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Le management à distance : Résultats d’une étude exploratoire

Revue internationale sur le travail et la société, Octobre 2005


Emmanuelle Léon 1

Année : 2005
Volume :3
Numéro :2
Pages : 114-144
ISSN : 1705-6616
Sujets :management à distance, mutation, organisation, l’évolution des
technologies.

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Professeur Assistant, ESCP-EAP, leon@escp-eap.net
.

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Introduction

Notre vision du management est souvent guidée par le postulat suivant lequel manager et
managé se trouvent à proximité l’un de l’autre. Les pratiques de gestion du superviseur,
chargé de coordonner l’action de plusieurs travailleurs partageant un même espace, ont été
longtemps guidées par le principe de division des tâches, le contrôle du temps et du lieu de
travail. Cependant, le management vit aujourd’hui une profonde mutation, du fait de la
globalisation de l’économie. En effet, les entreprises se doivent de coordonner des activités
séparées par des barrières géographiques, voire organisationnelles (Kayworth, Leidner, 2000 ;
Townsend et al., 1998) pour faire face à la concurrence. La nécessité d’aller de plus en plus
vite pour répondre aux demandes des clients – tout en réduisant les coûts – explique pour
partie la croissance des fusions et acquisitions, le développement d’alliances et la volonté
d’aplatir les structures hiérarchiques. Ainsi que le constatent Perlo et Hills (1998) : « alors que
les entreprises opèrent de plus en plus hors de leurs frontières nationales, rassemblant autour
de projets transverses des acteurs de pays différents, le management à distance devient une
réalité quotidienne pour un nombre toujours croissant de managers » (p.114). Le
développement du management à distance s’appuie sur l’évolution des technologies de
l’information et de la communication : ces dernières ont facilité l’abolition des contraintes
traditionnelles de lieu et de temps qui ont longtemps présidé à toute réflexion sur le
management. Notre communication, basée sur l’analyse d’entretiens semi-directifs avec des
managers et des managés, aura pour objet d’étudier la relation managériale à distance en
analysant les perceptions des différents acteurs concernés. Cette étude exploratoire a permis le
développement d’un modèle, présenté en guise de conclusion, et qui est actuellement en cours
de test.

1) Le management à distance : définition et typologie

Le management à distance ( remote managing ) se produit lorsque le manager est séparé


physiquement de ses collaborateurs, rendant ainsi impossible tout suivi direct de leur travail et
des processus à l’œuvre. Comme le souligne Charles Handy, « we will also have to get
accustomed to working with and managing those whom we do not see, except on rare and
prearranged occasions », (Handy, 1995, p.42). La globalisation de l’économie, l’accélération
et la dématérialisation des échanges ont facilité la généralisation du management à distance,

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forme de supervision longtemps réservée à certaines professions (commercial, consultant,
contrôleur, service après-vente, etc.) et à certains niveaux hiérarchiques (directeur de filiale à
l’étranger, par exemple). Le management à distance devient aujourd’hui un phénomène de
plus en plus répandu, qu’il soit lié au développement des organisations matricielles, des
structures projets ou du télétravail. La volonté de rapprocher l’entreprise de ses clients a
souvent pour corollaire d’éloigner le manager de ses équipes.

1.1) Le management à distance, une nouveauté ?

Les questions posées par la gestion de la distance ne sont pas neuves. L’Histoire nous
apporte le témoignage d’organisations diverses, gérées à distance, telle que l’Eglise
catholique (Harris, 1996) ou l’empire romain (Brytting, 1996), par exemple. King et Frost
(2002) considèrent que le management de la distance a été rendu possible par l’utilisation de
techniques visant à clarifier les échanges (comme l’utilisation de l’argent et de l’écriture) mais
également de techniques dites « d’ambiguation », visant, elles, à maintenir un certain flou,
afin de pouvoir fédérer un plus grand nombre de personnes. Dans une étude longitudinale de
la Hudson Bay Company, entreprise créée en 1670, O’Leary et al. (2002) analysent les
interactions entre le siège londonien et les bureaux d’échanges de fourrures, situés au Canada,
pour identifier les facteurs de succès du management à distance.

Cependant, l’on assiste aujourd’hui à une recrudescence de l’intérêt porté à ce thème, que
ce soit sous l’angle des recherches portant sur le télétravail (Dubé, Paré, 1999 ; Pinsonneault,
1996, 2000, 2001) ou sur les équipes « virtuelles » (Jarvenpaa, Leidner, 1999 ; Dumoulin,
2000 ; Hertel et al., 2005). Cet intérêt s’explique, selon Isaac (2002b), par le développement
des technologies de l’information et de la communication qui ont facilité le développement du
travail à distance sous toutes ses formes. Isaac et Leroy (2002) listent l’étendue des
modifications induites par les technologies sur la gestion de l’information au sein des
entreprises : l’information se dématérialise, devient globalement plus disponible et facilement
accessible, prend des formes diversifiées et interactives… Ainsi, la conférence téléphonique,
la vidéo-conférence et les échanges de courriers électroniques permettent au télétravailleur de
communiquer avec son manager et ses collègues, de récupérer les informations dont il a
besoin, etc. Elles peuvent également servir au manager à des fins d’évaluation et de contrôle
de la performance de ses collaborateurs (Boivin et al., 1996).

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Avec l’arrivée des technologies Internet et téléphoniques, l’intranet d’une entreprise est
désormais accessible depuis un téléphone mobile ou un ordinateur portable équipé d’une
connexion Internet : c’est ce qu’Isaac (2002b) nomme « la caractéristique d’ubiquité » du
bureau du salarié. Ce dernier peut en effet facilement travailler depuis le site d’un client,
depuis sa chambre d’hôtel ou encore depuis son domicile. Aussi Davenport et Pearlson (1998)
s’interrogent-ils sur le devenir des lieux de travail traditionnels : « What’s happening to the
office ? Technology has made it possible to redefine where work is done. The traditional
notion of an office as the place where someone goes to work seems to be going the way of the
buggy whip, the eight-track tape, and the stenographer », (Davenport, Pearlson, 1998, p.51).
Des entreprises comme IBM, Procter&Gamble, AT&T ont partiellement ou complètement
éliminé les bureaux traditionnels pour les fonctions de commercial et de service après-vente.
D’autres encore ont supprimé les bureaux des chercheurs, des agents immobiliers ou des
comptables : pour ces métiers, le travail devient quelque chose que l’on fait et non plus un
endroit où l’on se rend (Davenport, Pearlson, 1998).

Le management à distance n’est donc pas un phénomène nouveau. Cependant, le


développement des technologies de l’information et de la communication, permettant le
travail à distance, ont, de ce fait, augmenté le nombre de personnes « gérées » à distance par
leur manager. Aussi la tentation est-elle grande d’assimilier « management à distance » et « e-
management ». Nous considérons que le « e-management » est une des facettes du
management à distance mais qu’il ne couvre pas toutes les situations de gestion à distance.
L’analyse des différentes distances à l’œuvre dans le management à distance illustre notre
propos.

1.2) Les différentes distances à l’œuvre

Si la « distance géographique » est la plus souvent évoquée quand on parle de management


à distance, il ne faut cependant pas oublier l’impact d’autres distances sur la relation entre le
manager et le managé. Ainsi, Perlo et Hills (1998) estiment que les distances suivantes,
pouvant se juxtaposer à la distance géographique, méritent d’être prises en considération dans
les études portant sur ce thème. Il s’agit de :
- la distance linguistique
Les équipes à distance utilisent majoritairement l’anglais comme langue véhiculaire.
Cependant, le degré de compréhension et de maîtrise de cette langue varient fortement en

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fonction des individus, entraînant incompréhensions et malentendus. Une mauvaise
interprétation des propos tenus peut conduire au conflit.
- la distance culturelle
Considérée comme l’un des principaux facteurs d’échec d’une équipe dispersée, la distance
culturelle entre les membres de l’équipe est incarnée par des manières de penser, des pratiques
professionnelles et des comportements différents. La distance culturelle est davantage cause
de malentendus que de désaccords. Or, si l’on est toujours conscient d’un désaccord, les
conséquences d’un malentendu peuvent s’avérer bien plus néfastes à l’organisation.
- la distance horaire ou asynchronie
Dispersées parfois dans le monde entier, les équipes vivent à des horaires décalés, ce qui
rend complexe la communication synchrone. De ce fait, l’organisation de visio-conférence, ou
de conférence téléphonique, est parfois difficile techniquement. En outre, une réunion
virtuelle regroupe potentiellement des individus pour lesquels il est 8h du matin ou 10h du
soir, ce qui les met chacun dans des situations professionnelles distinctes, avec une réactivité
différente, etc.
- la distance technologique
Les membres d’une équipe à distance ne partagent pas toujours les mêmes outils
technologiques. A ce premier écueil s’ajoutent parfois la non-compatibilité des systèmes entre
eux ainsi que des niveaux de formation hétérogènes en fonction des utilisateurs. Aussi tous les
membres d’une équipe virtuelle ne sont-ils pas au même « niveau » de confort dans
l’utilisation des outils de collaboration ou de communication à distance.

1.3) Typologie des situations de management à distance

De nombreuses typologies existent sur le travail à distance. La typologie de Kurland et


Bailey (1999) nous a semblé la plus intéressante dans le cadre de cette recherche car elle
étudie les différentes situations de travail à distance en fonction des défis posés en termes de
management.

part-day satellite neighborhood mobile worldwide


local office work centers working virtual teams
telecommuting

fewest number of management challenges greatest number of management challenges

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Continuum of the challenges of remote managing
source : Kurland & Bailey, 1999, p.64
« Part-day local telecommuting », que l’on peut traduire « télétravail en alternance », signifie
que le salarié – disposant d’un bureau au sein de son entreprise – travaille occasionnellement
depuis son domicile. Les situations « satellite office » (bureau satellite) et « neighborhood
work centers » (télécentres, centres électroniques de quartier) sont destinées aux individus
dont l’activité professionnelle se déroule principalement à l’extérieur des locaux de
l’entreprise. Cependant, ces salariés peuvent disposer, le cas échéant, d’un bureau situé en
général à proximité de leur domicile ; pour cela, ils doivent réserver préalablement un espace
de travail car aucun ne leur est nominativement attribué. C’est pour cette raison que ces deux
modalités sont parfois regroupées sous le terme de « hoteling » (Davenport, Pearlson, 1998).
Les entreprises de service ont souvent recours à ce type d’espace de travail. La différence
majeure entre ces deux formes est que le bureau satellite appartient en propre à l’entreprise
alors que le télécentre est un centre informatique privé partagé par plusieurs organisations. Le
travailleur mobile (« mobile worker »), également appelé travailleur nomade, ne dispose
d’aucun espace de travail physique dédié à son activité professionnelle. Dans cette catégorie
figurent notamment les contrôleurs dans les transports, certaines forces de vente
commerciales, les équipes de services après-vente, etc. Kurland et Bailey (1999) identifient
une dernière forme d’organisation : « worldwide virtual teams ». L’expression « équipe
virtuelle » décrit des équipes dispersées géographiquement, utilisant principalement (mais pas
uniquement) les technologies pour communiquer : « We use the terms virtual team and
geographically dispersed team interchangeably here. We considered a team to be virtual if
members met face-to-face less than once per month, and used some form of communication
technology as the primary medium for conducting group meetings » (Hart R.K., McLeod P.L,
2003, pp.352-353). Zigurs (2003) s’interroge sur la pertinence même du concept d’ « équipe
virtuelle ». D’après lui, il faut étudier le positionnement de l’équipe en fonction des
paramètres suivants : la dispersion géographique, la dispersion temporelle, la dispersion
culturelle et la dispersion organisationnelle. « There is no single cut-off point at which a team
‘becomes’ virtual. Instead, what managers must do is assess the context of the team and the
degree to which virtuality is present on a variety of dimensions » (Zigurs, 2003, p.340).

Cette typologie des situations de travail à distance (Kurland et Bailey, 1999) est
présentée sous la forme d’un continuum : ainsi, il serait plus difficile de gérer à distance une
équipe virtuelle qu’un télétravailleur à temps partiel. En effet, dans le premier cas, le

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collaborateur passe régulièrement dans les locaux de l’entreprise : le manager peut ainsi voir
régulièrement son collaborateur, et dispose de nombreuses opportunités pour observer,
conseiller et réorienter ses subordonnés. En outre, les collaborateurs ont la possibilité
d’échanger de façon formelle et informelle avec leurs collègues, et ces interactions facilitent
la diffusion de la culture d’entreprise et de ses normes auprès des travailleurs à distance. La
situation se complique dans le cas de l’hoteling. En effet, comme le collaborateur ne dispose
pas d’un espace de travail spécifique, il se trouve parfois à distance des personnes avec
lesquelles il souhaite échanger, ce qui peut nuire et à son efficacité, et à son implication. En
outre, comme le constate Harder (1997), le concept du « bureau-hôtel » peut faire naître des
conflits entre sphère privée et sphère publique. Ainsi, les études menées à ce sujet montrent
que les salariés qui ont la possibilité de personnaliser leur lieu de travail manifestent une plus
grande motivation que les autres.

Nous allons à présent nous intéresser plus spécifiquement aux avantages et aux risques de ces
différentes situations de travail à distance, tels qu’ils sont présentés dans la littérature.
2) Avantages et risques du travail à distance

Le management à distance est directement corrélé au déploiement de différentes formes de


travail à distance. Il nous semble donc pertinent d’étudier les avantages attendus du travail à
distance ainsi que les risques qui en découlent, avant d’approfondir les enjeux spécifiques du
management à distance.

2.1) Avantages attendus du travail à distance

Les avantages attendus du travail à distance diffèrent en fonction des situations


précédemment décrites. La plupart des recherches réalisées semblent confirmer la corrélation
existant entre la mise en place de programmes de télétravail et l’amélioration de la
productivité (Bailyn, 1988 ; Baruch & Nicholson, 1997 ; Bélanger, 1999b ; Hartman, Stoner
& Arora, 1992 ; Olson, 1985), allant en moyenne de 10 à 40%. D’après Huws (1993), les
managers considèrent les télétravailleurs comme 47% plus productifs que leurs collègues de
bureau ; dans 25% des cas, le travail est également de meilleure qualité. Chez IBM, les gains
de productivité étaient estimés à 50% (Dubé & Paré, 1999) et 87% des personnes bénéficiant
d’un « lieu de travail » autre que celui offert traditionnellement par l’entreprise estimaient que
leur productivité et leur efficacité avaient progressé (Apgar, 1998). L’explication de cette

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hausse de productivité est assez simple : le télétravailleur peut choisir des heures de travail
adaptées à son mode de vie, il est davantage concentré sur sa tâche car moins souvent
interrompu et profite d’une plus grande tranquillité liée à l’amélioration de son environnement
de travail (Pinsonneault, Boisvert, 1996). En outre, il n’a plus à effectuer de trajets entre son
domicile et son lieu de travail. Cependant, comme le soulignent Pinsonneault et Boisvert
(1996), l’estimation objective des gains de productivité obtenus est délicate, les gestionnaires
utilisant souvent à cet effet des critères subjectifs.

Outre la productivité, Pinsonneault & Boisvert (2001) ont établi une liste des avantages
principaux du télétravail, parmi lesquels figurent la loyauté envers son organisation, la
satisfaction au travail, l’attraction et la fidélisation des salariés. Ainsi, une étude réalisée
auprès des télétravailleurs d’IBM a montré une évolution de la satisfaction des individus en
fonction de leur capacité à équilibrer vie personnelle et vie professionnelle (Davenport,
Pearlson, 1998).

Les autres situations de travail à distance n’ont pas fait l’objet, à ce jour, de recherches
aussi approfondies sur leurs avantages potentiels. Notons cependant que les différentes formes
d’hoteling ont pour avantage principal de réduire les coûts liés à l’immobilier dans une
organisation. Ainsi, chez Accenture, le passage vers l’hoteling a permis de diviser par deux
les coûts des locaux par consultant (passant de 6 400 € à 3350 € par consultant) et que la
gestion d’équipes à distance permet un accès rapide à des expertises géographiquement
dispersées ainsi qu’une meilleure connaissance des besoins des clients (Kurland, Bailey,
1999).

2.2) Risques du travail à distance

Davenport et Pearlson (1998) proposent d’identifier les risques du travail à distance par
contraste avec ce qui existe dans un contexte de proximité. Ainsi, même s’il est évident que
de nombreuses activités n’ont plus besoin de se dérouler dans les locaux de l’entreprise, les
locaux ont d’autres fonctions qui, aujourd’hui, ne sont pas remplacées par les technologies, à
savoir :
- la culture de l’entreprise : les bureaux sont un lieu de socialisation et d’intégration de
la culture de l’entreprise. Dans le cas de l’hoteling, par exemple, les individus
n’auraient plus le sentiment d’appartenir à l’entreprise. En outre, comme ils

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n’occupent pas le même espace de travail à chacun de leur passage, ils ne savent pas
où se trouvent leurs collègues. Certains préfèrent, du coup, travailler depuis chez eux
(Davenport, Pearlson, 1998).
- la loyauté : les bureaux facilitent l’identification du salarié avec son entreprise. Ce
résultat est en contradiction avec ceux obtenus par Pinsonneault et Boisvert (2001),
qui considèrent que le télétravailleur est plus loyal envers son entreprise que le
travailleur « classique ».
- la communication : les bureaux rendent possible des communications fréquentes et
non planifiées. Les conversations face-à-face ne se limitent pas à l’échange
d’informations : elles permettent de véhiculer les attitudes et les préoccupations des
différents interlocuteurs, par le non-verbal notamment.
- l’accès aux autres : les bureaux sont un lieu où les individus peuvent facilement se
retrouver quand ils ont un problème à résoudre. La technologie facilite l’accès aux
autres mais les auteurs considèrent qu’il reste difficile de communiquer à distance.
Dans le cas du télétravail, la plupart des expérimentations menées témoignent du fait
qu’au bout d’un an ou deux, les travailleurs ont le sentiment d’être déconnectés de leur
entreprise et de leurs collègues, ce qui nuit à leur implication.
- le contrôle managérial : le fait d’être présent dans l’entreprise signifie que l’on est en
train de travailler. De nombreux managers se sentent mal à l’aise lorsqu’ils n’ont plus
la possibilité d’observer le travail de leurs collaborateurs. Aussi les travailleurs
nomades ont-ils parfois le sentiment que les technologies portables adoptées par
l’entreprise servent à les contrôler (Davenport, Pearlson, 1998). Nous reviendrons plus
en détail sur ce point ultérieurement.
- l’accès aux documents non électroniques.
- le statut : les bureaux (taille, emplacement, présence d’une secrétaire, etc.) sont autant
de signes du niveau hiérarchique de son interlocuteur. Même si de nombreux
managers se targuent de ne pas y être sensibles, nous avons remarqué qu’il existe,
même dans des bureaux virtuels, des marques de statut préservées par les managers
(Léon, 2002).
Parmi ces différents risques, nous avons choisi d’étudier plus en détail les défis posés par la
communication et la supervision à distance, car ils nous ont semblé, au cours d’entretiens
exploratoires, emblématiques des enjeux du management à distance.

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3) Enjeux spécifiques du management à distance

3.1) La communication à distance

La communication est essentielle au bon fonctionnement d’une équipe, que celle-ci soit
traditionnelle ou virtuelle. La communication électronique a partiellement aboli les
contraintes de la proximité, rendant l’échange de messages possible entre des entités séparées
tant au niveau spatial qu’au niveau organisationnel (DeSanctis, Monge, 1999). Elle permet de
relier des organisations, des départements, des cultures différentes, créant ainsi une alternative
(« anyone/ anytime / anyplace ») à l’expérience vécue classiquement (« same-time, same
place, functionnally centered, in-house ») dans une organisation (O’Hara-Devereaux,
Johansen, 1994). Sans outils de communication à distance, les membres des équipes virtuelles
seraient dans l’incapacité de tisser des liens entre eux et de créer une entité (DeSanctis,
Monge, 1999 ; Hertel, Konradt, Orlikowksi, 2004).

Depuis longtemps déjà, les média de communication sont classées en fonction de leur
richesse (feedback rapide, diversité des styles utilisés, personnalisation, etc.) et il n’y a pas de
doutes sur le fait que les individus perçoivent des différences significatives entre les médias
de communication qui leur sont proposés (Zmud et al., 1990). Cependant, la hiérarchie des
préférences reste floue. Certains auteurs rapportent une nette préférence en faveur de la
communication en face-à-face ou par téléphone par rapport à la communication électronique
(Murray, 1991), d’autres considèrent que les individus choisissent le média adapté à leur
besoin. D’après Maznevski et Chudoba (2001), les courriels, télécopies et appels
téléphoniques doivent être utilisés pour obtenir des informations ; des appels téléphoniques
plus longs et des conférences téléphoniques permettent de résoudre les problèmes ; enfin, les
rencontres en face-à-face sont utiles pour générer de nouvelles idées.

Si, ainsi que le souligne Zigurs (2003), il est logique de penser que la performance obtenue
sera supérieure lorsque l’on choisit un média adapté aux besoins de la tâche en cours, toute la
difficulté réside dans la définition des caractéristiques tant de cette tâche que du média. Ainsi,
Zigurs (2003) estime que la richesse d’un média de communication est une donnée relative,
car tout dépend du sujet traité (nature du problème, information à transmettre complexité,
urgence, nombre de personnes concernées, besoin de personnalisation), du contexte (secteur
d’activité de l’entreprise, taille, distance séparant les différentes unités, équipement en TIC,

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habitudes de communication), et enfin des relations entre les protagonistes (maîtrise
individuelle des outils, préférence individuelle pour l’oral ou l’écrit, stratégies personnelles
des acteurs).

La communication à distance, et tout particulièrement la communication électronique, ne


donne que peu d’indices sur l’état d’esprit de son interlocuteur. En effet, la communication
non verbale, qui compte pour près de 70% de la communication, est en partie occultée par ce
type de transaction. Les expressions du visage, les gestes, les intonations, présents dans une
communication en face-à-face, s’effacent à distance (Kiesler, Sproull, 1992 ; Sarbaugh-
Thompson, Feldman, 1998 ; Kayworth, Leidner, 2000 ; Kurland, Bailey, 1999). Dans une
étude portant sur des équipes travaillant à distance et utilisant différents média de
communication, Kayworth et Leidner (2000) ont mis en évidence que cette perte
d’information était directement corrélée à la richesse de la technologie utilisée. Ainsi, les
équipes qui ne fonctionnent que par courrier électronique souffriraient davantage de perte et
de distorsion de l’information que les équipes qui utilisent des médias plus riches. En effet, la
porté de la communication demeure limitée (l’ironie, par exemple, ne fonctionne pas par
courrier électronique) et certaines discussions sont jugées trop complexes pour être réalisées à
distance (dans le cadre de négociations, notamment).

Si l’on assiste au développement de ce que Isaac (2002b) qualifie de « virtualisation des


échanges et de la communication », avec le développement du courrier électronique, des
conférences téléphoniques, des visio-conférences, des forums électroniques internes et
l’utilisation du travail collaboratif à distance (groupware), force est de constater que les
modes traditionnels d’échange que sont la discussion en face-à-face, le téléphone et le
courrier n’ont pas disparu, loin de là. Les résultats de l’enquête menée en 2001 par
l’Observatoire du e-management de Paris-Dauphine montrent que, même si le courrier
électronique se développe très rapidement, les réunions ne diminuent, quant à elles, que pour
15% des personnes interrogées (Kalika, 2002a). Kalika (2002a) souligne que, finalement, le
rôle joué par la technologie dans les choix opérés en matière de média est relativement limité,
par comparaison aux logiques internes et aux jeux d’acteurs. Ceci expliquerait en partie
pourquoi les études menées sur la communication à distance montrent que les différents
modes de communication se juxtaposent.

Kalika (2002a) explique cette juxtaposition – qu’il surnomme « l’effet millefeuille des

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moyens de communication » - par plusieurs facteurs complémentaires : « la méconnaissance
des spécificités de chaque outil de communication, l’insuffisance de la formation à
l’utilisation des TIC, le poids des habitudes et les logiques d’acteurs » (Kalika, 2002a, p.227).
Kalika (2002b) juge cette situation paradoxale mais également inquiétante puisque la plupart
des managers répondent à leur courrier électronique soit avant, soit après les réunions, c'est-à-
dire tôt le matin et tard le soir. Aussi pense-t-il qu’il existe un véritable risque de « surcharge
mentale des managers » (2002b). Si la substitution ne s’opère pas, il est clair, selon lui, que
l’utilisation des TIC va connaître des situations de blocage, car les managers atteindront les
« limites temporelles » de leur charge de travail (Kalika, 2002b, p.103).

Ce risque de surcharge est, d’une certaine manière, amplifié par les avancées de la
technologie. En effet, les communications sont de plus en plus faciles et de plus en plus
rapides. Il est donc tentant, pour le manager, de demander un maximum d’informations à ses
collaborateurs avant de prendre une décision. Le fait d’être « toujours joignable », soit par
courrier électronique, soit sur son téléphone portable, et ce pendant les soirées, les fins de
semaine ou les vacances, peut l’inciter à vouloir contrôler davantage le travail de ses
collaborateurs et, de ce fait, à moins déléguer. Si les membres de son équipe doivent le
consulter pour chaque décision locale, le conduisant à demander à son tour des informations
complémentaires ou le soutien de sa propre hiérarchie, le management à distance deviendra
source de lenteur : « si l’on n’y prend garde, la rapidité et la facilité de communication
peuvent considérablement augmenter le temps de décision, ce qui est peu souhaitable dans un
monde où la rapidité d’action est un élément clé de la compétitivité » (Perlo, Hills, 1999,
p.117)

Le dernier point qui nous semble intéressant d’étudier dans le cadre de la communication à
distance concerne la perte des indices sociaux. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, le
statut social et hiérarchique de son interlocuteur est moins facilement appréciable à distance.
La taille du bureau, le mobilier, les vêtements portés, la voiture (etc.) étaient autant
d’indicateurs de la position de son interlocuteur. A distance, ces éléments sont souvent
inconnus, ou minimisés (Daft, Lengel, 1986 ; Sproull, Kiesler, 1986). Cette perte d’indices
sociaux aurait un effet « égalisateur » : les individus seraient moins sensibles à la hiérarchie
sociale et, du coup, réagiraient différemment que dans un contexte de face-à-face. Walther
(1992) conteste ces résultats. D’après lui, les individus tentent de compenser les décalages
entre la communication en face-à-face et la communication électronique :

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- pour pallier aux limites imposées par le format de la communication électronique, ils
vont utiliser plus d’expressions verbales et imagées qu’ils ne le feraient dans un
contexte de proximité ;
- pour éviter la perte de repères de statut hiérarchique, ils utilisent un langage et des
symboles rappelant à leur interlocuteur qui ils sont (en utilisant notamment certaines
formes de salutations au début et à la fin du courrier électronique).

3.2) La supervision à distance

Le passage de la supervision directe au contrôle à distance est considéré comme l’une des
évolutions majeures du management à distance (Kurland, Bailey, 1999 ; Davenport, Pearlson,
1998). Le fait de devoir surveiller les performances d’individus qui ne sont pas à portée de
vue semble plus difficile (Agpar, 2000 ; Perlo, Hills, 1998). Dubé et Paré (1999) constatent
que les managers ont l’habitude « d’une supervision ‘à vue’ ou ‘de corridor’ ». A distance, le
manager se trouve dans l’impossibilité d’observer physiquement le travail réalisé par ses
collaborateurs. Or les managers ont spontanément tendance à penser que si leur collaborateur
est loin d’eux, ils vont avoir du mal à vérifier qu’il est en train de travailler. Cette difficulté
est l’une des plus grandes préoccupations des managers et explique leur réticence face au
télétravail (Boivin et al., 1996).

Ce n’est pas tant la performance qui est au cœur du problème. En effet, dans une étude
réalisée en 1989 auprès des managers de télétravailleurs, Christensen (1992) indique que près
de 80% des managers se montraient « satisfaits » ou « très satisfaits » des performances au
travail de leurs collaborateurs. En revanche, ils n’étaient toujours pas à l’aise dans leur rôle de
supervision à distance puisque le pourcentage de managers satisfaits n’était que de 50%.
Cependant, Christensen (1992) constate que le fait d’être à côté de ses collaborateurs n’est
pas, en soi, une garantie : « in a service economy, most of the work done is often done in the
head, not by the hand, so simply observing employees is no guarantee they are actually
working » (Christensen, 1992, p.133).

Travailler à distance nécessite le développement de nouvelles compétences et de nouvelles


attitudes chez les managers et les managés (Davenport, Pearlson, 1999). Comme la distance
ne permet pas le contrôle direct de visu, le management à distance conduirait le manager à

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déléguer plus fréquemment, mais en contrôlant davantage les résultats. Les différentes
stratégies utilisées par les managers de télétravailleurs sont les suivantes : « contrôle
électronique (vérification des temps d’accès, des fichiers consultés, etc.) ; contrôle par l’usage
de spécification formelles et rigoureuses (cibles à atteindre, procédures très détaillées,
formalisation, etc.) ; et finalement le contrôle par le marché (paiement aux résultats ou à la
pièce) » (Pinsonneault, Boisvert, 1996, p.79). Hertel et al. (2005) explicitent les trois
approches utilisées dans le cas de la supervision à distance d’équipes virtuelles : il s’agit de
l’EPM (Electronic Performance Monitoring), du management par objectifs et de l’auto-
gestion.

L’Electronic Performance Monitoring signifie que les managers s’appuient sur la technologie
pour suivre à distance l’activité - et la performance - de leurs collaborateurs. Ils sont à même
de contrôler les heures d’arrivée et de sortie sur la base des connexions informatiques. Ils
évaluent le rythme de travail en fonction du nombre de transactions traitées. L’EPM est
souvent assimilé à de la « gestion invasive à distance ». Le suivi électronique de la
performance rejoint alors des principes tayloriens d’organisation du travail (Lund, 1992) et
contribue à accroître le niveau de stress des salariés (Aiello & Kolb, 1995). En ce qui
concerne la performance proprement dite, il est intéressant de noter que ce suivi électronique
a tendance à stimuler positivement les « high skilled workers » et à inhiber les « low skilled
workers » (Davidson & Henderson, 2000). Si ces auteurs considèrent que le niveau de stress
dépend de la compétence de la personne travaillant à distance, Sylvie Montreuil, professeure
titulaire au Département des relations industrielles de l’Université Laval, pense, elle, que ce
stress est davantage lié au flou des objectifs et de l’encadrement qu’au niveau de qualification
des salariés. En effet, d’après elle, si les normes de rendement et les critères d’évaluation sont
clairs, les travailleurs ne se sentent pas plus stressés à distance qu’en travaillant au bureau.

Le management par objectifs est une alternative possible à l’EPM (Duarte & Snyder,
1999) ; l’accent est alors mis sur les objectifs à atteindre, la participation et le feedback sur le
travail réalisé. A ce jour, peu d’études ont été réalisées pour explorer le management par
objectifs dans les contextes de travail à distance (Hertel et al., 2005). La plupart des auteurs
(Cascio, Shurygailo, 2003 ; Davenport, Pearlson, 1998) considèrent cependant que les
objectifs doivent être fixés, et clarifiés, lors de rencontres en face-à-face entre le manager et
son collaborateur. Pour Dumoulin, « le management à distance est un mode de management

127
contractuel, centré sur des objectifs » (Dumoulin, 1999, p.8). La manière dont les résultats
vont être évalués doit également être précisée au cours de ces entretiens, afin que chaque
collaborateur sache à la fois ce qui est attendu de lui et comment son supérieur hiérarchique
appréciera sa performance. Ce mode de fonctionnement est particulièrement adapté aux
fonctions commerciales. Aussi de nombreux programmes de travail à distance ont-ils été,
dans un premier temps, développé pour ces populations (Merrill Lynch, IBM, etc.). Si, pour
les populations commerciales, la fixation et le suivi des objectifs s’appuient en effet sur des
données chiffrées, Kurland et Bailey (1999) rappellent que pour la plupart des autres
employés, le suivi et la mesure de la performance demeurent délicats à mettre en œuvre à
distance.

Si la culture du résultat obtenu est adaptée à certains contextes, elle pose problème dans le
suivi et l’accompagnement professionnel d’une nouvelle recrue, ainsi que dans la gestion de
collaborateurs dont le travail n’est pas aisément quantifiable. En effet, mesurer le résultat
signifie que l’on est capable de spécifier et de quantifier ce résultat. Or, la nature même du
travail managérial (Mintzberg, 1973) rend parfois difficile l’expression précise, en amont, des
résultats attendus (O’Donnell, 2000). Dès 1973, Mintzberg attirait notre attention sur le fait
que l’environnement dans lequel évoluent les entreprises peut rendre la définition d’objectifs
extrêmement complexes, car les orientations stratégiques sont susceptibles d’évoluer de plus
en plus rapidement.

La troisième approche, enfin, consiste à laisser les équipes se gérer seules (Hertel et al.,
2005). Dans ce cas, le contrôle s’effectue via les évaluations de ses pairs ; chaque équipe
choisit un leader dont le rôle principal est de faciliter la réalisation des objectifs en jouant
davantage un rôle de coach que celui d’un manager (Davenport, Pearlson, 1998). Cependant,
comme le travail réalisé dépasse le cadre de l’équipe, les managers doivent trouver des
moyens d’évaluer la performance individuelle de leurs managés à distance qui soient en phase
avec leur environnement de travail. Ainsi, s’il existe quelques exemples d’équipes ayant
particulièrement bien réussi la mise en œuvre de l’auto-gestion, les recherches montrent que
la plupart des équipes virtuelles ont besoin d’un manager pour les guider et les épauler
(Duarte & Snyder, 1999 ; Jarvenpaa & Leidner, 1999).

Pour conclure sur ces trois approches développées dans le cadre du travail à distance,
l’electronic performance monitoring est davantage perçu comme « un retour au XIXème

128
siècle » (Congrès du Cefrio, 1999), les pratiques du management par objectifs et de l’auto-
gestion étant jugées plus adaptées à la gestion de la distance entre manager et managés (Hertel
et al., 2005).

A ce jour, peu de recherches ont été menées sur les pratiques du management à distance.
En outre, la plupart des études menées sur les équipes virtuelles ont eu pour terrain des
entreprises nord-américaines, souvent dans le domaine des hautes technologies… par
conséquent des entreprises qui sont nées au même moment que les TIC, et dont les
organisations n’ont pas eu à connaître de changements d’envergure liés à la dématérialisation
et à l’accélération des échanges. Il nous a donc paru intéressant d’aller étudier le management
à distance dans une entreprise industrielle d’origine française (mais aujourd’hui leader dans le
monde entier), où le management à distance découle d’une réorganisation visant à améliorer
les résultats opérationnels.

4) Méthodologie de recherche

Notre terrain de recherche est une grande entreprise industrielle, leader mondial dans son
activité. Une réorganisation récente en business units matricielles a entraîné la
démultiplication du management à distance, auparavant réservé aux populations
commerciales. La Direction Générale de la zone Europe souhaitait donc réaliser une enquête
sur ce thème, afin d’identifier et de corriger d’éventuels dysfonctionnements. Dans ce cadre,
nous avons pu mener quinze entretiens semi-directifs avec des managers et sept entretiens
semi-directifs avec des collaborateurs gérés à distance, afin de comparer les perceptions des
uns et des autres.

Les managers rencontrés sont tous responsables d’une activité se déroulant à l’échelle
européenne, voire mondiale sur certains produits. Chacun d’entre eux gère en direct entre huit
et vingt personnes situées à distance. Au global, la taille de leurs équipes est très variable,
pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines de personnes. Les entretiens ayant été organisés par
l’entreprise, l’accès à ces managers a été très largement facilité. Réalisés entre mars et mai
2003, ces entretiens ont duré en moyenne une heure et vingt minutes (avec un écart allant de
50 minutes à 2 heures et demi). Ils ont tous été enregistrés et ont fait l’objet d’une
retranscription sur traitement de texte.

129
En ce qui concerne les collaborateurs gérés à distance, nous avons réalisé les entretiens par
téléphone (il était, en effet, difficile de rencontrer physiquement des personnes disséminées en
Europe). Les personnes interrogées ont fait l’objet d’une sélection par les relais RH locaux de
l’entreprise et nous n’avons pas réussi à connaître les critères qui avaient présidé à ces choix.
Cependant, il fallait que les personnes interrogées puissent s’exprimer correctement en anglais
ou en français, faute de quoi nous n’aurions pas pu les comprendre. Nous étions assez
dubitatifs sur ce mode d’enquête souhaité par l’entreprise. En effet, il nous paraissait peu
vraisemblable que ces collaborateurs, ne nous connaissant pas, se sentent libres dans leurs
propos. Cependant, nous avons été agréablement surpris par la qualité des échanges qui nous
ont permis d’appréhender certaines des contraintes spécifiques au managé à distance. Nous
avons donc réalisé sept entretiens par téléphone les 26 et 27 juin 2003. Les personnes
interrogées appartenaient essentiellement aux services centraux (ressources humaines,
informatique, etc.) qui avaient été touchés de plein fouet par la réorganisation en business
units. La durée des entretiens a été d’une heure en moyenne. L’entretien le plus riche a duré
plus de deux heures. L’enregistrement de la conversation n’étant pas aisé, nous avons pris des
notes pendant tous les entretiens, que nous avons ensuite retranscrites le plus fidèlement
possible.

Les limites de cette étude sont donc nombreuses : taille réduite des échantillons (surtout
pour les managés), organisation des entretiens sur un planning très serré, ne permettant pas la
prise de recul et l’ajustement des guides d’entretien, utilisation exclusive du discours des
managers et des managés limitant l’analyse aux perceptions des uns et des autres, etc.
Cependant, cette étude exploratoire met en exergue certains des enjeux du management à
distance pour les managers et leurs collaborateurs, enjeux que nous allons détailler dans notre
prochaine partie.

5) Principaux résultats

Dans le cadre de cet article, nous avons choisi d’organiser la présentation de nos résultats
en fonction des thèmes suivants : tout d’abord, quels sont les atouts perçus du management à
distance par les managers et les managés ? Nous verrons ensuite que les difficultés majeures
du management à distance se situent au niveau de la communication et de la supervision.
Nous conclurons cette partie en présentant notre modèle de recherche, modèle qu’il nous reste
à tester dans le cadre de recherches ultérieures.

130
5.1) Atouts perçus du management à distance

5.1.1) Perceptions des managers


Du côté des managers, le management à distance représente la déclinaison
organisationnelle logique de la stratégie de l’entreprise. Depuis cette réorganisation,
l’entreprise connaît d’excellents résultats opérationnels et demeure, plus que jamais, leader
sur son marché. Le management à distance a permis de maintenir des équipes locales là où les
relations clients / fournisseurs l’exigeaient, tout en réduisant les coûts. Au-delà de
l’adéquation avec la stratégie, les managers se félicitent de l’intérêt de gérer des équipes
multiculturelles, considérant ces dernières comme plus créatives que les équipes mono-
culturelles. Certains se déclarent séduits par les possibilités ouvertes aujourd’hui par les
technologies de l’information et de la communication, rendant possible la constitution
d’équipes européennes.

Les managers expliquent qu’ils ont dû développer de nouveaux outils de reporting pour
faire face à la diversité des pratiques locales et adapter leurs modes de management en
fonction de leurs interlocuteurs. Ceux qui déclarent avoir modifié leurs habitudes de travail
estiment aujourd’hui manager de manière plus efficace à distance qu’à proximité car la
distance les contraint à mieux s’organiser : « J’aurais tendance à dire que je pratique un tout
petit peu mieux le management avec les gens que je gère à distance, parce que les gens que
j’ai à proximité, je les vois tous les jours. Ayant la facilité de réaliser quand je veux un petit
entretien sur les objectifs, sur un problème ou un autre, je pratique sans doute moins [le
management]. (…) Donc quelque part, je sens que je suis même plus orienté, plus organisé en
tant que manager avec les extérieurs qu’avec les gens que j’ai quotidiennement autour de
moi. Parce que c’est plus facile avec les gens qui sont près de moi, sans doute. Je ne sais pas
si c’est plus facile, mais parce que je les ai sous la main ! », déclare l’un d’entre eux.

Les managers s’estiment également satisfaits quant à la régulation des échanges avec leurs
collaborateurs. Lorsque manager et managé partagent le même espace physique, le managé
peut relativement facilement contacter son manager ; pour cela, il lui suffit d’identifier que le
manager est physiquement présent dans les locaux (est-il ou non à son bureau ?), de voir avec
sa secrétaire le meilleur moment pour le voir (entre deux réunions, le soir, à déjeuner…), ou
bien de camper devant le bureau de son manager jusqu’à ce que ce dernier se rende

131
disponible... A distance, le managé ne dispose plus de moyens visuels pour identifier où se
trouve son manager. Il peut le contacter par courrier électronique ou par téléphone mais, dans
les deux cas, le manager peut choisir d’être – ou non – disponible. Et le managé n’a aucun
moyen de vérifier si le manager est réellement indisponible ou s’il n’a pas envie d’être
dérangé ! Cette possibilité de choix, pour les managers, représente une réelle liberté dans
l’organisation quotidienne de leur travail. Ainsi certains, passant près de 70% de leur temps
en réunion, demandent à leurs collaborateurs de fonctionner exclusivement par courrier
électronique. A l’issue de leurs réunions, ces managers s’installent à leur bureau et traitent les
différentes demandes émanant de leurs équipes. Le téléphone ne sert alors que pour les cas
d’urgence, où le collaborateur a besoin de l’aval ou de l’avis immédiat de son supérieur
hiérarchique.

Enfin, les managers considèrent que le management à distance permet de développer


l’autonomie des managés qui, livrés à eux-mêmes au quotidien, doivent prendre des décisions
et assumer des responsabilités qui n’étaient pas de leur ressort lorsque leur manager était à
proximité.

5.1.2) Perceptions des managés


Cette autonomie, le fait de pouvoir travailler sans avoir « son chef sur le dos » est un des
avantages majeurs perçus par les collaborateurs à distance : « Un chef de proximité a tendance
à vouloir être trop impliqué. Il rentre dans votre bureau, il regarde par-dessus votre épaule et
vous fait des suggestions dont vous ne vouliez pas », explique l’un d’entre eux. Cette liberté se
retrouve également dans l’organisation quotidienne de son travail : « Je suis complètement
autonome, je fais des points de situation ponctuels, je prends la décision tout seul et, si je me
trompe, j’assume mes responsabilités ». Certains ont même le sentiment de « gérer leur
propre entreprise » : « je suis fier d’être arrivé à une autonomie presque totale, mis à part les
aspects budgétaires. Je me sens comme le chef de ma petite entreprise, je ne suis pas un
fonctionnaire qui applique les règles. Ce que je fais pour X [nom de l’entreprise], je le ferais
pour ma propre entreprise : c’est positif et je le vis bien ». Si le managé réalise que, pour une
raison ou pour une autre, il aura des difficultés à atteindre les objectifs qui lui ont été fixés,
c’est à lui de contacter son manager pour en discuter avec lui et évaluer les différentes
alternatives. Il a également la responsabilité de décoder, pour son manager, le contexte local,
afin de limiter les risques d’erreurs dans les prises de décision à distance.

132
Cette autonomie dans les moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs s’est
accompagnée d’une meilleure formalisation des objectifs fixés aux managés. Ainsi que
l’exprime l’un d’entre eux : « avant, mon chef et moi écrivions ensemble mes objectifs à la fin
de l’année, au moment de l’évaluation. Depuis deux ans, mes objectifs sont écrits clairement
en début d’année ». Les objectifs à atteindre sont donc « contractualisés » en début d’année et
font l’objet de revue régulière au cours de l’année : ils deviennent réellement la base des
échanges entre les managers et les managés. Ce formalisme semble indispensable au
management à distance car il n’y a plus de contacts quotidiens entre le manager et ses
équipes : les possibilités d’ajustement en temps réel sont donc réduites à leur strict minimum.

Le suivi des différents processus internes est également perçu comme plus rigoureux.
L’évaluation annuelle devient un moment privilégié de contact entre manager et managé.
Ainsi, les deux parties préparent cet entretien de manière bien plus approfondie
qu’auparavant. En outre, les managers doivent établir tous les 2-3 ans avec leurs
collaborateurs des Plans de Développement Personnels (PDP), initiative qui n’avait guère été
suivie dans le cadre du management de proximité, mais qui a pris toute son ampleur dans le
développement du management à distance.

Après avoir vu les différents avantages perçus par les managers et les managés dans le
management à distance, il nous semble à présent important d’identifier les enjeux majeurs de
cette forme d’organisation, enjeux qui, s’ils sont mal compris sur le long terme, peuvent avoir
des répercussions graves sur le fonctionnement de l’entreprise.
5.2) Enjeux du management à distance

Dans cette partie, nous allons principalement nous intéresser à la supervision et à la


communication à distance, qui ont été des thèmes récurrents de tous les entretiens.

5.2.1) La supervision à distance

5.2.1.1) Perceptions des managers


Le management à distance se caractérise – nous l’avons vu précédemment - par
l’incapacité du supérieur hiérarchique de voir ses subordonnés. Ceci n’est pas sans poser
problème pour le manager, qui comme tout gestionnaire, s’appuyait sur l’observation pour
identifier les problèmes et mettre en œuvre des actions correctives (Thiétart, 1998). A

133
distance, le manager peine à évaluer la charge de travail de son collaborateur ainsi que le
niveau de stress atteint par ce dernier. N’étant plus en mesure d’observer l’activité de son
collaborateur, le manager éprouve parfois des difficultés à évaluer sa performance et à lui
prodiguer des conseils adaptés à la situation. La distance jouerait ainsi un rôle amplificateur
des défis posés à tout manager. Les managers ne constatent pas de difficultés à suivre
l’activité « chiffrable » de leurs collaborateurs, du fait du déploiement du reporting (« on
arrive à faire fonctionner [le management à distance] sans grande difficulté »). Ils avouent
être moins à l’aise pour évaluer les méthodes mises en œuvre pour atteindre les objectifs. Si
les résultats business sont bons, le manager, pris par le temps, ne cherchera que rarement à
aller plus loin ; par conséquent, il n’est que peu conscient des difficultés rencontrées par ses
équipes pour atteindre ces résultats, et ne perçoit pas les efforts réalisés sur le terrain.

La distance présente également des risques : il devient ardu d’identifier suffisamment tôt
les problèmes. Ainsi, le manager constate qu’il n’a pas toujours conscience des faiblesses de
ses collaborateurs : « quand quelqu’un est en train de se planter, on le détecte souvent trop
tard et on a du mal à intervenir, à décoder et à détecter suffisamment tôt. C’est ce qu’il y a de
très dur, car on est focalisé sur nos chiffres, on est très axé sur notre business ». Ceci pose de
réels problèmes si le collaborateur à distance occupe, à son tour, des fonctions de
management. En effet, alors qu’il semble aisé d’identifier un « mauvais chef » à proximité, la
détection devient ardue à distance : « Vous mettez un mauvais manager quelque part à
distance, ça ne se verra pas tout de suite : ça prendra peut-être trois mois, six mois. Et, entre
temps, le mal aura été fait, et c’est ça un autre danger du management à distance, c’est que
comme il est plus virtualisé, on n’a pas la sanction immédiate de la qualité du management,
comme on l’a dans un management classique ». Et l’augmentation du nombre de personnes à
gérer ne fait qu’amplifier cette difficulté : « Ce qui est difficile à faire à distance, c’est
apprécier la façon dont la personne manage ses équipes. Parce qu’on appréhende la
personne en ligne directe mais pas les personnes qu’elle manage derrière, sans compter que
la question du nombre de personne se fait de plus en plus lourde quand on descend la
hiérarchie ». Aussi une mauvaise supervision à distance peut-elle avoir des conséquences
graves sur le long terme : « Mal vécu, ça [le management à distance] peut être des gens isolés,
des gens qui ne tiennent pas leurs objectifs, des gens qui ne comprennent pas où on les
emmène, ça peut être catastrophique (…) », déclare un manager.

134
5.2.1.2) Perceptions des managés
En ce qui concerne les collaborateurs, ces derniers regrettent de ne pas avoir davantage
d’occasions pour s’entretenir avec leur hiérarchie. Du fait de leur faible quantité, les
interactions portent exclusivement sur les résultats. La relation hiérarchique devient donc
« contractuelle », ce qui peut générer un sentiment d’isolement chez le managé : « J’avais
l’habitude d’avoir un chef qui téléphonait pour savoir quelles étaient mes difficultés, au-delà
des indicateurs. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que notre définition du management est plus
restrictive et se limite à l’atteinte des objectifs ». En outre, cette focalisation sur les résultats
nuit à toute volonté d’amélioration de l’existant. Comme le constate un managé, « ce n’est
pas parce que les résultats sont atteints qu’il ne faut pas en discuter, car on peut toujours
améliorer l’existant ». Les managés sont également tentés de reproduire le comportement de
leur hiérarchique avec les équipes qui sont sous leur responsabilité, ce qui est dommageable,
sur le long terme, pour la qualité du management dans l’entreprise.

L’entretien d’évaluation, considéré comme l’un des moments forts de la relation manager /
managé (« le moment où le chef s’assoit et discute des résultats et des difficultés ») se heurte à
cette méconnaissance du vécu du collaborateur. Les managés regrettent que l’entretien
d’évaluation annuel devienne le seul point de contact où le manager prend le temps de les
écouter. Cette difficulté est amplifiée par la faible durée des couples managers / managés (en
moyenne, un collaborateur sera géré entre 2 et 3 ans par le même manager). L’appréciation du
hiérarchique est donc parfois perçue comme illégitime : « Il ne me connaît pas, il ne connaît
pas mon activité, mon travail, je me sens très réduit… Je n’ai pas l’impression qu’il puisse
vraiment évaluer mon travail ». Le fait de changer de chef hiérarchique trop fréquemment
rend impossible tout travail à moyen terme : « A chaque fois, il faut reparamétrer les
méthodes de travail, nous n’avons pas le temps de bien nous connaître… et il faut tout
recommencer de nouveau avec une nouvelle personne (…) et expliquer en quatre heures ce
que nous avons fait en quatre ans ! ».

Le développement de l’autonomie présente également des points négatifs. Ainsi, certains


collaborateurs ont le sentiment que le manager ne souhaite pas être mis au courant des
mauvaises nouvelles. Le managé doit alors trouver seul une solution et n’informer son
supérieur hiérarchique qu’une fois le problème résolu. En fait, les managés souhaiteraient
trouver le bon niveau d’autonomie dans leur relation avec leur supérieur hiérarchique : « Je
n’ai pas besoin de quelqu'un présent tout le temps mais j’ai besoin d’avoir des échanges. Je

135
ne demande pas que mon chef me donne sa solution mais j’aimerais pouvoir faire avec lui des
briefings opérationnels ».

L’un des enjeux essentiels de cette relation hiérarchique à distance réside dans l’équilibre
délicat entre contrôle et confiance. Ainsi, certains collaborateurs ont le sentiment d’endosser
les erreurs commises par d’autres sans pouvoir se justifier : « le chef n’est pas là et il peut
imaginer ce qui se passe ». Les managés considèrent que les résultats négatifs sont amplifiés
par la distance : « On va donner beaucoup d’importance à une réclamation et on perdra une
demi-journée à expliquer pourquoi il y a eu un problème pour quatre XXX [nom du produit ].
A côté de ça, personne ne me demandera comment j’ai réglé les problèmes liés à la grève »,
déplore l’un d’entre eux. En outre, ce n’est pas parce que le chef est sensibilisé au contexte
qu’il peut agir sur le terrain. Ainsi, « mon chef connaît bien mon travail mais il y a un certain
décalage entre mon chef au siège et ses possibilités d’interventions sur les problèmes de
l’usine ». Ceci pose problème pour les petites équipes dont les difficultés spécifiques ne sont
pas gérées par les services du personnel sur place, étant donné leur faible importance
numérique. En outre, la distance ne permet pas au manager de s’assurer que ses directives
sont prises en compte et appliquées par les parties en présence.

Enfin, la dernière difficulté majeure de la supervision à distance – telle qu’elle est vécue
par les managés – est la faible équité existant entre les membres de l’équipe gérés à distance
et ceux gérés localement. Ainsi, les managés à distance ont le sentiment d’être « mis à
l’écart » ; ils n’ont pas l’impression que le manager s’attache à leur développement individuel
ni au développement de leur carrière. Certains se renferment complètement sur eux-mêmes et
se consacrent exclusivement à leur travail, au détriment de toute relation personnelle : « Je
cherche dans mon travail la satisfaction que j’attendais avant de mon chef et qui n’arrive
pas ! ». Les difficultés de la supervision à distance trouvent pour partie leur origine dans une
communication à distance défaillante, thème que nous allons à présent développer.

5.2.2) La communication à distance

5.2.2.1) Perceptions des managers


Ainsi que nous l’avons mentionné précédemment, le manager fixe les règles de la
communication car il contrôle la fréquence et la durée des rencontres en face-à-face (« Tout
d’abord, chaque année, mes collaborateurs reçoivent un planning de visites que je leur

136
envoie. Il savent que je viens telle semaine, deux, trois ou quatre semaines, ça dépend. Ils
savent que cette semaine-là, je serai dans leur zone pour travailler avec eux, faire le point sur
leurs objectifs, sur leur réalisation, pour faire le point sur leurs problèmes, les aider à
résoudre un problème, et visiter quelques clients majeurs s’ils le souhaitent ou si je le
souhaite ») et choisit d’être (ou non) disponible quand ses collaborateurs cherchent à le
contacter à distance. On retrouve ici ce souci d’optimiser au maximum les échanges… et de
simplifier le management ! : « A chaque visite, on passe ¼ heure à discuter des objectifs fixés
pour l’année : c’est une check-list très rapide et c’est un support de management. C’est pour
ça que le management, ce n’est pas compliqué ».

Si les réunions et les déplacements des managers sont organisées en fonction d’un planning
établi souvent très en amont, les contacts téléphoniques suivent des lois bien plus aléatoires
qui reposent souvent sur trois critères : le niveau d’autonomie du managé (tel qu’il est perçu
par son manager), l’urgence de la situation et la disponibilité du manager. Aussi y a-t-il autant
de types de contacts que de couples manager / managé : « Par contre au téléphone, c’est très
variable [par comparaison avec les fréquences des visites]. Il y a des gens avec lesquels je
n’ai pas de problème, donc je les appelle pas trop souvent parce que, finalement, ces
rencontres-là suffisent, et puis il y a les échanges de mails qui suffisent aussi. Quand on a des
problèmes, par exemple avec l’usine asiatique en ce moment, c’est tous les jours que j’ai des
contacts avec lui (…)Le management à distance, ce n’est pas mal parce que ça permet de
s’ajuster, ça permet de se concentrer sur l’essentiel en terme de contact. Et puis, il y a des
gens qui ont besoin de plus de suivi que d’autres ». Ainsi, en fonction des personnes
interrogées, les modalités de contact sont-elles très variables : « on peut se téléphoner pour un
oui ou pour un non, et on sait qu’on ne se dérangera pas parce que ça ne durera pas
longtemps», explique un manager. Vision complètement opposée à celle d’un autre
interlocuteur, sensible, lui, à la distance linguistique: « ces gens-là [les managés à distance],
ils font tous l’effort d’apprendre le français. Mais de par le temps d’adaptation, à chaque fois
que vous passez sur une autre langue qu’ils ne pratiquent pas au quotidien, vous avez un
temps d’adaptation. Donc il vaut mieux programmer un entretien un peu long que dix petits
entretiens qui sont difficiles à suivre pour eux ».

De fait, les managers doivent faire face à des problèmes de compréhension liés à la
distance linguistique et / ou culturelle. Selon eux, leurs collaborateurs n’oseraient pas leur
avouer qu’ils n’ont pas compris ce qui leur était demandé. Aussi certains managers affirment-

137
ils qu’il leur « faut répéter, répéter, répéter : ce n’est pas parce que les personnes disent
avoir compris que c’est vrai ». Tous les managers insistent sur la nécessité de développer une
capacité d’écoute hors du commun, permettant de « sentir » les situations à distance : « je
pense que ça fait partie à un moment donné du rôle de manager de reprendre le contrôle
quand il y a des personnes qui sont en train de déraper, qui sont dans des conflits
complètement stériles, et donc ça, il faut arriver à le détecter, et c’est une grande difficulté à
distance si on n’a pas un certain feeling avec les gens, une certaine capacité d’écoute ».

Manquant de temps pour étudier en profondeur les situations locales, les managers
constatent qu’ils ont tendance à vouloir faire passer trop de messages à la fois : « les
personnes qui sont juste à côté, on a une grande facilité à accélérer, à freiner, à faire passer
des messages. C’est quasiment quotidien, dans le management, on peut être très réactif.
Quand vous êtes avec des personnes éloignées, vous savez qu’il faut systématiquement
optimiser le temps qu’on passe avec eux. Donc on cherche toujours à faire passer trop de
messages, on remplit toujours du maximum de choses ce qu’on peut leur passer et on sait que
l’opportunité qu’on aura pour le faire après, c’est dans quinze jours ou dans un mois. Donc
la fréquence des contacts fait qu’on n’a pas le même niveau de communication. On est obligé
d’être beaucoup plus précis, beaucoup plus professionnel sur des contacts à distance ».

5.2.2.2) Perceptions des managés


Les obstacles générés par la distance linguistique et /ou culturelle sont également évoqués
par les managés. Certains d’entre eux trouvent difficile de comprendre leur manager au
téléphone (intonation, débit, vocabulaire utilisé), ce qui nuit au développement d’une relation
de confiance. Aussi certains managés demandent-ils systématiquement à leur chef de leur
confirmer par courrier électronique ce qui vient d’être dit. La plupart des managés se
considèrent comme responsables de cette situation (« c’est moi qui ai des problèmes à bien
m’exprimer »). Ces problèmes de compréhension sont sources de stress ; certains managés les
considèrent même comme « le problème principal du management à distance ».

Les managés déplorent également l’absence de tout « contact gratuit ». Ainsi, certains
constatent que leur manager ne les contacte que lorsqu’il a identifié un problème à résoudre,
et rarement, si ce n’est jamais, pour leur permettre d’exprimer leurs préoccupations. Poussée à
l’extrême, cette tendance donne l’impression aux collaborateurs que les visites de leur
supérieur hiérarchique ne sont, finalement, qu’un audit supplémentaire du siège. En outre, les

138
managés ne se sentent pas tous libres de « déranger » leur manager. Ils sont conscients que
ces derniers sont très occupés, souvent en réunion : « Quand je le lui demande, il me donne du
temps. Mais il est toujours en réunion et je ne veux pas le déranger», résume l’un d’entre eux.

Les managés insistent sur les différences culturelles d’appréhension de la communication.


La manière dont un message est transmis est, selon eux, éminemment culturelle et certains
souffrent des disparités existant à ce sujet entre les membres de l’équipe : « ce n’est pas parce
que je n’appelle pas mon manager tous les jours que je n’ai pas besoin de sentir et de savoir
que ce dernier s’intéresse à mes problèmes ». D’après les managés, les supérieurs
hiérarchiques analyseraient les réactions des managés grâce au prisme de leur propre grille
culturelle : ainsi, le fait d’appeler son manager tous les jours serait considéré par certains
comme une preuve de zèle, par d’autres comme une preuve d’autonomie insuffisante. De la
même façon, le fait de ne pas appeler son manager serait parfois traduit comme un manque
d’intérêt et d’implication dans son travail !

Cependant, le problème crucial en matière de communication à distance réside, selon les


collaborateurs, dans la différence existante entre le « langage technique, métier » et le
« langage personnel, relationnel, émotionnel ». S’ils sont à l’aise pour discuter
« techniquement » dans une langue étrangère, ils le sont beaucoup moins pour évoquer leurs
préoccupations. Ils ne maitrisent pas suffisamment le vocabulaire adéquat (« Quand je veux
parler de l’évaluation de mon personnel, le concept que je veux utiliser, je n’arrive pas à
l’exprimer vraiment, donc c’est un peu réduit »). Cette réduction est encore plus sensible
quand il s’agit de parler de problèmes personnels : la spontanéité est impossible (car il faut
préparer la traduction) et la traduction appauvrit singulièrement le message qu’ils souhaitent
faire passer... Aussi certains managés préfèrent-ils ne rien dire à leur manager.

Ce problème est amplifié par le sentiment de certains managés qui estiment que leur
manager accorde une importance démesurée aux rumeurs circulant au sein de l’entreprise. Il
leur semble que les rumeurs sont utilisées pour pallier à une communication défaillante au
sein de l’équipe. De fait, comme les managers sont, pour la plupart, réunis au siège de
l’entreprise, ils sont régulièrement amenés à discuter de manière informelle sur ce qu’ils ont
pu voir lors de leur passage dans les différents sites de l’entrepris. Si une relation de confiance
s’est créée, en amont de la rumeur, entre le managé et son manager, ce dernier contactera son
collaborateur pour s’assurer de la véracité des informations qui lui ont été transmises, et lui

139
demandera son avis. Dans le cas contraire, les managés se rendent compte d’un changement
d’attitude de leur manager à leur égard, sans pouvoir y remédier puisque aucun grief ne leur
est exposé, ni aucune explication demandée…. Les collaborateurs ayant pâti de ce type de
situation deviennent très prudents dans leurs contacts avec le siège et avec leur manager. Ces
différents exemples attestent de l’importance du thème de la communication à distance dans
la compréhension du phénomène du management à distance.

Conclusion

Si le management à distance n’est pas un fait nouveau, le développement des technologies de


l’information et de la communication, facilitant « l’ubiquité » du poste de travail, a amplifié
ce phénomène, autrefois réservé à certaines populations ou à des contextes très précis. La
distance géographique peut, dans certains cas, être accompagnée de distances culturelles /
linguistiques (etc.) qui la rendent plus complexe à gérer. Les enjeux principaux de cette forme
d’organisation résident, selon nous, dans les difficultés de la supervision et de la
communication à distance. Cette étude exploratoire a permis de confirmer ce postulat et de
comparer les perceptions des managers et des managés.

Nous conclurons notre propos en présentant le modèle que nous avons développé suite aux
entretiens qualitatifs et à leur analyse. Nous nous intéressons actuellement à l’impact du
management à distance sur les attitudes au travail des managés, impact dont nous n’avons eu
qu’un rapide aperçu au travers des entretiens. Ce modèle récapitule un certain nombre
d’hypothèses qu’il nous reste aujourd’hui à tester auprès d’échantillons représentatifs de
managés à distance. A cette fin, un questionnaire a été développé et des discussions sont en
cours avec différentes organisations pour pouvoir l’administrer.

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Modalités du Effets sur
management à distance les attitudes au travail
Pays
Distance Implication
géographique Ville
manager/ managé Site organisationelle
Bâtiment

Distances Satisfaction
Culturelle, linguistique Qualité de au travail
la relation
managériale
Fréquences, motifs Confiance
et moyens de contacts
interpersonnelle
Travail à domicile
Lieu de travail Travail mobile
du managé & isolement Travail en équipe groupée Justice
social Travail en équipe virtuelle
procédurale
Travail « individuel »

141
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