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LES FRACTURES DU FÉMINISME

Nathalie Heinich

Commentaire SA | « Commentaire »

2021/2 Numéro 174 | pages 255 à 262


ISSN 0180-8214
DOI 10.3917/comm.174.0255
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Les fractures du féminisme
NATHALIE HEINICH

En avril 2005, je fus invitée à participer à un débat public sur le thème « Être féministe
aujourd’hui ». La salle était pleine, et quelle ne fut pas ma surprise de voir se glisser au
premier rang une jeune fille voilée, tirée ou guidée par une autre. À l’époque, le port du
voile était encore peu répandu dans Paris intra muros, et voir cela dans une assemblée
féministe fut pour moi comme un coup de tonnerre, dont je ne compris sur le moment ni
la raison ni la portée.
Je m’attendais à ce que mes collègues présentes à côté de moi à la tribune s’indignent
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de cette instrumentalisation d’une jeune musulmane au bénéfice d’une revendication
qui, au nom du féminisme, inverse ce principe fondamental du féminisme qu’est l’égalité
entre hommes et femmes ainsi que le droit, pour celles-ci, à la libre disposition de leur
corps. Mais non. Ce fut le point de départ de cette réflexion sur les fractures du féminisme.

N. H.

E
n avril 2005(1), je fus invitée à parti- une jeune fille voilée, tirée ou guidée par une
ciper à un débat public sur le thème autre – la première timide et comme un peu
« Être féministe aujourd’hui » orga- honteuse, la seconde très décidée. À l’époque,
nisé au Palais de la Femme, à Paris, par la le port du voile était encore peu répandu
revue Travail, genre et société. Sans doute cette dans Paris intra muros, et voir cela dans une
invitation était-elle due à un article que j’y assemblée féministe fut pour moi comme un
avais publié sur la féminisation des noms de coup de tonnerre, dont je ne compris sur le
profession, ainsi qu’à deux ouvrages consacrés moment ni la raison ni la portée. Il me faudra
à l’identité féminine(2). des années pour saisir ce qu’avait de prémoni-
La salle était pleine, et quelle ne fut pas
toire ce geste de propagande pour un « fémi-
ma surprise de voir se glisser au premier rang
nisme » (il m’est difficile ici de ne pas mettre
(1) Je remercie Geneviève Fraisse et Paul Salmona pour leurs
des guillemets) revendiquant le port de cet
précieuses remarques et critiques. emblème de la soumission à une injonction de
(2) Cf. N. Heinich, « Le repos du neutre (pourquoi je résiste à la
féminisation des noms de profession) », Travail, genre et sociétés, n° 3, « pudeur » enjoignant aux femmes d’endosser à
2000 ; États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale
(Gallimard, 1996) ; Les Ambivalences de l’émancipation féminine
leurs dépens la responsabilité du contrôle de la
(Albin Michel, 2003). sexualité masculine.

COMMENTAIRE, N° 174, ÉTÉ 2021 255


NATHALIE HEINICH

Je m’attendais à ce que mes collègues à dénoncer les évidentes pressions communau-


présentes à côté de moi à la tribune s’in- taires subies par tant de musulmanes, dans le
dignent de cette instrumentalisation d’une monde et en France, et à n’être pas dupes du
jeune musulmane au bénéfice d’une reven- mélange de tiers-mondisme (ultérieurement
dication qui, au nom du féminisme, inverse décliné en « décolonialisme »), de différentia-
ce principe fondamental du féminisme qu’est lisme et de relativisme culturel qui produit ce
l’égalité entre hommes et femmes ainsi que phénomène sidérant qu’est la défense par des
le droit, pour celles-ci, à la libre disposition femmes, au nom du féminisme, du symbole
de leur corps. Mais non : à la tribune siégeait même de l’aliénation des femmes. Mais notre
notamment ma collègue sociologue Chris- position ne faisait pas l’unanimité, loin de là.
tine Delphy, dont je découvrirai ensuite avec Étions-nous même majoritaires ?
stupeur qu’elle défend le port du voile comme Je n’imaginais pas alors qu’une partie du
emblème de la liberté des femmes de se vêtir mouvement féministe, sur les traces de Chris-
à leur guise, le débat sur le foulard islamique tine Delphy, allait ensuite s’allier ouvertement
n’étant à ses yeux qu’une « grande libération à Tariq Ramadan, qui put ainsi se targuer
de la parole raciste » envers une société isla- d’avoir le soutien des féministes (jusqu’à ce
mique imaginée à tort par les Occidentaux que ses propres frasques ne le rendent un peu
comme « misogyne, antidémocratique, répres- moins crédible…). Et ce que je pouvais encore
sive, belliqueuse et cruelle », et le sexisme de moins prévoir c’est que, dix ans et six mois plus
l’islam n’étant qu’une invention des sociétés tard, le café La Belle Équipe, face au Palais de
démocratiques et de leur « stratégie décolo- la Femme, à l’angle de la rue de Charonne et
niale »(3). On a là à propos du féminisme un de la rue Faidherbe, allait être l’une des cibles
exemple typique d’un raisonnement fréquent des attentats du 13 novembre 2015. Une simple
à gauche et systématisé à l’extrême gauche rue à traverser, et quelques années à attendre,
(notamment dans ce qu’on appelle aujourd’hui avant que l’entreprise islamiste promue par
l’« islamogauchisme  ») : la tendance à être les Frères musulmans passe de l’entrisme dans
par principe contre les « dominants » et pour le mouvement féministe et les associations de
les « dominés », quitte à ne pas voir que ces quartier à son armement par Daech et au plus
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derniers peuvent être eux-mêmes dominés sanguinaire acte de terrorisme…
(telles les femmes musulmanes) par d’autres
dominés (tels les hommes musulmans). Ainsi Le troisième moment
les femmes afghanes ne seraient victimes que
des bombardements américains, mais pas de Ce clivage face à la question du voile n’est pas
l’apartheid sexiste imposé par les talibans ; le seul qui ait divisé le mouvement féministe :
ainsi le mouvement « Ni putes ni soumises », celui-ci a toujours été traversé par des frac-
lancé par des femmes issues de l’immigration, tures sinon des guerres intestines, que je vais
ne mériterait pas d’être soutenu par les fémi- évoquer(4). Mais pour mieux en comprendre la
nistes puisqu’il s’attaquerait à des hommes dynamique il faut les envisager dans une pers-
eux-mêmes victimes du racisme  ; ainsi les pective générationnelle.
agressions sexuelles infligées par des migrants Après le premier moment des «  suffra-
un soir de Nouvel An à Cologne devraient être gettes », entre la fin du xixe siècle et le milieu du
relativisées en raison de la misère sexuelle des xxe siècle, le féminisme a connu un deuxième
agresseurs, voire ne seraient qu’un fantasme moment dans les années 1960 : épaulée par
islamophobe… la publication en 1949 du Deuxième sexe de
Plus encore donc que cette revendication Simone de Beauvoir, elle a été portée essen-
du port du voile, ce qui me choqua au cours tiellement par le Mouvement de libération des
de cette réunion fut l’absence d’unanimité femmes (MLF), en France, et par le Women’s
pour la condamner au sein de cette assemblée
de féministes – car le débat qui s’ensuivit fut
mouvementé. Certes, nous étions nombreuses (4) Pour aller plus loin que ce rapide balayage, le lecteur pourra
consulter notamment : M. Riot-Sarcey, Histoire du féminisme (La
Découvete-Repères, 2015) ; S. Auffret, Une histoire du féminisme de
l’Antiquité grecque à nos jours, L’Observatoire, 2018 ; F. Rochefort,
(3) Ch. Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, La Histoire mondiale des féminismes (PUF, « Que Sais-je ? », 2018) ; B.
Fabrique, 2008. J’ai rendu compte de cet ouvrage dans nonfiction. Pavard, F. Rochefor et M. Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas,
fr, 2008, en ligne (https://www.nonfiction.fr/article-1876-ou_la_ on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours (La
domination_sexerce_t_elle_.htm). Découverte, 2020).

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LES FRACTURES DU FÉMINISME

Lib, aux États-Unis. Les revendications ne Monique Wittig en interprétant l’hétérosexua-


visaient plus la question civique, désormais lité comme un régime politique d’oppression
résolue grâce à la conquête féministe du droit des femmes). En même temps elle a investi
de vote et de diverses libertés, mais la question l’Université, d’abord par des déclinaisons
de ce qu’on s’est mis à nommer le « machisme » féministes des disciplines classiques (philo-
ou le « phallocratisme » puis le « sexisme » : sophie féministe, anthropologie féministe,
atteintes à l’égalité salariale, entraves à la libre sociologie féministe, etc.(6)), puis par la mise en
disposition du corps (à travers la lutte pour la place – outre-Atlantique et, ensuite, en France
contraception et l’avortement), inégalités dans – des studies, en l’occurrence les gender studies
la répartition des tâches ménagères et, plus (« études de genre »), ces nouveaux décou-
généralement, domination du « patriarcat » – pages académiques centrés non sur les disci-
ces formes variées de discrimination incitant plines traditionnelles des sciences humaines
à mettre en place de nouveaux rapports entre et sociales (histoire, sociologie, anthropologie,
les sexes. Des revues (Questions féministes et etc.), mais sur des objets d’étude, de préfé-
Nouvelles questions féministes, Sorcières, La rence définis par leur association à des collec-
Revue d’en face, Les Cahiers du GRIF…) ainsi tifs minoritaires ou discriminés (les femmes,
que des maisons d’édition (Des femmes lancée les gens de couleur, les homosexuels, voire
par Antoinette Fouque, ou les éditions Tierce) aujourd’hui les obèses, les handicapés, etc.).
furent des lieux d’élaboration à la fois théo- Sous sa forme proprement militante, cette
rique et militante de ces combats. L’histoire nouvelle génération féministe, qui hérite des
des femmes commença également à émerger remarquables victoires obtenues en une tren-
à l’Université, notamment grâce aux travaux taine d’années, se caractérise surtout par une
de Michelle Perrot en France ou de Joan Scott tendance à la radicalisation, tant dans les
aux États-Unis – l’une et l’autre venues de revendications que dans les méthodes d’ac-
l’histoire du mouvement ouvrier(5). tion : telles les Femen utilisant la nudité dans
Nous sommes passés aujourd’hui à un troi- l’espace public pour se faire entendre, ou les
sième moment, apparu dans les années 1990 collectifs placardant de nuit dans les rues les
et qui a trouvé son essor avec Internet puis noms des femmes victimes de « féminicide »,
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les réseaux sociaux. À travers de nouveaux selon un autre des néologismes apparus
collectifs, tels que « Les Chiennes de garde », récemment. C’est ce qu’on nomme parfois
« Ni putes ni soumises », « La Barbe », « Osez aujourd’hui le « néo-féminisme », sur lequel
le féminisme » et, au niveau international, les nous allons nous concentrer à présent.
« Femen », se sont exprimées dans l’espace
public – et non plus seulement dans les cercles Les radicalisations
militants – diverses revendications, la plupart
héritées de la génération précédente, mais Ce nouveau féminisme a trouvé deux
bénéficiant d’un fort retentissement média- nouveaux appuis intellectuels issus du monde
tique, politique voire juridique : parité, égalité universitaire : le paradigme postmoderne et le
professionnelle, lutte contre la précarité ainsi paradigme de la domination. Or l’un et l’autre
que contre le sexisme ordinaire, les violences sont fauteurs d’égarements en raison des excès
faites aux femmes, les abus sexuels… À la fin interprétatifs auxquels ils ont donné lieu –
des années 2010, ceux-ci ont été au cœur du d’où, probablement, le caractère souvent cari-
phénomène international #Metoo, apparu catural du néo-féminisme radicalisé.
grâce aux réseaux sociaux et suivi en France Le courant « postmoderne » a été développé
par #Balancetonporc puis #NousToutes. dans les pays anglophones dans les années 1980
Cette nouvelle génération du féminisme s’est à partir d’auteurs français (la french theory)
volontiers alliée à des mouvements de défense revisités dans le sens d’une « déconstruction »,
de minorités, qu’elles soient raciales (tel le d’une dés-essentialisation, d’une relativisa-
Black Feminism aux États-Unis) ou sexuelles, tion des notions communes, y compris celle
avec les collectifs LGBT (une problématique
qu’avait théorisée dès les années 1960 l’écrivain
(6) Ne citons ici à titre d’exemples que les contributions de
Michèle Le Doeff (L’Étude et le rouet, Seuil, 1989 ; Le Sexe du savoir,
(5) Cf. notamment M. Perrot, avec G. Duby et G. Fraisse (éds.), Aubier, 1998) et de Geneviève Fraisse (Muse de la raison. Démocratie
Histoire des femmes en Occident, Plon, 1990 ; J. Scott, Gender and the et exclusion des femmes en France, Alinéa, 1989 ; À côté du genre : sexe
Politics of History, Columbia University Press, 1988. et philosophie de l’égalité, Lormont, Le Bord de l’eau, 2010).

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NATHALIE HEINICH

de différence des sexes(7). En affirmant que 1990, sous l’influence de Pierre Bourdieu
celle-ci n’est pas « naturelle », mais « socia- (ainsi également que de Michel Foucault à
lement construite » (dans la continuité de la travers le prisme du « pouvoir » couplé à celui
célèbre affirmation de Simone de Beauvoir, de la « déconstruction »), et qui a alimenté le
« On ne naît pas femme, on le devient »), on mouvement féministe avec la parution en 1998
se donne (ou l’on croit se donner) la possibi- de La Domination masculine(9). Sous la plume
lité de la modifier, et donc de supprimer une d’une sociologue féministe telle que Christine
discrimination sexiste en éradiquant la diffé- Delphy, l’analyse ainsi étayée devient d’une
rence sur laquelle elle se fonde – ce qui s’ap- simplicité propre à séduire les esprits faibles :
pelle, trivialement, jeter le bébé avec l’eau du les «  dominants  » (hommes, hétérosexuels,
bain, en faisant de toute différence une discri- Blancs, ou encore «  représentants de
mination et, conséquemment, en militant pour l’organisation hétéro-patriarcale  », mais
évacuer les deux à la fois. Là se situe l’inven- aussi Occidentaux, Américains, Israéliens,
tion sémantique sans doute la plus frappante membres du Medef, opposants au port
du féminisme actuel : le remplacement du mot du voile…) ont toujours tort  ; tandis que
« sexe » par le mot « genre » (gender en anglais), les dominés (femmes, homosexuel[le] s,
le premier étant assimilé à un phénomène minorités ethniques, musulmanes empêchées
biologique ou naturel, donc intangible, tandis de se voiler, « non-Occidentaux », ou encore
que le second est considéré comme « social » « victimes afghanes des bombardements
ou « symbolique », donc modifiable(8). américains ») ont, bien sûr, toujours raison.
Ce raisonnement binaire et exclusif exclut Quant au « genre », il est considéré comme « un
malheureusement, par principe, l’hypothèse système de castes fondé sur l’invention de sexes
– raisonnable, mais moins spectaculaire – différents(10) » – et l’on appréciera la pertinence
selon laquelle la différence des sexes consti- de la terminologie hyperconstructiviste et
tue un mixte variable de données physiolo- critique («  invention  ») couplée à l’usage
giques et de représentations imaginaires et décomplexé de la métaphore (« caste »).
symboliques, avec leurs cortèges d’affects Au-delà des critiques que peuvent susciter
complexes et de variations contextuelles. Et, les usages systématiques de ce paradigme de
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surtout, il repose sur un sophisme trahissant la domination(11), son adoption dans un cadre
une profonde inculture des sciences sociales, féministe ne fait pas que renouveler les caté-
selon lequel la nécessité serait du côté de la gories marxistes d’« aliénation », d’« exploi-
nature et la contingence du côté de la société. tation » ou de « pouvoir » ; elle a aussi pour
Ce naturalisme latent et ignorant de lui-même conséquence d’occulter les ambivalences, les
se nourrit d’un total aveuglement à la force tensions intérieures, les contradictions dans
de ce qui fait société, à savoir les représen- la définition de l’identité féminine, ainsi que
tations, les valeurs, les normes, les lois, les la vulnérabilité des relations aux différents
institutions : toutes ces réalités au moins aussi contextes : autant de réalités que n’épuise
difficiles à modifier qu’une donnée physiolo- pas la notion (elle-même conceptuellement
gique, comme on l’a bien vu avec les progrès problématique) de « violence symbolique » par
de la procréation médicalement assistée et les laquelle Bourdieu a tenté d’ouvrir la « domi-
interminables problèmes juridiques et éthiques nation » masculine à une dimension plus poly-
qu’elle engendre. morphe et ambiguë que ne le laisse entendre
Le second appui théorique du néo-féminisme l’approche militante, décontextualisée, unila-
radicalisé provient non plus d’outre- téralement dénonciatrice, culpabilisante pour
Atlantique, mais de France, avec le paradigme les hommes et victimaire pour les femmes.
de la « domination » qui s’est progressivement
imposé en sociologie, à partir des années
(9) P. Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, 1998. Notons que
certaines féministes ont sévèrement critiqué l’absence de références,
(7) Cf. notamment É. Marty, Le Sexe des modernes. Pensée du dans ce livre, aux nombreux travaux de femmes sur la question, et
neutre et théorie du genre, Seuil, 2021 ; N. Heinich, « French theory : notamment celui de la consœur de Bourdieu au Collège de France,
petits malentendus transatlantiques  », Telos, 9 février 2021, en l’anthropologue Françoise Héritier, qui avait publié deux ans
ligne : https://www.telos-eu.com/fr/societe/french-theory-petits- auparavant le premier tome d’un ouvrage ayant fait date, Masculin-
malentendus-transatlantiques.html. féminin (Odile Jacob, 1996).
(8) On n’insistera pas ici sur le fait que cette substitution lexicale (10) Les citations sont extraites de Ch. Delphy, Classer, dominer,
se fonde en outre sur une erreur de traduction de l’anglais vers le op. cit. Précisons que l’auteur est chercheur au CNRS.
français, puisque celui-ci permet au mot « sexe » de signifier aussi (11) Je me permets de renvoyer sur ce point à mon livre Pourquoi
bien la différence des sexes que la sexualité. Bourdieu, Gallimard, 2007.

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LES FRACTURES DU FÉMINISME

Elle ne permet pas, notamment, de percevoir Merah, pourtant triplement « dominée » en


et d’analyser les comportements d’emprise, tant que femme, en tant que musulmane et en
de violence et de reproduction des différences tant qu’arabe, mais qui n’en a pas moins été la
sexistes parfois assumés par les femmes elles- complice active voire l’instigatrice de l’une des
mêmes : ainsi l’anthropologue Germaine plus ignobles tueries antimusulmanes et antisé-
Tillion a bien montré que pour une large part mites commises en France…
la culture maghrébine est une culture de la
transmission par les mères de la supériorité des Les clivages récurrents
garçons sur les filles(12). En outre cette focalisa-
tion exclusive sur le couple dominant-dominé Parallèlement aux excès ou aux faiblesses
tend à devenir, dans ses versions radicalisées, théoriques induits par cette importation de
une revendication non plus d’abolition, mais logiques militantes dans la production théo-
d’inversion de la domination, avec la promo- rique universitaire, le féminisme souffre aussi
tion des femmes à la place des hommes quels de clivages internes, que ses formes actuelles
que soient leurs mérites ou leurs compétences, radicalisées n’ont fait que rendre plus patents.
selon une logique de quotas ou de « parité » Un premier clivage, qui remonte aux origines
arithmétique – l’important dès lors étant que du mouvement, oppose une tendance plutôt
les coupables de « domination » deviennent à puritaine, dénonçant notamment la sexuali-
leur tour des victimes. sation du corps des femmes, et une tendance
Dans cette mouvance confondant de plus libertaire, appelant à la libération sexuelle.
en plus le militantisme avec la production et Ces deux tendances se sont particulièrement
la transmission des savoirs académiques, une affrontées à propos de la prostitution, entre les
autre conséquence de l’imposition du para- partisans de son abolition au nom de la lutte
digme de la domination est l’apparition du contre l’exploitation des femmes et les partisans
concept d’«  intersectionnalité  », qui permet d’une libre disposition de son corps, y compris
de pallier le découpage des acteurs en caté- sous forme tarifée – à condition du moins
gories unilatéralement définies par le statut que ce commerce soit consenti et ne prenne
de « dominé » (« femmes », « personnes de pas la forme d’un esclavage. Aujourd’hui, on
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couleur », « homosexuels », etc.) en croisant retrouve cette tension à propos du combat
ces catégories entre elles : ainsi crée-t-on par féministe contre le viol : lancé dans les années
exemple une nouvelle catégorie de « femme 1970 afin de faire juger plus sévèrement les
racisée » (encore un néologisme issu, lui, du violeurs (en dépit des anathèmes gauchistes
croisement entre le féminisme radical et le contre cet appel à la « justice bourgeoise »),
mouvement dit « décolonial »), conférant une il se prolonge à travers divers renforcements
apparence de nouveauté à un constat somme juridiques de la pénalisation du viol, mais en
toute bien connu, à savoir que l’on est davan- débordant parfois vers ce qu’une féministe de
tage exposé aux discriminations lorsqu’on est la première heure, Liliane Kandel, dénonce
une femme noire ou maghrébine que lors- comme « une étonnante extension du terme,
qu’on est un homme blanc(13). Apparu aux qui, à travers les notions fétiches de “culture du
États-Unis chez la juriste américaine Kimberlé viol” ou de “continuum des violences patriar-
Williams Crenshaw(14), le « féminisme intersec- cales”, permet de confondre et dénoncer avec
tionnel » a été ensuite importé en France par souvent la même indignation gestes galants,
des militants-chercheurs tels qu’Éric Fassin, regards appuyés, blagues salaces, propositions
Elsa Dorlin ou encore Christine Delphy, dans insistantes en même temps que viols, blessures
une perspective nettement victimaire héritée (voire meurtre) par conjoint ou par soupirant
du militantisme : une perspective qui interdit éconduit » ; ce qui aboutit, au mépris parfois
par exemple d’appliquer la problématique de de l’état de droit, à une « judiciarisation de la
l’intersectionnalité à la mère de Mohammed plus minuscule des incivilités, de la moindre
parcelle de notre intimité », insinuant « l’idée
(12) Cf. G. Tillion, Le Harem et les cousins, Seuil, 1966. d’une chaîne sans faille entre le premier clin
(13) Cf. N. Heinich, « “Le féminisme décolonial” ou comment
pervertir à la fois le féminisme et l’antiracisme », Le Droit de vivre,
d’œil coquin ou galant (déjà une “violence
n° 681, décembre 2020. sexuelle”), au viol en réunion, ou au meurtre
(14) Cf. K. Williams Crenshaw, «  Mapping the margins:
intersectionality, identity politics, and violence against women of
sexiste, la plus infime des incivilités devenant,
color », Stanford Law Review, vol. 43, n° 6, juillet 1991. en quelque sorte, l’antichambre du château de

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NATHALIE HEINICH

Barbe Bleue, quand ce n’est pas l’équivalent de ment féministe en affirmant que le féminisme
l’extermination de masse(15) ». serait d’origine masculine, et que la dévalori-
Une deuxième ligne de fracture interne au sation des tâches ménagères et de la maternité
mouvement féministe est apparue récemment ne procéderait que du « phallocratisme »(16). Or
avec ce que l’on nomme l’« écriture inclusive », ce courant différentialiste a très vite dominé le
consistant à marquer systématiquement le féminisme américain, probablement sous l’in-
genre grammatical féminin lorsqu’un terme fluence du communautarisme, dont il est l’une
désigne une personne du sexe féminin. Cette des déclinaisons en assignant les femmes à une
revendication est portée par certaines fémi- identité définie avant tout par l’appartenance à
nistes convaincues que l’usage du masculin la communauté des femmes.
comme genre neutre est une fiction, qui ne En relève notamment l’éthique dite de la
ferait que reconduire dans la langue l’invisibi- sollicitude, ou care, théorisée par la philosophe
lisation des femmes – sans paraître toutefois et psychologue Carol Gilligan, qui cherche à
percevoir la contradiction avec une autre de valoriser un type de rapport aux autres et au
leurs revendications, à savoir la neutralisa- monde ordinairement dévolu aux femmes(17)
tion de la différence des sexes en tant qu’elle – une problématique introduite ultérieure-
serait « socialement construite » et porteuse ment en France par Sandra Laugier et Patri-
de discriminations… Cependant d’autres cia Paperman(18). L’historienne Joan Scott,
féministes refusent cette injonction à l’écri- spécialiste de la France, a elle aussi défendu le
ture inclusive, la considérant comme à la fois différentialisme, mais à travers une critique de
absurde du point de vue linguistique (car basée l’universalisme (défini comme le fait de consi-
sur la confusion entre un mot et son référent), dérer que « les individus sont semblables »)
socialement excluante, en raison des difficul- qui méconnaît à la fois la différence entre
tés de lecture et d’écriture qu’elle engendre, et individus et citoyens, et entre égalité et simili-
implicitement sous-tendue par une conception tude(19) – et l’on ne s’étonnera pas alors qu’elle
différentialiste et non pas universaliste de la a aussi défendu le port du voile au nom du
lutte pour l’égalité des droits. féminisme(20). On ne s’étonnera pas non plus
Nous voilà parvenus ici à ce qui est proba- de retrouver Christine Delphy dans le camp
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blement la principale ligne de fracture interne des différentialistes de la dernière généra-
à ce qu’il convient dès lors de nommer « les » tion (bien qu’elle se revendique d’un « vrai
féminismes : le clivage entre universalisme et universalisme »), en compagnie des féministes
différentialisme. En France, le second moment américaines les plus radicales : selon elle l’uni-
féministe, celui des années 1960 et 1970, versalisme serait « en fait une défense de l’ac-
penchait plutôt vers l’universalisme, c’est-à- caparement de l’universel par une catégorie
dire le combat pour l’égalité des droits par la très spécifique de la population, les hommes
suspension des différences et, en particulier, blancs »(21).
de la différence des sexes : c’est le principe de Notons enfin que la notion d’intersection-
l’universalisme républicain, qui vise à favori- nalité propre au «  féminisme décolonial  »
ser ce qui rassemble au-delà des différences constitue le dernier avatar en date du diffé-
(l’appartenance à une nation, voire au genre rentialisme, puisqu’elle n’a de sens qu’à condi-
humain) plutôt que ce qui sépare (l’apparte- tion d’avoir assigné une fois pour toutes les
nance à une communauté). individus à une identité collective portée par
Toutefois des voix différentialistes se sont une appartenance communautarisée («  les
très tôt fait entendre, qui valorisaient la femmes  », «  les gens de couleur  »), confor-
parole des femmes et la spécificité concep- mément à la nouvelle identity politics – que
tuelle de leur vécu : ce fut le cas notamment
avec la psychanalyste Antoinette Fouque et
son groupe « Psychanalyse et politique », ou (16) Cf. A. Leclerc, Parole de femme, Grasset, 1974.
avec les philosophes et psychanalystes Luce (17) Cf. C. Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press,
Irigaray et Julia Kristeva. L’écrivaine Annie 1982.
(18) Cf. S. Laugier, P. Paperman (éds.), Le Souci des autres. Éthique
Leclerc fit même scandale au sein du mouve- et politique du care, Éditions de l’EHESS, 2005.
(19) Cf. J. Scott, Parité ! Sexual Equality and the Crisis of French
Universalism, University of Chicago Press, 2005.
(20) Cf. J. Scott, The Politics of the Veil, Princeton University Press,
(15) L. Kandel, « Extension du domaine de l’offense », Cités, n° 82, 2007.
2020 (dossier « Nouvelles Censures »). (21) Cf. Ch. Delphy, Classer, dominer, op. cit.

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LES FRACTURES DU FÉMINISME

certains en France stigmatisent aujourd’hui qui ne voient que la réalité factuelle d’une
sous le terme d’« identitarisme »(22). situation contemporaine marquée, effective-
ment, par toutes sortes d’inégalités.
Pour un féminisme universaliste Ici intervient une troisième et dernière diffi-
culté à penser l’universalisme : c’est qu’il ne
Qu’on me permette de conclure par une renvoie pas à une réalité, mais à une valeur,
prise de position engagée, dont on aura deviné c’est-à-dire une visée commune ; et c’est juste-
qu’elle milite pour un féminisme universa- ment en tant qu’il est une visée qu’il permet
liste. Je ne fais en cela que m’inscrire dans d’affirmer la nécessité de faire advenir une
un courant ancien et toujours vivant, qu’ont égalité de droits, ou une égalité des chances,
illustré notamment Élisabeth Badinter et, plus ou une équité, lorsqu’elle n’est pas de facto
récemment, Martine Storti(23). réalisée. Or cette distinction entre un fait et
Si le courant différentialiste prend, semble- une valeur n’est même pas maîtrisée par bon
t-il, de plus en plus de place dans le mouve- nombre d’universitaires qui se font fort de
ment féministe, ce n’est pas seulement parce contester l’universalisme en affirmant que
qu’il est étayé par le communautarisme améri- les inégalités existent bel et bien : ce qu’au-
cain, le post-modernisme et les studies, mais cun universaliste conséquent ne nie, bien sûr,
aussi parce que, face à lui, la position universa- puisque viser la neutralisation des différences
liste exige un effort intellectuel supérieur. Il lui illégitimes a précisément pour but de favoriser
faut en effet une capacité de contextualisation, la lutte contre les discriminations.
propre à penser un rapport pluriel au monde, Le féminisme universaliste est attaché à la
une identité à géométrie variable qui diffère conception républicaine de la « communauté
selon que les personnes se trouvent en contexte des citoyens », qui appelle à la mise entre paren-
d’exercice de la citoyenneté, en contexte d’inti- thèses, dans le contexte civique, de ce qui nous
mité, en contexte de vie professionnelle, etc. : différencie au profit de ce qui nous rassemble.
contrairement à l’identitarisme communauta- Il est la condition d’une réelle liberté : celle
riste, qui absolutise les appartenances, l’uni- qui consiste, pour les femmes, à ne pas être
versalisme exige donc une capacité à penser assignées systématiquement à leur sexe, et à
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la complexité à travers la prise en compte des pouvoir déambuler dans l’espace public en tant
contextes. que personnes, en tant qu’êtres humains, et
Par ailleurs, la position universaliste exige pas forcément en tant qu’appartenant au sexe
une capacité d’abstraction, l’aptitude à consi- féminin. Or c’est justement cette liberté qui
dérer que, quelle que soit la réalité factuelle, nous est déniée par celles des féministes qui
la définition abstraite d’un citoyen en tant prétendent qu’une femme est toujours, quels
qu’appartenant à une communauté de niveau que soient les contextes, une femme, et en tant
supérieur, telle que la communauté nationale que telle forcément « dominée ».
voire la communauté humaine, doit l’empor- De ce point de vue, le féminisme universa-
ter dans certains contextes sur la factualité des
liste rejoint les combats politiques plus géné-
différences. L’égalité formelle, par opposition à
raux en faveur d’une citoyenneté indifférente
l’égalité réelle, est certes… formelle, mais elle
aux appartenances communautaires et, notam-
est fondamentale, parce que c’est elle qui peut
ment, religieuses : ce pourquoi le féminisme
guider un accord pour agir en faveur de l’éga-
lité réelle, notamment à travers les lois. Cette universaliste ne peut qu’être indissociablement
capacité d’abstraction est malheureusement attaché au combat pour la laïcité – contraire-
peu présente chez bon nombre de militantes, ment à celles des féministes qui croient faire
avancer leur cause en défendant le port du
(22) Cf. N. Heinich, Oser l’universalisme. Contre le
voile, et ne font ainsi que discréditer la cause
communautarisme, Le Bord de l’eau, 2021 (à paraître). qui nous est commune.
(23) Cf. É. Badinter, Fausse Route. Réflexions sur trente années de
féminisme, Odile Jacob, 2003 ; M. Storti, Pour un féminisme universel,
Seuil, 2020. NATHALIE HEINICH

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ELLE NE CROIT PAS AU PROGRÈS…

Hans Morgenthau : Vous êtes quoi ? Conservatrice ? Libérale ? Où vous situez-vous dans
l’éventail contemporain ?
Hannah Arendt : Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas et je n’ai jamais su. Je suppose
que je n’ai jamais eu ce genre de position. La gauche pense que je suis conservatrice, et les
conservateurs pensent parfois que je suis de gauche, ou une dissidente, ou Dieu sait quoi.
Et je dois dire que je m’en fiche. Je ne pense pas que les véritables questions de ce siècle se
trouvent éclairées par ce genre de choses.
Je n’appartiens à aucun groupe. Le seul groupe auquel j’aie jamais appartenu était celui
des sionistes. Et cela se passait entre 1933 et 1943. Après cela, j’ai rompu. C’était unique-
ment à cause de Hitler, bien sûr. La seule solution était de lutter en tant que juive et non en
tant qu’être humain – ce qui me paraissait une grande errreur, parce que, si vous êtes attaqué
en tant que juif, vous devez répliquer en tant que juif. On ne peut pas dire : « Désolée, je ne
suis pas juive ; je suis un être humain. » C’est ridicule. Il n’y avait aucune autre possibilité,
alors je me suis mise dans la politique juive – pas réellement la politique j’ai fait du travail
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social, ce qui m’a donc aussi reliée à la politique.
Je n’ai jamais été socialiste. Je n’ai jamais été communiste. Je viens d’une famille socia-
liste. Mes parents étaient socialistes. Mais moi, jamais. Je n’ai jamais rien voulu de ce genre.
Donc je ne peux pas répondre à cette question.
Et je n’ai jamais été libérale – j’ai oublié de mentionner ce point en énumérant ce que je
n’étais pas. Je n’ai jamais cru au libéralisme. Quand je suis arrivée dans ce pays, j’ai écrit
dans mon anglais très approximatif un article sur Kafka, qu’ils ont « anglicisé » pour la Parti-
san Review. Et quand je suis venue voir ce qu’ils avaient fait, j’ai lu que l’article parlait de
« progrès ». J’ai dit : « Qu’entendez-vous par là, je n’ai jamais utilisé ce mot », etc. L’un des
éditeurs est alors allé trouver l’autre dans la pièce à côté en me laissant là, et je l’ai entendu
dire sur un ton désespéré : « Elle ne croit pas au progrès. »

Hannah Arendt, [1972] in Penser librement, Payot, 2021, p. 282-283.

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