Vous êtes sur la page 1sur 180

ANNE BUSNEL

© 2010, Kim Lawrence. © 2011,


Traduction française : Harlequin S.A.
978-2-280-22342-3
Azur
1.
Appuyée sur ses béquilles, Susan Ward descendit le
plan incliné qui menait dans la cuisine, sous le regard
vigilant de son mari et de sa fille qui surveillaient sa
progression avec une certaine inquiétude.
Quand finalement elle s’assit sur la chaise la plus
proche, Maggie poussa un soupir de soulagement.
– Tu fais des progrès de jour en jour, maman, affirma-
t–elle.
Elle ne pouvait s’empêcher de juger sa mère trop
exigeante avec elle-même. Heureusement, son père
était désormais à la retraite et pouvait garder un œil sur
elle. Trois mois seulement s’étaient écoulés depuis
l’intervention. Le chirurgien avait appliqué une méthode
encore expérimentale mais, si tout se passait bien,
Susan Ward n’aurait même plus besoin de ses béquilles
d’ici à quelques semaines.
Maggie n’en revenait toujours pas de voir sa mère
enfin sur pied, alors que cette dernière avait été confinée
dans un fauteuil roulant pendant plus de dix-huit ans !
De sa main, sa mère balaya l’air d’un geste impatient.
– Il ne s’agit pas de moi, mais de toi, chérie. Comment
vas-tu ? Tu as très mauvaise mine. N’est-ce pas, John ?
Son mari adressa à leur fille un regard affectueux et
écarta une boucle brune qui retombait sur son front.
– Elle est magnifique, notre Maggie, murmura-t–il.
– Merci papa, mais tu me trouvais aussi superbe à
l’époque où j’avais dix kilos de trop, de l’acné et un
appareil dentaire.
– Maggie, ne détourne pas la conversation, intervint
Susan.
– Je vais très bien, maman, ne t’en fais pas.
Maggie ponctua ses paroles d’un sourire persuasif,
sourire qu’elle pratiquait depuis des années car il lui
avait toujours paru indécent de se plaindre devant sa
mère paralysée. Cette conviction datait du jour où son
père était rentré de la maternité avec son nouveau petit
frère, mais sans sa mère. Maggie avait quatre ans à
l’époque, et Ben, le cadet, commençait tout juste à
marcher. Elle avait écouté son père lui expliquer que
maman allait rester longtemps à l’hôpital et que, à son
retour à la maison, Maggie devrait montrer qu’elle était
une grande fille et l’aider du mieux qu’elle pourrait, parce
que maman n’allait pas bien.
A l’époque, Maggie n’avait pas vraiment compris ce
qui était arrivé à sa maman, mais elle avait tout de suite
su que c’était grave, sinon son papa, si grand, si fort,
n’aurait pas pleuré.
Ces larmes avaient complètement déstabilisé la petite
fille effrayée qu’elle était. Elle avait promis d’être
toujours, toujours très gentille. Bien sûr, elle n’avait pas
réussi à tenir tout à fait sa promesse, mais depuis ce
jour, elle s’était évertuée à protéger sa mère.
Quand on songeait au calvaire qu’avait vécu celle-ci
pendant dix-huit ans, des fiançailles rompues semblaient
vraiment une peccadille.
– Je t’assure, je vais bien, insista-t–elle en réponse au
regard sceptique de Susan.
Rejetant d’une main la lourde masse de ses cheveux
bruns dans son dos, elle accepta de l’autre la tasse de
café que lui tendait son père.
– Je suis juste désolée de devoir infliger une telle
déception aux gens, reprit-elle, tandis que par un rapide
calcul mental elle tentait d’estimer combien ses parents
avaient investi dans ce mariage qui n’aurait jamais lieu.
– Oublie l’argent. Cela n’a aucune importance, coupa
son père d’un ton ferme. Et sache que…
Il s’interrompit comme la porte d’entrée de la maison
s’ouvrait et qu’une bourrasque de vent glacée
s’engouffrait à l’intérieur. Deux jeunes garçons en tenue
de rugby boueuse firent leur apparition. Après avoir émis
un grognement en guise de salutation, ils firent converger
leur trajectoire sur le frigo.
– Sam, prends un verre, dit Susan par habitude, à la
vue du benjamin qui portait le carton de lait directement
à sa bouche.
– Si ça intéresse quelqu’un, on a perdu, annonça
l’adolescent.
Ben, plus âgé et plus intuitif, lui flanqua une bourrade
dans les côtes.
– Visiblement, ils ont d’autres chats à fouetter, Sam.
Que se passe-t–il ?
Maggie se leva. Annoncer la nouvelle à ses parents lui
avait coûté, même s’ils avaient eu le bon goût de ne pas
poser les questions gênantes qui leur brûlaient la langue.
Avec ses frères, elle ne pouvait compter sur une telle
retenue.
– Rien du tout, prétendit-elle, avant d’ajouter en
regardant le visage de Ben d’un œil expert : Dis donc, tu
aurais besoin d’un point de suture à l’arcade sourcilière,
toi.
Ben leva les yeux au plafond, confisqua le carton de
lait à son frère, puis reporta sur sa sœur un regard
critique.
– Tu es sûre que tout va bien ? Tu as une tête
épouvantable.
– Je te rappelle que je viens d’assurer une garde aux
urgences.
– Tu as toujours des horaires de dingue et ça ne te
donne pas cette mine-là.
Maggie eut un petit sourire triste. Simon avait
l’habitude de l’appeler « la parfaite petite infirmière »…
A ce souvenir, elle sentit son estomac se contracter
douloureusement. Ensuite elle avait appris que Simon ne
faisait que paraphraser sa mère, la possessive
Mme Greer, une femme qui s’était révélée la pire des
manipulatrices.
– Tu ne pourras pas travailler à ce rythme quand nous
serons mariés, lui avait dit Simon. J’aurai besoin d’aide
dans ma circonscription. Sans compter que nous aurons
une vie sociale bien remplie.
– J’aime mon métier, avait-elle répliqué, pressentant
quelques difficultés lorsqu’elle lui annoncerait qu’elle
n’avait pas du tout l’intention d’arrêter de travailler.
– Je sais bien, chérie. Maman dit toujours que tu es la
parfaite petite infirmière. Et quand elle sera installée
chez nous…
– Parce que… elle compte venir vivre chez nous ?
s’était exclamée Maggie, incapable de cacher sa
consternation.
– Evidemment, avait rétorqué Simon, comme s’il n’y
avait pas là matière à discussion.
Aujourd’hui, sa propre complaisance l’écœurait…
– A la télé, ils ont parlé d’un déraillement de train,
intervint Sam. Tu as dû t’occuper de tas de blessés,
c’est ça ?
– Non, il ne s’agit pas de son boulot, dit Ben, dont les
yeux s’écarquillèrent soudain : Oh ! Tu es enceinte, c’est
ça ?
– Ben !
Maggie posa une main apaisante sur l’épaule de son
père.
– Laisse, papa. Il faut bien les mettre au courant, de
toute façon. Ce n’est pas un secret. Voilà, le mariage est
annulé.
Sam referma le frigo d’un coup de coude et laissa
échapper un long sifflement.
– C’est la fin de Simon-le-mielleux ? Eh bien, on ne va
pas le regretter, celui-là.
Maggie se braqua :
– Simon n’est pas…
Elle se tut brusquement. En réalité, son frère avait
raison et elle se sentait un peu bête qu’il ait ouvert les
yeux depuis longtemps, alors qu’elle-même demeurait
stupidement aveugle aux défauts de son ex-fiancé.
Si encore elle avait l’excuse d’avoir été éblouie par
l’amour… Même pas, elle devait l’admettre aujourd’hui.
Peut-être faisait-elle partie de cette catégorie de gens
incapables d’aimer vraiment, d’éprouver une brûlante
passion et de vibrer pour autrui ?
– C’est lui qui t’a laissée tomber ? demanda Ben. Ou
bien… il t’a trompée, c’est ça ?
– Simon n’a couché avec personne, répondit Maggie
avec calme.
En ajoutant en son for intérieur : « Même pas avec
moi ! »
– Que s’est-il passé alors ?
Maggie hésita. Pour la première fois, aborder le sujet
de son adoption l’embarrassait. Très à l’aise au sein de
sa famille, elle n’avait jamais éprouvé le besoin de
rechercher sa mère biologique. En outre, elle y aurait vu
une sorte de trahison envers ses parents, surtout vis-à-
vis de Susan qui culpabilisait déjà de ne pas être une
mère « normale » pour ses enfants, de ne pas pouvoir
pratiquer des activités avec eux ou les accompagner
durant leurs sorties. Ainsi, Maggie avait toujours tenuà lui
faire sentir qu’à ses yeux, elle était la meilleure des
mères. L’unique.
Il ne lui était jamais venu à l’esprit que Simon pourrait
considérer sa naissance comme une source de
problèmes. Et de là à imaginer qu’il se donnerait un mal
de chien pour retrouver sa mère naturelle…
Simple prudence, s’était-il justifié. Un politicien de son
envergure ne pouvait pas se permettre d’avoir « des
squelettes dans son placard ».
A présent, Maggie était gênée. Ses parents la
croiraient-ils si elle leur disait que Simon avait entrepris
cette enquête sans même l’en avertir ?
Elle décida de livrer une version édulcorée des faits :
– C’est une somme de petites choses. Nous avons
pris conscience que, finalement, nous n’étions pas faits
l’un pour l’autre, mentit-elle en frottant machinalement la
zone meurtrie sur son poignet.
– Oh, et puis ça suffit vous deux ! s’emporta soudain
John Ward. Vous êtes aussi délicats que des ours !
Maggie parlera de tout cela quand elle sera prête et pas
avant. Votre pauvre sœur…
– … l’a échappé belle ! acheva Ben. Oh, ne me
regardez pas comme ça ! Je dis juste tout haut ce que
tout le monde pense tout bas. Désolé Maggie, mais
c’est la vérité.
Un silence contraint retomba, que Susan se décida à
rompre au bout d’une minute :
– Tu devrais prendre des vacances, ma chérie.
– Partir en croisière pour une lune de miel, par
exemple ? ne put s’empêcher de répliquer Maggie avec
un rire amer.
Elle et Simon avaient prévu de faire une croisière en
Méditerranée. Mais bien vite, ce projet avait occasionné
des frictions entre eux… quand Maggie avait compris
que la mère de Simon serait du voyage. Il avait falludu
temps pour que ce dernier reconnaisse du bout des
lèvres que ce n’était pas très approprié.
– Seigneur, non ! se récria Susan. Ces paquebots
sont colonisés par les seniors. Tu as besoin de
rencontrer des gens de ton âge, au contraire. John, où
sont ces brochures que je consultais l’autre jour ? Elles
ont dû rester sur le tabouret du piano. Tu veux bien aller
les chercher ?
– Maman, je ne veux pas partir en vacances, objecta
Maggie. Il y a trop à faire. Je dois tout annuler…
– Nous nous occuperons de ça, voyons.
– Bien sûr, renchérit son père. Maggie, tu
t’épargnerais des efforts en disant oui tout de suite. Tu
connais ta mère, elle t’aura à l’usure, conclut-il avec un
sourire affectueux à l’adresse de son épouse.
Il n’avait pas tort.
Avant la fin du week-end, Maggie était inscrite à un
circuit touristique qui devait l’amener à visiter plusieurs
pays d’Europe.
– Ce sera sûrement intéressant d’un point de vue
culturel…, commenta sa mère d’un air mi-figue mi-raisin.
Mais les voyages organisés attirent essentiellement des
personnes âgées. Tu crois vraiment que…
– Maman, je ne cherche pas à tomber dans les bras
de quelqu’un.
– Sans doute, mais tu as bien le droit de t’amuser un
peu, quand même ?
S’amuser ? Cela n’avait jamais été un but dans la vie
de Maggie. Peut-être était-elle trop sérieuse, pas assez
spontanée, comme le lui avait reproché son amie Millie
en apprenant sa rupture avec Simon. Quoi qu’il en soit,
l’idée d’une aventure avec un parfait inconnu ne lui disait
vraiment rien. « C’est parce que tu n’as pas encore
rencontré le bon inconnu ! » lui avait assuré Millie.
Ce que son amie ignorait, c’est que le sexe n’avait
jamais vraiment intéressé Maggie.
2.
Gabriel traversa la salle bondée où se trouvaient les
membres des deux familles les plus anciennes et
puissantes de toute l’Espagne, assemblées là afin
d’assister au baptême des jumeaux de son cousin.
Justement, Alfonso s’approchait de lui, la mine
soucieuse.
– Un problème ? s’enquit Gabriel.
– Je viens de discuter avec le traiteur. Je ne peux pas
te laisser payer tout ça.
– Tu crains que je ne me retrouve sur la paille ?
Alfonso laissa échapper un petit rire. La fortune de
Gabriel était colossale et faisait les choux gras des
gazettes financières. Alfonso lui-même était un homme
aisé, comme tous les Castenadas. L’origine de cette
richesse semblait remonter à la nuit des temps, même
s’il était clair que la famille avait perdu de son ancienne
influence.
Mais Gabriel, lui, à la tête d’un empire qu’il avait forgé
tout seul, ne devait rien à un quelconque héritage.
Son père, qui avait péri dans le naufrage de son yacht,
lui avait bien légué un manoir et quelques arpents de
terre, mais la propriété s’était révélée grevée
d’hypothèques et dans un état lamentable. Pour amener
l’estancia dans l’ère moderne, il fallait de l’argent,
beaucoup d’argent, et une belle dose d’enthousiasme.
Cela tombait bien, Gabriel avait les deux.
L’année passée, Gabriel-Luis Castenadas avait
ajouté à la longue liste des entreprises dont il était déjà
propriétaire un journal et une chaîne d’hôtels. En résumé,
il était bien loin de la brebis galeuse que son père avait
prédit qu’il deviendrait.
– Oncle Felipe serait fier de toi s’il était encore de ce
monde, fit remarquer Alfonso.
– Tu crois ? dit Gabriel avec une moue sceptique.
– Mais bien sûr ! s’exclama son cousin avec surprise.
Gabriel se retint de hausser les épaules. Il n’avait
jamais eu l’heur de plaire à son père. Il ne se rappelait
pas le moment exact où il en avait pris conscience,
seulement le profond soulagement qu’il avait éprouvé
lorsqu’il avait cessé une bonne fois pour toutes de quêter
l’approbation paternelle.
Dans la foulée, il avait adopté un style de vie qui
n’avait pas manqué de lui attirer les foudres du vieil
Espagnol. Et même si aujourd’hui, il n’avait plus cette
attitude rebelle, il continuait de payer ses incartades de
jeunesse en traînant dans la presse à sensation la
réputation d’un play-boy doublé d’une tête brûlée.
– Mon père était un affreux snob, Alfonso. Etre un
Castenadas, telle était sa seule religion.
Gabriel n’avait jamais compris que le seul fait de
naître dans telle ou telle famille puisse autoriser un être à
se croire supérieur aux autres.
Sa remarque dépourvue d’émotion avait
manifestement choqué son cousin. Alfonso était
l’archétype du parfait fils de famille qui plaçait l’honneur
et la loyauté au-dessus de tout.
– J’ai le droit de faire un cadeau à mes filleuls, reprit
Gabriel pour revenir à leur sujet initial.
– Tu leur as déjà offert une cave de vieux crus.
– Le vin est un excellent investissement. J’ai eu la
chance de tomber sur ces bouteilles rares.
– Je t’en suis très reconnaissant pour les garçons,
Gabriel, mais là n’est pas la question…
– Tu m’embêtes, à la fin. Je fais ce que je veux pour
mes filleuls. Après tout, ce sont aussi mes héritiers.
Alfonso se mit à rire.
– Oui… pour le moment ! Tu as trente-deux ans, et
j’espère bien qu’un jour, tu auras ta propre famille.
– Le mariage ne m’intéresse pas.
Pourquoi perpétuer une tradition fondée sur un leurre ?
Gabriel en avait soupé des couples qui s’ignoraient, se
déchiraient, ou s’affrontaient dans de coûteux divorces.
Le mariage n’avait aucun sens, mais les gens
continuaient d’y croire parce qu’ils avaient besoin de
s’accrocher à leurs rêves.
Gabriel n’était pas aussi naïf.
Ses relations amoureuses duraient rarement plus de
quelques mois. En général, il jetait l’éponge dès que le
mot « nous » avait tendance à revenir trop souvent dans
la conversation. Et en général, il commençait également
à s’irriter des petits traits de caractère qu’il avait trouvés
charmants au début de la relation.
Bref, il n’était pas du tout en quête de l’âme sœur.
– Je vous laisse à votre bonheur domestique, toi et
Angelina. Quand j’ai envie d’un bon steak, je n’achète
pas le restaurant tout entier, tu comprends.
– Quelle comparaison de mauvais goût !
– J’ai toujours dit ce que je pensais sans fioritures, et
tu sais bien que j’ai une réputation de mauvais garçon.
Gabriel était en effet connu pour la détermination – et
parfois la brutalité – qu’il mettait à poursuivre un but, quel
qu’il soit. C’est grâce à ce tempérament hors norme qu’il
avait acquis une immense fortune, ainsi qu’à son
extraordinaire sens de l’analyse. Peu porté
surl’introspection, il ne cherchait pas à expliciter les
raisons de son succès. Il savait juste qu’il aimait relever
les défis, et que, lorsqu’une aventure commençait à
l’ennuyer, il s’en allait, tout simplement.
Une heure plus tard, ses deux filleuls avaient été
portés sur les fonts baptismaux et le banquet battait son
plein. Gabriel supportait ces festivités assommantes
avec stoïcisme. Les parents étaient si fiers… il pouvait
bien payer un peu de sa personne. Avec un peu de
chance, il ne serait pas obligé de participer à un autre
événement familial avant Noël.
Après avoir posé son verre auquel il avait à peine
touché, il jeta un coup d’œil discret à sa montre, se
demandant à quelle heure il pourrait s’esquiver sans
s’attirer des froncements de sourcils.
– Alors, c’est toi qu’il faut remercier pour tout ça ?
Il se dérida en se tournant vers Angelina. Le sourire
venait spontanément quand on s’adressait à elle. D’une
beauté exceptionnelle, la femme de son cousin était
également d’une gentillesse et d’une simplicité
irrésistibles. Grande et mince, elle avait une silhouette
naturellement élégante, et les traits parfaits de son
visage reflétaient une sérénité qu’Alfonso avait
certainement trouvée attrayante au premier regard.
– Alfonso m’a déjà remercié, précisa Gabriel.
Angelina le prit néanmoins dans ses bras pour le
serrer contre elle un instant. Devinant son embarras, elle
se redressa en riant.
– Pourquoi refuses-tu d’avouer que tu peux être
adorable quand tu veux ?
– Je ne suis pas adorable. J’ai toujours des intentions
cachées. Tout le monde le sait, tu n’as qu’à te
renseigner.
– Oui, tu es le pire des égoïstes. Et je vois à quel point
tu t’amuses ici. Tu piaffes d’impatience, n’est-ce pas ?
Impassible, Gabriel rétorqua :
– Tu es au courant qu’un de tes fils a régurgité sur ton
épaule gauche ?
– Oui, je sais, dit-elle, tandis que deux fossettes lui
creusaient les joues.
A voir Angelina et Alfonso ensemble, il sautait aux
yeux de tous – et même du cynique qu’il était – que ces
deux-là étaient fous l’un de l’autre. L’amour profond qu’ils
se portaient était indéniable.
Mais dans dix ans… qui sait ?
– La maternité te va très bien, tu sais.
Il vit une ombre passer dans le regard d’Angelina et
devina qu’un souvenir assaillait sa mémoire.
– Merci, Gabriel. J’adore les jumeaux. Tout… tout est
si différent cette fois…
Elle s’interrompit, la lèvre inférieure tremblante,
visiblement en proie à une vive émotion.
– Pourquoi te torturer avec ce que tu ne peux plus
changer ? dit Gabriel, qui n’était jamais à l’aise face à
une femme en pleurs.
Sa philosophie était des plus pragmatiques : il fallait
vivre le présent. A quoi bon ressasser des regrets ? Au
pire, cela frisait l’apitoiement sur soi-même.
– Tu as raison, soupira-t–elle.
– En toutes circonstances, tu ne le sais pas encore ?
Mais sa petite plaisanterie ne rendit pas sa gaieté à
Angelina. Elle regardait maintenant en direction de son
mari qui, un bébé calé sur chaque épaule, pivotait sur lui-
même pour permettre aux invités d’embrasser les joues
potelées.
– Alfonso est un excellent père, remarqua-t–elle à mi-
voix.
– Et tu es une excellente mère.
Elle secoua la tête.
– Je ne peux m’empêcher de me poser des
questions… Ai-je bien fait ? Ai-je pris la bonne
décision ?
– Bien sûr que oui.
Gabriel avait une règle : il ne demandait jamais
conseil à quiconque, et il n’en donnait jamais. Ainsi, on
s’épargnait bien des déboires. Hélas, il avait fallu qu’il
fasse une exception pour Angelina.
– Je déteste le mensonge, dit-elle encore.
– Dire la vérité t’aurait soulagée, c’est un fait. Mais au
bout du compte, qu’aurais-tu obtenu ?
– Alfonso aurait renoncé à m’épouser… Jamais il
n’aurait pris le risque de déclencher un scandale.
– C’était une éventualité, en effet.
Gabriel s’exprimait avec mesure, mais en lui-même il
était tout à fait persuadé de la façon dont les choses
auraient tourné s’il ne s’était pas trouvé par hasard chez
Alfonso le jour où Angelina était arrivée, bouleversée,
dans l’intention de tout révéler à son futur époux.
Alfonso aurait-il compati et compris la détresse d’une
jeune fille de seize ans qui, abandonnée par son amant
– un homme marié –, avait accouché dans le secret et
donné son bébé à adopter ?
Oui, certainement.
Aurait-il épousé Angelina après cette confession ?
Non, sûrement pas.
– Tu as pris la bonne décision, Angelina. Pourquoi
devrais-tu payer ton erreur le restant de ta vie ? Tu
n’étais toi-même qu’une enfant à l’époque, victime de
surcroît de la concupiscence d’un irresponsable. Il n’y a
pas de raison pour que tu en pâtisses encore
aujourd’hui. Tout le monde commet des erreurs.
– Non, pas Alfonso…
Gabriel aurait pu répondre que son cousin n’était pas
parfait, mais il savait que c’était inutile. Aux yeux
d’Angelina, il l’était bel et bien.
– Cela me semble indécent d’être aussi heureuse,
reprit-elle d’une voix tremblante, alors que je ne
saismême pas si ma petite fille est heureuse. Parfois je
me demande…
– Non, assez, coupa Gabriel avec fermeté. Tu te fais
du mal tout à fait inutilement.
Lui-même avait passé des nuits à se languir du retour
de sa mère. Mais il n’avait plus dix ans. Il ne croyait plus
aux miracles.
3.
Maggie déambulait dans les ruelles de Logroño au
gré de son humeur, afin de s’imprégner de l’atmosphère
de la ville. Elle avait l’après-midi libre avant de regagner
l’hôtel où devait se dérouler le soir même une « soirée
paella », lui avait expliqué le guide.
Elle n’était pas tenue d’y assister, mais c’était
préférable afin de favoriser la cohésion du groupe, avait-
il ajouté.
Après s’être arrêtée un instant sur la place Espolón
pour savourer en terrasse un verre de vin rouge de Rioja,
Maggie sortit de son sac le plan de la ville et tenta de
localiser les halles, un must pour tout touriste désireux
d’approcher l’Espagne authentique, avait certifié le
guide.
Une demi-heure plus tard, totalement perdue dans un
dédale de venelles tortueuses, elle renonça. L’heure
tournait, et elle devait à présent songer à rentrer.
Se guidant à la flèche de la cathédrale qui pointait
entre les toits, elle parvint à retrouver son chemin. Il n’y
avait pas un souffle de vent et elle était en sueur
lorsqu’elle rejoignit l’artère principale sillonnée par un flot
incessant de voitures dans lequel les piétons semblaient
se jeter avec assurance pour gagner le trottoir d’en face,
dans un concert de klaxons et parfois d’injures.
Pressée d’arriver à l’heure, Maggie se lança à son
tour.

***
Aux alentours de l’hôtel, le service de sécurité était sur
les dents. La presse avait été maintenue à l’écart, et
seuls quelques journalistes privilégiés avaient eu accès
aux abords de l’établissement. Malheureusement, le
départ de Gabriel coïncida avec leur arrivée.
– Depuis quand redoutes-tu les caméras ? lança
l’oncle Fernando, un vieux radoteur qui se croyait
toujours très drôle. J’ai entendu dire que tu étais très
photogénique. N’oublie pas que c’est en partie grâce à
toi que ces feuilles de chou prospèrent ! Avec tes
histoires de cœur, ils auront toujours de quoi remplir
leurs pages !
– Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit dans les
journaux, oncle Fernando. Je pensais naïvement que les
membres de ma famille m’accorderaient au moins le
bénéfice du doute. Si j’avais réellement couché avec
autant de femmes, je serais mort d’épuisement à l’heure
qu’il est.
– Allons donc, tu n’as jamais été naïf, même quand tu
avais l’âge de tes deux filleuls. Je me rappelle ton
baptême comme si c’était hier. Tu hurlais de toute la
force de tes poumons et ton père, désemparé, répétait
en boucle : « Mais Elena, fais quelque chose ! »… Soit
dit en passant, il ne s’attendait sûrement pas à ce
qu’Elena prenne un amant. Sans vouloir t’offenser,
fiston.
– Pas le moins du monde, assura Gabriel,
impassible.
– Sa grande erreur a été d’avouer sa faute.
L’honnêteté n’est pas la meilleure tactique quand on a
affaire à quelqu’un comme ton père. Au fait, quel âge
avais-tu quand…
– Quand il l’a jetée dehors ? Dix ans, oncle Fernando.
Dix ans. Assez vieux pour se sentir trahi et furieux. Une
image jaillit de sa mémoire : lui, enfant, suppliant sa
mère de l’emmener avec elle ; et elle, entre deux
sanglots, lui expliquant que ce n’était pas possible.
Maintenant, quand ce souvenir lui revenait, il
n’éprouvait plus la moindre émotion.
– Quelle tragédie qu’elle soit morte si jeune, ajouta
oncle Fernando.
Il hocha la tête et lui tapota l’épaule.
– Il y a des choses pires dans la vie que d’être
considéré comme un don Juan, fiston.
– Et il y a des réputations dont on se passerait,
rétorqua Gabriel.
– Tu joues les modestes, maintenant ? Cela ne te
ressemble pas !
– Tu me juges arrogant ?
Il est vrai qu’il ne considérait pas l’humilité comme une
vertu première. Il n’avait jamais tendu l’autre joue et ne
comptait pas commencer de sitôt. Dans le monde
actuel, montrer ses faiblesses signait votre arrêt de
mort.
– Tu te soucies donc de mon avis ? dit le vieil homme
en riant.
Il s’interrompit, tandis que son regard se portait de
l’autre côté de la rue. Puis il s’exclama :
– Ah, ça c’est ce que j’appelle une jolie femme ! Elle
me rappelle quelqu’un… Je n’arrive pas à… Gabriel ?
Ce dernier reporta son attention sur la personne qui
suscitait l’admiration de son oncle. Au bord du trottoir,
elle hésitait à s’engager sur l’avenue encombrée de
voitures. De taille moyenne, elle avait une silhouette tout
en courbes et une grâce féminine qui la faisaient tout de
suite remarquer parmi la foule, en dépit du simple jean et
du T-shirt banal qu’elle portait.
Le regard de Gabriel remonta sur son visage. Il eut
alors le souffle coupé, comme si quelqu’un venait de le
frapper en plein plexus solaire.
– Jolie, non ? insista son oncle avec enthousiasme.
– Jolie ? Pas vraiment.
L’oncle Fernando lui jeta un regard interloqué.
– Mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi, mon garçon ?
Ne me dis pas que tu apprécies ces sacs d’os qu’on voit
de nos jours dans les magazines de mode, et qui n’ont
ni…
– Elle n’est pas jolie, elle est… magnifique !
s’empressa de corriger Gabriel, avant que son oncle ne
lui récite le catalogue des appas féminins.
Par chance, Fernando, toujours occupé à contempler
la ravissante jeune femme, ne semblait toujours pas
avoir trouvé à qui celle-ci ressemblait. Pourtant la
ressemblance était flagrante.
Mieux valait désamorcer au plus vite cette bombe
inattendue…
Gabriel offrit son bras au vieil homme et fit signe au
chauffeur qui attendait un peu plus loin d’ouvrir la portière
de la grosse berline. Rapidement, il installa son oncle sur
la banquette arrière. La voiture démarra et Gabriel put
focaliser toute son attention sur la jeune femme.
Selon toute vraisemblance, elle se rendait à l’hôtel. Si
elle y pénétrait alors que les invités étaient sur le point
d’en sortir, il imaginait aisément la réaction de ceux qui
seraient plus vifs d’esprit qu’oncle Fernando !
Et il y avait des photographes partout…
Une enfant illégitime enfin réunie avec sa mère
naturelle, le mari de cette dernière et l’élite de la haute
société espagnole tombant des nues. Seigneur, quel
scoop !
Quel scandale.
Cette fille avait bien choisi son moment pour obtenir
un impact médiatique optimum. Mais pour l’heure, il
n’allait pas s’interroger sur ses motivations. Il y avait plus
urgent : limiter les dégâts. Qu’au moins personne ne
vienne gâcher cette journée merveilleuse pour Angelina.
Il fallait empêcher cette fille d’entrer dans l’hôtel.
Mais comment faire ?
Il aurait pu la soulever de terre et la jeter sur
sonépaule, hélas, cette technique plutôt efficace n’était
pas vraiment envisageable. Il faudrait donc avoir recours
à une méthode plus subtile.
Il plissa les paupières en voyant la jeune femme
profiter d’une brève accalmie dans la circulation pour
s’aventurer sur la chaussée. Comme les traits d’Angelina
se superposaient à ceux de l’inconnue dans une image
mentale, la colère de Gabriel enfla. Que venait–elle faire
ici en un jour pareil ? Quels sentiments la guidaient ? La
cupidité ? La soif de vengeance ? Les deux, peut-être.
On pouvait comprendre qu’un enfant adopté souhaite
se rapprocher d’un parent biologique, mais pourquoi à
l’occasion d’une fête de famille, sinon pour nuire ?
Au moment où cette pensée lui traversait l’esprit, une
voiture se déporta sur la droite et fonça en klaxonnant.
La jeune femme brune n’eut que le temps de sauter sur
le trottoir. Mais, déséquilibrée, elle vacilla tandis que ses
bras battaient désespérément l’air.
4.
Maggie rejeta en arrière sa queue-de-cheval et
adressa un sourire reconnaissant à l’homme qui venait
de la saisir par la main pour l’empêcher de tomber sur la
chaussée.
– Merci beaucoup, dit-elle d’une voix haletante,
consciente que son sauveur lui avait épargné de
sérieuses blessures… ou pire.
Elle était encore un peu choquée, étourdie par le
rugissement des moteurs, et… sous le charme de celui
qui lui faisait face.
Le plus bel homme qu’elle eût jamais vu.
Prise au dépourvu, elle ne put masquer son
admiration. Il fallait avouer que, d’un point de vue
génétique, cet Espagnol avait été particulièrement gâté,
du moins pour ce qui était du physique : pommettes
hautes, nez droit, mâchoire anguleuse, lèvres fermes et
pleines, il avait également un front intelligent et des yeux
gris à l’éclat perçant, d’une teinte inhabituelle, claire et
moirée. Ses longs cils étaient aussi sombres que ses
sourcils et sa chevelure.
Et ce sourire… indéniablement sensuel, énigmatique.
Elle y décelait également une pointe de cruauté qui,
quoique déstabilisatrice, avait quelque chose de très
excitant.
« Reprends-toi, ma petite Maggie ! »
En réponse à la petite voix ironique qui résonnaitdans
sa tête, elle tenta de se ressaisir. Peine perdue. Peut-
être avait-elle une insolation, avec ce soleil de plomb ?
C’était la seule explication plausible à cette sensation
bizarre. Non, cela n’avait rien à voir avec l’apparition
soudaine d’un Espagnol de un mètre quatre-vingt-dix
beau comme un dieu !
– Vous vous sentez bien ? Peut-être voulez-vous que
j’appelle quelqu’un de votre part ? proposa-t–il.
Oh Seigneur, même sa voix était sexy, grave,
profonde. Elle lui donnait la chair de poule. Il lui avait
parlé spontanément en anglais et elle décela juste une
pointe d’accent, irrésistible.
– Je… je…
Il lui sourit alors et, éblouie, Maggie retomba dans le
silence. Seigneur, elle devait se reprendre. Un bel
inconnu lui souriait dans la rue : il n’y avait pas de quoi
réagir comme une novice tout juste sortie du couvent.
– Vous êtes en état de choc, vous tremblez, remarqua-
t–il.
Gabriel avait vraiment eu peur lorsqu’il avait vu la
jeune femme tituber, et il s’en irrita. Il ne devait pas
gaspiller sa compassion pour cette fille, mais la réserver
à Angelina et à Alfonso.
Mais il n’y avait pas que cela. Au moment où il l’avait
retenue et que sa peau avait touché la sienne, il avait
perçu une étincelle, un crépitement de désir. Elle aussi
l’avait senti, il l’aurait parié. Ils étaient victimes d’une
sorte de coup de foudre physique, comme si leurs corps
se reconnaissaient.
Gabriel ne put s’empêcher de se demander quel goût
avaient ces lèvres roses.
Il était hors de question qu’il l’embrasse, bien sûr.
Néanmoins si les circonstances avaient été
différentes…
Maggie baissa les yeux sur la main de l’inconnu,
toujours posée sous son coude. Elle n’avait aucune
enviede se dégager, au contraire. Le contact de cet
homme au physique puissant la rassurait. Musclé,
athlétique, il projetait une impression de virilité pure.
– Vous êtes anglaise, n’est-ce pas ?
Même si sa conviction était faite, il avait besoin d’une
confirmation. Il savait qu’Angelina avait été exilée en
Angleterre dès le début de sa grossesse. Une épreuve
difficile pour une si jeune fille, séparée des siens,
projetée dans l’inconnu.
Maggie fut surprise qu’il ait deviné d’emblée sa
nationalité. Avec sa peau dorée, ses yeux sombres et
ses cheveux bruns, les Espagnols la prenaient d’entrée
de jeu pour une de leurs compatriotes. Et si la mère de
Simon avait conseillé à ce dernier d’enquêter sur les
origines de sa future femme, c’était qu’elle la
soupçonnait d’être vaguement « tsigane »… Simon avait
été soulagé d’apprendre qu’en réalité, Maggie
descendait d’une respectable famille espagnole.
– Cela explique ton tempérament volcanique, chérie,
avait-il plaisanté. Et tu sais, si ta famille naturelle
souhaite se rapprocher de toi, je n’y verrai
personnellement aucun inconvénient.
– Comment as-tu osé ? Et de quoi se mêle ta mère ?
avait explosé Maggie, furieuse.
– Voyons, calme-toi. Je sais bien ce que tu penses,
avait-il ajouté avec un sourire indulgent.
En réalité, il n’en avait pas la moindre idée. Face à
son beau visage un peu mièvre, elle avait alors réalisé
que, pour la première fois, elle le découvrait sous son
véritable jour. En définitive, elle était fiancée à un homme
dont l’apparente urbanité cachait un égoïsme forcené, un
homme persuadé que le monde tournait autour de lui
seul.
– Tu te demandes comment la fille d’un aristocrate
espagnol a pu faire adopter son enfant par un
coupled’Anglais tout à fait ordinaire, c’est cela ? avait-
elle répliqué.
Maggie lui avait cloué le bec en déclarant qu’elle ne
s’intéressait pas plus à sa mère naturelle qu’à la famille
de cette dernière, et qu’au demeurant elle n’avait plus
l’intention de l’épouser.
Il lui avait fallu un certain temps pour convaincre Simon
qu’elle ne plaisantait pas. Mais lorsqu’il avait enfin
compris que sa décision était ferme et définitive, il était
entré dans une rage noire, lui montrant par là même un
autre aspect de sa nature qu’elle ignorait jusque-là.
Maggie se força à repousser ces souvenirs
déplaisants. Simon était de l’histoire ancienne. Elle avait
tourné la page et, forte de cette certitude, elle osa
soutenir le regard clair du bel Espagnol.
– Vous voyagez en famille ? s’enquit-il.
Elle secoua la tête sans répondre. Cela devenait
ridicule, il fallait réagir.
– Un petit ami ?
– Non…
A cet instant, la jeune femme frotta son annulaire, et ce
geste n’échappa pas à l’œil acéré de Gabriel. Elle
semblait bien jeune pour être déjà divorcée, mais sait-on
jamais… ?
– Je suis seule. En vacances.
Bravo ! pensa Maggie avec cynisme. Elle venait juste
de confier à un inconnu qu’elle se trouvait en position de
vulnérabilité dans un pays étranger.
– A… avec des amis ! s’empressa-t–elle d’ajouter.
– Vous êtes seule avec des amis ?
Elle sentit ses joues s’enflammer et s’emporta contre
elle-même. Elle avait toujours été incapable de mentir
sans rougir…
– Vous savez, vous ne risquez rien, déclara le
belEspagnol. Nous sommes dans un lieu public et je suis
tout à fait inoffensif.
Inoffensif ? Rien n’était moins sûr. Il lui faisait plutôt
l’effet d’un loup que d’un gentil agneau. Or, elle n’avait
jamais été attirée par le danger qui faisait frissonner
certaines femmes ; des femmes qui vivaient dans
l’instant, sans se soucier du lendemain. Maggie n’avait
pas plus envie de tenter ce genre d’expérience que de
se promener au bord d’une falaise, même si la vue était
superbe. Certes, cet homme était magnifique, mais tout
de même…
Pour se donner une contenance, elle récupéra son
portable dans son sac et feignit de lire un texto.
– Pardonnez-moi…
Gabriel la regarda faire, sans être dupe de son petit
manège qui lui permettait de gagner du temps. Il
réfléchissait à toute allure. Il devait prévenir Angelina, lui
laisser le temps de mettre Alfonso au courant… Il le lui
devait bien puisque c’était lui qui l’avait encouragée à
mentir par omission à Alfonso.
Une chose était sûre, la prochaine fois qu’on lui
demanderait son avis… il resterait muet comme une
tombe !
Cette fille, pour ce qu’il en savait, était peut-être une
menteuse chevronnée. Pourtant, son trouble n’était pas
feint : on ne rougissait pas sur commande. De toute
évidence, elle était déstabilisée et il avait tout intérêt à
en tirer profit.
Il avait trente secondes pour trouver où l’emmener
sans que cela ressemble à un kidnapping. Et s’il devait
pour cela l’embrasser à pleine bouche… il y était prêt.
– Oh, il est déjà si tard ? s’exclama-t–elle avec un
regard appuyé à sa montre. Il faut que je rentre à l’hôtel.
Elle pensait voir l’inconnu s’écarter pour lui livrer
passage, mais il ne fit pas mine de bouger et
demeurasur place à la dévisager sans ciller, jusqu’à la
faire rougir de nouveau.
Elle n’avait pas l’habitude de susciter ainsi l’attention
masculine… Ce qui était assez pitoyable, somme toute.
– Quelque chose de drôle ? s’étonna Gabriel en la
voyant sourire d’un air absent.
– Non, plutôt triste, en fait.
Mais le sourire joyeux de la jeune femme vint
contredire ces paroles et toucha Gabriel comme un
rayon de soleil. Il dut faire un effort pour se rappeler qui
elle était. D’accord, elle lui plaisait ; c’était un
inconvénient, mais pas un vrai problème. N’avait-il pas
toujours su rester maître de sa libido ?
S’il ne pouvait pas empêcher le désastre imminent qui
s’annonçait, il pouvait en minimiser l’impact, donner
l’opportunité à Angelina de parler de son passé à
Alfonso.
Le seul problème, c’est qu’au lieu de commencer à
élaborer une stratégie, il était obnubilé par la bouche
sensuelle de la jeune femme. Elle ressemblait beaucoup
à Angelina, et pourtant elle possédait un charme bien
distinct avec son visage en forme de cœur, son nez
légèrement retroussé, et sa bouche… sa bouche…
Il ne parvenait pas à en détacher les yeux.
Face à cet homme qui la dévorait des yeux, Maggie
éprouvait des sentiments mitigés.
Auprès de Simon, elle avait peu à peu perdu
confiance en elle et s’était faite à l’idée qu’elle n’avait
pas grand-chose d’intéressant à offrir. Mine de rien, en
la dénigrant constamment, il avait sapé son aplomb, lui
avait fait croire que ses aspirations étaient forcément
moins importantes que les siennes. « En politique, les
apparences sont hélas primordiales », se plaisait-il à
répéter. La première fois, il lui avait fait remarquer que
sa robe était un peu trop décolletée et que le rouge
cerise était une couleur unpeu trop voyante. Elle ne
voulait quand même pas faire mauvaise impression…
Petit à petit, elle s’était sentie devenir invisible. Elle
souhaitait tant changer pour lui donner entière
satisfaction qu’elle s’était laissé manipuler, s’était coulée
dans le moule qu’il lui proposait. D’abord, elle avait jeté
sa belle robe rouge, puis avait cessé de porter ses
cheveux libres sur ses épaules. Et enfin, elle avait
renoncé à ses chers talons aiguilles pour des
chaussures bien plus raisonnables.
Il est vrai qu’elle était jeune et influençable quand elle
avait fait la connaissance de Simon. Elle était alors en
première année d’école d’infirmière et avait tout de suite
été séduite par cet élégant jeune homme, fils d’un patient
plutôt exigeant. Oui, elle avait été flattée qu’il la distingue,
elle qui était encore, peu de temps auparavant, un vilain
petit canard.
Les autres filles étaient blondes, lisses et jolies.
Maggie, elle, se trouvait trop grosse et portait un
appareil dentaire. Et puis, elle s’était métamorphosée.
L’orthodontiste avait annoncé l’arrêt du traitement, elle
avait minci…
Les garçons avaient commencé à lui tourner autour,
mais leurs commentaires salaces et leurs avances
maladroites l’avaient laissée de marbre. Elle y avait
répondu par un froid dédain qui lui avait valu le sobriquet
de « Reine des Glaces ».
Ainsi, à dix-huit ans, elle n’était finalement qu’une
adolescente mal dégrossie. Stupéfaite d’être courtisée
par un juriste de presque trente ans plein d’ambitions
politiques, elle avait voué à Simon une gratitude
pathétique. Lui n’était ni maladroit ni égrillard, mais
mondain, sûr de lui. Au début, il avait su la mettre à
l’aise, la rassurer. Mais insidieusement, il avait déjà
commencé son travail de sape. Comme par exemple
lorsqu’elle lui avait avoué être embarrassée par sa
poitrine généreuse ;« personne n’est parfait », lui avait-il
répondu avec un petit sourire compatissant.
Maggie, qui n’avait aucune expérience des hommes,
lui avait été reconnaissante de ne pas exiger d’elle plus
que quelques chastes baisers. Quand il lui avait
demandé de l’épouser, subjuguée, elle s’était crue
amoureuse. En toute logique, elle s’était attendue à ce
que leur relation prenne un tour plus intime, sans trop
savoir si cela lui faisait envie ou non. Mais Simon lui
avait expliqué qu’il la respectait trop pour ne pas
attendre le mariage.
Elle en avait éprouvé du soulagement, mêlé à un vif
sentiment de rejet.
Toute à ses pensées, Maggie s’aperçut soudain
qu’elle serrait machinalement les poings. Retombant
dans le présent, elle fut de nouveau happée par le regard
magnétique de l’Espagnol.
– Permettez-moi de vous raccompagner.
– Merci, ce n’est pas la peine de vous déranger pour
moi.
Voilà qu’elle s’autodénigrait encore, songea-t–elle,
désespérée. Décidément Simon l’avait bien dressée.
Elle eut la vision d’une falaise surplombant un
merveilleux panorama… Mais non, il ne fallait pas
s’égarer sur les sentiers dangereux.
« Avec Simon, la route était bien lisse, prétendument
sans mauvaises surprises… et regarde ce que cela t’a
apporté ! »
Elle remit le téléphone dans son sac et tendit la main.
– Merci de m’avoir épargné une mauvaise chute, mais
je ne veux pas vous retenir.
Gabriel n’avait pas l’habitude des rebuffades
féminines. Il était partagé entre la perplexité et
l’amusement quand son regard tomba sur les seins
superbes qui tendaient le T-shirt de la jeune femme. La
bouffée de désir quil’envahit le prit au dépourvu. Il n’avait
jamais autant eu envie d’une femme, et celle-ci lui était
interdite.
Mais c’était peut-être ça qui la rendait si excitante ?
Il accepta sa main tendue, la retint une seconde de
trop, savourant le frisson qui remontait le long de son
bras. Il sentit la jeune femme tressaillir elle aussi.
Maggie baissa les yeux et retint son souffle. Cela
n’avait pas de sens de se mettre dans des états pareils
pour une simple poignée de main. Cependant, il aurait
fallu être aveugle et particulièrement hypocrite pour nier
l’attirance folle qui les poussait l’un vers l’autre.
– Je vous en prie. Vous n’êtes pas tout à fait remise,
je ne voudrais pas que vous ayez un malaise en pleine
rue, insista-t–il.
Il n’avait pas tort, ses jambes la portaient à peine. Elle
protesta toutefois :
– Je vais bien. C’est juste que je n’ai pas pris le temps
de déjeuner et… si je ne me dépêche pas, je vais rater
cette succulente paella qu’on nous a promise au dîner.
– Je sais où l’on cuisine la meilleure paella de toute
l’Espagne.
– Vraiment ? fit-elle avec un sourire poli.
– Oui. Et j’ai très faim moi aussi. Mais ce serait trop
triste de manger seul. Voulez-vous dîner avec moi ?
5.
Prise au dépourvu, Maggie bredouilla :
– Dîner ? Avec… vous ?
Etait-il sérieux ou se moquait-il d’elle ? Enfin, peu
importait. Car elle n’avait pas l’intention d’accepter,
n’est-ce pas ?
Un petit rire gêné lui échappa et elle bredouilla :
– Mais ce n’est pas possible, je…
– Pourquoi ?
– Parce que… je ne vous connais pas et… je ne suis
pas…
– Pas quoi ?
Elle lui jeta un regard désemparé et il ne put
s’empêcher de dire :
– Vous avez des yeux magnifiques.
Elle détourna aussitôt la tête.
– Oh… Vous n’êtes pas obligé de me faire des
compliments, vous savez. En fait, je… je n’aime pas
cela.
– Si c’était vrai, cela ferait de vous une femme
vraiment hors du commun ! dit–il en riant. Au demeurant,
il ne s’agissait pas d’un compliment.
Elle sourit à son tour.
– Non ? En tout cas, je suis sûre qu’il ne s’agissait pas
d’une insulte.
– Vous avez l’habitude de vous faire insulter ?
– J’ai deux frères.
Il hocha la tête, amusé, avant de reprendre :
– En l’occurrence, je faisais juste un constat. Et je le
réitère : vous avez des yeux magnifiques.
Maggie sentit son cœur s’emballer.
N’avait-elle pas le droit d’être attirée par un homme
aussi sexy ? Bien qu’elle n’ait guère d’expérience en la
matière, il y avait une possibilité pour qu’elle aussi lui
plaise. Cela ne la mènerait pas bien loin, elle en avait
conscience, mais si elle avait été le genre de fille
capable de séparer le sexe et les sentiments, c’est
exactement cet homme qu’elle aurait choisi pour passer
du bon temps.
Elle eut un petit haussement d’épaules, comme pour
s’excuser.
– Je ne cherche pas une amourette de vacances, vous
savez.
A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle crut
entendre son amie Millie clamer : « Bon sang, une fois
dans ta vie, lâche-toi ! Une bonne partie de jambes en
l’air, c’est exactement la thérapie qu’il te faut ! »
Et si elle venait de tomber sur le « thérapeute »
idéal ?
En tout cas, elle était tentée. Très tentée. Après tout, il
n’y avait pas de mal à faire l’amour. Ce serait même
sûrement une expérience libératrice… distrayante…
inoubliable.
– Alors, que dites-vous de mon invitation ?
– Je dis… que c’est une excellente idée ! s’entendit-
elle répondre.
– Parfait. Je m’appelle Gabriel. Gabriel-Luis
Castenadas.
– C’est un nom… plein de majesté.
Le silence retomba. Comme il haussait les sourcils,
elle comprit soudain qu’il attendait qu’elle se présente à
son tour.
– Je m’appelle Maggie… Maggie Ward. Enfin,
Magdalena… mais personne ne m’appelle comme ça.
Elle était ridicule à bafouiller comme ça. C’était ce
regard hypnotique, cette voix veloutée, cet incroyable
charisme qui la chamboulaient complètement. Mais il ne
fallait pas s’emballer. Ce n’était qu’un dîner, et peut-être
ne seraient-ils même pas en tête à tête. Ce Gabriel
devait sans doute rejoindre des amis. Elle ferait leur
connaissance, goûterait la cuisine locale, s’imprégnerait
de l’ambiance typique… N’était-ce pas ce qu’elle
appréciait dans les voyages ?
De toute façon, il était grand temps de rompre avec
cette image de fille raisonnable qui lui collait à la peau.
Gabriel la dévisageait. Au début, il avait été confondu
par la ressemblance frappante qui existait entre la mère
et la fille, mais à présent, il distinguait aussi des
différences. Maggie n’avait pas la beauté classique
d’Angelina. En revanche, question sex-appeal, elle
l’emportait haut la main !
– Venez, dit-il, la main tendue.
Le ton était celui d’un homme accoutumé à donner
des ordres et à être obéi en toutes circonstances. De
fait, Maggie posa tout naturellement sa main dans la
sienne et se laissa entraîner parmi la foule de badauds
qui sillonnaient le trottoir. L’instant d’après, il s’arrêta
devant un gros 4x4 noir dont il ouvrit la portière à son
intention.
– C’est à vous ? s’étonna-t–elle en découvrant
l’intérieur somptueux, en cuir crème et ronce de noyer.
– Je vais subir un sermon sur l’empreinte carbone de
ce genre de véhicules ?
Elle sourit, s’installa sans plus mot dire, saisissant le
journal abandonné sur le siège. Il s’agissait d’un
quotidien espagnol. A la une s’étalait la photo de
l’événement people du moment, le mariage civil d’une
star de Hollywood, homosexuel notoire, avec son
compagnon de longue date.
L’image des deux hommes souriants, main dans
lamain, rappela à Maggie les propos que lui avait tenus
son père, le lendemain du jour où elle avait annoncé la
rupture de ses fiançailles :
– Maggie, je sais que tu ne veux pas trop en parler,
mais il ne faut pas te croire responsable si Simon…
enfin, si sa virilité est en cause, avait-il dit, toussotant
pour masquer sa gêne.
Interdite, elle avait fixé le visage écarlate de son père.
Etait-elle donc la seule à n’avoir rien vu ? L’éventualité
que Simon soit gay ne lui avait jamais traversé l’esprit
avant leur ultime dispute. Pour la première fois, elle
l’avait vu perdre son sang-froid, lui d’ordinaire si guindé.
Comme il s’obstinait à ne pas comprendre pourquoi elle
voulait rompre, elle avait lancé sans réfléchir :
– Tu n’aimes que toi ! Je ne pense même pas que tu
aimes les femmes !
Elle voulait juste dire qu’il n’avait pas de réelle estime
pour elle et qu’il se comportait en phallocrate, mais il
l’avait pris dans un tout autre sens et, ulcéré, s’était
récrié :
– Je ne suis pas homo ! Pourquoi écoutes-tu les
ragots ? C’est faux, c’est faux !
Avant qu’elle ait le temps de lui assurer qu’il se
méprenait, il l’avait saisie par le poignet et, lui
meurtrissant la chair, lui avait jeté d’une voix grondante :
– Ne t’avise pas de répandre ce genre de rumeurs sur
mon compte, sinon…
Choquée par sa réaction agressive, Maggie n’en avait
pas moins soutenu son regard chargé de menaces.
D’expérience, elle savait qu’il ne fallait pas flancher
devant les brutes. Car Simon n’était rien d’autre qu’une
brute. Comment avait-elle pu ne pas s’en apercevoir plus
tôt ?
– Sinon quoi ? avait-elle rétorqué, cinglante.
– Je… je…
– Ecoute, avait-elle coupé en s’efforçant d’ignorer ses
doigts qui s’enfonçaient cruellement dans sa
chair,désolée si j’ai touché la corde sensible, mais
sache que dorénavant, ta sexualité m’indiffère au plus
haut point.
Elle avait ôté de son doigt sa bague de fiançailles et la
lui avait tendue. Lentement, il avait desserré son étreinte.
Après avoir laissé tomber le bijou dans sa paume, elle
avait tourné les talons et était partie sans un regard en
arrière.
Décidée à ne plus ruminer ces souvenirs
désagréables, Maggie jeta le journal sur la banquette
arrière et attacha sa ceinture de sécurité avant de
reporter son attention sur le paysage citadin. Finalement,
être raisonnable ne lui avait valu qu’une immense
humiliation. L’heure était venue de faire preuve d’une
plus grande témérité.
Mais point trop n’en faut, songea-t–elle une demi-
heure plus tard, quand la voiture parut enfin atteindre leur
destination.
Où diable cet homme l’avait-il emmenée ?
Cet endroit, niché à flanc de colline, paraissait très
pittoresque, mais elle n’avait pas la moindre idée de
l’endroit où ils se trouvaient. Et la voiture poursuivait son
chemin, traversait un village, s’engageait sur une route
escarpée qui grimpait, grimpait encore…
Maggie commença à se sentir vraiment mal à l’aise.
Elle était peut-être en compagnie d’un maniaque qui
allait faire d’elle ce que bon lui semblait. Et personne ne
savait où elle était ! Elle aurait dû être terrifiée…
Pourtant, curieusement, ce n’était pas le cas.
– Quand arrivons-nous ?
– Détendez-vous, Maggie. Je vous l’ai dit, je suis
inoffensif. Je vous assure que vous allez passer une
bonne soirée.
– Pourquoi ne nous sommes-nous pas arrêtés au
village ?
– Parce que les villageois sont tous ici !
Il venait de ranger la voiture sur un terrain rocailleuxoù
plusieurs autres véhicules étaient également garés.
Maggie constata qu’il ne lui avait pas menti : il y avait
foule un peu plus loin, sur la zone herbeuse délimitée par
des bosquets d’arbres. Des feux de camp avaient été
allumés. Les flammes dansaient dans la lumière
déclinante du crépuscule et formaient des silhouettes
mouvantes entre les troncs des hauts pins. Des
étincelles crépitaient dans l’air, au-dessus des gens de
tous âges réunis autour des tables rustiques, pour
manger, boire, rire et même danser au son d’un
accordéon.
L’air sentait la fumée, le thym, l’herbe. Un délicieux
fumet s’échappait de grands récipients en fonte posés à
même les braises.
Alors qu’ils sortaient de la voiture, un homme vint
saluer Gabriel, puis reporta un regard plein de curiosité
sur Maggie avant de faire dans sa langue natale un
commentaire qu’elle ne comprit pas.
– Venez, dit Gabriel en prenant le bras de Maggie
pour l’entraîner vers l’une des longues tables posées sur
tréteaux.
– C’est charmant. Comment avez-vous découvert cet
endroit ?
– J’ai grandi à deux pas d’ici.
– Vous seriez donc un homme de la campagne ?
– Cela vous surprend ?
Il tira une chaise à son intention et veilla à ce qu’elle
soit confortablement installée avant de prendre place
face à elle. Il est vrai qu’elle l’imaginait plus dans le bar
chic d’un hôtel de Madrid, et pourtant il paraissait
tellement dans son élément, ici, qu’elle se dit qu’il ne
fallait décidément pas se fonder sur des clichés.
Apparemment, Gabriel n’avait pas oublié ses racines.
Elle resta seule un instant, le temps qu’il aille remplir
leurs assiettes. Maggie s’emplissait des odeurs et des
images, afin de profiter à fond du moment et
d’engrangerdes souvenirs pour plus tard. Elle craignait
un peu qu’au matin, tout cela lui apparaisse comme un
rêve lointain…
Gabriel revint avec deux portions de paella. L’eau à la
bouche, Maggie goûta une première bouchée et
s’exclama :
– Oh ! C’est délicieux !
Elle avait déjà vidé la moitié de son assiette
lorsqu’elle se rendit compte qu’il avait à peine touché à
la sienne, préférant la regarder manger. Face à son
regard perplexe, il expliqua :
– J’adore vous voir manger. C’est si rare de nos jours,
une femme qui sait se tenir à table !
– Vous allez gâcher mon plaisir si vous continuez à me
surveiller comme ça.
Le violoniste attaqua un air entraînant et Maggie se
surprit à taper du pied en rythme. L’accordéoniste prit le
temps de finir son verre de vin avant de reprendre son
instrument et de se mettre à jouer à son tour. Puis,
quelques couples se levèrent pour gagner la piste de
danse improvisée.
– Ils ont l’air de bien s’amuser, murmura Maggie après
les avoir observés un moment.
Gabriel perçut la note nostalgique dans sa voix. Cet
enthousiasme ingénu était-il feint ? Quand elle reportait
sur lui son regard candide, il devait lutter pour ne pas
culpabiliser. Mais non, il avait bien réagi. C’était la seule
solution, s’il voulait aider Angelina.
– J’adore la paella !
Elle était décidément facile à contenter. Et très
séduisante. Etait-elle aussi enthousiaste au lit ?
Une image s’imposa à lui : Maggie, son corps nu
renversé sur des draps blancs, sa chevelure brune
dénouée, cambrée dans une pose lascive. De nouveau,
le désir l’assaillit.
C’était le moment de se rappeler qu’elle n’était pas du
tout son type.
Certes, elle était très attirante, mais ce côté petite fille
émerveillée l’aurait en temps ordinaire rapidement
détourné d’elle. Il s’ennuyait vite et la vertu était à ses
yeux une qualité soporifique. De toute façon, une fois son
appétit sexuel assouvi, le charme de sa partenaire
s’émoussait à grande vitesse à ses yeux. C’était peut-
être atavique ? songea-t–il. Après le départ de sa mère,
la maison avait vu défiler une cohorte de maîtresses qui
ne restaient jamais bien longtemps au bras de son père.
Obnubilé qu’il était par l’honneur familial, Felipe
Castenadas n’en avait pas moins une libido exigeante.
Toutes ces femmes, son père en avait parlé avec le
plus profond mépris dès qu’elles avaient le dos tourné.
Et parfois même en leur présence. Enfant, Gabriel avait
plus d’une fois assisté à des scènes déplaisantes. Un
jour, écœuré par la hargne que son père déversait sur
une de ces pauvres conquêtes, il avait ostensiblement
quitté la pièce. Son père s’était interposé entre lui et la
porte. Dans son haleine, Gabriel avait alors senti un fort
relent d’alcool.
– Tu sais quel est ton problème ? Tu idéalises les
femmes. Oh non, mon garçon, inutile de secouer la tête !
avait ricané Felipe. En vérité, tu es un romantique. Tu ne
comprends donc pas que je te rends service ? Tu veux
que les femmes se moquent de toi plus tard ? Car,
sache-le, au fond, elles se ressemblent toutes. Elles sont
aussi dépravées que ta mère ! De vraies pu…
Il n’avait pas prononcé la grossièreté qu’il s’apprêtait à
dire. A la dernière seconde, son regard avait croisé celui
de son fils, et ce qu’il y avait lu l’avait fait pâlir. Atteint
malgré lui, il s’était écarté d’un mouvement bravache.
Cette anecdote avait marqué une étape significative
dans leurs relations. Dès lors, Felipe avait cessé
dehouspiller Gabriel, et plus jamais il n’avait évoqué sa
mère devant lui.
Pour le reste, peu de choses avaient changé. Les
femmes s’étaient succédé dans la vie de Felipe qui avait
continué à mener grand train, bien que sa situation
financière ne le lui permît pas vraiment. Impuissant,
Gabriel avait vu son père vendre la propriété familiale,
parcelle après parcelle, afin de conserver ses habitudes
dispendieuses.
En silence, le gamin qu’il était encore s’était juré de
tout racheter un jour.
C’est bien ce qui s’était passé. Par la même
occasion, il avait gagné le respect et la reconnaissance
des gens qui vivaient et travaillaient sur le domaine.
Aussi rejoignait-il fréquemment les villageois lors de ces
fêtes paysannes simples et joyeuses, conscient que
jamais son père n’aurait daigné frayer ainsi avec la
plèbe.
C’était la première fois qu’il venait accompagné, et il
se doutait bien que la chose allait provoquer
commentaires et curiosité. Mais tant pis, ce n’était pas
ce qui primait, se rappela-t–il.
Entre ses paupières mi-closes, il étudiait la jeune
femme qui regardait autour d’elle, manifestement ravie.
Son sourire produisait un effet prévisible sur la tablée
voisine, composée de jeunes gens du coin. Mais elle ne
paraissait pas s’en apercevoir et continuait d’observer
son environnement avec ravissement.
Gabriel se rendit compte qu’il serrait les dents à en
avoir mal à la mâchoire, et fit l’effort de se décrisper. Et
si ce sourire radieux cachait des intentions
malveillantes ? En ce cas, il n’aurait aucune pitié.
– D’ordinaire, les femmes surveillent leur ligne et fuient
les féculents pour se rabattre sur les brocolis vapeur, fit-il
remarquer, un brin sarcastique.
– Ce n’est pas mon cas. J’ai déjà essayé de faire
unrégime, mais cela me met de mauvaise humeur. Un
jour, je me suis presque évanouie en courant après le
bus.
Une expression sidérée se peignit sur les traits de
Gabriel.
– Pourquoi diable vouliez-vous maigrir ?
Il fit courir son regard sur ses courbes féminines.
Maggie s’empourpra une fois de plus.
– Je sais bien que je pourrais perdre un peu au niveau
des hanches et de la poitrine, mais…
– Quelle idée ! Vous avez un corps magnifique !
Une chaleur lancinante naquit au creux du ventre de
Maggie qui baissa les yeux, confuse, mais saisie d’une
étrange exaltation. C’est Simon qui avait insisté pour
qu’elle perde des kilos, en arguant que la minceur était
plus distinguée. Visiblement, tous les hommes ne
partageaient pas son avis.
– Les vêtements cachent les petites conséquences
des petits péchés, plaisanta-t–elle pour se donner une
contenance.
– Des péchés, vraiment ? Je serais curieux de
connaître les pensées coupables qui s’agitent derrière
ce front ravissant.
Il avait tendu la main et, d’un doigt taquin, lui effleura la
tempe, puis la joue. De plus en plus troublée, Maggie
crut que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Elle
chercha désespérément le moyen de faire dévier la
conversation.
– Vous ne voulez pas danser ?
Gabriel se mit à rire. Il savait bien qu’elle voulait
changer de sujet. Pour sa part, il aurait adoré la
déshabiller pour découvrir toutes ces « petites
conséquences » qui étaient sûrement adorables…
– Ce n’est pas mon genre de musique, objecta-t–il.
Elle afficha une mine déçue, et Gabriel hésita.
Aprèstout, pourquoi refuser cette occasion de tenir dans
ses bras son corps pulpeux ?
Mais il n’était pas le seul à en avoir envie : un des
jeunes hommes de la table voisine venait de se lever et
s’approchait dans l’intention manifeste d’inviter la jeune
femme à danser.
– Salut, Enrique, lança Gabriel.
Maggie regarda les deux hommes qui se saluaient en
espagnol. L’air arrogant du jeune homme lui donnait des
allures de jeune coq, et elle faillit s’esclaffer devant
ses œillades brûlantes. A côté de Gabriel, il paraissait
très immature.
– Enrique souhaite vous inviter à danser, traduisit ce
dernier.
– Vous… vous êtes d’accord ?
– Moi ? Bien sûr. Vous êtes ici pour vous amuser, pas
vrai ?
Il ponctua cette remarque d’un léger haussement
d’épaules qui dérouta Maggie. Ne disait-on pas les
méridionaux très possessifs ? Mais apparemment,
Gabriel n’appartenait pas à cette catégorie.
Elle se leva.
– Oui, c’est bien ce que j’ai l’intention de faire !
s’écria-t–elle, une note de défi dans la voix.
Et, donnant la main au jeune Espagnol, elle
l’accompagna sur la piste de danse.
6.
Son téléphone collé à l’oreille, Gabriel attendait
qu’Angelina décroche. Ses doigts tambourinaient sur le
plateau de la table. Son cœur se contracta soudain dans
sa poitrine au moment où Maggie – qui avait l’air de
perdre sa timidité à grande vitesse – pivotait dans sa
direction pour lui adresser un sourire rayonnant.
Il lui répondit d’un sourire crispé qui s’évanouit dès
qu’elle se fut tournée, faisant virevolter sa longue queue-
de-cheval brune. Son rire éclata dans l’air tandis
qu’Enrique, sa chemise ouverte sur son torse bronzé,
l’enlaçait plus étroitement afin de lui montrer un pas
compliqué qu’elle imita sans difficulté.
Elle était gracieuse et sa spontanéité perturbait
Gabriel, sans qu’il sache pourquoi au juste.
La voix d’Angelina résonna enfin à son oreille.
– Gabriel ? Je t’entends mal, il y a du bruit… Tu es à
une fête ? Est-ce pour cela que tu es parti si tôt ?
Alfonso dit que tu voulais éviter les photographes…
– J’ai l’intention de dormir au castillo ce soir. Alfonso
est-il dans les parages ?
– Oui, tu veux lui parler ?
– Non. Ecoute-moi juste… Voilà, ta fille est ici, près de
moi.
De longues secondes s’écoulèrent avant qu’Angelina
ne s’exclame d’une voix rauque :
– Mais… ce n’est pas possible ! Oh Gabriel…
comment est-elle ?
– Elle te ressemble comme deux gouttes d’eau. J’ai
tout de suite compris en la voyant qu’elle allait gâcher la
fête du baptême.
Volontairement ou pas. Mais comme elle l’avait
somme toute suivi sans problème, il penchait plutôt pour
une coïncidence. Pour autant, il ne regrettait pas d’être
intervenu. La fin justifiait les moyens.
– Je ne pense pas qu’elle soit au courant, reprit-il.
Il aurait été bien plus à l’aise s’il avait eu dans son
ordinateur portable un rapport complet sur Maggie Ward.
Pour le moment, il savait juste qu’elle avait une fossette
sur la joue droite, une voix légèrement voilée et d’une
sensualité inouïe, une bouche à damner un saint… et
qu’elle aimait la paella.
– Si jamais l’occasion se présente et qu’elle en vienne
à me faire des confidences sur le but de son voyage, je
ferai de mon mieux pour la convaincre de repartir.
Toutefois, je doute d’y parvenir. Elle me paraît têtue. Je
crois que tu devrais tout dire à Alfonso. Je suis désolé,
Angelina, je t’ai donné un très mauvais conseil, à
l’époque.
– Oh, Gabriel…
– Ecoute, elle revient vers moi, je te rappelle plus tard.
A bout de souffle, mais ravie, Maggie fut escortée à la
table par un Enrique qui avait l’air très content de sa
performance. Le visage empourpré par la danse, les
yeux brillants, elle écouta son cavalier lui dire quelque
chose, puis se tourna vers Gabriel.
– Pouvez-vous traduire, s’il vous plaît ?
Mais, sans attendre, elle prit la main du jeune
Espagnol et s’exclama en anglais :
– C’était merveilleux ! Vous êtes un excellent danseur,
mais je suis épuisée, maintenant.
Enrique porta la main de la jeune femme à ses lèvres
avant de lui répondre dans sa langue natale.
– Il dit que vous êtes très belle et que vous dansez à
merveille, traduisit Gabriel.
– C’est très gentil. Remerciez-le, s’il vous plaît.
Sur la pointe des pieds, elle embrassa Enrique sur la
joue.
– Je crois qu’il a compris, maugréa Gabriel.
Maggie ignora sa mauvaise humeur. Il ne réussirait
pas à la culpabiliser parce qu’elle s’amusait de manière
bien innocente, comme il l’y avait lui-même engagée.
Evidemment, s’il avait accepté de danser avec elle…
les choses auraient été différentes et son plaisir bien
moins innocent.
– Vous l’avez ensorcelé, ironisa-t–il encore.
– Je sais, je produis toujours cet effet-là sur les
hommes. Je suis une irrésistible séductrice !
Gabriel dit quelque chose en espagnol qui provoqua le
rire d’Enrique. Celui-ci s’inclina devant Maggie avant
d’aller rejoindre ses camarades qui l’accueillirent avec
des exclamations admiratives et de viriles tapes sur
l’épaule.
Maggie s’assit et, préférant l’eau au vin, remplit son
verre à l’aide de la cruche posée sur la table. Gabriel
haussa les sourcils.
– Ce cru ne vous plaît pas ?
Ce vin de terroir, grâce à une campagne de publicité
habile, s’était fait connaître dans tout le pays et
apparaissait maintenant sur la carte de grands
restaurants gastronomiques. Gabriel était très fier
d’avoir investi son argent et ses efforts dans ce produit
de qualité, offrant de surcroît du travail aux jeunes de la
région qui, sans quoi, auraient dû s’exiler en ville.
– Vous ne buvez pas non plus, remarqua-t–elle.
– Je conduis.
– C’est vrai… Quelle heure est-il ? s’inquiéta-t–elle
soudain.
Elle se pencha pour lire l’heure sur le cadran de la
montre de Gabriel, et elle se mordit la lèvre.
– Nous avons de la route à faire pour retourner en
ville…
– Ne vous inquiétez pas. Je sais bien que les femmes
sont versatiles.
– Que voulez-vous dire ? A quel propos ?
– Je veux dire que vous avez parfaitement le droit de
changer d’avis, dit-il avec un sourire entendu.
En réalité, il marchait sur des œufs. Il n’avait pas
vraiment eu l’intention de séduire cette fille pour mieux
l’écarter du chemin d’Angelina, mais le fait est qu’il la
trouvait infiniment désirable. Quand il contemplait ses
lèvres charnues, qu’il apercevait le renflement de ses
seins sous son T-shirt, il se sentait… affamé.
Maggie ne savait trop comment prendre ce qu’il venait
de lui dire. Devait-elle être soulagée ou se sentir
insultée ? Avait-elle réellement changé d’avis ? Avait-elle
eu un avis, pour commencer ?
Elle n’était plus dans le même état d’esprit que tout à
l’heure, quand elle avait accepté de le suivre par défi
personnel. A présent, son attitude lui semblait bien
téméraire. Et si elle commençait à penser cela sous le
ciel étoilé, à la lueur du feu de camp, qu’éprouverait-elle
demain matin, dans la lumière crue du jour ?
Il existait sûrement une manière moins risquée
d’échapper à son image de jeune fille sage : acheter une
moto, s’offrir un tatouage…
– Je vais vous ramener, ne vous inquiétez pas, ajouta-
t–il. Toutefois, rien ne presse, pas vrai ?
A cet instant, Enrique, une nouvelle cavalière à son
bras, passa près de leur table afin de rejoindre la piste
de danse. Au passage, il adressa un clin d’œil à
Maggie.
– Que lui avez-vous dit tout à l’heure ? demanda-t–
elle.
– Je me suis contenté de traduire vos propos.
– Quoi… Quand j’ai dit que… Non !
– A dire vrai, je lui ai transmis une version un peu
modifiée. Je lui ai dit que vous croquiez les garçons
comme lui au petit déjeuner, précisa-t–il avec malice.
– Et il vous a pris au sérieux ?
– Qu’est-ce qui vous fait croire que je ne l’étais pas ?
Vous êtes une femme très désirable.
Elle se troubla sous son regard insistant, et finit par
détourner la tête.
– Je crois que je vais aller me resservir, déclara-t–elle
en se levant d’un mouvement brusque.
Son assiette à la main, elle s’éloigna en passant entre
les tables. Elle était furieuse contre elle-même. Pourquoi
fallait-il qu’elle soit aussi godiche ? Qu’allait-il penser
d’elle ?
Sans s’arrêter, elle jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule. Gabriel ne s’occupait déjà plus d’elle. La place
qu’elle venait de libérer avait été prise d’assaut par une
ravissante rousse au décolleté ravageur qui riait, ses
dents blanches étincelantes, la tête rejetée en arrière.
Voilà quelqu’un qui savait flirter et plaisanter sans
rougir et bafouiller, songea Maggie, consternée.
Pourtant, elle ne se considérait pas comme quelqu’un de
particulièrement timide. Mais en présence de Gabriel,
bizarrement, elle n’était plus elle-même. La faute à son
incroyable charisme, à son regard pénétrant, à cette
sensualité à fleur de peau…
Frustrée, elle secoua la tête.
Soudain, un grondement sinistre s’éleva dans la
clairière, pétrifiant les convives et les danseurs.
La seconde suivante, ce fut comme si la réalité prenait
des allures de cauchemar.
Plus tard, en état de choc, elle tenta de remettre
enordre les événements, mais leur succession
précipitée, dans une ambiance de panique générale,
demeurait chaotique dans son esprit. Son attention
avait-elle été attirée par un frémissement du côté de la
pile de troncs d’arbres sciés ? Pourtant, elle se
souvenait avoir regardé le groupe d’enfants qui jouaient
non loin. Dans ses oreilles, le grondement s’était
amplifié jusqu’à devenir assourdissant. Puis, tétanisée
d’horreur, elle avait eu la vision des troncs qui roulaient,
se chevauchaient, prenaient de la vitesse, comme une
masse mouvante qui se déplaçait dans la nuit, fonçant
sur les enfants.
L’assiette lui était tombée des mains. On lui raconta
qu’elle avait crié, bien qu’elle n’en gardât
personnellement aucun souvenir. Elle se rappelait juste
sa course précipitée vers les enfants, le bruit laborieux
de sa respiration, les exclamations des plus grands qui
avaient compris le danger.
Elle s’était baissée, avait ramassé le plus petit des
enfants qui ne devait guère avoir plus de quatre ans,
avant de foncer droit devant elle, tandis que dans son
dos explosait un nuage de poussière.
Elle était tombée à genoux. Dans le capharnaüm qui
régnait autour d’elle se mêlaient des cris, des pleurs
d’enfants. Les gens couraient en tous sens. Le petit
qu’elle tenait dans ses bras se cramponnait à son cou.
Puis, quelqu’un s’était approché d’elle, avait tendu les
bras au garçonnet qui avait relâché son étreinte pour
passer dans les bras de la femme… sa mère sans
doute.
Etourdie, Maggie avait relevé la tête.
C’est alors que deux mains chaudes s’étaient saisies
des siennes.
– Maggie, vous n’avez rien ?
Puis, sans attendre la réponse, Gabriel l’avait
embrassée.
7.
Le calme était revenu dans la clairière. Par une
chance inouïe, il n’y avait aucun blessé à déplorer. Les
rondins de bois, brusquement libérés par la rupture
d’une corde, avaient dévalé une légère pente sur laquelle
on n’avait heureusement installé aucune table. Seul le
groupe d’enfants s’était trouvé sur leur trajectoire, mais
grâce à la présence d’esprit de Maggie, le petit garçon
paralysé par la peur n’avait pas eu la moindre
égratignure.
Maggie fut chaudement remerciée par la mère en
pleurs, et les villageois l’ovationnèrent. Il y eut des
baisers, des accolades. Elle répéta une bonne dizaine
de fois que, non, elle n’avait rien, elle était juste sous le
choc. On la força à boire un verre de vin, elle refusa, et
ce fut finalement Gabriel qui la sauva de toute cette
attention en déclarant qu’ils allaient s’en aller, que
Maggie avait besoin de repos, qu’il était évident qu’elle
était sur le point de s’effondrer.
Maggie posa sur lui un regard courroucé et faillit
répliquer qu’elle n’était quand même pas une si petite
nature. Mais la lassitude qui l’envahissait l’en dissuada
et, docile, elle se laissa escorter jusqu’à la voiture,
même s’il lui semblait que Gabriel était plus motivé par
l’agacement que par le souci de son bien-être.
On aurait dit qu’il s’était fermé. Etait-elle
paranoïaque ? Ou avait-elle fait quelque chose qui lui
avait déplu ? Peut-être était-il vexé qu’elle ait dansé avec
un autre, mais trop fier pour l’admettre ? Ce baiser
qu’elle ne pouvait oublier… c’était quand même
l’expression d’une passion contenue qui explosait sans
crier gare. Non ?
Les villageois avaient cru que c’était la peur
rétrospective qui l’avait plongée dans cet état
d’hébétude, alors qu’en réalité, c’était le contact
électrique de sa bouche sur la sienne. Bien sûr, elle
préférait qu’il n’en sache rien. Elle aurait été trop
mortifiée s’il s’était rendu compte qu’un simple baiser
pouvait la mettre dans un état proche de la catalepsie.
Les villageois les raccompagnèrent jusque sur le
parking. Une fois Maggie installée dans la voiture, une
femme lui plaça une couverture sur les genoux. Elle
s’était à peine écartée qu’un homme d’un certain âge se
penchait par la portière pour prendre les mains de
Maggie et lui dire quelque chose en espagnol.
Maggie lui adressa un sourire contrit avant de tourner
un regard interrogatif vers Gabriel.
– C’est le grand-père du petit garçon que vous avez
sauvé, expliqua ce dernier. Il affirme que vous êtes un
ange envoyé de Dieu.
Embarrassée, Maggie eut un petit haussement
d’épaules et rougit. Elle pressa la main calleuse du
villageois et répondit :
– Je suis heureuse que personne n’ait été blessé.
Pouvez-vous le lui traduire, s’il vous plaît ?
Gabriel observait son pur profil, la ligne déliée du cou,
les lèvres sensuelles, le nez très légèrement retroussé, le
modelé délicat de la pommette. La comparaison du vieil
homme était exacte : Maggie ressemblait à un ange ; un
ange doux, triste et séduisant. Mais il n’avait que faire
des qualités de Maggie Ward. Elles n’entraient pas en
ligne de compte. Une seule chose importait : elle mettait
en danger le bonheur de ceux qu’il aimait. Il devait
seconcentrer sur ce point essentiel et rien d’autre. Au
diable sa beauté. Au diable son courage.
Elle n’était rien d’autre qu’un problème à ses yeux.
Mais devait-il vraiment se fustiger parce qu’il la
trouvait à son goût ? D’autant que cette attirance était
réciproque. Elle était venue de bonne grâce avec lui, il
ne l’avait ni kidnappée ni droguée. De toute évidence, il
avait affaire à une jeune femme libérée qui entendait
profiter de ses vacances et ne disait pas non à une
aventure d’un soir.
Il se rendit compte que, tout à ses réflexions, il n’avait
pas réagi à sa requête. Se remémorant sa dernière
phrase, il traduisit en quelques mots.
Maggie vit le visage ridé du vieil Espagnol s’illuminer
d’un large sourire.
– Un ange ! répéta-t–il avec ferveur.
Puis il glissa quelque chose dans la main de Maggie
avant de s’éloigner rapidement pour rejoindre les autres
villageois qui s’étaient réunis pour leur dire au revoir.
– Attention à la fermeture des portes.
Maggie ramena le pan de la couverture sur ses
genoux et tressaillit lorsque Gabriel claqua la portière un
peu plus fort qu’il n’était nécessaire. Pourquoi tant de
brusquerie ? Depuis l’accident, sa cordialité semblait
s’être envolée. Elle n’aurait pas dû s’en formaliser
puisqu’elle ne pouvait le considérer comme un proche, et
pourtant, elle se sentait étrangement abandonnée.
Gabriel fit vrombir le moteur et, comme la voiture
démarrait, Maggie agita la main en direction de la foule
massée un peu plus loin. Elle s’avisa alors de ce qu’elle
tenait au creux de la paume et s’exclama :
– Oh… regardez ce qu’il m’a donné !
Il s’agissait d’une médaille en or, manifestement très
ancienne, sur laquelle était gravée une figure altière.
– Elle doit avoir de la valeur…
– C’est une médaille à l’effigie de saint Christophe,
précisa Gabriel.
– Je ne peux pas accepter un tel cadeau. Faites demi-
tour, je vais la rendre à son propriétaire.
– Voyons, vous n’allez pas faire ça. Vous l’offenseriez
gravement.
– Mais… il ne me connaît pas. Je ne suis qu’une
étrangère pour lui !
– Une étrangère qui a sauvé la vie de son petit-fils.
Son ange gardien, en quelque sorte, ajouta-t–il,
sarcastique.
Tout en parlant, il se demanda s’il y avait chez elle, en
Angleterre, un homme qui avait le droit de l’appeler
« mon ange ». Si c’était le cas, il ne serait sans doute
pas heureux d’apprendre qu’elle avait fait une escapade
avec un inconnu. Elle ne portait pas d’alliance, mais cela
ne signifiait pas qu’elle n’était pas engagée sur le plan
sentimental. Certaines femmes mariées ou vivant en
concubinage n’hésitaient pas à prendre du bon temps
quand elles en avaient l’occasion, mais il est vrai qu’il
avait du mal à la ranger dans cette catégorie.
– Pourquoi vous moquez-vous de lui ? demanda-t–
elle, une pointe de colère dans la voix.
– Ce n’est pas de lui que je me moquais. Pardonnez-
moi, mais j’ai bien vu qu’être le point de mire de
l’attention générale vous ravissait.
Maggie en resta muette quelques secondes. Son
accusation était totalement injuste et infondée !
– Vous faites vraiment du mauvais esprit ! lâcha-t–elle
en se renfonçant dans son siège, le regard rivé au pare-
brise.
– Pourtant, vous avez accepté de passer la soirée
avec moi.
– Je me suis trompée. J’ai pensé que vous ne pouviez
pas être aussi superficiel et imbu de vous-même que
vous en aviez l’air. Et vous boudez, en plus.
Gabriel lui jeta un regard stupéfait. Il n’avait pas
l’habitude d’entendre une femme l’accabler de
reproches. En général, la gent féminine se montrait plutôt
flatteuse à son égard.
– Et je vous serais reconnaissante de bien vouloir
garder votre attention sur la route, ajouta-t–elle
sèchement. J’ai frôlé la mort par deux fois aujourd’hui,
cela suffit amplement !
– Moi, je boude ?
– Manifestement quelque chose vous a contrarié, et
depuis vous faites la tête.
Ils venaient de traverser le village. Soudain, elle sentit
le contrecoup du choc et se mit à trembler de manière
incoercible. En tant qu’infirmière, elle n’eut aucun mal à
poser le diagnostic.
Elle ramena la couverture sur sa poitrine.
– Vous avez froid ? s’enquit-il en tendant la main pour
augmenter le chauffage dans l’habitacle.
– Non, ça va très bien, merci.
– Pourquoi grelottez-vous, alors ?
Le ton était toujours aussi hostile. Sapristi, pourquoi lui
en voulait-il ? Pensait-il qu’elle lui jouait une sorte de
comédie ? Qu’elle cherchait à tout prix à attirer l’attention
sur elle ?
– Je vous dis que tout va bien.
Gabriel n’en croyait pas un mot. Les dents de la jeune
femme s’entrechoquaient, bien qu’elle gardât les
mâchoires serrées dans un effort pour se contrôler. Ses
mains tremblaient et sa peau avait pris une teinte livide.
Accoutumé à fréquenter des femmes qui hurlaient au
moindre inconfort, Gabriel songea que le stoïcisme était
une vertu surfaite : quelqu’un qui essayait de vous donner
le change ne réussissait qu’à vous inquiéter davantage,
finalement.
Il repensa à l’accident, les rondins qui s’écroulaient,la
pagaille générale, Maggie qui plongeait vers l’enfant
assis par terre… Une sueur froide l’inonda. Il avait bien
cru la retrouver écrasée sous des tonnes de bois !
– Vous avez pensé accomplir un geste de bravoure, je
suppose ? En l’occurrence, il s’agissait plus de témérité
et d’inconscience que d’autre chose.
– En l’occurrence, répliqua-t–elle, je n’ai pas réfléchi
une seule seconde.
Elle attrapa son portable dans son sac et entreprit de
composer rageusement le numéro de l’hôtel.
Gabriel était de plus en plus déconcerté. Elle
réagissait comme si ce qui s’était passé ne signifiait
rien. Elle avait pourtant frôlé la mort de très près ! Un
froid glacé l’envahit à cette pensée, lui remémorant la
peur qu’il avait éprouvée au moment où, impuissant, il
l’avait vue courir vers l’enfant alors que les troncs
dégringolaient.
Ses mains se crispèrent sur le volant jusqu’à ce que
ses articulations blanchissent. En fait, tout cela était en
partie sa faute. Elle n’aurait pas risqué sa vie s’il n’avait
pas eu l’idée de l’amener ici… Et si elle avait été
blessée, ou pire…
Un sentiment de culpabilité très inhabituel revint le
tarauder. Il le balaya aussitôt.
– C’est sans doute ce qu’on inscrira sur votre pierre
tombale : « Elle n’a pas réfléchi » ! dit-il avec ironie.
– Je ne vois pas pourquoi vous vous en prenez à moi
ainsi. Et je n’ai pas l’intention de mourir dans l’immédiat,
merci !
Réprimant un soupir, elle recommença à pianoter sur
son portable.
– Vous feriez mieux de poser ce téléphone.
– Je dois laisser un message à quelqu’un. J’avais des
projets pour la soirée, figurez-vous.
Le guide ne s’était certainement pas alarmé de
sonabsence lors du dîner, mais elle ne voulait pas qu’il
s’inquiète si elle tardait à rentrer.
– Moi aussi, j’avais d’autres projets, rétorqua-t–il. Et
inutile d’insiter, vous ne capterez rien ici.
– Je vous ai vu vous servir de votre téléphone tout à
l’heure.
– En haut, oui. Mais de ce côté-ci de la montagne, il
n’y a pas de signal.
Maggie ignora sa remarque, avant de s’avouer
vaincue et de ranger son téléphone dans son sac.
– Quels que soient vos projets, il va falloir les annuler.
Nous ne retournons pas en ville.
– Comment ? s’exclama-t–elle avec un sursaut.
– Il est trop tard et je possède une maison tout près
d’ici.
– Mais… vous avez dit que vous me ramèneriez ! Je
veux rentrer !
Gabriel réprima un soupir. Les jolies femmes avaient
tendance à croire que le monde tournait autour d’elles.
– J’ai dit que je vous ramènerais, je n’ai pas dit quand,
objecta-t–il. Et je ne vais pas me plier en quatre pour
satisfaire vos caprices.
– Vraiment ? Alors, quand ? D’ici à une semaine ? Un
mois ?
Comme il gardait le silence, elle s’exclama :
– Vous essayez de me faire peur ?
– Peur ? Je ne vois pas comment je pourrais effrayer
une femme qui fait si peu de cas du danger. Ne me dites
pas que vous tremblez d’effroi.
Elle secoua la tête.
– Etes-vous toujours aussi désagréable ?
Il tourna brièvement la tête, le temps de lui adresser un
sourire éblouissant.
– Je le crains, oui. Mais en général, les gens me
pardonnent mes mauvaises manières.
– C’est ce que vous croyez. Malgré ce que vous
semblez penser, vous n’êtes pas séduisant à ce point-
là !
– Peut-être, mais assez riche pour qu’on me passe
tous mes travers.
De mieux en mieux. Maggie se demanda comment
elle avait pu être éblouie par un homme aussi
désagréable.
– Ah oui ? Et je suppose que cette montagne vous
appartient ? demanda-t–elle d’un ton railleur.
– Oui, ainsi que le village, et même deux autres, si
vous tenez à le savoir.
– Bien sûr. Et moi je suis duchesse. Je ne suis pas si
naïve et vous ne mentez pas très bien. Sachez que…
Maggie s’interrompit car au détour de la route venait
d’apparaître dans la nuit la façade illuminée d’un manoir
de pierre flanqué de deux tourelles. La vision était
vraiment idyllique. Sans doute s’agissait-il d’un hôtel de
luxe destiné aux touristes qui sillonnaient la région.
Gabriel avait-il l’intention d’y louer une chambre pour
passer la nuit ? Si oui, il devait être riche, en effet. Pour
sa part, elle n’avait pas les moyens de se payer une
suite dans ce genre d’établissement somptueux.
– C’est un palace ? Il doit être très cher…, commenta-
t–elle sans trop s’avancer.
– Ce n’est pas un hôtel.
Le 4x4 franchit le large portail en fer forgé qui avait
coulissé à leur approche. Ils s’engagèrent dans une allée
bordée de citronniers et semée de gravillons blancs qui
luisaient dans la lumière des phares.
Comme il se garait devant l’imposante façade,
Maggie pivota face à lui et, incrédule, balbutia :
– Ne me dites pas… que vous habitez là ? !
8.
Il confirma ses soupçons d’un hochement de tête et
ajouta :
– Vous pourrez utiliser la ligne fixe si vous voulez
toujours prévenir qui de droit que vous ne rentrerez pas.
– Mais je veux rentrer ! protesta-t–elle.
Peine perdue. Il lui avait déjà tourné le dos pour sortir
de la voiture.
Sans doute étaient-ils attendus, car des domestiques
firent leur apparition dès qu’il eut posé le pied sur le
gravier de l’allée. Cet homme n’était décidément pas
n’importe qui, Maggie commençait à le comprendre.
Néanmoins, elle était soulagée : il ne lui restait plus qu’à
téléphoner à l’hôtel pour demander qu’on lui envoie un
taxi. Elle n’était pas coupée du monde et entièrement
dépendante du bon vouloir de Gabriel, comme elle l’avait
craint un instant.
Après avoir contourné le véhicule, il vint lui ouvrir la
portière. Elle le remercia d’un signe de tête pour cette
attention un peu surannée.
– Vous allez pouvoir marcher jusqu’à la maison ou
voulez-vous que je vous porte ?
– Merci, je me débrouille très bien toute seule.
Sur ces entrefaites, elle surprit son reflet dans la glace
du rétroviseur et convint qu’elle avait vraiment une petite
mine. Dépitée, elle retint un soupir. Elle comprenaitmieux
pourquoi Gabriel, si empressé avec elle lors de leur
rencontre, s’était brusquement désintéressé d’elle : ses
cheveux frisottaient, elle avait de la terre sur le visage…
Pas étonnant qu’il ne soit plus question pour lui de la
séduire.
Gabriel l’avait précédée sur le perron de pierre.
– Venez, vous allez pouvoir vous rafraîchir dans la
maison.
– J’arrive, dit-elle, croyant déceler une pointe
d’impatience dans sa voix.
La lourde porte aux incrustations de métal avait été
ouverte par un domestique à la mine sévère, vêtu d’un
strict costume noir. Maggie le salua d’un signe de tête
avant de pénétrer dans l’immense hall aux murs
recouverts de tapisseries anciennes. Dans la grande
cheminée de pierre, un feu crépitait. Il y avait même une
amure. Pas de doute, elle se trouvait dans une demeure
ancestrale qui devait appartenir à la famille de Gabriel
depuis des siècles…
Ce devait être agréable de pouvoir retracer l’histoire
des siens en remontant jusqu’aux racines de l’arbre
généalogique, songea-t–elle encore avec un brin de
nostalgie.
Une idée lui traversa alors l’esprit et elle pivota vers
Gabriel.
– Veuillez m’excuser… j’ai oublié votre nom de
famille.
– Je m’appelle Gabriel-Luis Castenadas.
Gabriel scruta le visage de la jeune femme afin d’y
déceler une réaction particulière, mais ne vit rien du tout.
Etrange. Si elle était venue en Espagne pour rechercher
sa mère, ce patronyme aurait dû lui dire quelque chose,
non ?
– Ramon va vous montrer le chemin si vous voulez
téléphoner.
Un homme en costume sombre s’approcha pour
laprier de bien vouloir le suivre. Elle lui emboîta le pas et,
derrière une porte massive, découvrit bientôt un salon
très confortable et accueillant, aux murs lambrissés de
bois. Un tapis aux couleurs vives était jeté sur le sol. Là
aussi, un feu flambait dans l’âtre, près d’une étagère
emplie de livres.
Pour compléter le tableau, un chien de race
indéterminée sommeillait, étendu sur l’un des grands
canapés. A l’entrée de Maggie, il ouvrit un œil, remua la
queue, puis retomba dans une profonde léthargie.
Le majordome indiqua une crédence sur laquelle
reposait un téléphone. Puis, après s’être légèrement
incliné, il se détourna dans l’intention de quitter la pièce
en toute discrétion.
– Non, attendez…
– Oui ? Puis-je vous aider ?
Soulagée de l’entendre s’exprimer en anglais, Maggie
expliqua :
– Je me demandais où nous étions… Je veux dire,
quelle est l’adresse exacte de cette demeure ? A-t–elle
un nom ?
Sans trahir le moindre étonnement, le domestique lui
répondit qu’ils se trouvaient au castillo. Il l’écrivit même
sur un feuillet en voyant que Maggie avait du mal à saisir
la prononciation espagnole.
Après l’avoir remercié, Maggie composa le numéro du
guide. Quelques minutes plus tard, elle comprit qu’elle
avait eu tort de s’inquiéter : personne n’avait remarqué
son absence !
Puis elle téléphona à son hôtel et demanda qu’un taxi
vienne la chercher. Elle donna l’adresse en épelant bien
pour éviter les erreurs.
– Avez-vous une idée du prix de la course ? demanda-
t–elle ensuite.
La réponse la laissa une seconde sans voix.
– C’est… c’est une plaisanterie ?
Mais la réceptionniste était tout à fait sérieuse.
Maggie se mordit la lèvre. Son budget vacances ne lui
permettait pas ce genre de folies. A regret, elle annula
sa requête.
Puis elle alla s’asseoir près du chien, lui grattouilla le
cou avant d’enfouir le nez dans son pelage.
– Et maintenant, qu’allons-nous faire ? soupira-t–elle.
Elle n’avait toujours pas de réponse quand Gabriel
entra dans le salon un quart d’heure plus tard. Dès
qu’elle le vit, Maggie se redressa.
Il s’était changé et douché. Ses cheveux encore
humides étaient peignés en arrière ; il portait un jean noir
et une chemise blanche toute simple qui lui donnaient
une allure folle. Il aurait pu sortir tout droit d’une publicité
sur papier glacé pour un parfum masculin très chic. Tout
en lui respirait une sensualité un peu sauvage : son
regard magnétique, ses noirs sourcils, les traits acérés
de son visage…
Maggie s’humecta les lèvres et, jambes repliées, colla
ses genoux sous son menton. Gabriel claqua des doigts,
et le chien releva aussitôt la tête, l’air réjoui, sa queue
fouettant l’air. Son maître n’eut qu’à prononcer un mot en
espagnol pour que l’animal saute à terre et se précipite
à ses pieds.
– Il sait bien qu’il n’a pas le droit d’être là, mais il aime
repousser les limites pour voir jusqu’où il peut aller.
– Et vous n’avez qu’à claquer des doigts pour vous
faire obéir.
Sans doute utilisait-il la même méthode avec les
femmes…, songea-t–elle avec amertume. Mais penser
aux nombreuses femmes qui partageaient son lit n’était
pas pour la mettre de bonne humeur. Non qu’elle eût
l’intention de coucher avec lui, non, son coup de folie
était passé. A présent, elle avait les deux pieds bien
ancrés sur terre.
D’ailleurs, il ne le lui avait pas proposé.
A présent qu’elle voyait dans quel environnement il
évoluait, elle s’étonnait qu’il ait pu s’intéresser à elle. Il
devait aimer les femmes sophistiquées, élégantes et
impeccables jusqu’au bout des ongles. Bref, des
femmes qui n’avaient rien à voir avec elle.
Elle le vit offrir une friandise au chien qui trottina
ensuite jusqu’à la cheminée et s’allongea sur le tapis.
– Une petite récompense ne fait pas de mal,
remarqua-t–il. Mais parfois, je dois l’admettre, il est
difficile de savoir lequel a dressé l’autre.
Maggie se retint de hausser les épaules. Il était clair
que Gabriel Castenadas n’était pas homme à se laisser
donner des ordres. S’il ressemblait à un animal, il tenait
plus du loup que du chien.
Il s’approcha du bar en acajou, en retira une bouteille
et deux verres.
– Je suis désolé que la soirée ne se soit pas déroulée
selon nos plans.
– C’est peu de le dire ! reconnut Maggie avec un petit
rire désabusé.
Elle imaginait sans peine qu’il n’avait pas l’habitude
de voir ses projets ainsi contrecarrés. De toute
évidence, il était riche, puissant, accoutumé à satisfaire
toutes ses lubies.
Tout en le regardant verser un liquide ambré dans les
verres, elle caressa machinalement le médaillon qui
reposait entre ses seins.
– Merci, mais je ne veux rien, dit-elle.
Sans rien dire, il prit un verre, le porta à ses lèvres.
Après avoir bu une longue gorgée, il alla s’asseoir dans
un fauteuil.
Avec un rire qui se voulait désinvolte, Maggie décida
d’attaquer le problème de manière frontale.
– Bien, il semble que nous ayons tous deux
abandonné l’idée d’une aventure d’un soir. Où vais-je
dormir ? Je suppose que je pourrai trouver quelqu’un
pour me ramener en ville demain matin…
Elle avait conscience d’être fort peu convaincante
dans son rôle de femme libérée.
– Vous n’avez jamais eu une aventure d’un soir avec
un homme, n’est-ce pas ? rétorqua-t–il.
Un instant, Maggie envisagea de mentir, mais elle
comprit qu’il était inutile de s’embourber davantage et
choisit la vérité.
– Pas vraiment.
– Pourtant, vous êtes montée dans ma voiture.
– Je vous rappelle que vous m’y avez invitée ! Mais
suis-je bête… évidemment, ce n’est pas pareil, c’est
bien cela ? Un homme a le droit d’avoir des aventures,
une femme se voit aussitôt taxer de mœurs légères. En
définitive, je crois que les hommes représentent une
constante déception, le meilleur exemple en étant
Simon, conclut-elle plus pour elle-même que pour lui.
De cette diatribe pleine d’amertume, il ne parut retenir
qu’un mot.
– Simon ? Qui est Simon ?
– Mon fiancé. Enfin… mon ex-fiancé.
Une expression stupéfaite se peignit sur les traits de
Gabriel.
– Vous étiez fiancée ?
– Oui, je ne vois pas ce que cela a d’extraordinaire. A
bien y réfléchir… je crois que je vais boire un verre.
– Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
Gabriel était perplexe. Quel était l’homme qui avait
laissé partir la jeune femme ? Un idiot de première, cela
allait sans dire. Mais pourquoi Maggie avait-elle été
attirée par un type aussi lamentable ?
Maggie s’était levée pour s’approcher du bar. Elle
s’empara du deuxième verre sorti par Gabriel,
quelquesinstants plus tôt. Puis, d’un mouvement décidé,
elle avala d’une traite la vieille fine champagne, sous
l’œil réprobateur de Gabriel.
– Vous allez vous brûler la gorge, prévint-il.
Trop tard. Maggie porta la main à sa gorge. Les yeux
pleins de larmes, elle réussit à toussoter poliment dans
son poing, et laissa passer plusieurs secondes avant
d’admettre d’une voix éteinte :
– Au troisième degré !
Gabriel éclata de rire et sentit sa colère s’évaporer
comme par enchantement. Cette fille avait beau être un
danger pour sa famille, elle était délicieuse et ne
ressemblait à aucune autre. Plus elle essayait de le
contrarier, plus il la trouvait fascinante.
– Vous n’avez pas l’habitude de boire, n’est-ce pas ?
– Non…, parvint-elle à répondre. Mais ce soir, j’avais
décidé qu’il était temps d’abandonner le rôle de gentille
petite fille sage. Vous savez quelle erreur j’ai commise ?
– Je vais sans doute regretter d’avoir posé la
question, mais oui, dites-moi quelle a été votre erreur,
mademoiselle Ward.
– J’ai cru que je pouvais devenir une autre personne…
comme ça ! fit-elle dans un claquement de doigts. Mais
j’ai visé trop haut. J’aurais dû entamer ma rébellion par
quelque chose d’anodin, comme un tatouage, des cours
de boxe thaïe… Il faut connaître ses limites, n’est-ce
pas ?
Gabriel s’était levé à son tour. Il s’approcha et lui
confisqua son verre de crainte qu’il ne lui prenne l’envie
de le remplir de nouveau.
– C’était une erreur, répéta Maggie en retournant
s’asseoir, perdue dans ses réflexions que l’alcool
commençait à rendre floues. Je voulais prouver à
Simon… à Millie… à ma mère… et surtout à moi-
même… Oh, je ne sais pas pourquoi je vous ai suivi !
Dernièrement, il y a eu beaucoup de chamboulements
dans ma vie.
– Parfois, il vaut mieux laisser le passé tranquille,
remarqua-t–il en la fixant d’un regard intense.
Maggie eut un sourire amusé. Elle n’avait pas de
passé. Elle était comme une page vierge, blanche, sans
relief, assommante… surtout quand il était question des
hommes et du sexe.
Elle ne voulait pas mourir vierge.
L’alcool commençait à lui chauffer agréablement
l’estomac.
– C’est pourtant notre passé qui nous construit et fait
de nous ce que nous sommes, non ? répliqua-t–elle.
– Moi, je préfère regarder vers l’avenir… Mais dites-
moi, à quoi songiez-vous quand je suis entré ? Vous
aviez l’air complètement absorbée par vos pensées.
– Je croyais que ce qui appartenait au passé vous
indifférait ?
– Touché ! reconnut-il en riant.
Son regard intense la troubla infiniment. Jamais elle
ne s’était sentie aussi désirable aux yeux de Simon.
Avec Gabriel, elle se sentait femme jusqu’au bout des
ongles.
– Vous habitez une maison vraiment…
impressionnante.
– Vous changez de sujet ?
– Exactement.
Il rit de nouveau. Lentement, il s’approcha et vint
s’asseoir sur le canapé, près d’elle.
– Vous sentez-vous mieux ?
– Oui, mieux, mais… encore un peu ébranlée. Ce
n’est pas tous les jours qu’on manque de finir écrasée
par des rondins de bois.
Il leva la main et suivit du bout de l’index le modelé de
sa pommette. Le cœur de Maggie se mit à battre la
chamade. Et elle éprouva autant de soulagement que de
frustration lorsqu’il laissa retomber son bras.
– Je n’arrête pas de me demander ce qui se serait
passé si je ne vous avais pas rencontré, murmura-t–elle.
Il se raidit imperceptiblement. Etait-elle en train
d’imaginer les retrouvailles avec sa mère biologique ?
Pour la première fois de la journée, il tenta de considérer
les choses du point de vue de Maggie. Peut-être avait-
elle appréhendé cet événement ? Et peut-être avait-elle
flanché au dernier moment, sautant sur la première
occasion de fuir qui s’était présentée ?
Le regrettait-elle à présent ?
– Vous comprenez, reprit-elle, si vous ne m’aviez pas
invitée à cette soirée, les troncs se seraient quand
même détachés et… ce petit garçon…
– Tout va bien. Il est sain et sauf et vous aussi. On ne
peut pas vivre sa vie en réinventant chaque minute avec
des « si ».
– Oui mais imaginez que…
– Chut.
Il avait posé un doigt sur ses lèvres pour la réduire au
silence. Soudain, Maggie eut l’impression que des
étincelles crépitaient à l’endroit précis où leurs peaux se
touchaient. L’atmosphère du salon parut changer.
Elle retint son souffle.
Gabriel se pencha, approcha son visage du sien, tout
près, sans la toucher toutefois. Elle battit des cils… et
s’inclina vers lui, comme si un magnétisme invisible la
poussait vers lui.
– Vous sentez divinement bon, chuchota-t–il. Il est tard.
Nous devrions aller au lit.
Maggie exhala un long soupir. Son cœur battait à tout
rompre, mais son corps se détendait, s’alanguissait.
– Oui, acquiesça-t–elle dans un souffle.
Gabriel croisa son regard candide, empli de confiance
et de promesses, et un malaise profond l’envahit.
Il se redressa et s’entendit articuler :
– Ce n’est peut-être pas une très bonne idée.
Le sourire de Maggie s’évanouit : elle avait
l’impression d’avoir été giflée.
– Je suis fatiguée, vous avez raison, parvint-elle à
dire.
Elle feignit un bâillement. En réalité, elle était mortifiée.
Qu’un homme refuse de partager son lit… c’était une
chose. Mais deux hommes ! Il fallait décidément que
quelque chose cloche chez elle.
Soudain, elle se sentit accablée.
– Cette journée avait pourtant très bien commencé,
dit-elle d’une voix faible. Je vais peut-être vous sembler
mélodramatique, mais elle est en train de devenir la pire
de toute ma vie. Vous allez rire, mais en toute franchise,
j’ai cru…
Elle s’interrompit, secoua la tête.
– Je me sens vraiment idiote, avoua-t–elle finalement.
Avec douceur, il la prit par les bras.
– Ce n’est pas grave, vraiment, assura-t–elle d’un ton
détaché. Je ne suis pas votre genre, c’est… tout à fait
compréhensible. Je ne suis pas…
– Chut…
Il lui prit le menton et plongea son regard hypnotique
dans le sien.
– Vous voulez passer la nuit toute seule, Maggie ?
Une explosion de désir la submergea, la laissant
paralysée, à bout de souffle. Puis elle s’agrippa à ses
avant-bras musclés, comme une noyée se raccroche à
une bouée dans une mer déchaînée.
– Non, chuchota-t–elle.
Une lueur de triomphe s’alluma dans les yeux gris de
Gabriel.
– Moi non plus, répondit-il d’un ton passionné.
9.
Cet aveu chassa les peurs et les doutes de Maggie.
Oui, c’était ce qu’elle voulait. Gabriel était exactement
l’homme dont elle avait besoin.
Sa bouche se posa sur la sienne, la goûta, sans hâte,
dans une exploration savante, sensuelle, follement
érotique. Les lèvres de Maggie s’entrouvrirent tout
naturellement et elle gémit la première fois que sa
langue s’introduisit dans sa bouche à la rencontre de la
sienne.
Puis il lui saisit le visage à deux mains et son baiser
s’intensifia. Un tourbillon de sensations emporta Maggie,
lui fit perdre toute notion de la réalité. Son corps semblait
avoir pris feu. Lorsque les mains de Gabriel quittèrent
ses joues pour s’égarer sur ses épaules, sa taille, ses
hanches, elle eut peur de la violence des réactions qu’il
déclenchait en elle… et en même temps, elle priait pour
qu’il ne s’arrête jamais.
Ce fut lui qui s’écarta un instant, pour déclarer d’une
voix rauque, haletante :
– J’adore ta bouche. Elle est si douce…
Il fit courir un doigt le long de sa gorge et elle
frissonna.
– Vous… vous n’allez pas arrêter, n’est-ce pas ?
balbutia-t–elle.
Il rit. Puis il la renversa doucement sur le canapé. A
présent, il n’y avait plus trace d’humour sur son beau
visage hâlé, juste l’expression d’un désir farouche.
– Ma chère Maggie, comment un homme pourrait-il te
résister ? C’est tout simplement impossible… Madre
mia, je t’ai désirée dès l’instant où j’ai posé les yeux sur
toi.
Elle poussa un petit cri de surprise comme il arquait le
bassin afin de lui faire sentir sans ambiguïté à quel point
il avait envie d’elle. Puis elle l’attira plus près encore. Elle
adorait la sensation de son corps puissant contre le sien.
Un incendie naissait dans son ventre tandis qu’il
l’embrassait de nouveau à perdre haleine.
Les mains de Gabriel caressaient tout son corps. A
son tour, Maggie retroussa la chemise qu’il portait,
savourant le contact de sa peau nue. Elle le sentit
tressaillir, et elle aurait retiré ses mains s’il ne l’avait
saisie par le poignet pour l’en empêcher.
– Je veux sentir tes mains sur moi, querida.
La gorge nouée par l’émotion, Maggie fut incapable
de lui répondre. Mais elle osa faire courir ses doigts sur
ses abdominaux. Gabriel ferma les yeux. La seconde
suivante, il capturait sa bouche dans un baiser avide qui
lui fit tourner la tête.
Sans quitter ses lèvres, il se souleva légèrement de
manière à pouvoir déboutonner sa chemise d’une main,
tout en continuant de lui caresser le visage de l’autre, les
doigts emmêlés dans ses cheveux.
Maggie ouvrit les yeux. Grisée, elle contempla son
torse puissant, aux pectoraux bien dessinés recouverts
d’une fine toison brune. Son cœur se mit à battre à tout
rompre lorsqu’elle le vit se redresser davantage pour
défaire la ceinture de son pantalon, dont il se débarrassa
à la hâte.
Puis, il entreprit de la déshabiller.
Chaque fois qu’il la touchait, un frisson la parcourait et
envoyait des ondes sensuelles se répandre dans toutson
corps. Avec habileté, il fit disparaître ses vêtements un à
un, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement nue.
Puis il s’écarta afin de la regarder. Pour Maggie, le
sentiment de vulnérabilité fut trop fort. Les joues en feu,
elle croisa les bras sur sa poitrine.
– Non… je ne peux pas ! souffla-t–elle en tournant la
tête.
– Maggie, regarde-moi.
A contrecœur, elle obéit. Sans mot dire, il ôta son
boxer et apparut cette fois entièrement nu devant elle. La
chaleur qui irradiait le visage de Maggie devint brasier.
– Tu as le droit de regarder, de toucher, lui dit-il. Il n’y a
pas lieu d’avoir honte ou peur. Le sexe est naturel et
sain. Regarde-moi comme je te regarde. Dio mio, tu
es… parfaite ! Incroyablement parfaite. Et si jamais
quelqu’un t’a dit ou fait penser le contraire, c’est un
imbécile.
Sa main vint cueillir un sein frémissant dont il saisit la
pointe durcie entre le pouce et l’index. Doucement, il
caressa le petit bouton rose, avant d’incliner la tête pour
le prendre dans sa bouche et le sucer.
Maggie poussa une exclamation étouffée. Ses doigts
s’enfoncèrent dans l’épaisse chevelure de Gabriel. Ses
hanches s’arquèrent tandis qu’il faisait courir sa langue
sur son ventre, puis plus bas, au cœur de son intimité.
Les yeux clos, Maggie se sentait tomber dans un abîme
de volupté.
– Viens… je t’en prie ! supplia-t–elle. J’ai tellement
besoin… de toi !
Elle ouvrit les cuisses pour l’accueillir. Et enfin, Gabriel
la pénétra.
Un instant, il entendit un petit cri léger et perçut un
léger raidissement. Puis le plaisir l’envahit et balaya tout.
Une force immuable guidait ses reins, le poussait à
s’enfoncer plus profondément encore, afin de lafaire
sienne, de la marquer de son sceau. Il la sentit se
détendre et, lorsqu’elle noua ses jambes sur ses reins, il
faillit gémir. C’était incroyable. Il devait faire un effort
suprême pour se maîtriser et ne pas se perdre en elle…
Mais la récompense ultime promettait de n’en être que
meilleure. Chaque coup de reins le rapprochait du
nirvana et les soupirs de Maggie, de plus en plus
rauques, lui apprenaient qu’il en allait de même pour
elle.
Maggie ne put retenir un cri quand la vague déferla en
elle, ravageant tout sur son passage. Sa tête bascula en
arrière et elle se cramponna aux larges épaules de
Gabriel, tandis que les spasmes se prolongeaient
délicieusement…
Elle sombrait dans une félicité bienheureuse quand
Gabriel, à son tour, atteignit l’extase. Enfin, vidé de ses
forces, il retomba sur elle.
La tête posée sur les seins de la jeune femme, Gabriel
lui caressait les cheveux. Peu à peu, leurs corps
s’apaisaient après le maelström qui venait de les
engloutir. Enfin il bascula sur le dos, l’entraînant dans son
mouvement, et elle put écouter les battements de son
cœur sous son oreille.
Elle releva la tête et lui sourit.
Tout en lui rendant son sourire, il se redressa,
enveloppa Maggie dans le plaid du canapé et la souleva
dans ses bras.
Après avoir longé un dédale de couloirs, il poussa la
porte d’une chambre au milieu de laquelle trônait un
grand lit à baldaquin. Au lieu de l’y déposer comme
Maggie s’y attendait, il l’emmena dans la salle de bains
adjacente, une pièce spacieuse au luxe presque
indécent : elle comprenait un bassin en marbre, des
fauteuils aux pieds chantournés, et une étonnante
cheminée de pierre sur le manteau de laquelle étaient
disposées de jolies bougies parfumées.
La douche était une pièce en soi, de niveau avec le
reste de la salle de bains. Gabriel posa Maggie au sol,
la débarrassa du plaid avant d’ouvrir le robinet. Le large
pommeau se mit à diffuser une pluie de fines
gouttelettes.
Gabriel s’empara d’un gel au parfum d’agrumes et
entreprit de savonner Maggie de la tête aux pieds, à
petits gestes circulaires qui déclenchaient des
picotements sur sa peau humide.
Passive, elle se laissa frictionner, en proie à un
tourbillon de pensées et d’émotions contradictoires
qu’elle était bien incapable d’analyser pour l’instant.
L’eau ruisselait sur son corps, la délassait peu à peu,
l’emplissait d’une torpeur bienfaisante.
Finalement, Gabriel coupa l’eau. Avec le même soin
qu’il avait mis à la laver, il lui sécha les cheveux et le
corps avant de l’envelopper dans une serviette
moelleuse. Puis, la soulevant une fois de plus dans ses
bras, il l’emporta dans la chambre.
Un feu brûlait dans la cheminée. Les flammes
dansaient, les braises rougeoyaient dans un doux
crépitement. Allongée sur les draps frais, Maggie
regarda Gabriel s’essuyer rapidement à l’aide de la
serviette avant de venir la rejoindre dans le lit.
Il la prit dans ses bras.
– Maintenant querida, nous allons reprendre à zéro et
tout faire selon les formes.
– Oh… mais la première fois était très bien. Du
moins… à mon avis.
Etait-il en train de lui reprocher son manque
d’habileté ? Elle avait du mal à réfléchir quand il la tenait
ainsi, si étroitement enlacée contre son corps nu.
– « Très bien », ce n’est pas assez selon mes critères,
et tu ne devrais pas t’en satisfaire non plus.
Maggie se garda de le contredire. En ce domaine, ce
n’était pas elle l’expert…
– Je t’assure, dit-elle néanmoins, tu as été parfait…
– Ensuite, reprit-il comme s’il ne l’avait pas entendue,
nous parlerons de ce qui importe vraiment, à savoir que
tu étais vierge et que tu ne m’as pas prévenu.
Ses yeux gris s’assombrirent. Il ajouta :
– J’aurais pu te faire mal et…
– Mais cela s’est très bien passé ! le coupa-t–elle
avec véhémence. Je t’assure, passé la première petite
douleur… tout a été parfait.
Un sourire détendit les traits de Gabriel.
– Ne rougis pas. Et maintenant… laisse-moi te
montrer à quel point je t’apprécie moi aussi, ajouta-t–il
en reprenant son sérieux.
– Oui… s’il te plaît ! dit Maggie dans un souffle.

***
Bien plus tard, alors que leurs deux corps comblés
n’étaient pas encore séparés, Gabriel, la tête calée
contre la poitrine de la jeune femme, savoura cet instant
d’intimité intense que, pour la première fois de sa vie, il
n’avait aucune envie d’écourter.
Enfin, il releva la tête et contempla le visage
empourpré de Maggie, ses cils sombres qui se
détachaient sur la peau dorée de ses pommettes, ses
lèvres roses, à peine entrouvertes sur sa respiration
légère.
Elle s’était endormie.
Non, pour la première fois il n’avait pas envie de se
lever d’un bond et de filer sous la douche. Il voulait rester
près d’elle, lové dans sa chaleur.
Pourquoi ?
Mais à quoi bon chercher à analyser ce genre de
sentiments ? Ils étaient sexuellement sur la même
longueur d’onde, voilà tout. Maggie avait une nature
passionnée, elle était une amante intuitive, douée.
Gabriel soupçonnait même que leur passion n’en était
qu’à ses prémices et n’avait pas encore atteint son
apogée.
Il aurait été dommage de ne pas se donner le temps
d’explorer cette relation encore un moment pour en
savourer toutes les possibilités, réfléchit-il avant de
s’endormir à son tour.
10.
Maggie posa sa tasse de café et leva les yeux vers
Gabriel. Elle attendit que la domestique qui venait de
leur apporter un pichet de café ait quitté la pièce pour
répondre à l’invitation qu’il venait de formuler.
– Tu me proposes de passer le reste de mes
vacances ici, avec toi ? Mais… ce n’est pas possible.
– C’est tout à fait logique.
– Au contraire, ce serait… fou !
– Ce n’est pas un argument. D’ailleurs, je croyais que
tu avais besoin d’un brin de folie dans ta vie ? C’est toi
qui l’as dit, non ? ajouta-t–il avec un sourire gentiment
moqueur.
Elle secoua la tête.
– Je crois que j’ai eu bien assez de folie pour une vie
entière la nuit dernière !
– J’en doute. Allez, je suis sûr que tu as envie
d’accepter ! insista-t–il en la contemplant, les mains
croisées sous son menton.
– J’ai des projets…
– Annule-les.
– Bien sûr ! C’est ce que font toutes les femmes à la
seconde où tu le leur demandes !
C’était sûrement vrai, d’ailleurs, et elle savait très bien
pourquoi. L’expérience qu’il lui avait fait vivre la veille
avait été inoubliable. Elle en garderait toute savie un
souvenir ébloui. Partir dès ce matin lui crevait le cœur,
mais… d’ici à une semaine, ce serait encore plus
difficile, elle ne l’ignorait pas.
– Je te promets que tu ne le regretteras pas, dit
encore Gabriel.
Ainsi, tant que Maggie séjournait au castillo, Angelina
serait en paix.
« Oui, bien sûr, c’est par pure abnégation que tu lui as
fait cette proposition ! » lui souffla aussitôt une voix
sardonique.
– N’ai-je pas tenu mes promesses, hier soir ? ajouta-
t–il.
– Mais je n’ai rien ici… pas de vêtements de
rechange, aucune affaire, tenta-t–elle de protester.
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
– J’ai demandé qu’on fasse acheminer tes bagages
depuis l’hôtel. Ils ne devraient pas tarder à arriver.
D’abord interloquée, elle finit par éclater de rire.
– Tu étais donc si sûr que je resterais ?
– J’en avais terriblement envie, en tout cas. Et je vais
m’arranger pour que tu passes des vacances de rêve.
Le rêve avait déjà commencé, songea Maggie. Et il
était vrai qu’après tout cela, elle aurait eu bien du mal à
replonger dans la réalité quotidienne.
– Pourquoi as-tu l’air triste ? demanda-t–il soudain.
C’était assez étrange, mais il se sentait prêt à tout
pour la faire sourire.
Elle secoua la tête.
– Je ne suis pas triste. Folle peut-être, mais pas triste.
C’est juste que… tout cela n’est pas mon monde,
expliqua-t–elle en englobant la salle d’un regard
circulaire.
– Ah. Et quel est ton monde, alors ? s’entendit-il
demander.
Il s’étonnait lui-même. La situation était beaucoup plus
simple quand il la considérait Maggie seulement comme
un problème. Depuis quand s’intéressait-il àelle ?
Comme à une personne belle et désirable, dont le
sourire le rendait heureux ?
Maggie le dévisagea et finit par sourire.
– Si tu avais cinq minutes à perdre, je pourrais te faire
une description assez précise. Mais plus
sérieusement…
– Je suis tout à fait sérieux.
Elle détourna les yeux avec un petit rire gêné.
– Ecoute, je ne suis pas certaine que cela te
passionne…
– Je t’ai pourtant posé la question.
– Bon. Je travaille dans un service d’urgences. Je suis
infirmière.
– Infirmière ? répéta-t–il d’un ton surpris.
– Oui, pourquoi ? Cela t’étonne ?
A la réflexion, Gabriel l’imaginait parfaitement dans ce
rôle.
– Un peu. La dernière fois que je me suis retrouvé aux
urgences en Angleterre, j’ai été pris en charge par une
armoire à glace qui avait la carrure d’un rugbyman et
répondait au nom de Tomas. Dire que tu aurais pu être
mon infirmière ! Donc tu travailles à l’hôpital, reprit-il plus
gravement. Tu passes ton temps à sauver des vies,
comme hier soir.
Elle eut un petit haussement d’épaules qui trahissait
son embarras.
– En règle générale, ce n’est pas aussi mouvementé
et je ne cours aucun danger. Sauf quand un ivrogne
décide de faire les quatre cents coups.
– Il y a des agressions dans ton service ?
– C’est arrivé. Mais tu sais, j’ai l’habitude des
forcenés, je suis prudente et j’ai de bons réflexes.
– Madre mía, dans quel monde vivons-nous si une
infirmière trouve normal de se faire agresser dans le
cadre de son travail ? Et ta famille ne dit rien ?
– Je suis majeure, lui rappela-t–elle. Et puis, je
n’aijamais été attaquée en personne, même si c’est
arrivé à certaines de mes collègues.
– N’empêche que cela pourrait se produire. Et moi, je
ne le permettrai pas, asséna-t–il.
– Eh bien ! Je suis contente de ne pas être ta sœur…
– Moi aussi, je suis très content que tu ne sois pas ma
sœur, s’exclama-t–il en riant. D’ailleurs je n’en ai pas.
Elle se souvint qu’il vivait seul dans cette grande
maison, et se rendit compte qu’en définitive elle ne
savait rien de lui. Elle avait couché avec un étranger et
elle venait juste d’accepter de passer quelques jours en
sa compagnie… Il fallait quand même qu’elle en
apprenne un peu plus à son sujet.
– Et tes parents ?
– Ils sont morts, tous les deux.
Cette réponse laconique n’incitait guère à la
compassion, pourtant Maggie sentit son cœur se serrer.
– Je n’ose imaginer ce que cela doit faire de ne plus
avoir ses parents auprès de soi, murmura-t–elle, avec
une pensée émue à ceux qui lui étaient chers.
Sans réfléchir, elle plongea la main dans son sac pour
en retirer une photo qu’elle lui tendit. L’expression
surprise de Gabriel la décontenança. Elle commença à
laisser retomber son bras.
– Bien sûr, murmura-t–elle, tu ne les connais pas et
cela ne t’intéresse pas…
Mais il la saisit par le poignet et prit la photo qu’il se
mit à examiner de plus près. Si, en effet, il ne se sentait
pas très concerné, il ne voulait pas non plus froisser la
jeune femme. Or, cette délicatesse ne lui ressemblait
pas. D’ordinaire, il se souciait peu des sentiments
d’autrui. Et tant pis pour ceux qui s’en offusquaient.
– Cela m’intéresse, prétendit-il, mais tu me prends un
peu au dépourvu. J’ai plus l’habitude de recevoir des
factures de grands couturiers que des photos de famille.
– Ah bon, pourquoi ? Tu es dans l’industrie de la
mode ?
Il rit de nouveau.
– Pas du tout, mais mes petites amies ont des goûts
de luxe et préfèrent me voir payer la note.
Le pluriel n’échappa pas à Maggie. Seigneur, elle
couchait avec un homme qui passait d’une maîtresse à
l’autre sans état d’âme et ne se donnait même pas la
peine de le cacher.
– N’essaie surtout pas de me payer une paire de
chaussures ! rétorqua-t–elle.
Gabriel haussa les sourcils.
– Tu n’aimes pas les chaussures ?
– Cela t’est peut-être égal de coucher avec des filles
qui sont avec toi pour ton argent, mais je ne tiens pas à
leur ressembler. Moi, je couche avec toi… pour le plaisir
uniquement ! lança-t–elle avec défi.
– Bon, je promets de ne pas t’insulter en t’achetant
une paire d’escarpins. Je voudrais juste faire remarquer
qu’à mon humble avis, ce n’est pas seulement pour mon
argent que ces filles acceptent de faire un bout de
chemin en ma compagnie.
– Tu es vraiment plein d’amour pour ta petite
personne, n’est-ce pas ?
– L’amour ? Ce n’est pas un sentiment que
j’encourage.
Maggie cilla. C’était un avertissement ou elle ne s’y
connaissait guère. Mais, avant qu’elle puisse répondre, il
reporta son attention sur la photo.
– Ce sont tes frères ?
Les deux grands gaillards blonds ressemblaient
comme deux gouttes d’eau à l’homme de la photo, le
père de Maggie. Auprès de lui se tenait cette dernière,
et une femme en fauteuil roulant.
Maggie acquiesça, se souvenant un peu tard
qu’ellen’était pas vraiment à son avantage sur ce cliché
qui datait de l’époque où elle portait encore son appareil
dentaire.
– La femme en fauteuil… c’est ta mère ?
– Oui. Mais désormais, elle est capable de marcher,
même si cela la fatigue beaucoup.
– Tes frères ne te ressemblent pas du tout.
Maggie sourit.
– Tu veux dire… parce qu’ils sont blonds ou parce
qu’ils mesurent un mètre quatre-vingt-dix ?
– Tu es plutôt de type méditerranéen.
– C’est parce que j’ai été adoptée.
Gabriel feignit l’étonnement.
– Ah. Tu as dû éprouver un choc en l’apprenant.
– Non, pas vraiment. C’est-à-dire… je ne l’ai jamais
appris, en fait. J’ai toujours su que j’avais été adoptée.
Cela m’a plutôt donné confiance en moi, parce qu’on
m’a toujours donné le sentiment que j’avais été choisie.
– Mais tes frères…
– … ont été de vraies grandes surprises pour mes
parents ! acheva-t–elle avec un large sourire empli
d’affection. Mes parents ont longtemps été persuadés
qu’ils ne pourraient jamais avoir d’enfants. Aussi m’ont-
ils adoptée. Puis, contre toute attente, ma mère est
tombée enceinte de Ben, et un an plus tard, Sam
naissait.
– Et… ta vraie mère ?
Le sourire de Maggie s’effaça.
– Bah… parlons plutôt d’autre chose, veux-tu ?
Gabriel se garda d’insister.
– Je t’envie d’être bilingue, poursuivit la jeune femme.
L’espagnol est une langue merveilleuse et tu as une
maison magnifique. C’est la première fois que je
rencontre quelqu’un qui vit dans un château !
Consternée, Maggie retomba dans le silence.
Pourquoi disait-elle de telles platitudes ?
D’un geste automatique, elle saisit le pichet et remplit
sa tasse.
– Ce café est délicieux.
Encore une remarque à noter dans les annales…
– Je me sens complètement stupide, avoua-t–elle
finalement en rougissant. Tu sais, tu es le genre
d’homme que j’évite en temps normal. Pourtant, aussi
incroyable que cela soit, dès que j’ai posé les yeux sur
toi, je…
– Tu quoi ?
Elle tressaillit. Le son velouté de sa voix lui faisait
l’effet d’une caresse sur sa peau sensible.
– Je me suis demandé comment tu embrassais,
confessa-t–elle.
Pourquoi diable le lui disait-elle ?
Il était trop tard pour se taire, maintenant.
Apparemment, frôler la mort ne vous rendait pas plus
courageux, simplement plus stupide !
– Mon Dieu, je t’en prie, fais comme si je n’avais rien
dit. Ou comme si tu n’avais rien entendu. Je… j’ai honte
de moi. Et toi aussi, tu dois avoir honte.
– Il m’en faut plus, rassure-toi.
Elle eut un petit rire embarrassé. Soudain, elle le vit se
lever pour contourner la table et venir à sa rencontre.
Parvenu à sa hauteur, il lui prit la main et l’obligea à se
lever. Puis il saisit son visage entre ses deux paumes.
– Moi aussi, dès que je t’ai vue je me suis demandé
quel goût aurait ta bouche. J’ai même eu envie de le
découvrir sur place, en pleine rue. Comment aurais-tu
réagi si je l’avais fait ?
– J’aurais crié, appelé à l’aide… je pense.
Le regard gris de Gabriel la captivait, et sa respiration
s’accéléra.
– Et maintenant ? demanda-t–il en faisant glisser son
pouce sur sa lèvre inférieure.
Elle ferma les yeux.
Alors qu’elle s’attendait à un baiser fiévreux, le contact
léger de sa bouche sur ses lèvres la prit par surprise.
Elle rouvrit les yeux. Il accentua alors légèrement la
pression, puis ce fut le bout de sa langue qui traça le
contour de sa bouche.
Tenaillée par la frustration, elle sentit le désir et la
colère monter en elle à l’unisson.
– Ça te plaît ? chuchota-t–il.
– Tu veux une note ? Tu sais très bien dessiner une
bouche avec la langue, merci.
– Oh, ne me remercie pas déjà ! Ce n’était pas un
baiser, juste… les préliminaires. J’adore la façon dont tu
rougis. J’adore ta peau.
– Les filles aiment les préliminaires… jusqu’à un
certain point.
Enfin il captura sa bouche, tandis que ses bras se
refermaient sur elle. Maggie noua ses mains derrière sa
nuque, s’abandonna à son étreinte, se livrant tout
entière.
Mais soudain, une voix féminine résonna aux oreilles
de Maggie.
– Oh, désolée, chéri ! Je ne te savais pas en galante
compagnie.
Puis, dans un sursaut, Maggie s’écarta avant de se
tourner vers la porte.
Sur le pas de celle-ci se tenait une actrice très connue
qui tenait la vedette dans une série américaine en
vogue.
11.
En chair et en os, sans maquillage outrancier, sans
éclairage flatteur et sans ces pantalons de cuir moulants
qui faisaient la gloire de son personnage – une détective
aussi sexy que maligne –, Camilla Davenport était
encore plus belle que sur le petit écran.
Avec son mètre soixante-dix-huit pieds nus – elle
paradait en plus sur des talons d’au moins dix
centimètres –, elle était habillée à la dernière mode. Du
moins ce que Maggie pensait être la dernière mode.
Il était difficile de lui trouver le moindre défaut. Et ce
n’était pourtant pas faute d’essayer !
Dans la vraie vie, les yeux de l’actrice étaient encore
plus bleus, sa bouche plus volumineuse, sa poitrine plus
arrogante. Et les gens qui prétendaient que la caméra
vous faisait gagner cinq kilos mentaient, de toute
évidence.
Etait-elle la maîtresse de Gabriel ?
Bien sûr. Quelle question.
Soudain, Maggie se sentit stupide. Et terriblement
commune.
– Que fais-tu là, Camilla ? lança Gabriel, d’un ton
volontairement peu amène. Je ne comprends pas qu’on
t’ait laissée entrer, les gardes ont des consignes.
– Ne sois pas fâché contre eux. Manifestement, ils ne
sont pas au courant que tu as tourné la page. Gabriel
chéri, tu as l’air en pleine forme. Je suis ravie de te
revoir !
D’une démarche chaloupée, Camilla Davenport alla à
sa rencontre et s’immobilisa face à lui. Sa bouche
pulpeuse plissée dans une moue aguicheuse
l’embrassa… sur la joue, car il détourna la tête au
moment où ses lèvres allaient se poser sur les siennes.
Avec un soupir résigné, elle lui frôla la joue de ses
ongles laqués de rouge.
– Comme toujours, tu joues les rabat-joie. Bon,
d’accord, j’arrive de toute évidence au mauvais moment,
concéda-t–elle en jetant à Maggie un regard complice.
En réalité, je suis passée jeter un coup d’œil à ma villa.
Je songe à faire construire une nouvelle piscine. J’ai une
petite maison, juste de l’autre côté de la vallée, expliqua-
t–elle à l’intention de Maggie. Par conséquent, Gabriel
est mon voisin. Le meilleur des voisins !
– J’imagine, murmura Maggie d’une voix inaudible.
Mais Camilla avait déjà reporté son attention sur
Gabriel.
– J’en ai donc profité pour passer te voir. Je tenais à
te dire combien je suis désolée.
– Désolée ? Mais de quoi ? jeta brusquement Gabriel
qui maîtrisait mal son agacement.
Les yeux de Camilla s’écarquillèrent.
– Mon Dieu, tu n’es donc pas au courant ? Oh, c’est…
c’est très gênant. D’ordinaire, tu lis toujours le journal de
la première à la dernière page, mais… je suppose que
ce matin, tu avais autre chose à faire, conclut-elle en
glissant de nouveau un regard vers Maggie qui rougit
furieusement. Je présume qu’au point où j’en suis… Bon.
Tu te souviens de ce week-end fabuleux que nous avons
passé à bord de ton yacht ?
– Oui, je m’en souviens, acquiesça Gabriel.
Camilla sortit de son sac un journal replié et l’ouvrit sur
la table. Gabriel ne daigna même pas y jeter un
coupd’œil. Sans doute répugnait-il à détourner les yeux
de cette fille sublime, songea Maggie.
– Cet après-midi-là, sur le pont… Nous nous pensions
seuls, nous ne l’étions pas, hélas. Je sais, c’est horrible.
De nos jours, il est impossible de jouir d’une parfaite
intimité. Je suppose qu’il s’agit de ce petit bateau à
moteur qui nous a doublés à toute allure…
– Juste au moment où tu as enlevé le haut de ton
maillot, comme par hasard.
Maggie ferma les yeux et pensa : « Il faut que je sorte.
Maintenant. Dignement. Je ne vais pas continuer à
écouter ça… »
Aussitôt, elle perçut près d’elle la présence de
Gabriel. Il s’était approché et la considérait d’un air
soucieux.
– Tu te sens bien ?
– Pas très, non, avoua-t–elle. Aussi, si vous voulez
bien m’excuser…
– Non. Je tiens à ce que tu entendes la suite, la coupa-
t–il d’un ton catégorique.
Des larmes de colère et de honte emplirent les yeux
de Maggie. Voulait-il lui rendre les choses plus difficiles
encore ? Ou ne se rendait-il pas compte de l’humiliation
qu’il lui infligeait ? En définitive, elle ne savait pas ce qui
était le pire.
– J’aimerais que tu m’expliques, Camilla, pourquoi
ces photos paraissent aujourd’hui dans la presse, trois
mois après ces événements.
– Eh bien… Les producteurs doivent se réunir ce
week-end, répondit Camilla. La rumeur disait que la
série allait s’arrêter… Les chiffres d’audience ne
cessent de baisser, et il est clair que les derniers
scénarios laissaient à désirer. Si dès le début, on avait
étoffé la vie amoureuse de mon personnage, comme je
ne cesse de le réclamer…
– Camilla !
– O.K., O.K. C’est moi qui me suis arrangée avec les
paparazzis pour qu’ils prennent ces photos, il y a trois
mois. C’était une sorte d’assurance, tu comprends. Et il
se trouve que j’en ai besoin aujourd’hui. Ça a marché !
s’exclama-t–elle, enchantée, en battant des mains. Les
photos sont partout sur internet. Et ma carrière est
relancée comme par miracle. Depuis ce matin, le studio
est en ébullition. Je sais qu’ils ont déjà décidé de lancer
une troisième saison et je vais en profiter pour réclamer
une augmentation. Ne suis-je pas brillante ?
– Ce n’est pas exactement le mot que j’aurais
employé, rétorqua Gabriel avec un sourire crispé.
– Oh, je savais que tu comprendrais si je t’expliquais
les choses !
– Tu es une manipulatrice.
Maggie n’en revenait pas. Si elle avait bien compris,
cette femme s’était servie de Gabriel – ou plus
exactement de sa notoriété – pour se faire de la publicité
sur son dos. Et il ne semblait même pas fâché !
Cela n’avait aucun sens. A moins…
A moins qu’il ne soit amoureux de cette superbe
actrice.
– Chéri, reprit Camilla, quand une femme n’a pas
d’homme pour veiller sur elle, il faut bien qu’elle pare à
toute éventualité. Je gère ma carrière, c’est tout… Oh
Seigneur, j’ai une faim de loup !
Et elle prit un croissant sur la table.
Gabriel lui posa les mains sur les épaules et lui fit faire
demi-tour.
– Au revoir, Camilla. Ravi de t’avoir revue.
L’actrice eut un sourire fataliste et agita la main en
direction de Maggie.
– Au revoir ! lança joyeusement l’actrice.
Gabriel la raccompagna jusqu’au seuil et sortit un
instant. Lorsqu’il revint quelques secondes plus tard,
Maggie n’avait toujours pas bougé.
– Tes bagages sont arrivés, annonça-t–il en déposant
la valise et le sac par terre.
Une bouffée de colère envahit Maggie.
– Je ne compte même pas les ouvrir ! lança-t–elle.
– Bien, comme ça nous irons faire un peu de shopping
et je t’achèterai tout ce dont tu auras besoin…
– Je préférerais sortir toute nue !
– Pour ma part, je n’y verrais aucune objection.
Excédée, elle jeta :
– Crois-moi, je n’ai pas l’intention d’entrer dans ton
harem !
– Tu ne penses pas réagir de manière un tantinet
outrancière ?
– Pas vraiment, non !
Il s’approcha et elle s’obligea à ne pas reculer en dépit
de ses genoux qui tremblaient.
– Tu pleures, remarqua-t–il.
– Parce que je suis en colère. Cela n’a rien à voir avec
ta vie sexuelle débridée.
– Tu es jalouse !
En général, à la première scène de jalousie, il prenait
le large. Mais aujourd’hui la situation était différente…
– Tu n’as aucune raison d’être jalouse, expliqua-t–il. Il
n’y a plus rien entre Camilla et moi. Nous sommes
effectivement sortis ensemble…
– Je t’en prie, inutile de te justifier. Tu ne me dois rien.
Je suis juste une fille que tu as ramassée dans la rue…
– Tu ne peux pas dire cela ! protesta-t–il.
– Ce n’est que la stricte vérité.
– C’est une version plutôt crue de la vérité et tu
essaies délibérément de me provoquer. Maintenant,
tais-toi et écoute-moi. Camilla et moi étions amants. Je
n’ai pas de harem. Je n’ai jamais qu’une seule femme
dans mon lit, et en ce moment, cette femme c’est toi.
Et, pour une obscure raison, il entendait que les
choses demeurent en l’état.
– D’accord, s’exclama Maggie. Tu ne couches pas
avec elle. Mais tu en meurs d’envie, cela saute aux yeux.
La preuve, c’est que tu as gardé un calme olympien alors
qu’elle est venue te raconter de quelle façon elle s’est
honteusement servie de toi !
– Avec Camilla, c’est un risque qui a toujours existé.
J’étais au courant.
– Comment cela ?
– Elle n’a aucun scrupule. Elle est charmante, mais
complètement égocentrique. Des Camilla, il y en a des
centaines. Des milliers. J’en rencontre partout où je vais.
Les larmes coulaient maintenant sur les joues de
Maggie sans qu’elle parvienne à les contenir.
Gabriel avait congédié l’actrice. En ferait-il autant avec
elle dans un avenir proche ? Probable. Une fois lassé, il
ne s’embarrasserait pas de politesses.
– Ecoute, je pourrais m’enfermer derrière de hauts
murs et doubler mon service de sécurité pour qu’aucune
photo volée ne sorte dans la presse. Mais cela me
coûterait beaucoup trop.
– Tu as pourtant les moyens.
– Ce n’est pas une question d’argent.
– Il n’y a que les riches pour dire des choses
pareilles !
– De telles précautions feraient de moi un prisonnier.
Je préfère faire quelques concessions. Je ne recherche
pas le tapage médiatique et, souvent, je fais ce qu’il faut
pour éviter les journalistes. D’un autre côté, je ne perds
pas le sommeil quand une photo de plus paraît dans la
presse people.
Maggie laissa passer quelques secondes avant de
concéder dans un murmure :
– Bon. Je te crois et j’admets que j’ai peut-être réagi
de façon un peu exagérée…
– Bien. Je suis enchanté que tu le reconnaisses.
Maintenant, pouvons-nous reprendre là où nous en
étions avant cette interruption intempestive ?
Le regard brûlant dont il l’enveloppa la fit frissonner, et
les battements de son cœur s’accélérèrent.
– Nous venions de terminer les préliminaires, je crois.
– Ne sois pas si impatiente ! J’attends toujours que tu
donnes une note à mes baisers. Ne sois pas trop
sévère, s’il te plaît.
– Alors, il va falloir donner le meilleur de toi-même…
12.
Maggie se força à rouvrir les yeux. Le visage de
Gabriel était tout proche du sien.
– Tu es au-dessus de la moyenne, sans aucun doute,
murmura-t–elle.
– Merci.
Il enfouit ses mains dans ses cheveux, fit glisser ses
doigts entre les mèches soyeuses.
– Tu es très belle. Et très sensuelle…
– Tu le penses vraiment ?
Il fronça les sourcils.
– Si tu en doutes, c’est que j’ai raté quelque chose…
– Non, Gabriel, tu n’as rien raté du tout, tout était
parfait, tellement parfait…
Son regard avide glissa sur elle avant de remonter sur
sa bouche. Puis il inclina la tête et l’embrassa,
passionnément.
Maggie se laissa emporter.
Certes, elle avait toujours du mal à croire que cet
homme fantastique avait envie d’elle. Mais il semblait
déterminé à le lui prouver, encore et encore.
Et durant les jours qui suivirent, elle s’efforça de
profiter au maximum de chaque instant passé auprès de
Gabriel.
Elle savourait chaque rire, chaque caresse,
chaquedîner aux chandelles, chaque bouteille de vin
partagée ; elle savourait le fait de se réveiller au creux de
ses bras…
Elle ne voulait pas penser que bientôt – très bientôt
– ces instants idylliques prendraient fin. Mais à mesure
que le temps passait, cette idée revenait de plus en plus
souvent, insidieuse, et il devenait de plus en plus difficile
d’ignorer le tic-tac des secondes qui s’égrenaient et la
rapprochaient du terme de leur aventure.
Un matin, elle s’éveilla et songea : « Encore deux
jours. »
Elle ouvrit les yeux et cette pensée morose s’évapora
aussitôt. La tête de Gabriel reposait sur l’oreiller voisin.
Une courte barbe assombrissait déjà sa mâchoire.
Dans le sommeil, son air sévère s’adoucissait. Ses
traits se détendaient et la mèche qui retombait sur son
front lui donnait l’air plus jeune.
Elle aurait pu le contempler ainsi pendant des heures.
Au fil des jours, ses défenses étaient tombées. Il
s’était ouvert, lui avait parlé de sa famille, de la relation
difficile qu’il avait entretenue avec son père qui, aux yeux
de Maggie, était une sorte de monstre sadique.
Il avait mis plus de temps à se livrer à propos de sa
mère. A plusieurs reprises, lorsqu’il l’avait évoquée de
manière spontanée, Maggie avait vu une expression de
surprise se peindre sur son visage. Elle en avait déduit
qu’il n’était pas coutumier de ce genre de confidence.
Puis, la veille, alors qu’ils étaient enlacés, encore
essoufflés après une étreinte si intense que Maggie en
avait pleuré, il lui avait expliqué pourquoi il était si mal à
l’aise devant les larmes féminines.
– J’avais dix ans quand ma mère est partie. Elle
pleurait. Je ne l’ai plus jamais revue.
Il ne lui avait pas révélé l’histoire d’un seul coup, mais
par bribes, jusqu’à ce que Maggie réussisse à
assembler tous les morceaux du puzzle. Son cœur se
serrait quandelle imaginait son enfance et son
adolescence solitaire. Mais, le sachant allergique à toute
forme de pitié, elle se contentait de l’écouter et, parfois,
de le serrer fort contre elle, jusqu’à ce qu’il lui demande
en riant si elle essayait de lui briser la cage thoracique.
Curieusement, c’est sans amertume qu’il expliquait
que sa mère avait choisi son amant au détriment de son
fils. Il ne lui en voulait pas car, disait-il, son mariage était
en train de la tuer à petit feu.
Maggie avait bien compris qu’il parlait au sens propre.
Et elle avait lutté contre les larmes quand il lui avait décrit
comment il avait vu sa mère réduite à l’ombre d’elle-
même par la relation toxique qu’elle entretenait avec son
mari. Et Gabriel, enfant, avait été le témoin de la lente
destruction de cette mère qu’il aimait.
Une seule chose le hantait désormais : les mots
furieux qu’il avait jetés au visage de sa mère le jour de
son départ et qu’il n’avait jamais pu retirer, puisqu’elle et
son amant avaient trouvé la mort peu de temps après,
lors du déraillement d’un train.
Bouleversée, Maggie s’était blottie contre lui et l’avait
enserré de ses deux bras.
– Ta mère savait de toute façon que tu ne le pensais
pas, lui avait-elle assuré. Elle n’ignorait pas à quel point
tu l’aimais. Et elle n’aimerait pas que tu continues de t’en
vouloir ainsi. Elle-même devait être rongée de
culpabilité.
Elle n’était pas vraiment sûre que ses remarques
avaient apporté un peu d’apaisement à Gabriel, du
moins elle l’espérait.
Désireuse de ne pas l’éveiller, Maggie sortit du lit
sans bruit pour enfiler un peignoir et quitter la chambre
sur la pointe des pieds.
Ayant gagné la grande cuisine, elle se servit une tasse
de café, puis prit dans l’étuve une crêpe toute chaude
qu’elle entreprit de napper de beurre et de confiture.
Lejournal était arrivé et elle prit son temps pour parcourir
les nouvelles.
Une bonne demi-heure avait passé, et elle s’était déjà
resservie en café, quand Ramon, le majordome, entra
dans la cuisine, visiblement en proie à une agitation très
inhabituelle.
– Si vous cherchez Gabriel, il dort encore, déclara-t–
elle, avant d’ajouter après une hésitation : Puis-je
quelque chose pour vous ?
Les domestiques avaient pris l’habitude de la
consulter sur certaines questions quotidiennes, comme
s’ils avaient affaire à la maîtresse de maison. Maggie,
bien consciente du caractère éphémère de sa présence
a u castillo, n’était pas très à l’aise dans ce rôle. La
plupart du temps, elle les renvoyait à Gabriel.
– Non, Monsieur est debout. Sabina a pris sur elle
d’aller le réveiller tout à l’heure, quand les visiteurs sont
arrivés…
– Des visiteurs ?
Maggie se redressa et resserra la ceinture de son
peignoir autour de sa taille.
Depuis qu’elle s’était installée chez Gabriel, c’était la
première fois que le monde extérieur faisait ainsi
irruption dans leur vie, et cela lui rappelait combien les
bases de son bonheur étaient fragiles. Le monde
extérieur existait bel et bien, qu’elle le veuille ou non, et
un jour il faudrait qu’elle se décide à y retourner.
Comment réagirait-elle si Gabriel lui proposait de
poursuivre leur relation après la fin de ses vacances ?
Des heures durant, elle s’était posé la question, se
torturant sans fin l’esprit. La pensée de ne plus jamais le
revoir l’emplissait d’horreur. Mais s’éloigner l’un de
l’autre, petit à petit, serait-il moins douloureux ? Ne
valait-il pas mieux une rupture radicale ?
De toute façon, rien ne disait qu’il lui ferait
cetteproposition. S’il ne parlait pas de mettre un terme à
leur aventure, il n’évoquait pas non plus sa prolongation.
Sans doute n’y pensait-il pas… Le temps qu’ils
passaient ensemble était pour lui un interlude plaisant,
rien de plus.
Pour sa part, Maggie avait résisté tant qu’elle avait pu,
mais il avait bien fallu l’admettre : Gabriel était l’homme
de sa vie. Elle l’aimait, tout simplement.
Bien sûr, elle souffrait à l’idée qu’il ne lui rendait pas
cet amour, mais mieux valait souffrir comme une
damnée plutôt que de ne l’avoir jamais rencontré.
– Je vais aller finir mon café là-haut, annonça-t–elle à
Ramon.
– Je ne sais pas si… Enfin, il vaudrait peut-être
mieux… Comme vous voudrez, mademoiselle,
bredouilla le majordome, avant de s’éclipser, rouge
comme une tomate, laissant Maggie aussi perplexe
qu’amusée.
Elle emporta sa tasse et son assiette sur laquelle elle
avait déposé une autre crêpe, puis elle décida de
passer par le grand escalier du hall pour ne pas gêner
les domestiques qui s’activaient depuis un moment et
devaient utiliser l’escalier de service.
Un bruit de voix furieuses, dans le hall, la fit se figer sur
place. Confuse, elle souhaita soudain avoir le pouvoir de
se volatiliser d’un coup de baguette magique… Hélas,
aucune bonne fée n’intervint pour la faire disparaître.
Gabriel se trouvait près de la porte, face à un couple.
La femme tenait une poussette qu’elle faisait bouger
dans un mouvement régulier afin de bercer son enfant.
Elle ne parlait pas, mais les deux hommes
s’entretenaient sur un ton violent qui indiquait clairement
qu’il s’agissait d’une altercation.
Maggie hésita. Devait-elle rebrousser chemin, pour
gagner l’escalier de service ?
Alors qu’elle commençait à reculer tout doucement, la
femme brune tourna la tête dans sa direction et
l’aperçut.
Maggie eut l’impression de recevoir un coup sur la
tête. Assommée, elle laissa échapper l’assiette et la
tasse qu’elle tenait à la main. La porcelaine se brisa sur
les dalles dans un fracas qui se répercuta contre les
hauts murs.
Non, ce n’était pas possible !
Dans le hall, plus personne n’élevait la voix. Tous la
dévisageaient avec stupeur, tandis qu’elle luttait pour ne
pas céder à la vague d’hystérie qui menaçait de
l’emporter.
Ce silence devenait insupportable.
– J’ai… j’ai lâché l’assiette.
Sa déclaration stupide rendit la voix aux trois
personnes qui la fixaient. Cette fois, la femme se joignit
à son compagnon et le bébé, non, les bébés –, ils
étaient deux finalement – se mirent à pleurer dans la
poussette.
Maggie se sentait étrangement déconnectée du
drame qui se jouait sous ses yeux, et presque détachée
de son propre corps. Le cerveau engourdi, elle écouta
les accusations et reproches qui fusaient à l’encontre de
Gabriel. Apparemment, celui-ci ne faisait pas grand
effort pour se défendre. Son regard revenait sans cesse
se poser sur Maggie, alors même que le couple
continuait de l’invectiver.
– Comment as-tu pu, Gabriel ? Ma propre fille ! Je te
faisais confiance et tu m’as trahie de la pire façon !
Maggie retenait son souffle. Elle avait l’impression de
se débattre dans un cauchemar dans lequel elle n’avait
rien à faire. Tous ces gens se disputaient à cause d’elle,
et pourtant elle ne représentait rien pour eux.
En cet instant, elle avait besoin plus que tout de revoir
ceux qu’elle aimait et dont les visages lui étaient
familiers.
– Je dois partir maintenant…
Elle n’avait pas parlé fort, mais l’acoustique était telle
dans cette salle immense que chaque mot parut faire
écho.
De nouveau, le silence s’abattit.
Maggie s’agenouilla pour ramasser les débris de
porcelaine épars à ses pieds. L’un d’eux lui entailla le
doigt, sans qu’elle perçoive aucune douleur.
La seconde suivante, Gabriel était à ses côtés. Il lui
prit la main, l’obligea à se relever et jura en voyant le
sang couler.
– Madre mía !
– Ce n’est rien, c’est superficiel…
Sans l’écouter ni plus se préoccuper des visiteurs,
Gabriel l’entraîna dans l’escalier. Un commentaire rageur
jaillit de la bouche de l’homme, et Gabriel eut le temps
de lui jeter un regard meurtrier avant de gravir le reste
des marches. Maggie ne tenta pas de lui résister.
L’expression sombre de son visage la paralysait.
Une fois dans la chambre, il la fit asseoir sur le lit,
disparut quelques instants dans la salle de bains et revint
avec du désinfectant et un pansement.
– Cette femme… est-ce la personne que je crois ?
articula-t–elle.
– Oui. C’est ta mère. Et elle est mariée à mon cousin.
Très calme, elle riva son regard au sien et vit un
muscle tressaillir nerveusement sur sa mâchoire.
– Non, ce n’est pas ma mère. Ma mère a veillé sur moi
quand j’ai eu la varicelle. Elle est allée voir mon
professeur principal quand mes camarades me
chahutaient à l’école. Elle m’a fait réciter mes leçons
avant chaque interrogation. Je n’ai qu’une mère, et cette
femme… cette femme n’est qu’une étrangère !
– Je sais que c’est difficile à comprendre aujourd’hui,
mais Angelina était très jeune à l’époque, et sa famille…
Maggie se boucha les oreilles.
– Je ne veux pas connaître son nom ! Je ne veux pas
savoir si elle est triste et désolée. Je ne veux rien avoir à
faire avec elle, tu comprends ?
– Tu es très sévère. Tu n’as donc jamais fait d’erreur
dans ta vie ?
Les lèvres de Maggie se plissèrent dans un sourire
amer.
– Oh si, beaucoup, mais la sienne les fait paraître bien
insignifiantes !
Sa colère avait dissipé sa confusion. Elle était lucide
désormais. Elle baissa les yeux sur son doigt pansé. Sa
main ne tremblait plus.
– Jouons cartes sur table une bonne fois pour toutes.
Ce que disait cet homme… c’est vrai ?
– Alfonso ? C’est mon cousin. Nous sommes très
proches.
– C’est vrai, ce qu’il a dit ? insista Maggie. Tu as
couché avec moi pour m’empêcher de gâcher votre fête
de famille ? Tu aurais pu te contenter de me dire que le
moment était mal choisi. Quand je pense que j’étais là
par le plus grand des hasards et que… Jamais je n’ai
voulu retrouver ma mère biologique ! J’ai même quitté
Simon parce qu’il avait entrepris des recherches sans
mon consentement.
Elle se prit la tête entre les mains. Gabriel lui avait
paru différent des autres hommes. En réalité, ils étaient
bien tous les mêmes : dominateurs, nombrilistes,
manipulateurs…
Gabriel n’était pas comme Simon. Il était pire !
Elle pressa ses doigts contre ses tempes où le sang
affluait dans une pulsation douloureuse. Gabriel posa
ses mains sur les siennes pour lui relever le visage.
– Je reconnais qu’au départ j’ai voulu t’éloigner…
– … et ensuite tu es tombé éperdument amoureux de
moi, c’est cela ? Ne gaspille pas ta salive, Gabriel.
Garde tes mensonges pour ta prochaine conquête !
– Je ne t’ai jamais menti, Maggie.
– Non, mais tu as été plutôt parcimonieux en ce qui
concerne la vérité.
Gabriel laissa échapper un juron, et Maggie se
dégagea d’un mouvement brusque.
– Tout cela n’était que pure comédie, n’est-ce pas ?
Et au bout du compte, tu as perdu ton temps si précieux :
je ne représentais aucun danger. Je ne cherchais pas à
déclencher un scandale. Je suis juste une idiote que tu
as séduite.
Ses yeux s’emplirent de larmes qui débordèrent et
roulèrent sur ses joues.
– Je te déteste ! cria-t–elle. Je regrette de t’avoir
rencontré. Je veux rentrer chez moi.
Elle se mit sur pied d’un bond et fonça vers l’armoire.
Là, elle entreprit d’arracher ses vêtements des cintres
pour les jeter sur le lit.
Impuissant, Gabriel la regarda faire.
– Tu sais bien que je ne t’ai pas demandé de rester à
cause d’Angelina, dit-il. Et tu as accepté parce que tu en
avais envie.
– Eh bien, j’ai changé d’avis. Les femmes sont
versatiles, tu devrais le savoir, toi qui en fais si grande
consommation.
– Tu exagères. Toi-même tu n’as pas été tout à fait
honnête envers moi. Tu m’as caché que tu étais vierge.
Incrédule, elle pivota vers lui, demeura bouche bée un
instant, puis secoua la tête.
– Comme si c’était comparable ! Qu’étais-je censée
faire ? Porter une pancarte autour du cou ? C’était
sûrement très naïf de ma part, mais j’ai cru que cette
expérience nouvelle me ferait du bien, figure-toi. Je ne
pouvais pas savoir qu’il s’agissait en fait d’une
mascarade vide de sens !
Elle serra les poings. Que fallait-il donc pour le blesser
dans son orgueil ?
– Nous deux, ce n’était rien. Que du vent ! ajouta-t–
elle, pleine d’amertume.
– Ce n’est pas ce que tu disais hier soir, répliqua-t–il
d’une voix cinglante.
Maggie lui adressa un regard glacé.
– J’ai passé de très bonnes vacances. Merci
beaucoup. Maintenant, je rentre chez moi. Adieu.
Un moment, il la regarda avec intensité. Puis, avec un
haussement d’épaules, il se dirigea vers la porte.
– Cela t’arrange peut-être de jouer les victimes,
Maggie, mais toi et moi nous savons que tu étais
consentante.
Il disparut avant qu’elle ait pu trouver une réponse
adéquate. Elle se précipita vers la porte. Le couloir était
désert, mais elle hurla néanmoins :
– Mon ex-fiancé était un homme pitoyable et j’ai cru
que le premier venu ne pourrait que mieux faire. Je me
trompais !
Puis elle se laissa glisser à terre et pleura toutes les
larmes de son corps.
13.
Un mois s’était écoulé quand Gabriel fit une
découverte : dans certains cas, il était somme toute
assez simple de passer incognito dans la foule. Par
exemple, il suffisait de se mêler aux personnes qui
assaillaient le hall des urgences, le samedi soir.
Cela faisait une heure maintenant qu’il patientait dans
la salle d’attente bruyante et bondée, et personne encore
ne l’avait approché. Il avait le sentiment que s’il restait
tranquille dans son coin, la nuit s’écoulerait sans que
quiconque se soucie de lui. Mais bien sûr, telle n’était
pas son intention. Il comptait bien agir.
Sauf que, pour la première fois de sa vie, Gabriel
improvisait.
Une autre demi-heure s’écoula. Si le fait d’être
transparent l’avait amusé dans un premier temps, la
situation perdait maintenant de son charme.
Tendu, il scruta les visages autour de lui. Il n’avait
toujours pas repéré Maggie parmi l’équipe de
professionnels qui allaient et venaient dans les couloirs
environnants. L’impatience le gagnait. Il en avait assez
d’attendre. L’inaction ne lui avait jamais été bénéfique ;
c’était à son sens le pire moyen d’obtenir ce qu’on
voulait.
Malheureusement, la jeune femme demeurait
invisible.
Tandis qu’il faisait les cent pas, incapable de rester
assis sans rien faire, il se demanda comment l’on
pouvaittravailler en toute sérénité dans un tel endroit, un
vrai concentré de misère humaine, de souffrance.
Un gardien vêtu d’un uniforme s’approcha de lui et
demanda :
– Puis-je quelque chose pour vous, monsieur ?
– Je ne crois pas, non, rétorqua Gabriel d’un ton
rogue.
– Etes-vous passé par le bureau de réception ?
– J’attends quelqu’un.
– Je crains fort, monsieur… ?
– Castenadas.
Il laissa passer quelques secondes, mais ne capta
aucun signe de reconnaissance sur les traits de son
interlocuteur. Sans doute les vigiles n’avaient-ils guère le
temps de lire la presse people.
Le garde n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit,
car un brusque tumulte venait d’éclater du côté de la
zone réservée aux soins, couvrant le brouhaha ambiant
qui régnait dans la salle d’attente. Un bruit d’altercation
s’ensuivit. On entendit un bruit de verre brisé, puis un cri
féminin.
Cette voix, Gabriel la connaissait.
Une décharge d’adrénaline se répandit en lui. Il réagit
plus vite encore que le vigile et s’élança à travers la
double porte battante. D’un geste rapide, il souleva le
rideau qui masquait l’alcôve de droite et découvrit une
scène de chaos : un chariot renversé, le sol jonché
d’ampoules brisées, de seringues, de médicaments et
instruments de toutes sortes. Une mince silhouette gisait
recroquevillée sur le sol, tandis qu’un homme aviné, à la
mine patibulaire, déversait un flot d’insultes.
L’instinct de Gabriel ne l’avait pas trompé : il s’agissait
bien de Maggie qui avait l’air inconsciente, ou pour le
moins étourdie par le coup qu’elle venait de recevoir.
Comme il se précipitait, elle releva la tête.
– Ça va, ça va… je n’ai rien, affirma-t–elle, bien que
ce soit faux de toute évidence.
Soudain, il vit du sang sur le sol. Tétanisé, il mit une ou
deux secondes à comprendre que ce sang ne provenait
pas de Maggie mais de la brute qui l’avait attaquée et
qui, pieds nus, marchait sur les tessons sans paraître
éprouver le moindre mal.
D’une main, il empoigna l’homme par le col pour le
faire reculer contre le mur. Un écœurant relent d’alcool le
frappa au visage et il grimaça.
De son côté, Maggie se relevait péniblement, aidée
d’une infirmière qui venait d’arriver à la rescousse.
L’ivrogne ne comprit pas un mot du discours
menaçant que Gabriel lui débita en espagnol, d’un ton
qui ne laissait cependant aucun doute sur sa
détermination. La froide lueur de son regard aurait de
toute façon suffi à le mater. Ses épaules se voûtèrent
soudain et il s’affaissa en geignant. Le vigile,
accompagné d’un collègue, vint le débarrasser de cet
encombrant fardeau et il put reporter son attention sur
Maggie.
– Gabriel ? demanda-t–elle. Que fais-tu ici ?
Il eut un coup au cœur en voyant son visage meurtri.
– Je ne suis pas médecin, mais à mon avis tu ferais
bien d’aller chercher de la glace, conseilla-t–il.
– Que fais-tu là ? répéta Maggie.
Bien sûr elle le savait, et ce depuis le moment où elle
l’avait aperçu dans la salle d’attente, juste avant de le
désigner au vigile comme un individu indésirable.
Gabriel était venu jusqu’ici pour plaider la cause de
cette Angelina Castenadas, sa mère biologique.
A présent, elle arrivait à prononcer ce nom.
Elle avait eu de longues conversations avec sa mère
adoptive. Beaucoup de larmes avaient été versées,
mais désormais, Maggie se sentait moins bouleversée
par la situation. Elle était en tout cas soulagée par la
certitudeque son père et sa mère ne lui en voudraient
pas le moins du monde si elle prenait contact avec sa
mère biologique.
Elle dévisagea Gabriel, et ne put retenir un élan
d’admiration devant ces traits altiers, d’une virilité toute
méditerranéenne. Le revoir la mettait en face d’une
réalité incontournable : jamais elle ne l’oublierait. Jamais
elle ne pourrait tourner la page sur leur histoire. Elle
pourrait sourire, rire, paraître normale à son entourage,
mais il y aurait toujours un vide affreux en elle, un vide
que lui seul pourrait combler.
Elle remarqua alors deux plis d’amertume de chaque
côté de sa bouche, qui n’existaient pas auparavant. Il
avait aussi des cernes sombres sous les yeux. Et il
semblait avoir maigri.
Avait-il été malade ?
– Merci d’être venu à mon secours, dit-elle.
– Qui s’en charge quand je ne suis pas dans les
parages ? demanda-t–il, visiblement irrité.
– Je crois que ce genre d’incident ne peut survenir
que quand tu es là, répliqua-t–elle avec un petit sourire.
Ne s’attendant guère à ce que sa plaisanterie le
déride, elle enchaîna dans un soupir :
– Ecoute, je vais t’épargner du temps et de l’énergie.
Je sais pourquoi tu es là.
Elle laissa passer quelques secondes. Gabriel s’était
raidi et la considérait d’un air méfiant.
– Tu voudrais te faire l’avocat de ma mère biologique,
reprit-elle. J’ai renvoyé toutes ses lettres sans les ouvrir,
mais depuis… j’ai beaucoup parlé avec ma mère, j’ai
réfléchi, et je me suis rendu compte que j’avais été
injuste. Je sais qu’Angelina Castenadas avait ses
raisons pour m’abandonner. Et en définitive, les choses
ont bien tourné pour moi. Je n’aurais pas pu tomber sur
une famille plus merveilleuse. Par conséquent, j’accepte
de la rencontrer… mais plus tard.
L’idée la perturbait encore, même si sa mère lui
assurait que cette expérience pouvait se révéler
positive.
– Je suis certain qu’Angelina sera ravie de
l’apprendre, mais je ne suis pas venu pour ça, répondit
enfin Gabriel.
Maggie eut un mouvement de surprise.
– Mais je croyais…
– Je suis venu parce que nous n’en avons pas fini,
tous les deux. Je veux que tu reviennes.
Maggie demeura coite pendant quelques secondes.
Enfin elle balbutia :
– Tu veux… Et ce que je désire moi, qu’en fais-tu ?
Cela n’a donc pas d’importance ?
– Je sais que tu le souhaites autant que moi.
Le ton arrogant et la flamme qui s’était allumée dans
son regard irritèrent Maggie. En même temps qu’un
frisson d’excitation la parcourait… Une fois de plus, son
esprit était en totale contradiction avec son corps.
– Nous pouvons trouver un terrain d’entente, insista-t–
il.
– Un terrain d’entente ?
– Primo, nos familles respectives n’ont pas besoin
d’être au courant.
Magie secoua la tête.
– Gabriel, crois-moi, tu n’es pas le genre d’homme
que je ramènerais à la maison pour le présenter à mes
parents !
– Pourquoi réagis-tu comme ça ? Je ne t’ai pas
insultée que je sache.
Elle se tapota le menton de l’index, feignit de réfléchir
avant de rétorquer, cinglante :
– Voyons, cela aurait-il quelque chose à voir avec le
fait que tu es persuadé de n’avoir qu’à claquer des
doigts pour me voir sauter dans ton lit ?
– Je ne pense pas que tu aurais à t’en plaindre.
– Tu n’es pas le seul homme au monde, ni même dans
ma vie, mentit-elle tout en rougissant.
Gabriel ne répondit pas. La jalousie se répandait dans
ses veines tel un poison, et il dut faire appel à toute sa
volonté pour ne pas laisser libre cours à sa fureur.
Inconsciente de ses efforts, Maggie poursuivit :
– Je suis très curieuse de savoir pour combien de
temps tu voudrais que je revienne ? Quelques jours, le
temps de ton séjour en ville ? Quelques semaines ? Ou
me demandes-tu de venir m’installer chez toi pour être ta
maîtresse à plein temps ?
– Tu tiens absolument à définir notre arrangement ?
Bon, très bien. Faisons-le.
– Tu es sérieux ?
– Tout à fait sérieux. Sinon, je ne serais pas ici. Tu
m’as quitté, ce qu’aucune femme n’avait fait auparavant.
– Donc, c’est une question d’orgueil blessé. Notre
aventure ne sera bel et bien terminée que lorsque tu
l’auras décrété, c’est cela ?
– Pourquoi faut-il toujours que tu déformes mes
propos ? s’emporta-t–il, exaspéré. J’ai fait tout ce
chemin vers toi…
– Oh, je suis flattée !
– Tu peux. Je n’ai jamais poursuivi une femme de
toute ma vie et…
A cet instant, une infirmière passa la tête entre les
pans du rideau.
– Maggie ? Mark va pouvoir t’examiner d’ici cinq
minutes. Ça va ?
– Oui, j’arrive dans un instant.
Comme le rideau retombait, Gabriel décocha un
regard stupéfait à la jeune femme.
– Tu ne comptes quand même pas continuer à
travailler après ce qui vient de se passer ?
– Nous avons une journée chargée et nous
manquonsde personnel. Ce n’est pas le moment de
jouer les douillettes.
– Il n’en est pas question !
– Tu n’as pas à débarquer ici sans crier gare pour me
donner des ordres. Je ne suis pas ta petite amie. Je
veux dire…
Elle ferma les yeux brièvement. Que voulait-elle dire au
juste ? Elle avait l’impression que quelqu’un jouait du
tambour dans son crâne, et son arcade sourcilière lui
faisait vraiment mal.
Elle soupira.
– Bon, je vais rentrer, tu as gagné.
Gabriel se radoucit, mais pour peu de temps.
Le jeune médecin qui ausculta Maggie avait l’air de ne
pas s’être rasé depuis trois jours et il se montrait bien
trop familier à son goût. Il déclara que la jeune femme
n’avait rien de sérieux et lui conseilla de porter des
lunettes noires pendant quelques jours, le temps que
l’hématome se résorbe. Il lui ordonna également de
prendre sa soirée. Maggie ne discuta pas. Elle se
débarrassa de sa blouse, alla chercher son sac et tomba
sur Gabriel lorsqu’elle revint dans le couloir.
– Tu es toujours là ? s’étonna-t–elle.
– Nous devons discuter.
– Pas ce soir, je t’en prie. De toute façon, tu perds ton
temps. Nous deux, c’est fini.
– Pourquoi ? dit–il entre ses dents serrées.
– Parce que je ne veux pas d’un homme incapable
d’avoir une relation stable et exclusive pendant plus de
quelques semaines.
Et avec un homme aussi sexy que Gabriel, les
postulantes au titre de maîtresse ne manqueraient pas,
songea-t–elle avec lassitude.
– Et si je te jurais le contraire ? demanda-t–il alors
qu’ils franchissaient le portillon automatique de l’hôpital.
Maggie n’eut pas le temps de répliquer. Tout à coup,
un éclair l’aveugla. Elle entendit Gabriel jurer. Le bras
levé pour la protéger, il se plaça entre elle et le
photographe.
– Vite, ne t’arrête surtout pas ! lui enjoignit-il.
Il la saisit par le bras, l’entraîna vers la voiture qui
attendait non loin, le long du trottoir. Derrière eux,
l’appareil photo crépitait, les flashes illuminaient la nuit.
Maggie poussa un soupir de soulagement lorsqu’ils se
retrouvèrent à l’abri des vitres fumées, dans l’habitacle
du confortable 4x4.
– Si la circulation est bonne, nous serons chez moi
d’ici une demi-heure, annonça Gabriel.
– Et moi, je veux retourner à mon appartement. C’est à
cinq minutes d’ici.
– Comme tu voudras, concéda-t–il en démarrant.
Maggie nota qu’il ne lui demandait pas d’indications. Il
s’était donc renseigné sur l’endroit où elle vivait.
Ils furent vite arrivés. Après être descendus de voiture
et avoir pénétré dans l’immeuble, l’ascenseur les
emporta au troisième étage ; Maggie ouvrit la porte de
son appartement.
– Je vais faire du thé, annonça-t–elle.
– Je voudrais me laver les mains. Où…
– La salle de bains est de ce côté, indiqua-t–elle,
avant de brancher la bouilloire.
Elle s’activa en silence avant de remarquer que l’eau
ne coulait plus depuis un moment dans la pièce voisine.
Intriguée, elle s’apprêtait à appeler quand Gabriel
apparut sur le seuil, l’air absent.
Il semblait avoir été frappé par la foudre.
– Gabriel ?
Il ne parut pas l’entendre. Le regard fixe, il était aussi
immobile qu’une statue. Perplexe, elle s’approcha pour
lui effleurer le bras.
– Gabriel, ça ne va pas ? Mais… attends ! Où vas-
tu ?s’exclama-t–elle comme il s’animait soudain pour
marcher droit sur la porte d’entrée.
Stupéfiée par son comportement irrationnel, elle le vit
s’immobiliser, la main sur la poignée, et pivoter vers elle,
un large sourire aux lèvres :
– Tu vas voir, je vais tout arranger ! Ne bouge surtout
pas jusqu’à mon retour, lança-t–il, avant de disparaître
dans le couloir.
Elle eut le temps de l’entendre dévaler les marches
quatre à quatre avant que le battant ne se referme.
14.
La sonnerie du téléphone s’éleva de nouveau,
insistante. Maggie se boucha les oreilles et poussa un
profond soupir de soulagement lorsque l’appareil se tut
enfin. Puis elle se remit en quête de sa chaussure. Où
l’avait-elle donc égarée ?
– Calme-toi et réfléchis, s’enjoignit-elle à voix haute.
Elle était assise dans ce fauteuil quand elle s’était
mise à pleurer. Tout d’abord, elle avait attendu en
s’interrogeant sur les paroles énigmatiques de Gabriel.
Les heures avaient passé. Au petit matin, elle avait
réalisé qu’elle pourrait tout aussi bien attendre des mois
et des années.
C’est à cet instant qu’elle avait compris qu’il n’existait
aucun avenir pour eux.
Elle reprit ses recherches, en vain, essuya
rageusement sur ses joues les larmes qui s’obstinaient à
couler. De nouveau, la sonnerie du téléphone retentit.
Elle n’avait pas besoin d’aller consulter l’écran pour
savoir de qui il s’agissait. Il avait appelé pour la première
fois une heure plus tôt et, sans réfléchir, elle avait
décroché. Le son de sa voix grave et profonde l’avait fait
sursauter et lâcher le combiné. Depuis, il s’entêtait à
rappeler et elle à l’ignorer.
C’était par lâcheté qu’elle se refusait à prendre ses
appels. Tant qu’il n’y avait eu aucune explication claire
entre eux, elle pouvait continuer de prétendre qu’ilavait
peut-être une excellente raison pour l’avoir laissée
tomber, la veille.
La meilleure solution, décida-t–elle brusquement, était
de sortir, quitter l’appartement, avec ou sans chaussure.
Elle avait tellement envie de décrocher le téléphone et
d’entendre le son de sa voix ! Et alors, s’il lui signifiait la
fin de leur relation… Non, elle ne le supporterait pas !
La veille, il avait fui comme s’il avait le diable à ses
trousses. C’était assez éloquent.
Abandonnant la recherche, elle alla récupérer ses
tennis près de la porte d’entrée. Pourquoi faire une
fixation sur ses escarpins, de toute façon ? Les mains
tremblantes, elle entreprit de nouer les lacets.
Elle dévala l’escalier, se rendit compte à mi-chemin
qu’elle avait oublié ses clés, remonta les étages pour se
rendre compte qu’elle avait laissé la porte de son
appartement grande ouverte.
« Je perds la tête », se désola-t–elle.
En réalité, elle avait perdu la tête à la seconde où
Gabriel Castenadas lui avait souri pour la première fois.
De retour dans la rue, elle entreprit de fouiller son sac
à la recherche d’un mouchoir en papier, quand tout à
coup une explosion de flashes l’éblouit.
Désorientée, une main devant les yeux pour se
protéger des éclairs lumineux, elle discerna un groupe
compact d’une dizaine de photographes. Cette fois, ils
étaient venus en force… Tous parlaient en même temps,
hurlaient pour attirer son attention. Plusieurs agitaient
des journaux et, tandis qu’ils faisaient cercle autour
d’elle, la seule pensée cohérente qui émergea dans son
cerveau fut que, curieusement, ils connaissaient son
nom.
– Mademoiselle Ward, allez-vous porter plainte ?
– Est-ce la première fois que cela se produit,
Maggie ? Ou vous a-t–il déjà frappée auparavant ?
– Mademoiselle Ward, confirmez-vous que
GabrielCastenadas vous a agressée alors que vous
tentiez de sauver la vie d’un…
Les questions la frappaient comme autant de missiles.
Les flashes l’éblouissaient. Abasourdie, elle recula
devant la meute qui resserra son étau autour d’elle.
– Maggie, si vous nous accordez une interview
exclusive, je peux vous faire sortir de là.
L’attention de Maggie se focalisa sur l’homme qui
venait de prononcer ces mots. Il se tenait si près qu’elle
sentait l’odeur de son après-rasage. Sa peur tomba d’un
coup, remplacée par une colère bouillonnante.
L’homme se rapprocha un peu plus encore. Son
visage était tout près du sien. Son sourire hypocrite la
révolta et elle retrouva soudain sa capacité d’action.
Elle redressa les épaules, le foudroya du regard et
ordonna :
– Sortez de mon chemin !
Surpris par son air d’autorité, l’homme n’en demeura
pas moins campé sur ses deux pieds, à lui barrer le
passage. Les autres se rapprochaient, inexorablement.
Tels des chiens enragés qui sentaient venue l’heure de
la curée, ils aboyaient. Leur masse oppressante la
retenait physiquement captive. Maggie essaya de
s’imposer et de se frayer un chemin à coups de coude.
Si elle avait été Gabriel, jamais ils n’auraient osé se
conduire ainsi, songea-t–elle, furieuse.
Une main brutale se posa sur son bras.
– Est-il vrai que la police va interroger Gabriel ?
Maggie releva vivement la tête. Les points rouges qui
dansaient devant ses yeux étaient en train de se
transformer en brouillard.
– Qu’avez-vous dit ? s’exclama-t–elle.
– Est-il en garde à vue ?
Maggie pointa le menton en avant. Drapée dans
sadignité, elle posa sur l’homme un regard direct qui ne
cillait pas.
– La police n’a aucune raison d’interroger
M. Castenadas, mais je peux vous garantir qu’elle sera
enchantée de vous laisser moisir de longues heures
derrière les barreaux si vous ne me lâchez pas tout de
suite.
Elle soutint son regard jusqu’à ce qu’il laisse retomber
sa main et s’écarte pour lui livrer passage. Elle parvint à
avancer de quelques pas avant que la cohue ne
l’enferme de nouveau.
– Ne pensez-vous pas que vous donnez le mauvais
exemple aux femmes victimes de maltraitances si vous
refusez de porter plainte ?
– Ça suffit ! Je vous interdis de venir me faire la
morale !
Comme s’ils s’intéressaient à quoi que ce soit d’autre
qu’un bon scoop ! Elle savait bien qu’elle avait tort de
réagir, que dans pareille situation, Gabriel aurait feint de
ne pas les voir, et que jamais au grand jamais il n’aurait
tenté de se justifier. Mais elle n’était pas Gabriel et elle
ne pouvait pas rester sans rien dire alors que de telles
accusations étaient lancées contre lui en son absence !
– Je ne sais pas comment vous pouvez mentir et faire
circuler de pareilles rumeurs sur un homme qui…
L’émotion lui noua la gorge. Elle s’interrompit, respira
un grand coup, puis reprit avec fureur :
– Bon sang, vous n’êtes pas dignes de respirer le
même air que lui ! Pour votre gouverne, sachez que je
dois mes blessures à un patient qui se trouvait hier au
service des urgences dans lequel je travaille. Alors,
croyez-moi, ne sortez pas vos appareils photo pour
quelque chose d’aussi anecdotique…
Le silence retomba. Frémissante, Maggie se tourna
vers la caméra qu’un journaliste pointait vers elle.
– Gabriel a réussi dans la vie et il a tout pour lui.Ce
n’est pas une raison pour le harceler et répandre des
médisances sur son compte.
Elle reprit son souffle. Dans le silence qui suivit, elle
eut le temps de penser que, peut-être, elle avait marqué
des points.
Puis une voix s’éleva :
– Qu’est-ce que cela fait d’être la petite amie d’un
milliardaire, Maggie ?
Tous se remirent à parler en même temps. Une pluie
de questions s’abattit de nouveau sur elle, certaines
absurdes, d’autres de fort mauvais goût. Incapable de
fuir la meute féroce, Maggie baissa la tête, poings
serrés. Sa diatribe l’avait vidée de ses ultimes forces.
Elle n’avait plus qu’à attendre dans l’espoir qu’ils se
lassent et finissent par s’en aller… mais combien de
temps allait-elle tenir ?
Elle se raidit soudain en sentant un bras se glisser
autour de sa taille. Par réflexe, elle envoya son coude
dans les côtes de l’homme qui émit un petit grognement
de douleur.
– Eh ! Je suis venu en paix…
La voix familière emplit Maggie d’un soulagement
incommensurable. C’était Gabriel.
– Ils m’ont encerclée à ma sortie de l’immeuble et…
– Je sais. Ne t’inquiète pas, je suis là. Je vais te tirer
de là, fais-moi confiance.
Maggie n’avait d’autre choix que de s’en remettre à
lui. Et puis, le contact de son corps puissant, sa chaleur,
sa proximité, la rassuraient indéniablement. Elle avait
l’impression qu’il lui communiquait sa force et se laissa
aller contre lui, reconnaissante.
C’était sans doute stupide de compter autant sur
quelqu’un. D’ordinaire, elle mettait un point d’honneur à
régler elle-même ses problèmes. Elle n’était pas une
jeune femme sans défense, mais… après tout, quel mal
y avait-il à s’accorder un instant de faiblesse ?
Autour d’eux, les flashes continuaient de clignoter et
les questions de fuser.
Puis deux agents de sécurité, certainement arrivés
avec Gabriel, se frayèrent un chemin parmi la foule et
prirent place entre le couple et les paparazzis. Sous le
regard impassible des deux molosses, les journalistes
tentèrent bien de protester, mais personne ne s’aventura
à franchir le barrage.
Gabriel profita de ce répit pour se tourner vers
Maggie. La vue de son œil cerclé de bleu lui arracha une
exclamation consternée. Dans la foulée, une bouffée de
tendresse éclata en lui et ses instincts protecteurs se
réveillèrent. C’était une sensation étrange qu’il ne
pouvait contenir. Toute sa vie d’adulte, il s’était efforcé
de maintenir ses émotions à distance, et il y avait
parfaitement réussi… jusqu’à ce que sa route croise
celle de Maggie.
Elle avait fait voler en éclats sa réserve légendaire,
mais il avait été trop aveugle pour s’en apercevoir. C’est
seulement la veille que la réalité l’avait frappé… quand
ce carton posé sur l’étagère de la salle de bains s’était
ouvert, laissant échapper une pile d’habits pour
nourrisson.
Il avait compris qu’elle était enceinte. Maggie attendait
son enfant !
Le mariage, l’amour, une famille… Toutes ces choses
l’indifféraient auparavant. Pire, elles le rebutaient. Et
paradoxalement, c’était aujourd’hui ce qu’il désirait le
plus.
Il voulait reconquérir Maggie, et même s’il savait qu’il
avait un très long chemin à parcourir, il ne désespérait
pas de la convaincre qu’il ferait le meilleur des maris et
des pères.
– Tu as mis ma vie sens dessus dessous. Tu le sais,
Maggie Ward ? dit-il dans un murmure attendri, tout en
écartant une mèche brune qui retombait sur son front.
Tout doucement, il lui frôla la joue. Ses doigts
glisséssous le menton de la jeune femme, il lui inclina
légèrement la tête pour examiner de plus près son
ecchymose. Elle se laissa faire.
– Mon Dieu, Maggie… Ça doit être très douloureux.
– Non, juste un peu sensible. Ce n’est pas grand-
chose, tu sais. Dès que l’œdème aura disparu, je pourrai
dissimuler les dégâts avec du maquillage. Aujourd’hui,
c’est encore un peu tôt, mais…
D’un index impérieux posé sur ses lèvres, il la réduisit
au silence.
– Chut ! Je ne veux pas que tu passes en mode
« brave petit soldat ». Sinon, je ne réponds plus de mes
actes.
Se redressant, il fit signe aux deux gardes du corps
qui pratiquèrent aussitôt une trouée dans la foule pour
leur permettre d’atteindre la limousine garée un peu plus
loin. Maggie put enfin respirer librement lorsqu’ils se
furent enfermés dans l’habitacle spacieux. Dans ces
conditions, elle risquait fort de prendre rapidement goût
au luxe ! ironisa-t–elle in petto.
Assis à ses côtés, vêtu d’un blouson de cuir qu’elle
remarquait pour la première fois et qui s’ouvrait sur une
chemise bleue, Gabriel, beau, plein d’assurance, et une
lueur farouche dans ses yeux gris, avait tout du héros qui
vient de sauver une héroïne !
Maggie mourait d’envie de le toucher, de caresser ses
bras forts, ses épaules robustes, ses joues rasées de
près. Pourtant, elle tint bon. Non, elle ne céderait pas !
Le chauffeur démarra.
– Tu n’as plus aucune raison d’avoir peur, maintenant,
déclara Gabriel.
– Facile à dire pour toi. Tu es du genre à t’amuser en
pourchassant les tornades !
– Tu es beaucoup plus dangereuse qu’une tornade.
Maggie ouvrit la bouche, prête à répliquer sur unmode
sarcastique, mais, horrifiée, elle sentit ses yeux s’emplir
de larmes.
Gabriel scrutait son visage angélique, ses grands yeux
sombres. Une douleur poignante lui transperça la
poitrine lorsqu’il vit les larmes se mettre à couler. Dans
un élan, il l’enlaça et l’attira dans ses bras.
Epuisée, Maggie s’autorisa à craquer quelques
instants, le temps de retrouver un peu de son calme. Cet
épisode l’avait davantage secouée qu’elle n’avait voulu
l’admettre. Elle s’était vraiment sentie agressée par ces
journalistes. Pour Gabriel, c’était différent. Ces
échauffourées avec la presse à scandale faisaient partie
de son quotidien. Mais comment supportait-il d’être ainsi
pris en chasse dans ses déplacements, de voir sa vie
épiée, jetée en pâture au public avide de sensations ?
Elle n’en savait rien. Sans doute le mieux était-il
effectivement de faire comme si ces gens n’existaient
pas.
Effarée, elle se souvint alors de son éclat face à la
caméra. Qu’avait-elle dit ? Elle ne s’en souvenait même
plus. Une chose était sûre : elle avait certainement
beaucoup trop parlé et savait déjà que ses mots seraient
détournés de leur contexte.
Elle prit une grande inspiration pour se donner du
courage et, relevant la tête, elle balbutia :
– Tu sais, je n’ai pas réussi à les ignorer. J’ai dit…
des choses… Oh, je suis désolée !
Son visage, ses grands yeux emplis d’angoisse, ses
lèvres roses frémissantes bouleversèrent Gabriel plus
qu’il ne l’aurait cru possible. En cet instant, il ne songeait
nullement aux journalistes, aux photos qui allaient
paraître, aux mensonges qui seraient débités. Il s’en
moquait totalement.
Il inclina la tête et posa sa bouche sur celle de
Maggie.
Il l’embrassa éperdument, et ne consentit à la libérer
que quand tous deux furent à bout de souffle.
– Je regrette tant que tu aies dû vivre cela, dit-il alors
dans un chuchotement. J’ai voulu te prévenir de leur
présence au bas de ton immeuble, te dire de ne pas
quitter ton appartement, mais tu n’as pas voulu
décrocher ton téléphone.
– Oh, je… j’étais occupée.
Il eut un petit soupir agacé.
– Maggie, je ne suis pas idiot, je sais bien que tu
voulais me punir parce que je suis parti de manière
brusque, hier soir. Mais j’avais une excellente raison
pour cela.
– Ça m’est égal. Je veux rentrer à la maison, dit–elle
d’une voix inaudible, les yeux baissés.
– C’est ce que nous sommes en train de faire.
– Comment cela ?
– Nous allons chez moi, à Londres. Là-bas, nous
aurons toute l’intimité voulue.
– Mais je ne veux pas…
– Dis-moi, pourquoi as-tu accepté de rencontrer
Angelina ? l’interrompit-il.
– N’est-ce pas ce que tu voulais ?
– Et depuis quand accèdes-tu à mes désirs ? riposta-
t–il avec un sourire. Quand nous avons abordé cette
éventualité, tu semblais pourtant inflexible.
Elle soupira.
– Les choses évoluent.
– Quelque chose a changé pour toi ?
Elle le regarda sans comprendre.
– Ta mère pense que tu es enceinte, déclara alors
Gabriel.
15.
La stupeur pétrifia Maggie. Pendant quelques
secondes, elle fut incapable de reprendre sa respiration
et sentit le sang se retirer de ses joues. Elle devait être
livide et si elle n’avait été assise, sans doute se serait-
elle écroulée.
– Ma mère… Tu veux dire… ma vraie mère ?
– Oui, Susan, confirma Gabriel, très calme. Une
femme aussi incroyable que sa fille.
Durant une bonne partie de la nuit, il avait discuté avec
les parents adoptifs de Maggie, et cela l’avait aidé à
comprendre la femme qu’elle était aujourd’hui : plus
mûre que son jeune âge de bien des façons, et pourtant
si innocente… jusqu’à ce qu’elle le rencontre.
Il ne put s’empêcher de culpabiliser à la pensée des
conséquences qu’avait eues son égoïsme, et ce pour la
seule personne au monde qu’il souhaitait protéger.
Madre mía, avait-il hérité de cette capacité à tout gâcher
pour ceux qu’il aimait ?
Il n’osait imaginer ce que ressentait Maggie.
« Une femme aussi incroyable que sa fille », avait-il
dit.
Une bouffée de plaisir envahit Maggie. C’était la
chose la plus gentille qu’on lui ait dite de toute sa vie. La
gorge nouée, elle balbutia :
– Alors… tu lui as vraiment parlé ? s’exclama-t–elle,
incrédule. Mais quand ? Et elle pense que je suis…
Elle se tut, les joues en feu.
Elle percevait la tension qui habitait Gabriel, même s’il
affectait une attitude nonchalante. En réalité, il était sur
des charbons ardents. Et quoi de plus normal ? songea
Maggie. Il se demandait si elle ne s’apprêtait pas à le
piéger en lui imposant un enfant dont il n’avait jamais
voulu !
Quel soulagement il éprouverait quand elle rétablirait
la vérité…
– Je suis passé directement chez tes parents,
expliqua-t–il. C’est ton frère qui m’a ouvert. Sam, je
suppose ? J’ai un doute, ils se ressemblent tellement lui
et Ben… Bref, tes parents m’ont reçu, et nous avons
discuté.
Maggie avait bien du mal à imaginer Gabriel, avec
son costume de créateur et ses chaussures italiennes
cousues main, sortant de sa limousine pour entrer dans
le petit salon sans prétention de ses parents où trônait le
vieux piano désaccordé.
Le choc de deux univers radicalement différents !
– De quoi avez-vous bien pu discuter ?
– Je tenais à les voir et à m’expliquer avec eux avant
que le jour se lève et qu’ils ne lisent ceci dans le journal.
Il se pencha pour saisir un journal froissé, abandonné
sur la banquette. Maggie aperçut une photo qui s’étalait
sur la une et reconnut son visage aux traits tirés, dans
une expression peu flatteuse. Le cliché avait été pris au
moment où elle sortait de l’hôpital, le bras protecteur de
Gabriel passé sur ses épaules.
– Célèbre, enfin ! plaisanta-t–elle avec un sourire
triste. Quand je pense que certaines personnes feraient
n’importe quoi pour avoir ce genre de publicité…
Décidément, ce n’est pas mon meilleur profil.
Il sourit.
– Tes parents sont des gens très sympathiques,
Maggie. Je crois que nous nous sommes vraiment bien
entendus.
– Mais de quoi avez-vous parlé ?
– Eh bien… de toi, principalement.
– Un sujet fascinant. Vous n’avez pas dû beaucoup
vous amuser, murmura-t–elle, mal à l’aise.
Avec un soupir, Gabriel se pencha et attacha la
ceinture de sécurité que Maggie avait oublié de fixer.
Avant qu’il ne se redresse, elle eut le temps de humer
l’arôme citronné de son shampooing et dut se retenir
d’enfouir ses doigts dans ses cheveux épais.
– Ce qui est sûr, c’est que tu ne laisses personne
indifférent, dit-il en se carrant contre le dossier.
– C’est une réponse bien diplomate.
– Je ne suis guère connu pour mon tact, tu devrais le
savoir maintenant. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que
c’était toi qui t’étais occupée de ta mère alors que tu
n’étais encore qu’une gamine ?
– Toute la famille a participé et s’est serré les coudes.
Et ma mère a toujours été très indépendante.
– Ce n’est pas vraiment ce qu’elle m’a dit. Tu ne lui en
as pas voulu de te priver de ton enfance, en quelque
sorte ?
Cette fois, Maggie vit rouge.
– Bien sûr que non ! J’ai eu une enfance formidable.
Je t’interdis de t’apitoyer sur moi. Je n’ai pas de
séquelles émotionnelles, moi. Pour commencer, je sais
exprimer mes sentiments…
Elle se tut brusquement, atterrée d’avoir pu prononcer
de telles paroles.
– Je suis désolée, je n’aurais pas dû dire cela, reprit-
elle avec effort. Ce qui m’étonne, c’est que mes parents
aient parlé de moi avec un parfait inconnu…
– Tu as bien couché avec un parfait inconnu.
Elle frémit.
– Maintenant, nous avons tous deux dit des chosesque
nous regrettons. Pardon, Maggie. Mais tu ne vas pas
soutenir que je suis un parfait étranger, quand même.
Leurs regards se croisèrent. Maggie lut dans le sien
une telle passion qu’elle en eut le souffle coupé. En
réaction, une sensation brûlante envahit son ventre.
– Nous arrivons, annonça Gabriel.
Elle jeta un coup d’œil par la vitre fumée. Un petit cri lui
échappa : devant les grilles d’un portail en fer forgé, une
dizaine de photographes étaient réunis et brandissaient
leurs appareils à l’approche de la voiture.
Les portes pivotèrent sous l’action d’une commande
électronique et Maggie aperçut plusieurs agents du
service de sécurité qui veillaient à ce qu’aucun intrus ne
se glisse à l’intérieur de la propriété pendant que le
véhicule s’engageait dans l’allée.
Bientôt, le chauffeur vint leur ouvrir la portière. Le
garage devait se situer sous la maison, car ils se
trouvaient à présent dans un sous-sol éclairé de
puissants néons.
Une main posée dans son dos, Gabriel l’encouragea
à quitter l’habitacle.
Le gros 4x4 dans lequel avaient pris place les vigiles
se gara sur l’emplacement voisin. Gabriel discuta un
instant avec leur chef, un homme de haute taille et au
crâne rasé, en costume sombre et lunettes noires. A
plusieurs reprises, celui-ci glissa un regard en direction
de Maggie, qui commença à se trémousser d’un pied
sur l’autre.
Que se disaient-ils ? Et que pensaient, sous leur
masque de déférence, les employés de Gabriel ?
Etait-elle en train de devenir paranoïaque ?
Enfin, Gabriel la rejoignit.
– Suis-moi.
Un ascenseur les emmena au niveau supérieur.
Maggie sortit de la cabine et s’immobilisa en
découvrant un hall des plus majestueux avec son dallage
de pierre,son haut plafond voûté et le lustre de cristal
suspendu qui étincelait de mille feux.
Au bout, le grand escalier à double révolution
impressionnait d’emblée le visiteur. Il n’y avait pas un
gros effort d’imagination à fournir pour se croire dans un
film d’époque. On entendait presque le froufrou du satin
et de la soie dans le sillage des dames…
Maggie baissa les yeux sur ses tennis qui avaient été
blanches en des temps meilleurs. Son jean ne
ressemblait pas vraiment à une robe de bal. Elle n’avait
vraiment rien à voir avec les filles que Gabriel devait
avoir coutume d’inviter chez lui.
– On se croirait sur un plateau de cinéma, murmura-t–
elle.
– A quel film penses-tu ?
– Un film dont le héros serait un aristocrate dépravé,
riche à millions, qui séduit et enlève ses conquêtes !
– Voyons, je ne t’ai pas kidnappée, que je sache.
– J’ai toujours eu un faible pour les héros incompris.
L’ombre d’un sourire flotta sur les lèvres de Gabriel.
S’il n’avait pas eu le temps de se raser, se demanda-t–
elle, combien de temps avait-il passé chez ses
parents ?
Ils n’avaient tout de même pas parlé toute la nuit ?
Gabriel était décidément un homme complexe, dont la
véritable personnalité persistait à lui échapper. Ce
n’était pas quelqu’un qu’on pouvait enfermer dans une
catégorie bien précise. D’ailleurs, chaque fois qu’elle
pensait l’avoir cerné, il avait une réaction inattendue qui
la déstabilisait complètement.
– Tu me vois comme un héros ? Je suis flatté.
– Je te croirais peut-être si je ne savais pas déjà que
tu te fiches complètement de l’opinion d’autrui.
Elle reporta son attention sur les portes qui s’ouvraient
sur le couloir. Il semblait y en avoir une bonne dizaine. Se
repérer dans ce labyrinthe ne s’annonçait pas facile.
– Bon, et maintenant que faisons-nous ? demanda-t–
elle d’un ton qui se voulait détaché, en essayant de ne
pas penser qu’en ce moment même, son visage meurtri
s’étalait à la une des journaux à scandale.
Mieux valait ne pas ressasser des faits sur lesquels
elle n’avait aucune influence et se concentrer sur les
rares points positifs : au moins, elle n’était pas enceinte.
Une image se forma aussitôt dans son cerveau : celle
de Gabriel, débordant de fierté, tenant dans ses bras un
nouveau-né. Elle eut beau la refouler, l’image persista,
suscitant une émotion douloureuse au creux de sa
poitrine. Elle éprouvait un sentiment de perte poignant…
– Tu te sens bien ? s’inquiéta Gabriel.
Maggie prit une profonde inspiration. Il valait mieux
éclaircir sans tarder cette histoire. Gabriel en serait
probablement très soulagé.
Elle eut un sourire crispé.
– Oui, ça va. C’est juste que…
– Tu ne vas pas t’évanouir, n’est-ce pas ?
Il tendit le bras pour la retenir, mais Maggie se
dégagea avec impatience.
– Je vais très bien. C’est juste un moment de
faiblesse. Je n’ai pas pris le temps de manger ce
matin… Si tu veux bien m’offrir une tasse de thé et
quelques gâteaux…
Gabriel avait appris à se méfier quand Maggie
affirmait que tout allait pour le mieux. Il ne fallait pas
compter sur elle pour appeler à l’aide en cas de
problème, et mieux valait rester vigilant. Elle avait des
cernes sous les yeux, elle était visiblement fatiguée,
abattue.
Il aurait tant voulu pouvoir ôter de ses frêles épaules
cet invisible fardeau qui semblait la terrasser !
– Ecoute, je comprends que tu sois emplie
d’appréhension. Tu dois avoir l’impression que ta vie
t’échappe alors qu’elle venait juste de commencer. Mais
Maggie,il y a une vision plus positive des choses. Tu ne
vas peut-être pas me croire, mais si seulement tu
voulais…
Il s’interrompit soudain et déglutit avec difficulté. Il
semblait peiner à trouver les mots justes… Comme
c’était étrange. Gabriel n’était pas bavard ; pour autant, il
n’avait jamais aucun mal à s’exprimer. Avec n’importe
qui d’autre, elle aurait juré que la personne était en proie
à un accès de timidité. Mais Gabriel… non, c’était
impensable ! Gabriel était si sûr de lui. Même nu, il ne se
départait pas de cet aplomb incroyable qui le
caractérisait.
– Un jour tu te diras peut-être qu’au contraire, c’est
aujourd’hui que ta vie a commencé, conclut-il.
Elle fut frappée non pas par les mots qu’il venait de
prononcer, mais par l’intensité que ceux-ci véhiculaient.
– Il n’est pas question que tu te lances seule dans
cette aventure, ajouta-t–il.
– Mais… de quoi parles-tu ?
– Je suis en train de t’expliquer que je compte remplir
mon rôle de père. Je vais t’aider, nous apprendrons
ensemble, dès que nous serons mariés.
Un bourdonnement envahit le crâne de Maggie. Il avait
dit cela de la manière la plus naturelle qui soit… à tel
point qu’elle se convainquit sans mal d’avoir mal
entendu.
– Heureusement que je te connais, parce que j’ai cru
que tu venais de dire « dès que nous serons mariés » !
dit-elle dans un petit rire.
– Il arrive qu’un homme change d’avis, rétorqua-t–il le
plus sérieusement du monde.
Maggie sentit ses yeux s’écarquiller. Une grosse boule
parut enfler dans sa gorge, si bien qu’elle eut du mal à
articuler :
– Tu n’es pas en train de suggérer… que nous
pourrions nous marier… réellement ?
– Bien sûr que si. Cela te semblerait si
extraordinaire ? répliqua-t–il d’un ton sec.
Pour un peu, elle l’aurait vexé…
Il ne plaisantait pas.
Il la demandait en mariage.
Mais bien sûr, il n’était pas question qu’elle accepte.
– Mon Dieu Gabriel… J’apprécie évidemment ton
geste, commença-t–elle d’une voix rauque, dès qu’elle
eut retrouvé l’usage de la parole. Mais vois-tu…
– Tu apprécies ?
– Oui, vraiment. C’est une attention très délicate de ta
part, toutefois…
– Cela n’a rien à voir avec une « attention », coupa-t–
il, avant de se diriger d’un pas vif vers l’une des portes.
– Gabriel, attends…
Maggie soupira en le voyant disparaître dans la pièce.
Elle n’avait d’autre choix que de le rejoindre, maintenant.
Comme elle franchissait le seuil, elle découvrit un
charmant salon meublé d’antiquités. Mais ce ne fut pas
la décoration ravissante des lieux qui retint son attention,
mais l’homme qui se tenait près de la cheminée et salua
leur arrivée d’un sourire cordial.
Gabriel alla lui serrer la main.
– Merci de vous être déplacé, docteur. Maggie, je te
présente le Dr Metcalf.
Maggie se rembrunit et considéra Gabriel d’un regard
chargé de rancœur. Une fois de plus, il s’arrogeait le
droit de prendre les rênes de son existence.
– Je n’ai pas besoin d’un médecin !
– C’est possible, mais puisque le Dr Metcalf a bien
voulu se déranger, il serait stupide – et grossier – de lui
avoir fait perdre son temps.
– Ne prends pas ce ton paternaliste avec moi,
s’emporta-t–elle. Si tu tiens à jeter ton argent par les
fenêtres en payant des consultations inutiles, libre à toi.
Maispersonnellement, je suis en pleine forme et je ne
compte pas me prêter à ton petit jeu. D’ailleurs, j’ai déjà
été examinée par un médecin à l’hôpital, après cet
incident.
– Tu appelles cela un incident ? Il s’agissait d’une
agression caractérisée ! Et puis, ce soi-disant médecin
n’était qu’interne. J’ai vu son badge.
– On n’a pas besoin d’un grand spécialiste pour
soigner une ecchymose !
Sans la quitter des yeux, Gabriel s’adressa au
médecin :
– Je sais que les sautes d’humeur peuvent être
consécutives à un choc sur la tête, James, mais en
l’occurrence, il faut que vous sachiez que cette personne
est toujours aussi butée et caractérielle.
– Merci ! lâcha Maggie, furieuse. Je te signale que je
suis dans la pièce. Et tu embarrasses le Dr Metcalf, par-
dessus le marché !
– Pas du tout, intervint le praticien avec bonhomie,
avant de se tourner vers Gabriel. Si vous voulez bien
nous laisser cinq minutes, je pense pouvoir dissiper vos
craintes sans tarder.
Visiblement réticent, Gabriel hésita, puis finit par
quitter le salon.
Maggie eut un soupir de soulagement quand la porte
se referma sur sa haute silhouette. Maintenant, elle allait
pouvoir expliquer en toute sérénité au médecin qu’elle
n’avait nul besoin de lui.
Ce dernier en convint fort aimablement, mais n’en
procéda pas moins à un examen rapide. Après avoir
confirmé qu’il n’existait pas de lésions internes, il
conseilla simplement quelques antalgiques pour
améliorer son confort.
– La douleur n’a rien d’insupportable, protesta
Maggie.
Sans l’écouter, il tira de sa sacoche un petit flacon
empli de gélules et le lui tendit.
– Si vous changez d’avis, vous pourrez toujours
enprendre un ou deux par prise, à renouveler toutes les
six heures en cas de besoin. Ne vous tracassez pas, il
n’y a pas d’effets secondaires pour le bébé. Mais vous
devez le savoir puisque vous êtes infirmière.
Les doigts de Maggie se crispèrent sur le flacon. Elle
n’allait pas défouler sa colère sur cet homme charmant.
Gabriel seul était responsable de ce malentendu.
– Je sais que Gabriel est inquiet, poursuivit le
médecin d’un ton conciliant. Il voudrait être certain que le
bébé n’a pas pâti de l’agression dont vous avez été
victime.
– Mais docteur… il n’y a pas de bébé. Je ne suis pas
enceinte.
16.
Le médecin était parti depuis quelques minutes quand
un coup fut frappé à la porte. Maggie, qui ruminait son
mécontentement, pivota dans une brusque volte-face, le
regard flamboyant.
La domestique qui apportait le thé fut presque aussi
surprise qu’elle. Elle esquissa un sourire nerveux et vint
poser son plateau sur une petite console, avant de battre
précipitamment en retraite.
Il fallut encore attendre cinq minutes pour que Gabriel
fasse son apparition. Entre-temps, Maggie avait dévoré
plusieurs toasts au saumon fumé. A présent, elle avait
retrouvé son énergie et se sentait beaucoup mieux.
– Comment oses-tu dire à tout le monde que je suis
enceinte ?
– Un médecin n’est pas « tout le monde ». Il m’a paru
logique de lui donner toutes les informations pertinentes.
Et compte sur lui pour respecter le secret médical.
Même à moi, il a seulement dit que tu allais bien avant
de partir.
Maggie poussa un profond soupir. Elle attendit qu’il ait
pris place dans le fauteuil face à elle pour se pencher,
les coudes en appui sur ses genoux.
– Bon, il faut que je te dise…
– Je sais, coupa-t–il. Tu es enceinte, Susan me l’adit.
Et j’ajoute qu’elle est un peu vexée que tu ne lui en aies
pas parlé.
– Sauf que c’est faux.
– Ta mère est catégorique…
– Elle redoute que je tombe enceinte depuis que je
suis sortie avec Simon. Elle me l’a avoué récemment. En
fait, toute ma famille a été soulagée quand nous avons
rompu.
A la mention du nom de son ex-fiancé, Gabriel s’était
raidi.
– Personnellement, j’ai trouvé qu’elle était enchantée à
la perspective de devenir grand-mère, objecta-t–il.
– Parce qu’à ses yeux, n’importe qui vaut mieux que
Simon. Bon sang, mes parents ne te connaissent même
pas ! Je ne comprends pas qu’ils t’aient ouvert leur porte
et qu’ils aient discuté de moi toute la nuit…
– Il se trouve quand même que j’ai été ton premier
amant.
– Mais ma mère n’en sait rien. Ce n’est pas un sujet
que j’ai l’habitude d’aborder à table le dimanche midi,
figure-toi !
– Je crois que ta mère a l’esprit pratique. Tu es
enceinte, et comme toutes les mères, elle veut être
certaine que ton avenir est assuré.
Maggie leva les mains en l’air avec une expression de
désespoir.
– Mais enfin Gabriel, tu ne m’écoutes donc pas ?
– Bien entendu, j’ai apaisé tous ses doutes à ce sujet.
– Je ne suis pas enceinte !
– Inutile de mentir, Maggie. J’ai vu ces habits de bébé
dans ta salle de bains.
Muette, elle le vit se lever et se diriger vers la fenêtre
avec la grâce d’une panthère. Il était si beau que le
regarder provoquait en elle une émotion presque
douloureuse.
– Des habits de bébé ? répéta-t–elle enfin. Dans ma
salle de bains ?
– Oui. Si tu voulais bien cesser cette petite
comédie…
– C’est pour ça que tu es parti comme un fou ?
Elle commençait à comprendre. Gabriel était un
homme d’honneur. Même s’il ne voulait pas d’un enfant
dans sa vie, il s’était obligé à revenir vers elle afin
d’assumer ses responsabilités.
– Gabriel, écoute-moi. Ces habits, c’est une amie qui
me les a donnés parce qu’elle savait…
– … que tu étais enceinte !
– Non ! Que je donne régulièrement un coup de main
dans un foyer pour femmes battues. Souvent, elles
échouent là-bas avec leur bébé et nous avons besoin de
vêtements pour les accueillir, comprends-tu ?
Le visage de Gabriel s’était décomposé. Un petit
muscle tressautait sur sa mâchoire. Il laissa passer une
longue minute, avant d’exhaler un profond soupir.
– Alors… tu n’es pas enceinte ? dit-il d’une voix
rauque.
– Non. Tu peux cesser de te tracasser. La méprise
était compréhensible. Et ma mère qui en a rajouté… Je
suis vraiment désolée de t’avoir infligé une telle peur. Il y
a tant d’hommes qui auraient fui à toutes jambes…
– Détrompe-toi, je suis un lâche, Maggie.
Oui, un lâche. Puisqu’il n’avait pas encore trouvé le
courage de lui dire qu’il l’aimait.
– Tu es un peu dur avec toi-même, protesta-t–elle.
Détends-toi. Il n’y aura ni bébé ni mariage.
– Mais cela ne change rien du tout.
Maggie le regarda sans comprendre, sourcils
froncés.
– Comment cela ? Cela change tout, au contraire. Tu
n’as jamais vraiment voulu que je devienne ta femme. Tu
voulais que je sois ta maîtresse, rien de plus.
A pas lents, il revint vers elle. A sa grande surprise, elle
vit un sourire naître sur ses lèvres. Un sourire si tendre
qu’elle en fut bouleversée.
– J’ai passé un temps fou à essayer de comprendre
pourquoi j’avais quitté mon pays pour venir jusqu’ici,
mais hier, j’ai compris que la réponse était très simple :
je n’avais pas le choix.
– Mais… pourquoi ? bredouilla Maggie.
– Je ne peux pas vivre sans toi. J’ai reçu un choc,
c’est vrai, quand j’ai cru que tu attendais un enfant…
– C’est normal. Aucun homme ne souhaite se
retrouver piégé de la sorte après une aventure.
– Une aventure ? C’est donc ainsi que tu conçois notre
rencontre, Maggie ?
Elle déglutit avec peine. Etait-il possible que… Non,
son imagination l’entraînait trop loin. Elle devait maîtriser
ses émotions, elle devait…
– Pour moi, cela a toujours été très sérieux entre nous,
reprit-il avec gravité. J’ai voulu me convaincre du
contraire, mais je me suis voilé la face. La meilleure
preuve, c’est que la première surprise passée, j’ai été
ravi à l’idée de devenir père.
Maggie secoua la tête.
– Je ne comprends pas ce que tu essaies de me
dire… Tu veux renouer avec moi ? Tu veux…
– Je veux que tu deviennes ma femme !
– Tu… veux… que je t’épouse ? balbutia-t–elle, saisie
d’un vertige.
– Oui, c’est l’idée générale, admit-il avec un sourire
plus tendre encore.
Il se pencha pour l’embrasser sur la joue, puis sur les
lèvres, avec une douceur infinie.
– Je t’aime, Maggie. Et je serais complètement perdu
sans toi.
– Tu… m’aimes ? Vraiment ?
Maggie eut l’impression que son être allait se
dissoudredans un océan de bonheur. Au lieu de cela,
dès qu’elle eut retrouvé son souffle, elle se jeta à son cou
et enfouit son visage contre son épaule.
– Et moi je t’aime, je t’adore ! cria-t–elle. Mon Dieu,
Gabriel… je ferais n’importe quoi pour toi, tu le sais ?
– Je suis ravi de l’apprendre, quoique mes exigences
soient très raisonnables, querida. C’est toi que je veux.
Pour toute la vie.
Il lui avait saisi la main pour la porter à ses lèvres. Le
contact de sa bouche tiède sur sa peau la fit frissonner.
Elle cilla. Elle avait peine à croire ce qu’elle était en train
de vivre.
– Je ne suis pas de ton monde, tenta-t–elle
d’objecter.
– Tu es plus têtue qu’une mule et horripilante, mais
c’est comme ça que je t’aime. Sans toi, ma vie n’a pas
de sens. Je t’aime, je t’aime…
Avec délectation, il répétait à présent ces mots qu’il
avait eu si peur de prononcer.
Maggie se mit à rire et prit entre ses paumes son
visage adoré.
– Si tu m’aimes… prouve-le-moi tout de suite… et
peut-être qu’il ne tardera pas à pointer son nez… ce
bébé que tout le monde espère !
Épilogue
Les grands-mères ne voulaient pas lâcher leur
précieux fardeau, mais Gabriel fit acte d’autorité et
réussit à récupérer son fils qui pleurnichait depuis un
moment.
Pas étonnant que le bébé soit grognon. Ce qui aurait
dû être une petite réunion de famille avait tourné à la
réception grandiose. La maison fourmillait de monde.
Non, c’était décidé, la prochaine fois, il taperait du poing
sur la table pour se faire entendre. Jusqu’à ce que
Maggie vienne se blottir contre lui et murmure d’un air
implorant : « S’il te plaît, mon chéri… »
Il balaya la salle du regard et repéra sa femme à
l’autre bout. Elle était sublime dans une robe de soie
écarlate qui mettait si bien son teint en valeur…
Indifférente aux regards masculins admiratifs qui la
suivaient, elle tenait à la perfection son rôle d’hôtesse.
Quand les gens lui demandaient s’il se rendait compte
de la chance qu’il avait, Gabriel était en mesure de
répondre, en toute franchise, par un grand « oui ».

***
La conversation avec la grand-tante de Gabriel
s’éternisait. Maggie, encore novice en espagnol, avait
quelque peine à suivre. Heureusement, Angelina était
venue à sa rescousse.
– Merci, lui dit-elle quand la vieille dame fut partie se
faire servir une coupe de champagne.
– De rien, tu avais l’air en difficulté. Oh non, pas
encore ! s’exclama Angelina en entendant un cri perçant
en provenance de l’aire de jeux aménagée pour les
enfants.
Elle se précipita vers son fils de deux ans qui pleurait
à chaudes larmes, assis par terre. Derrière lui, dans les
bras de Susan Ward, son jumeau, la mine fort peu
contrite, tenait encore dans son poing fermé une touffe
de cheveux qu’il venait d’arracher sur le crâne de son
frère.
Amusée, Maggie regarda les deux femmes – ses
mères – unir leurs efforts pour gronder, consoler,
distraire les deux petits. Quelques mois plus tôt,
l’opération de Susan avait été déclarée un succès sur
toute la ligne. Elle marchait désormais normalement et
s’était même inscrite à un cours de salsa !
C’était étrange et en même temps… les choses
s’étaient passées de manière si naturelle ! Au début,
l’atmosphère avait été plutôt tendue, les premières fois
où Maggie avait rencontré Angelina. Mais très vite, le
courant était passé. Bien sûr, elles n’avaient pas une
vraie relation mère-fille, mais l’on pouvait dire sans
mentir qu’elles étaient devenues amies. Angelina l’avait
aidée à s’installer dans sa nouvelle vie et avait veillé au
grain pour que Gabriel ne la surprotège pas durant sa
grossesse.
Maggie n’avait jamais posé de questions sur son père
naturel, et elle savait qu’Angelina lui en était
reconnaissante.
Au début, cette dernière avait craint que Maggie ne
passe pour une paria au sein de la famille. Certes, les
gens avaient jasé, mais le premier choc passé, les deux
clans espagnols l’avaient acceptée en leur sein sans la
moindre retenue. Les temps changeaient, les mentalités
évoluaient, songea Maggie. Et de toute façon,
Angelinaaurait catégoriquement refusé de garder secret
leur lien de parenté.
Elle rejoignit Gabriel qui, réfugié dans le hall, avait calé
leur fils contre son épaule. La tête soyeuse du petit
Alessandro était presque entièrement dissimulée sous la
grande main de son père. A cette vision, l’émotion
gagna Maggie. Elle taquinait souvent son mari qui avait
tendance à surprotéger ceux qu’il aimait. Mais quand
elle voyait son fils si petit et fragile, elle ne pouvait que
comprendre cet instinct immémorial.
– Il te ressemble un peu plus chaque jour, murmura-t–
elle en caressant doucement la main minuscule qui
reposait en toute confiance sur la poitrine de son père.
– Est-ce une bonne chose ?
– Pose-moi la même question dans dix-huit ans,
quand il aura commencé à briser des cœurs et, s’il est
comme son papa, à enfreindre les règles.
– Seize ans, alors. Nous autres, Castenadas, sommes
plutôt précoces.
Dans ses bras, le bébé se mit à pleurer.
– Il est fatigué, il a besoin d’une sieste. Je vais
l’emmener dans la nursery.
– Je peux le faire, si tu veux.
– Non, non. Cela va me distraire un peu.
Désignant la porte par laquelle on apercevait la foule
d’invités, il demanda d’un air malheureux qui fit rire
Maggie :
– Ils ne devraient pas commencer à partir ?
– Tu dois jouer le jeu. Nous nous sommes mariés
dans l’intimité et en contrepartie, le baptême devait être
une grande fête. Tu as promis de bien te tenir.
– Moi ? Je ne m’en souviens pas. Je ne vois pas
comment tu as pu m’extorquer pareille promesse !
– Vraiment, tu ne t’en souviens pas ? chuchota-t–elle,
espiègle.
Riant, elle déposa un baiser sur la tête de son fils, puis
effleura les lèvres de son mari d’un baiser tentateur.
– Appelle à l’aide si tu as besoin de moi.
– J’ai toujours besoin de toi, affirma-t–il en glissant un
bras autour de sa taille pour l’empêcher de s’éloigner. Tu
as changé ma vie, te l’ai-je déjà dit ?
– Seulement une ou deux fois par jour.
– Depuis notre mariage, je ne sais plus où donner de
la tête, mais cela me plaît.
– A moi aussi, dit-elle, blottie contre lui. Parfois, je me
dis que tout cela est un rêve, un rêve merveilleux dont je
vais m’éveiller d’une minute à l’autre.
Gabriel regarda cette femme qu’il adorait, au point
qu’il lui suffisait de voir son sourire lumineux pour en
avoir le souffle coupé.
– Je serai toujours là à ton réveil, mi querida.
– Mon Dieu, c’est bon de se sentir irrésistible, dit–elle
d’un ton taquin, avec un petit soupir de contentement.
J’adore ça !
– Et moi, c’est toi que j’adore, ma magnifique, ma
superbe femme…, chuchota-t–il avant de déposer un
doux baiser sur ses lèvres.

Vous aimerez peut-être aussi