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La pensée de l'écriture :
différance et/ou événement.
Maurice Blanchot
entre Derrida et Foucault
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Gallimard, 1971) et son interprétation actuelle. Le livre de 1971 cherchait à penser
(avec l'aide de la théorie de l'écriture de Derrida) l'œuvre de Blanchot dans sa totalité,
autrement dit, à établir une continuité discontinue entre des pans apparemment inconci-
liables que sont la fiction, la critique littéraire et la philosophique. L'étude présente vise
à discuter le choix de ce concept derridien d'écriture qui semble aujourd'hui insuffisant
notamment pour rendre compte des blancs de la fragmentation et du caractère inassigna-
ble des personnages de Blanchot. — La première partie de l'article est une mise au point
historique, elle contextualise l'entreprise de Blanchot par rapport au nouveau roman. La
seconde partie vise à replacer Blanchot au cœur des lectures de Derrida et de Foucault
autour des notions de « différance » et d'événement. Enfin, la troisième et dernière partie
démontre comment, sous l'inflexion tardive de sa lecture de Levinas, l'événement peut
s'interpréter comme le dérangement absolu de l'altérité.
ABSTRACT. — In this study, the author proposes to mesure what could be taken into
play between his first reading of Blanchot (Maurice Blanchot and the question of writing,
Gallimard, 1966) and his current interpretation. The book in 1966 tries to approach (in
light of Derrida's notion of writing) Blanchot's work in its totality, in other words, in the
objectif of establishing a discontinued continuity between fields apparently incompatible,
such as fiction, literary criticism and philosophy. The present study aims to discuss the
choice of the derridian theory of writing that now, seems no longer sufficient, especially
when we take into account the void in-between the fragments of texts and unidentifiable
characters of heros or heroines in Blanchot's work. — The first part of the article settles
the historical perspective, and contextualizes Blanchot's system in regard to the new
novel. The second part intents to situate Blanchot in regard to the reading of Derrida and
Foucault, specifically around the notion of “differance” and “event”. At the end, the third
and the forth parts demonstrate how, the event, under the belated inflexion of his reading
of Levinas, comes to be rendered in terms of absolute disarrangement of alterity.
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l'œuvre. Et en prétendant la servir, elle en recouvre la langue originelle. Elle
traduit et trahit. Elle trahit nécessairement pour traduire. Cherchant un angle
d'approche qui puisse éclairer l'ensemble de l'œuvre de Maurice Blanchot dans
la diversité de ses registres, j'avais recouru au concept d'écriture. Ce terme me
semblait pouvoir rendre compte à la fois des textes critiques, des textes philoso-
phiques, et des textes narratifs de Blanchot comme de modalités différentes d'une
démarche à certains égards continue dans sa discontinuité même. L'écriture dit,
au sein de chacun de ces registres et à travers eux, le perpétuel report du sens que
la fin du livre interrompt mais n'accomplit pas : la « finalité sans fin » du texte,
l'infini excédant la totalité. Elle atteste le caractère toujours re-déployé et recom-
mencé d'une œuvre qui, irréductible aux formes traditionnellement étanches, en
interroge les limites. L'arbitraire même du Livre – son Un – est mis en question,
le système excédé par sa fragmentation. Et la temporalité dialectique est subvertie
par la répétition et le déplacement.
Le livre en effet forme un tout mais un faux tout. L'écriture – comme « frag-
ment », comme « entretien » mais aussi comme narration – déconstruit son unité
apparente – sa totalité – dans le moment même où elle l'instaure. Tel est le paradoxe
auquel est affronté l'écrivain et qu'atteste l'œuvre entière de Maurice Blanchot.
Car « l'informel est un refus des formes classiques à direction univoque mais non
pas un abandon de la forme comme condition fondamentale de la communication »,
écrit Umberto Eco qui cite Mallarmé : « Un livre ne commence ni ne finit : tout au
plus il fait semblant. » Ou comme le souligne très justement Marlène Zarader : « Le
Neutre n'est pas l'érosion de la différence et des différents mais la vigilance – la
veille, l'insomnie – qui y préside. » (C'est peut-être aussi ce qu'Emmanuel Levinas
énonce, dans un tout autre registre, en articulant « Totalité » et « Infini ».)
Ce motif recouvre et dissimule cependant ce qui dans l'œuvre de Blan-
chot – que ce soit dans les récits ou dans le déploiement de la pensée – relève de
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comme perpétuel report du sens – mais sans se référer encore à Blanchot – que
j'avais cru trouver un éclairage de celui-ci.
Pourtant, en 1966, dans l'étape initiale de l'élaboration de cette étude, j'avais
été appelée à participer à un numéro de la revue Critique, un des premiers ou le
premier consacré à Maurice Blanchot.
Or ce numéro (dont Jacques Derrida est encore absent) comporte – en plus
d'un article d'Emmanuel Levinas – et d'un autre de Paul De Man, collaborateur
habituel de la revue – un texte important de Michel Foucault, La Pensée du
dehors, republié en volume par Fata Morgana en 1986 mais qui, à l'époque,
n'avait curieusement pas infléchi ou interrogé le cours de ma lecture de Blan-
chot. Pourtant, à côté de l'article que j'avais intitulé « L'un et l'autre », Foucault
intitulait plus justement une des sections du sien : « Ni l'un ni l'autre ».
Blanchot a été très tôt une référence importante pour Foucault. Et Blanchot
lui-même a manifesté son intérêt pour l'œuvre de Foucault dans la mesure où
elle s'ouvre à l'excédent de la norme – de la normalité. Dès 1961, soulignant
l'importance d'Histoire de la folie (qui avait, comme on le sait, subi les critiques
de Derrida), il écrivait : « Dans ce livre riche, insistant par ses nécessaires répéti-
tions, presque déraisonnable, et comme ce livre est une thèse de doctorat, nous
assistons avec plaisir à ce heurt de l'Université et de la déraison. »
Et dans le petit livre qu'il consacre à Foucault après la mort de celui-ci, en
1986, il fait l'éloge de « l'exigence de la discontinuité » qui caractérise son
œuvre, précisant ailleurs que « la parole poétique ne s'oppose plus seulement au
langage ordinaire mais aussi bien au langage de la pensée ».
Aveugle à l'enjeu introduit par Foucault, c'est donc à l'œuvre alors naissante
de Derrida – qui venait d'articuler la différance avec un a et qui n'avait pas
encore revendiqué son rapport privilégié à Blanchot – que j'allais faire référence,
privilégiant dans l'œuvre le perpétuel différer plutôt que l'hiatus de l'événement,
deux dimensions hétérogènes mais conjointes dans l'articulation du texte de
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philosophique, un mode spécifique de son développement qui n'est pas indif-
férent, mais ce style reste commandé par son message articulé à la communica-
tion. Le pas qui sépare littérature et philosophie n'est pas franchi. La pensée
s'écrit mais n'écrit pas.
D'autre part, le concept d'écriture comme différance ou perpétuel différer
échoue à rendre compte des hiatus, des blancs, qui fracturent le texte blancho-
tien – qu'il s'agisse des fragments théoriques ou narratifs – et qui attestent la
discontinuité qui est son mode de cohérence. Car les récits de Blanchot sont
irréductibles au romanesque autant que ses textes théoriques sont irréductibles au
système philosophique : ils rompent en tout cas avec la définition traditionnelle
du roman comme du traité non seulement par la mise en question de la tempora-
lité linéaire à laquelle ils substituent la répétition, la juxtaposition, la circularité
répétitive, mais aussi par l'incohérence des « personnages » inidentifiables, qui
n'existent que dans l'éphémère de leurs déambulations à travers des espaces
désassemblés – le couloir, la chambre, le bord de la mer – et par coupes succes-
sives – un cri, un geste – en des instantanés fulgurants de sorte qu'ils apparaissent
comme des figures plutôt que comme des personnes. Défaisant l'Un-du récit ou
de la pensée – dans son élaboration même.
L'œuvre de Jacques Derrida, dans la prodigalité infinie de la parole et de
l'écriture, atteste quant à elle une immense mélancolie – d'un deuil impossi-
ble – : car Achille ne rejoindra jamais la tortue, et le philosophe ne sera jamais
écrivain, même en écrivant et en parlant, infiniment. L'abandon du « système »
philosophique – sa « déconstruction » – n'y suffit pas. La différance dans son
infini déploiement est encore une forme détournée de totalisation – d'occupation
de terrain – à laquelle rien n'échappe, et en ce sens une reformulation détournée
de l'ambition dialectique : elle ne laisse pas de « blancs ».
Comme l'a souligné Blanchot, la littérature est sans injonction : elle ne répond
pas à – même si elle répond de – ni ne s'oppose. Elle donne lieu sans garantie à
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l'aventure de ce qui a été qualifié de « nouveau roman », de Samuel Beckett à
Alain Robbe-Grillet, de Robert Pinget à Claude Simon ou à Nathalie Sarraute,
entre autres. Le « nouveau roman » rompait en effet avec la logique narrative de
type discursif qui suppose une intrigue déployée dans un temps linéaire que
ponctue le mot fin, comme avec la cohérence du personnage, et y substituait la
scansion, la répétition, le déplacement. Là aussi se jouait la question de l'Un qui
n'est pas.
Car au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où, dans
l'Université, triomphait la dialectique hégélienne (« l'oiseau de Minerve ne
prend son envol qu'à la tombée de la nuit », scandait Jean Hyppolite, martelant
du poing son bureau de la Sorbonne – et chacun, médusé, croyait assister à cet
envol), une nouvelle et tout autre conception de la temporalité s'imposait dans
l'écriture littéraire, temporalité sinon cacophonique du moins brisée dans laquelle
le déplacement interruptif ou la répétition se substitue au développement ou le
transgresse, engendrant, selon la formule d'Umberto Eco, une « œuvre ouverte ».
La croyance dans l'Histoire et dans les histoires s'effondrait. On allait se réfugier
dans la structure.
Roland Barthes éclaire à sa manière cette tension : « écrire (au sens curieuse-
ment intransitif du terme) est un acte qui dépasse l'œuvre, écrire c'est précisé-
ment accepter de voir le monde transformer en discours dogmatique une parole
qu'on a pourtant voulue (si on est écrivain) dépositaire d'un sens offert ». Le
Livre, qui se présente comme Un est subverti autant que constitué – à la fois
constitué et subverti – par le déploiement de l'écriture. Le livre est de l'ordre de
l'Un qui n'est pas : il est le champ même de cette tension car « Achille ne rejoin-
dra jamais la tortue ».
Ainsi, rompant avec l'impératif de l'intrigue linéaire, les écrivains du « nou-
veau roman » attestaient-ils dans leur pratique l'artifice de la narration quand
elle est conçue comme une progression – une histoire – que ponctue le mot fin, là
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tour à alimenter un moment encore (jusqu'à l'écroulement du mur de Berlin) une
partie de l'opinion. On en trouve d'ailleurs les échos et les sursauts dans l'œuvre
même de Maurice Blanchot, cédant politiquement aux chants successifs des
sirènes marxistes ou de Mai 68 après avoir (comme on le sait désormais) suc-
combé un moment, avant la Deuxième Guerre mondiale, à celles de l'extrême
droite. Comme s'il recherchait dans la vie des points d'accrochage – des formes
salvatrices – dont son œuvre déconstruit pourtant constamment l'image, le mirage.
L'écriture littéraire articule alors son enjeu en de nouveaux termes. La linéarité
traditionnelle de l'intrigue, assurant le passage progressif d'un commencement
vers une fin à travers la résolution de son nouage, est, dans les années 1950 et
1960, mise à mal par les manifestations de ce qu'on appelle « le nouveau roman ».
Aux éditions du Seuil, la revue Tel Quel dirigée par Philippe Sollers – et que
fréquenteront tour à tour tant Derrida que Foucault – mais aussi la revue Écrire et
la collection dirigée par Jean Cayrol ouvrent et assurent la scène de cette mutation
tandis qu'aux éditions de Minuit Jérôme Lindon en soutient une autre lignée en
publiant Samuel Beckett, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sar-
raute… C'est d'abord dans la littérature que la « déconstruction » manifeste la
déconfiture de l'Un comme totalité et l'irréductibilité du temps à l'histoire.
Le récit atteste alors l'irrecevabilité d'une ligne narrative de type dialectique
qui conduit l'intrigue de son commencement vers sa fin comme vers un accom-
plissement. Rompant avec tout modèle progressif, il privilégie non pas, ou pas
seulement, la circularité, mais la répétition et le déplacement, dans la dissolution
des personnages et des événements : quand le « Temps perdu » ne s'accompagne
d'aucun « Temps retrouvé ». C'est ce que scandent à leur manière les récits de
Blanchot, étrangers au mouvement traditionnel de l'intrigue, en articulant d'une
manière bouleversante la structure et l'événement. En ce sens, L'Arrêt de mort
est, dans sa condensation, comme le cœur secret voire indépassable de l'œuvre
blanchotienne, là où se disent à la fois le mourir et l'événement de la mort, le
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raire – du « nouveau roman » casse l'intrigue, résiste au discours, interrompt le
cours qu'elle semble assurer, avoue l'artifice de l'Un.
Les récits de Blanchot, irréductibles à quelque catégorie que ce soit, rompent
eux-mêmes avec la définition traditionnelle du roman, non seulement dans la
mise en question de la temporalité linéaire à laquelle se substitue la répétition,
la juxtaposition ou la circularité, mais aussi dans l'incohérence ou la cohérence
inédite des personnages qui n'existent que dans la ponctuation de leurs déambu-
lations à travers des espaces désassemblés – le couloir, la chambre, le bord de la
mer – ou par coupes successives – un cri, un geste – en des instantanés fulgu-
rants. Défaisant l'Un, mais vers quel non-Un.
Différance et événement.
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différer – dissimule l'impossibilité qui est la sienne d'accéder à la liberté de
l'imaginaire qui commande la fiction : Achille, quoi qu'il fasse, ne rejoindra
jamais la tortue. Il dissimule aussi le privilège paradoxal de l'oralité, et ce qu'elle
commande d'adhésion immédiate, dans l'élaboration de l'œuvre – cours, confé-
rences, interventions – : le flux de la parole, dans une obsession de la pré-
sence – radicalement étrangère à Blanchot, quant à lui presque invisible et se
voulant invisible – et qui atteste une dimension de mélancolie dans l'impossibi-
lité du deuil.
Car la différance comme infini différer est encore une modalité subtile d'occu-
pation de terrain, de rapport détourné au tout, une dénégation de la limite, ainsi
qu'il apparaît entre autres dans le recouvrement formel de la « différence
sexuelle », qui peut apparaître comme libérateur mais qui constitue en fait une
forme d'appropriation. (Ainsi Derrida peut-il écrire : « je suis une femme », sans
en assumer pour autant les aléas – sans renoncer à ses privilèges – mais en
stigmatisant toute femme qui affirmerait : « je suis un homme ».)
Le débat assez véhément voire violent qui a opposé Derrida à Foucault peut
éclairer une double lecture de Blanchot ou du moins la tension de sa lecture entre
différance et événement, entre infini report du sens et cassure du sens, entre
mouvement ininterrompu et interruption, comme entre ludique et tragique.
« Foucault : un puissant geste de protection et de renfermement. Un geste
cartésien pour le XXe siècle », écrit Derrida. « Derrida ne connaît point la catégo-
rie de l'événement singulier », écrit Foucault. Et encore, non sans irritation, dans
un débat autour de Descartes : « Le postulat de Derrida c'est que la philosophie
est au-delà et en deçà de tout événement. Non seulement rien ne peut lui arriver
à elle mais tout ce qui peut arriver se trouve déjà anticipé ou enveloppé par elle
[…] il est donc pour lui inutile – et sans doute impossible – de lire ce qui occupe
la part essentielle sinon la totalité de mon livre : l'analyse d'un événement. » Car
la différance (avec un a) assume le négatif comme report du sens (contre son
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tion. Le différer de la différance, report infini du sens, reconduit ainsi une forme
de continuité totalisante. Dans le déploiement serré de son tissu logorrhéique, il
n'est pas fait place au hiatus de l'insensé – de la folie – qui hante Foucault et qui
déchire aussi la narration blanchotienne à travers le cri, le geste sans suite, ou le
silence. C'est ce que Blanchot identifie chez Foucault comme « l'exigence de la
discontinuité », là où la « différance » derridienne ou la déconstruction tend éper-
dument à reconstituer de la continuité, quitte à y pointer cependant finalement de
« l'indéconstructible » : un hiatus, un arrêt « qui pourrait bien détraquer toute la
machinerie » mais ne la détraquera cependant pas.
Le débat avec Foucault sera poursuivi par Derrida, même après la mort de
celui-ci, ce qui atteste l'importance qu'il lui accorde. Dans une conférence pro-
noncée en 1991 à Sainte-Anne, publiée dans les actes du colloque, puis dans
Résistances de la psychanalyse, il y revient, pour justifier plus précisément sa
position. L'enjeu n'est cependant pas dans ce contexte l'articulation entre diffé-
rence et événement, mais l'articulation entre raison et folie, dans leur rapport à
la psychanalyse qu'il estime avoir été négligée, voire méconnue, par Foucault.
Pour celui-ci, en effet, la psychanalyse reconduirait sous des formes amendées la
distinction du normal et du pathologique, ratifiant indirectement encore la théo-
rie cartésienne du « malin génie ».
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fait place à deux versions de la temporalité : l'une qui, sous le nom de diffé-
rance – perpétuel différer, report infini du sens – dépasse si bien l'opposition
dialectique qu'elle en reconduit indirectement la continuité, l'autre qui intègre
l'hiatus, la rupture, bref la dimension de l'événement, et que signifie à sa manière
le « visage » dans une altérité irréductible à son dépassement comme à son recou-
vrement. L'« événement » comme hiatus, mais aussi comme « autre » – sa trans-
cendance –, interroge le ludique de la « différance », y fait résistance : quelque
chose arrive, qui est quelqu'un.
Ainsi au-delà de motifs contingents touchant aux personnes, c'est cet enjeu
qui sous-tend le débat entre Derrida et Foucault dans leur commune récusation
de la dialectique, et qui habite – dans son irrésolution ou son ambiguïté – le texte
de Blanchot, lequel assume à la fois la scansion du « mourir » et « l'événement
de la mort », dimensions conjointes de manière particulièrement bouleversante
dans le récit indépassable que constitue L'Arrêt de mort. Et qui, dans ses récits,
fait apparaître des « personnages » qui ne se manifestent que par fragments, ou
plus exactement par éclats, irréductibles à quelque définition identitaire.
Dans les récits de Blanchot, en effet, à chaque moment, quelque chose
arrive – un événement – qui ne s'inscrit pas dans la continuité, que ce soit celle
de la dialectique qui l'assumerait pour le dépasser, ou celle de la différance qui
l'apaiserait en le supportant. Un cri interrompt le « ressassement éternel ».
Quelque chose arrive, ou quelqu'un. Ainsi, au-delà de la négativité dialectique
ou de la logique narrative propre au roman traditionnel (y a-t‑il des romans
traditionnels ?) mais aussi de la « différance » résolutoire, l'œuvre de Blanchot
dit-elle tout à la fois et alternativement le perpétuel mourir et l'événement de la
mort ou la mort comme événement. Et si on peut trouver pertinentes les distinc-
tions freudiennes, on trouvera peut-être principalement chez Derrida le registre
de la mélancolie et chez Foucault celui du deuil, mais c'est ce double registre
qu'atteste l'œuvre de Blanchot.
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phiques qu'on peut faire de l'œuvre de Maurice Blanchot – et qui se sont multi-
pliés à l'infini –, la lecture ou la relecture de ses fragments de pensée et de ses
récits est en effet chaque fois, dans la nudité du face‑à-face, l'affrontement du
« ressassement éternel » en même temps que de l'« événement » : car quelque
chose arrive, qui n'est pas de l'ordre de la « dissémination ». Cette ambiguïté
irrésolue est constitutive de l'œuvre et fait sa fascination. L'œuvre déploie en
effet la « finalité sans fin » de l'écriture – récit et-ou pensée –, son infini différer,
mais en attestant les hiatus qui la fracturent ou la fragmentent : en attestant
l'affrontement à l'événement. Événement dont la violence, d'abord articulée par
Blanchot dans le voisinage de Georges Bataille entre éros et mort, est attestée
dans son intérêt pour Foucault, avant de trouver, dans une confrontation – assez
tardive – avec l'œuvre d'Emmanuel Levinas, ami de toujours, sa formulation la
plus apaisée, lié à l'altérité, quand quelque chose arrive, qui est « quelqu'un »,
reconduisant et conjurant tout à la fois l'innommable : un visage, comme ce qui
jamais n'est vu. Ainsi l'écriture blanchotienne est-elle à la fois infini différer et
mise à nu de l'interruption : « cri » et « chuchotement ». Cette tension indépas-
sable fait sa fascination.
Françoise COLLIN
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Blanchot et Merleau-Ponty :
autour de l'(im)possible nomination
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a mené toute sa vie avec, pour ou contre les mots qui est abordé ici. À travers la mise en
correspondance de Blanchot et Merleau-Ponty, cet article pose un regard sur les impos-
sibilités auxquelles conduit l'acte de nomination dans l'espace littéraire.
ABSTRACT. — This article intends to put into perspective the question of the impossible
nomination in the work of Blanchot by analyzing the “informulable in the word formu-
lated”. Whether it is in his work of recits or in his novels, or in his critical approaches,
Blanchot has never stopped working on the language as material. Thomas the Obscure can
thus be considered as the skeleton of all his work. Notions such as Beyond, Death, Immor-
tality or the Most-High, are the preoccupation of his struggle for the entire life, a life-time
combat for or against the words addressed here. Based on the correspondances between
Blanchot and Merleau-Ponty, the article specifically looks at the question of impossibilities
in terms of “end” towards which leads the act of nomination in the literary space.
1. R. CHAR, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 1138.
2. E. Levinas renverse cette formule dans Totalité et Infini (p. 212) pour faire de la mort une
impossibilité de toute possibilité.
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dans le connu du mot à travers la tentative de dialogue entre Blanchot et Merleau-
Ponty que je vais tenter de suivre.
Plus qu'un dialogue, c'est une mise en perspective de deux auteurs qu'il s'agit
de construire ici, même si l'écriture de Blanchot occupe la part essentielle. Tous
deux se posent en fait la même question : qu'est-ce que nommer, autrement dit
comment rendre sa perception du réel accessible à l'autre par le langage ? Mais
définir un « qu'est-ce que » par un « comment », c'est déjà suggérer une impossi-
bilité de dire.
L'acte de nomination.
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s'engage dans un mouvement de « rectification continuelle 8 ». Nommer, c'est
rectifier en permanence, ce qui interdit au mot une quelconque stabilité, si ce
n'est au moment même de sa profération.
Mais que font Merleau-Ponty et Blanchot de cet acte de nomination ? Le pre-
mier, dans La Prose du monde, estime que la langue est un moyen de toucher
l'épaisseur du sens, comme il l'écrit dans une lettre pour introduire son ouvrage :
« La grande prose est l'art de capter un sens qui n'avait jamais été objectivé
jusque-là et de le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue 9. » Le
second interroge les difficultés à construire cette prose du monde, et estime que
« le mot n'a de sens que s'il nous débarrasse de l'objet qu'il nomme 10 ».
Merleau-Ponty s'oppose-t‑il pour autant à Blanchot ? En réalité, ils semblent
pris dans un dialogue sans issue – épaisseur du corps de la langue contre
nomination impossible –, et s'il y a bien la volonté de théoriser l'expression
chez le philosophe afin de « comprendre à quelle profondeur les mots vont en
nous 11 », l'écrivain, lui, reste dans la revendication d'un droit à la mort pour
tenter « d'exprimer sans mots le sens des mots 12 », ce qui revient à laisser
inexprimer l'exprimé 13. Blanchot montre les limites de l'acte de nomination
alors que Merleau-Ponty transforme ce défaut en qualité de la langue, notam-
ment philosophique, qui fait apparaître le sens. Mais pour saisir leurs diver-
gences « complémentaires », il faut rentrer plus avant dans le processus de nomi-
nation pour comprendre comment ce dernier peut en même temps affirmer le
sens et son impossibilité.
L'acte de nomination, Merleau-Ponty le présente comme le processus à partir
duquel « le langage signifie quand, au lieu de copier la pensée, il se laisse défaire
et refaire par elle ». Il développe ainsi dans Signes toute une métaphore entre le
tisserand et l'écrivain : « Comme le tisserand donc, l'écrivain travaille à l'envers :
il n'a affaire qu'au langage, et c'est ainsi que soudain il se trouve environné de
sens 14. » Le tisserand retourne sa tapisserie à l'envers comme l'écrivain ne res-
sent le sens que par l'envers du décor, à savoir la langue. Mais, même à l'envers,
l'acte de nomination se réalise et prend forme, là où Blanchot ne voit qu'un
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(en)droit à la mort.
La nomination blanchotienne.
fondatrice de Thomas l'obscur : « Exprimer sans les mots le sens des mots 19. »
Dans chaque mot tous les mots pour les faire disparaître ; dans tous les mots plus
aucun mot sinon une présence nous rappelant l'incapacité du mot à dire quoi que
ce soit. La Littérature ou le droit à la mort donne également le ton. La littérature
se donne le droit de mourir, et elle avance pour se présenter comme la possibilité
même de la réussite de son échec. C'est ce qui la rend vivante et acceptable. Elle
réside dans son auto-interrogation, dans le fait même qu'elle se demande si elle
est capable de fabriquer un véritable espace littéraire, celui de la nomination. Mais
elle montre davantage, parce qu'elle est « l'espace de ce qui n'affirme pas 20 »,
comment les mots nomment les choses en leur retirant leur présence. Le mot doit
assumer son incapacité à dire la chose avec un matériau qui lui est étranger,
accepter la part d'impossibilité qui fait vivre l'écriture. Cette dernière serait à
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l'image de la philosophie qui souhaiterait découvrir d'autres frontières alors
qu'elle n'a même pas de pays : « On ne peut entreprendre de définir l'être sans
tomber dans cette absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par
celui-ci, c'est, soit qu'on l'exprime ou qu'on le sous-entende. Donc pour définir
l'être, il faudrait dire c'est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition 21. »
La frontière du mot, celle que sa signification est censée lui offrir, n'existe que
comme territoire d'un autre mot. Chaque frontière qui délimite le sens d'un mot
compose le territoire d'un autre mot et cela sans fin. Plus de frontière, plus de
territoire, mais un espace d'incertitude à l'image du mouvement brownien :
l'impossibilité de connaître en même temps la vitesse et la position d'un corpus-
cule devient l'impossibilité de connaître simultanément la signification du mot et
son emplacement dans le réel. La vitesse et la position de l'atome sont comme le
rapport que le réel et le sens entretiennent dans l'acte de nomination.
Nous évoquions précédemment l'écriture comme le refus de franchir un seuil
pour Blanchot. Ce seuil est également dans le mot, l'empêchant de nommer ce
qu'il signifie. Le mot table, par exemple, porte en lui son incapacité à dire la
table ailleurs que dans l'espace même de sa définition. Ainsi, questionner la
nature du processus de nomination chez Blanchot, cela revient à réfléchir sur ce
qui le pousse à passer de « ce qui n'est pas nommé n'existe pas » à « ce qui est
nommé n'existe plus » ou plutôt « ce qui est nommé n'est ni exprimé, ni désigné »,
la reconnaissance d'un neutre en quelque sorte, le ne-uter de ni l'un ni l'autre. Et
le mouvement de la pensée n'est possible que par le processus d'exclusion du
mot pour que l'écriture voie le jour : « Quelle violence doit s'exercer sur la
pensée pour que nous devenions capables de penser, violence d'un mouvement
[…] il aperçut toute l'étrangeté qu'il y avait à être observé par un mot comme par un
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être vivant, et non seulement par un mot mais par tous les mots qui se trouvaient dans
ce mot, par tous ceux qui l'accompagnaient et qui à leur tour contenaient en eux-mêmes
d'autres mots, comme une suite d'anges s'ouvrant à l'infini jusqu'à l'œil de l'absolu 24.
C'est ainsi que Blanchot situe Thomas dans son impossibilité générique. Il n'a
rien pour toucher « Le dernier mot » :
La dernière parole, ce n'est déjà plus une parole et, cependant, ce n'est pas le com-
mencement d'autre chose. Je vous demande donc de vous rappeler ceci, pour bien
conduire vos observations : le dernier mot ne peut être un mot, ni l'absence de mot, ni
autre chose qu'un mot. Si je me brise sur un bégaiement, j'aurai à rendre des comptes
au sommeil, je me réveillerai et tout sera à recommencer 25.
22. G. DELEUZE et F. GUATTARI, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 55. Deleuze
et Guattari parlent dans ce cas précis du passage du « Je » au « Il » dans l'œuvre de Blanchot.
23. M. BLANCHOT, L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. VIII, note.
24. M. BLANCHOT, Thomas l'obscur, op. cit., p. 28.
25. M. BLANCHOT, « Le dernier mot » (1935-1936), Après Coup, précédé par Le Ressassement
éternel, Paris, Minuit, 1983, p. 77-78. Dans ce même texte, Blanchot décline cette question du dernier
mot : « Qu'arrive-t‑il lorsqu'on a toujours vécu dans les livres ? On oublie le premier et le dernier mot »
(p. 68). Il ajoute plus loin : « Je vous propose, leur dis-je, d'effacer tous les mots et d'y substituer les
mots ne pas » (p. 69), pour conclure son récit par cette phrase : « … sans dire un mot » (p. 81).
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En réalité, ce n'est pas le dernier mot qui nous signale la véritable nature de
cette impossibilité, mais plutôt le tout dernier mot 26. Il n'y a pas d'antépénul-
tième, d'avant-dernier ou de dernier, mais un tout dernier qui, comme le tout
dernier verre, ne fait qu'annoncer le prochain. Le tout dernier mot est pris dans
sa propre spirale qui le mène à avoir le dernier mot : avoir le dernier mot, le tout
dernier mot, cela revient à annoncer encore la venue d'un mot. L'écriture de
Blanchot est ainsi prise dans le jeu d'un mot qui résonne de l'écho du mot qui
suit et non pas du mot qui le précède. En réalité, le tout dernier mot est surtout
l'occasion de toucher la mort, autant quand elle traduit la finalité de l'entreprise
humaine (le processus du vivant) que quand elle rend compte de son activité
(l'écriture).
Cette « épreuve de l'impossibilité 27 » qui prend, dans l'écriture, la forme de
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l'acte de nomination est aussi le moyen de comprendre les vertus que Blanchot
accorde aux mots. Sa façon qu'il a de moduler le « en tant que » est très révéla-
trice. Dans La Part du feu, Blanchot critique vertement la formule « autrement
dit » 28. L'améliore-t‑il pour autant par un « en tant que » qui permette de mettre
véritablement les mots en correspondance ? Son processus d'écriture semble être
pris dans le « en tant que » : le « il y a en tant que neutre 29 », l'inconnu en tant
qu'inconnu, l'impossible en tant qu'impossible… Ce médiateur qu'est le « en
tant que » est un moyen de comprendre la modalité de la nomination impossible.
Puisque tous les mots n'ont de sens que par le « en tant que » qu'ils contiennent,
ils sont tous à l'image du dernier mot, celui qui est censé terminer un propos mais
qui en réalité ne fait que porter le sens sur autre chose, lui-même autre chose, et
cela sans fin. Si dans chaque mot, il y a tous les mots, c'est qu'ils sont tous
prisonniers de leur incapacité à dire.
Si les mots sont la matière sur laquelle Blanchot travaille, ils ne sont pas
pour autant la matière première de l'écrivain. C'est le processus de nomination
constituant la véritable matière à œuvrer plus que le matériau, lui-même prison-
nier du processus, qui intéresse Blanchot. Dans ce processus de nomination qui
met en scène les mots, ceux-ci sont pris dans un mouvement qui les transforme
et dans le même instant les fait apparaître et disparaître. L'écriture serait alors
26. « Le tout dernier mot » est le titre du chapitre XXVIII de L'Amitié de Blanchot, chapitre dans
lequel il parle des lettres de Kafka : « Commentant un jour les lettres de Kafka qui venaient de paraître
dans leur texte d'origine, je disais que, le caractère des publications posthumes les destinant à être
inépuisables, les Œuvres complètes manqueraient toujours d'un dernier volume » (L'Amitié, Paris,
Gallimard, 1971, p. 300).
27. M. BLANCHOT, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 42.
28. Le commentaire est un travail d'érudition dont, souvent, la seule innovation consiste à
substituer « des mots analogues » et à ponctuer son texte de « c'est‑à-dire » ou d'« autrement dit » (voir
M. BLANCHOT, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 103).
29. M. BLANCHOT, L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 108.
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« une modulation dans ce qui n'existait pas, une manière différente d'être
absent 32 ». Peu importe que les personnages soient absents ou qu'ils souffrent
d'absence. Comme Anne ou Irène, Thomas ne dit rien ; il est plutôt porté par les
mots, véritables « être[s] vivant[s] 33 » qui s'emparent de lui comme s'il était
« mordu ou frappé 34 ».
La morsure du mot est l'occasion d'entrer dans son intimité, mais elle est
surtout le signe d'un combat à mener contre lui pour le contraindre à devenir le
tout dernier. Cette lutte conduit à la double dissolution du « je » et du mot sans
qu'il soit possible que l'un ou l'autre laisse une quelconque empreinte : « Il entra
avec son corps vivant dans les formes anonymes des mots, leur donnant sa
substance, formant leur rapport, offrant au mot être son être 35. » Il n'y a plus de
frontières, et la lutte entre ce « Je » et ce « Il » enfante un neutre qui prend les
accents dramatiques de la tragédie grecque, une sorte de personnification de
Médée qui dévore sa progéniture, la nomination dévorant ses propres mots : c'est
aussi cela l'expression de L'Espace littéraire comme droit à la mort.
Les personnages sont mis en suspension dans le vide par les mots, l'écrivain
se contentant de les décrire du mieux qu'il peut. Finalement, ce n'est pas l'écri-
vain qui donne vie aux mots ; ce sont les mots qui parlent à travers lui, et c'est
de cette manière que le processus de nomination tente de se construire.
De la lutte entre les mots et Thomas naît une relation physique que le person-
nage, le lecteur et l'auteur éprouvent, chacun à sa manière, comme s'ils creu-
saient la terre à la recherche, pour Thomas d'une rencontre, pour le lecteur d'un
récit, et pour l'auteur d'un espace littéraire. Chacun gratte le sol avec ses
griffes 36. En fouissant la terre, ils font mine de creuser les mots. En deviennent-
ils pour autant auteurs ? Plus chacun avance dans son activité, moins l'écriture
est visible entraînant avec elle Thomas, le lecteur et l'auteur. La lecture, plus
que l'écriture car cette dernière s'actualise par le fait de lire, se construit comme
un processus de dislocation et de disparition. Plus on lit, plus la distance avec
les mots s'accentue ; plus on écrit, plus la nomination se fait pesante et lourde ;
plus Thomas avance dans le récit, plus il réalise que les mots qui portent son
histoire traduisent sa disparition pour le plonger dans « le vide absolu 37 ». Exis-
tence, dislocation, disparition, mort… pour l'instant persiste une mise en sus-
pension continuelle : « Là où la pensée s'ajoute à moi, moi, je puis me soustraire
de l'être 38. » Cette suspension de Thomas est celle d'un sujet inconstituable, un
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sujet impossible que résume sa formule célèbre : « Je pense, donc je ne suis
pas 39. »
Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de
stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'huma-
nité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre
conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s'exprimer par
des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation
qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils
lui imposeraient leur propre stabilité 41.
Le décalage entre le mot et l'impression délicate qu'il tente de porter est tel que la
lutte entre le mot et le sens ne se fait pas à armes égales. Le processus de nomina-
tion se distingue de l'énoncé parce que l'acte de nomination importe moins que
l'idée d'un énoncé, fût-il parfait. Dans cette perspective, Merleau-Ponty va pour-
suivre cette lecture bergsonienne en la modifiant pour montrer que si l'acte de
nomination ne s'énonce pas de manière complète ou achevée, c'est qu'il est un
processus qui se fait en se faisant, et surtout qui se suffit à lui-même : « Or l'idée
même d'un énoncé complet est inconsistante : ce n'est pas parce qu'il est en soi
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complet que nous le comprenons, c'est parce que nous avons compris que nous le
disons complet ou suffisant 42. » Nous sortons d'une sorte d'idéalité de la pensée
comme intuition difficilement cernable par la nomination pour aller vers un acte
de nomination qui nous signale ses limites et ses imperfections, sans pour autant
aller jusqu'à la revendication d'une impossibilité à dire les choses. Merleau-Ponty
reconnaît bien les limites du langage : « Il y a donc une opacité du langage : nulle
part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n'est jamais limité que par du
langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots 43. Dans Phéno-
ménologie de la perception, il ajoute que « le sens est pris dans la parole et la
parole est l'existence extérieure du sens 44 ». Toutefois, même si la parole enve-
loppe la pensée, il y a bien une imbrication réciproque qui interroge le rapport
entre le dehors et le dedans, thématique fondatrice de la pensée de Michaux,
thématique qui sera reprise par des penseurs contemporains comme Foucault ou
Deleuze quand sera abordée la question du dedans du dehors et du dehors du
dedans.
Michaux renverse ainsi le rapport qui lie le dedans et le dehors pour affirmer
que la vitalité du dedans est dans le lointain, et celle du dehors dans la profon-
deur. Bachelard, dans sa lecture de Michaux, consacre d'ailleurs tout un chapitre
dans La Poétique de l'espace à la dialectique du dedans et du dehors en
reconnaissant que l'avantage de la netteté du oui et du non – le schéma dialec-
tique – ne tient pas longtemps face à l'inconvénient du formalisme de l'exclu-
41. H. BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Puf, coll. « Quadrige »,
4e éd. 1991, p. 60. Plus loin, il ajoute : « Nous voici donc en présence de l'ombre de nous-mêmes : nous
croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d'états
inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l'élément commun, le résidu par conséquent
impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière » (p. 61).
42. M. MERLEAU-PONTY, Préface de Signes, Œuvres, op. cit., p. 1564.
43. M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 53.
44. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Œuvres, op. cit., p. 868.
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sion. En s'appuyant sur le poète, il montre que le lien que le dehors et le dedans
entretiennent échappe à toute sorte de spatialisation de l'ouvert et du fermé ou
du positif et du négatif. L'homme par nature est « un être défixé. Toute expres-
sion le défixe 45 ». Cette thématique sera largement développée par Merleau-
Ponty dans Le Visible et l'Invisible dans son analyse du chiasme et de l'entre-
lacs : « La pensée n'est rien d'“intérieur”, elle n'existe pas hors du monde et hors
des mots 46. »
Avec La Prose du monde, Merleau-Ponty cherche à dépasser la lecture phéno-
ménologique du langage pour toucher « l'épaisseur sémantique 47 ». Cela signifie
aussi que la pensée et la parole sont inscrites dans le même processus. Elles
s'estompent et « se substituent continuellement l'une à l'autre 48 ». Il précise bien
que le « Logos est déjà incorporé dans la parole 49 ». Le sens et l'acte de parole
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sont pris dans un processus qui les fait exister mutuellement, et quoi qu'il arrive,
on est bien obligé de reconnaître que « parlant aux autres (ou à moi-même), je ne
parle pas de mes pensées, je les parle… Ainsi les choses se trouvent dites et se
trouvent pensées comme par une Parole et par un Penser que nous n'avons pas,
qui nous ont 50. »
45. G. BACHELARD, La Poétique de l'espace, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2009, p. 193. Il ajoute :
« Alors, à la surface de l'être, dans cette région où l'être veut se manifester et veut se cacher, les
mouvements de fermeture et d'ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi
d'hésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l'homme est l'être entr'ouvert » (p. 200).
On retrouve en écho cette idée chez Deleuze : « un dedans qui serait plus profond que le monde
intérieur, [et un] dehors plus lointain que tout monde extérieur » (voir G. DELEUZE, Foucault, Paris,
Minuit, 1986, pp. 103-104). Pour une analyse détaillée de la question du dehors et du dedans chez
Michaux, voir A. MILON, Cartes incertaines. Regard critique sur l'espace, Paris, Les Belles Lettres,
coll. « Encre marine », 2013.
46. Ibidem, p. 870. Pour une lecture plus approfondie de l'espace du dedans, voir A. MILON, Cartes
inconnues. Regard critique sur l'espace, op. cit.
47. M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 297.
48. M. MERLEAU-PONTY, Préface de Signes, Œuvres, op. cit., p. 1564.
49. M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 56.
50. M. MERLEAU-PONTY, Préface de Signes, Œuvres, op. cit., p. 1566.
51. M. BLANCHOT, « Le “discours philosophique” », L'Arc, no 46, quatrième trimestre 1971, p. 47.
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Alain MILON
Professeur de philosophie des universités,
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Université Paris-Ouest-Nanterre
52. M. MERLEAU-PONTY, Le Visible et l'Invisible, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979, p. 139.
53. M. MERLEAU-PONTY, Préface de Signes, Œuvres, op. cit., p. 1565. Le langage ne s'oppose pas à
la parole. Chaque fois que nous sommes confrontés à la difficulté de dire les choses, nous mettons en
avant la faiblesse des mots. En revanche, les véritables discours sont de pures pensées.
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L'enfance de la philosophie
– à partir des déconstructions
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de la philosophie (Heidegger, Derrida, Levinas, Laruelle) et se refuse à ces déconstruc-
tions, dans l'enfance. Enfance de la philosophie : nous désignons ici ce qui se soustrait à
la réponse du philosophe-adulte – sans pour autant la déconstruire – : la question en
silence.
ABSTRACT. — How to understand the complex relation that the Blanchot's work keeps
up with philosophy ? From our point of view, in the theoretical work of Blanchot, this
relation relies on three connections : bricolage, delimitation and friendship. Does the
combination by Blanchot of these three connections with philosophy depend on a decon-
struction of philosophy ? We support that Blanchot, paradoxically, at the same time dis-
plays the gestures which are typical of the deconstructions of the philosophy (Heidegger,
Derrida, Levinas, Laruelle) and free himself of these deconstructions, in the childhood.
Childhood of the philosophy : we indicate here what avoids the answer of the philosopher-
adult – without deconstructing it – : the question silently.
2. Enfance : telle est la catégorie ici proposée pour caractériser cette relation
blanchotienne à la philosophie. De façon à forger cette catégorie, nous proposons,
tout d'abord, de distinguer, dans les écrits théoriques de Blanchot, trois rapports
à la philosophie (voir § 1). Le premier, qui se marque exemplairement dans
L'Espace littéraire, désigne un bricolage de concepts philosophiques destiné à
renouveler l'examen de ce qui se joue dans l'écriture littéraire. Le deuxième est
un rapport de délimitation de la philosophie comme telle : dans L'Entretien infini,
Blanchot identifie en effet les invariants de la philosophie pour faire valoir une
pensée au neutre soustraite à ces invariants. Manifeste dans la dernière partie de
l'œuvre (à partir de L'Entretien infini), le troisième rapport met en jeu un entre-
tien entre Blanchot et ses amis-philosophes.
Comment donc comprendre la conjugaison de ces trois rapports blanchotiens
à la philosophie ? Nous proposerons en premier lieu la solution suivante : cette
conjugaison procède des gestes qui constituent, selon nous, les déconstructions
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contemporaines de la philosophie (Heidegger, Derrida, Levinas, François
Laruelle) (voir § 2). Aussi légitime soit-elle, cette solution ne rend toutefois pas
compte de la manière dont la recherche blanchotienne non seulement s'affran-
chit du régime de la philosophie (ou de la métaphysique) – comme les décons-
tructions – mais n'est pas gouvernée par l'enjeu même d'une fondation ou d'une
pratique – déconstructrices – de ce régime. C'est cette réserve qui nous conduit
à proposer d'entendre la relation blanchotienne à la philosophie selon l'enfance.
Cette catégorie désignera ici ce qui se soustrait à la réponse du philosophe-
adulte – sans pour autant la déconstruire – : la question en silence (voir § 3).
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l'esprit hégélien (lesquels, finalement, produisent, à partir de la nuit, un nouveau
jour). De plus, loin d'instituer le berger heideggérien, son appel n'appelle per-
sonne ou, plus précisément, fait « passer » l'écrivain « du Je au Il 5 ». Enfin, à la
différence de celle de l'il y a, l'impersonnalité de l'autre nuit n'est pas ce
contre – et à partir de – quoi peut s'instituer un sujet : alors que Levinas s'attache
à penser la possibilité de sortie de l'il y a – par l'existant –, Blanchot s'emploie
à questionner l'entrée de l'écrivain dans la profondeur impersonnelle – dans le
« Il » – de l'autre nuit.
respectivement L'Être et le Neutre. À partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, 2001 ; Sans
condition. Blanchot, la littérature, la philosophie, Paris, L'Harmattan, 2009.
3. M. BLANCHOT, L'Espace littéraire, op. cit., p. 243.
4. Ibidem, p. 29.
5. Ibidem, p. 31.
6. Voir Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, 2010, pp. 30, 31.
7. Voir O. HARLINGUE, Sans condition, op. cit., pp. 157-158, 175-176.
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Délimiter la philosophie.
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désigner des invariants susceptibles de régir toutes les philosophies – en particu-
lier celles de Hegel et de Heidegger – ou de constituer la philosophie comme
telle. Le « quelque chose de décisif » qui, se refusant à ces invariants, « échappe
à la philosophie 9 », c'est le neutre : « En une simplification abusive, l'on pourrait
reconnaître, dans toute l'histoire de la philosophie, un effort soit pour acclimater
et domestiquer le “neutre” en y substituant la loi de l'impersonnel 10 et le règne
de l'universel, soit pour récuser le neutre en affirmant la primauté éthique du
Moi-Sujet […]. Le neutre est ainsi constamment repoussé 11. »
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tionnées telles quelles (sans commentaire, sans bricolage) dans L'Écriture du
désastre. Ici, ce qui importe, ce n'est pas le concept ou la délimitation de la
philosophie, c'est bien plutôt l'entretien avec une autre recherche, philoso-
phique.
Que la recherche blanchotienne se déploie ainsi selon un rapport amical 15
avec des philosophes, c'est ce qu'atteste singulièrement, pensons-nous, la mobi-
lisation, à partir de L'Entretien infini, de l'entretien lui-même comme type spéci-
fique d'écriture, tout particulièrement dans les trois textes que Blanchot consacre
à la philosophie de Levinas (développée dans Totalité et Infini). Privilégier ce
type d'écriture est en effet une manière d'incarner, dans l'écriture, la relation
amicale avec Levinas : ces trois textes ne miment-ils pas un entretien avec Levi-
nas lui-même 16 ? En ce sens, ces textes parleraient moins de Levinas qu'à Levi-
nas, conformes en cela à ce que Blanchot dit de l'amitié 17. On comprend, dès
lors, qu'en tant qu'elle procède d'une amitié la relation de Blanchot à Levi-
nas – son entretien avec la recherche philosophique levinassienne, déjà présent
dans L'Espace littéraire, à nouveau déterminant dans L'Écriture du désastre
(après la publication par Levinas d'Autrement qu'être) – déborde le bricolage du
concept d'il y a – ou encore de relation à autrui – et l'usage de la délimitation
13. M. BLANCHOT, « Notre compagne clandestine », in François LARUELLE (dir.), Textes pour
Emmanuel Levinas, Paris, Jean-Michel Place éditeur, 1980, p. 80.
14. Que l'amitié soit déterminante dans l'écriture de L'Entretien infini, c'est bien ce que semble
attester la toute dernière note de l'ouvrage (voir M. BLANCHOT, L'Entretien infini, op. cit., p. 636)
– texte qui indique que l'entretien amical avec des philosophes peut se déployer sans que les noms de
ceux-ci soient mentionnés (que l'on songe à l'importance de Derrida dans cet ouvrage).
15. Nous ne questionnerons pas ici la différence entre l'idée d'entretien et celle d'amitié.
16. Nous pensons en particulier à ces échanges marquant des divergences entre Levinas et
Blanchot, touchant par exemple le statut de l'écrit et de la parole (voir M. BLANCHOT, L'Entretien
infini, op. cit., pp. 81-82).
17. Voir L'Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 328.
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prendre la mesure de ce double sens paradoxal ?
2. PREMIÈRE SOLUTION :
UNE DÉCONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE
ce terme désigne ici deux gestes qui sont requis non seulement par Derrida mais
aussi par Heidegger, Levinas et François Laruelle.
Le premier geste consiste à délimiter la philosophie, identifiée par ses inva-
riants, et à lui opposer rigoureusement une radicalité. Cette opposition peut être
celle de l'étant et de l'être (ou, plus exactement, de la confusion de l'être et de
l'étant et de la différence ontologique) (Heidegger), du Même et de l'Autre
(Levinas), de la présence et de la différance (Derrida) ou encore du mixte et de
l'Un-sans-unité (Laruelle). On peut considérer que, chez Blanchot, cette opposi-
tion est – du moins dans L'Entretien infini – celle de l'un(ité) et du neutre.
Le second geste consiste à promouvoir un nouveau mode d'écriture, reposant
sur un usage rigoureux – non plus philosophique – du langage philosophique lui-
même – en effet incontournable –, mode d'écriture et usage adéquats à la teneur
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(non philosophique) de cette radicalité (être, Autre, différance ou Un). Ce geste
(dont il faudrait examiner la teneur chez Heidegger) est très net chez Derrida et
chez Laruelle, lesquels thématisent et déploient en effet une pratique non philo-
sophique du langage philosophique 22 ; il est également explicite chez Levinas
qui, dans Autrement qu'être, fait valoir un dédire hyperbolique incessant du Dit
philosophique. Chez Blanchot, c'est l'invention puis le déploiement de l'écriture
fragmentaire comme « mode d'écrire plus rigoureux 23 » qui ressortissent à ce
deuxième geste déconstructif. Que Blanchot écrive sous forme de fragments,
c'est là en effet une conséquence rigoureuse de sa rupture avec la « logique de la
totalité 24 » – ou de l'unité – constitutive de la philosophie 25. On pourrait rappro-
cher encore cette écriture fragmentaire et les écritures de Derrida, Levinas et
Laruelle en relevant combien les fragments blanchotiens travaillent, pour s'en
défaire, le langage philosophique et les couples de contraires qui le constituent :
tout comme la différance, le visage de l'Autre ou l'Un, le neutre est décrit comme
n'étant ni présent, ni absent ; ni visible, ni invisible, etc. 26.
Que Blanchot requiert ainsi ces deux gestes, voilà qui indique son engagement
22. Chez Laruelle, cette pratique consiste en une dualyse – non philosophique – de la philosophie.
Voir Fr. LARUELLE, Principes de la non-philosophie, Paris, Puf, 1996.
23. M. BLANCHOT, L'Entretien infini, op. cit., p. 526.
24. M. BLANCHOT, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 2008, p. 62. Nous soulignons.
25. Voir par exemple « La pensée et l'exigence de discontinuité », L'Entretien infini, op. cit., pp. 1-11.
26. Pour affranchir le neutre des couples de contraires philosophiques, Blanchot mobilise en effet
des procédés également employés par Derrida, Levinas ou Laruelle, comme l'usage du ni, ni (ni X, ni le
contraire de X) et du sans (voir Jacques DERRIDA, Parages, Paris, Galilée, 2003, p. 140) ou bien le refus
du tout (le neutre se refuse à tout X et à tout contraire de X). Voir par exemple M. BLANCHOT, Le Pas au-
delà, op. cit., pp. 52, 54. Ajoutons que ce second geste témoigne tout particulièrement de la condition
littéraire ou poétique (au sens d'Alain Badiou) qui, depuis Heidegger, affecte les déconstructions
françaises, Levinas compris (dans la mesure où le dédire levinassien revêt une authentique dimension
littéraire ou poétique). Laruelle fait toutefois ici exception : c'est une des spécificités de sa recherche
que de s'affranchir de cette condition, la non-philosophie laruellienne engageant bien plutôt, en effet,
une axiomatisation de la philosophie.
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Bricoler Hegel et Heidegger : ce geste n'est-il pas, du reste, également opéré par
les déconstructions de Levinas et de Derrida ? De surcroît, constituant l'un des
types d'écriture blanchotienne, l'entretien – qui, ainsi que nous l'avons indiqué,
paraît témoigner tout particulièrement du rapport amical – peut être considéré
comme un mode de déconstruction du langage philosophique : comme une
manière d'enregistrer dans l'écriture – dès lors structurée selon des échanges
entre interlocuteurs – la rupture du neutre relativement à l'unité philosophique
(cette rupture s'indiquant précisément dans les intervalles séparant les paroles de
ceux qui s'entretiennent 28).
27. Il est possible de comprendre dans cette perspective la manière dont Blanchot entend disloquer,
dissoudre, renverser ou encore ruiner la philosophie (ou bien certains des ressorts qui la constituent).
Voir M. BLANCHOT, L'Entretien infini, op. cit., p. 236 ; L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 2000,
p. 99.
28. S'atteste ici la manière dont Blanchot bricole le concept levinassien de relation à autrui, l'idée
blanchotienne d'entre-tien privilégiant en effet ce qui s'ouvre entre les deux interlocuteurs plutôt que le
visage d'autrui (la transcendance levinassienne de celui-ci s'avérant dès lors disqualifiée). Ajoutons
que cette ouverture (ou cette rupture) entre désigne précisément, à nos yeux, l'entrée dans la dimension
élémentale du neutre. Entrée : l'insistance de la recherche blanchotienne sur ce motif est telle que l'on
peut se demander s'il n'est pas, comme tel, constitutif du neutre. « Entre : entre/ne(u)tre » (M. BLAN-
CHOT, Le Pas au-delà, op. cit., p. 97). Voir Jean STAROBINSKI, « Thomas l'obscur, chapitre premier »,
Critique, no 229 (Maurice Blanchot), Paris, Minuit, juin 1966, p. 500.
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la philosophie 29, que le visage (ou le Dire) levinassien engendre, par l'intermé-
diaire du tiers, le Dit philosophique 30 et que l'Un laruellien détermine en dernière
instance les mixtes constitutifs du philosopher, le neutre ne semble guère – à en
croire les textes de Blanchot – rendre possible, serait-ce subtilement, la philoso-
phie 31. Tout se passe comme si, se soustrayant à la philosophie sans s'attacher,
d'une manière ou d'une autre, à la fonder, Blanchot n'accomplissait qu'à moitié
le premier geste des déconstructions. De ce point de vue, le neutre ne saurait
désigner une radicalité (immanente ou transcendante), à la racine de la philoso-
phie : s'il ne relève plus du régime de la philosophie, le neutre (ou le désastre)
n'est pas non plus ce qui la rend possible (serait-ce sous le mode de sa neutralisa-
tion). Ce serait peut-être aussi cela sa neutralité : une indifférence à la philosophie
et à ses conditions de possibilité 32. Mais comment donc concilier cette indiffé-
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rence et les trois rapports à la philosophie identifiés plus haut ?
Seconde différence avec Derrida, Levinas et Laruelle : Blanchot ne revendique
jamais, à notre connaissance, la nécessité d'un travail ou d'une pratique du
langage philosophique 33. Cette absence de revendication est d'autant plus signi-
ficative que Blanchot souligne, d'une manière très derridienne, combien l'écri-
ture fragmentaire est toujours menacée d'être entendue selon, ou d'être reprise
par, la raison philosophique 34. D'autant plus significative aussi que Blanchot
déploie de fait, ainsi que nous l'avons indiqué, ce travail de déconstruction du
langage philosophique (et des couples de contraires qui l'habitent). Nous tou-
chons ici à la singularité de l'écriture fragmentaire blanchotienne, qui, en tant
qu'elle procède d'un « non-écrire 35 » – relevant lui-même du neutre en tant
qu'il ne neutralise pas 36 –, ne saurait seulement être comprise comme une
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de vue une indifférence 39 à la philosophie. Tout en étant soucieux d'affranchir
rigoureusement l'écriture au neutre du régime philosophique comme tel, Blan-
chot demeure donc porté par une recherche non ciblée, pour la déconstruire, sur
la philosophie.
Ni philosophique (ou métaphysique), ni seulement déconstructrice : la voie
blanchotienne, telle qu'elle se dessine à partir de L'Entretien infini, ne peut pro-
bablement que susciter d'importantes résistances. Se refuser à la fois à la philoso-
phie et (partiellement) à ses déconstructions, n'est-ce pas en effet risquer soit de
reconduire une pensée naïve, en réalité philosophique et déconstructible, soit
de renoncer à la pensée pour s'inscrire dans le seul champ de la littérature 40 ? Et
pourtant : que la voie blanchotienne soit singulière est une chose, qu'elle soit
impossible en est une autre. En particulier, ce n'est pas parce qu'elle se refuse,
partiellement, aux déconstructions contemporaines qu'il faut a priori la disquali-
fier (sauf à considérer qu'il n'est pas possible de sortir de ces déconstructions – ce
qui resterait à démontrer). Mais il importe, il est vrai, de légitimer sa possibilité
et, de ce point de vue, de questionner encore sa relation à la philosophie : com-
37. Que cette force désigne la puissance de la différance (Derrida), l'autorité du visage (Levinas) ou
bien encore la force (de) pensée non philosophique (Laruelle). Sur l'écriture fragmentaire blancho-
tienne en tant qu'elle se refuse – en partie – au régime de l'écriture inspirée inventé par les
contemporains – et notamment par les déconstructions –, nous nous permettons de renvoyer à Hugues
CHOPLIN, Chercher en silence avec Maurice Blanchot, Paris, L'Harmattan, 2013.
38. Que l'on songe non seulement aux blancs entre fragments mais aussi à ces fragments
commençant sans majuscule et s'achevant sans ponctuation, ou bien encore au style lapidaire
gouvernant parfois l'écriture fragmentaire blanchotienne et ramassant le texte en quelques formules
ou quelques mots, souvent dépourvus de verbe.
39. Sur l'indifférence blanchotienne en tant qu'elle se soustrait aux formes contemporaines de
différence, voir O. HARLINGUE, Sans condition, op. cit., p. 273.
40. L'analyse de Zarader procède bien d'un questionnement de ce type dans la mesure où elle
souligne combien préserver la singularité de Blanchot – au regard d'auteurs comme Heidegger et
Levinas – conduit, finalement, à invalider la possibilité même de la pensée blanchotienne. Voir
M. ZARADER, L'Être et le Neutre, op. cit., pp. 297-299.
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ment donc penser cette relation si elle conjugue bricolage, délimitation et amitié
tout en ne relevant pas seulement d'une opération de déconstruction ?
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que la philosophie cherche à l'intégrer d'une manière ou d'une autre dans son
régime, quitte à en méconnaître la singularité).
41. Dans quelle mesure serait-il possible de rattacher les déconstructions à ce régime de l'adoles-
cence ?
42. Mourir, entrée impersonnelle dans – ou fascination par – l'espace blanchotien de l'autre nuit
(ou du désastre) : telles sont, en particulier, les dimensions requises par Blanchot pour qualifier
l'enfance dans Thomas l'obscur, L'Espace littéraire ou L'Écriture du désastre (dans et autour de la
scène de l'enfant derrière la vitre). On remarquera combien le thème du secret – qui fait signe selon nous
vers la question sans réponse ou la question silencieuse de l'enfance – peut être mobilisé dans certains
de ces textes.
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tion sans réponse : silencieuse, puisqu'elle ne saurait appeler une réponse, cette
réponse serait-elle impossible – à savoir : toujours dépassée par la question, mais
toujours convoquée, malgré tout, pour y répondre – comme celle que fait valoir,
comme réponse à l'appel de l'être ou du visage 46, la phénoménologie de Heideg-
ger ou de Levinas 47. Une recherche enfantine – légère 48 ou encore inno-
cente 49 – : voilà donc la recherche blanchotienne, en tant que sa question ou son
43. M. BLANCHOT, L'Entretien infini, op. cit., respectivement pp. 21, 16, 17 (nous soulignons).
44. Ibidem, p. 1.
45. Ibidem, p. 15. Nous soulignons. « C'est (à nouveau) l'énigme, l'énigme de l'étrangeté de
l'enfance – l'enfance qui en sait plus parce que nulle réponse ne lui convient » (M. BLANCHOT, Une voix
venue d'ailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 38. Nous soulignons). L'enfance peut ici, sans doute, être
opposée à la sagesse philosophique dans la mesure où, quelques pages plus haut, Blanchot écrit : « Le
sage est l'homme satisfait de Hegel, celui pour qui il n'est plus de questions, puisqu'il peut d'une
manière accomplie répondre à tout […]. Mais, pour le non-Hegel, restent questions… » (ibidem, p. 34 ;
nous soulignons).
46. Il est remarquable que, dans sa phénoménologie de l'éros, Levinas dénonce « l'aimée » en tant
qu'elle est « revenue au rang de l'enfance sans responsabilité » (Totalité et Infini, Paris, Le Livre de
poche, 1992, p. 295) – la respons-abilité procédant essentiellement chez Levinas de la réponse au
visage d'autrui.
47. Voir J. DERRIDA, L'Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1991, p. 168 ; O. HARLINGUE, Sans
condition, op. cit., pp. 32-34. Soulignons que c'est également vers une telle question – ou une telle
énigme – que fait signe la pensée blanchotienne de l'amitié. Voir M. BLANCHOT, L'Amitié, op. cit.,
p. 328.
48. Dans Le Dernier Homme, Blanchot rattache en effet la légèreté à la fois à l'ouverture de
questions et à l'enfance. Voir Le Dernier Homme, Paris, Gallimard, 2007, p. 127. Pour sa part,
Dominique Rabaté suggère que la légèreté blanchotienne « interdit » « de se réclamer de la philoso-
phie » (« Légèreté de Maurice Blanchot », in Christophe BIDENT et Pierre VILAR (dir.), Maurice
Blanchot. Récits critiques, Tours, Farrago-Léo Scheer, 2003, p. 480). Dans Demeure, Derrida relève
cette légèreté blanchotienne telle qu'elle s'atteste dans L'Instant de ma mort. Mais il la subordonne
encore à ce ressort – typique de la philosophie contemporaine et tout particulièrement des déconstruc-
tions (Heidegger, Derrida, Levinas) – que constitue l'événement. Voir J. DERRIDA, Demeure. Maurice
Blanchot, Paris, Galilée, 1998, p. 83.
49. Voir M. BLANCHOT, L'Entretien infini, op. cit., p. 61 ; Le Dernier Homme, op. cit., p. 122 ;
Le Pas au-delà, op. cit., p. 174.
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d'enfance : en tant qu'elle relève d'une question – en silence – à laquelle la philo-
sophie ne saurait répondre – serait-ce d'une réponse impossible –, la recherche
blanchotienne sur l'écriture désigne, selon nous, l'enfance de la philosophie.
Hugues CHOPLIN
Sorbonne universités,
Université de technologie de Compiègne,
EA 2223 Costech
50. C'est en ce sens, pensons-nous, que Blanchot peut considérer la « question du neutre » comme
une question qui – aussi paradoxal que cela puisse paraître – « ne se pose pas » (L'Entretien infini,
op. cit., p. 21. Nous soulignons).
51. Dans l'œuvre de Blanchot, le silence revêt différentes formes. Celle ici requise, loin d'interdire
la pensée ou de la conduire au nihilisme, engage donc bien plutôt une énigme ou une recherche – sans
réponse. Voir M. BLANCHOT, L'Entretien infini, op. cit., pp. 15-16 ; L'Écriture du désastre, op. cit.,
p. 88.
52. Une analyse précise des relations entre Blanchot et les déconstructions devrait aussi souligner
combien L'Espace littéraire requiert des dimensions (tels l'être, l'essence ou encore l'origine)
déconstructibles – comme si, finalement, relativement aux déconstructions, la recherche blanchotienne
enveloppait trois moments : 1) un moment « pré-déconstructif » (où elle peut être déconstruite, serait-ce
partiellement), 2) un moment « déconstructif » (où elle fait valoir elle-même les gestes des déconstruc-
tions), 3) enfin, un moment « post-déconstructif » (correspondant à l'enfance).
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Le paradoxe du fragment
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ment ». Le fragment devenant dès lors, à la fois et dans le même mouvement, absolument
essentiel et absolument inessentiel…
ABSTRACT. — This text wishes to show, starting from a comment of certain texts of
L'Entretien infini, how Maurice Blanchot, in reference to the theory of the fragment
of the German romanticism, invalidates two kinds of fragments (the fragment like moment
of a dialectical process and the fragment like aphorism) “to save” the two other kinds
(the fragment like movement of thought and assertion claiming the variation and the
literary fragment either like apocalyptic literature, of end of time, or like word of a
thought of essential discontinuity). This salvation of the fourth left leads it to affirm that
“any literature is the fragment”. The fragment becoming consequently, at the same time
and in the same movement, absolutely essential and absolutely inessential…
« Pareil à une petite œuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde
environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. » Dans leur Ouverture, et préci-
sément au chapitre intitulé « L'exigence fragmentaire », Lacoue-Labarthe et Nancy
soulignent le motif de la totalité indivisible, donc individuelle, la logique de la cohé-
sion cohérente qui commande ce concept de fragment 1.
1. Jacques DERRIDA, Points de suspension. Entretiens, choisis et présentés par Elisabeth Weber,
Paris, Galilée, 1992, coll. « La philosophie en effet », p. 311.
Mais on doit lire en fait ce fragment 206 dans son entier : « Pareil à une petite œuvre
d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-
même comme un hérisson. » La fragmentation est donc ici comprise comme détache-
ment, isolement, qui vient exactement recouvrir la complétude et la totalité. […] on
serait tenté de dire que l'essence du fragment est individuation 2.
Jacques Derrida peut alors énoncer sa méfiance et dire ses réticences vis‑à-vis du
fragment, plus précisément vis‑à-vis d'un « certain culte du fragment » et surtout,
ajoute-t‑il, vis‑à-vis de « l'œuvre fragmentaire », en soulignant le nom œuvre :
Leurs propositions me font encore mieux comprendre pourquoi j'ai toujours gardé des
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réserves à l'égard d'un certain culte du fragment et surtout de l'œuvre fragmentaire qui
en appelle toujours à une surenchère d'autorité et de totalité monumentale 3.
Pour confirmer ses dires, il cite alors une deuxième fois L'Absolu littéraire où
les deux auteurs tentent de caractériser la logique du fragment comme logique
du hérisson :
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D'où la citation d'un autre texte de Friedrich Schlegel pour attester cet « essen-
tiel inachèvement » et commentée de manière à mettre en évidence l'incomplé-
tude : « Lorsque Fr. Schlegel note “Les aphorismes sont des fragments
cohérents”, il indique bien une propriété du fragment dans un manque d'unité
et de complétude 7. » Pourtant, le fragment est également défini quelques lignes
plus bas par son « intégrité et […] [son] intégralité de l'individualité orga-
nique ». D'où la citation du fragment 206.
Ensuite Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy insistent sur la pluralité
du fragment : « écrire en fragment, c'est écrire en fragments », même si cette
pluralité « pose le singulier en totalité 8 » et peuvent alors conclure : « Les frag-
ments sont au fragment ses définitions, et c'est ce qui installe sa totalité comme
pluralité, et son achèvement comme inachèvement de son infinité 9. »
Ce qui est très étonnant chez Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy,
c'est qu'ils ne se réfèrent pas à Maurice Blanchot dans le commentaire qu'ils
font de cette problématique du fragment dans l'Athenaeum alors que L'Entre-
tien infini figure bien dans la bibliographie du livre et est d'ailleurs cité, plus
loin, à la page 285, à propos de Hegel qui n'a reconnu dans le romantisme au
sens propre que le « mortel triomphe 10 ». Or cette citation de Blanchot est
extraite du chapitre XI de la 3e partie de L'Entretien infini, intitulée « L'absence
de livre : le neutre le fragmentaire », et le chapitre XI est précisément intitulé
« L'Athenaeum ». Cette omission est d'autant plus curieuse que Maurice Blan-
chot y commente le fragment 206 dans ce chapitre de L'Entretien infini dont
6. Ibidem, p. 62.
7. Ibidem, p. 63.
8. Ibidem, p. 64.
9. Idem.
10. Maurice BLANCHOT, L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 522. Les références à ce livre
seront désormais données entres parenthèses dans le texte.
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formé le littéraire en idéologie. Pour ce faire – ce fut le prix à payer –, « on décide
de tenir pour peu importants certains traits, mais d'autres pour seuls authen-
tiques ». On nie donc le côté contradictoire du romantisme. S'il y a de tels traits, à
ce point importants, que certains les revendiquent « à droite » alors que d'autres
traits, aussi importants, seront revendiqués « à gauche », c'est que « tous ces traits
ensemble sont reconnus pareillement nécessaires » pour cerner le romantisme.
Dès lors, comme ces traits « sont opposés les uns aux autres » (p. 516) (comme la
droite et la gauche), il faut en conclure que « ce qui devient le ton dominant, ce
n'est pas le sens idéologique de chacun d'eux pris en particulier, mais leur oppo-
sition, la nécessité de se contredire, la scission, le fait d'être partagé […] »
(p. 516).
Autrement dit, il n'y a pas de relève dialectique possible du romantisme pas
plus qu'il n'y a d'idéologie romantique ou du romantisme. Par contre, s'il y a
eu une tâche du romantisme, elle aura consisté dans une modification de l'écri-
ture, dans une « véritable conversion de l'écriture » (p. 518), pour reprendre les
propres termes de Blanchot, qui est celle-ci :
[…] le pouvoir, pour l'œuvre, d'être et non plus de représenter, d'être tout, mais sans
contenus ou avec des contenus presque indifférents et ainsi d'affirmer ensemble
l'absolu et le fragmentaire, la totalité, mais dans une forme qui, étant toutes formes,
c'est‑à-dire à la limite n'étant aucune, ne réalise pas le tout, mais le signifie en le
suspendant, voire en le brisant. [P. 518.]
Pour comprendre le romantisme en son début, pour saisir cette nouveauté et cette
conversion de l'écriture, il convient de lire l'Athenaeum, pense Blanchot pour y
11. Leslie HILL, « Le tournant du fragmentaire. Prolégomènes », Europe, 85e année, no 940-941,
août-septembre 2007, p. 77.
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découvrir une transformation de la littérature qui s'assignera dès lors une tâche
qui la caractérisera désormais :
Mais une telle prise de conscience ne va pas sans risques puisqu'une telle décla-
ration a pour conséquence que la littérature trouve « son plus dangereux sens » :
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La littérature va donc osciller entre la souveraineté et son contraire, entre son
triomphe et son dénuement. S'annonce peut-être ici la logique du X sans X qui
se donne à lire quand Blanchot va jusqu'à poser que l'Athenaeum exprime
« l'essence non romantique du romantisme » (p. 524) :
[…] qu'écrire, c'est faire œuvre de parole, mais que cette œuvre est désœuvrement ;
que parler poétiquement, c'est rendre possible une parole non transitive qui n'a pas
pour tâche de dire les choses (de disparaître dans ce qu'elle signifie), mais de (se) dire
en (se) laissant dire, sans toutefois faire d'elle-même le nouvel objet de ce langage sans
objet […]. [P. 524.]
[…] l'art romantique qui concentre la vérité créatrice dans la liberté du sujet, forme
aussi l'ambition d'un livre total, sorte de Bible en perpétuelle croissance qui ne repré-
sentera pas le réel, mais le remplacera, car le tout ne saurait s'affirmer que dans la
sphère inobjective de l'œuvre. [P. 525.]
Or ce livre total, qui peut seulement être un roman, pressentira Novalis, ne pourra
s'écrire qu'à partir de l'invention d'un « art nouveau, celui du fragment » (p. 525).
Le fragment devient alors le monologue qui est un « substitut de la communica-
tion dialoguée » (p. 526), dit Blanchot en référence à Schlegel qui définit le
dialogue comme « une chaîne ou une guirlande de fragments » (cité p. 526).
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Blanchot avance même que le fragment est une anticipation de l'écriture plurielle
(voir p. 526).
Bien sûr, une question ne manque pas de se poser à la lecture de ces lignes.
Cette question, à laquelle je ne suis pas certain qu'on puisse répondre, s'énonce
comme suit : ce que Blanchot dit du fragment vaut-il, et dans quelle mesure, pour
son écriture fragmentaire ? Autrement dit, la théorie du fragment du romantisme
allemand, telle qu'il la reconstitue, correspond-elle, en tout ou en partie, à sa
propre théorie du fragment ? Pour compliquer un peu cette question, je souhaite
montrer que, pour une part au moins, Blanchot semble ne pas se reconnaître dans
cette théorie du romantisme.
Il convient pour cela de lire le dernier paragraphe du texte. À nouveau, dans
un lieu hautement stratégique quant à la rhétorique du texte, Blanchot donne à
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entendre un élément très important. Il s'agit d'un geste, que j'oserai qualifier de
déconstructeur, quant au fragment. Ce paragraphe commence par « À la vérité »,
comme si, après avoir louangé le romantisme d'Iéna, il fallait en dire la vérité :
l'intervalle (attente et pause) qui sépare les fragments et fait de cette séparation le
principe rythmique de l'œuvre en sa structure ; 3) à oublier que cette manière d'écrire
ne tend pas à rendre plus difficile une vue d'ensemble ou plus lâches des relations
d'unité, mais à rendre possibles des rapports nouveaux qui s'exceptent de l'unité,
comme ils excèdent l'ensemble. [P. 527.]
Autrement dit, Schlegel ne voit le fragment que dans son isolement et non dans
son rapport aux autres fragments (il ne voit que l'île et non l'archipel) et dès lors
il réinstaure un mouvement centripète, il néglige le blanc et le rythme, il oublie
la « lutte » contre l'unité et la totalité. Il est néanmoins remarquable de constater
que Blanchot envisage la possibilité du caractère inéluctable de l'altération du
fragment en aphorisme : « Altération peut-être inévitable », écrit-il.
Dans d'autres textes, Maurice Blanchot aura recours à la notion de fragment,
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notamment à propos des Illuminations de Rimbaud afin de cerner le travail du
poète : « la main du poète se referme sur ce qu'elle a saisi : chaque fragment, puis
chaque parole resserre en un lieu unique le parcours en tout temps et selon toutes
les façons et partout […] » (p. 429). On retrouve ici le paradoxe du fragment qui,
à la fois, est une nouvelle forme d'écriture et tend à la totalisation, au rassemble-
ment, à l'unité…
À peu près à la même époque (1964), Blanchot envisage qu'une partie de la
revue internationale dont la fondation est en préparation soit constituée de frag-
ments. Intitulée le « Cours des choses », cette rubrique valoriserait la « forme
courte » :
[…] chacun des textes non seulement serait court (une demi-page à trois ou quatre
pages), mais constituerait comme un fragment, n'ayant pas nécessairement tout son
sens en lui-même, mais ouvert plutôt sur un sens plus général encore à venir ou bien
acceptant l'exigence d'une discontinuité essentielle 12.
1. Le fragment qui n'est que le moment dialectique d'un plus vaste ensemble. 2. La
forme aphoristique, obscurément violente qui, à titre de fragment, est déjà complète.
L'aphorisme, c'est étymologiquement l'horizon, un horizon qui borne et n'ouvre pas.
3. Le fragment lié à la mobilité de la recherche, à la pensée voyageuse qui s'accomplit
12. Maurice BLANCHOT, Écrits politiques. 1953-1993, textes choisis, établis et annotés par Éric
Hoppenot, Paris, Gallimard, 2008, coll. « Les cahiers de la NRF », p. 109.
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On perçoit bien que Maurice Blanchot tente d'invalider deux sortes de fragments (le
fragment comme moment d'un processus dialectique et le fragment comme apho-
risme) pour « sauver » les deux autres sortes (le fragment comme mouvement de
pensée et comme affirmation réclamant l'écart et le fragment littéraire soit comme
littérature apocalyptique, de fin des temps, soit comme parole d'une pensée de la
discontinuité essentielle). Cette salvation de la quatrième sorte le conduit à affirmer
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que « toute littérature est le fragment 14 ». Le fragment devenant dès lors, à la fois et
dans le même mouvement, absolument essentiel et absolument inessentiel…
Arrivé à ce stade de la réflexion, il importe d'introduire le motif du fragmentaire.
Comme l'a remarqué Leslie Hill 15, Blanchot a mis en évidence, dans une formule
syntaxiquement surprenante, la relation entre les catégories du neutre et du frag-
mentaire. D'abord dans le sous-titre de la 3e partie de L'Entretien infini : « le neutre
le fragmentaire » (p. 419) ; sous-titre répété dans la table des matières sans italique
cette fois, mais mis entre parenthèses : « (le neutre le fragmentaire) » (p. 639). Puis,
dans une formule qui inverse l'ordre des deux termes, à propos de René Char :
Que René Char, […] en rapport d'éveil avec la « nuit à loisir recerclée » du neutre,
soit celui qui, libérant le discours du discours, l'appelle jusqu'à répondre […] par une
parole de fragment, voilà ce qui, déjà quoique mystérieusement, nous apprend à tenir
ensemble, comme un vocable redoublé, le fragmentaire le neutre […]. [P. 451.]
Leslie Hill, décrivant la phénoménalité des fragments dans les textes de Blan-
chot, voit dans ce dédoublement en chiasme à la fois la liaison et la déliaison :
Le fragmentaire enchaîne, retient des fragments, que signeront en les écartant l'un de
l'autre des fleurons sous forme de losange ou de carré, mais sans s'y enchaîner ni s'y
retenir. Car si le fragment, ce n'est pas encore le fragmentaire, c'est que le fragmentaire,
ce n'est déjà plus le fragment. Il s'emporte sans fin, ne paraît donc pas, et, comme le
neutre, ne se pose ni ne se thématise en tant que tel 16.
Pour ma part, j'oserai une autre hypothèse : le fragmentaire serait, pour Blanchot, un
mot équivalent à celui de passivité qui se situe entre l'actif et le passif, sans se réduire
à un des deux termes de l'opposition, ni être leur somme. De même, le fragmentaire
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serait entre le fragment comme tout, comme absolu et le fragment comme partie.
Le rapprochement que fait Blanchot entre le neutre et le fragmentaire me
permet de tenir cette hypothèse. En effet, dans « René Char et la pensée du
neutre », Blanchot traite de la « passivité du neutre » (p. 449) qu'il définit comme
« le passif au-delà et toujours au-delà de tout passif, sa passion propre envelop-
pant une action propre, action d'inaction, effet de non-effet » (p. 449)
Quant au motif du neutre. Blanchot le caractérise comme suit :
Blanchot vient d'invalider l'idée d'un genre neutre comme troisième genre
s'opposant « aux deux autres ». Il vise donc autre chose. Le neutre pourrait
désigner « l'absence » de genre, le non-générique. Souvenons-nous que la ques-
tion du genre littéraire fut aussi celle du romantisme d'Iéna qui voulait faire du
roman le genre romantique par excellence et, à vrai dire, le seul genre qui soit.
Blanchot, nous le savons, plaidera plutôt pour récuser la notion de genre litté-
raire, refusant que la littérature puisse être réduite à une conception et un décou-
page générique. Il invalidera la division en genres littéraires, division née chez
Platon, poursuivie par Aristote et reprise par le romantisme allemand, puis par
Hegel dans une perspective dialectique.
Or, qu'est-ce que le neutre, qu'est-ce que la pensée du neutre ? Réponse de
Blanchot : « une menace et un scandale pour la pensée » (p. 440).
Bref, soit instaurer le règne de la totalité, soit instaurer celui de l'Un. On retrouve
ici deux des reproches que Blanchot a adressés à Schlegel quand il définissait le
fragment comme un hérisson et privilégiait la fermeture, la totalité et l'isolement,
le règne de l'Un.
Ce texte consacré à René Char où Blanchot traite du neutre est très particulier
puisque ce dernier, après avoir annoncé qu'il arrête « ce début de réflexion »,
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ajoute un supplément au texte : il s'agit de quatre pages en italique qui sont des
sortes de fragments dialogués, précédés de la mention : « Parenthèses : » (p. 447).
Ces pages, consacrées au neutre, mériteraient de longs commentaires, mais je
m'arrêterai à la part abyssale qui s'y donne à lire. Je rappelle que ces pages sont des
parenthèses et qu'elles sont en italique. Eh bien, à propos de l'italique, Blanchot
écrit : « L'italique en usage chez les surréalistes, signe d'autorité et de décision,
serait, au regard du neutre, particulièrement déplacé […] » (p. 449). Quant aux
parenthèses, elles ne méritent pas à ses yeux un meilleur traitement : « […] l'opéra-
tion de mise entre parenthèses n'est pas telle que le neutre s'y accomplisse, mais
répondrait toutefois à l'une des tricheries du neutre, à son “ironie” » (p. 449).
Ironie du neutre, mais également ironie de Blanchot à l'égard de lui-même… Jeu
sur la division du moi déjà mise en scène par la forme dialoguée et fragmentaire.
Il paraît clair que le neutre ne peut s'accomplir, qu'il restera toujours aporé-
tique, comme l'écriture fragmentaire, comme la littérature. Que résonne, pour
finir, ces mots de Blanchot :
Neutre serait l'acte littéraire qui n'est ni d'affirmation ni de négation et (en un premier
temps) libère le sens comme fantôme, hantise, simulacre de sens, comme si le propre de
la littérature était d'être spectrale, non pas hantée d'elle-même, mais parce qu'elle
porterait ce préalable de tout sens qui serait sa hantise […]. [P. 448.]
Michel LISSE
Fonds national de la Recherche scientifique
Université catholique de Louvain
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temps bibliques. » (Maurice BLANCHOT, L'Entretien infini.)
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parole, celle qui vient de l'extériorité par excellence, la langue divine.
C'est ainsi que le livre de l'Exode se révèle fondateur et législateur, c'est en
effet par la référence à la libération du peuple hébreu que commence les Dix
Paroles : « Je suis l'Éternel, ton Dieu, parce que je t'ai fait sortir d'Égypte, de la
maison d'esclavage 1. » Le récit de l'Exode apparaît selon une triple modalité que
nous interrogerons l'une après l'autre. Tout d'abord, l'Exode dévoile en premier
lieu un modèle politique, celui d'un peuple qui se libère de l'esclavage et qui
échappe à l'enracinement d'une souveraineté. À ce statut politique, L'Exode,
grâce à la révélation des « Dix Paroles », impose, dans un second temps, une
signifiance éthique. Enfin, et ce n'est pas pour Blanchot sa moindre leçon,
l'Exode représente l'origine de l'écriture, plus précisément, l'écriture comme don
de la Loi et l'écriture comme geste fragmentaire.
L'exode et l'exil apparaissent comme deux modalités distinctes de l'être juif
auxquelles Blanchot est particulièrement attentif. Rappelons seulement comme
préalable, la distinction étymologique des deux termes qui nous occupent,
l'« exode », du grec exodos, de ex, « hors de », et hodos, « route, voyage » ; alors
qu'« exil », du latin exilium, vient de exsul, exul, « banni », « proscrit ». Dans les
deux cas, l'expérience est bien celle de la sortie, voire de l'extraction, mais les
deux termes s'opposent par leur connotation : l'exode se réfère à un mouvement
volontaire, une décision d'arrachement du sujet, même s'il peut être contraint,
tandis que l'exil s'inscrit dans un processus de sanction, il procède comme la
conséquence d'une culpabilité. Ainsi, l'exode pourrait être interprété comme un
mouvement propre d'extériorité du sujet, alors que l'exil serait imposé au sujet
par une décision extérieure. Blanchot n'y fait jamais référence, mais Levinas a
particulièrement bien décrit la situation de l'exilé, dans un cadre très précis, celui
1. Exode 20, 2.
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Date : 23/4/2015 11h34 Page 217/144
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Dans « Être juif », Blanchot accorde à l'exode une place prééminente : non
seulement l'exode est ce moment par lequel le peuple juif se constitue, mais
l'exode dévoile la genèse d'une identité, c'est‑à-dire (comme le fit déjà Abra-
ham), une sortie de soi, la soustraction à la condition d'esclave en Égypte. Pour
Blanchot, c'est l'existence du peuple juif qui donne naissance à l'événement de
l'exode, événement qui déborde le judaïsme et, d'une certaine manière, appelle,
rappelle chacun à son nomadisme initial : « Cela existe [être juif] pour qu'existe
l'idée d'exode et l'idée d'exil comme mouvement juste ; cela existe à travers
l'exil et par cette initiative qu'est l'exode, pour que l'expérience de l'étrangeté
s'affirme auprès de nous dans un rapport irréductible, cela existe pour que, par
l'autorité de cette expérience, nous apprenions à parler 4. » Justice, altérité, lan-
gage, tels seraient selon Blanchot les enjeux de l'Exode. L'exister juif est donc
une donation, une bénédiction pour tous. L'exode, c'est également – si l'on
déploie la polysémie de l'idée d'étrangeté chère à Blanchot – la rencontre, non
plus de quelques prophètes avec Dieu, mais de la totalité d'un peuple qui va se
nouer à la langue sainte (Lashon haquodesh). Cette langue de sainteté ouvre le
Juif à un triple horizon linguistique et existentiel : celui d'une langue de l'Origine,
de la Révélation et des temps messianiques. Les leçons de l'exode font découvrir
à l'Hébreu – après les herbes amères de l'Égypte – l'égrènement des lettres de la
Loi orale. Aussi, qu'est-ce que l'exode selon Blanchot ? La possibilité de parler.
L'exode est ce mouvement où l'extériorité devient langage. On peut le dire d'une
autre manière, en reprenant les propos du Maharal de Prague : la « Thora, selon le
Talmud, parle le langage des hommes », ce n'est nullement en vertu d'une déci-
sion de la transcendance, mais « c'est en vertu de la structure humaine de
l'accueil 5 ». Ce que le Maharal défend, c'est un message biblique qui n'est pas
utopique, un message dont l'homme est prêt à recueillir la parole divine comme
la possibilité d'un monde en devenir, un monde dont il est responsable. Dire que
la « Thora parle le langage des hommes », cela ne signifie pas qu'elle est écrite
pour que les hommes la comprennent, mais pour qu'ils fassent advenir un monde
qui s'inscrive dans la trace des desseins bibliques.
Après la Genèse, le livre de l'Exode est le livre biblique le plus fréquemment
convoqué par Blanchot, particulièrement dans trois articles, « La parole prophé-
tique » (1957), « Être juif » (1962), « Grâce (soit rendue) à Jacques Derrida »
(1990). Jamais le livre biblique n'est mentionné par son titre hébraïque Chemot
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(Noms), car c'est bien l'événement initial de l'exode comme sortie qui retient toute
l'attention de Blanchot et non le récit des générations traversant le désert. Cet
exode biblique, Blanchot l'associe à certains autres vocables ou concepts qui tra-
versent toute sa réflexion critique et philosophique : judaïsme, exil, errance, noma-
disme, désert, loi, interdit de la représentation, écriture, et à quelques noms propres,
comme Moïse et Kafka. Si on élargit le concept d'exode à la notion d'exil, ce sont
plusieurs écrivains qui représentent l'auteur exilé, Musil, Rimbaud, Hölderlin,
Nietzsche, Artaud pour n'évoquer que quelques noms propres.
Mais si le paradigme de l'exode tient une place centrale dans les trois articles
que nous venons de citer, et dans la réponse au Nouvel Observateur 6, il est en
réalité très rarement employé par Blanchot. La première occurrence figure dans
Le Livre à venir, où l'on peut y lire deux mentions 7, la première, pour signifier
que l'exode est la marque de toute expérience où l'issue impossible parvient
finalement à dévoiler une brèche. Et c'est pourquoi toute rencontre avec le
désert aboutit à l'exode. Il n'y a pas d'exode sans déterritorialisation du sujet.
La seconde mention atteste que l'Exode est bien le temps où Dieu s'adresse à
l'homme, « comme à un autre homme 8 », c'est en ce point précis que la parole
de Dieu se fait Loi, Enseignement.
Dans Le Pas au-delà, près de vingt ans plus tard, on découvre la dernière et
la plus récente évocation de l'exode, elle surgit dans le dernier paragraphe d'un
5. André NEHER, Le Puits de l'exil, tradition et modernité : la pensée du Maharal de Prague, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines du judaïsme », 2007 (nouvelle édition), p. 123.
6. Auxquels il faut ajouter l'article sur Jabès : « L'écriture consacrée au silence » (1989), La
Condition critique, Articles 1945-1998 , textes choisis et établis par Christophe Bident, Paris, Galli-
mard, coll. « Les cahiers de la NRF », 2010, pp. 443-445.
7. Maurice BLANCHOT, « La parole prophétique » (1957), Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959,
coll. « Idées », 1971, p. 111 ; « Folio essais », 1986, p. 116.
8. Image plusieurs fois reprise par Blanchot, ne serait-ce que dans « Être juif » (1962), L'Entretien
infini, op. cit., p. 181.
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fragment, cette fois dans un contexte qui ne semble plus explicitement lié à la
tradition biblique, mais à l'écriture comme toujours déjà, comme réécriture :
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manière d'envisager le statut de l'écrivain comme destitué de tout lieu, et qui,
comme Kafka, ne peut écrire que dans ce tourment exilique. Or, il va de soi que
si le judaïsme prône bien une manière d'exister qui cherche à se désolidariser
d'un rapport matérialiste à l'espace, il n'en demeure pas moins que l'exil doit
prendre fin pour que s'accomplisse la promesse divine. L'exil juif promet sa fin.
Si nous évoquons le judaïsme, pourtant absent dans ce texte de Blanchot, c'est
que, dans la rédaction d'une première version du Pas au-delà, il établissait un
parallèle explicite entre l'exil et Israël, le fragment se présentait ainsi :
La phrase a finalement été supprimée sur l'un des jeux d'épreuves du Pas au-
delà. Il est toujours difficile et présomptueux de faire des hypothèses sur une
telle correction, mais il est probable que la mention d'Israël aurait pu apparaître
sinon « hors sujet », du moins décalée avec la totalité du fragment qui ne porte
que sur l'écriture comme mouvement paradoxal de retour. Au demeurant, la
phrase supprimée comportait un énoncé qui à notre sens ne serait pas recevable,
dire qu'Israël « n'existe que par l'exil » pourrait s'entendre dans un registre
métaphysique (bien que nous en doutions), mais certainement pas dans un hori-
zon politique qui légitimerait un retour à une nouvelle dispersion du peuple juif.
Cette confusion, parfois entretenue entre « exode » et « exil », serait-elle due
au fait que, selon Blanchot, la figure du Juif se superpose finalement à celle de
l'Hébreu, le paradigme d'un éternel nomade, à l'image de l'écrivain. Même si,
dans la plupart des textes, Blanchot utilise le terme « Hébreu » (la majuscule
varie selon les articles), lorsqu'il s'agit des actants de la Genèse ou de l'Exode,
alors que dans « Être juif », il distingue clairement l'Hébreu et le Juif, montrant
que le Juif revêt un certain nombre de signifiants qui l'inscrivent dans l'His-
toire, et qui sont même son Histoire 12, de même qu'elle est balisée par un
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certain nombre de lieux emblématiques (le désert, l'Égypte, le Sinaï, Jérusalem,
Israël…).
Généralement, l'idée de nomadisme est associée à la Genèse et à Abraham
plutôt qu'à l'exode. Une nouvelle fois, le sémantème biblique permet à Blanchot
de caractériser l'expérience scripturaire. Ce qui importe, c'est que l'exode ne
prend jamais fin. L'écrivain ne serait, comme le Juif, jamais assimilé à un lieu, il
tourne autour d'un événement, d'une rencontre dont il est, en quelque manière,
exclu. L'écriture interdit tout arrimage. La matricialité du concept d'exode, c'est
l'impossible assignation de l'écriture en un lieu et un temps circonscrits. Chez
Blanchot, l'exode n'est pas la marque d'un passage d'un esclavage à une liberté,
mais l'acte de naissance du peuple juif, car tant qu'il était en esclavage il n'était
pas encore une nation. La libération d'Égypte constitue l'événement par lequel,
malgré les vicissitudes et les doutes, les Hébreux s'érigent en un corps politique
indivisible.
Si les paradigmes d'exode et d'exil apparaissent inextricables, on doit souli-
gner que l'exil apporte un supplément à la notion d'exode. Outre qu'il est utilisé
bien plus fréquemment par Blanchot, l'exil témoigne de la tragédie de l'exode.
LE DÉSERT
« UN LIEU QUI N'EST PAS UN LIEU »
12. Voir Maurice BLANCHOT, « Être juif » (1962), L'Entretien infini, op. cit., p. 148.
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« au niveau phénoménologique, le désert suggère l'ipséité, c'est‑à-dire l'être qui
tient son être de lui-même, qui n'a pas besoin d'un autre pour exister 14 ». L'exis-
tence du désert suppose une maîtrise et une autonomie du sujet. Par ailleurs, d'un
point de vue existentiel, le désert ressortit avec évidence comme le lieu mystique
par excellence, cet espace où l'absence de monde rend possible la découverte
d'une Présence. Plus que tout, le désert interdit toute forme d'enracinement, il
oblige le sujet au nomadisme, il l'enjoint d'entretenir un rapport à la terre qui
n'est pas de propriété. Le nomadisme désertique soumet le sujet à la nécessité
d'une ouverture, d'une conversion à l'extériorité. Blanchot, parlant de l'expé-
rience d'Abraham dans le désert, écrit qu'il s'en va « vers lui-même 15 ». Si le
désert devient par excellence l'espace de la Loi, de l'éthique, c'est qu'étant le lieu
de personne, le lieu même de la vacuité, il est à tous et que n'ayant rien à donner,
il exige le partage de tout. C'est ainsi que, paradoxalement, l'inhospitalité se fait
refuge.
Dans son œuvre critique, et en dehors d'un rapport au judaïsme, Blanchot
accorde une part importante au désert, qu'il s'agisse de Rimbaud : « renoncer à
son unique vocation pour l'amour d'un désert 16 », de Camus 17 (l'article sur La
Chute) ou de Jabès, mais surtout de Kafka. Blanchot s'attache également à souli-
gner l'évocation du désert dans les œuvres mystiques comme chez Angelus Sile-
sius dont il cite les enjeux de sa théologie : « Je dois monter, dit Silesius, plus haut
que Dieu dans un désert 18 », ou encore, au sens du désert dans l'œuvre philoso-
phique de Nietzsche dont il commente à plusieurs reprises l'énoncé : « le désert
s'accroît 19 ». Citation dont on peut relever que Blanchot la mentionne quasi para-
doxalement afin de caractériser l'écriture fragmentaire comme celle qui serait la
plus à même d'énoncer la fin de l'homme. Il y aurait ainsi, dans l'accroissement
du désert nietzschéen, la pensée d'une vacuité en extension. Pas après pas, la
marche dans le désert ne conquiert pas, elle ne se rapproche pas d'un lieu, mais
elle signifie seulement l'éloignement du point d'origine.
Le désert biblique, lui, est affecté d'attributs récurrents que nous venons
d'évoquer plus haut, en insistant sur son caractère polysémique. Le désert parti-
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cipe pleinement à toutes les étapes essentielles de la construction du peuple juif,
depuis Abraham jusqu'à la naissance d'eretz Israël. Pour Blanchot, le désert
biblique « est un lieu qui n'est pas un lieu 20 », un lieu inhabitable, qui ne peut se
vivre que sous les formes de la traversée, du passage, et pourtant c'est au désert
que pour Blanchot, comme pour la tradition juive, se jouent les événements les
plus importants du peuple hébreu : l'esclavage, la Révélation, l'errance.
C'est ainsi que la référence au désert chez Kafka épouse, pour une large part,
l'aventure désertique du peuple juif, les interprétations reviennent à plusieurs
reprises, dans lesquelles Blanchot recourt toujours à la même citation, sorte
d'icône textuelle du rapport complexe que Kafka énonce face à l'image du désert,
lien d'autant plus prégnant qu'il est à la fois Juif et écrivain :
[…] pourquoi voulais-je sortir du monde ? Parce que « lui » [le père de Kafka] ne me
laissait pas vivre dans le monde, dans son monde. Naturellement, aujourd'hui, je ne puis
en juger clairement, car maintenant je suis déjà citoyen en cet autre monde qui a avec le
monde habituel le même rapport que le désert avec les terres cultivées (pendant quarante
ans j'ai erré hors de Canaan 21) et c'est comme un étranger que je regarde en arrière. […]
Il est vrai, c'est comme le voyage dans le désert à rebours, avec les approches continuelles
du désert et les espérances enfantines (particulièrement en ce qui concerne les femmes) :
« Est-ce que je ne demeurerais pas encore dans Canaan ? », et entre-temps je suis depuis
Dernier Homme (1957). Le lien entre le désert et le compagnon réapparaît dans le même article, dans les
pages que nous venons de mentionner.
18. Maurice BLANCHOT, « La mystique d'Angelus Silesius » (1943), Chroniques, op. cit., p. 469.
19. Maurice BLANCHOT, « Réflexions sur le nihilisme » (1966-1967), L'Entretien infini, op. cit.,
p. 239, mais la citation de Nietzsche est convoquée à plusieurs reprises dans d'autres chapitres.
20. Maurice BLANCHOT, « Être juif » (1962), L'Entretien infini, op. cit., p. 183.
21. D'une version à l'autre de l'article, l'orthographe s'est hébraïsée. Dans la version de 1952, le
mot était écrit « Chanaan », mais dans la version republiée dans De Kafka à Kafka, l'orthographe a été
modifiée en « Canaan ». C'est apparemment la seule différence entre les deux versions. Le sommaire
date faussement cet article de 1958.
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longtemps dans le désert et ce ne sont que les visions du désespoir, surtout dans ces
temps où, là-bas aussi, je suis le plus misérable de tous et où il faut que Canaan s'offre
comme l'unique Terre Promise, car il n'y a pas une troisième terre pour les hommes 22.
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sont en jeu ici auxquelles Kafka semble ne pas pouvoir répondre. Le salut ou
l'écriture, tel est le dilemme qui s'impose à lui, l'un et l'autre étant inconciliables.
Kafka est finalement deux fois exilé, du monde et de l'écriture. Sa solitude peut
s'interpréter comme une marche dans le désert, réalisée par l'errance sans fin de
l'écriture, mais celle-ci ne saurait être le salut de Kafka. Le choix de l'écriture, c'est
celui de la survivance. Toute l'analyse de Blanchot converge vers une interpréta-
tion du retournement : ce n'est pas Canaan que Kafka cherche à atteindre, mais le
désert, le désert devient la Terre Promise elle-même. On remarquera d'ailleurs que
l'expression « Terre Promise » est de Blanchot et non de Kafka. Sa traduction
diffère de celle de Marthe Robert, relevons que la « terre d'espoir » de l'édition de
Marthe Robert devient « Terre Promise » dans la traduction de Blanchot. On peut
constater, avec intérêt que le terme choisi par Kafka est Hoffnunglsand, « terre
d'espoir », « terre d'espérance », c'est‑à-dire, la traduction qu'en donne M. Robert.
Mais Blanchot, en privilégiant l'expression « Terre Promise », interprète sans doute
davantage qu'il ne traduit Kafka. Il accentue ainsi le caractère biblique de l'énoncé
qui n'est pas explicitement audible dans le texte original. Kafka s'exclut de Canaan,
car nulle promesse abrahamique n'est désormais recevable. Mais le paradoxe
dévoilé par Blanchot, c'est que le désert n'est pas plus accessible que Canaan, et
que la quête du désert est aussi vaine, car Kafka ne peut que s'en approcher. Ainsi,
la condition pathétique de Kafka est inéluctablement celle de l'exil.
La référence au désert de Kafka est à nouveau convoquée dans « L'échec de
Milena 23 » : « Exilé du monde, de la Terre Promise, exclu de l'espoir, est-il
22. Maurice BLANCHOT, « Kafka et l'exigence de l'œuvre » (1952), De Kafka à Kafka, Paris,
Gallimard, 1981, coll. « Idées », 1982 ; « Folio essais », 1994, p. 110. La citation est extraite du Journal
de Kafka, du 28 janvier1922. Comme elle est très longue, nous l'avons beaucoup coupée. La traduction
est de Blanchot.
23. « L'échec de Milena » (1954) est le seul article sur Kafka à n'avoir pas été repris en volume
avant De Kafka à Kafka.
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de sable. Ainsi a-t‑il fallu au peuple hébreu quarante années dans le Sinaï pour
s'identifier au Livre. Le désert a écrit le Juif et le Juif se lit dans le désert 25. »
Dans le texte qu'il consacre à Jabès, il évoque une seule fois le désert en établis-
sant un parallèle entre l'écrivain et le Juif. Tous deux ont un rapport singulier au
vide et à la rupture. L'écrivain parce qu'il demeure à la lisière du livre, le Juif
parce qu'il s'inscrit dans la trace de la brisure des premières Tables. Tous deux,
justifie Blanchot, sont confrontés à l'attente.
Il faut, pour finir de questionner le motif du désert, revenir à son article « La
parole prophétique » (1957), écrit cinq ans après « Kafka et l'exigence de l'œuvre ».
Dans ce texte écrit dans les marges du livre d'André Neher, Blanchot consacre trois
pages sous-titrées « Le désert, le dehors », pages dans lesquelles il remet en cause la
lecture de Neher pour qui le prophétisme est une parole qui valorise le rapport au
temps aux dépens de l'espace. Pour Blanchot, qui voit dans le juif le nomade par
excellence, la parole prophétique est la langue qui empêche toute assignation, elle
énonce toujours un « au-delà 26 » qui ne se réduit pas au futur mais qui annonce
toujours un lieu à venir. La parole prophétique est une injonction au mouvement,
une parole de la marche. C'est, semble-t‑il, pour cette raison que l'alliance ne peut
advenir que dans le désert, le lieu du dénuement absolu, car seul le désert pouvait
permettre l'hospitalité d'une parole plus étrangère que toute autre 27.
Neher soutient que le judaïsme vise à valoriser le rapport au temps, dans une
24. Maurice BLANCHOT « L'échec de Milena » (1954), De Kafka à Kafka, op. cit., p. 166.
25. Edmond JABÈS, Aely, Le Livre des questions 2, Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire », 1989,
p. 436.
26. Non pas bien sûr au sens de « vie dans l'au-delà ».
27. Rappelons-nous Emmanuel LEVINAS : « C'est sur le sol aride du désert où rien ne se fixe que le
vrai esprit descendit dans un texte pour s'accomplir universellement » (« Simone Weil contre la Bible »,
Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1re éd. 1963, Le Livre de poche, coll.
« Biblio essais », 1988, p. 195. Blanchot a lui-même recopié ce passage dans sa prise de notes sur le livre
de Levinas.
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[…] l'on peut se demander si l'expérience du désert et le rappel des jours nomades où
la terre n'était que promise n'expriment pas une expérience plus complexe, plus
angoissante et moins déterminée. Le désert, ce n'est encore ni le temps, ni l'espace,
mais un espace sans lieu et un temps sans engendrement. Là, on peut seulement errer,
et le temps qui passe ne laisse rien derrière soi, est un temps sans passé, sans présent,
temps d'une promesse qui n'est réelle que dans le vide du ciel et la stérilité d'une terre
nue où l'homme n'est jamais là, mais toujours au-dehors. Le désert, c'est ce dehors, où
l'on ne peut demeurer, puisque y être, c'est être toujours déjà au-dehors, et la parole
prophétique est alors cette parole où s'exprimerait, avec une force désolée, le rapport
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nu avec le Dehors, quand il n'y a pas encore de rapports possibles, impuissance initiale,
misère de la faim et du froid, qui est le principe de l'alliance, c'est‑à-dire de l'échange
de parole d'où se dégage l'étonnante justice de réciprocité 28.
28. Maurice BLANCHOT, « La parole prophétique » (1957), Le Livre à venir, op. cit., p. 111.
29. Il ne serait pas difficile de montrer de quelle manière tout opposerait le Hölderlin de Heidegger
comme emblème du poète à la figure de l'être juif. Une telle comparaison pourrait se justifier en prenant
en compte la possibilité d'une confrontation entre le Sacré et le Saint, entre la figure du poète navigateur
et celle du juif nomade.
30. Exode 1, 1-7. Voir aussi, au moment de quitter l'Égypte, l'énumération des familles et la
nomination des descendances qui vont quitter l'Égypte (6, 14-25).
31. Exode 2, 22.
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l'Infini. L'expérience de la révélation supposerait donc la rencontre d'un soi
désencombré de lui-même, « abandonné » (puisqu'il s'agit de l'étymologie de
« désert », du latin desertus, « abandonné »), et par sa vacuité même, ouvert et
hospitalier, ainsi capable de répondre à l'Infini.
Sans s'attarder sur toutes les mentions du mot « désert » dans l'Exode, retenons
ce passage, avant le départ où Pharaon propose aux Hébreux de faire un sacrifice
à leur Dieu sur la terre d'Égypte. Or, Moïse ne peut accepter de faire un sacrifice
en une terre idolâtre par peur de voir ses congénères lapidés, les Hébreux sacri-
fiant des animaux que les Égyptiens considéraient comme des dieux. Le désert
n'apparaît donc pas seulement comme un refuge, mais il signifie la nécessité de
la séparation entre les idolâtres et les Hébreux. Au seuil de la sortie d'Égypte,
devant la mer Rouge, la première question qui advient à l'orée de la délivrance
est liée au désert, il n'incarne pas un refuge, mais au contraire la menace immi-
nente d'un vaste tombeau 34. L'ambiguïté du désert que Blanchot qualifie
d'« expérience plus complexe, plus angoissante et moins déterminée », c'est à la
fois l'inquiétude de la perdition et l'abondance de la manne 35, la déréliction et la
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il dit malgré tout un certain rapport au sol, à la matérialité, alors que le glisse-
ment sémantique de « désert » à « Dehors » 37 rend envisageable une pensée de
la littérature comme errance. La littérature détachée de toute représentation, fût-
elle, celle du désert lui-même. Car le Dehors, c'est le désert débarrassé de toute
sa charge biblique et symbolique.
lie la manne à l'étude de la Torah : ils pourront étudier la Torah parce que Dieu pourvoira à leur
subsistance.
36. Voir Jean-Pierre JOSSUA, Pour une histoire religieuse de l'expérience littéraire, vol. I, Paris,
Beauchesne, coll. « Beauchesne religions », 1985, pp. 115-116.
37. Le mot apparaît environ près de huit cent cinquante fois dans l'œuvre. Les mots « désert » et
« dehors » sont associés à deux reprises dans l'œuvre critique, dans L'Entretien infini : « l'inaccessible,
l'insaisissable désolation du désert – devient par la parole qui s'est établie à ce niveau, devient en elle
l'expérience du dehors » (p. 275), et dans L'Écriture du désastre : « le vertige savant du dehors désert »
(p. 138).
38. Souvenons-nous des questions posées par les enfants lors de la Haggada du Seder. Questions
que Blanchot n'ignore pas, il a relevé dans une prise de notes du livre d'André NEHER, Moïse et la
vocation juive (1re éd. 1956, Paris, Seuil, coll. « Points sagesse », 2004), la question qui génère le soir du
Seder : « En quoi cette nuit se distingue-t‑elle de toutes les autres ? »
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donc dire que l'exil est le mouvement asymétrique de l'exode. Dans l'exode,
nous avons observé qu'il y avait un arrachement à l'esclavage et même parfois
la tentation d'y retourner, mais l'exode était tourné vers le futur d'une promesse,
celle de la bénédiction entre tous les peuples. L'exil, lui, procède à l'inverse, il
désassemble, dissémine, sa force est centrifuge, celle de l'exode était centripète.
L'exil, à l'exception du fait qu'il signifie la condition même de l'écrivain,
représente un temps singulier de l'existence juive dont le marqueur historique
est avant tout l'Égypte 39. Cet exil égyptien est l'archétype de tous les exils à
venir : celui de la double destruction du Temple 40, puis celui de la diaspora. À
l'épreuve de la Galout 41 s'ajoute celle du Pizûr, la dispersion du peuple hébreu,
qui est non seulement exilé mais qui se retrouve sans lieu de substitution. Cette
dissémination du peuple juif est annoncée à Abraham à qui Dieu déclare que sa
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descendance sera une bénédiction pour le monde. Afin que cette bénédiction soit
délivrée à toutes les nations, le peuple juif doit être dispersé 42. Tant que cette
dissémination perdure, les Sages d'Israël considèrent que la Galout persiste,
c'est pour cette raison que l'exil ne prendra fin que le jour où chaque Juif sera en
terre d'Israël.
Dans son herméneutique de l'exil, Blanchot se focalise sur l'exil d'Israël,
oubliant presque son universalité. Si, dans L'Amitié, il associe bien « exil de
l'homme, exil d'Israël 43 », la chronologie de ces deux exils ne semble pas lui
importer. Pourtant, dans la Genèse, avant la confusion des langues provoquée par
l'érection de la tour de Babel, il n'y avait qu'une seule et unique communauté,
Israël n'existait pas encore. Après Babel, comme les langues se multiplient, la
39. À strictement parler, le temps de l'Égypte n'est pas considéré par les Maîtres comme l'un des
quatre exils.
40. Les raisons respectives de ces destructions sont l'idolâtrie, la débauche et le meurtre pour le
premier Temple. Quant au second Temple, après le retrait de la Chekina dû à la destruction du premier,
il avait perdu sa fonction de relier le monde d'En-Bas et celui d'En-Haut. Les chrétiens ont interprété
l'exil comme une punition due à la non-reconnaissance du Christ comme Messie. C'est oublier que les
notions de faute et d'exil apparaissent déjà avec Abraham.
41. L'orthographe est variable selon les transcriptions. Nous n'utilisons pas ce terme hébreu par
pédantisme, mais parce qu'il dévoile une polysémie riche d'enseignement, puisqu'il signifie à la fois
« Révélation » et « Exil ». Blanchot relève aussi cette polysémie du mot Galout dans sa prise de notes
sur le livre d'André NEHER, Moïse et la vocation juive.
42. Voir Léon ASKÉNAZI, « L'Exil », La Parole et l'Écrit. 1. Penser la tradition juive aujourd'hui,
Paris, Albin Michel, coll. « Présences du judaïsme », 1999, pp. 271-285, notamment pour la distinction
qu'il clarifie entre « exil » et « diaspora » et pour l'interprétation moderne (qu'il ne partage pas) de
l'exil. Il réfute également la double interprétation des causes de l'exil, d'une part comme conséquence
d'une faute, d'autre part comme mission du peuple juif à l'égard des nations. En tout cas, ce sens de
« mission » n'aurait, selon lui, plus aucun sens depuis l'ouverture des ghettos. L'analyse d'Askénazi
permet également de mettre en évidence la différence entre l'Hébreu et le Juif. Selon lui, seul le Juif qui
est dans la diaspora et donc obligé d'appartenir à un autre pays est en exil ; l'Hébreu, lui, n'a pas été
obligé de s'insérer, ne serait-ce que par la langue, dans une autre nation.
43. Maurice BLANCHOT, « Gog et Magog » (1959), L'Amitié, op. cit., p. 268.
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politique. Il nous manque le précieux texte inédit « Pour Israël », qui date des
années soixante pour savoir à quel moment et de quelle manière précisément
Blanchot infléchit sa pensée pour faire d'Israël le lieu d'une pensée politique. Si
l'on en croit la lettre rendue anonyme par Levinas dans Du Sacré au Saint, la
préoccupation de Blanchot pour Israël, entendu comme lieu politique, daterait de
la fin des années soixante, au moment où d'autres prennent le parti de défendre
les Palestiniens (Deleuze par exemple).
Ce motif de l'exil, récurrent dans les articles où il est question du judaïsme,
s'est imposé à Blanchot certes par le texte biblique et l'histoire d'Israël, mais
essentiellement par ses lectures critiques 44. S'il relève plusieurs pages de notes
de ses lectures, aucune, étrangement, n'est en rapport avec l'interrogation sur
l'exil. Pas plus qu'il n'a pris de notes sur les pages que Neher consacre à Ausch-
witz 45.
L'expérience de l'exil génère un lexique dépréciatif que Blanchot déploie pour
décrire l'incondition 46 de l'exilé et qu'il applique indifféremment à l'écrivain ou
à la condition juive : « une signification douloureusement inépuisable 47 », « les
malheurs de l'exil 48 », « condamné à la séparation et à la dispersion 49 », « attente
impuissante 50 », « être voué à la dispersion 51 », et l'exilé est désigné comme
44. Gershom SCHOLEM, Les Grands Courants de la mystique juive, Paris, Payot & Rivages, 1994, et
André NEHER, L'Exil de la parole. Du silence biblique au silence d'Auschwitz, Paris, Éd. du Seuil,
1970.
45. André NEHER, L'Exil de la parole, pp. 153-161.
46. Au sens où l'emploie Levinas, comme vulnérabilité, nudité du visage exposée chaque instant
à la mort.
47. Maurice BLANCHOT, « Gog et Magog » (1959), L'Amitié, p. 263.
48. Ibidem, p. 267.
49. Ibidem, p. 268.
50. Idem.
51. Maurice BLANCHOT, « L'indestructible » (1962), L'Entretien infini, p. 184.
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« l'homme qui n'a plus de monde 52 ». Ainsi, l'exil s'énonce en termes de bles-
sure, de malheur, comme si les traces de l'absence, de l'arrachement au lieu
originel étaient ineffaçables. L'exilé ne peut que porter en lui la douleur de la
coupure. Pourtant, on attend comme souvent chez Blanchot, un renversement du
topos, une métabole du négatif. Or ces traces, si elles sont inusuelles, sont toute-
fois visibles en deux endroits de l'œuvre. La première dans un article consacré à
Kafka où l'on peut lire une sortie favorable de l'exil par un élan politique : « Le
sionisme est la guérison de l'exil, l'affirmation que le séjour terrestre est possible,
que le peuple juif n'a pas seulement pour demeure un livre, la Bible, mais la terre
et non plus la dispersion dans le temps 53. » La « résilience » de l'exil se résout
dans le retour à la terre d'origine, la donation de la terre s'interprétant comme la
réparation de la condition exilique 54.
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La seconde mention positive de l'exil est invisible dans l'œuvre. Blanchot
semble plus attentif à l'exode et l'exil tel que Neher les aborde dans Moïse et la
vocation juive. De cet ouvrage, Blanchot avait retenu cet énoncé qui constitue la
deuxième occurrence positive de l'exil, mais qu'il n'utilise pas dans ses commen-
taires, la phrase restant comme figée dans sa prise de notes : « Le peuple juif ne
ressent pas son errance comme une malédiction : l'exil n'est pas une course sans
but et sans attache 55. » Autrement dit, l'exil du peuple juif diffère de l'errance ;
au contraire de celui de l'écrivain, l'exil juif a un terme, et de cette épreuve naît
une promesse, celle de l'obtention d'un lieu et du rassemblement du peuple. Au
bout du compte, la Lettre, vivante, assigne le juif à un sol qui ne se dérobe plus.
Comme l'a magistralement écrit Levinas au sujet de la marche des Hébreux
pendant l'exode :
Vie religieuse portée par ces textes et portant ces textes, d'accord en cela avec
l'antique parabole des Sages d'Israël racontant que les lévites qui portaient à travers le
désert l'Arche sainte du Tabernacle étaient aussi portés par cette Arche – parabole qui
est probablement la vraie figure de l'inspiration 56.
Porté et être porté, cela dit tout le sens du lien entre un peuple et son Dieu : le
Juif n'est pas seul à porter le monde, il est lui-même soutenu par un texte.
Blanchot, lecteur de Neher et de Scholem, ne conserve pourtant que le caractère
négatif de l'exil juif, comme s'il se refusait à voir qu'il n'existe une épreuve de
l'exil que dans la mesure où le dessein de Dieu est la fin de l'exil et la rédemp-
tion d'Israël. L'exil n'a de sens que s'il recouvre la réalisation de la promesse
d'une rédemption. En ce sens, et même si Blanchot a pu se référer de manière
très précise à la pensée messianique juive, son interprétation de l'exil n'a aucune
portée eschatologique, l'exil blanchotien ne connaît pas la fin.
Au final, le motif de l'exil représente pour Blanchot l'un des piliers qui fonde
l'être juif, mais l'exil ne se réduit pas au peuple hébreu, il est aussi celui de Dieu
lui-même. Cet exil divin, Scholem et d'autres ont bien montré toute sa richesse
dans l'histoire des mouvements kabbalistes. L'idée d'un Dieu en exil provient
d'un verset de la Genèse : « Moi-même, je descendrai avec toi en Égypte, moi-
même aussi je t'en ferai remonter 57 », Dieu n'abandonne pas son peuple, certes il
l'exile, mais il l'accompagne dans son exil 58. De ce double exil est né le concept
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développé par la Kabbale, d'une divinité elle-même exilée, et donc, en quelque
manière, « affaiblie ». La Kabbale lourianique ne cessera de théoriser les condi-
tions du Tikkun, c'est‑à-dire de la Restauration qui doit permettre à la Chekina de
retrouver son plérome.
Dans L'Amitié, Blanchot évoque cette autre dimension de l'exil, qui ne touche
pas seulement le peuple d'Israël, mais Dieu lui-même :
Mais l'exil ne peut pas être un événement seulement local ; il affecte nécessairement
toutes les puissances ; il est aussi l'exil de Dieu, la séparation d'une part de Dieu avec
lui-même, la souffrance des parcelles de lumière maintenues captives dans l'obscu-
rité 59.
La tradition explique au sujet de ses parcelles que le peuple hébreu serait parti
en Égypte pour retrouver ces fragments de lumière. Si l'exil de Dieu, au sens
où l'entend le plus fréquemment Blanchot provient du long séjour en Égypte, il
faudrait préciser que l'exil divin a lieu en vérité, dès la faute d'Adam harishon.
L'exode et l'exil figurent comme les deux premières matrices qui fondent le
judaïsme 60. Le juif se détermine d'abord par un mouvement incessant, il est
toujours celui qui est prêt à se mettre en route, comme s'il était tendu vers un
autre lieu. Le païen réside, et il s'arc-boute au sol natal. Au contraire, l'élan initial
de l'être juif a une double conséquence immédiate, qui est que l'existence juive
ne saurait se fonder sur la certitude et le confort de l'avoir. Plus profondément,
cela marque pour Blanchot un souci de justice. Rapprochement pour le moins
énigmatique entre le nomadisme et la justice. Blanchot est même plus décisif,
puisqu'il ne saurait y avoir de justice sans ce pas vers l'extériorité. Mais alors en
quoi l'errance fonderait-elle ce souci de justice ? Est-ce le rappel du début du
verset : « Je suis un étranger sur la terre 61 » qui rappelle à chacun que le proche
comme le lointain est aussi un étranger ? Et donc un appel à toujours plus de
justice. Laruelle, quant à lui, dénonce comme amphibologie cette décision philo-
sophique qui consiste à définir l'homme comme étant, par excellence, Autrui 62.
Mais la justice pour Levinas, comme pour Blanchot, c'est toujours dans l'exi-
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gence du « pour autrui » qu'elle dévoile son caractère catégorique, elle nécessite
alors pour son accomplissement une astreignante sortie de soi et donc, à propre-
ment parler, une ex-tradition.
intérêt redoublé pour cette pensée de la mystique juive. Dans l'espace littéraire,
la figure de l'écrivain qui se retire du monde pourrait faire songer à la pensée de
Louria. L'audacieux rapprochement vise-t‑il à suggérer une équivalence entre
les deux créations, artistique et divine ? On pourrait émettre l'hypothèse que la
création artistique est dans la proximité ce que Rabbi Nahman de Braslav enten-
dait par « tsimtsoum de l'esprit », c'est‑à-dire, une manière d'établir non seule-
ment le vide en soi pour faire place à la dimension créatrice, mais aussi de se
rétracter afin de libérer une herméneutique, la plus ouverte possible, de l'œuvre
produite.
L'exil ne consiste pas à s'accommoder d'un lieu qui n'est pas celui de l'ori-
gine, pas plus qu'il ne s'agit de s'approprier un nouvel espace qui se substituerait
au lieu perdu. L'exil, c'est l'impossibilité même de tout lieu. En conséquence de
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quoi, si l'écrivain est toujours en « exil de l'écriture », c'est qu'il ne cesse
d'affronter le Dehors, lequel est irréductible à tout séjour et le voue à une errance
sans fin. L'écriture ne saurait être le mouvement par lequel l'écrivain s'accapare
un espace ou une langue, il est, au contraire, dans le redoublement inexorable de
la dépossession.
Éric HOPPENOT
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Plurivalence
du concept d'attachement* ?
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interprétation de l'amour chez Platon, en insistant sur les rapports et la différence entre
erôs et philia ; 3) pour renouveler le dialogue théologique chrétien entre erôs et agapè ;
4) pour la compréhension de la notion japonaise d'amae.
ABSTRACT. — For several decades the concept of attachment (to be distinguished from
phenomena which the ordinary language calls “attachments”) is of a widened use in
animal psychology, in child psychology and in a part of psychoanalysis. But unlike other
Freudian or Lacanian concepts, it was hardly used except in its primary disciplines. We
can however try to do so : 1) for a better reading of Freud's work ; 2) for an interpreta-
tion of love with Plato, insisting on relationships between eros and philia ; 3) to renew
the Christian theological dialogue between eros and agape ; 4) for the understanding of
the Japanese notion of amae.
* Cet article reproduit – largement allégé et restructuré – un enseignement adressé le 31 mai 2013 à
des étudiants du Centre universitaire français de Moscou. Mais l'essentiel s'en trouvait déjà dans mon
exposé à la séance du 26 novembre 2011 devant la Société française de philosophie, publié dans le
Bulletin de la Société française de philosophie, no 105/4, octobre-décembre 2011, Paris, Vrin, 2012. Je
remercie Didier Deleule à la fois de m'avoir invité à intervenir à cette séance et d'avoir permis que cet
article puisse être publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale.
d'amae (5). Il me paraît toutefois utile de commencer par en rappeler les origines
(1) et ses possibilités d'application à la lecture de l'œuvre de Freud (2).
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informés des concepts freudiens et lacaniens, semblent n'avoir jamais entendu
parler de l'attachement comme concept « technique » ! Il faut donc bien rappeler
qu'il s'agit d'autre chose que de la notion banale et vague d'attachement. On dit
bien d'un homme qu'il est attaché à ses parents, à sa femme, à ses enfants, à ses
ami(e)s, ainsi qu'à son travail, à ses habitudes, à sa maison, à son chat. « Objets
inanimés, avez-vous donc une âme/Qui s'attache à notre âme et la force
d'aimer ? » se demande Lamartine, et pour Tartuffe : « L'amour qui nous attache
aux beautés éternelles/N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles ». On parle
aussi de liens, de tendresse, tous mots de la langue courante. Il en est de même
en anglais et en allemand pour les mots attachment, Bindung, Zärtlichkeit. Mais
« la théorie de l'attachement » ne consiste pas à expliquer les attachements par
l'attachement au sens banal, ce qui reviendrait à invoquer la vertu dormitive de
l'opium, mais à utiliser un concept original, dont l'allemand Anhänglichkeit
évoquerait peut-être mieux la valeur technique.
a. Psychologie animale.
En psychologie animale, cela remonte presque aux travaux de Lorenz dont tout
le monde connaît au moins l'histoire des canetons qui, dès qu'ils sont éclos,
suivent leur mère ou tout autre animal et élaborent à partir de là une « empreinte »
(Prägung), une certaine « forme » dont va dépendre leur comportement ultérieur.
C'est déjà là un concept scientifique, réfutant une théorie qui interprèterait le
comportement du caneton à partir de la satisfaction de ses besoins physiologique.
En effet, l'animal ne suit pas forcément celui qui le nourrit : dans les expériences,
elles aussi assez anciennes (1958, 1960) de Harlow 1, on place devant de jeunes
1. Que rappelle, par exemple, Yvane WIART, L'Attachement, un instinct oublié, Paris, Albin
Michel, 2011, p. 65.
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macaques « deux mannequins en fil de fer aux formes d'une mère singe, l'un
muni d'un biberon et l'autre simplement couvert d'un tissu doux et poilu : les
bébés singes passent le plus clair de leur temps agrippés au mannequin recouvert
plutôt qu'à celui qui leur permet de s'alimenter, même lorsque celui-ci a été
réchauffé à la température du corps ». S'étant créé, à un moment précis qu'il faut
déterminer par observation, dans leur relation avec leur mère ou avec un autre
animal, une certaine « figure d'attachement », ils suivront non pas ce qui peut les
nourrir, mais ce qui évoque cette figure. C'est même cette notion de figure d'atta-
chement permettant d'interpréter les phénomènes d'attachement qui fait l'origi-
nalité de ce concept, psychologique et non biologique, qu'utilisent depuis un
demi-siècle de nombreux spécialistes de psychologie animale dont certains ont,
d'ailleurs, nettement conscience de sa valeur « transdisciplinaire », par exemple
Claude Béata, dont le livre récent Au risque d'aimer 2 allie un humour bon enfant
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dans le texte à un grand sérieux scientifique dans les notes.
c. La psychanalyse.
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Enfin, le concept d'attachement a aussi depuis longtemps une place en psycha-
nalyse. Certes, il n'en a pas tiré un prestige du même ordre que d'autres notions
plus classiques. Mais Bowlby, en premier lieu, se voulait psychanalyste ; et
même en France, de nombreux psychanalystes de premier plan ont depuis long-
temps mis l'attachement dans leur arsenal conceptuel : par exemple Daniel
Wildlöcher, qui fut à un certain moment président de l'Association internationale
de psychanalyse, dans un livre autobiographique intitulé Comment on devient
psychanalyste… et comment on le reste 6. Mais dès la première édition de son
ouvrage bien connu, Le Moi-Peau 7, Didier Anzieu fonde sa théorie si intéres-
sante du « moi-peau » sur une base qui inclut sans hésiter la notion d'attachement
conçue comme quelque chose de différent de la sexualité au sens freudien et s'y
ajoutant. De plus, bien qu'on ne trouve pas le mot attachement dans le Vocabu-
laire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, qui date de 1967, il y a deux
pages excellentes sur l'attachement dans le gros ouvrage publié aux Puf par Paul
Laurent Assoun 8 et un article fort intéressant à ce sujet d'Antoine Guédeney
dans le Dictionnaire international de la psychanalyse 9.
Donc aujourd'hui, en 2015, nous disposons d'une information ancienne et
surabondante concernant cette théorie selon laquelle chez certains êtres vivants,
en particulier chez l'homme, se créent, lors de processus d'attachement des
figures d'attachement dont leur comportement ultérieur va dépendre, informa-
tion permettant de s'interroger sur la possibilité d'en étendre l'usage au-delà de
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continuant de se dire freudiens ont souligné, négativement, les thèmes à propos
desquels ils choisissent l'attachement contre Freud, plutôt que ceux qui, positive-
ment, permettraient de voir un certain accord.
Soit – comme exemple particulièrement significatif – le texte célèbre du cha-
pitre VII de L'Interprétation du rêve 10 sur la genèse du désir (ou du souhait,
Wunsch) comme « activité psychique » qui a « pour but une identité de percep-
tion, à savoir la répétition de cette perception qui est connectée à la satisfaction
du besoin » (die Wiederholung jener Wahrnehmung, welche mit des Befriedigung
des Bedürfnisses verknüpft ist). La vulgate psychanalytique insiste sur le passage
du besoin (biologique) au désir (psychologique) par le biais de la répétition et en
tire des conséquences plus ou moins philosophiques. Les théoriciens de l'attache-
ment, eux, refusent cette pseudo-genèse et reprochent à Freud d'avoir ignoré le
rôle des figures d'attachement. Mais on pourrait, dans une lecture « positive »
remarquer que Freud parle d'une perception connectée à la satisfaction et que
c'est là sa façon à lui d'évoquer ces situations dans lesquelles, selon la théorie de
l'attachement, se constituent ces figures. Il y a, entre les deux lectures, une
nuance, qui est souvent un peu tirée par les cheveux, mais qui peut parfois être
éclairante, en particulier quand on voit que l'évolution de l'œuvre de Freud quant
à cette présence/absence de l'attachement n'est pas sans quelque rapport avec
son attitude envers le platonisme. Elle nous aidera dans notre tentative (voir ci-
dessous, § 3) pour lire Platon à la lumière de l'attachement. J'ai donc, pour
illustrer cette critique « positive », choisi chez Freud, sans m'astreindre à suivre
l'ordre chronologique, quelques textes relatifs : 1) à la mélancolie, 2) à la sexua-
lité dans la névrose d'angoisse, 3) à l'instinct grégaire, et enfin 4) à ce que
j'appelle la dérive platonicienne de Freud.
a. La mélancolie.
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quant à la perte de la libido 13. » Pour les théoriciens de l'attachement, cette
phrase est une sorte de défi rétrospectif, car pour eux la mélancolie vient non
d'une perte de libido mais d'une perte de figure d'attachement. On a l'impres-
sion que Freud a accordé trop de crédit à un dicton banal qu'il cite (en latin) dans
la lettre du 20 août 1894, « omne animal post coïtum triste » (tout être vivant est
triste après le coït). Ce dicton aurait pour origine un passage des Problemata
(30, 1, 955 a) du Pseudo-Aristote : « Après l'acte sexuel, la plupart se sentent
athymiques (athumoteroi) ; mais ceux qui avec le sperme rejettent beaucoup de
superfluités se sentent euthymiques (euthumoteroi). Car ils sont soulagés de ce
qui est superflu, du vent et de la chaleur excessive. Mais les autres sont souvent
plus athymiques. » On le rattache aussi parfois à un texte d'Aristote lui-même 14 :
« Mais chez la plupart des hommes et la plupart du temps, on peut dire que de
l'acte sexuel résultent un relâchement et une absence de force (eklusis kai aduna-
mia). »
Ces textes, remarquons-le, ne vont point dans le sens de la tristesse aussi loin
que le proverbe latin. Chez Aristote, il n'y a rien de triste, et même chez le
Pseudo-Aristote il n'est pas sûr que l'athumia, manque d'ardeur, soit une tris-
tesse caractérisée (qui se dirait lupé), peut-être juste un peu de déprime.
D'ailleurs l'observation la plus banale montre que de ce ne sont pas tous les
hommes (et toujours) qui sont « tristes » dans de telles circonstances : heureuse-
ment ! Et Freud le sait bien qui, dans les lettres à Fliess de cette année 1894,
11. Voir la somme publiée par Jean STAROBINSKI, L'Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, « Librairie
du XXIe siècle », 2012.
12. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM).
13. Sigmund FREUD, Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, tr. fr. Paris, Puf, 2006, p. 130 (texte all. :
« Die Melancholie bestünde in der Trauer über den Verlust der Libido », in Sigmund FREUD, Briefe an
Wilhelm Fliess 1887-1904, Francfort/Main, S. Fischer Verlag, 1986, p. 98).
14. De la génération des animaux, I, 18, 725b.
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2. Le texte Deuil et mélancolie 15 reste, encore de nos jours, d'une grande
richesse d'analyses et de suggestions. Je pense, par exemple, à l'idée que Freud
emprunte à Nietzsche 16 qu'il cite presque textuellement sans le nommer, que les
plaintes des mélancoliques sont des accusations : « Ihre Klagen sind Ankla-
gen 17 », idée qui est féconde du point de vue clinique. Ou encore à l'idée que,
dans la mélancolie, il y a un sentiment de rabaissement du moi, lequel ne se
rencontre pas dans le deuil normal. Mais dans cet article, l'incertitude que nous
avons notée à propos du Manuscrit G quant à l'essence de la libido n'est, vingt
ans après, pas encore levée (en un sens, comme on le verra tout à l'heure, elle
s'est aggravée). En effet, Freud y parle bien de deuil, comme dans le Manuscrit
G, et ici au sens le plus courant du terme, à savoir du deuil résultant d'une perte
(mort d'un être cher, perte de situation, de fortune). Il insiste sur le fait que, alors
que l'homme endeuillé sait – ou croit savoir – ce qu'il a perdu, le mélancolique
ne le sait pas. On s'attendrait donc à ce qu'il parte de la perte, apparemment non
libidinale, contenue dans le deuil au sens courant du terme pour montrer que ce
qui caractérise la mélancolie est une perte libidinale. Or voilà qu'il déclare
d'emblée que, dans le deuil quel qu'il soit, la perte est déjà libidinale, ce qui est
une pétition de principe. C'est là qu'on se prend à déplorer qu'il n'ait pas eu à sa
disposition le concept de figure d'attachement qui lui eût permis de distinguer la
perte d'attachement de la perte d'objet libidinal, quitte à voir quelle est la dose de
chacun dans le deuil, d'une part, et dans la mélancolie, de l'autre. Qu'est-ce donc
en définitive que cette libido qui est partout et qui rend partiellement inopérante
15. Texte all. : Trauer und Melancholie, GW X, pp. 427-446 ; OCP XIII, pp. 259-278.
16. Ainsi parlait Zarathustra, III, « De la grande nostalgie », éd. bilingue, Paris, Aubier, 1962,
p. 440.
17. GW X, p. 434 ; OCP XIII, p. 267.
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b. La névrose d'angoisse.
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française) : Ueber die Berechtigung von der Neurasthenie einen bestimmten
Symptomkomplex als « Angstneurose » abzutrennen 18 ; « Du bien-fondé à séparer
de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que”névrose
d'angoisse” 19 ».
C'est l'époque où Freud professait la « théorie de la séduction », d'après
laquelle les patients souffrant de « psychonévroses » avaient été, dans leur enfance,
victimes de séduction sexuelle : si celle-ci a été désagréable, on a une hystérie, si
elle a été agréable, on a une « névrose obsessionnelle » (Zwangsneurose). À cette
théorie, Freud n'aurait pas cru pendant très longtemps : l'histoire officielle de la
psychanalyse fait état de son abandon (lettre à Fliess du 15 septembre 1897) et de
la découverte subséquente du complexe d'Œdipe (lettre du 21 du même mois).
Toutefois, l'on sait également, sans trop y insister, qu'à la même époque Freud
admettait qu'à côté des psychonévroses il y a les « névroses actuelles » et que
celles-ci auraient elles aussi des causes sexuelles, à savoir, pour la neurasthénie, la
masturbation (idée courante à l'époque), et, pour la névrose d'angoisse, des com-
portement sexuels incomplets, par exemple le coït interrompu.
Concernant la névrose d'angoisse, Freud ne se contente pas de dire qu'elle a
une cause sexuelle, mais il en décrit les symptômes comme des processus
sexuels (au sens le plus banal du terme) déformés : ainsi la crise d'asthme, qui
est un des symptômes de la névrose d'angoisse, reproduirait la respiration hale-
tante du coït. Plus généralement, les autres symptômes de cette névrose seraient
des comportements sexuels « isolés et accrus », « isoliert und gesteigert 20 ».
J'attache une importance extrême à ces deux petits mots. En effet, on peut
d'abord, globalement, suivre à partir de là et de bien d'autres indications conte-
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conduite sexuelle l'alternance contrectation/détumescence, et les lettres à Fliess
montrent que Freud avait une bonne connaissance de l'œuvre du plus célèbre
d'entre eux, Krafft-Ebing, dont la première édition de la Psychopathia sexualis
date de 1886 21.
Mais outre la connaissance que Freud pouvait avoir des concepts les plus
simples de la sexologie de l'époque, il n'est pas impossible qu'il ait pensé aussi à
l'article qu'avait publié en 1890 son condisciple et ami Christian von Ehrenfels :
Sur les qualités de forme. Cet article 22 deviendra par la suite célèbre comme étant
à l'origine de la Gestalttheorie et du structuralisme. Or, dans le texte dont nous
nous occupons, Freud traite la sexualité comme une Gestalt : si la névrose contient
des éléments de conduite sexuelle « isolés et accrus », c'est que la conduite
sexuelle est un ensemble qui fonctionne bien et que la névrose le déforme ; donc
interpréter sexuellement la névrose (et d'autres conduites qui ne sont pas forcé-
ment névrotiques), c'est pouvoir se référer à un vrai processus sexuel au sens
courant du terme, à un processus qui a un avant, une phase de montée, un
orgasme, une détente et un après. Il est intéressant de voir qu'en 1905, pour
décrire ce qu'il appelle érotisme oral, Freud notera, chez le bébé rassasié après la
tétée, « une sorte d'orgasme 23 » ; et si l'on prend la peine de lire la correspon-
dance avec Fliess, on voit que les deux amis ont échangé de curieuses observa-
tions sur la fonction anale donnant lieu, entre le 21 décembre 1897 et le 5 mars
1898, à ce que Freud appelle plaisamment des « nouvelles merdologiques »
21. Il y eut ensuite, avant la mort de l'auteur en 1902, six nouvelles éditions, chaque fois
augmentées, faisant passer le livre de 110 pages en 1886 à 420 en 1901. L'édition de 1924, refondue
et augmentée par Albrecht Moll, comptait 892 pages. C'est elle qui sera traduite en français en 1931,
avec une préface de Pierre Janet, et qui a été republiée en 1990 (Paris, Climats, 906 pages).
22. « Ueber Gestaltqualitäten », Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie, 1890,
pp. 249-292.
23. « eine Art von Orgasmus » (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, GW V, p. 80 ; OCP VI,
p. 115).
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ce qui est proprement sexuel, il y ait « autre chose », peut-être ce que Freud
appelait alors « pulsions du moi », mais où il serait bon de voir aussi l'attache-
ment.
Toutefois, cette exigence aura de la peine à se maintenir dans l'érotique freu-
dienne telle qu'elle se développera par la suite, après la rencontre avec Jung et
avec Platon (voir ci-dessous), et encore plus chez ses disciples, pour qui bien des
conduites et bien des sentiments sont qualifiés de sexuels sans qu'on y retrouve
la moindre référence à la structure de l'acte : ni succession d'une phase d'excita-
tion et d'une phase de détente, ni rythme, ni quoi que ce soit d'autre de ce genre.
De nos jours, certains psychanalystes « freudiens » n'hésitent pas à dire, par
exemple, que la pensée est, en elle-même, sexuelle, non seulement que le travail
intellectuel est parfois fortement sexualisé (ce qui est une évidence quand on
pense aux migraines qui en résultent), ou que certains discours font implicite-
ment référence à l'activité sexuelle, même si cela n'apparaît pas, mais que toute
pensée, même d'ordre logique ou mathématique, est sexuelle. Or la question est
justement de savoir où l'on peut raisonnablement s'arrêter dans la caractérisation
d'une conduite comme sexuelle et de savoir ce qu'il y a à côté.
Dans sa théorie de la névrose d'angoisse, Freud se réfère à l'acte sexuel dans
l'intégrité de sa forme dans la mesure où il parle d'éléments « isolés et accrus »
et, dans les années qui suivent, la théorie sexuelle qui sera exposée dans les
Trois essais, comporte encore beaucoup de marque de cette exigence. Mais par
la suite, c'est moins clair, et peu à peu la psychanalyse (peut-être pas Freud) en
est venue à s'autoriser une grande liberté dans la caractérisation comme sexuel
d'un peu n'importe quoi (tout cela souvent sous l'autorité de Platon). Pour
comprendre en quoi consistait cette exigence, rien de mieux que de faire parler
ses adversaires. L'un d'eux, bien oublié de nos jours, fut un certain Doumeng
Bezzola (possible inventeur de la notion de psychosynthèse), qui admirait le
Freud des Études sur l'hystérie, mais était parfaitement réfractaire à la théorie
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sexuelle des Trois essais. D'après une lettre de Jung à Abraham du 30 janvier
1908 24, il aurait traité Freud de « cochon psychologique » (psychologisches
Schwein), entendant par là que la sexualité mise par Freud à la source des
névroses serait le fonctionnement physiologique du sexe et que Freud, tel ceux
qu'on traite d'obsédés sexuels, a tort de voir cela partout. Moins injurieuse fut la
critique adressée par Pierre Janet à cette même théorie lors de sa célèbre inter-
vention au congrès de Londres de 1913 : pour lui, Freud mettrait (à tort bien
entendu) à l'origine des névroses des « aventures sexuelles » 25. De nos jours, les
psychanalystes considèrent que ce mot montre, de la part de Janet, une étonnante
incompréhension de la « vraie » pensée de Freud, lequel était, d'ailleurs, repré-
senté à ce congrès par Maeder, dont la conception de la sexualité était, de fait,
très « élargie ». Mais si on en revient à ce que Freud indiquait en 1895 comme
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pouvant signifier le sexuel, les critiques de Bezzola et de Janet, si malveillantes
soient-elles, ont le mérite d'exiger que si l'on parle de sexualité, on n'y mette
pas n'importe quoi : il ne faut pas oublier le lien avec l'acte sexuel au sens banal
du terme (c'est‑à-dire être un peu « cochon »), ni l'inscription dans une durée
limitée par un avant et un après (c'est‑à-dire une « aventure »). Cela, je crois que
Freud ne l'a jamais complètement oublié : à preuve (entre autres) le fait qu'il
n'ait jamais cessé, même dans l'article de 1926, Inhibition, symptôme et
angoisse, de traiter de l'angoisse, symptôme pour lui éminemment sexuel, dans
la perspective de la crise d'angoisse, c'est‑à-dire comme d'un processus ayant
un début, une acmé et une fin, celle-ci étant une décharge (Abfuhr) semblable à
la décharge sexuelle (ou intestinale, ou respiratoire). En cela, il se distingue
des philosophes qui, comme Heidegger ou Sartre, s'interrogent sur le sens de
l'angoisse (ouverture au monde, ou à la négation) sans se demander pourquoi la
crise d'angoisse a un commencement, une acmé et une fin. Mais il est vrai que la
référence au sexuel comme à une Gestalt, référence que l'on peut déceler dans
l'article de 1895, n'est jamais au premier plan et qu'elle paraît, par la suite, plus
difficile à percevoir. Notons pourtant que la référence à un sexuel défini à partir
de la forme de l'acte sexuel avec ce qu'elle comporte d'intermittence, référence
très présente chez le Freud du début, exige presque qu'on y ajoute autre chose,
à savoir l'attachement, alors que la dilution du sexuel en quelque chose de plus
vague et de plus englobant en voilera l'exigence.
24. Voir C. J. JUNG, Briefe I, 1906-1945, Olten - Fribourg-en-Brisgau, Walter Verlag, 4e éd. 1990,
p. 25.
25. Voir Pierre JANET, « La psycho-analyse », Rapport présenté à la section XII, « Psychiatrie », du
XVIIe Congrès international de médecine réuni à Londres au mois d'août 1913, publié in Journal de
psychologie, 11, pp. 106, 107, 111, 113, 119.
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c. L'instinct grégaire.
À preuve ce qu'il va en être en 1921 dans un texte encore plus célèbre et plus
riche que Deuil et mélancolie : Psychologie des masses et analyse du moi 26. Ce
texte se situe à un stade déjà avancé de la construction du freudisme : il fait, à
certains égards, suite à Totem et tabou, et la seconde topique (ça, moi, surmoi),
dont Au-delà du principe de plaisir avait posé quelques jalons, y est déjà en voie
de construction. Mais surtout, et c'est ce qui importe ici, Freud y est confronté à
des points de vue sociologiques ou ethnologiques extérieurs à la psychanalyse et
sur lesquels il a à se prononcer, en particulier à la notion d'instinct grégaire, qu'il
trouve chez Gustave Le Bon et chez McDougall, et qui pourrait avoir quelque
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parenté avec l'attachement. Or, il la rejette brutalement : pour lui, l'homme n'est
pas un « animal de troupeau » (Herdentier) dont la société fonctionnerait par
contagion affective et imitation directe, comme les moutons de Panurge, mais un
« animal de horde » (Hordentier), c'est‑à-dire que, suivant un schéma dérivé de
Totem et tabou, la relation entre les hommes passerait par la figure du père 27.
Certes, l'instinct grégaire de Le Bon n'est pas exactement l'attachement de
Bowlby, et, d'autre part, ce dont parle ici Freud, ce sont surtout des sociétés
organisées 28 et non des relations précoces de l'enfant avec son entourage. Mais
alors qu'il aurait pu concéder à Le Bon que, au moins dans ces relations précoces,
fonctionne un mécanisme de relation directe ressemblant un peu à l'instinct gré-
gaire (les canetons de Lorenz suivant leur mère), il s'efforce au contraire de
répercuter sur l'enfance (voir les pages consacrées à l'hypnose, à la constitution
du moi, etc.) le modèle du passage par la figure du père, c'est‑à-dire un modèle
indirect. Ainsi, bien qu'il n'ait pas vraiment à se prononcer pour ou contre la
notion d'attachement, celle-ci est presque explicitement rejetée. En cela, les théo-
riciens de l'attachement ont raison – de leur point de vue – dans leur critique
« négative », mais il n'est pas sans intérêt de chercher (dans une perspective qui se
voudrait « positive ») comment Freud, chez qui on sentait (bien que cachée) une
certaine présence de l'attachement, en est venu là : c'est ici qu'on pourrait peut-
être parler de dérive platonicienne.
26. OCP XVI, p. 1-8 ; texte all. : Massenpsychologie und Ichanalyse (GW XIII, pp. 73-161).
27. GW XIII, p. 136 ; OCP XVI, p. 60.
28. Voir le titre du chapitre V, « Deux masses artificielles : Église et armée » (GW XIII, p. 101 ;
OCP XVI, p. 31).
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Freud avait bien vu que, dans la mesure où sa notion de libido n'était plus
tellement « cochone » (comme le lui reprochait Bezzola), ni « aventureuse » (sui-
vant la caricature de Janet), dans la mesure où elle oubliait de plus en plus
l'activité sexuelle au sens courant du terme, elle devenait disponible pour quali-
fier toutes sortes de comportements, y compris « la pensée » en général, comme
le prétendront certains de ses disciples actuels. Il voyait bien qu'il y avait là un
danger. Alors qu'en 1913 il acceptait encore que la psychanalyse fût représentée
au congrès de Londres par le (plus ou moins) jungien Maeder, il comprit vite où
l'aurait entraîné Jung : « C'est Jung, et non pas moi, écrira-il en 1920 à Claparède,
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qui conçoit la libido comme signifiant la même chose que la force de pulsion de
toutes les activités animiques 29… » Mais faute de maintenir l'exigence, lisible
dans l'article de 1895, d'une conception structurale (gestaltiste) de la libido, il
glissa malgré tout vers une notion plus vague, plus junguienne, et cela, si étrange
que cela paraisse, en même temps qu'il se rapprochait de Platon.
Comme tout bon élève de grec d'un lycée autrichien du XIXe siècle, Freud avait
beaucoup entendu parler de Platon, mais il est fort improbable qu'il ait lu attenti-
vement tous les dialogues. Peut-être connaissait-il, directement ou indirectement,
le mythe aristophanesque des hommes primitifs ainsi que le discours de Diotime
dans le Banquet, mais sans plus. D'autre part, s'il avait, comme tout Allemand ou
tout Autrichien cultivé du XIXe siècle, une idée, à la fois positive (Goethe) et
négative (Nietzsche), du platonisme comme de cet héritage qui, à travers le
christianisme, avait imprégné la culture occidentale, cela aussi devait être très
général. Mais ensuite, son attention a peut-être été à nouveau attirée sur Platon
par l'article d'Alfred von Winterstein « Remarques psychanalytiques pour l'his-
toire de la Philosophie 30 » qui soumet l'ensemble de la philosophie occidentale,
censée être globalement un idéalisme d'inspiration platonicienne, à une critique
sévère à partir de la psychanalyse (il lie, par exemple, pp. 185-186, la recherche
métaphysique au voyeurisme sexuel). Von Winterstein pratique déjà cette sorte
de nietzschéo-freudisme 31 qui sera à la mode en France autour de 1960 et met
ainsi Freud en position d'antiplatonicien, de « démystificateur » (comme on dira
un demi-siècle plus tard) des illusions de la philosophie, censées dériver toutes
plus ou moins de la métaphysique platonicienne.
Mais voilà que, deux ans après, un certain Max Nachmansohn publie dans
l'Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse 32 un article qui compare
la théorie freudienne de la libido à la conception de l'Éros chez Platon (« Freuds
Libidotheorie verglichen mit der Eroslehre Platos ») et souligne les analogies
entre les deux : pour Nachmansohn, au contraire de von Winterstein, loin de
détruire la métaphysique platonicienne, le freudisme rejoint Platon quand il s'agit
de la sexualité et de l'amour, et cela essentiellement par le biais de la sublimation.
Voilà donc Platon et Freud réconciliés. Quelques années plus tard, le pasteur
Oscar Pfister va encore plus loin en présentant « Platon comme précurseur de la
psychanalyse » : tel est le titre de son article de 1921 : « Plato als Vorläufer der
Psychoanalyse, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse 33 ». Cet article, qui
voudrait compléter celui de Nachmansohn mais n'en a pas les qualités, insiste sur
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le caractère libérateur (die Erlösungstendenz) de l'Éros platonicien. Désormais,
Freud n'est plus seulement un partenaire de Platon, mais son héritier. Et cela,
Freud semble l'accepter. En effet, bien qu'il soit délicat d'interpréter un auteur à
partir de la représentation qu'en ont eue ses lecteurs, on peut penser que ces
années 1913-1921 correspondent assez bien à un glissement de Freud vers une
conception « platonicienne » de la libido comme sexualité « élargie », s'étendant,
comme chez Platon (voir le Banquet) du comportement sexuel au sens banal du
terme jusqu'à la contemplation de la beauté, l'écriture de livres, la création de
lois, etc. Dès lors, la référence à la « forme » du comportement sexuel, avec ses
phases d'excitation et de détente, de contrectation et de relâchement, est un peu
oubliée : l'envahissement, sous le patronage de Platon, du champ psychologique
par la libido entendue au sens large ne laisse plus de place pour l'attachement
Les allusions à Platon dans l'œuvre de Freud après 1915 ne sont pas très
nombreuses, mais montrent un intérêt accru pour ce philosophe. Par exemple,
en 1920, dans Au-delà du principe de plaisir 34, évoquant la théorie « aristopha-
nesque » de la genèse de l'amour à partir de l'homme primitif, qu'il connaissait
probablement depuis longtemps, il prend la peine de citer plusieurs passages de
Banquet (189d-191d) et de mettre une longue note érudite où il est entre autres
choses question des Upanishades.
Mais il y a de très nombreux autres textes des années 1915-1939 qui, sans
toujours nommer Platon, élargissent, dans un esprit que Freud croit peut-être
platonicien, le champ d'Éros et de la libido, désormais considérés comme syno-
nymes, au point de ne plus laisser de place pour aucun autre concept qui lui soit
apparenté.
Ainsi, en 1921, dans l'article déjà cité Psychologie des masses et analyse du
moi 35, un long passage, insistant sur l'« élargissement » du champ de la libido,
dit que celle-ci couvre la totalité des sens du mot allemand lieben (aimer), y
compris celui de l'agapè du chapitre 13 de la première épître aux Corinthiens.
Quelques années plus tard (1929), à la fin du Malaise dans la culture 36, on
trouve un appel à l'« Éros éternel » comme seul capable – à la différence du
Logos, pourtant invoqué dans L'Avenir d'une illusion – de faire que l'humanité
échappe au malaise résultant du sentiment de culpabilité.
Enfin, Freud ne cesse de répéter que les pulsions fondamentales sont seule-
ment au nombre de deux : pulsion de vie ou Éros et pulsion de mort 37. Or
c'est bien dans la ligne d'un certain platonisme qu'Éros devient, chez Freud,
synonyme de pulsion de vie, platonisme en partie responsable du fait qu'il
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n'ait pas inventé, avant les spécialistes de psychologie animale et avant les
psychanalystes britanniques, la notion d'attachement alors que parfois il semble
implicitement s'y référer. Mais ce platonisme est-il fidèle à Platon ?
3. PLATON ET L'ATTACHEMENT
On sait depuis longtemps que le platonisme, qui est un des grands courants de
la culture occidentale, n'est pas toujours fidèle au contenu divers et multiple de
l'œuvre de Platon. Voici, présentées brutalement, quelques-unes des thèses
qu'on pourrait lui opposer et qui autoriseraient une interprétation de Platon fai-
sant une place plus large au concept d'attachement.
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orateurs (d'ailleurs, fût-ce au risque d'entrer en contradiction sur ce point avec
le platonisme traditionnel, bien des auteurs ont pensé que le mythe aristophanes-
que des hommes coupés en deux – voir ci-dessus – était une thèse de Platon lui-
même).
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tè philia dia ton erôta τῇ φιλίᾳ διὰ τὸν ἔρωτα (179c 2). Le traducteur de la
collection Budé, qui n'est pas, que je sache, psychanalyste, emploie le mot « atta-
chement », et il a raison, car cette expression – qui est sans prétention car elle se
trouve au début du dialogue, à un moment où l'on n'a pas encore approfondi la
question et appartient à la langue de tous les jours, dit bien à la fois que l'attache-
ment n'est pas la même chose qu'Éros, mais qu'ils ont des rapports. Et de fait,
même pour ceux des psychanalystes qui, de nos jours, ont recours au concept
d'attachement, de même qu'il y a beaucoup de la feuille dans la fleur et un peu de
fleur dans la feuille, il y a beaucoup d'attachement dans tout Eros (sexualité,
amour) – ce que ne voit pas Freud –, mais aussi un peu de sexualité dans tout
attachement (c'est cela qui l'excuse). De plus, ces cinq mots de Platon semblent
avoir le mérite de nous dire de façon précise quels sont les mots grecs – philia
d'un côté, éros de l'autre – désignant clairement les deux choses. Hélas, ce n'est
pas aussi simple, car au flou conceptuel s'ajoute une incertitude de vocabulaire :
là où l'on s'attendrait à trouver philia on trouve parfois, par exemple chez Empé-
docle, le mot philotès, il arrive également que, chez Platon et ailleurs, on trouve
éros là où l'on attendrait philia et inversement, ce qui est assez déconcertant. Il
semble même que, chez Hésiode, le mot éros désigne quelque chose comme
l'attachement avant de désigner la sexualité. Mais il y a aussi d'autres mots qui
sont, au contraire, très éclairants : par exemple dans l'Antigone de Sophocle. On
lit souvent cette tragédie (à laquelle, assez bizarrement, Freud, qui aimait Œdipe
roi, ne se réfère jamais) comme opposant à la loi de la cité, représentée par Créon,
les lois divines supérieures, qui ordonnent en particulier d'enterrer les morts.
Mais c'est d'abord un conflit entre les lois de la famille, les lois de la cité et Éros.
Prenons le vers 523, un des plus célèbres de la littérature grecque : Outoi sunech-
tein alla sumphilein ephun (Οὔτοι συνέχθειν, ἀλλὰ συμφιλεῖν ἔφυν). Budé tra-
duit : « Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent ». En fait, il signifie,
dans sa première partie, non le refus de partager la haine en général mais le refus
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de participer à l'hostilité entre les cités, et dans sa deuxième non pas l'amour en
général mais la philia, c'est‑à-dire l'attachement familial. C'est d'ailleurs ce que
comprend fort bien Créon qui lui répond (vers 524-525) : Katô nun enthous' ei
philéteon, philei/Keinou (Κάτω νυν ἐλθοῦσ', εἰ φιλητέον, φίλει/Κείνους). La tra-
duction Budé dit : « Eh bien donc, s'il te faut aimer, va-t‑en sous terre aimer les
morts. » Mais en ajoutant le mot « morts », qui n'est pas dans le texte, elle laisse
échapper l'essentiel. Il faut comprendre : « Eh bien si tu veux aimer [au sens
familial], va-t‑en sous terre aimer ces gens-là [c'est‑à-dire les gens de ta
famille]. » Certes, ils sont morts, mais elle ne les aime pas en tant que morts mais
en tant que représentant la philia familiale contre les dissensions intérieures à la
cité. D'ailleurs, cette philia familiale, ce que nous interprétons nous comme
attachement, était désignée, dès le premier vers de la pièce par l'adjectif koinos
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(commun) qui, dans la bouche d'Antigone, caractérise ce qui la lie à sa sœur
Ismène : O koinon autadelphon Isménès kara (Ὧ κοινὸν αὐτάδελφον Ἱσμήνης
κάρα). Ici, le traducteur de la collection Budé (Mazon) a une formule très belle :
« Tu es mon sang, ma sœur, Ismène ma chérie », mais il faut voir aussi que ce
terme (koinos, traduit par « mon sang ») a une valeur « technique ».
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une vraie pulsion de mort, soit quatre principes, Freud n'en retient que deux
dont la rigueur « scientifique » est douteuse. De plus, là où il croit s'inspirer de
maîtres anciens, Platon et Empédocle, les auteurs qu'il suit semblent plutôt être,
pour Éros, Goethe et, pour la pulsion de mort, peut-être Rilke. Quant à savoir
comment la culture occidentale, en particulier la culture allemande, en est arri-
vée là, c'est une question qui n'est pas étrangère à l'extension de la notion
d'attachement, en particulier à son rôle possible dans une autre forme
d'« amour », l'agapè chrétienne.
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courante, correspond à ce que nous appelons « amitié ». On vient de voir com-
ment le recours à la notion d'attachement permettrait de jeter un peu de lumière
sur les différences entre tous ces sentiments et de mieux comprendre certains
grands textes classiques, à commencer par le Banquet.
Or, voilà que, de cet ensemble un peu confus par lequel les Grecs désignent
l'amour, l'amitié, la piété familiale, le sexe, semblent, avec le christianisme,
surgir brusquement (mais nous verrons que ce n'est pas aussi brusque qu'il nous
paraît) une idée et un mot : l'idée serait l'amour de Dieu pour les hommes et le
mot serait agapè. « Dieu est amour » (ὁ θεὸς ἀγάπη ἐστίν), dit brutalement la
première épître de Jean (4, 16), texte écrit probablement vers 100 après J.-C. et
exprimant en trois mots une doctrine chrétienne plus ou moins présente dans le
reste du Nouveau Testament et en particulier dans les autres écrits johanniques
(par exemple dans le quatrième évangile), lesquels datent de la même époque. Vu
de loin, cela paraît très nouveau. En effet, si la philosophie grecque classique
admet sans difficulté que l'homme puisse aimer quelque chose comme « dieu »,
par exemple, chez Platon, le Bien ou le Beau (c'est ce que nous avons vu dans le
discours de Diotime dans le Banquet), et même que cet amour pour « Dieu »
puisse être le fait de l'ensemble du monde (c'est le fameux κινεῖ ὡς ἐρώμενον =
kinei hôs eromenon d'Aristote, Métaphysique, XII 1072 b 3), il s'agit toujours
d'Erôs et le lien entre cet amour de l'homme pour Dieu et le désir sexuel est
évident. Mais comment concevoir ce Dieu chrétien qui est censé avoir, lui, de
l'amour pour l'homme, et quel amour ? Si, comme le dit Diotime (Banquet,
202 d), erôs est désir et manque, Dieu ne peut aimer érotiquement, car il lui
manquerait quelque chose et il ne serait pas Dieu. Bien des siècles plus tard,
Spinoza dira sous une forme polémique : « Qui Deum amat, conari non potest ut
Deus ipsum contra amet 43 ». Avant lui, saint Thomas avait dû, avant de proposer
une solution, prendre en considération l'objection : « Videtur quod amor non sit
in Deo 44 ».
Comment en sortir ? On pourrait être tenté de dire tout simplement que, pour
le christianisme, l'amour de Dieu pour l'homme et, par voie de conséquence,
l'amour de l'homme pour Dieu et pour le prochain sont une agapè qui n'a rien à
voir avec erôs. Et de fait, à l'époque classique, le mot agapè n'existait pas :
Homère et Platon emploient le verbe agapaô mais non le substantif agapè.
D'où les tentatives pour donner à celle-ci un sens qui n'aurait rien d'érotique :
par exemple, chez saint Thomas lui-même 45, la volonté de faire du bien à
l'homme, solution qui sera radicalisée dans le luthéranisme et dans le kantisme.
Mais elle a bien des inconvénients : d'abord en quoi consiste ce « bien » dont les
Anciens, s'interrogeant sur la notion platonicienne, soulignaient déjà le caractère
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énigmatique ? Ensuite, comment attribuer à Dieu quelque chose comme la
« volonté », notion que les psychologues ont tant de peine à définir (Spinoza
parlera de la volonté de Dieu comme d'un « asile de l'ignorance ») ? Enfin et
surtout, à quoi bon parler d'amour (de Dieu) si, à la différence d'Éros, cela ne
correspond chez l'homme à aucune expérience vécue ? C'est pourquoi,
d'ailleurs, dans toute la tradition catholique, par exemple chez saint Augustin,
mais aussi chez saint Thomas lui-même, et jusque dans les écrits de l'avant-
dernier pape, sera maintenue une certaine participation d'Éros à l'amour de
Dieu pour les hommes. C'est évident chez saint Augustin (même si aucun des
mots latins qu'il emploie ne correspond exactement au mot grec erôs) : que l'on
songe par exemple au poème à la fois platonicien et nostalgique « Sero te
amavi, Pulchritudo… » des Confessions 46 et au texte qui conclut la méditation
sur le temps 47 : « Je me suis éparpillé dans le temps […] jusqu'au jour où je
m'écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour : purgatus et liquidus
igne amoris tui. » Et si, faute de culture grecque, Augustin ne parle pas d'Erôs,
Benoit XVI, lui, instruit à la fois par la philosophie grecque et par la théologie
classique, n'hésitait pas à évoquer « l'erôs de Dieu pour l'homme 48 » affrontant
ainsi, afin de maintenir un lien entre l'agapè et une expérience vécue, l'absurdité
d'un Dieu qui serait manque. Or comme beaucoup de nos contemporains,
fidèles à Freud, pensent que la seule forme d'amour ou d'affection qui ait fait
l'objet d'une élaboration « scientifique », c'est la sexualité, ou éros, ou pulsion
de vie, ils veulent à tout prix y rattacher l'agapè pour que celle-ci ait un sens
« scientifique ».
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miens et les projeter en Dieu suppose une gymnastique discutable, mais il en est
de même lorsqu'il s'agit d'erôs avec, en plus, des difficultés psychologiques
difficilement surmontables.
D'ailleurs la langue elle-même n'est pas sans plaider en ce sens.
En effet, contrairement à l'idée fort répandue dont nous avons fait état plus
haut, le mot agapè, qu'emploient les auteurs du Nouveau Testament, n'est, à
cette époque, ni nouveau ni absolument spécifique. Certes, on ne le rencontrait ni
chez Platon, ni chez Aristote, mais il était apparu par la suite assez vite, et au
Ier siècle avant Jésus-Christ la Bible grecque des Septante en faisait un usage
courant, nullement limité à l'amour de Dieu pour l'homme. Dans sa traduction
du Cantique des cantiques, texte qui, par son sujet, est à cet égard très instructif,
agapè désigne toutes sortes d'affections, dont certaines sont franchement éro-
tiques, voire sexuelles, et l'on retrouve un peu ici le flou qui, dans les textes
classiques, affecte les limites entre erôs, philia, philotès, etc. Si on a tendance à
l'oublier, c'est que, plus tard, les Pères de l'Église s'efforceront de donner une
interprétation symbolique « spirituelle » de l'ensemble du texte et à en oublier le
sens obvie. Soit, par exemple, la phrase de Cantique, 5, 4 (ἀδελφιδός μου ἀπέσ-
τειλεν χεῖρα αὐτοῦ ἀπὸ τῆς ὀπῆς/Καὶ ἡ κοιλία μου ἐθροήθη ἐπ'αὐτόν). Aujour-
d'hui, la Bible de Jérusalem en rend correctement le sens sexuel : « Mon bien-
aimé a passé la main par la fente et pour lui mes entrailles ont frémi. » Mais
auparavant la pudibonderie des traducteurs avait donné des résultats comiques,
par exemple : « Mon bien-aimé a passé la main par le trou de la serrure, et mes
entrailles se sont émues sur lui 49. » Mais déjà la Vulgate était équivoque (« Dilec-
tus meus misit manum suam per foramen »), et le pieux contresens (Riegelloch)
est aussi dans la traduction de Luther. Certes, on peut à la fois voir le sens sexuel
du texte et en donner une interprétation symbolique. Grégoire de Nysse, pour qui
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l'agapè chrétienne 51 ! comme si l'agapè n'évoquait qu'une passion « faible »,
seul erôs pouvant prendre une forme « violente ». Comme si le modèle normal
d'intelligibilité de l'agapè était l'attachement – lequel n'engendre pas des senti-
ments violents et ne fait souffrir que lorsqu'on en est privé (mélancolie, dépres-
sion) – et que, lorsqu'on pense à un amour divin violent, on était obligé de passer
dans le registre d'erôs. Mais d'un autre côté, dans un autre passage du Cantique
(5, 8), que commente également Grégoire de Nysse (Ct. 5, 8) et où il s'agit
vraiment de passion érotique (« je suis blessée d'amour »), la Septante parle
d'agapè : τετρωμένη ἀγάπης ! Pourtant il est évident que malgré ces incertitudes,
d'une manière générale, lorsque les chrétiens ont voulu parler d'un amour divin
supérieur à toute expérience humaine, ils l'ont plutôt fait à partir de ce qu'évo-
quait le mot agapè dans la vie courante. À preuve : quand il s'est agi de choisir
un mot latin, ils ont retenu caritas. Or même si, de nos jours encore, quand on
parle latin (comme le pape), on emploie caritas pour désigner un « amour » qui,
puisqu'il est de Dieu, n'aurait en principe rien à voir avec les pulsions sexuelles
ni avec aucune autre pulsion naturelle, ce mot appartient au vocabulaire latin le
plus classique. Dans le De amicitia, Cicéron dit :
Vérité qu'on peut constater même chez certains animaux, chez qui l'amour qu'ils
portent à leurs petits et l'amour qu'ils reçoivent d'eux [quae ex se natos ita amant ad
quoddam tempus et ab eis ita amantur], révèlent facilement les sentiments qu'ils
éprouvent. Chez l'homme, c'est bien plus net encore : d'abord dans l'attachement qui
lie enfants et parents [ea caritate, quae est inter natos et parentes] 52…
50. Voir GRÉGOIRE DE NYSSE, Le Cantique des cantiques, tr. fr. Bouchet, Paris, éd. Migne, 17 rue
d'Alembert, 1992, pp. 232-236.
51. Voir par exemple ibidem, p. 262.
52. VIII, 27 (les caractères en gras sont de moi, Y. B.).
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En latin classique, caritas désigne à la fois, comme ici, ce qui est « cher » senti-
mentalement, mais aussi ce qui est « cher » pécuniairement 53. Notons en outre
que le traducteur de Cicéron que je viens de citer 54, qui ne songe probablement
pas à quelque concept psychanalytique, emploie tout de même spontanément le
mot « attachement » pour traduire caritas. Il est clair que les auteurs du Nouveau
Testament, avec agapè, et leurs traducteurs avec caritas, ne sont nullement
opposés au fait que, pour avoir une idée de cet amour de Dieu en principe
irréductible à aucun sentiment humain, il faille avoir recours à l'un d'eux. Donc,
puisque l'investigation psychologique et psychanalytique a conduit à l'élabora-
tion du concept « scientifique » d'attachement, il est légitime de l'employer pour
interpréter la notion théologique d'agapè, au moins aussi légitime, en tout cas,
que d'utiliser, comme on ne cesse de le faire en France depuis plus d'un demi-
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siècle, les notions psychanalytiques freudo-lacaniennes en littérature, en philoso-
phie et en théologie.
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« élargi », d'où la seule leçon à tirer est que les hommes ne prennent pas toujours au
sérieux leurs grands penseurs 56.
Et Freud de citer en note, mais sans donner la référence exacte ni le texte grec
(I Cor. 13, 1) : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je
n'ai pas la charité [Liebe dans le texte allemand ; ἀγάπην δὲ μὴ ἔχω 57], je suis
un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit ».
Est-ce de sa part un contresens ? Au vu des exigences universitaires, c'est
certain : on n'a pas le droit d'ignorer que la question des rapports d'erôs et
d'agapè est un des grands problèmes de la civilisation occidentale et si l'on veut
affirmer que c'est la même chose, on ne peut le faire sans évoquer ces contro-
verses. Mais de plus, outre que cette assimilation est, comme on l'a vu, un de ces
biais indirects par lesquels est barré l'accès à la notion d'attachement, elle com-
porte une valorisation d'Éros qui mérite de retenir l'attention du point de vue plus
général de la place de ce dernier dans la culture occidentale moderne.
Chez Freud, la sexualité dont il était question à l'époque des Études sur l'hys-
térie (1895) et des Trois essais (1905) n'était pas l'objet d'un jugement de valeur
et encore moins d'une valorisation : il s'agissait d'une pulsion dont les vicissi-
tudes intervenaient, pour le meilleur et pour le pire, dans la genèse des névroses.
Que le plaisir sexuel soit bon, c'est certainement ce que pensait Freud, mais un
peu de la même manière que les autres plaisirs de la vie. Ici au contraire, dans ce
passage de Psychologie des masses et analyse du moi, Éros et la libido (qui sont
censés ne faire qu'un) apparaissent comme un des grands axes de la vie humaine :
c'est la Vie, pulsion de vie, seul recours contre les forces de mort. De même,
neuf ans après, réfléchissant sur cette culpabilité qui serait à la base du « malaise
dans la culture », Freud invoquera « l'Éros éternel » comme seul recours contre
les forces de mort 58. Et ce finale de l'article est d'autant plus remarquable que,
trois ans auparavant, Freud semblait faire confiance à l'intelligence humaine,
« notre Dieu Λόγος », qui, bien que n'étant pas « vraiment tout-puissant », dit-il
ironiquement 59, pourrait, par le progrès scientifique, apporter un peu de bonheur
à l'humanité. En 1930, Freud paraît plus pessimiste quant aux possibilités de la
science : il évoque même le danger, pour les hommes « de s'exterminer les uns
les autres jusqu'au dernier 60 » (pourtant, la bombe atomique n'existait pas
encore). En revanche, il met toute sa confiance dans Éros. Mais, cette « divinisa-
tion » d'Éros (« l'éternel Éros ») ne date pas de 1930. Elle était déjà implicitement
présente dans notre texte de Psychologie des masses et analyse du moi. On en
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trouverait même une trace dès 1915 dans un petit texte intitulé Vergänglichkeit 61
et traduit en français sous le titre Passagèreté 62 : devant l'humeur mélancolique
qu'engendrent, chez son interlocuteur fictif, un jeune poète (peut-être Rainer
Maria Rilke), les ravages de la guerre, Freud rappelle que tout deuil se guérit
quand la libido redevient libre de s'attacher à de nouveaux objets comme si,
devant le malheur du monde, cette libido, que Freud, à cette époque-là, com-
mence juste à identifier à l'Éros platonicien et qu'il n'appelle pas encore pulsion
de vie, était déjà un recours ultime, « l'éternel Éros » du Malaise dans la culture.
Pourquoi parler de « divinisation » ? Freud, qui se disait athée et croyait parler
au nom de « la science », aurait récusé cette prise à la lettre de certaines de ses
expressions. Mais la culture occidentale du XIXe siècle, elle aussi largement athée
et scientiste, a fait à Éros une place telle que, étant donné le vide qui l'entoure,
on peut y voir, de façon métaphorique certes, une sorte de « dieu ». Ce n'est pas
par hasard que le texte Passagèreté a paru dans un ouvrage collectif édité par
l'Association Goethe de Berlin. Son titre allemand, Vergänglichkeit, est repris
du début du tout dernier paragraphe de Faust (« Alles Vergängliche/Ist nur ein
Gleichnis », « tout ce qui passe/n'est qu'un symbole »), car Goethe fut certaine-
ment un des représentants les plus éminents de cette « divinisation » d'Éros.
Rappelons par exemple le vers 8479 de la même pièce : « So herrsche denn Eros,
der alles begonnen », « Qu'ainsi donc règne Éros, source de toute chose ».
Mais plus intéressante encore – quoique plus difficile – serait la mise au jour
du processus culturel par lequel, dans un monde en voie de déchristianisation,
erôs profite de la « divinité » (très réelle, elle, selon les théologiens chrétiens)
58. Voir Le Malaise dans la culture (GW XIV, p. 506 ; OCP XVIII, p. 333).
59. Voir L'Avenir d'une illusion (1927) [GW XIV, p. 378 ; OCP XVIII, p. 196].
60. Le Malaise dans la culture, loc. cit.
61. GW X, pp. 358-361.
62. OCP, XIII, pp. 321-324.
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d'agapè pour conquérir une place « divine » qu'il n'avait jamais eue dans l'Anti-
quité. En effet si, dans le panthéon mythologique d'Hésiode, Éros est « le plus
beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la
poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vou-
loir 63 », il n'occupe, dans la théologie philosophique de Platon et d'Aristote,
qu'une place de second ordre. Dans le Banquet (201e-202e), Diotime, en fait,
dans son panthéon mythologique à elle, un « intermédiaire », quelque chose qui
se trouve « entre » (ti metaxu, 202a 2), plus précisément un daïmôn (202d 10).
Éros ne « règne » pas, il est subordonné aux grands dieux et si, en ce qui concerne
Platon lui-même (et non son personnage Diotime), on peut parler de mono-
théisme (l'idée du Bien ?), Éros n'est pas Dieu, mais une voie conduisant à Lui
(le Beau, le Bien, le Vrai). Il en sera a fortiori de même dans la théologie
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chrétienne d'inspiration platonicienne, par exemple chez Augustin, car pour elle
ce qui est vraiment Dieu, ce n'est pas erôs, c'est agapè. Mais assez paradoxale-
ment lorsque, avec la philosophie des Lumières, la figure du Dieu chrétien
s'estompe dans la culture occidentale, la place prépondérante que donnait à
agapè son caractère divin va bénéficier à erôs. L'athéisme ou l'incroyance de
cette culture voudraient bien se passer du Dieu défini par les attributs classiques
de perfection, d'infinité et de toute-puissance, mais ils aimeraient en conserver
quelque chose qui soit de l'ordre de l'amour. Et ce qu'on en retient, ce n'est plus
agapè, c'est erôs, qui occupe ainsi toute la place restée libre. D'où ce processus
d'érotisation généralisée que le Freud du Malaise dans la culture emprunte pro-
bablement à Goethe. On pourrait ajouter que cette érotisation de la culture occi-
dentale a quelque chose de féminin, comme le donnent à penser les vers 12109-
12110 par lesquels s'achèvent à la fois le paragraphe de Faust évoqué tout à
l'heure et la pièce elle-même : « Das Ewig-Weibliche/ Zieht uns hinan », « L'éter-
nel féminin/Nous attire vers En-Haut ». Ou encore, chez Freud, le finale de
l'article de 1913 Le Motif du choix des coffrets, où, à propos de la Cordélia du
Roi Lear, il évoque « les trois relations à la femme que l'homme ne saurait éviter :
la génitrice, la compagne et la corruptrice. Ou bien les trois formes que l'image
de la mère revêt successivement pour lui au cours de la vie : la mère elle-même,
la bien-aimée qu'il a choisie à l'image de celle-ci et, en dernier, la Terre-mère qui
l'accueille de nouveau 64 ». Mais nous sommes ici, avec celle que Freud appelle
« la silencieuse déesse de la mort 65 », au-delà de la « divinisation » d'Éros ; une
limite a été franchie, limite qu'on peut envisager dans la perspective de la situa-
tion actuelle.
63. Théogonie, tr. fr. Mazon, Les Belles Lettres, « Collection Budé », v. 120-122.
64. GW X, p. 37 ; OCP XII, p. 65.
65. Idem.
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Mais il y a aussi des voix discordantes. À mesure que se développent des
théories psychanalytiques plus ou moins fidèles à Freud et que, par-delà la confu-
sion un peu facile des deux notions, la réflexion philosophique et morale reprend
le problème classique erôs/agapè, il devient difficile de maintenir tel quel ce
panérotisme optimiste. Cette difficulté, on pourrait déjà la lire dans un texte qui
est bien antérieur à l'article de Freud de 1921, antérieur même à l'époque où ce
dernier a commencé à être séduit par l'Éros platonicien, puisqu'il date d'avant la
fin du XIXe siècle. C'est l'aphorisme connu du § 168 de Par-delà le bien et le
mal : « Le christianisme a donné du poison à boire à Éros ; celui-ci n'en est pas
mort, mais il a dégénéré, il est devenu un vice » (« Das Christentum gab dem
Eros Gift zu trinken : – er starb nicht daran, aber entartete, zum Laster »). On
peut, certes, ne voir là, de la part de Nietzsche, qu'une protestation contre la
répression sexuelle prétendument inhérente à la morale chrétienne. Mais on peut
aussi y déceler une mise en accusation de l'agapè comme telle : l'amour chrétien
ne serait pas responsable des malheurs d'Éros indirectement, par suite du jeu
maladroit d'une morale qui, croyant travailler au bien de l'homme, en réprime
une partie, mais au contraire directement, par son caractère de poison. Là où la
théologie rigoureuse de Luther voit l'unique source de salut, Nietzsche verrait
l'origine du malheur. C'est l'agapè elle-même qui serait le vice, un peu au même
sens où un film récent met dans la bouche de Hitler la phrase « Das Mitleid ist die
Ursünde ».
D'où les formes que prennent parfois de nos jours les rapports du christia-
nisme et de la psychanalyse, par exemple dans le lacanisme. Les auditeurs de
Lacan autour de 1960 se demandaient s'il était, comme Freud, athée, la notion de
Nom-du-Père étant volontairement employée de manière caricaturale, ou si, au
contraire, l'augustinisme et le claudélisme que l'on sentait dans ses propos
n'étaient pas une ouverture vers le christianisme. Depuis lors, le débat laca-
nisme/christianisme s'est développé dans les deux sens. Les adversaires du laca-
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situation évolua. Marc-François s'est dit que certains aspects du lacanisme pour-
raient être utilisés au profit du christianisme et l'on trouve sous sa plume un jeu
bizarre sur « jouis/ j'ouïe/joue, oui 68 » dans l'évangile de Luc (qui pourtant
écrivait en grec !) ou encore une interprétation « lacanienne » de la distinction
augustinienne uti/frui dans le sens d'une assez banale philosophie de la ren-
contre 69.
Mais à côté de cette utilisation plus ou moins chrétienne du lacanisme, qui
reste en un sens fidèle au panérotisme optimiste dont il a été question ci-dessus,
se développent des lectures qui lient Lacan à la condamnation nietzschéenne de
l'agapè. Ainsi celle de Lucrèce Luciani-Zidane qui invite, à partir d'une étude
très érudite de l'acédie, à « renverser un athéisme confortable et convenu, finale-
ment aussi endormi que la religion qu'il prétend balayer et aux antipodes de
celui que, psychanalytiquement, Lacan nous apporte et nous tend 70 ». Mais en
quoi l'étude de l'acédie, cette maladie des moines du désert depuis longtemps
dénoncée par les théologiens et qu'on a quelque peine à rattacher à la dépression
ou à la mélancolie, justifie-t‑elle un athéisme « dur », sinon parce qu'elle mani-
festerait plus que toute autre le caractère vicieux de l'agapè elle-même ? Au
panérotisme optimiste que l'on peut lire dans Le Malaise dans la culture on
pourrait ainsi opposer la découverte d'un « malaise dans l'érotisation », dont le
responsable serait l'agapè, et derrière l'agapè se cacherait, pour ces psychana-
lystes lacaniens, la pulsion de mort.
66. Voir sur ce point Daniel WILDLÖCHER, Comment on devient psychanalyste… et comment on le
reste, op. cit., pp. 204-206.
67. Paris, Albin Michel, 2010.
68. Ibidem, p. 153.
69. Ibidem, p. 170.
70. L'Acédie. Le vice de forme du christianisme. De saint Paul à Lacan, Paris, Éditions du Cerf,
2009, p. 322.
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les contraintes de la vie, conflits qui sont dans chaque cas à analyser, plutôt que
de s'en tenir à l'opposition brutale et quasi métaphysique d'un erôs romantique à
la Goethe et d'une pulsion de mort mal distinguée de l'agressivité. Ainsi l'éclai-
rage qu'apporte la notion d'attachement permettrait peut-être à la théologie – à la
fois à la théologie croyante et à la théologie « athée » – de mieux situer cette
agapè divine qui est une des notions fondamentales de la culture chrétienne des
deux mille dernières années.
71. Voir Pascal CHABOT, Global Burn-Out, Paris, Puf, « Perspectives critiques », 2013, p. 31.
72. Le livre de Takeo Doi, Amae no kôjô (1981) a été traduit sous le titre Le Jeu de l'indulgence
(Paris, L'Asiathèque-Le Sycomore, 1982).
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tance dans l'ascèse chrétienne traditionnelle et dans l'ascèse bouddhiste. Or le
poids de cette tradition est, chez nous, un véritable obstacle à la compréhension
du concept d'attachement. En effet, on ne s'y contente pas de constater des faits
de détachement (après une rupture, un divorce, un changement de profession ou
de résidence, on se détache et – au moins dans les meilleurs cas – on se rattache),
mais on fait du détachement une sorte d'idéal laïc (individualisme) ou religieux
(renonciation aux biens de ce monde) qui empêche de comprendre le processus
par lequel les détachements peuvent, dans les meilleurs cas thérapeutiques, être
suivis d'une réappropriation des figures d'attachement. Le détachement devient
ainsi une sorte de fin en soi que le vulgaire appelle indépendance et que les
mystiques divinisent, justifiant ainsi les spéculations de la théologie négative.
Ainsi risque de se perdre la fécondité du concept d'attachement, pourtant effec-
tive aux niveaux les plus humbles, par exemple chez certains animaux : Hulk, ce
gentil boxer dont Claude Béata 75 raconte l'histoire, est très affectueux dans la
routine de la vie quotidienne, mais dès qu'intervient un changement il devient
anxieux, se déchaîne, détruit tout, au point que sa maîtresse, que justement il
adore, et qui d'ailleurs l'adore, songe à se débarrasser de lui. Heureusement, le
vétérinaire psychologue et psychiatre diagnostique une « anxiété de déritualisa-
tion avec hyper attachement secondaire ». En d'autres termes : trop crispé et mal
crispé sur ses premiers attachements, Hulk a de la peine à s'en détacher et à se
rattacher ailleurs, ce qu'il ferait s'il avait à leur égard une attitude plus souple et
s'il disposait plus librement de ses figures d'attachement. Mais le praticien, qui
73. Voir, par exemple, dans le Dictionnaire international de la psychanalyse d'Alain de Mijolla
(Paris, Calmann-Lévy, 2002, t. I), pp. 60-61, l'article « Amae » de Takeo Doi, avec des références à
Freud, ainsi que le rapprochement entre « attachement » et amae par Antoine Guédeney, dans le recueil
Psychanalyse de Paul-Laurent Assoun (op. cit., p. 672).
74. Confessions, II, 1.
75. Au risque d'aimer, op. cit., p. 310.
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Yvon BRÈS
Professeur émérite à l'université Paris-VII
Co-directeur de la Revue philosophique
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