déclaratif («corpus meum est corpus meum», ce qui est insensé42). Au contraire,
ce pain (hoc) doit donc se maintenir pour que la proposition reste valide, avec
un référent pour sujet devant ètre pris au sens propre (proprie) sans quoi le
prédicat, classiquement pris au sens figuré, ne renvoie plus à rien. Comment
penser alors, sans dire que la puissance divine ne saurait ètre soumise au prin
cipe logiciste de non-contradiction?43 En vérité, avec cette définition grammati

41 De sacra coena, V: «Ratione agere in perceptione veritatis incomparabiliter superius esse;


- Maximi piane cordis est per omnia ad dialecticam confugere, quia confugere ad eam ad ratio
nem est confugere, qui non confugit, cum secundum rationem sit factus ad imaginem Dei,
suum honorem reliquit, nec potest renovari de die in diem ad imaginem Dei».
42 Cf. lettre de Bérenger à Ascelin (Patrologia latina, CL, 66C6-17).
43 Pensons à Adelman de Liège, pour qui les pouvolrs du Sauveur se prolongent par le
ministère sacerdotal, en lequel le Christ crée lui-mème son corps et son sang. C'est ensuite
l'acte de foi qui à travers les réalités visibles du sacrement nous fait croire à la conversio
eucharistique et à notre propre incorporation corollaire au Christ.

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LA CHAIR DU DON 77

cale du pronom (signifiant la


Bérenger ne s'adapte pas à une optique de manifestation. Certes, avec son
énoncé figure (figurata locutio), de sens quasiment mystique (le Christ est
formé à partir du pain sans en retenir les qualités,44 et est alors appelé pain
parce que résultant de la propre transformation de ce pain, le pain matériel
nourrissant l'homme dans l'exacte proportion où le corps spirituel et invisible
du Christ nourrit son àme), Lanfranc ne faisait que déplacer l'argument,
puisque ce que l'on a au départ sur l'autel est bien matériel et non spirituel, et
qu'il resterait toujours alors à rendre compte de la conversio dans les termes
mèmes de la formule liturgique - ce qui est montré (hoc est...) étant toujours
matériel, vu, touché {proprie).
Mais lorsque Bérenger refuse principiellement la conversio, il déploie là
l'épistémologie d'une présence qui ne peut qu'ètre ou matérialisée et localisée
(sensualiter) ou symbolisée et spiritualisée (intellectualiter); rien là de très rela
tionnel, et c'est finalement tomber dans le travers 'ontologique' qu'il préten
dait éviter. Il n'envisage en effet que la transformation d'une réalité matérielle
pour la remplacer sensualiter par une autre réalité matérielle fragmentaire et
localisée.. ,45 Et c'est piacer là la résurrection en aval alors qu'elle se situe en
fait en amont: ce n'est que parce que le Christ est ressuscité qu'il peut nous
ètre toujours présent, parce qu'il a vaincu la mort que sa présence n'est plus
localiter dans une res (quand bien mème cette res serait réellement chargée
des mérites de son humanité jadis souffrante) mais oblative en un là matériel
sanctifié, chargé du tout de l'ètre, ce tout faisant son essentiel - sa 'gioire',
pour tout dire. Bref, la substance de chair ne commence pas à exister à partir
de la destruction du pain (sensualisme d'incarnation), mais s'insère dans le
cadre d'une autocommunication du Christ glorifié en une quotidienneté en
route46 Est-il d'ailleurs ajusté de réfléchir à un argument dans Torbe unique
prédéfinie par cet argument mème, comme le font les médiévistes actuels en
une seule optique logique?47 Certes, toute formule, particulièrement litur
gique, doit ètre adéquate à la chose signifiée, mais est-il si évident que l'on

44 De corpore et sanguine Domini, chap. VI (Patrologia latina, CL, 416C). Ce qui n'évite d'aii
leurs pas le carnalisme honni par Bérenger...
45 Purgatoria Epistola contro Almannum, 111B et 112A-B.
46 Les écoles du Xle siècle n'opèrent absolument pas le passage de l'acquisition des méca
nismes logiques à l'étude de l'Ecriture Sainte; dans ces conditions, l'inadaptation de la première
à servir de méthode pour la compréhension de la seconde est patente. Le cas de Bérenger en
est cité comme cas exemplaire par A. Cantin, Foi et dialectique au Xle siècle, Paris, 1997.
47 On se reportera bien sur à l'ouvrage majeur d'I. Rosier-Catach, La Parole efficace. Signe,
rituel, sacre, Paris, 2004, ouvrage de grammaire et de sémantique qui à partir du signe perfor
matif dans le sacrement étudie en sa dimension linguistique et de logique formelle «l'énoncé
opératif» de l'acte de langage. Parti pris sémiotique qui ne voit le sacrement que dans sa situa
tion d'interlocution contraignante (tableau de la controverse [36-40], le mot dans la chose [86
92], l'argumentation linguistique de Bérenger [355-363], l'analyse logiciste de «Hoc est corpus
meum» [387-448] - de Langton à Duns Scot).

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78 PHILIPPE RICHARD

sorte ici de ce cadre de raison? Tout en refusant l'assimilation entre 'relation


de similitude' et 'relation d'identité' - il est donc illogique de dire que le sacre
ment est le corps du Christ (ce qui fait tomber aussi bien Bérenger que
Lanfranc) - il faut se demander en effet si c'est l'énoncé opératif qui doit ètre
vrai pour ètre conversif ou bien plutòt conversif pour ètre vrai; si la visée
logique doit prendre le pas sur la visée de manifestation qui ne serait plus
alors que son corollaire dans le champ de l'efficacité opératoire ou si c'est la
manifestation elle-mème qui régit la logique, peut-ètre servie par elle pour
simplement mieux donner à voir la donation, l'autocommunication de Dieu.
Liturgiquement, «hoc est corpus meum» est bien un énoncé à la fois recitative
et significative. On ne trouve pas «ceci est le Corps», car la recitatio doit res
ter materialiter selon les paroles du Christ, où meum renvoie au Christ et cer
tainement pas au ministre, avec une recitatio formaliter donc pour donner
forme au sacrement. On ne signifie pas «là est mon corps» (réalité qui semble
seule retenir Bérenger), mais, materialiter, on insiste sur la transformatio, sur
la res que Dieu épouse pour se donner lui-mème - et le «hoc» est bien le pain
consacré, à proprement parler le corps eucharistique: ni du pain, ni une chair
carnaliter, matérielle (ce qui ne veut pas dire non matérialisée). Bref, dans un
registre de signification, l'emploi formaliter localise l'autodonation et insiste
sur la sanctification de l'humanité (du pain matériel); ainsi donc la formule
liturgique ne saurait ètre une faute contre la raison, et d'autant moins dans la
visée de manifestation d'un don plénier: hoc (les essences secondaires que nos
sens pergoivent mais qui ne sont que l'apparaìtre de la donation médiatisée
du Christ ressuscité apparaissant glorieusement - c'est-à-dire jamais comme
on l'attend et toujours kénotiquement, à partir d'un corps qui fut simple -, le
pain) est (c'est ce qui se donne, ce qui se montre là prò nobis et qui vient d'ètre
autocommuniqué, donc transfiguré) corpus meum (la caro Christi en oblation,
en essence principale qui n'est qu'au Christ et n'est donc que lui). L'énoncé est
d'abord conversif, puis vrai, non l'inverse.
Ce que Bérenger ne voit pas, c'est que l'eucharistie est 'mémorial' et non
'mime';48 il en est par conséquent de mème pour les substantifs matériels. La
logique ne saisit pas que ce qui est là à interpréter n'est pas seulement un texte,
mais sa répétition (la valeur de répétition appartenant d'ailleurs à sa valeur de

48 En aucun cas le ministre ne mime son Maitre et ne rompt le pain en disant: «Il le rom
pit [...]». Cf. L.-M. Chauvet, «La fonction du prétre dans le récit de l'institution à la lumière de
la linguistique» dans Revue de ì'Jnstitut catholique de Paris 56 (1995) 41-61. De mème,
l'Evangile précisant que pas un des os de Jésus n'est brisé (Jn 19:33), il est impossible de pré
tendre, au nom d l'historicité mème de la rédemption, fùt-elle à présent continuée, que cro
quer l'hostie peut briser quoi que ce soit. C'est encore détruire ce que l'on veut démontrer.
Au contraire, nous avons affaire à une chair mystique, sur laquelle le rite ne peut que ren
voyer symbolisme imprécis.

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LA CHAIR DU DON 79

signification). Pour qu'il y ait


que l'énoncé soit linéaire, opér
comment ne pas voir que rien
tionnel que ce «hoc est corpus
référé au Christ lui-mème, pa
tique, et qu'ainsi il n'y a là au
'remise de sujet' du meum pro
ment à un autre (transcendanc
du point de vue logique). D'aut
monstration consécratoire, ph
représentant nullement la tota
la logique est pleinement respe
faudrait bien se demander si
logique dialectique, ce qui nou
au Xle siècle et à la querelle d
quoi science dialectique et rais
raison se séparé magistralemen
apparali que cette recherche re
et Bérenger est l'exemple de c
placé par une dialectique se ch
vérité logique, et auxquelles o
de contradiction. Mais un raiso
par lui mème la vérité de ses p
tion divine qui se veut commu
donc qu'il faille distinguer qua
le pain', est maintenant le corp
pas le corps du Christ, mais c
qu'elle est devenue, qui est le
substance du pain ou du vin so
n'est pas à partir d'elle, comm
passage de théologie relationnelle lombardien répond aux exigences de la
manifestation comme effet de réel, comme ètre-là visible, engageant une subs

49 Ce qui signifie tout sauf «ceri représente mon corps», «ceri est le souvenir de mon
corps», «dans ceci est mon corps»; au contraire, c'est un plein phénomène, un événement de
réel qui là se donne et transforme.
50 Pierre Lombard, Sententiae, IV, d. 11, c. 2. 3-5 [Rome, Ad Claras Aquas, 1981, 297]: «Ideo
distinguendum videtur. Cum dicitur: 'substantia panis', vel 'id quod erat panis', modo est cor
pus Christi - manens enim panis non est corpus Christi, sed mutata, id est: quod facta est, est
corpus Christi. Nec dicimus substantiam panis vel vini materiam esse corporis vel sanguinis,
quia non de ea ut de materia formatur corpus...».

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80 PHILIPPE RICHARD

tance charnelle conférée par l


précisément réconcilier Béreng
manifestation (Offenbarung de
tique dont la proclamation mém

Relation et oblation

Plus que la question de la présence elle-méme, c'est la dialectique de dévoi


lement de cette présence, qui se donne et s'offre à l'essence d'une manifesta
tion toujours à quèter et à ressaisir, qui doit nous arrèter; et la manducation
corporelle d'Emmaiis le transcrit bien, en un mode inattendu de 'voilement
manifestant charnel': «De méme donc que le pain céleste, qui est la vraie chair
du Christ, est appelé à sa manière le corps du Christ, alors qu'en réalité c'est
le sacrement de son corps, savoir de ce corps qui a été suspendu, visible, pal
pable, mortel, sur la croix [...]; et de méme que l'immolation de sa chair, qui
est accomplie par les mains du prètre est appelée passion, mort, crucifiement
du Christ, non pour la réalité de la chose mais pour la signification du mys
tère... ».52 L'idée de dévoilement du mystère est là partout présente sous le
mode de la manifestation voilée, dans une expression pour autant saturée de
référence à la vérité de présence du Christ: la vera caro commande l'applica
tion à l'eucharistie - application sacramentelle et selon l'étre-là -, du poids
existentiel, et donc de sa factualité salvifique, de ce que fut jadis le don, la
remise de soi du Fils au Pére sur le Calvaire (ses 'mérites'). Aussi peut-on affir
mer que le sacrifice eucharistique comporte une immolatio Chrìsti (mystique
et spéculative) prò nobis, ce qui une fois encore ne change rien au corps du
Christ à présent en gioire, mais permei au contraire d'envisager la

51 Si l'assise grammaticale et dialectique du formalisme intellectuel de l'epoque vient à


s'ériger en système, alors la voie est ouverte pour les paradoxes de Bérenger, affirmant à
Ascelin que la formulation du cardinal Humbert que l'on veut lui imposer, «le pain et le vin
de l'autel sont seulement les vrais corps et sang du Christ» (lettre de Bérenger à Ascelin
[Patrologia latina, CL, 66]), établit en fait que le pain et le vin demeurent, d'après les
contraintes logiques mème de l'énonciation. D'ailleurs corpus peut tout aussi bien designer
une chose ou un ètre; pensons au certain quantum de res extensa qu'évoquera plus tard
Descartes, en un sémantisme identique.
52 Lanfranc, De corpore et sanguine Domini, chap. XIV (425A6-13): «Sicut ergo coelestis
panis, quae (qui) vera Christi caro est, suo modo vocatur corpus Christi cum revera sit sacra
mentum corporis Christi, illius videlicet quod visibile, palpabile, mortale, in cruce est suspen
sum; [...] vocaturque ipsa carnis ipsius immolatio, quae sacerdotis manibus fit, Christi passio,
mors, crucifixio, non rei veritate, sed significante mysterio. Sicut ergo coelestis panis, quae (qui)
vera Christi caro est, suo modo vocatur corpus Christi cum revera sit sacramentum corporis
Christi, illius videlicet quod visibile, palpabile, mortale, in cruce est suspensum; [...] vocaturque
ipsa carnis ipsius immolatio, quae sacerdotis manibus fit, Christi passio, mors, crucifixio, non
rei veritate, sed significante mysterio».

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LA CHAIR DU DON 81

donation substentialiter de Dieu: le mémorial réel et vivant n'est pas repro


duction, mais entrée continuée par configuratici dans une dialectique de don,
dont l'acte décisif fut l'abandon du Christ sur la Croix et dont l'acte de redé
voilement s'accomplit chaque jour lorsque ce mème Christ se donne dans l'eu
charistie. C'est dans cet esprit que Lanfranc distingue «réalité totale»53 (corps
du Christ au ciel, c'est-à-dire res sacramenti ou réalité signifiée, immolée seu
lement autrefois) et «réalité partielle»54 (corps du Christ sur l'autel, c'est-à-dire
sacramentum ou signe présent sur l'autel, objet d'une immolation actuelle) ;
mème si l'on peut discuter la pertinence du terme de réalité partielle. Mais
pour Bérenger, sans victime, pas de représentation sensible de l'immolation;
et comme la pensée de la donation phénoménale n'est pas sienne, son objec
tion demeure. Puisqu'il n'y a dans l'eucharistie que référence à un événement
n'ayant plus que le statut de fait, irrémédiablement passé et sans plus d'évé
nementialité effective, il ne peut se demander si l'immolatio Christi qui est là
figurée est simple représentation de l'état de mort, consécutif à l'immolation
historiquement située du Christ donné et offerì, ou bien une figuration
expressive de l'acte d'immolation lui-mème du Christ se donnant et s'offrant.
Or pour les médiévaux, la question se posait précisément en ces termes: soit
l'état du sang répandu (tei qu'il paraìt résulter de la consécration), soit l'acte
d'effusion du sang (qui s'opérerait dans la consécration mème). Et contraire
ment à ce que pense Bérenger à la suite de sa lecture aussi rapide que scan
dalisée du cardinal Humbert, son époque tranche très majoritairement pour la
première solution;55 le constater permet précisément de s'orienter vers une
visée de manifestation phénoménalement saturée prenant tout à fait en
compte la réalité de la Résurrection, dans une compréhension relationnelle du
don au donataire par oblation du donateur. Cette théologie de l'oblation n'im
pose donc nullement que, si le Christ ne souffre plus au ciel dans son ètre per
sonnel, il faille admettre qu'il souffre en revanche toujours dans sa réalité cor
porelle eucharistique; non plus l'un que l'autre: il donne son corps oblatif,
chargé des mérites de son oblation (état), mais il n'y a plus de souffrance
actuée à penser en cette donation. Aussi entend-on la qualification lanfra
nienne de la manducation: «se souvenir d'une fagon amoureuse et salutaire
que pour notre salut le Christ a été accablé d'opprobres, suspendu, cloué à la
croix...».56 Il n'y a pas nourriture charnelle, mais chair regue dans une mandu

" Ibid., 421C14 et 425B7.


54 Ibid., 424A2-3.
55 Pour Lanfranc par exemple, il est clair que la Passion du Christ est proprement désignée
par le signum du sacrement; cf. De corpore et sanguine Domini, 437C8 à 438A6.
56 Lanfranc, De corpore et sanguine Domini, chap. XV: «Quamvis et alio locutionis modo
totus Christus manducatus dicatur et credatur, scilicet (...) cum dulciter atque salubriter in
memoria reconditur quod prò salute hominum contumeliis sit affectus, cruce suspensus, clavis
affixus, lancea vulneratus. Utraque comestio necessaria, utraque fructuosa».

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82 PHILIPPE RICHARD

cation corporelle - manifestat


nous liant à Dieu (et l'enjeu est
à présent délimiter le terme d
est ambigue (Bérenger), physi
plus compris au Xle siècle com
(Humbert); il faut alors conse
d'une chair telle que nous nou
Dominus Christus (la chair eu
Christ envisagé dans le déploie
le première conception du sign
On entendra ici cette réalité
spirituelle du sacrement, loin
contraire (dialectique voilemen
mais atteste son autodonation libre et miséricordieuse). Car entre la 'chair de
l'autel' et le 'corps du ciel' se tient précisément la force de donation événe
mentielle du sacrement. Les deux réalités sont essentiellement la mème chose
pour Lanfranc, ne différant que par les «qualités»59. Et l'on peut alors sereine
ment aborder ce sacramentalisme, que Bérenger laisse souvent dans l'ombre
et que ses adversaires n'ont pas ferme volonté de délimiter, en distinguant
deux sortes de présence de la vraie caro de l'autel (et ce pour un mème mode
de donation). Une présence sacramentelle liée à un symbolisme et à la gràce
du sacrement.60 Cette concrétion de «réel» de l'eucharistie nous offre finale
ment là une remarquable amplitude de donation, dans l'ordinarité charnell
d'un corps commun défiant la suprématie de la conceptualisation dialecti
(Bérenger) ou dogmatique (Lanfranc). Nous avons accès à ce nouvel ordre d
l'id quo nihil manifestius donari vel cogitari potest, qui nous fait passer d
révélation du phénomène, «ce qui se montre dans la mesure où il se donne
à un pur phénomène de révélation, «ce qui se donne dans la mesure où il
révèle».61 De là, l'épiphénomène authentique que représente notre formu
«Hoc est corpus meum» s'identifie comme naturellement au 'phénomène

57 Là était bien la difficulté: tout le monde s'entend sur la caractérisation de l'Eucharistie


par son caractère spirituel, puis sacramentel, mais lorsqu'il faut descendre plus encore vers
le fondamental, la caractérisation corporelle, les avis divergent. Mais il faut tenir la présence
corporelle, sous peine de réduire la donation de Dieu à un simple mysterìum intelligibilis, voire
de s'en interdire la compréhension en son lien au Christ Jésus homme.
58 L'appeler toujours «pain» manifeste simplement son rapport à la concrétude, et c'est
encore souligner là la visée de manifestation relationnelle de l'oblation eucharistique.
59 De corpore et sanguine Domini, 424B6-7.
60 Bérenger n'admettait pas seulement cette unique présence, il ne l'admettait encore
qu'en sa seule première caractérisation symbolique.
61 Nous empruntons cette terminologie à J.-L. Marion, Étant donné, 342 ; d'après la bipar
tition de l'ouvrage, de phénoménalité à donation (L. I à II) et de donation à révélation (L. Ili à
IV), qui aboutit à la reconnaissance du Christ comme «dentière possibilité» et «phénomène de
révélation» (325). Ce qui est tout à fait l'enjeu ici...

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LA CHAIR DU DON 83

saturé' qu'a pensé la philosophi


(de la vie), archi-don qui ne saurait s'épuiser temporellement (comme, par
exemple, le martyre), tout qui devient tout en tous en se laissant pour autant
oublier dans le déploiement de son apparaìtre sensible - cette possibilité du
'don à perte' qualifiant de fait l'authenticité du don, oublieux de soi-mème et
ne se réduisant donc finalement pas à une simple donation si ce n'est dans
l'ordinarité de son apparaìtre. Penser ainsi en l'eucharistie les quatre grandes
caractéristiques du phénomène saturé - l'événement (événement d'acmé en
gràce prò nobis et de donation sacramentelle), l'idole (image vivante dans et
par laquelle la communauté se comprend, se convoque à l'adoration), la chair
(lieu apertural où se dit pathiquement l'amour numénale), l'icòne (miroir
christique de l'originaire kénose en Dieu mème, qui nous apprend le silence)62
- permei de ramener la controverse du Xle siècle à la chose mème qui
convoque son inquiétude, à ce don (dé)voilé toujours déjà athématique et
pourtant toujours pleinement en manifestation:63 le sacramentum dans la res
sacramenti comme Christus ipse (partant donc comme vera caro). Mais permei
aussi d'entendre ce que vise le cardinal Humbert dans sa note doctrinale de
1059 (le corps du Christ est partagé en sa nature physique par les mains du
prètre): l'apparition de ce phénomène saturé qu'est le corps consacré, la chair
eucharistique, est à voir comme «invisable (imprévisible) selon la quantité» [il
y a du pain, mais ce n'esf pas ce qui semble se présenter], «insupportable
(éblouissant) selon la qualité» [une vraie chair, c'est-à-dire un corps donné et
chargé pathiquement par gràce de mérites divins, se montre en la matérialité
de cette res], «inconditionné (absolu de tout horizon) selon la relation» [le
donataire reste les mains vides, sans rien à offrir en retour ], «irréductible au
je (irregardable) selon la modalité» [Dieu révèle le mystère de son abìmement
kénotique].64 Voilà qui vivifie le débat passé, en envisageant, à proprement
parler, le mysterium fidei comme révélation, épiphanie oblative de la relation
de Dieu à l'homme. La chair invisible a donné la réalité de la chair.

Incorporation et extase

Un donné totalement nouveau donc, existant ainsi désormais comme caro


Christi immolati et indissociablement comme immolata caro Christi. La contro
verse bérengarienne permet de réaffirmer en ce sens que la présence réelle du
Seigneur sur l'autel est bien celle d'une chair, mais en mème temps d'une chair

62 Ibid., caractérisé des pages 314 à 235.


63 Cf. notamment J.-L. Marion, «Réaliser la présence réelle» (allocution aux évéques de
France), La Maison Dieu, 225 («L'adoratlon eucharistique»; colloque de Lourdes de juin 2000),
1" trimestre 2001, 19-28.
64 Étant donne, 303-304.

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84 PHILIPPE RICHARD

sans kinesthésie: vera caro, m


tót que corps véritable, pourr
chair de sensation mais chair d
pathique en et pour sa donatio
vivre, encore et encore, en dehors de soi, comme «extase subsistante»65 au
monde, et, ce faisant, appelle à l'incorporation - qui peut seule nous arracher
à notre humanité désarticulée et désincorporée. Le don est alors vraiment
saturé d'amour, saturé de manifestation gràcieuse, et salutairement «le donné
humilie l'adonné»;66 l'inconditionné de l'eucharistie détròne jusqu'au 'je trans
cendantal', la saturation du phénomène révélant justement au sujet pensant sa
radicale incapacità à l'aborder.67 Tel est le mirabile commercium auquel bien
des médiévaux furent sensibles, lorsque toutefois ils n'étaient pas perdus dans
des controverses logiques qui leur en faisaient perdre l'objet. Une fois encore,
la triple épochè contemporaine, que demandait déjà Bérenger à Humbert dans
son Epistola contra synodum pour fonder, pensait-il, son rejet des notions «cor
poraliter» et «substantialiter» face à la primauté du «pignus» pourra nous éclai
rer. L'épochè du donateur tient là dans l'élan kénotique de remise de soi conti
nue, et de remise de soi en une chair, dans le voilement du sacramentum, celle
du donataire dans l'ab-an-don d'une remise de soi à ces hòtes non connus
d'avance et non thématiquement prévisibles; celle du don enfin, en ce sac
sacramentum ni objectal ni immatériel - et que l'on objectivise (Humber
spiritualise (Bérenger) pourtant tour à tour -, qui répond d'abord à une pr
garantie divine plutòt qu'à l'opératio de l'homme - pourtant nécessaire et
confiée comme legs. Manifestation du réel le plus humble, qui n'a peut-
d'abord pas beaucoup à faire voir. Il n'y a rien à voir que du pain en son
narité charnelle; mais c'est justement cela qui est l'extraordinaire de cette
latens Deitas en donation saturée, miraculeuse de silence. Et ces deux visions
ne peuvent que se pénétrer: «La limite au contraire se donne autant, voire plus,
dans notre incapacité à phénoménaliser l'illimité que dans la stricte entente de
notre finitude tout court. L'affaire ici n'est pas celle de la négation du donné,
mais de l'ordre de priorità accordé à l'expérience de sa donation. Là où dans
une phénoménologie de l'extraordinaire l'excès précède donc la finitude et la
constitue en la révélant dans notre propre impuissance, une phénoménologie
de l'ordinaire à l'inverse ose à peine en appeler à rillimité tant elle se tient
d'une part in nuce dans la limite et n'oserà d'autre part sa transformation in
fine que dans le passage à un tout autre ordre (théologique) et explicitement

65 Cette idée nous a été suggérée par l'article suggestif d'Em. Falque: «La souffrance incar
née. Patir du monde et passer au Pére» dans Nouvelle Revue Théologique 123 (2001) 384-394.
Le dogme de la présence réelle porte donc sur l'archiréalité de l'amour du Christ pour nous.
66 J.-L. Marion, Étant donne, 421. L'adonné se caractérisant ici comme celui qui se regoit
aussi lui-mème lorsqu'il regoit le donné.
67 Ibid., 299.

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LA CHAIR DU DON 85

reconnu comme tel...».68 Par l


extatique que nous sommes un
paradoxale du déictique «hoc»,
saturée de cet Autre en donatio
qui «ne dit ni ne cache rien m
de donation hyper-saturant/sa
tion du don, et qui dit en fait
le visible.70 La Gestalt balthasarienne (ici le Christ en son eucharistie) ressaisira
encore cela, en ce passage saturé de cette Ausdruck propre à notre objet qui se
montre en soi à partir de soi: «En Jésus-Christ, le dévoilement de Dieu s'achève
dans le voilement. [...] Dieu s'exprime et se présente, l'Esprit libre et infini se
crée un corps d'expression (Ausdrucksleib) dans lequel il peut certes se révéler
mais plus encore se dissimuler (sich verhulleri) comme 'celui qui est indicible
ment élevé au-dessus de tout ce qui peut-étre congu en dehors de lui'».71
Ce phénomène n'entre donc pas dans la manifestation comme un effet
dans l'effectivité du réel, par un facteur extérieur alors autre que lui-mème,
mais donne sa realitas à partir de sa realitas substantialiter mème, de soi non
liée à une effectivité logique intrinsèque et contraignante mais à un dévoile
ment oblationnel saturé d'une réalité tout simplement donnée, là, per se sub
sistens. Sans quoi l'aporie bérengarienne aurait définitivement fermé, par sa
conceptualisation de «véritabilité», la confession de la présence charnelle
réelle: «venu parmi les siens, les siens ne l'ont pas reconnu - venu dans la phé
noménalité, le phénomène absolument saturé pourrait n'y trouver aucun
espace de déploiement».72 Ne se voit que ce qui se montre et donc, dans le cas
d'un passage dudit don de soi par une concrétude matérielle épiphanique,
obéissant au principe divin de manifestation en chair, la caro Christi ne peut
toujours déjà que dépendre de sa monstration dans ladite ordinarité char
nelle.73 Loin d'ètre donc le lieu où tout se brise, logiquement et ontologique
ment, le «hoc est corpus meum» est justement le lieu où le 'se montrer' et le
'se donner' s'imbriquent inéluctablement: «le donné se révèle donc à l'adonné
en révélant l'adonné à lui-mème. L'un et l'autre se phénoménalisent sur le
mode du révélé, qui se caractérise par cette réciprocité phénoménale essen

68 Em. Falque, «Phénoménologie de l'extraordinaire» dans Philosophie 78 («Jean-Luc


Marion») [2003] 52-76 (ici 75).
69 Héraclite d'Ephèse, fragment 93 (trad. Jean Brun, Paris, 1965).
70 La philosophie contemporaine a vu s'affronter Jacques Derrida et Jean-Luc Marion sur
ces questions.
71 H. U. von Balthasar, La Gioire et la Croix, I, Apparition, Paris, 1983, 386.
72 J.-L. Marion, Étant donné, 295.
73 Le Xlle siècle promeut d'ailleurs l'élévation de l'hostie consacrée dans la liturgie. La
(nécessaire) phénoménalisation de cette donation étant précisément ì'actio liturgique, comme
événement où le quid du «se montrer» (sacramentum) se met à attester la sortie ob-jectale,
realitas substantialis, du quid du «se donner» (res sacramenti).

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86 PHILIPPE RICHARD

tielle, où voir implique la modi


fication du vu par le voyant».7
juste contexte. Et alors seulement peut-on voir se révéler, se donner pour
nous, les 'mérites' de la chair eucharistique sur l'autel: «Quamvis et alio locu
tionis modo totus Christus manducatus dicatur et credatur, scilicet... cum dul
citer atque salubriter in memoria reconditur quod prò salute hominum contu
meliis sit affectus, cruce suspensus, clavis affixus, lancea vulneratus. Utraque
comestio necessaria, utraque fruttuosa».75 Finalement, ce n'est que par cette
prise en compte de la nécesslté de penser par le biais d'une donation extatique
et de caractère oblationnel la spécificité singulière de la révélation absolue de
Dieu en Jésus-Christ livré pour nous, que l'on peut éviter les deux réductions
fatales que contiennent finalement et la pensée de Bérenger et celle de cer
tains de ses adversaires - penser la donation sacramentelle du Christ avec
pour norme les phénomènes du monde (réduction cosmologique) ou la spon
tanéité de subjectivité de l'homme (réduction anthropologique). Mais «c'est
dans la tension qui va jusqu'à la contradiction (Widerspruch), entre la gran
deur du Dieu libre et l'abaissement du Dieu aimant, que s'ouvre le coeur de la
divinité elle-mème».76 L'extatique s'ouvre à nous pour faire de nous une ex
tase à lui incorporée. Car l'Eucharistie demeure porte et passage; cette dona
tion divine la plus entière, la plus autocommuniquée (jusqu'à saturation), la
plus pure pour tout dire (celle de son Christus ipse), est une diffusion située à
tei point dans l'excès que nul ne peut la recevoir, sauf le Christ, et que la
médiation qui nous en est alors nécessaire est fatalement elle-mème intégra
lement christique. Une médiation du réel lui-mème (ordinarité charnelle pau
vre et cosmique à la fois, récapitulant le réel créé) qui pourra se laisser trans
percer par le principe condensant de tout ce que Dieu peut donner (extraordi
naire du phénomène saturé): la chair mème de Celui qui est sorti de lui en tout
son amour comme unique engendré, le Fils.

Le débat médiéval observé s'est donc bien révélé d'une profonde fécondité
pour nous permettre de penser la réalité du sacrement eucharistique comme
chair νraie. En montrant en effet jusqu'à quel point il était possible d'appliquer
à celui-ci les règles de la logique formelle et dialectique, point à la vérité rapi
dement atteint et au-delà duquel on est incapable de rendre compte adéquate
ment du phénomène qui là pourtant se manifeste en plénitude, à savoir l'es
sence mème du don, nous avons traversé la disjonction entre une doctrine

74 J.-L. Marion, «L'événement, le phénomène et le révélé» dans Transversalité. Revue de


l'Institut Catholique de Paris 70 [1999] 22. Car «l'adonné se phénoménalise par l'opération
méme par laquelle il phénoménalise le donné» (ibid., 22-23).
75 Lanfranc, De corpore et sanguine Domini, chap. XV.
76 H. U. von Balthasar, La Gioire et la Croix, II1/2, Nouvelle Alliance, Paris, 1975, 74.

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LA CHAIR DU DON 87

eucharistique dite 'réaliste' et


en montrer le déficit de perti
don de soi, où certes donateur
port au réel mais où de toute
méme réalité auto-communiqu
ble et réalité de la chair, entre
et d'un corps véritable, aussi
dance du don du Transcendant. Ainsi la chair du don est-elle le don de la chair.
Au travail de l'intelligence d'entrer alors dans la méme oblation que son objet.77

Institut Catholique de Paris Philippe Philippe


Richard Richard

Faculté de Philosophie
rue d'Assas, 26
75270 Paris cedex 06

77 Cf. S. Weil, Lettre a un religieux, Paris, 1951, 64-65: «Les mystères de la foi ne sont pas
un objet pour l'intelligence en tant que faculté qui permet d'affirmer ou de nier. Us ne sont
pas de l'ordre de la vérité, mais au-dessus. La seule partie de l'àme humaine qui soit capable
d'un contact réel avec eux, c'est la faculté d'amour surnaturel. Seule par suite elle est capable
d'adhésion à leur égard».

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88 PHILIPPE RICHARD

SOMMAIRE

Penser le corps et la propre manière par laquelle il se dévoile au monde, c'est e


sager aussi la possibilité d'un mode de visibilité paradoxale de ce méme corps, lor
se donne et, en quelque sorte, ne s'appartieni plus. Tel est ce qui se trouve justem
interrogé par ces termes de la consécration catholique: «Hoc est corpus meum». L
siècle ne s'y était d'ailleurs pas trompé, et le fameux débat entre Lanfranc et Bér
fut l'occasion de penser cette distinction essentielle entre corps vrai et véritable c
là où une perspective logique se révèle incapable de ressaisir ce que porte invisible
une chair pathique, la parole qui en réalise l'ostension en montre, elle, la nature o
tive, dans un événement en lequel il convient de se laisser incorporer pour alors
voir la penser.

To think about the body and the way in which it reveals itself to the world is also to
consider the likelihood of a mode of paradoxical visibility of this body when it gives
itself to another, thus surrendering itself. This problema tic is taken up in no uncertain
terms by the Catholic consécration : «Hoc est corpus meum». The Xlth century clearly
appreciated this question as illustrated by the famous debate between Lanfranc and
Bérenger, which offered the opportunity to ponder the essential distinction between a
true body and a real body. When a logicai approach appears unable to identify the sen
sory experience worn invisibly by the flesh, an approach base on the notion of «the
word» can express this experience in a way that reveals the altruistic nature of the flesh.
In order to be able to reflect on this sensory experience worn invisibly one needs to have
been incorporated by the flesh as word.

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