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DE KAFKA À SLANSKY.

POUR UNE THÉORIE DE L'AUTOCRITIQUE

Michel Surya

Éditions Hazan | « Lignes »

1999/2 n° 37 | pages 41 à 75
ISSN 0988-5226
ISBN 2850256862
DOI 10.3917/lignes0.037.0041
Article disponible en ligne à l'adresse :
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MICHEL SURYA

DE KAFKA À SLANSKY
POUR UNE THÉORIE DE L'AUTOCRITIQUE1

1 « La nuit éblouissante de Kafka2 »

« Les récits de Kafka sont, dans la littérature,


parmi les plus noirs, les plus rivés à
un désastre absolu. »Maurice Blanchotl
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En 1946, l'hebdomadaire Action, proche du Parti communiste, entre-
prend une enquête qu'il veut provocante. Son titre l'est : « Faut-il brû-
ler Kafka ? » - Brûler des livres ! Brûler ceux de Kafka ! Brûler Kafka
lui-même- dont plusieurs s'émeuvent aussitôt (Leiris, Bousquet,
Ehrenbourg... 4). TI l'est plus cependant que les résultats de celle-ci ne le
seront.

1. Ce texte est extrait d'un travail en cours intitulé La Révolution rêvée.


2. « Il faut être atteint de cécité et d'imbécillité pour confondre la noirceur d'une certaine littéra-
ture plus ou moins existentielle et la nuit éblouissante de Kafka. ». « Les Brûlots de la peur »,
déclaration collective des surréalistes, 1946, entre autres signée par Adamov, Artaud, Breton,
Fardoulis, Ribemont-Dessaignes, Marthe Robert etH. Thomas.
3. Maurice Blanchot, «La lecture de Kafka >>,L'Arche, n° 11. Repris dans La Part du feu, p. 18.
4. «[ ... ]je ne vois que les hitlériens pour y avoir songé» (M. Leiris);« Qu'un grand journall'ait
trouvé opportune, voilà qui aidera l'avenir à nous juger» O. Bousquet); «Les Allemands ont éga-
lement commencé par Kafka. Puis ils se sont mis à brûler des hommes, des femmes, des enfants. »
(Henri Calet); etc.

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La violence de ses instigateurs tourne court, en effet. Faute que
ceux qui la partagent soient assez nombreux ? Sans doute. Plus vrai-
semblablement, parce que même ceux qui sont tentés de la partager
pressentent qu'il s'agit d'un mauvais piège. U y a une question Kafka,
sans aucun doute, du moins y en a-t-il une pour les communistes, mais
nombreux sont ceux qui pensent que mieux aurait valu ne pas la poser.
Que voulaient alors ceux qui la posaient ? Ils voulaient, selon toute
apparence, stigmatiser une « littérature noire » (c'est le mot infamant
dont ils l'affublaient), dont Kafka aurait été le parangon. Mais que vou-
laient-ils provoquer? Une« saine» réaction contre celle-ci qui permît
à une autre littérature, rouge plutôt que rose prennent-ils bien soin de
préciser, de s'imposer. Rien là que d'ordinaire dans la rhétorique anti-
intellectuelle communiste. La« littérature noire», par laquelle ils dési-
gnent plus souvent la littérature « existentialiste » que Kafka lui-même,
serait décadente, sale, décourageante, morbide (les qualificatifs ne man-
quent pas dont aucun ne l'honore); elle éloignerait la jeunesse des
tâches exaltantes qui l'attendent; elle l'empoisonnerait. Garaudy,
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d'autres avec lui, avaient dessiné cette ligne jdanovienne avant la lettre,
c'est-à-dire avant que tous les intellectuels du Parti, bon an mal an, s'y
rallient. L'intéressant est ailleurs. U tient dans ceci que c'est de Kafka
que cette enquête a décidé de faire le parangon hypothétique de ce
qu'elle appelle la littérature noire. Kafka et non pas Sartre (lequel se tire
même plutôt bien de celle-ci, ce qui ne sera pas longtemps le cas). Il faut
alors le supposer, s'il y a une question Kafka, c'est que les « enquê-
teurs» prêtent à celui-ci quelque chose que nul autre n'aurait, dont nul
autre ne pourrait être comme lui accusé, et que ne suffisent pas à épui-
ser les accusations dont ils les stigmatisent indistinctement (noirs, mor-
bides, etc.). Ce quelque chose, cependant, n'apparaît pas. Même, il
semble qu'on se soit efforcé de faire qu'il n'apparaisse pas. Sans doute,
le titre invoque-t-il son nom, mais les déclarations peu, et les questions
seulement à titre de prétexte. Il y aurait une question Kafka dont ils
voudraient qu'on croie qu'elle est celle de la littérature noire, mais ils
font en même temps comme si la question de la littérature noire ne

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suffisait pas à intégrer celle qu'en effet pose Kafka; ils font en fait
comme s'ils craignaient qu'elle ne puisse pas l'intégrer sans exploser.
Le piège est celui-là qui se referme sur ceux qui devaient désirer le
refermer sur Kafka. Pour l'éviter, il aurait fallu qu'ils disent de quoi ils
accusaient réellement celui-ci. Or ils ne le disent pas. Au lieu qu'ils le
disent, ils disent autre chose dont il n'échappe à personne que Kafka ne
peut que mal en être accusé (Boris Vian aurait pu l'être, par exemple, ou
Maurice Sachs; beaucoup d'autres à sa place; mais Kafka ... ). L'avaient-
ils peu, vite, mal lu ? On est tenté de le croire. On est tenté de croire
que c'est après-coup, seulement, qu'ils se sont avisés que la question
qu'ils posaient, qu'ils posaient avec le nom de Kafka, dès l'instant que
c'est avec ce nom qu'ils la posaient, en cachait une autre, autrement
compromettante. Et qu'ils ont alors tenté de l'étouffer. Quelle ques-
tion ? Celle de l'Histoire. Plus exactement, celle des rapports pour eux
toujours difficiles à circonvenir (on l'a vu avec Malraux, avec
Malaparte, etc) qu'entretiennent l'Histoire et la littérature. L'enquête
dura plusieurs semaines et ses instigateurs la concluèrent non pas certes
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sans en justifier in fine le bien fondé, mais, du moins, en en déconsidé-
rant l'incidence. Kafka était celui dont ils voulaient faire le modèle écla-
tant, indiscutable, de ce que tout littérateur aurait dû réprouver avec
eux ; à la fin, il ne l'est plus qu'accidentellement, comme si on ne lui
avait pas prêté cet éclat sans mépris&. li faut en effet en revenir à cette
méprise. On avait essayé d'instrumentaliser ce nom, et ce nom se révé-
lait rétif à toute instrumentalisation. Mieux même, il refermait sur ceux
qui l'avaient essayé un piège dont ceux-ci se fussent volontiers passé.
S'il en a été ainsi, ce n'est pas seulement, sans doute, parce que les néo-
staliniens avaient mal mesuré qui était le mieux susceptible de servir de
preuve à la vérité qu'ils se faisaient fort d'administrer au sujet de la noci-
vité sociale de certaines œuvres, lesquelles auraient joui selon eux d'un
prestige que les luttes à mener voulaient qu'on reconnût à d'autres, utiles

5. Les attaques les plus virulentes contre Kafka, ce n'est pas dans cette enquête qu'on peut les
trouver, mais dans La Pensée ou dans Les Lettres françaises.

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celles-ci (la littérature d'édification se cherchait un repoussoir exem-
plaire; Kafka leur a semblé pouvoir l'être). S'il en a été ainsi, c'est que
cette œuvre-là, précisément celle-là, leur apparut tout à coup elle aussi
utile. Utile, elle l'était en ce sens qu'ils ne pouvaient nier: nulle n'appar-
tient plus qu'elle à la littérature; mais nulle n'est moins qu'elle suscep-
tible de lui être réduite. S'emparant d'elle comme d'une preuve qui dût
laisser sans voix, et faire taire tout ceux qui ne cachaient pas qu'ils aimaient
la littérature plus qu'ils n'étaient soucieux des progrès de l'Histoire, on
s'était en fait emparé d'une œuvre à laquelle nombreux étaient ceux qui
donnaient un sens au moins autant historique que littéraire.
La méprise commence là, et avec elle l'étrange jeu de défausse
auquel il a alors été donné d'assister qui durera une vingtaine d'années.
Le nom était trop éclatant pour qu'on l'abandonnât une fois qu'on
avait commencé d'en solliciter les effets escomptés ; en même temps,
on ne s'en servit jamais plus d'une façon qui le condamnât tout à fait.
Tout fut alors équivoque, comme le devint l'enquête elle-même au fur
et à mesure qu'elle se déroulait. On en dit ceci, puis cela. À la fin, il
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devenait difficile de savoir ce qu'on en disait vraiment. L'enquête vou-
lait se donner les apparences d'une violence. Mais ce n'était pas sans
qu'on voulût en même temps en corriger les effets. Une chose est sûre:
dès lors que Kafka fut entre leurs mains, ceux qui s'en étaient emparés
donnèrent le sentiment étrange de pouvoir devenir fous à leur tour.
Les débuts eux-mêmes étonnent. Ainsi, on s'interrogea moins sur
le sens de ce que Kafka avait voulu représenter qu'on ne protesta contre
le fait que de telles représentations fussent possibles ; on lui reprocha
moins de n'en avoir pas dit assez (abandonnant son œuvre à toutes les
possibilités d'interprétation auxquelles elle prêtait) que d'en avoir dit
trop et trop clairement. En bref, cette œuvre dont tous semblaient d'ac-
cord pour dire qu'elle était inutilement obscure, n'en suscitait pas
moins, et par le même mouvement, une seconde affirmation qui
démentait du tout au tout la première : elle n'était aussi que trop claire.
Et ce serait parce qu'elle n'était que trop claire bien plutôt qu'elle
n'était obscure que beaucoup étaient tentés de faire d'elle ce que Max

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Brod avait été prié d'en faire par Kafka lui-même: la détruire. De La
Colonie pénitentiaire, Jean Starobinski écrivit en 1945 ceci qu'il fau-
drait étendre à toute l'œuvre de Kafka: il« existe peu d'ouvrages qu'il
ait autant fallu disputer à la volonté de destruction 6• » Et Starobinski
ajoutait, rappelant que la même année qu'on découvrait en France Le
Procès, en Allemagne on jetait ses exemplaires au feu : « La négation
qui visait Kafka du point de vue supérieur de la mort, les autres l'ont
entreprise du point de vue inférieur de la haine. »Sans doute, les rai-
sons qu'auront à leur tour les communistes, un an plus tard, de vou-
loir la détruire {du moins, on l'a vu, de le prétendre) ne seront pas
celles auxquelles Max Brod aurait dû lui-même obéir. Ce n'est pas par
fidélité à Kafka qu'eux, qui l'accusaient, voulaient qu'on détruisît son
œuvre; c'est par fidélité à eux-mêmes qu'ils voulaient que disparût
une œuvre qui allait si exactement contre tout ce qu'ils tentaient déses-
pérément de représenter. Il y a entre ce que Kafka a représenté, à
quelques différences d'interprétations profondes qu'il prêtât, et ce que
les communistes s'efforçaient de représenter au moment où on com-
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mença de le lire, une opposition essentielle. Une opposition si essen-
tielle qu'il n'est pas sûr qu'elle exaspérât moins leur haine (une haine
« inférieure »,dit Starobinski), qu'elle n'avait exaspéré celle des nazis
(en même temps, bien sûr, cette haine n'égale pas celle des nazis ; bien
plutôt que d'une haine, il y a lieu de parler d'une exaspération).
Il faut préalablement en convenir : sauf exception, le nom de Kafka,
si peu fait qu'il fût pour cela (si extérieur à tout ce qui n'est pas la litté-
rature), rassembla contre lui tous ceux qu'exaspérait la prétention de la
littérature à juger l'Histoire quand, selon eux, il n'y avait plus rien dont
l'Histoire ne dût juger, a fortiori la littérature. Non pas, sans doute,
l'histoire du monde tel qu'il est ici, en deçà (en deçà, c'est-à-dire avant

6. J. Starobinski, « Figure de Franz Kafka >>, préface à La Colonie pénitentiaire. 1945. En


quelques mois paraissent également: Franz Kafka, journal intime, introduction et traduction de
Pierre Klossowski. Paris, Grasset, 1945 (en réalité, des extraits du Journaf) ; Max Brod, Franz
Kafka. Souvenirs et documents. Paris, Gallimard, 1945.

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la révolution), laquelle peut être jugée, laquelle même doit l'être- même
par la littérature -, mais l'histoire du monde tel qu'il sera dès l'instant
que la volonté révolutionnaire l'aura renversé. De ce point de vue, ce
« procès » posthume fait à Kafka est exemplaire ; et, sans doute, nul
n'était plus que lui susceptible de le susciter. En même temps, qu'on ne
s'y méprenne pas, ce procès préfigure celui qui sera dorénavant fait à
toute la littérature, non plus accusée, comme par le passé, d'être exté-
rieure au monde - d'être le fait d'« écrivains désincarnés7 » -, mais de
prétendre occuper sur lui une position de surplomb qui lui permettrait
de le juger. n faut alors en former l'hypothèse : si ceux qu'animait la
volonté révolutionnaire redoutaient si fort Kafka, c'est qu'ils pressen-
taient que la critique qu'il avait faite de son monde ne pouvait pas sans
tort lui être réduite; en d'autres termes, qu'il n'y avait pas jusqu'au
monde révolutionnaire à ne pouvoir être aussi visé par elle. Kafka les en
avait lui-même en quelque sorte avisés qui disait avoir « puissamment
assumé la négativité de [s]on tempS'». n put sembler à ceux-ci (c'est en
tous cas ce que sa lecture pouvait les faire craindre) qu'il l'avait trop
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puissamment assumée pour qu'il n'assumât pas aussi l'inéliminable
négativité de tous les mondes possibles, y compris révolutionnaires. n
leur aurait alors fallu l'admettre : cette négativité n'était pas réductible
au caractère bourgeois et décadent du monde dans lequel Kafka avait
vécu ; elle le dépassait de beaucoup, et il n'y aurait pas de ce monde de
transformation possible dont on puisse attendre la disparition9•
On l'a vu, on a le plus souvent dit de cette œuvre qu'elle était mor-
bide. En même temps, ceux qui le disaient, qui l'en accusaient, ne pou-

7. Selon Jean Fréville, dans cette même enquête d'Action. Mot au moins malheureux pour qua-
lifier la volonté de Kafka de prêter ses « héros » aux avatars de l'incarnation.
8. n ajoutait:«[...] qui m'est d'ailleurs très proche, que je n'ai pas le droit de combattre, mais
que, dans une certaine mesure, j'ai le droit de représenter. ». F. Kafka. Journal intime. Traduction
de Pierre Klossowski.
9. Du coup, les arguments à l'aide desquels Gorki, puis Aragon, on l'a vu,« sauvaient» les lit-
tératures de Flaubert, de Stendhal, de Baudelaire, etc. n'auraient plus eu de prise sur celle de
Kafka.

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vaient pas ne pas savoir que ce qui en elle les gênait si fort était d'un
tout autre ordre. Mais de quel ordre? Le monde qu'elle décrit semble
en effet ne pas pourvoir permettre que personne ne lui échappe, ni que
ne lui échappe aucun autre monde. Y compris celui au moyen duquel
celui que Kafka avait connu serait renversé (y compris donc celui qui
l'eût sauvé du sien). En d'autres termes, il n'y aurait pas eu, selon
Kafka, de possibilité de renverser le monde qui avait été le sien sans
que celui qui le renverserait n'en conservât les formes dont il l'accu-
sait. Et c'est ce dont tous ont aussitôt formé le soupçon, sans doute.
Sans doute, c'est-à-dire ne l'auraient-ils pas dit aussi nettement. Mais
de quelles formes le monde nouveau, le monde révolutionnaire qui le
renverserait, hériterait-il ? De quelles formes serait-il impuissant à
débarrasser ceux qui en accusaient l'ancien ? Les plus « abstraits » de
ses interprètes dirent: la mort10, et l'intraitable mystère qui lui est lié,
duquel chacun conçoit une angoisse qu'on ne peut espérer voir aucune
révolution réduire, dont surtout il n'y a pas de révolution à prétendre
pouvoir faire qu'elle ne soit plus {en même temps, les révolutionnaires
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les plus résolus prétendaient pourtant qu'il n'y aurait pas jusqu'à la
mort qui n'aurait plus le même sens dès l'instant que c'est la vie elle-
même qui perdrait de son caractère éhontément individualiste11 ).
D'autres dirent : cet autre monde - même révolutionnaire - au moyen
duquel l'ancien serait renversé ne pourrait pas faire qu'il n'en conser-
vât pas -la perfectionnant, qui sait ? - une rationalisation des hommes
dont Kafka s'était fait, sans qu'il sût peut-être comment, le prophète
effrayé. Benjamin Fondane est celui qui l'a suggéré le premier, encore
que ce qu'il dit en semble dire l'exact contraire : Fondane fait en effet
de Kafka celui que la Raison aurait choisi à son insu, à son malheureux

10. Maurice Blanchot, par exemple, lequel dit de l'arpenteur du Château, qu'il « cherche à se
faire accepter par la mort » (La Part du feu, p. 87).
11. Cette autre opposition est possible : la publication du Journal, même dans une version
incomplète, ferait voir qu'il n'y a pour Kafka qu'une sorte de délivrance -la mort-, quand ceux
qui l'accusent opposent à cette délivrance la libération.

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insu, « pour ses expérimentations ». La Raison aurait attendu que
Kafka se sacrifiât à elle, son sacrifice établissant l'absolu de sa rationa-
lité12. Mais la question demeure, à laquelle Fondane ne répond qu'en
partie : Kafka parle-t-il pour la Raison, dénonçant à l'avance l'excès
auquel elle s'est elle-même condamnée (en ce cas, son sacrifice est une
dénonciation) ? Ou parle-t-il contre elle, pour se sauver et sauver avec
lui tous ceux qu'elle condamne (en ce cas, c'est la Raison qu'il veut
sacrifier à la liberté) ? On le pressent : Fondane place la Raison du côté
du collectif (il dit : du « général ») et Kafka, avec tout ce qui ne se
résigne pas à son empire, du côté du particulier. Était-ce à dire que
Kafka avait eu raison des expérimentations auxquelles la Raison s'était
prêtées sur lui ? Ou que sa défense des raisons qui étaient les siennes
en même temps qu'elles l'étaient de tous ceux qui n'étaient pas prêts à
en faire le sacrifice, avait été impuissante à empêcher que la Raison
l'emportât? L'alternative laissa indécis. Nul n'aurait dit avec certitude
ce que Kafka lui-même voulait qu'on comprît. Mais si indécis qu'aient
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laissé les nombreuses interprétations auxquelles il abandonnait ses lec-
teurs, il ne fait toutefois pas de doute que c'est de cela qu'il fut plus
souvent question: de savoir ce qui l'emportait de la protestation, révo-
lue ou vaine c'est selon, du particulier contre les réquisitions raison-
nables du général, et de la protestation folle du particulier contre les
réquisitions violentes du général (on peut facilement le déduire : ceux
que Kafka n'intéressa pas sont ceux, sans doute, qui n'apercevaient pas
que cette protestation et ces réquisitions s'opposaient ; qui postulaient
même qu'elles s'accordaient éminemment ; qu'elles ne s'accorderaient
jamais si bien que grâce à la métamorphose révolutionnaire 13).
Fondane opte pour l'impuissance qu'il prête à Kafka : « Si l'individu
est trop petit en face du général et doit être sacrifié et abandonné, si cela

12. B. Fondane, Baudelaire et l'expérience du gouffre. Préface de J. Cassou. Paris, Seghers, 1947.
Le chap. XXVIII est consacré à Kafka.
13. Je laisse de côté les interprétations anhistoriques de Kafka, auxquelles Max Brod prêta sa voix
éminente. Pour Brod, l'interprétation mystique de Kafka s'impose à tout autres.

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même est la rationalité absolue qui procure une « satisfaction» à l'es-
prit, à quoi bon discuter ? Devant qui protester de son innocence ? »
Devant qui en effet ? li n'y a plus de Raison que générale et il n'y a
plus de protestation du particulier qui n'en soit avant tout une sourde
contestation. C'est-à-dire il n'y a plus dès lors de protestation que
coupable.
C'est le second des sens de l'œuvre de Kafka auquel on s'attarda
longuement. Celle-ci n'innocente personne. C'est-à-dire il n'y a per-
sonne que la Raison qu'elle représente, qu'elle met en scène, au mieux
ne suspecte, au pire n'accuse. Nul n'était sans doute prêt à en conve-
nir sans réticence (il faut pour le comprendre s'en souvenir : la
Libération établissait l'innocence par principe de tous ceux qui avaient
eu à subir la guerre). Or Kafka ne dit rien moins que ceci: dès lors que
la Raison {la révolution) demande à chacun d'être celui qu'elle veut, il
n'y a personne à ne pouvoir la trahir. En d'autres termes, la culpabilité
sans objet qu'il dépeint -l'obscure convocation à laquelle il n'y a per-
sonne qui ne doive répondre, devant une instance dont nul ne sait au
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juste quelles règles la régissent ni même qui désigne ceux qui la com-
posent - est une culpabilité de tous les instants qui n'a plus aucun
besoin d'être justifiée, dès lors qu'il n'y a plus d'innocence possible
aux yeux de la Raison.
Ce qui oblige à ce retour en arrière. Même ceux qui accusaient
Kafka dirent d'abord que nul n'avait mieux prédit que lui quel sorte
d'effondrement connaîtrait le monde qui avait été le sien. On lui
consentit en effet ce mérite, encore que du bout des lèvres : il aurait
été, un peu à la façon dont Lukacs le disait des réalistes critiques, celui
qui aurait à ce point su quelle déliquescence était celle de son monde
qu'il ne pouvait se cacher que son désastre était inévitable. C'est un
point de vue alors répandu auquel Nathalie Sarraute donna une auto-
rité qui prévalut un temps : «Avec cette divination propre à certains
génies, celle qui avait fait pressentir à Dostoïevski l'immense élan fra-
ternel du peuple russe et sa singulière destinée, Kafka qui était juif et
vivait dans l'ombre de la nation allemande a préfiguré le sort prochain

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de son peuple et pénétré ces traits fondamentaux du caractère allemand
qui devait amener les Allemands à concevoir et à réaliser une expé-
rience unique : celle des étoiles en satinette jaune distribuées après
remise de deux points découpés dans la carte de textile; celle des fours
crématoires sur lesquels des grands panneaux réclame indiquaient le
nom et l'adresse de la firme d'appareils sanitaires qui en avaient
construit le modèle et des chambres à gaz où deux mille corps nus (les
vêtements avaient été au préalable, comme dans Le Procès, "soigneu-
sement mis de côté et pliés") se tordaient sous l'œil de Messieurs bien
sanglés, bottés et décorés, venus en mission d'inspection, qui les obser-
vaient par un orifice vitré dont ils s'approchaient tour à tour en respec-
tant les préséances et en échangeant des politesses.14 »
Si répandu qu'il fût, ce point de vue ne s'imposa pas cependant. Il
ne s'imposa pas, parce que Kafka ne pouvait être tenu pour celui qui
eût annoncé le fascisme, mais n'eût annoncé que cela. Très vite on
mesura que même le fascisme, si extravagant ou si désastreux qu'il fût,
ne suffisait pas à épuiser les interprétations qu'on était justifié de prê-
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ter à cette œuvre aussi prophétique qu'obscure. Et c'est Roger
Caillois, non sans raillerie, qui procéda à l'extension que tous crai-
gnaient:«[ ... ] il est à craindre, dit-il, que de méchants esprits ne s'avi-
sent un jour de prétendre (à tort, mais le mal sera fait) que Kafka, dans
les juges mystérieux du Procès, dans les fonctionnaires invisibles du
Château, aux décisions inattendues, irrévocables, incompréhensibles
mais indiscutables et, pour tout dire, transcendantes, n'a pas décrit
autre chose que le parti communiste. 15 »A ce qu'osa dire alors Caillois
on ne répondit pas sans embarras. On risquait en effet de n'admirer
cette œuvre que pour les raisons mêmes pour lesquelles on la redou-
tait aussi. C'est-à-dire, cette admiration obligerait de convenir qu'aux
démystifications de Kafka, le fascisme ne suffisait pas. Et c'est ce dont

14. N. Sarraute,« De Dostoïevski à Kafka», Les Temps modernes, n° 25, octobre 1947, p. 685.
Repris dans L'Ere du soupçon.
15. R. Caillois, « Faut-il brûler Kafka? »,Action, no 97, 12 juillet 1946.

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les communistes ne pouvaient que vouloir se défendre : il ne se pou-
vait pas qu'on comprît, en effet, que Kafka avait, encore qu'obscuré-
ment, prédit que rien ne distinguait essentiellement la révolution
fasciste de celle à laquelle eux-mêmes militaient. Autrement dit,
qu'une révolution communiste est impuissante à empêcher, même à
diminuer, ce qu'a de « fasciste » toute volonté de socialisation, dès
l'instant qu'elle tend à être exhaustive; dès l'instant qu'elle place dans
la Raison une confiance sans frein (en même temps, bien sûr, toutes ces
interprétations allaient au-delà de ce que Kafka avait eu lui-même les
moyens, au moins de connaître, au mieux de comparer).
Si mal qu'on la lût souvent, cette œuvre prêtait à aller plus loin.
On alla plus loin en effet et on lui fit dire ceci, qu'elle disait certes : ce
sont les raisons particulières qui en sont réduites à elles-mêmes se sus-
pecter de léser la Raison générale. C'est en effet ce que Kafka avait le
premier représenté, qu'il avait représenté avant même que ce devint
une éventualité politique. Kafka ne met pas en scène la ritualité tragi-
comique des procès que l'administration de la Raison intentera bien-
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tôt à ses administrés, mais les procès que les administrés eux-mêmes
s'intenteront pour prévenir toute menace à laquelle ils n'ignorent pas
qu'il n'y a pas d'administration qui ne soit à tout instant exposée. On
atteint alors à un étrange échange où c'est le sens lui-même qu'on est
justifié d'attribuer à tout procès qui s'en trouve modifié : il n'est pas
utile de juger qui sait qu'illui faut lui-même se juger. Qui sait qu'il suf-
fit que l'administration existe pour mesurer qu'il a démérité d'elle.
Qu'il ne peut en effet que démériter d'elle (nul n'étant jamais assez
celui que la Raison l'appelait à être). Kafka est le premier qui ait com-
pris que le jugement n'a plus besoin des procès au moyen desquels la
justice était jusqu'alors rendue. Il est le premier qui ait affirmé qu'il
n'est pas nécessaire qu'on ait rien fait de répréhensible pour que le tort
existe. Le premier qui ait dit qu'il n'y a rien qu'on puisse faire qui ne
soit susceptible de devenir un tort qui est fait à l'administration (qui
ait affirmé en d'autres termes, que l'homme est administrable et que
son administrabilité est tout entière immanente).

51
Si peu en rapport que cela paraisse, il y a lieu de le dire alors : c'est à
cela que la « judéité » de cette œuvre a été aperçue. Elle l'a si bien été que
si la « question juive », ainsi qu'euphémiquement l'appela Sartre, s'est tout
de même posée après la guerre, c'est moins à l'histoire récente qu'on le
doit - qui a coûté la vie à six millions de ceux à qui on voulait qu'elle se
posât16 - qu'à la littérature, fût-ce à celle de quelqu'un qui ne l'a pas
connue (qui s'en est retiré juste à temps). Un commentateur- Forestier
- s'en avisa : Franz Kafka, dit-il, est « essentiellement le témoin de notre
époque » (un témoin d'un genre nouveau, ou le témoin par excellence :
un témoin posthume). Et il ajoute: comme le peuple juif lui-même l'est.
Comme le peuple juif, Kafka « n'a pas de visage ». Comme le peuple juif,
s'il n'a pas de visage, c'est parce qu'il a celui de tout le monde », celui « de
n'importe qui»: Mais, ajoute-t-il,« ü est donné justement à peu d'hommes
en un siècle d'être n'importe qui. » et c'est parce qu'ils sont peu nombreux
que ceux-ci « assument à eux seuls la totalité de notre condition. 17 »
J:outes les interprétations sont possibles, mais celle-ci ne l'est pas
moins que cette phrase présume : Joseph K. (Le Procès), K. (Le
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Château) ont en commun de chercher chacun d'un bout à l'autre de
leurs deux pauvres vies qui leur dira quel pacte le premier a trahi, à quel
pacte le second doit obéir. L'un comme l'autre en vain. En vain, non pas
seulement parce qu'il n'y a plus personne dont ce soit la vocation de
dire la Loi; mais surtout parce que, de Loi, il n'y a plus. C'est ce qu'il
faudrait alors déduire : cette Raison est une raison sans Loi ; et cette
œuvre est une œuvre de la Loi sans Raison (en cela Kafka renouerait en
effet avec la prophétique juive18). Pour la première fois depuis les

16. Le chiffre de six millions s'est tout de suite imposé. Il n'y aura que Camus, un temps, pour
donner celui de sept.
17. Forestier, «Frontières ou le visage de Franz Kafka», Poésie 45, n° 26-27, aoilt-septembre
1945. Albert Camus dira un peu différemment, au sujet des Juifs : « La monde a horreur des vic-
times inclassables "· Préface à Jacques Méry, Laissez passer mon peuple. Repris dans Aauelles Il.
Chroniques 48-53.
18. ll était prévisible que l'antisémitisme resurgirait pour cette raison et sous cette forme. C'est
du moins le sens qu'il conviendrait de conférer au fait que c'est contre des Juifs que furent ins-
truits les plus grands procès politiques de l'après-guerre dans le bloc de l'est.

52
Lumières, la Loi devient, avec l'œuvre de Kafka, une protestation
contre la Raison. Et pour la première fois, cette protestation fait de la
Raison un mythe. De tous les mythes, le plus cœrcitif : contre lequel
nul ne peut en appeler (en appeler contre lui reviendrait à invoquer une
justice que la Raison s'est déjà acquise). Un mythe contre lequel nul ne
peut en appeler auprès d'aucune justice que lui-même reconnaîtrait est
une terreur. C'est d'une terreur que Kafka parle. D'un désastre que
parle Blanchot. Un désastre que Blanchot qualifie comme Kafka l'au-
rait sans doute lui-même qualifié, d'obscur et d'absolu.
A la fin, Fondane était-il justifié de voir en Kafka celui que la
Raison sacrifierait à ses expérimentations ? La question ne se pose
plus. Du moins la réponse la précède: la première des expérimenta-
tions auxquelles la Raison se livrerait voulait le sacrifice de celui qui
dénonça le premier le terreur à laquelle elle ne pouvait elle-même
qu'être entropiquement portée.
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André Gide, en 1937, conclut Retouches à mon retour de l'U.R.S.S.
au moyen d'une histoire à laquelle Kafka pourrait devoir beaucoup si
celle-ci ne devait pas à peu près tout à la situation nouvelle de
l'U.R.S.S., après les grandes purges. Un jeune Russe d'une trentaine
d'années, raconte Gide, accompagné de son épouse (et de leur enfant
que celle-ci allaite), se rendent ensemble à Moscou. Au bout de sept
heures de route, il se confie en ces termes à un passager (c'est lui qui
raconte) qui partage leur compartiment« [... ]tout avait été bien jus-
qu'à l'assassinat de Kirov. Puis il ne savait quelle dénonciation l'avait
rendu suspect. Comme il était fort bon ouvrier et que l'on n'avait rien
à lui reprocher, on ne l'avait pas congédié tout de suite de l'usine où il
travaillait. Mais il avait vu peu à peu se détourner de lui ses camarades,
ses amis. Chacun craignait, en lui parlant, de se compromettre. Enfin le
directeur de l'usine le fit appeler et, sans précisément le renvoyer, car il
n'avait aucun motif de le faire, lui conseilla d'aller chercher du travail
ailleurs. À partir de ce jour, il avait erré, d'usine en usine, de ville en

53
ville, de plus en plus suspect, traqué, ne rencontrant partout que
méfzance, refusé, repoussé, privé de tout appui, de tout secours; n'obte-
nant rien pour ses enfants non plus, et réduit à une atroce misère.
- Voilà plus d'un an que cela dure, dit la femme; nous n'en pou-
vons plus. Depuis plus d'un an, où que ce soit, on ne nous a jamais
toléré plus de quinze jours.
- Et si encore, reprit l'homme, je pouvais comprendre ce dont on
m'accuse. Quelqu'un a dû parler contre moi. Je ne sais pas qui. Je ne
sais pas ce qu'il a pu dire. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'on n'a rien à
me reprocher.
Alors il m'expliqua la résolution qu'il avait prise d'aller à Moscou
s'informer, se disculper s'il était possible, ou achever de se perdre en
protestant contre une suspicion immotivée. 19 »

II. Une vérité plus affreuse (Les procès)


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« Qu'ont-ils besoin de tant s'avilir?...
Pour mourir tout de même sous la bannière
de la Révolution? C'est décidément trop
édifzant. On pressent une vérité
plus affreuse[ ... ]» Jean Guéhenno20

C'est pourquoi ceux qui s'étonnent que les accusés des procès orga-
nisés à l'Est aient dit tout ce que leurs accusateurs voulaient qu'ils

19. André Gide, Retouches à mon retour de l'U.R.S.S. Paris, Gallimard, 1937, pp. 93-94. Il n'est
pas impossible que cette histoire que Gide raconte doive à la lecture que celui-ci a faite du
Procès. La dernière phrase permet d'en former le soupçon.
Evguenia Guinzbourg rapporte dans Le Vestige un dialogue similaire entre sa belle mère et elle-
même : « À qui pourrais-tu prouver ton innocence ? Dieu est trop haut et Staline trop loin... -
Mais qu'est-ce que tu dis? Je la prouverai au risque de ma vie. j'irai à Moscou. Je me battrai. »
(Paris, Le Seuil, 1967.)
20.Jean Guéhenno, Vendredi, 5 février 1937. Cité par Annie Kriegel, Les Grands procès dans les
systèmes communistes. Paris, Gallimard, 1971, p. 15.

54
disent, ne s'en seraient sans doute pas autant étonnés s'ils avaient lu
Kafka. Ils auraient su alors qu'il n'était nullement nécessaire que ceux-
ci aient été coupables pour agir comme s'ils l'étaient. Nullement
nécessaire qu'ils aient commis les fautes desquelles on voulait qu'ils
répondent pour en faire l'aveu. Ils auraient su qu'il suffisait qu'on les
tienne pour coupables pour qu'ils n'aient plus qu'à trouver eux-
mêmes de quoi. En quelque sorte, et c'est au moins ce que Kafka aurait
dû permettre de penser moins mal : ils auraient dû ne pas ignorer que,
dorénavant, l'aveu précède la faute. Même, qu'ilia crée.
Partant de quoi, l'unique liberté qui restait aux accusés était soit de
donner eux-mêmes un motif à une culpabilité dont il fallait qu'ils ne
doutent pas davantage que leurs accusateurs, soit de s'accorder à n'im-
porte lequel que ceux-ci retiendraient (c'est d'ailleurs pour ne pas
décevoir cette ultime « liberté », quand bien même aurait-elle un carac-
tère obstinément absurde, que la plupart en « rajoutèrent » devant les
tribunaux qui les jugeaient).
Cette « liberté » des accusés des procès réels qu'intenta la bureaucra-
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tie soviétique, cette « liberté » que montra Joseph K. d'une façon si peu
conforme à l'idée qu'on pouvait s'en faire, il n'est pas sûr qu'on s'en
aperçut alors, allait contre ce qu'on voulait que la justice dise de la liberté.
Peut-être même allait-elle contre ce que tous pensaient que la justice
disait de la liberté depuis l'affaire Dreyfus. On en convient générale-
ment : l'affaire Dreyfus constitue le moment fondateur de l'histoire intel-
lectuelle française. On ne devrait pas moins en convenir : elle est
également le moment fondateur de la morale politique à laquelle la
gauche a prétendu depuis se tenir. A cette convention, qu'il ne saurait être
question de mettre en doute, s'en oppose alors une autre, plus récente,
qui la heurte de front. Un heurt qu'il faut formuler ainsi, quelque
approximation qu'il y ait dans une formulation aussi rapide : Le Procès
(de F. Kafka) est le contraire du procès en réhabilitation du capitaine
Dreyfus. La révision de sa révision. Son anti-procès. Il est cette révision,
il est cet anti-procès, parce que Kafka, et c'est ce qui fait son porte à faux
profond, ne cherche pas à faire, d'aucune façon, que la justice triomphe.

55
En si peu d'années, peut-il s'être passé autant de choses? On en
doute d'abord. On se dit ensuite que s'il ne s'en est peut-être pas passé
autant, c'est que la littérature les a anticipées. Kafka, reprenant le pro-
cès fait à Alfred Dreyfus, reprenant y compris son procès en réhabili-
tation, fait en sorte qu'un autre procès, celui-ci d'un genre nouveau, et
qui est fait à Joseph K., ne soit pas l'occasion que triomphe non pas
seulement toute justice (la justice en son principe), mais même celle qui
lui est due, et dont il endure le déni.
Il faut alors le représenter : c'était recouvrir de ténèbres une lumière
pourtant difficilement faite. C'était revenir en arrière. Surtout, c'était
douter que le principe au nom duquel Alfred Dreyfus avait été reconnu
innocent témoignât moins pour un temps qui se serait achevé avec lui
que pour un temps qui eût commencé avec. Cette inversion est centrale.
Une deuxième l'est autant qu'on doit moins à Kafka qu'on ne la doit
aux procès de Moscou et aux réactions qu'ils ont- ou non- suscitées : en
la personne de Dreyfus, la gauche politique, la gauche intellectuelle {ou ce
qui s'est alors constitué comme telles) défendirent les droits d'un homme
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contre ceux d'un État {partant ceux de l'Homme contre tout État), au
contraire de la droite politique et de la droite intellectuelle, lesquelles
tenaient que, quelque injustice qu'il se pouvait qu'on commît contre un
homme, ceux de l'État devaient en tout état de cause prévaloir. Avec les
procès de Moscou, avec ensuite ceux des pays satellites, c'est au contraire
qu'il sera donné d'assister: la droite entreprendra de défendre les droits
des hommes contre ceux des États qui les accusent {non pas certes de
tous ; la condition était qu'ils fussent « progressistes »), et la gauche intel-
lectuelle et politique, du moins une grande partie d'entre elle, défendit les
droits de ces États à juger ces hommes, ne fût-elle qu'assez peu convain-
cue de leur culpabilité. Dès lors, loin que l'affaire Dreyfus parût, ce qu'elle
était pourtant, fondatrice d'une attitude à laquelle le souci d'une justice
individuelle toujours et partout la même, par tous et toujours menacée,
eût été essentielle, c'est le contraire qui se passe : la justice ni l'individu ne
l'emportent dans une vision qui s'attache à faire que triomphe la justice
due aux hommes quitte à ce qu'elle coûte celle due à des hommes.

56
Une troisième inversion eut lieu alors que Kafka avait cette fois
compris le premier : la justice en appelait-elle secrêtement à l'innocence
{ce serait du moins le désir en effet secret de tous ceux qui placaient en
elle leur confiance) ? Elle en appellera dorénavant à la culpabilité. Non
pas qu'elle aurait « moralement » changé. Simplement parce que l'in-
nocence serait entretemps devenue indémontrable. Autrement dit,
parce que la culpabilité seule le serait. La culpabilité serait dès lors
démontrée dans tous les cas où l'innocence n'aurait pu l'être.
De toutes les inversions auxquelles il sera alors donné d'assister et
que pour la plupart Kafka avait anticipées (pas toutes pourtant, on le
verra), celle-ci est la plus importante. Et n'aurait-il imaginé qu'elle qu'il
serait déjà condamnable. Mais il dit aussi ceci, qui le condamne davan-
tage : les accusateurs ne sont ni indispensables ni permanents.
L'accusation ne se donne pas plus d'accusateurs qu'elle n'a de principes
ni ne se cherche de coupables. Les accusateurs, les coupables, non moins
que les principes aux noms desquels les uns jugent les autres, peuvent
changer, sont remplaçables {et Kœstler est en cela fidèle à Kafka avec Le
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Zéro et l'infini : Roubachov instruisit naguère plusieurs procès avant
que Ivanov n'instruisît le sien; avant que Gletkin, remplaçant Ivanov,
n'instruisît celui de Roubachov et peut-être celui de lvanov; avant que
celui de Gletkin lui-même, qui sait, ne pût être instruit ... ). L'échange
affreux qu'il avait déjà fallu faire - qu'en fait rares sont ceux qu'on a vu
faire - et qui voulait que les victimes d'hier pussent devenir les bour-
reaux d'aujourd'hui, se répète ici et se décline sous cette forme : c'est
parce qu'il n'est plus besoin d'être coupable pour être accusé que nul
n'est plus innocent. Et c'est parce que nul n'est plus innocent qu'il n'y a
plus d'accusateur qui ne puisse être lui-même accusé. Et c'est parce qu'il
n'y a pas de victimes que d'autres victimes ne puissent indifféremment
remplacer qu'il n'y en a pas non plus qui ne puissent se faire de n'im-
porte lesquelles, à leur tour, les bourreaux. La négativité que Kafka a si
puissamment assumée, mais qu'il a assumée pour toutes les victimes,
présentes et à venir autant que pour lui-même, il n'y a plus personne qui
ne prétende vouloir aussi l'assumer, mais, et c'est sans doute ce que cette

57
négativité déréglée {livrée à elle-même) a alors d'incompréhensible ou
d'affreux: pour qu'il n)' ait plus de victimes. Du rêve révolutionnaire
subsistait ceci qui ne pouvait pas avoir encore disparu, a fortiori chez
ceux qui ne savaient pas quelle opinion se former au sujet des procès :
ces victimes étaient les dernières. Les dernières d'un procès (historique)
dont les fins étaient qu'il n'y en eût plus aucune.
C'est ce que Kœstler voulait faire dire à l'un de ses « bourreaux » (et
ille lui fait dire d'une façon qui ne l'accuse ni ne le condamne a prion):
« Satan, au contraire, est maigre et ascétique; c'est un fanatique de la
logique. Il lit Machiavel, Ignace de Loyola, Marx et Hegel; son impi-
toy~ble froideur envers le genre humain découle d'une sorte de pitié
mathématiqufil-1• Il est condamné à faire toujours ce qui lui répugne le
plus : à devenir un boucher pour abolir la boucherie, à sacrifier des
agneaux pour qu'on ne sacrifze plus d'agneaux, à fouetter le peuple au
knout afin de lui apprendre à ne plus se laisser fustiger, à se défaire de
tous scrupules au nom de scrupules supérieurs, et à s'attirer la haine de
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l'humanité par amour pour ellf!2 ».
Et c'est ce que Merleau-Ponty a tout de suite compris : cette expé-
rience est celle de la fin de toutes les expériences. Et le rêve qui les justi-
fiait, celui que disparaissent tous les rêves. De tous les rêves humains, le
dernier, celui qui ferait que l'homme n'aurait plus à rêver. Et ferait de cet
homme le dernier, celui duquel tout rêve se serait nécessairement retiré
(dès lors qu'il n'y aurait plus de rêve que la révolution n'aurait réalisé).
Merleau-Ponty s'y tient: les victimes de ce rêve dernier seraient aussi ses
dernières victimes, c'est-à-dire celles qui permettraient qu'il n'y en eût
plus. Leurs moyens les condamnaient-ils ? C'est ce qu'il semble. Mais, en
même temps, juger des fins par les moyens, c'est perdre de vue ce que
celles-ci leur ont de supérieur. Et ce n'est pas, du point de vue de

21. Ce qui fait précisément écho à ce qu'avait écrit Zamiatine dans son très prémonitoire Nous
autres : « Seuls les anciens connaissaient la pitié, résultat d'une profonde ignorance de l'arithmé-
tique». Paris, Gallimard, 1971, p. 115.
22. Arthur Kœstler, Le Zéro et l'infini. Op. cit., p. 142.

58
Merleau-Ponty non plus que du point de vue de ceux que les procès stu-
péfièrent, justifier ceux-ci : c'est seulement tenter de prendre l'exacte
mesure de ce que coûtent des fins qui permettraient que les moyens ne se
différencient plus d'elles. L'ambiguïté tient simplement au fait que les fins
elles-mêmes sont ambiguës : s'il s'agit de triompher du fascisme, les
moyens auxquels l'URSS a recouru avant la guerre ne la condamnent pas
davantage qu'ils ne condamneraient n'importe quelle démocratie qui y
aurait recouru (et l'on sait que c'est ce que la propagande soviétique a
prétendu; qu'il s'agissait de prévenir toute possibilité d'une v· colonne;
et que c'est à cette prévention que les procès d'avant-guerre ont corres-
pondu). Mais s'il s'agit de faire triompher la révolution prolétarienne?
La difficulté est alors beaucoup plus grande. Merleau-Ponty écrit ceci du
Zéro et l'infini : « Le sceptique se réjouit que chaque idée tourne en son
contraire, que "tout est relatif" [... ], que la religion, sortie du cœur,
devient Inquisition, violence, hypocrisie donc irréligion, que la liberté et
la vertu du XVIII' siècle, passés au gouvernement, deviennent liberté et
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vertu forcés, loi des suspect?, Terreur et donc tartuferie. Que Kant
devienne Robespierre, la dialectique marxiste n'entend pas ajouter un
chapitre de plus aux ironies de l'histoire : elle veut en finir avec elles.24 »
Le marxisme, sans doute, mais le socialisme réel ? De deux choses l'une,
en effet : soit ces moyens, si onéreux soient-ils, sont le prix qu'il faut
payer pour que les fins de l'Histoire adviennent; soit ils en dénoncent la
possibilité, fins et moyens ne faisant qu'un, comme le pensait Simone de
Beauvoir: «Ne tuerais-je qu'un homme pour en sauver des millions, il y
aurait un scandale absolu qui éclaterait à cause de mo~ un scandale
qu'aucune réussite ne saurait compenser[... ] Est-ce à dire qu'il nous faut
en revenir à justifzer par la fin n'importe quel moyen ? Non [... ] La fin est
définie par les moyens qui reçoivent d'elle leur sens.25 »

23. C'est moi qui souligne.


24. M. Merleau-Ponty, « Le yogi et le prolétaire ''• Les Temps modernes, no 14, p. 281. Repris
dans Humanisme et terreur. Merleau-Ponty ajoute cette généralisation:« Oui, nos intentions se
dénaturent en passant hors de nous. »
25. Simone de Beauvoir, « Idéalisme moral et réalisme politique », Les Temps modernes, n° 2,

59
En réalité, nul ne doutait vraiment que les procès fussent truqués ;
mais tous n'étaient pas d'accord pour nier que ce truquage avait un sens
plus grand que tout ce que la protestation morale était susceptible de
dire contre lui. Cela revenait-il à justifier les moyens grâce auxquels on
atteindrait les fins promises ? Ou cela voulait-il dire qu'il n'y avait pas
de fins que de tels moyens n'aient pas tout entier niées ? Cela veut bien
plutôt dire qu'on parla peu alors des procès en des termes que la morale
eût seule arrêtés. Qu'on en parla bien plutôt en des termes relevant de la
stratégie idéologique (ce que d'aucuns appelaient alors la dialectique).
Était-il stratégiquement justifiable qu'on recourût à des moyens qu'il
n'y a pas de grandes fins à pouvoir justifier ? Ou n'y a-t-il pas de mau-
vais moyens dès l'instant que les fins sont grandes ? Douter des moyens
- consentir à ceux-ci, contester ceux-là -, n'était-ce pas douter des fins
elles-mêmes ? Que coûtait la mort de Roubachov (pour le No 1 du Zéro
et l'infinz)? Que coûtait celle de Boukharine {pour Staline)? Que coû-
tent même celles de milliers de Boukharine si c'est au prix qu'ils
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approuvent ce qui les écrase que la révolution triomphera : 1. de ce qui
la menace momentanément {le fascisme); 2. de ce qui ne cessera jamais
de la menacer {la restauration capitaliste). Et c'est ce sur quoi tous
étaient au minimum d'accord. Us ne l'étaient pas parce qu'ils auraient été
dupes des (mauvaises) raisons que la révolution était déterminée à allé-
guer, ils n'en étaient pas dupes parce qu'ils ne doutaient pas que la
révolution était justifiée à alléguer ces raisons (fussent-elles mau-
vaises). Et c'est ce que Kœstler a su si remarquablement rendre :
Roubachov lui-même savait que les raisons que la révolution lui oppo-
sait, quand bien même elles l'écraseraient, étaient supérieures à celles

novembre 1945, pp. 267-268. La question des fins et des moyens a été interminablement débat-
tue par tous ceux qui voulaient avoir sur ce qui se passait en Union soviétique un point de vue
qui ne dût pas tout à la morale. C'est ainsi qu'elle fut aussi posée à Vittorini, qui répondit ceci :
«[ ... ]tant que la révolution n'est pas réalisée, autorisom au moins les révolutionnaires à com-
battre à armes égales. Car c'est seulement à mesure que se réalisera la révolution que les moyens
pourront se "moraliser"' à leur tour[ ..•] Je formulerai plutôt: l'époque justifte les moyens, la fin
les transforme. » ( « Une interview d'Elio Vittorini », Les Lettres françaises, art. cit.)

60
qu'il était pourtant justifié à lui opposer. Et c'est en cela que Kœsder
s'accorde et à ce que la politique ferait qu'on veuille et à ce que Kafka
pressentait qu'elle voudrait. Victor Serge - qui avait été lui-même
emprisonné par les Soviétiques avant la guerre- dira ceci, après, au sujet
de ce qui fera que les accusés, au lieu qu'ils protestent de leur innocence,
se prêteront à des aveux qui les dénoncent et les condamnent : « Le héros
du temps de la duplicité trahit la trahison[ ... ] Le héros de la fulélité se
proclame "traître"' par dévouement au parti qui exige de lui cet aveu
avant de le fusiller. 26 »C'était au nom d'une fidélité supérieure que ces
« héros » avaient une première fois trahi. Et c'est au nom de la supério-
rité des raisons que leur opposait ce qu'ils avaient trahi, qu'ils trahiront
une deuxième fois : qu'ils trahiront leur trahison. D'où venait qu'ils
s'accusent si volontiers, si violemment ? Qu'il leur apparaissait que
leurs raisons n'étaient rien comparées à celles de ce qu'ils avaient
momentanément trahi. Il s'agit en somme non d'un mouvement de
retrait, mais d'un mouvement d'approbation ultime. Mouvement qui
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eût été, dans un ordre d'idées ordinaire, sans conséquences. Mais qui
était, dans l'ordre des idées que la révolution avait mis en mouvement,
d'une conséquence extrême. Que le « traître » provisoire ne pouvait
que vouloir effacer, cet effacement exigeât-il le sien aussi. S'ils sont
morts, s'ils ont été exécutés, ce n'est pas sans qu'ils aient aperçu de
quel poids était leur faute. Une faute qui pesât sur eux d'un poids
incomparablement supérieur à celui dont pouvait jusqu'alors peser à
leurs yeux sur la Révolution celui des fautes qu'elle commettait. En
dernier ressort, même la trahison est une fidélité. Et l'aveu de cette tra-
hison une forme d'ultime fidélité, de fidélité dérélictive. Ils n'ont trahi
les raisons de la révolution qu'obéissant à une volonté de fidélité qu'ils

26. V. Serge,« Pages de journal, 1936-1938 ,., Les Temps modernes, no 45, juillet 1949, p. 82. Au
sujet des grands procès dans les systèmes communistes, Annie Kriegel attribue cette interpréta-
tion à Merleau-Ponty; on voit qu'elle appartient à Victor Serge avant tout autre. Surtout, A.
Kriegel ironise sur ce type d'interprétations qui ne feraient pas, selon elle, la part qui leur revient
aux tortures, etc. Cependant, si attachée qu'elle soit à rationaliser les aveux des accusés, elle n'en
vient pas moins à émettre elle-même des hypothèses auxquelles la rationalité n'a que peu de pan.

61
ont cru supérieure. lls ne trahissent leur trahison qu'obéissant à une
volonté de fidélité qui l'est, elle, réellement. Qui l'est d'une façon dont
rien ne peut plus mettre en cause la supériorité manifeste. Une supério-
rité de cet ordre : on ne voit jamais la révolution de si haut qu'elle ne
demeure supérieure; on ne se projette jamais si avant dans la Révolution
que celle-ci ne demeure par principe sans anticipation possible. Ce
qu'on peut dire autrement: parce qu'il n'y a pas de moyens d'anticiper
les raisons qu'a la Révolution d'être ce qu'elle est, il n'y en a pas d'anti-
cipation qui ne soit sa trahison. Cette logique paraît absurde (elle le
deviendra, en effet)? Elle ne l'est pourtant qu'en apparence. C'est-à-
dire, elle ne l'est que si l'on perd de vue cette égalité à trois termes sur
laquelle repose l'Histoire et l'extrême rigueur des démonstrations
qu'elle permet: Révolution= Raison= Parti (unique, cela va sans dire).
Trotsky en a le premier établi le théorème (ce qui devait faire de lui l'une
de ses premières victimes nécessaires) : « Aucun de nous, dit Trotsky, ne
veut ni ne peut discuter la volonté du Parti. En définitive, le Parti a tou-
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jours raison ... On ne peut avoir raison qu'avec et par le Parti, car
l'Histoire n'a pas ouvert d'autre voie pour suivre la Raison. ». Victor
Serge, dans son roman L'Affaire Toulaev, dit la même chose:« Notre
parti ne peut pas avoir d'opposition: il est monolithique parce que nous
réconcilions la pensée et l'action. C'est une vieille erreur de l'individua-
lisme bourgeois que de rechercher la vérité pour une conscience .V»
Revenu de sa trahison, celui qui a trahi fait valoir la supériorité de
ce qu'il a trahi. Et consent qu'en son nom on le fusille. Non seulement
il y consent, mais ille justifie lui-même. n meurt d'accord avec les rai-
sons qui plaident pour sa mort. Protester, ce serait ne rien comprendre
et aux raisons qu'a la révolution de faire de son sacrifice un moyen, et
aux torts qui étaient les siens d'en proposer d'autres à la révolution. Rien
n'est plus justifié ni moins absurde. Prétendre que ce serait absurde, ce
serait admettre ne rien comprendre à l'absolue docilité - une docilité en

27. Victor Serge, L'Affaire Toulaev. Paris, Seuil, 1949.

62
effet apparemment incompréhensible- que Kafka avait prêté à Joseph
K. Joseph K. lui-même désirait sortir de l'impasse dans laquelle ses
juges, ou ceux qu'il imaginait l'être, l'avaient placé en lui faisant croire à
la possibilité d'un« atermoiement ülimité ».Une docilité dont on devait
comprendre qu'elle signifiait que l'accord de celui qui allait être sacrifié
était entier, dût la « justice » qui allait le sacrifier lui rester à lui-même
tout entière incompréhensible. Prétendre que ce serait absurde, cela
reviendrait à ne pas davantage comprendre ce que Zamiatine écrit, non
moins prémonitoirement que Kafka, un an avant la mort de celui-ci, en
1923 : « [ .•. ] au dernier moment, je baiserai religieusement et avec recon-
naissance la main justicière du Bienfaiteur. Envers l'État unique, j'ai le
droit de subir un châtiment; ce droit, je ne le céderai pas. Personne
d'entre nous ne peut et n'ose abandonner ce droit unique et par consé-
quent très précieux.28 ».Le procès de Boukharine (de Roubachov dans
Le Zéro et l'infinz), celui de L. Rajk, celui de Kostov, celui de Slansky,
tous feront faire au « procès » de Kafka ce pas supplémentaire qu'il
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n'eût sans doute pas lui-même imaginé: ceux que la révolution sacri-
fiait (la révolution ne fût-elle elle-même plus beaucoup révolution-
naire), non seulement étaient d'accord avec les raisons qu'avait celle-ci
de les sacrifier (comme Joseph K. lui-même l'avait été), mais encore ils

28. levgueni Zamiatiné, Nous autres. Op. cit. De la même façon, Lazlo Rajk déclarera au terme
de son procès : « C'est pourquoi je déclare dès maintenant que, pour ce qui est de 1TW~ quel que
soit le verdict du Tribunal du Peuple, je tiens ce verdict pour juste. » (L'Affaire Rajk. Compte
rendu sténographique complet des séances du Tribunal du Peuple à Budapest, du 16 au 24 février
1949. Paris, E.F.R., 1949). Les dernières déclarations des accusés au procès Slansk.y rendront le
même son. À commencer par celles de Slansky lui-même : «Je me suis rendu coupable des crimes
les plus vils que l'on puisse commettre. Je sais qu'il nya pour 1TWi aucune circonstance atténuante,
aucune excuse, aucune clémence possible. Je mérite à bon droit le mépris. Je ne mérite pas d'autre
fin de ma vie criminelle que celle que propose le procureur d'État. » Geminder, autre accusé,
déclarera: «j'ai conscience que, si rigoureuse que soit la peine, qui sera juste de toute manière, je
ne peux ni compenser ni réparer les grands dommages que j'ai causés. »Autre ultime déclaration,
de Frejka de celle-ci : «Je me suis rendu si gravement coupable que j'accepte d'avance tout juge-
ment du tribunal comme un juste châtiment des mains du peuple travailleur de
Tchécoslovaquie. » in Eugen Lob!, Procès à Prague. Un survivant du procès Slansky parle. Paris,
Stock, 1969.

63
connaissaient quelles raisons celle-ci avait de les sacrifier, puisque ce
sont eux qui les lui donnaient (des raisons que Joseph K. est mort sans
connaître). lls les connaissaient assez pour s'en faire eux-mêmes avant
de mourir les défenseurs désignés : je meurs d'accord avec les raisons
qu'on a de me faire mourir, déclarent-ils tous ; nul n'en pourrait être
d'ailleurs plus d'accord que moi, nul ne sachant autant que moi à quel
point je leur ai contrevenu ; et ce sont ces raisons qu'il me faut in fine
faire entendre quand bien même tout ce qui reste en moi d'individuel
(d'irréductible aux raisons de la Raison) a de sa mort une peur que rien
n'apaise (est en fait incapable de faire de ma mort le tribut que la révo-
lution prélève pour le salut de tous).
Les raisons qu'on a opposées entre autres à Boukharine sont
connues : dans le temps de l'immédiat avant guerre, toute opposition à
la politique du parti affaiblissait le parti et, affaiblissant celui-ci, affai-
blissait l'URSS. Tel fut le syllogisme de son procès: il n'y a pas d'affai-
blissement possible de l'URSS qui ne soit un soutien à la politique
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d'agression de Hitler. ll n'y a donc pas d'opposition au Parti (même en
son sein) qui n'appelle sur lui la mort pour trahison. Staline aurait-il
perdu contre Hitler, ce seraient pour le coup les raisons qu'il avait eues
de vouloir écraser toute opposition interne (dont celles qu'il prêtait à
Boukharine) qui auraient été coupables. De ces raisons, on aurait alors
été justifié de dire qu'elles avaient mené l'URSS à la défaite. Mais
Staline triomphant d'Hitler, les raisons qu'ils avaient alléguées pour
écraser toute opposition comptaient alors au nombre de celles, si oné-
reuses, qui lui permirent de faire que la Révolution triomphâf'l. Ce qui

29. Kœstler ironisera sur la supériorité stratégique prétendue de Staline qui aurait nécessité le
sacrifice des principes de la Révolution : « Si, comme la propagande nous l'assure, le succès des
armées russes en 1944 est la preuve de la supériorité du stalinisme sur les autres systèmes sociaux,
on peut aussi conclure que la victoire de 1815 prouvait l'excellence du système tsariste et la supé-
riorité du servage sur les principes de la Révolution française. » (Le Yogi et le commissaire, Op.
cit., p. 149.). n faut alors l'envisager: ce syllogisme n'entre pas pour rien dans le relatif silence
qu'ont suscité les procès de l'après-guerre. Les desseins du stratège hors de pair qu'on dépeignait
en Staline étaient devenus, comme ceux de Dieu, impénétrables.

64
ne dessine pas, sans doute, les traits d'une justice « juste » (ou bour-
geoise). Du moins, d'une« justice» efficace {et révolutionnaire), dont
l'efficacité s'est silencieusement mesurée à l'effroi que suscitaient par-
tout après la guerre l'évocation du nom de Stalingrad et la mémoire des
vingt-cinq millions de victimes soviétiques.
Ce qui redit, quoi que d'une autre façon, ce que Kafka avait permis
le premier de dire : on peut être coupable, ne le serait-on pourtant pas.
En d'autres termes, on ne trahit pas l'histoire parce qu'on en aurait l'in-
tention, on la trahit parce que la façon par laquelle on est décidé de la
servir va contre celle par laquelle celui qui en est en dernier ressort le res-
ponsable Oe No 1, comme Kœstler l'appelle, mais que Zamiatine appela
avant lui « Bienfaiteur » ou « Bienfaiteur en personne » ; encore, « le n•
des n"' ») a décidé qu'il convenait de la servir. C'est trahir même en étant
fidèle. Et de même qu'on est fidèle, même en trahissant, s'en rendant
compte après coup, on trahit alors la trahison par fidélité. Merleau-
Ponty en hasarde l'hypothèse aux sujets pourtant tout différents de
Laval et de Pétain et des procès qui leur sont alors intentés en France. Il
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est possible en effet, dit Merleau-Ponty, que ni l'un ni l'autre n'aient
vraiment voulu livrer la France à l'Allemagne (par intérêt ou par poli-
tique), il n'en est pas moins vrai« même s'il n'y a pas faute en ce sens
[que] nous refusons de les absoudre comme des hommes qui se sont sim-
plement trompés. » Parce que, aux yeux de l'Histoire, il n'y a plus de
fautes, mais seulement des erreurs. Et ce sont les erreurs qu'il y a lieu de
juger (les « faits »), non les intentions. Ces erreurs sont des trahisons
quand bien même ceux qui les ont commises n'étaient aucunement ani-
més de l'intention de trahir. Le syllogisme de Staline semble totalitaire
{sans échappatoire possible). Il ne l'est que pour autant que c'est
l'Histoire elle-même qui l'est devenue dès lors que c'est la Raison seule
qui la gouverne (ou qui l'affirme). Dès lors, ainsi que le dit Boukharine,
que« l'histoire mondiale» est devenue« un tribunal universel »30 •

30. « Dernière déclaration », in Les Procès de Moscou. Présentés par P. Broué. Paris, Julliard,
1964.

65
III. Trois procès intellectuels, dont deux en autocritique

« Le marxisme-léninisme est vraiment


l'Himalaya parmi les conceptions du monde.
Mais un levraut qui sautille à son sommet
n'est pas pour cela un animal plus
grand que l'éléphant dans la plaine.>>
G. Lukacs. Conférence. Mars 1949.

En juin 1949, L. Rudas, dans la revue doctrinale du Parti commu-


niste hongrois s'en prit à Georg Lukacs. Il accusa celui-ci, précisé-
ment, de boukharinisme et de luxembourgisme, généralement de
cosmopolitisme. Accusations dont ne se défendra pas Lukacs. Qu'il
fera siennes, au contraire, dans un article symptomatiquement intitulé
«critique et autocritique». Oui, y avoue-t-il, il s'est trop intéressé aux
écrivains du passé. Oui, trop aux écrivains hongrois. Veut-on qu'il
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s'intéresse d'avantage aux écrivains du présent? Il le fera. Veut-on
qu'il s'intéresse davantage aux écrivains étrangers ? Il s'y intéressera.
Pourquoi du présent? Parce qu'eux seuls peuvent être réalistes socia-
listes. Pourquoi étrangers ? Parce que seuls les écrivains soviétiques
sont réalistes socialistes, ce que sans doute ni les écrivains hongrois ni,
a fortiori, les écrivains occidentaux, ne sauraient être aussi ou ne sau-
raient être encore exemplairement. C'est l'écrivain soviétique que
Lukacs se doit de donner en modèle. Aucun autre.
La critique de Rudas est violente; l'autocritique de Lukacs pathé-
tique. Assez pathétique pour que le récent prestige dont il jouissait en
France n'en fût pas atteint, et qu'on ne la commentât pas. Merleau-
Ponty par exemple:« En 1946, Lukacs revendiquait pour l'écrivain le
droit de dépasser son passé [ce qui devait déjà constituer un début d'au-
tocritique], en 1949 il lui faut disqualifier ses travaux de critique et d'es-
théticien, comme si la haute estime où il tenait Tolstoï et Gœthe n'avait
été qu'étourderie et précipitation. Ainsi le communisme passe de la res-
ponsabilité historique à la discipline nue, de l'autocritique au reniement,

66
du marxisme à l'inquisition. 31 »Fini le temps de ce que Merleau-Ponty
appelle après coup celui du « communisme optimiste », où nul ne dou-
tait, ainsi d'ailleurs que Marx y invitait lui-même, que l'art et la littéra-
ture étaient autorisés à faire valoir leurs droits respectifs à un
développement intrinsèque. On attendait alors de l'écrivain, de l'artiste,
qu'ils fussent écrivains et artistes aussi complètement qu'ils pouvaient
l'être, pariant, optimistement en effet, sur la complémentarité en deve-
nir de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font avec les besoins de l'action révo-
lutionnaire.
Le commentaire de Maurice Merleau-Ponty en appellera lui-
même un, en retour, lequel tirera bien sûr argument de cette
« défense » convenue pour aggraver les accusations que les doctri-
naires communistes hongrois étaient décidés de porter contre Lukacs.
Ce commentaire est lui aussi le fait d'un membre du bureau politique
des travailleurs hongrois (on le notera, un apparatchik, pas un intel-
lectuel). Celui-ci les aggrave tout d'abord d'une façon générale, façon
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dans laquelle on reconnaît sans mal la mécanique ordinaire des procès :
il est bien, dit-il à peu près, que le camarade Lukacs ait entrepris son
autocritique, mais celle-ci n'est« ni assez large ni assez profondel2 »,Il
précise ensuite comment il lui paraît qu'elle n'est ni assez large ni assez
profonde : « L'horizon du camarade Lukacs est en quelque sorte l'ho-
rizon de la culture bourgeoise dilaté de façon irréelle. Pour le camarade
Lukacs, le réalisme- "le grand réalisme"- est essentiellement la suc-
cession des classiques de la culture bourgeoise. » Dans sa conférence de
mars 1949, Lukacs avait en effet affirmé que, selon lui, la littérature
propre à la démocratie nouvelle était le réalisme. Mais un réalisme qu'il
convenait d'entendre au sens où il disait, ainsi que Gorki l'avait dit
avant lui, que Shakespeare et Gœthe, Balzac et Stendhal, Dickens et
Tolstoï étaient les« vrais réalistes». En ce sens, Thomas Mann aurait

31. M. Merleau-Ponty, « Commentaire au sujet de l'autocritique de Lukacs », Les Temps


modernes, no 50, décembre 1949, p. 1121.
32. Martin Horvath, «Sur l'autocritique de Lukacs »,La Nouvelle critique, no 13, février 1950.

67
été lui-même, selon Lukacs, un réaliste au sens où il appelait à leur
venue. Mann dont il affirme, ce dont on l'accuse, que le réalisme l'a
mené de« l'attrait de la maladie, de la destruction et de la mort à l'af-
firmation de la vie, de la santé et de la démocratie. ».N'est-ce pas déjà
d'un très grand mérite, et intellectuel et politique, questionne candide-
ment Lukacs. Ce n'en est pas un, lui répond-on: tout au plus le chemin
qu'a fait Thomas Mann l'a-t-il conduit« de la décadence bourgeoise à
la démocratie bourgeoise ». Pas au-delà. En d'autres termes, quelques
efforts qu'il ait faits, ou quiconque avec lui, pour n'être plus un déca-
dent, dès l'instant qu'il ne fait pas celui qui le ferait devenir marxiste,
dès l'instant qu'il ne s'est pas converti au marxisme et à ce que le
marxisme commande, tout au plus cet effort fait-il de lui un démo-
crate, aucunement un révolutionnaire. N'est-ce pas déjà ça, est-on
tenté de demander? (On le demande d'autant plus volontiers que cette
évolution n'alla pas pour lui, si limitée qu'elle fût en effet du point de
vue révolutionnaire, sans peine ni temps. Il y fallut le national-socia-
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lisme et la guerre.) C'est au moins ça, sans doute, mais c'est loin d'être
assez. Ce n'est pas assez du moins pour faire qu'il n'ait plus en com-
mun avec la bourgeoisie, que cet effort ne l'a pas fait quitter, une
« négativité » que le sens de l'histoire condamne. C'est tout l'enjeu des
années de l'immédiat après-guerre auxquelles ces apparatchiks deman-
dent qu'il ait un sens qui sépare. Ces années ont un temps, en effet,
entretenu l'idée qu'il n'y avait entre d'un côté, les révolutionnaires et,
de l'autre, ceux qui avaient combattu le fascisme sans pour autant
devenir révolutionnaires, pas de différence de nature, seulement de
degré. L'idée persistait dans les esprits que la lutte qui les avait fait
s'unir était susceptible de les faire s'unir de nouveau ; qu'elle en entre-
tenait en eux le désir. Or, ce n'est plus le cas. La guerre froide a fait que
leurs appartenances respectives, loin qu'elles permettent leur réunion,
les obligent à choisir. Choisir entre la bourgeoisie à laquelle la plupart
appartiennent, et lui appartiennent sans vouloir le cesser, et le proléta-
riat pour lequel il ne pouvait y avoir, une fois le fascisme terrassé, d'en-
nemi plus éminent que la bourgeoisie. Ceci, que la guerre a permis, ne

68
doit pas être perdu de vue : le prolétariat en est sorti renforcé et la
bourgeoisie affaiblie. Parce que c'est massivement que le prolétariat
aurait résisté (ce dont même Mauriac convenait), et exceptionnelle-
ment la bourgeoisie. Autrement dit, les quelques « bourgeois » qui ont
résisté ne suffisent pas à faire que la bourgeoisie n'ait pas trahi. Ce qui
a, dans l'histoire, un sens auquel les marxistes prêtèrent après coup une
importance considérable. Entre autres, Henri Lefebvre. Lefebvre dit,
dans un texte précisément intitulé « Autocritique33 » que la bourgeoi-
sie est devenue la négativité. Elle l'est devenue au sens que Marx don-
nait au prolétariat. Marx avait en effet, dans sa théorie de l'aliénation,
identifié le prolétariat à ce qui, chez Hegel, représentait la négativité.
Or, disait déjà Marx, le prolétariat a, dès le milieu du XIXe siècle, cessé
d'être cette négativité. Positivité, il l'est devenu dès lors qu'il a com-
mencé de produire devant l'Histoire un type d'hommes, avec ses
héros, ses chefs, ses mythes et ses génies. C'est un processus qui a
trouvé son terme, en Orient, avec la révolution bolchevique ; et en
Occident, vingt-cinq ans plus tard, avec la guerre et la Résistance :
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«[ ... ]la bourgeoisie, écrit Lefebvre, a été peu à peu repoussée, reléguée
dans le rôle de la "négativité". C'est elle aujourd'hui qui nie (bien
qu'elle s'en défende et masque la situation), à la fois la connaissance, le
progrès, l'humain, la dignité et la "valeur" de la vie. 34 »
Que faisait Lukacs avec Mann ? Il faisait ce que Morgan était tenté
de continuer de faire avec Mauriac. Admettre : 1. que les œuvres de
Mann (et de Mauriac) trahissaient moins la négativité du monde
duquel elles émanaient qu'elles ne confessaient la positivité de celui à
l'accouchement duquel elles œuvraient comme malgré elles ; 2. qu'il y
avait, entre ce qui avait été et ce qui devait être, une continuité pos-
sible. Or, c'est ce dont il ne pouvait plus être question. Qu'il n'en ait
soudain plus été question, c'est ce qui n'est pas passé inaperçu. Et l'au-

33. Ce qui nous intéresse ici; mais ce qui intéresse aussi le sens qu'il convient de donner à ce
qu'il y dit : un sens qui engage ceux qui le pressent de le dire autant que lui-même.
34. Henri Lefebvre,« Autocritique», La Nouvelle critique, n• 4, mars 1949, p. 55.

69
tocritique de Lukacs comme celle de Lefebvre le démontrent chacune.
Une querelle cardinale venait d'éclater en U.R.S.S. même, à laquelle
Jdanov donna tout l'éclat possible. On ne pouvait pas, sans nier à
Marx la génialité dont le système soviétique, ses arts et ses lettres
tiraient les leurs, faire de celui-ci un philosophe parmi les autres, fût-il
celui qui parachevait la philosophie. Avec Marx, ce n'est pas seulement
une philosophie qui s'achevait, c'en était une autre qui commençait.
En d'autres termes, il ne pouvait plus suffire de dire que le marxisme
était une philosophie révolutionnaire; il fallait dire en outre qu'il était
une révolution dans la philosophie.
Alexandrov, lui-même philosophe et lui-même soviétique, avait eu
le malheur, non pas de ne pas le voir ni le dire, mais de ne pas le voir ni
le dire avec assez de force. C'est ce dont Jdanov l'accuse et accuse son
livre, Histoire de la philosophie occidentale. À en croire Alexandrov (à
croire du moins ce que Jdanov dit de lui) Marx eût ajouté un chapitre
supplémentaire à l'histoire de la philosophie à laquelle il n'aurait donc
pas cessé d'appartenir. Histoire de la philosophie occidentale, dit Jdanov
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« traite l'histoire de la philosophie comme une relève progressive d'une
école par l'autre. 35 » On n'eût peut-être pas jusque là regimbé contre
cette affirmation toute académique. Maintenant, oui. Et c'était ce dont
il fallait que tous s'avisent. Marx n'est pas dans Hegel, parce que Hegel
est cela même à quoi on aurait dû de savoir que l'Histoire au sens de la
bourgeoisie est sans issue. Ne pas s'aviser de ce que, comme dit sèche-
ment Jdanov, la« question Hegel» est résolue, c'est faire de Marx un
métaphysicien de plus dans la longue histoire de la métaphysique (c'est
«farder une marchandise métaphysique défraîchïeJ6 »). Au lieu qu'il y
ait continuité, reproche Jdanov, il y a rupture. Citer Gœthe ou Mann,
ce que fait Lukacs, Hegel ou Kant, ce que fait Alexandrov, c'est prendre
le risque d'une restauration des principes d'une philosophie et d'une
littérature qui témoignent pour un temps où la bourgeoisie avait

35. Andrei Jdanov, Sur la littérature, la philosophie et la musique. Op. cit., p. 50.
36. Idem, p. 56.

70
domestiqué l'une et l'autre. La guerre continue, dit Jdanov- elle n'a
même jamais été aussi ardente - que Lukacs et Alexandrov et Lefebvre
donnent l'impression de croire terminée. Une guerre violente, une
guerre ouverte que Jdanov, lui-même militaire, décrit en des termes qui
écartent toute velléité de pactisation: « [... ]notre front philosophique
ressemble-t-il à un vrai front ? », questionne-t-il. La réponse est dans la
question: non! La preuve:«[ ... ] On ne fait pas de reconnaissances, les
armes rouülent. 37 ».Au lieu, conclue-t-il, qu'il faudrait remettre« de la
poudre dans les poudrières philosophiques ?38 »
Alexandrov - comme Lukacs, comme Lefebvre - fera amende
honorable. C'est-à-dire, il entreprendra une autocritique dont on ne
tiendra qu'un très médiocre compte. C'était en fait l'idée même qu'il y
eût une histoire philosophique occidentale qui constituait une faute. Du
moins l'idée qu'il en existât une à laquelle Marx ne mît pas un terme
sans retour.
Et c'est l'analogie profonde que les autocritiques présentent avec les
procès. Les aveux des accusés, dont on s'est étonné, dont on ne s'est pas
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étonné sans raison tellement ils étaient pour la plupart invraisem-
blables, n'allaient pas seuls. Ils n'y suffisaient pas. Parce qu'ils n'avaient
pas par eux seuls une signification suffisante. (Le seul aveu suffisant eût
été celui que se serait dû de faire le chef suprême. C'est ce que Victor
Serge fait dire à l'un de ses personnages, Kondratiev, en présence de
celui-ci, au Kremlin: «Si tu te mettais à avouer, to~ tout s'écroulerait,
n'est-ce pas? C'est ta façon à toi de tenir un monde entre tes mains: te
taire. ») Pour qu'ils aient eu une signification qui suffît à ceux qui les
accusaient, il aurait fallu qu'il fussent assortis d'une autocritique.
Certes l'aveu compte sans doute au nombre des éléments au moyen
desquels la vérité est établie et la justice rendue. Il compte à ce nombre
à son rang, un rang normal, à peine moindre que celui qu'y occupe la
preuve, et non sans peser sur elle d'une façon souvent déterminante. Ce

37. Idem, p. 65.


38. Idem, p. 71.

71
qu'eurent ces procès de si singulier, et qui les fit si fon ressembler à
celui que Kafka avait extrapolé, c'est qu'on n'y éprouva pas le besoin
d' apponer quelque preuve que ce fût de la culpabilité de ceux qui com-
paraissaient. Sans doute, les faits dont il y était question, les différends
qu'on y jugeaient, les torts qu'on y châtiait étaient tels que nulle preuve
n'en aurait pu être apponée. Mais il s'agit d'autre chose encore. Le rôle
que n'y avait pas la preuve, qu'on ne demandait pas à la preuve d'y
avoir, c'est l'autocritique qui l'eut {laquelle n'est pas l'aveu, mais en est
en quelque sone la validation). Et elle le validait en ce sens : celui qui
s'autocritiquait ajoutait à l'aveu de sa faute le regret de l'avoir commise.
n montrait de la contrition (mot omniprésent dans les procès). L'aveu
suffisait-il? Non (Boukharine ne dit pas seulement qu'il ne suffit pas,
mais qu'il n'est pas même nécessairel9). La contrition suffisait-elle ? Pas
davantage. Pour que la faute eût tout son sens, pour que sa réparation
restaurât l'ordre qu'elle avait transgressé (un ordre qu'on ne transgresse
pas sans porter préjudice à l'amour que tous ont de lui), il convenait
que celui qui s'en était rendu coupable : 1. avouât solennellement; 2.
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confessât le regret qu'il en avaitw; 3. s'accusât lui-même. Ce troisième
point est le seul réellement essentiel. Parce que l'autocritique est au
cœur du dispositif idéo-téléologique. Elle fait même de celui-ci ce
qu'on serait justifié à appeler un dispositif non pas totalitaire (comme
Arendt et Aron l'appelleront bientôt, qui a trait au tout, qui a le tout
pour visée) mais tautalitaire (qui a trait au même)41 • C'est en ce sens
qu'on serait justifié à appeler tautalitarisme un système de jugement où

39. «Les aveux des accusés, déclare Boukharine, ne sont pas obligatoires. L'aveu des accusés est
un principe moyenâgeux.>>(« Dernière déclaration», déjà citée).
40. «Les confessions des marxistes, écrit le philosophe Desanti, ont ce caractère qu'en elles l'au-
teur ne se prend pas seulement comme une conscience solitaire ou, selon les propres paroles de
Lefebvre, "conscience privée". Le marxiste se voit dans sa relation au monde et à l'histoire dont
il participe lui-même. Par là, sa "confession" rejoint l'universalité. » ].-Toussaint Desanti,
«L'existentialisme dénoncé», Action, n° 127, 7 février 1947. Au sujet du livre de Henri Lefebvre,
L'Existentialisme.
41. Du point de vue de cette opposition du tout et du même, c'est le capitalisme qui est totali-
taire quand le nazisme et le communisme stalinien, quoique différemment, seraient tautalitaires.

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l'on est soi-même le juge des représentations licites, et leur victime. Où
l'on est à soi-même le prescripteur des représentations desquelles
dépend le salut de tous, et le juge de leur transgression. Où l'on est soi-
même, à parts égales avec tous, le tenant et l'aboutissant d'un récit aussi
absolument tautégorique. Totalitaire était, ante litteram, le dispositif
décrit par Trotsky qui veut que le parti ait toujours raison et qu'on n'ait
raison qu'en s'accordant aux raisons qu'allègue le Parti; mais tautali-
taire est le dispositif qui impartit à chacun la tâche de se juger soi-même
comme engageant et la totalité de la vérité due au Parti et la totalité de
la vérité produite par lui, indissociablement. Tautalitaire ce qui fait de
la vérité ce qui est donné à chacun en entier. Qui lui est si entièrement
donné que nul n'est dès lors autorisé de l'ignorer. Que nul n'ignore
qu'il ne la lèse impunément. Dans un régime si exhaustivement tauto-
logique, il n'y a pas d'autre rapport possible à la vérité que celui de la
faute (l'observance stricte ne constituant pas un rapport). À la question
qui a tellement intrigué : qu'avouent ceux qui avouent ? la réponse est :
rien, en effet. Rien, sinon la parole elle-même. Sinon le désir, dont les
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accusés ont tous témoigné, jusqu'au pathétique, de regagner le langage
commun (quand bien même ce fût au prix d'avouer et quand bien
même n'importe quoi). Rien, sinon le désir de ne pas mourir hors de
tout langage. Ont-ils eu l'air de ventriloques ? Us l'étaient. Ventriloques
sans doute ceux qui s'offraient comme preuves imprévues de ce que ce
récit était sans alternative possible. C'est le prix qu'il leur a fallu payer
pour que leur fût rendu le droit de ne pas mourir hors des signes eux-
mêmes tautégoriques avec lequels se disait désormais la mort des
hommes. Dans le langage du tautalitarisme, c'est au prix que leur des-
tin soit lui-même redevenu tautologique que la tautégorie les laissa se
juger. Et se condamner.
Joseph K., comme le remarquait sombrement Groethuysen, était
celui qui n'avait pas trouvé son juge. Rajk, Kostov, Slansky, sont ceux
qui savent qu'ils sont eux-mêmes les juges qu'ils cherchaient pour se
condamner. Joseph K. ne doutait pas d'être coupable, même s'il ignorait
de quoi (tout au plus savait-il qu'il l'était dès l'instant que la possibilité

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en existait). Rajk, Kostov, Slansky le savent. Et parce que nul ne le sait
mieux qu'eux, ils ne veulent laisser à personne le soin de le dire ni de les
juger à leur place. Pas même à l'accusation. Ils sont eux-mêmes l'accu-
sation et les accusés. Ce faisant, ils placent leurs juges dans la situation,
non plus de « rendre » la justice au sens bourgeois du terme, mais de leur
rendre la justice qu'eux mêmes se font (comme on dit « se faire justice » ;
de là le caractère de « suicide » des aveux que les accusés passaient).
Alexandrov, Lukacs, Lefebvre, chacun à un degré considérablement
moindre de gravité, n'ont pensé ni agi autrement qu'eux.

Même les morts peuvent avoir à répondre à cette sombre convoca-


tion. C'est-à-dire, il est arrivé qu'on demandât à des morts, à eux ou à
ceux qui parlaient en leur place, d'entreprendre une autocritique d'un
genre inédit puisque, pour le coup, « posthume ». C'est ce qui est arrivé
à Politzer. De Georges Politzer, figure exemplaire de la conversion au
communisme et de son martyrologe, parut en 1947 le livre Crise de la
psychologie contemporainé2• S'en prenant à la psychanalyse (« bric à
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bac charlatanesque »), Kanapa, son préfacier, flatte le caractère
« ouvert » de la problématique que les deux articles - de--1929 - qui for-
ment ce livre mettent en chantier. «Jamais, claironne-t-il, nous n'avons
présenté ouvrage moins dogmatique ». Trois années plus tard, c'est
d'une autre« ouverture» qu'il est alors question, dans la Nouvelle cri-
tique que dirige alors celui qui avait été son préfacier imprudent : c'est
des erreurs de Politzer qu'il s'agit cette fois de« parler ouvertement».
L'auteur de cet article- une certaine N.B. Zavadskaïa (à l'évidence, la
travail de mise au pas que les intellectuels communistes français rechi-
gnent à faire eux-mêmes, les intellectuels soviétiques le font à leur
place)- reproche à Politzer, en des termes jdanoviens (c'est-à-dire en
des termes que Politzer n'a lui-même pas eu à connaître), d'avoir
d'abord mal assimilé et la thèse de Marx sur l'essence sociale de

42. Georges Politzer, Crise de la psychologie contemporaine. Préface de Jean Kanapa. Paris, Édi-
tions sociales, 1947.

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l'homme et la théorie de Lénine du « reflet » qui la complétait. Puis de
n'avoir cherché à corriger cette double erreur qu'en tombant dans une
autre, «plus grossière encore » qui consistait à nier l'existence de la « vie
intérieure43 », Zavadskaïa fait surtout à Politzer le procès d'user sans
retenue ni prudence des mots « drame », « drame humain »44 • Usant
d'eux avec aussi peu de rigueur, celui-ci faisait manifestement fi de la
théorie léniniste selon laquelle le psychisme de l'homme et son monde
intérieur, loin que ceux-ci n'existent pas comme ille prétend, sont le
«reflet de la vie objective qui les entoure »,reflet« socialement condi-
tionné45 ».Autrement dit, qu'il n'y a de drame de l'homme que pour
autant qu'y prêtent les conditions sociales. Prise à la lettre, la théorie
léniniste du reflet ne permet pas qu'on prête à l'homme quelque drame
que ce soit dès lors que le socialisme est réalisé.
L'autocritique que Politzer n'est plus à même de faire, on la fait
faire, même indirectement, à ceux qui l'ont publié. Ce que cette auto-
critique d'un genre indirect et inédit tendait à vouloir dire tient en
ceci : quoique Politzer ne cédât rien à la psychanalyse (on a même fait
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de lui celui dont on tirait parti chaque fois qu'il était nécessaire de dire
contre elle à peu près n'importe quoi), il ne repoussait pas avec assez
de vivacité la conviction que, de la psyché, telle que Freud l'avait ana-
lysée, rien n'était susceptible de servir au marxisme. Ce qu'il convient
de comprendre ainsi: de même qu'il n'y a plus d'avant du marxisme
(ce qu'on a reproché en effet à Alexandrov), il n'y en a pas davantage
d'après. Le marxisme est toutes les sciences à lui seul, y compris de
l'homme, et seuls sont des scientifiques les marxistes dont les analyses
ne doivent rien à ce que Marx n'a pas lui-même pensé.

43. N. B. Zavadskaïa, « Georges Politzer et la crise de la psychologie », La Nouvelle critique,


n° 19, septembre-octobre 1950, p. 74.
44. Ainsi, par exemple, p. 36, où Georges Politzer écrit en effet : « Cette vie humaine constitue
(pour la désigner d'un terme commode dont nous ne retenons que la signification scénique) un
drame. » Kanapa pressentait-il à quelles méprises ce mot était susceptible de prêter ? Toujours
est-il que, de sa propre initiative, il ajouta au texte de l'auteur une note sur le sens restreint et
« non romantique » (non existentialiste) que Politzer lui-même donnait à ce mot.
45. Idem, p. 76.

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