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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

LE TRAVAIL DU TEXTE

JUSTE : LA FIN DU MONDE

« rien jamais ici ne se dit facilement » (p. 71)

QUELQUES REMARQUES PRELIMINAIRES


En interrogeant le fonctionnement particulier des discours de Juste la fin du monde, le candidat
comprendra assez vite que le travail sur la langue est une dimension fondamentale dans l'œuvre de
Jean-Luc Lagarce et que l'étude de ce travail ne peut, par conséquent, concerner que les épreuves de
grammaire proprement dites. La question du langage est en effet au centre de l'écriture, et
l'événement n'est plus tant à chercher du côté de la fable que du côté de l'énonciation. Nous
effectuerons ici quelques remarques générales sur les enjeux langagiers de la pièce avant de
détailler l'analyse autour des grandes orientations des épreuves d'agrégation : lexicologie, morpho-
syntaxe et stylistique.
A l'écrit, l'épreuve d' « étude grammaticale d'un texte de langue française postérieur à 1500 » dure 2
h 30 (coefficient 4) et se divise en trois grandes questions : lexicologie (4 points), morpho-syntaxe
(8 à 10 points), étude de style (6 à 8 points). Cette épreuve, dont nous détaillerons progressivement
les composantes, porte sur un programme restreint dans la mesure où elle ne concerne qu'une seule
des deux œuvres. A l'oral, la grammaire intervient lors de l'explication de texte de l'agrégation
externe (coefficient 12 ; 2 heures 30 de préparation ; 40 minutes de passage) et interne (coefficient 8
; 3 heures de préparation ; 50 minutes de passage). La question – dont la liste est indiquée chaque
année dans les rapports de jury – nécessite au moins 30 minutes de préparation et occupe 10 à 12
minutes lors du passage. Elle peut être traitée, selon la volonté du candidat, avant ou après
l'explication de texte. Il est cependant conseillé de préparer et de présenter le point de grammaire
avant l'explication puisque le fait de langue proposé à l'étude doit avoir des effets de sens
intéressants pour l'analyse du passage et peut donc judicieusement être réinvesti.

L'ECRIT ET LE DIT
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler dès à présent qu'un texte théâtral est certes écrit, mais écrit
pour être joué, et qu'il invite, dans cette perspective, à s'interroger sur le sens même de « texte ».
« Choisir de parler du ''texte de théâtre'' équivaut à se situer d'entrée de jeu dans l'inachevé »
[Vodoz, 1986 : 95]. En effet, l'intitulé traditionnel de cette seconde partie consacrée au « travail du
texte » pourra faire jouer le sens plein du mot « texte » lorsque celui-ci prend en compte la
matérialité de l'énoncé dans son ensemble, dans sa dimension signifiante, écrite et orale. Pour le
dramaturge, « choisir un style, c'est ici définir la nature du compromis entre les deux langages.
Entreprise difficile, essentiellement en ceci : l'écrit précédant nécessairement le dit, la complexité
du langage dramatique tient au fait qu'il est un compromis entre deux langages dont certains
caractères sont, dans une grande mesure, opposés. Ecrire un bon langage dramatique, c'est unir les
contraires » [Larthomas, 1980 : 177]. Le langage dramatique est donc tout entier façonné par une
tension entre l'écrit et le dit. Il ne peut être envisagé comme une simple transcription du langage
parlé, pas plus qu'il ne peut être approché sans considérer ses liens avec l'oralité, avec la présence
physique également : « n'envisager que la poétique du discours, c'est laisser échapper ce qui est le

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spécifique de la parole théâtrale, qui est d'abord béance entre l'acte et la parole (action, gestuelle,
etc.), entre la musique et le sens (dramatique), entre la voix du scripteur et la voix du (des)
personnages. L'analyse poétique est une part légitime, parfois essentielle, d'une analyse dramatique
beaucoup plus complète ; elle ne saurait aller seule. » [Ubersfeld, 1982 : 239]. Entre le texte lu, dans
l'intimité silencieuse propre à la lecture, et le texte entendu, mis en voix sur scène, devant un public,
les effets de sens peuvent être radicalement différents. En témoigne par exemple l'importance de la
mise en page dans l'œuvre de Lagarce et la présence imposante du blanc typographique qui façonne
des bribes de discours parfois très courtes, accentuant à la lecture l'impression de verticalité d'une
parole émancipée du linéaire, se construisant péniblement par et contre le silence. Cet effet de sens
de la lecture peut revêtir plusieurs interprétations lors de la mise en voix. En effet, « les régimes de
linéarité sur lesquels reposent écrit et oral ne sont pas les mêmes : plus spécifiquement spatiale pour
l'écrit, plus spécifiquement temporelle pour l'oral » [Gadet, 1996 : 37]. Chaque mise en scène est
bien une interprétation, notamment par la transposition de la dimension spatiale (les blancs
typographiques qui participent à « la mise en espace du texte » et jouent un « rôle prépondérant
dans l'effet de poésie ou l'effet-poème » [Adam, 1989 : 29]) en dimension temporelle (rythme,
intonation).

JUSTE DIRE ET DIRE JUSTE


je ne sais comment l'expliquer,
comment le dire,
alors je ne le dis pas (p. 22)

Le mot de la pièce : « juste »


S'il y a, dans le texte dramatique de Lagarce, une « beauté grammaticale », il est peu de dire que
celle-ci est intimement liée à la dynamique de la « correction ». Le langage scénique de Juste la fin
du monde est tout entier travaillé par la correction, ou l'auto-correction : en raison de la présence
d'un personnage « qu'on pourrait qualifier d'habile » (p. 19) dans le maniement du langage, suscitant
chez les autres membres de la famille une certaine « admiration » (p. 19), chacun va tenter de
discourir « plus habilement » (p. 19), et ce, au risque de se perdre dans les dédales de la
reformulation. Le premier mot du titre, « Juste », est déjà un indice sur le chemin de l'analyse,
annonçant pour une bonne part les problématiques linguistiques de la pièce. Notons que pour sa
première occurrence, le terme est présent au sein d'une tournure elliptique (« Juste la fin du
monde »), ellipse qui est à l'image du rapport au langage du personnage principal (les « phrases
elliptiques » p. 19-20, v. stylistique). Le terme, fondamental, est ensuite employé plus d'une
trentaine de fois dans le corps de la pièce, selon plusieurs acceptions. Par sa nature (lorsqu'il est
adverbe d'énonciation : à discuter toutefois, v. lexicologie), il renvoie à l'importance des
phénomènes énonciatifs qui structurent le discours des personnages. Son spectre sémantique
rassemble l'idée d'exactitude (obsession de la justesse, du mot juste, volonté de dire au plus près et
hantise de la trahison des mots : « ce que je voulais juste dire » p. 65), mais aussi de justice, d'équité
(cf. l'infléchissement sémantique – de justesse à justice – qu'Antoine fait subir au mot, notamment
vers la fin de la pièce, v. lexicologie). Enfin, de sens restrictif, il évoque la restriction à l'œuvre dans
la sélection du propos, dans la quête du mot « juste » – Louis : « dire, / seulement dire » (p. 8) –, la
restriction du sens également, du message essentiel (annonce de la mort prochaine), lequel se trouve
« noyé » sous l'anecdote, le babil, le verbiage creux (voir l'isotopie de la noyade dans le discours
d'Antoine scène 11, p. 48, qui manifeste la peur d'être noyé sous le discours de Louis : la « fin du
monde » pour Antoine serait-elle provoquée par le déluge verbal ?). Ainsi, le propos se perd en

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circonvolutions et quand il s'agit de parler vrai, lorsqu'il est question de franchise, l'énoncé
s'interrompt, la parole se délite et se désagrège en trois points qui traduisent pour autant la
persistance de l'intention énonciative : « Ce que je disais, / il s'appelle comme vous, mais, à vrai
dire... » (p. 15).
« Juste » fonctionne donc comme une précaution oratoire, régulièrement brandie par les
personnages afin de signaler la modération de leur propos, l'effort de précision de celui qui veut
aller à l'essentiel ; mais cet effort ne fait que signifier par là-même leur embarras et leur incapacité à
dire juste, accentuant progressivement le décalage avec le message initial. S'instaure alors tout au
long de la pièce un dialogue à deux niveaux, celui que les personnages tentent d'établir entre eux et
celui que chacun entretient avec le langage, dialogue de la pensée avec les mots, dialogue du
discours avec la norme également. En définitive, ce dialogue dans le dialogue est, peut-être, le plus
fructueux.

ANNONCER g RACONTER g HURLER


Ce que je pense
(et c'est cela que je voulais dire)
c'est que je devrais pousser un grand et beau cri
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l'ai pas fait. (p. 77)

La structure
La structure de la pièce peut rappeler celle de l'oratorio [Scaringi, 2007 : 124]. Elle s'articule autour
d'un prologue, de deux parties entrecoupées d'un intermède et d'un épilogue. Cette structure suggère
l'importance du « méta » que l'on retrouvera dans le rapport au langage des personnages : pro-logue,
épi-logue, inter-mède. Le discours des protagonistes est en effet un logos sans cesse ponctué de
pro-, d'épi- : le vaste champ de « l'épilinguistique » [Culioli, 1976] se devine derrière cette structure
qui convoque des précautions non plus oratoires mais structurelles. Le prologue et l'épilogue sont
des métadiscours qui énoncent les enjeux de la pièce. A l'intérieur de ces trois parties (prologue,
actes I et II et épilogue) le glissement terminologique opéré autour du sème de la parole est
révélateur. L'isotopie pourrait être synthétisée de la sorte : en premier lieu, il est question
d'« annoncer, dire, seulement dire », cet enjeu étant évoqué dans le prologue (p. 8) ; ensuite, le corps
de la pièce est nourri par l'idée de « raconter (des histoires) » (p. 48) ; les deux parties et l'intermède
sont façonnés par des récits qui ne cessent de différer l'annonce, comme le révèlent ces ajouts qui
thématisent le geste narratif : « – je raconte – » (p. 16), « – je raconte, n'écoute pas – » (p. 25), « –
ce que je raconte – » (p. 26). Les scènes 1 et 3 de l'acte II sont ainsi des récits rétrospectifs dans
lesquels Louis, Suzanne et La Mère deviennent narrateurs. « Parce qu'elle substitue à l'action
dramatique de multiples récits, en particulier portés par les personnages féminins, la pièce Juste la
fin du monde renoue avec une dramaturgie rétrospective » [Kuntz, 2008 : 15]. Enfin, la
problématique de la parole se résorbe avec le verbe « hurler » dont le souvenir est évoqué dans
l'épilogue. L'enjeu de la parole est bien illustré par ce glissement. D'une extrémité à l'autre, on passe
de la volonté de « dire, seulement dire » à la volonté d' « un cri », un hurlement qui révèle l'échec,
même s'il est abordé en tant qu'anamnèse, de la communication. Mais ce cri n'a pas été proféré, ex-
primé : « Ce que je pense / (et c'est cela que je voulais dire) / c'est que je devrais pousser un grand et
beau cri qui résonnerait dans toute la vallée, / que c'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir, / hurler
une bonne fois, / mais je ne le fais pas, / je ne l'ai pas fait. ». Le drame, c'est que ce cri reste la

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pensée d'un cri, un cri intérieur. D'une problématique de la communication, la pièce glisse vers celle
d'un langage inarticulé, primitif, dénué de toute propension à signifier, comme pour en finir avec les
détours et les impasses de la comédie sociale du langage. Mais dans la mesure où cette oralité-là est
elle aussi impossible, ne reste qu'à en finir avec le monde (la fin du monde, c'est aussi, en jouant sur
la polysémie du mot « monde », le refuge dans la solitude et donc, le silence) : le passage du
« dire », dévié par le « raconter », au « cri » intérieur dessine la trajectoire de cette tragédie
individuelle qui apparaît aussi, dans un premier temps, comme une tragédie du langage.

RETOURS ET DETOURS
je disais seulement
je voulais seulement dire
et ce n'était pas en pensant mal,
je disais seulement,
je voulais seulement dire... (p. 66)

Le thème du retour
L'enjeu tragique de la pièce, qui repose sur un discours (l'annonce de la mort), est désamorcé par
une autre tragédie (de l'ordre de ce qui est sans issue), celle du langage, c'est-à-dire l'inéluctable
trahison de la pensée par les mots. Le dialogue, caractérisé par une difficulté extrême à
communiquer, engendre ainsi deux postures énonciatives antithétiques, logorrhée (Suzanne) ou
laconisme (Louis). Ces deux postures participent, chacune à leur manière, à l'enlisement de l'action.
Par ailleurs, la progression de la fable est nécessairement liée à la progression de la phrase, or ces
deux ordres sont tous les deux travaillés par le motif du retour et de l'excursion. Le langage semble
exemplifier le thème central de l'œuvre, et la linéarité est mise à mal : avec le retour du fils prodigue
coïncide, stylistiquement, l'éternel retour du langage sur lui-même, enroulement dont la figure de
l'épanorthose (v. lexicologie et stylistique) est la parfaite illustration : « revenir sur ce qu'on fit, ou
pour le renforcer, ou pour l'adoucir, ou même pour le rétracter » [Fontanier, 1968 : 408]. Les
discours s'enroulent à force de s'auto-représenter, de s'auto-analyser, enroulement alimenté par des
reprises, des nuances, des corrections. Ce langage, qui interroge le langage, se construit assez
largement autour de la réflexivité, sensible au travers des multiples décrochages opérés par les
« comment dire ? », c'est-à-dire l'ensemble des ajouts, relevant du commentaire méta-énonciatif, qui
nourrissent les discours. Nous entendrons le méta-énonciatif comme « auto-représentation du dire
en train de se faire, par opposition, dans le champ de l'épilinguistique, avec ce qui est discours sur le
langage en général, sur un autre discours, sur le discours de l'autre en face, en dialogue » [Authier-
Revuz, 1998a : 66]. Il s'agira donc de commenter un langage qui ne cesse déjà de se commenter lui-
même, commenter le « comment dire ? » à l'œuvre dans la pièce. L'accent mis sur les péripéties
énonciatives occulte la référence et le caractère dilatoire et circulaire de la reformulation illustre le
statisme du drame.
L'action se déroule dans la maison d'enfance : Jean-Luc Lagarce a pu évoquer le danger qui guette
l'individu avec ce phénomène du retour sur « le lieu de notre jeunesse et de notre apprentissage, le
beau secret de nos premières hésitations » (J.-L. Lagarce, « Dire ce refus de l'inquiétude » in Du
Luxe et de l'impuissance, 1994, p. 41.). L'espace du drame est celui du bégaiement de la vie, celui
« des premières hésitations » ; il n'est pas exclu que ce huis-clos puisse avoir une influence sur le
langage, comme le laisse à penser le signifiant lapsus du personnage de Suzanne quand il s'agit de
nommer le lieu qui sert de cadre à la pièce :

« et il y a plus chez moi, là-haut,


je te montrerai

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(toujours Antoine)
il y a plus de confort qu'il n'y en a ici-bas,
non, pas ''ici-bas'', ne te moque pas de moi,
qu'il n'y en a ici » (p. 24).

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LEXICOLOGIE
Depuis les aménagements de l'épreuve en 2005, la question de lexicologie peut associer le
traitement de mots, ou syntagmes isolés, et une question synthétique. La question synthétique se
rapproche de la question de morphosyntaxe dans la mesure où elle invite à définir une catégorie et
ses limites, à rechercher des occurrences, à les classer, à les commenter. Les compétences
mobilisées sont ainsi plus étendues ; le barème pour l'ensemble de la question de lexicologie reste
cependant inchangé (4 points). D'une façon générale, on attend du candidat des compétences en
morphologie lexicologique et en sémantique lexicologique : pour l'étude des unités lexicales, les
quatre grandes approches (formation du mot, sens du mot, évolution historique et emploi spécifique
dans le texte) peuvent être structurées autour de deux pôles : 1) Morphologie et sens en langue :
formation du signifiant (étymologie, mode de construction, famille morphologique) et formation du
signifié (étude sémiotique, champ notionnel) 2) Sens contextuel (étude sémantique en contexte
large et en contexte étroit). Pour l'étude synthétique, il s'agit de définir le concept dans une courte
introduction et poser la problématique. Puis établir un plan qui permettra de traiter la question sous
tous ses aspects. Enfin, terminer le propos par une brève conclusion afin de proposer une ouverture
stylistique.

LES MOTS JUSTES


Lexicalement, la langue lagarcienne semble se définir de prime abord par un extrême dénuement,
par l'emploi de mots simples, courants, peu variés. « La langue des personnages de Lagarce,
caractérisée par la simplicité de son lexique et par une syntaxe très particulière, semble d'abord
quotidienne, voire familière. » [Kuntz, 2008 : 25]. La simplicité et le caractère répétitif du lexique
employé dans Juste la fin du monde imposent de mettre l'accent sur les termes les plus fréquents et
leur spectre sémantique en contexte large, mais aussi de pointer certains termes isolés, appartenant à
un registre plus soutenu. Du verbe « dire » (16 et 35 occurrences dans les scènes 1 et 2 de l'acte I),
ses dérivés (redire) et ses variantes synonymiques (raconter, parler, annoncer) aux termes plus rares
et recherchés (« agonisants »), on ne peut que constater le large éventail lexical utilisé par des
personnages qui, tout en discourant autour de mots simples, n'en manifestent pas moins leur désir de
parvenir au mot juste, celui qui permettrait enfin la traduction fidèle de la pensée. « Tous travaillent
à lutter contre le silence, à dire au plus vrai, au plus juste, mais leurs corrections deviennent autant
d'aggravations de ce qui les menace : la panne, l'impossibilité à être en phase avec les sentiments
qu'il faudrait avoir, avec des mots qui seraient enfin justes dans la situation où ils parlent » [J.-P.
Ryngaert, 2007 : 121].

« Juste »
A) Morphologie et sens en langue
« Juste » est emprunté au latin justus, « conforme au droit », lui-même dérivé de jus, juris, « le
droit ». Le terme appartient dans un premier temps au champ juridique et religieux, au sens de
conforme à la justice, à la volonté divine. Les premières acceptions du vocable sont en lien avec la
dimension morale, éthique. Par extension, l'adjectif « juste » se rapproche de l'idée d'exactitude,
appliquée à une chose (« qui convient ») ou une aptitude (« qui apprécie avec exactitude »). L'idée
d'un point de vue modéré, équitable, se retrouve dans l'expression « juste milieu ». Partant de la
notion d'exactitude, le mot va ensuite évoluer, dès le XVIIème siècle, vers le sens de « qui suffit à
peine ». L'emploi adverbial de « juste » est attesté à la même époque : le Grand Larousse de la
Langue Française avance cinq emplois pour l'adverbe « juste » : 1) « Conformément à la justice ou
à la vérité » que l'on retrouve dans l'expression « parler juste » ; 2) « Avec justesse », « avec
exactitude » (« chanter juste ») ; 3) « Avec à propos » ; 4) « Exactement » (« tout juste ») ; 5)

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« Bien juste », « trop juste », « tout juste » : sens de « à peine suffisamment ». Notons enfin que
« juste » existe aussi comme substantif masculin (dès le XIIème siècle), signifiant « personne qui fait
la volonté de Dieu », sens que l'on retrouve après la seconde guerre mondiale pour désigner les
individus non-juifs qui ont contribué à sauver des juifs. Au pluriel, on le retrouve dans le titre d'une
pièce d'Albert Camus, datant de 1949, Les Justes. Le mot est aussi employé comme substantif
féminin, une « juste » étant une robe de médecin, « ajustée » – donc conforme, adaptée : premier
sens de l'adjectif – , puis un vêtement serré – étroitesse qui renvoie au deuxième sens du terme :
« qui suffit à peine » – particulièrement à la mode au XVIII ème siècle. De « juste » sont notamment
dérivés les adverbes « (in-)justement », « (ré-)ajustement », les substantifs féminins « justesse »,
« justice », « justicier », le verbe « ajuster ».

B) Sens contextuel
B1) Contexte large
Outre l'occurrence de l'adverbe « juste » dans le titre, il est à noter que le vocable est employé à de
nombreuses reprises dans le corps de la pièce, essentiellement en tant qu'adverbe, mais aussi
comme adjectif (34 occurrences, pp. 13, 17, 19, 20, 29, 33, 34, 37 (x2), 39, 40 (x2), 47, 51, 53, 54,
56, 59, 60, 61 (x2), 65 (x3), 66 (x2), 67 (x3), 68 (x2), 71, 75 (x2)) par les cinq personnages :
Catherine, Suzanne, Louis, La mère et Antoine. Ce dernier est d'ailleurs celui qui fait l'usage le plus
important du terme, à partir de l'intermède et, surtout, lors de la seconde partie (5 occurrences).
Mais Antoine va, de façon très signifiante, faire subir au mot « juste », au regard de l'usage effectué
par les autres personnages, un double infléchissement, en forme de remotivation étymologique, de
l'ordre de la translation et de la syllepse : dans son discours, le terme redevient en effet
fréquemment adjectif et récupère son sens originel de justice, de ce qui est conforme à la justice. On
trouve la coexistence de ces deux emplois lors de la réplique : « et c'est sûrement plus juste (j'y
pense juste à l'instant, ça me vient en tête) » (p. 67). Ce glissement grammatical et sémantique
illustre l'évolution de l'enjeu dramaturgique de la pièce : d'une recherche de la justesse dans
l'expression (aux deux sens du mot, exactitude et restriction), le discours glisse vers une
revendication de justice de la part d'un frère cadet pétri de ressentiment à l'égard de l'aîné, grand
absent dont la figure est chérie par les autres membres du microcosme familial. La polysémie du
mot « juste », adverbe ou adjectif, semble permettre d'embrasser quelques-uns des aspects
fondamentaux de l'œuvre.

B2) Contexte étroit


« Juste la fin du monde »
Il est possible de discuter la nature d'adverbe d'énonciation dans l'emploi de « juste » : comme le
fait remarquer Danièle Leeman [2004 : 17-30], si l'intuition sémantique semble valider l'hypothèse
d'un emploi comme adverbe d'énonciation, puisque « juste » juge à la fois le contenu de la phrase
(« ce n'est pas important ») et semble anticiper la réaction de l'interlocuteur (« ne pas s'inquiéter »),
il n'a pas en revanche toutes les caractéristiques syntaxiques de l'adverbe d'énonciation,
exophrastique, c'est-à-dire adverbe de phrase, qui s'oppose à l'adverbe intégré à la proposition ;
« juste » n'admet pas vraiment la position frontale, ce qui est pourtant un critère de définition des
adverbes d'énonciation. Nous ne chercherons pas ici à débattre de la nature de l'adverbe et
considérerons, suivant en cela les conclusions de Danièle Leeman, que la mise en relation des
propriétés formelles et sémantiques semble plus pertinente que les critères syntaxiques pour accéder
à l'identité d'un terme ; ainsi, l'emploi particulier réservé à « juste » dans certaines occurrences le
rapproche très nettement de l'adverbe d'énonciation.
Dans la titre de la pièce, « Juste » est un adverbe qui modalise l'énoncé « fin du monde » : nous
évoquerons ici la notion de modalisation avancée par Robert Vion qui présente selon lui « l'intérêt

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de proposer de saisir d'abord le ou les type(s) d'activités conduites par les sujets avant de se lancer
dans une recension de formes » [Vion, 2001 : 219]. La modalisation pourrait alors être définie
comme un phénomène de « double énonciation dans lequel l'une des énonciations se présente
comme un commentaire porté sur l'autre, les deux énonciations étant à la charge d'un même
locuteur. » [ibid : 219]. Dans le cas du titre « Juste la fin du monde », l'énoncé « juste » intervient au
sein d'une tournure elliptique et d'une collusion oxymorique ; le terme collusion permet d'envisager
l'infléchissement sémantique réciproque des deux segments : « fin du monde » invite à interroger
l'incongruité de l'adverbe (restriction /vs/ extension maximale) tandis que « juste » propose un
commentaire sur l'énoncé hyperbolique « fin du monde ». Il infléchit apparemment le prédicat « fin
du monde » en venant restreindre le propos, et pourrait, la plupart du temps, être glosé par
« seulement » – on le trouve ainsi en concurrence avec seulement : « je disais seulement, / cela me
semblait bien, ce que je voulais juste dire » (p. 65) –, « simplement » ou par la négation restrictive
« ne... que » : « seulement la fin du monde », « simplement la fin du monde » ou, avec
rétablissement du présentatif, « ce n'est que la fin du monde ». « Juste » fonctionne donc comme un
modalisateur (« les modalisateurs sont des éléments de la manifestation linguistique qui marquent
les différents aspects de la modalisation. Des adverbes tels que peut-être, sans doute, etc., des
incises telles que à mon avis, l'emploi de guillemets de connotation autonymique, (...), etc. sont des
modalisateurs. » [Arrivé, Gadet, Galmiche : 1986]. Il s'agit en effet de minimiser la force de
l'énoncé qui intervient dans le cotexte immédiat, ce qui crée la structure antithétique implicite : « ce
n'est rien, c'est juste la fin du monde ». Le résultat de cette confrontation invite in fine à considérer
que la mort imminente de Louis sera juste une fin du monde individuelle : sa fin, la fin de son
monde. Le sens restrictif de l'adverbe est aussi à comprendre dans le sens d'un resserrement par le
filtre d'une subjectivité.
Mais « juste » peut fonctionner également comme inverseur argumentatif : à la question « ce n'est
pas grave au moins ? » suivrait la réponse « non, c'est juste la fin du monde ». L'adverbe « juste »,
loin d'atténuer et de minimiser la portée de l'énoncé, ne ferait que renforcer l'importance et la
gravité de l'événement : « je vais juste mourir ». Le décalage entre une minimalisation extrême, en
apparence euphémistique (par l'atténuation d'une réalité déplaisante), qui repose sur le seul mot
« juste » et le caractère définitif, dramatique, hyperbolique, contenu dans le sémantisme du lieu
commun « la fin du monde » invite à reconsidérer le propos : nous entrons dans le domaine de
l'ironie antiphrastique.
En concurrence avec la négation restrictive « ne... que », l'adverbe d'énonciation « juste » présente
le double avantage (si l'on excepte les résonances que suscite le terme avec l'idée de justesse,
d'exactitude dans la parole) d'être plus lié à la langue orale face aux contraintes de la négation à
double détente, tout en favorisant, et c'est un trait stylistique de l'écriture lagarcienne, l'ellipse du
présentatif : « c'est juste la fin du monde »/« juste la fin du monde » /vs/ « ce n'est que la fin du
monde »/« que la fin du monde ». L'ellipse semble moins évidente dans cette dernière occurrence,
car plus marquée, nécessitant également la suppression du « ne » discordantiel.

« – juste un peu, comment dire ? pour amuser, non ? – » (p. 13)


L'emploi de l'adverbe d'énonciation « juste » permet de modaliser le propos et traduit l'attitude du
locuteur à l'égard de son énoncé. Dans cette première occurrence, « juste » s'inscrit, comme pour le
titre, en position initiale, dans une tournure elliptique avec suppression du présentatif « c'est » ; il
semble, dans un premier temps, porter sur la locution adverbiale « un peu », ce qui met l'accent sur
la modération et accentue nettement la restriction. Mais l'adverbe d'énonciation porte sur l'ensemble
du prédicat, et non sur la seule locution adverbiale : il modalise également le syntagme
prépositionnel « pour amuser » en éliminant tout ce qui ne relèverait pas de l'amusement : ce n'est
que pour amuser, c'est seulement pour amuser (sous-entendu : il n'y pas de réelle motivation, de réel

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enjeu derrière cet acte).


La problématique de la restriction est fortement soulignée ici par l'insertion de la glose méta-
énonciative « comment dire ? », laquelle résulte de ce luxe de précaution oratoire amorcée par
l'emploi de « juste ». La sélection drastique du propos entraîne bien ici une « auto-représentation du
dire en train de se faire » [Authier-Revuz, 1998a : 66] qui vient s'intercaler dans un énoncé, lui-
même inséré dans un autre énoncé par l'entremise du tiret double. L'espace le plus souvent méta-
énonciatif créé par le tiret double et par la parenthèse (v. stylistique) est d'ailleurs un lieu
d'intervention privilégié de l'adverbe (pp. 13, 29, 39, 61, 67). La moindre affirmation dans le propos
de Catherine est ainsi systématiquement modalisée par l'emploi de « juste » qui apparaît comme une
pause réflexive permettant de différer la formulation. L'adverbe peut être appréhendé en tant
qu'embrayeur de réflexivité sur le langage, ouvrant sur l'ajout et donc sur la glose : « comment
dire ? ». Cette glose se retrouve par la suite isolée sur la ligne, dans un contexte similaire de
modalisation par atténuation : « si nous devions insinuer, oser insinuer que peut-être, / comment
dire ? / tu ne fus pas toujours tellement tellement présent » (p. 21), la modalisation reposant sur un
triple système : reformulation avec le verbe modal « oser », emploi du modalisateur « peut-être » et
réduplication tautologique de l'adverbe « tellement ».
En dépit des précautions manifestées par la double atténuation adverbiale « juste » et « un peu », le
propos n'est pour autant pas assuré, comme le montre la quête finale d'assentiment (fonction
phatique et conative) portée par le « non ? », ajout déjà présent dans le cotexte précédent et
également extrait par les tirets : « Ils auraient été très heureux de vous voir, cela, on n'en doute pas
une seconde / – non ? – , / et moi aussi, Antoine également » (p. 12). Une fois de plus, l'assertion un
peu trop appuyée appelle la modalisation, de l'ordre de l'épistémique.

« ce que je voulais juste dire » (p. 65)


L'adverbe « juste » est ici inséré dans une proposition relative substantive périphrastique que l'on
pourrait gloser par « mon propos ». Il suit immédiatement l'auxiliaire modal « vouloir » qui exprime
à l'imparfait la volition pour mieux renvoyer au propos à venir, au sein d'une reformulation. Nous
sommes ici dans le cadre d'un énoncé méta-énonciatif qui prend appui sur le propos précédent afin
d'amorcer un réajustement. Cette structure est très représentative de l'ensemble du système discursif
des personnages. « Juste » précède le verbe dire qui est certainement l'un des verbes les plus
employés. La co-présence de l'adverbe d'énonciation précédant ou suivant le verbe « dire » se
retrouve ensuite avec la reprise : « je disais juste qu'on pouvait l'accompagner » (p. 65) – on le
retrouve également en lien avec le sème de la parole dans le discours de La Mère : « Elle, Suzanne,
sera triste à cause de ces deux ou trois mots, à cause de « ces juste deux ou trois mots » jetés en
pâture », syntagme qui revient deux fois dans le long monologue adressé à Louis (p. 37) mais qui
doit être entendu, comme le laisse supposer l'occurrence précédente, « tu répondras à peine deux ou
trois mots » (p. 37), au sens plus répandu de « qui suffit à peine », « tout juste » –. Adverbe
d'énonciation, « juste » semble admettre la position frontale et pouvoir être considéré comme un
véritable adverbe exophrastique si l'on accepte la proposition : « Juste, ce que je voulais dire » : il
entre alors dans la catégorie des adverbes « illocutifs » puisqu'il propose un commentaire de
« l'intention qui préside à l'énonciation » [Leeman, 2004 : 22]. Sa portée embrasse à la fois
l'auxiliaire modal, en restreignant le champ de la volonté à une seule intention, et le verbe infinitif
« dire », en sélectionnant une interprétation du propos parmi l'ensemble des possibles méprises
interprétatives.

« agonisants » (p. 45)


A) Morphologie et sens en langue
Le terme est issu du substantif féminin « agonie », emprunt au latin médiéval agonia (angoisse) du

9
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

grec agônia. Ce mot proviendrait du verbe agein (pousser), de la même famille que le latin agere
(agir, faire). L'évolution du sens de ce mot est liée au dérivé agôn qui désignait une assemblée de
jeux, de lutte. Il était également employé pour désigner les scènes alternant avec les chants du
chœur, dans la comédie grecque. En rhétorique, le terme évoque l'argument principal, par
opposition à l'exorde et à l'épilogue. De la notion ludique et festive, le mot a endossé le sème de la
pénibilité, puis de l'angoisse. Le terme s'est spécialisé en français avec l'idée de mort dès le XVII ème
siècle et conserve aujourd'hui le sens de « fin de vie, moments douloureux qui précèdent la mort,
lutte contre la mort ». Le TLF évoque comme premier sens un emploi littéraire sans lien avec l'idée
de mort : « extrême souffrance morale entraînant un grand abattement spirituel, et parfois certaines
répercussions physiques mais non nécessairement la mort immédiate ». Le verbe transitif
« agoniser » a d'abord eu le sens de « combattre », puis celui d' « entrer en agonie ». « Agonisant »
est dérivé du participe présent du verbe, adjectivé puis substantivé, pour désigner une personne sur
le point de mourir. L'adjectif signifie « qui est à l'agonie », « qui est proche de la fin ». Le
substantif, comme le souligne Alain Rey [1992 : 61], apparaît surtout dans un contexte religieux
(« prière aux agonisants », « Confrérie des agonisants »). Le premier exemple donné par le TLF est
d'ailleurs un extrait du Génie du christianisme qui met en présence un prêtre et un agonisant : « Ce
ministre saint s'entretient avec l'agonisant de l'immortalité de son âme ». A noter que le verbe
« agonir » (« agonir quelqu'un d'injures ») est un croisement possible du verbe « agoniser » et du
moyen français « ahonnir » [Rey, 1992 : 61].

B) Sens contextuel
« Je visite le monde, je veux devenir voyageur, errer.
Tous les agonisants ont ces prétentions, se fracasser la tête contre les vitres de la chambre,
donner de grands coups d'ailes imbéciles, […] » (p. 45)

B1) Contexte large


Le terme intervient à la scène 10, dans le cadre du second monologue de Louis (après celui de la
cinquième scène) qui est une longue réflexion sur la « peur », « l'angoisse » face à « la mort », la
« haine » des autres. Louis inventorie, méthodiquement, les différentes étapes que traversent les
agonisants, lesquelles correspondent assez largement aux cinq étapes psychiques face à la maladie
grave détaillées par Kübler-Ross : 1) Refus : à travers l'espoir « que le reste du monde disparaîtra
avec soi » (p. 43), 2) Colère : « je deviens haineux » (p. 44), 3) Demande de répit : « courir devant
la Mort, prétendre la semer » (p. 45), 4) Dépression : « j'éprouvais la nostalgie », « je ne crois en
rien » (p. 46), 5) Acceptation : « Il est temps », « Je perds. J'ai perdu. » (p. 47). Il est également
question de « sacrifice » dans le cotexte précédent (p. 45), ce qui peut ramener l'emploi du terme
dans le champ religieux (rappelons que le retour de Louis n'est pas sans lien avec la parabole du fils
prodigue).

B2) Contexte étroit


En position de sujet, « agonisants » est doublement actualisé par le déterminant totalisant « tous » et
l'article défini « les » dans le cadre d'un propos généralisant qu'induit également l'emploi du verbe
« avoir » au présent gnomique, ce dernier introduisant un complément d'objet direct actualisé par le
déterminant démonstratif : « ces prétentions ». Le groupe nominal « ces prétentions » opère un
changement de modalité axiologique ; il reprend en anaphore résomptive, avec emploi
endophorique du démonstratif « ces », les éléments, connotés positivement, évoqués dans le cotexte
précédent, à savoir « visiter le monde », « devenir voyageur, errer », et permet d'embrayer
cataphoriquement sur l'aspect négatif en germe dans le sémantisme du vocable : « se fracasser la
tête contre les vitres de la chambre », « donner de grands coups d'aile imbéciles » : ces deux

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

métaphores font de l'agonisant un volatile exilé sur le sol au milieu des huées, figure de poète
solitaire qui correspond assez bien à l'image que ce frère aîné incarne dans le giron familial. La
valeur de procès en cours (aspect inaccompli) que le substantif emprunte au participe présent dont il
est issu souligne l'idée de personnage en suspens, à la fois personnage dont l'existence est en
suspens et qui, durant la pièce, suspend son discours. « Agonisants » employé au pluriel inclut le
personnage principal dans une collectivité – si la fin du monde est avérée, alors tous les
personnages de la pièce doivent être considérés comme des agonisants, selon le deuxième sens
donné par le TLF : « proche de la fin » – et active le sens de souffrance morale développée tout au
long de ce monologue à travers les termes « pleure », « haineux et enragé », « peur »,
« épuisement », etc ; le monologue semble, à première vue, le lieu de « l'expression lyrique du
sentiment » [Scherer, 1959 : 246]. Mais Louis, comme nous l'avons remarqué, obéit à un
mécanisme psychique récurrent chez les malades devant affronter la mort, il s'inscrit dans une
communauté et semble s'en amuser en synthétisant de façon aussi rigoureuse et méthodique ses
tourments moraux (« Au début » / « Ensuite » / « Parfois » / « Plus tard encore » / « un soir »).
Enfin, le terme « agonisants » peut être rapproché du mot « protagoniste », formé sur la même
racine, le protagoniste étant étymologiquement « celui qui combat au premier rang » puis, par
extension, le personnage principal d'une tragédie grecque. Louis, qui est bien le protagoniste de la
pièce, aux deux sens du terme, est aussi celui qui souffre au premier plan, protagonisant d'une
tragédie contemporaine aux résonances antiques.

QUESTION SYNTHETHIQUE

« Mot » et l'emploi autonymique


L'autonymie, ou « mention » pour reprendre le terme employé en logique, est envisagée d'un point
de vue sémiotique par opposition à l'emploi du mot « en usage ». Dans l'emploi autonymique, le
signe ne s'efface plus derrière l'objet du dire (le réel), il ne renvoie plus à son signifié traditionnel ;
il n'est plus « en usage », mais renvoie au signe lui-même, aux deux facettes du signe que
composent le signifié et le signifiant. Ce fonctionnement spécifique du mot a été étudié en contexte
énonciatif par Jacqueline Authier-Revuz [1995]. L'emploi autonymique d'un signe linguistique
consiste à faire de ce signe, en tant que signifié et signifiant, l'objet du dire : le signe s'autodésigne
comme signe linguistique. L'autonymie renvoie à la fonction métalinguistique du langage, lorsque
le locuteur fait de la langue l'objet de son discours, lorsque le locuteur se sert du langage pour
discourir sur le langage. Le référent devient par conséquent langagier.
L'autonymie peut porter aussi bien sur un paragraphe entier que sur un graphème. Le mot autonyme
présente des caractéristiques syntaxiques et sémantiques qui permettent aisément de l'identifier, les
guillemets et l'italique n'étant, dès lors, qu'un surmarquage typographique. Enfin, l'autonymie exclut
la substitution synonymique puisque la réflexion prend exclusivement appui sur le signe
linguistique (signifié ET signifiant).
On distingue les autonymes qui relèvent d'un usage métalinguistique (ils désignent des unités de la
langue) de ceux qui relèvent d'un usage métadiscursif, (ils désignent des éléments d'un discours). Il
existe un emploi intermédiaire qui est celui de la « connotation autonymique » [Rey-Debove, in
Authier-Revuz, 1998b : 375] ou, « avec un déplacement vers une perspective énonciative, […], de
la modalisation autonymique » [ibid : 375] permettant d'appréhender une expression désignée, à la
fois en usage et en mention, sans que le locuteur la prenne à son compte. Ce mode du dire
fonctionne sur un dédoublement (usage et mention), ce qui engendre un double référent, dans le
réel, mais aussi dans le langage puisque la modalisation renvoie au mot employé. Avec cet emploi,
le locuteur nomme et commente l'acte de nomination.
Pour J. Authier-Revuz, l'emploi autonymique est « la pierre angulaire » de « la capacité du langage

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

à se prendre – réflexivement – pour objet » [1995 : 7]. L'analyse de ce mode du dire peut constituer
une approche pertinente pour l'étude des discours dans l'œuvre de Jean-Luc Lagarce. L'autonymie
permet ainsi d'envisager la présence et la représentation du « discours autre » dans le dialogue avec
la langue, avec le discours et avec la norme qu'entretiennent les personnages de Juste la fin du
monde.

A) Modalisation autonymique

« il était logique
(logique, ce n'est pas un joli mot pour une chose à l'ordinaire heureuse et solennelle, le baptême des
enfants, bon)
il était logique, on me comprend » (p. 17)

La première occurrence du mot « logique » est en usage, en emploi ordinaire ; la seconde, en


mention, n'a plus le même référent et s'intéresse au « mot » logique, à son esthétique, ou plutôt son
absence de qualités esthétiques, laquelle pourrait être imputée au signifié traditionnel du terme
comme au signifiant. Le locuteur met l'accent sur le caractère incongru de l'emploi du terme
« logique » pour évoquer l'acte de baptême (rationalité /vs/ affects). La modalisation autonymique
est décrochée ici de la linéarité par l'insertion parenthétique, procédé fréquent dans la pièce.

« jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité


– c'est le mot et un drôle de mot puisqu'il s'agit de toi –
jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous » (p. 20)

Dans cette occurrence, le mot en usage est ensuite commenté au sein d'un décrochage instauré par
les tirets : on assiste à un retour sur le mot envisagé en tant que mot, sans pour autant que ce dernier
soit présent en mention. Le substantif « qualité » est modalisé dans le sens d'une bizarrerie par la
construction « drôle de », ce qui peut intriguer. Est-ce la spécialisation valorisante du terme qui
entraîne l'inadéquation du mot à la chose ? Dans le cotexte précédant, Suzanne vient d'évoquer
l'admiration que suscite Louis, il ne peut être question d'envisager Louis comme un homme sans
qualités. L'effet de drôlerie est sans doute lié à la présence en retrait du personnage principal, ne
laissant guère entrevoir sa « manière d'être » selon l'acception philosophique originelle du mot.

« je savais que tu serais ainsi, à m'accuser sans mot,


à te mettre debout devant moi pour m'accuser sans mot,
et je te plains, et j'ai de la pitié pour toi, c'est un vieux mot,
mais j'ai de la pitié pour toi ». (p. 74)

Le substantif « pitié » est employé à deux reprises, avec ajout d'un commentaire sur le mot en tant
que signe linguistique : « c'est un vieux mot ». Le mot n'est donc pas utilisé en mention mais la
présence d'une réflexion en forme de modalisation axiologique sur le mot constitue un mode du dire
qui relève de la modalisation autonymique. Le commentaire évaluatif évoque une dimension
archaïque du terme, ce qui est vrai pour l'interjection « pitié! », mais semble curieux pour cet
emploi. Le sentiment d'un « vieux mot » ressort peut-être à la remotivation étymologique du terme
effectuée ici, dans laquelle pitié a davantage le sens religieux de « compassion » (cf. « je te plains »)
que celui, plus récent, de commisération mêlée de mépris.

Transition :

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

« et j'étais là, couvert de bonté sans intérêt à ne jamais devoir me plaindre,


à sourire, à jouer,
à être satisfait, comblé,
tiens, le mot, comblé, » (p. 73)

L'emploi de l'adjectif « comblé » entraîne, après la première occurrence en usage, un second emploi
en mention qui fonctionne comme un arrêt sur mot, notamment par l'entremise du phatique
« tiens ». Cependant ce cas est peut-être à la limite de la modalisation en discours second
autonymique si l'on envisage la possibilité d'un emprunt au discours parental. L'emploi du mot
« comblé » a pu provoquer une résonance, ou plutôt une réminiscence, d'un discours entendu dans
l'enfance.

B) Modalisation en discours second autonymique

B1) Discours second appartenant au contexte large


a) Mots isolés
« Parce que noir, il disait cela, ses idées,
noir cela serait plus ''chic'', son mot, » (p. 27)

La modalisation en discours second, que nous empuntons à J. Authier-Revuz, permet de désigner la


modalisation d'une assertion sur un fait par le renvoi à un discours autre. Cette modalisation,
lorsqu'elle porte non seulement sur le contenu (mot en usage) mais sur le mot lui-même, est appelée
modalisation en discours second autonymique. Le mot ou le syntagme en provenance d'un autre
discours semble avoir résisté à l'intégration dans le propos du locuteur. Dans cet exemple, l'emploi
du mot « chic » encadré par le marquage typographique des guillemets (guillemets : « archi-forme
de modalisation autonymique », Authier-Revuz, 1998b : p. 380) renvoie bien à un discours autre.
Ce n'est plus seulement le signifié qui est évoqué mais la matérialité du mot intégré dans le
discours. La juxtaposition du syntagme nominal « son mot » insiste ainsi sur l'hétérogénéité du
discours et sur la singularité de l'emploi du terme. Le mot « chic », emprunté à un autre locuteur, est
employé à la fois en usage et en mention.

« je cédais, je t'abandonnais des parts entières, je devais me montrer, le mot qu'on me répète,
je devais me montrer ''raisonnable''. » (p. 72)

L'hétérogénéité est une fois de plus marquée par l'emploi des guillemets et par la juxtaposition du
syntagme « le mot qu'on me répète », entraînant l'emploi du mot à la fois en usage et en mention.
L'adjectif « raisonnable » renvoie donc à un discours autre, à son signifié traditionnel et à lui-même
en tant que mot.

b) Syntagmes plus longs


« Ce que tu veux, ce que tu voulais,
tu m'as vu et tu ne sais pas comment m'attraper,
''comment me prendre''
– vous dites toujours ça, ''on ne sait pas comment le prendre''
et aussi, je vous entends, ''il faut savoir le prendre'', comme on le dit d'un homme méchant et brutal
– » (p. 53)

Antoine reprend ainsi souvent les mots des autres, des mots issus d'un passé lointain comme ceux

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

issus du contexte discursif immédiat.

« autre idée qui lui tient à cœur et qu'il répète,


ne plus rien devoir,
A qui, à quoi ? je ne sais pas, c'est une phrase qu'il dit parfois, de temps à autre,
''ne plus rien devoir''. » (p. 38)

Le discours autre est d'abord en usage puis en mention avec l'ajout des guillemets. Le locuteur
intègre le propos avant de l'extraire pour en exhiber finalement l'hétérogénéité et le restituer en tant
que formule emblématique d'un autre locuteur (v. stylistique, Les mots habités : les guillemets).

B2) Discours second appartenant au cotexte

« Je ne voulais pas être méchant,


comment est-ce que tu as dit ?
''brutal'', je ne voulais pas être brutal,
je ne suis pas un homme brutal » (p. 67)

Ici le terme en mention « brutal » renvoie au cotexte antérieur (p. 65) puisqu'il évoque les propos
tenus par Catherine et l'adjectif qu'elle a employé pour désigner le comportement d'Antoine. Par cet
emploi, le locuteur (re)nomme tout en contestant l'acte de nomination de l'interlocuteur. Mais cet
adjectif correspond à une angoisse plus profonde chez le personnage, le confrontant depuis
longtemps à l'image qu'il a pu endosser dans la famille.

« Comment est-ce que tu as dit ?


Une ''recommandation'' que tu t'es faite ? » (p. 51)

Une nouvelle fois, Antoine reprend les mots d'un autre personnage pour appuyer son discours
argumentatif en forme de plaidoyer pro domo. Ce rebond sur les mots des autres est une constante
dans son discours et s'amorce, dans ces deux exemples, par la modalité interrogative, « comment
est-ce que tu as dit ? », afin de signaler rhétoriquement l'emprunt et d'annoncer le commentaire.

Il peut être intéressant de noter qu'en modalisation autonymique, les guillemets interviennent moins
et sont compensés par l'emploi du terme « mot » (« drôle de mot », « vieux mot », « son mot »,
etc.). Pour la modalisation en discours second autonymique, les guillemets sont utilisés avec, assez
souvent, l'ajout d'un commentaire méta-énonciatif (tendance à l'emploi de « mot » pour les termes
du passé et à celui de l'interrogation « comment est-ce que tu as dit? » pour les mots de la pièce).
L'emploi de « mot » participe ainsi à l'arrêt sur mot dans une forme de geste modalisant
autonymique. Cet aspect est un impératif de la théâtralité : le seul marquage typographique (par les
guillemets – nous y reviendrons : v. Stylistique : Les mots habités) ne permet pas de faire entendre à
l'oral les reprises de syntagmes autres. Certes, il peut engendrer un « décrochement significatif du
segment concerné par rapport à la ligne générale du discours (changement de tonalité) » [Catach,
1994 : 72] mais ne permet pas d'éviter une certaine ambiguïté. L'adjonction d'un énoncé
commentant l'emprunt apparaît nécessaire pour avertir le spectateur de l'introduction d'un corps
étranger, pour signaler le caractère hétérogène d'un propos, c'est-à-dire un propos non-assimilé par
le locuteur. Au théâtre, « mot » devient, pour ainsi dire, le guillemet de l'oral.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

MORPHOSYNTAXE
Pour cette deuxième partie de l'épreuve – laquelle peut valoir, à l'écrit, la moitié des points (de 8 à
10 points) – le jury attend 1) Une introduction comprenant une définition du concept, suivie d'une
délimitation du corpus d'étude (avec annonce du critère de classement des formes relevées) et une
problématique linguistique 2) Un plan d'étude apparent contenant l'inventaire exhaustif des
occurrences, classées et commentées. Il s'agit d'avoir une véritable réflexion grammaticale, c'est-à-
dire, entre autres, de discuter certaines ambiguïtés à l'œuvre derrière les frontières ou catégories, de
pointer les difficultés d'interprétation, de s'intéresser aux problèmes soulevés par certaines
occurrences, sans nécessairement tous les résoudre. 3) Une brève conclusion, proposant une
ouverture stylistique. La mise en relation avec le commentaire stylistique ne doit pas véritablement
intervenir dans le corps de la réponse : la problématique de l'analyse est essentiellement
grammaticale afin de privilégier une description précise des faits de langue et d'éviter un glissement
trop rapide vers l'interprétation des formes.

L'EMPLOI DE « ON »
La spécificité du fonctionnement du pronom « on » peut être attribuée à son origine substantivale.
« On » est en effet issu du nominatif latin homo (le substantif « homme » est lui issu de l'accusatif
hominem). Le contenu notionnel « homme » a connu ensuite un processus d'abstraction pour
désigner finalement un agent indéterminé, uniquement un animé humain, « n'importe qui, tout le
monde, les gens, tout sujet à la condition qu'il soit indéfini » [F. Atlani, in Herschberg-Pierrot,
1993 : 27]. « On » réfère ainsi directement à l'être qu'il désigne mais cet être conserve une certaine
indétermination, ce qui nécessite une interprétation en fonction du contexte ; Emile Benvéniste
parle ainsi de la « généralité indécise » du « on ». « On » est un pronom caméléon qui peut avoir la
valeur d'un « nous », d'un « il » ou d'un « tout le monde ». Il sera possible d'évoquer alors la figure
rhétorique de l'énallage [« échange d'un temps, d'un nombre, ou d'une personne, contre un autre
temps, un autre nombre, ou une autre personne » Fontanier, 1968 : 293]. D'un point de vue
sémantique, « on » peut être considéré comme un pronom indéfini ; d'un point de vue syntaxique, il
peut être envisagé en tant que pronom personnel, ayant le même fonctionnement que le pronom
« il » et pouvant être, par son indétermination, équivalent de presque toutes les formes.

Emplois de « on » :
Syntaxiquement, « on » est employé exclusivement comme sujet du verbe, il est toujours antéposé
excepté dans les incises ou les interrogatives ; pronom clitique, conjoint au verbe, il ne peut être
séparé du verbe que par : ne, en, y, le, la, les, lui, leur, me, nous, vous. L'article « l' » élidé est la
trace de son origine nominale et est employé pour éviter le hiatus, dénotant un niveau de langue
soutenu. « On » est employé exclusivement comme nominal et n'est jamais pronom représentant
contrairement à « il ». Enfin, morphologiquement, « on » est indifférencié, il supprime les
oppositions de personne, donc de genre et de nombre ; cependant, dans les phrases attributives, ou
au passif, l'adjectif ou le participe peut s'accorder en genre et nombre, annulant ainsi
l'indétermination.

A) « On » pronom indéfini
« On » est une proforme nominale dont la valeur indéfinie peut être restreinte (quelqu'un) ou
collective (tout le monde). Le degré d'indétermination peut être toutefois variable, depuis l'absence
totale de détermination jusqu'à une détermination relative selon le contexte.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

A1) « on » dans un énoncé générique (suggérant un nombre indéterminé d'animés non-identifiables)


a) « on » en comparaison généralisante :

« l'année d'après,
comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste
trop violent qui réveillerait l'ennemi et vous détruirait aussitôt » (p. 7)

Avec la présence du syntagme temporel « l'année d'après », il est possible d'hésiter sur
l'interprétation indéfinie. Cependant, l'idée d'une réaction probable devant un « danger extrême »
peut permettre d'inclure ce « on » dans ce qui serait une attitude commune à l'humaine condition,
comme tend à le confirmer l'intervention du « vous » dans la suite de l'énoncé.

b) énoncé à caractère proverbial :

« je vis où j'ai toujours vécu mais je ne suis pas mal,


[…]
il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés
[…]
ils ne sont pas malheureux,
on doit se contenter » (p. 23)

Dans cet exemple, l'occurrence finale de « on » semble reprendre anaphoriquement « je » + « les


gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés ». Il apparaît néanmoins plus évident de
considérer ce « on » comme vecteur d'un énoncé généralisant à caractère proverbial, porté par le
présent gnomique : dans la vie, « on doit se contenter ».

c) « on » doxique ou d'opinion (très fréquent dans le discours métalinguistique des personnages qui
se réfèrent à la doxa pour légitimer ou interroger leur propos) :

« J'étais petite, jeune, ce qu'on dit, j'étais petite » (p. 18)


« jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c'est une sorte de don, je
crois, tu ris) » (p. 20)
« on ne devrait jamais se lâcher,
serrer les coudes, comment est-ce qu'on dit ?
s'épauler, » (p. 68)

Cas intéressant dans lequel la valeur du « on » est plurielle, bien qu'il ne soit employé qu'au sein
d'un même syntagme verbal « on dit », dans une seule réplique ; « On » désigne d'abord un
ensemble déterminé d'animés indéterminés avant de devenir « on » doxique :

« On dit, mais je ne me rends pas compte,


je ne suis pas la mieux placée,
tout le monde dit ça,
on dit,
et ces choses-là ne me paraissent jamais très logiques
– juste un peu, comment dire ? Pour amuser,

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

non? –,
je ne sais pas, on dit et je ne vais pas les contredire, qu'elle ressemble à Antoine,
on dit qu'elle est exactement son portrait, en fille,
la même personne.
On dit toujours des choses comme ça, de tous les enfants
on le dit, je ne sais pas, pourquoi non ?» (p. 13)

Les premières occurrences de « on » suggèrent une collectivité qui n'est pas pour autant celle de la
collectivité humaine dans son ensemble. La référence est en effet nécessairement restreinte par le
contexte puisque le « on » ne peut désigner qu'une collectivité déterminée proche du cercle
familial : « on dit et je ne vais pas les contredire, qu'elle ressemble à Antoine ». La reprise par le
pronom personnel objet « les » indique bien qu'il s'agit d'un groupe d'individus, qu'il est possible de
contredire. La glose initiale par « tout le monde » est alors à réenvisager. Ce « tout le monde » ne
fait en réalité référence qu'au groupe restreint de ceux qui ont vu la fille aînée du couple. En
revanche, la généralisation finale avec l'adverbe « toujours » et le déterminant totalisant « tous » fait
bien du référent de « on » la doxa : « on dit toujours des choses comme ça, de tous les enfants ». Le
locuteur adopte dans ce discours une position de retrait assez ambivalente. Dans un premier temps,
il ne s'inclut pas dans le référent du « on » et semble même s'y opposer (« je ne me rends pas
compte », « ces choses-là ne me paraissent jamais très logiques ») ; dans un second temps, il semble
vouloir se réintroduire dans la référence du « on » en affirmant qu'il ne va pas « les contredire ». Ce
mouvement ambivalent traduit bien le rapport problématique des personnages à la doxa, dont la
norme est le pendant langagier.

A2) Transition :
« On » en emploi cataphorique : « on » est d'abord volontairement introduit comme pronom indéfini
puis, par identification dans le cotexte ultérieur, se révèle être pronom personnel.

« Mais lorsqu'un soir,


sur le quai de la gare
[…]
on vint doucement me tapoter sur l'épaule » (p. 46)

Le mystère introduit par l'emploi du pronom indéfini référant à une seule personne participe au
climat inquiétant de l'épisode, qui est ensuite interprété comme une parabole. « On » réfère alors à
une entité animée allégorique, identifiée ultérieurement comme étant la figure de la Mort : « ce ''à
quoi bon'' rabatteur de la Mort / – elle m'avait enfin retrouvé sans m'avoir cherché – » (p. 47).

B) « On » pronom personnel

B1) Enallage suggérant plusieurs animés identifiés.


P4 : le « nous » unificateur est d'un usage problématique dans la pièce. Ainsi, dans la première
scène, il n'apparaît que deux fois et ne désigne jamais l'ensemble de la communauté familiale. Les
premières occurrences du « nous » sont d'abord exclusives : « Lorsque nous nous sommes mariés »
(p. 10), « Suzanne, fous-nous la paix ! » (p. 12). La première personne du pluriel réfère, dans les
deux cas, à un groupe par opposition au reste du groupe. La nature délicate, sinon conflictuelle, des
rapports familiaux trouve une assez bonne illustration dans l'emploi spécifique de cette personne à
l'ouverture de la pièce. Par la suite, certains emplois du « on » en pronom personnel équivalent de
P4 permettent aussi de faire jouer les oppositions : « on n'est pas trop de deux contre celui-là »

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

(p. 68), « Tu dis qu'on ne t'aime pas » (p. 69). Le « nous familial » sera employé par La Mère à la
scène 9 de l'acte I (« Je suis contente, je ne l'ai pas dit, je suis contente que nous soyons tous là, tous
réunis » p. 42), mettant l'accent sur la collectivité (« tous » x2) et sur le délai important qu'a connu
cette affirmation (« je ne l'ai pas dit »).

P4 : « on » inclut le locuteur et tend à englober un groupe déterminé :

« je plaisantais,
on ne peut pas plaisanter,
un jour comme aujourd'hui, si on ne peut pas plaisanter... » (p. 16)

P4 : « on » en tournure passive dans laquelle le participe porte les marques du féminin pluriel
« obligées ». « On » inclut le locuteur et certainement le personnage de La Mère :

« C'est bien pratique, cela nous rend service et on n'est pas toujours obligées de demander aux
autres » (p. 24)

P4 : avec un verbe pronominal, l'emploi de « on » permet d'alterner avec la réduplication du


« nous » :

« Nous nous surveillions,


on se surveillait, nous nous rendions responsables de ce malheur soi-disant » (p. 72)

« Suzanne et moi, nous devrions être toujours ensemble,


on ne devrait jamais se lâcher » (p. 68)

P4 = P1+P3 : le pronom personnel « on » est repris anaphoriquement par « je » et « leur père » :

« On travaillait,
leur père travaillait, je travaillais » (p. 25)

P5 : cet emploi exclut le locuteur et désigne spécifiquement les allocutaires. Il a ici une valeur
légèrement hypocoristique, remplaçant le « vous », et légèrement ironique, en raison du cotexte
précédant (modalisation autonymique sur la pertinence de l'emploi du mot « logique » qui n'est pas
un « joli mot »).

« il était logique, on me comprend » (p. 17)

P6 : Identification possible (« on » faisant référence à un nombre indéterminé d'animés


identifiables). La référence maquillée peut être identifiable : « on » a valeur de ils et désigne
probablement les huissiers.

« et c'est à moi, directement,


qu'on viendrait les reprendre si je ne les payais pas » (p. 24)

B2) Enallage suggérant un seul animé identifié


P1 : Lorsque « on » est par énallage le représentant de la première personne, il inclut exclusivement
le locuteur et peut sous-tendre une forme de distanciation :

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

« je voulais être heureuse et l'être avec toi


– on se dit ça, on se prépare – » (p. 21)

« j'ai pensé que tu avais acheté une voiture, on ne peut pas savoir, ce serait logique » (p. 11)

L'emploi de « on » semble ici intervenir pour mettre à distance l'implication du « je » face à un


comportement donné. Le locuteur cherche à légitimer son attitude ou son ignorance, ou plutôt à
l'excuser, en détournant le pronom personnel. La distanciation opérée par le « on » permet
d'atténuer nettement la responsabilité.

« et en effet, si on y réfléchit
– et en effet, j'y réfléchis, je ris, voilà, je me fais rire –
en effet, je n'y suis pas mal » (p. 23)

Le « je » reprend anaphoriquement le « on » après un énoncé apparemment généralisant. La


validation de la conditionnelle par le segment identique souligne l'équivalence des pronoms. Le
« on » ne peut avoir de véritable valeur collective car la réflexion implique une introspection afin de
déterminer un état émotionnel.

Cas de la « figure modalisée » [J.- M. Murat, Poétique de l'analogie] :


« On dirait un épagneul » (p. 9)

Cette figure d'analogie, qui modalise le propos, n'est liée a priori qu'à la seule subjectivité du
personnage, et l'emploi du « on » relève de l'énallage de la première personne du singulier ;
cependant, cette dernière ne peut commuter avec le « on » (*je dirais un épagneul). Il s'agit donc
d'une forme de structure figée appartenant aux figures d'analogie complexes, sémantiquement
imputable à la première personne tout en suggérant l'approbation possible par une collectivité
d'observateurs.

Dans Juste la fin du monde, l'emploi du pronom « on » recouvre plusieurs enjeux :


1) Du point de vue de l'oralité, il est en concurrence avec « nous ». 2) Dans une perspective plus
énonciative, il pose la question de la place de l'énonciateur par rapport à l'énoncé. « La polysémie
de ''on'' et son indistinction formelle en font un instrument de métamorphose énonciative »
[Herschberg-Pierrot, 1993 : 27]. Dans l'acte de nommer, dans ce qui peut ou ne peut être nommé,
dans ce qui peine à être nommé, « on » peut intervenir de façon signifiante, glissement flexionnel en
forme de fuite, ou de masque. « On » en énallage de la première personne peut traduire une forme
de distanciation du locuteur face à son propos. 3) La confrontation des personnages à la norme, d'un
point de vue langagier (« on dit comme ça » p. 20), ou à l'opinion commune, d'un point de vue
thématique (le « on dit » anaphorique p. 12-13), implique également une réflexion autour du « on »
et sa valeur généralisante. Le « on » de la doxa devient un refuge, une valeur rassurante autour de
laquelle l'énonciation interroge ou valide l'énoncé. 4) Enfin, « On » par opposition au « nous » est
aussi intéressant dans la perspective d'une inclusion/exclusion au sein d'un groupe déterminé par des
liens filiaux.

LES PROCEDES D'EMPHASE


Sous le nom d'emphase sont réunis tous les procédés d'insistance et de mise en relief. Comme
l'indique la GMF, le terme, issu de la rhétorique, a endossé en français une connotation péjorative

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

(grandiloquence, exagération). Son sens spécialisé provient de l'influence de l'anglais emphasis qui
signifie « accentuation, insistance ». On distingue généralement trois types d'emphase. 1) l'emphase
discursive (extraction et dislocation qui sont des procédés de thématisation ou de rhématisation), 2)
l'emphase rhétorique (phénomène plus large qui engobe tous les procédés de renforcement), 3)
l'emphase lexicale ou prosodique (qui relève davantage de l'oral puisqu'elle concerne l'accent
d'insistance et la montée de l'intonation). Nous ne retiendrons ici, de ces trois types d'emphase
participant au dynamisme communicatif, que l'emphase discursive.

Il existe trois niveaux d'analyse pour la structure discursive d'un énoncé, entre lesquels il peut y
avoir convergence ou divergence :
- opposition sujet / prédicat : c'est la distinction la plus ancienne, héritée de la logique. Le sujet (du
latin sub-jectum : « jeté en dessous ») est le support de prédication, le prédicat (du latin prae-dico :
« dire en face, proclamer ») concerne ce qui est dit du support, l'apport sémantique que le jugement
prédique du sujet. Ces deux termes entrent dans la définition donnée par Le Goffic de la phrase :
« séquence autonome dans laquelle un énonciateur (locuteur) met en relation deux termes, un sujet
et un prédicat » [1993 : 8].
- sujet logique : argument unique ou initial d'une phrase.
- fonction communicative : distinction entre le thème (ou topique) qui est le point de départ de
l'énoncé, ce qui est connu, ou acquis, et le rhème (ou propos) qui est l'information nouvelle
apportée, le commentaire. Thème vient du grec thêma, « ce qui est posé », et rhème de rhêma, « ce
qui est dit ».

Le sujet grammatical et sémantique n'est pas nécessairement le thème d'un énoncé. Il est possible
d'effectuer deux tests pour identifier le thème et le rhème. 1) la négation : elle porte toujours sur le
rhème 2) l'interrogation : le thème peut être assimilé à une interrogation dont le rhème serait la
réponse.
Toutes les phrases ne présentent pas les deux éléments, ainsi le thème n'est pas toujours explicité.

L'emphase relève du type de phrase facultatif, si l'on considère que ce sont des dérivés de type
obligatoire. Elle procède d'un réagencement de la phrase, elle affecte l'organisation sémantique et la
répartition de l'information. Elle peut également être envisagée en tant que modalité d'énoncé dans
la mesure où l'opération de thématisation ou de rhématisation permettent au locuteur de modaliser
son énoncé en mettant en position de thème ou de rhème un constituant.

Pour isoler de façon expressive un constituant, pour le mettre en relief, on peut recourir à trois
procédés : dislocation, extraction et phrase pseudo-clivée.

A) Dislocation
Un constituant est détaché en tête ou en fin de phrase, séparé par une virgule le plus souvent. La
phrase canonique est ainsi disloquée, ou segmentée. Cela créé un effet d'insistance par la double
présence et participe de l'expressivité du discours (procédé très pratiqué par Céline par exemple et
dans la langue orale également). Le constituant détaché est repris par un pronom qui confère une
fonction à cet élément dans le cadre de la phrase. Le constituant peut être détaché à gauche (effet
d'annonce) ou à droite (effet de rappel) : le pronom qui le reprend est anaphorique lorsque le
constituant est détaché à gauche, cataphorique lorsqu'il est détaché à droite. Le constituant détaché
forme le thème, le reste de la phrase étant le rhème. Dans la pièce, en lien avec les problématiques
de reformulation, ce procédé de dédoublement est partie prenante du principe de répétition.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

A1) Dislocation gauche


a) sujet
P1 :« (mais moi, je ne prétends rien) » (p. 52)

« Mais moi, je ne veux pas,


je n'ai pas envie. » (p. 53)

P3 : « Mais lui, il peut en déduire,


il en déduit certainement » (p. 33)

« Elle, elle me caresse une seule fois la joue » (p. 62)

« la Mort aussi, elle est ma décision » (p. 44)

Les pronoms personnels clitiques « je », « il », « elle » reprennent le pronom personnel tonique


disjoint (« moi », « lui » ou « elle ») ou le substantif (« la Mort »). Ils sont souvent présents plus
d'une fois dans la phrase, ce qui démultiplie le redoublement de la dislocation.

« Elle, ta mère, ma mère,


elle dit que tu as fait et toujours fait [...] » (p. 21)

Le détachement du groupe sujet créé une insistance en redoublant le thème représenté par le sujet.
Dans les répliques ci-dessus, à l'ouverture de la phrase, le sujet est présent quatre fois, la forme
pronominale encadrant les deux formes nominales actualisées par les déterminants possessifs de
deuxième et de première personne du singulier. Le procédé de la dislocation est développé sous
forme de chiasme (« elle », « ta mère » / « ma mère », « elle »).

b) objet
« Sa situation, vous ne la connaissez pas » (p. 32)

« Même l'injustice de la laideur ou de la disgrâce et les humiliations qu'elles apportent,


tu ne les a pas connues et tu en fus protégé » (p. 70)

La dislocation rend possible la présence de l'objet en position de thème, ce que l'ordre canonique de
la phrase ne permettait pas.

A2) Dislocation droite


a) sujet
« cela t'a pris un jour,
l'idée, juste une idée. » (p. 51)

Les pronoms démonstratifs « ce », « cela », « ça » peuvent concurrencer le pronom personnel pour


reprendre ou annoncer le groupe nominal, conférant au propos une valeur plus générique, ainsi
qu'une valeur d'indétermination : « cela » peut être défini comme « une forme à contenu nominal
indistinct », impliquant « un référent non délimité, à contours flous, qui se confond avec la situation
d'énonciation » [Corblin, 1995 : 96].

b) objet

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

L'objet peut être ainsi présent plusieurs fois, sous forme atone (premier « lui »), tonique (second
« lui ») et nominale (« Antoine ») :

« Que tu lui donnes à lui, Antoine » (p. 39)

Le pronom personnel peut être repris avant et après le nom propre, produisant un fort effet
d'insistance :

« et avec elle, Catherine, elle » (p. 10)

B) L'extraction
Un constituant est isolé en tête de phrase par le morphème de présentation « c'est... que » ou
« c'est... qui ». Cette tournure est aussi appelée phrase clivée ou focalisation car elle met l'accent sur
un élément. C'est une tournure rhématique, l'élément extrait étant toujours un rhème (ce qui est
posé). Il est appelé focus ou foyer ; ce qui suit le relatif est le présupposé.

B1) sujet
« je le conduis, c'est moi qui le conduis » (p. 63)

La co-présence des deux structures est une bonne illustration de la recherche d'expressivité des
personnages : l'extraction, par la mise en relief qu'elle propose, semble venir pallier la faible
présence du sujet dans la phrase canonique précédente (« je le conduis »). « Les effets sémantiques
de l'extraction font que l'élément extrait est singularisé parmi d'autres du même paradigme ; d'où
son utilisation dans des effets de contraste, surtout avec les sujets. » [Blanche-Benveniste, 1990 :
61]. L'intervention de l'extraction peut être ainsi comprise avec le cotexte antérieur (« Moi, je peux
aussi bien, / vous restez là, nous dînons tous ensemble, / je le conduis, c'est moi qui le conduis »)
dans lequel « moi » s'opposait déjà à « vous » en accentuant à l'ouverture sa présence par la
dislocation droite (« Moi, je »).

B2) objet direct


« […] c'est l'image qu'il donne,
c'est l'idée que j'emporte » (p. 62)
« (c'est cela que je voulais dire) » (p. 77)
« Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai » (p. 78)

-avec ellipse du présentatif :


« cela que je ne comprends pas » (p. 57)

B3) objet second


« c'est à toi qu'ils veulent demander cela » (p. 38)

B4) objet indirect


« c'est de cela que je me venge » (p. 62)
« c'est à cela que tu penses, point. » (p. 51)

L'extraction, en mettant l'accent sur l'élément rhématique, peut renforcer la dimension péremptoire
du propos, comme le montre l'ajout ponctuant du « point ».

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

B5) complément circonstanciel


« c'est exactement ainsi,
lorsque j'y réfléchis,
que j'avais imaginé les choses » (p. 61)

C) La phrase pseudo-clivée ou semi-clivée


C1) Structure « ce que... c'est »
Le dispositif pseudo-clivé se construit avec le morphème « ce que... c'est », ou « ce qui... c'est » et
« a pour effet de diviser la formulation verbale en deux parties » [Banche-Benveniste, 1990 : 62]. Il
constitue en réalité une forme de combinaison de la structure clivée avec celle de la dislocation. Le
premier élément est souvent une relative périphrastique et le second, une séquence introduite par
« c'est ». Le contenu du premier élément est le présupposé et l'élément introduit par « c'est » est ce
qui identifie le référent, par opposition aux autres référents possibles. Le premier élément appelle
une spécification qui sera contenue dans le deuxième. Cette structure permet notamment de
ménager un effet d'attente.

« ce que je pense
(et c'est cela que je voulais dire)
c'est que je devrais pousser un grand et beau cri » (p. 77)

« Ce qu'ils veulent, ce qu'ils voudraient, c'est que tu les encourages peut-être


[…]
que tu les encourages, que tu les autorises ou que tu leur interdises de faire telle ou telle chose,
que tu leur dises, que tu dises à Suzanne […] » (p. 39)

Dans le premier exemple, l'effet d'attente est redoublé par l'insertion parenthétique (qui est elle-
même une extraction) et, dans le second, l'attente est prolongée par le changement aspectuel du
verbe (passage du présent de l'indicatif au conditionnel présent). La spécification du deuxième
exemple est multiple et l'on voit bien que ce système phrastique permet l'énumération de plusieurs
éléments autour du présupposé, ce qui constitue le support des velléités de précision et d'exactitude
des personnages.

L'effet d'attente peut être amplifié par la reprise du présupposé au sein du même discours : « ce que
nous pouvons faire, ce qu'on pourrait faire, / voilà qui serait pratique, / ce qu'on peut faire, c'est te
conduire, t'accompagner à la maison » (p. 62). Ou bien par un jeu de répliques reprenant le
présupposé en retardant de façon indéfinie la spécification attendue. « On rencontre souvent ce
dispositif dans des conversations à plusieurs, où les arguments sont enchaînés par les différents
locuteurs, avec une partie présupposée en commun [...] » [Blanche-Benveniste, 1990 : 64]. Dans la
scène 4 de l'acte II, deux personnages amorcent ainsi la relative périphrastique (l'une en annonce et
l'autre en rappel), différant l'identification du référent : « ce que je ne comprends pas » est employé
par Suzanne, puis par Antoine avec une modification du pronom personnel (« ce que nous ne
comprenons pas »), puis repris par Suzanne avec un renforcement (« ce que je ne comprends pas et
n'ai jamais compris »). Le jeu de répétition autour du premier élément de la phrase pseudo-clivée se
poursuit ensuite jusqu'à l'invitation en points de suspension formulée par Antoine afin d'inciter
Suzanne à la spécification, laquelle intervient avec l'ellipse de la structure « c'est que », créant une
rupture dans la construction :

« Antoine. – Ce que tu ne comprends pas... »

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

Suzanne. – Ce n'était pas si loin, il aurait pu venir nous voir » (p. 57)

C2) Inversion de la structure : « c'est... ce que »

« C'est cela,
c'est exactement cela, ce que je disais » (p. 50)

La place de la relative périphrastique est ici inversée par rapport à l'ordre canonique (dislocation
droite), ce qui provoque une inversion du présupposé : la spécification (« c'est cela ») du dis (« ce
que je disais ») intervient avant, en relation avec le cotexte linguistique qui précède.

C3)Variante de la structure avec subordonnée conditionnelle

« S'il y a bien une chose que je n'ai pas oubliée en songeant à toi,
c'est tout cela, ces histoires pour rien,
des histoires, je ne comprends rien » (p. 50)

Cette variante comporte une subordonnée conditionnelle comme premier élément. Elle permet de
créer un fort effet d'insistance sur le présupposé (insistance renforcée ici par l'adverbe « bien »).

La recherche d'expressivité manifestée par les procédés d'emphase est à comprendre, dans un
premier temps, avec les phénomènes de l'oralité qui sous-tendent toute écriture dramatique ; elle
concerne également la problématique plus large de la communication. Dans un second temps, ces
procédés créent un effet d'attente qui représente bien les difficultés à dire et le temps consacré à la
recherche de l'expression (cf. répétition du premier élément de la structure pseudo-clivée, retardant
la spécification, scène 4 de l'intermède : « ce que je ne comprends pas » p. 57). Cet effet d'attente
n'est pas sans lien avec la dilution du message que doit transmettre le personnage principal et son
report permanent. Enfin, le redoublement effectué par la dislocation ou par la structure pseudo-
clivée s'intègre dans le processus des répétitions et des reformulations, ce qui a pour effet
d'accentuer la démultiplication des syntagmes.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

STYLISTIQUE
L'étude de style de l'épreuve écrite porte sur un trait spécifique, un fait de style (rhétorique,
discursif, générique ou deux notions mises en perspective). Les analyses qui suivent auront pour but
de cerner quelques grands enjeux stylistiques de la pièce, en offrant au candidat des outils pour
permettre, le jour de l'épreuve, l'analyse précise d'un extrait.
L'un des phénomènes stylistiques les plus immédiatement repérables dans Juste la fin du monde
concerne la dimension réflexive du langage, qui engendre une expansion par ajout (ce que l'on
serait tenté de qualifier de « poétique de la reformulation » : compléter, corriger, confirmer,
commenter), le discours des personnages mettant sans cesse l'accent sur l'acte de nommer. Le sujet
se confronte à la réalité mais aussi aux mots qui servent à nommer cette réalité. Par souci du bien
dire. Pour rendre justice à la pensée. Ou peut-être parce que la confrontation aux mots est une
échappatoire permettant d'éviter de se confronter à la réalité. La structure circulaire de la pièce
(arrivée - départ) et l'échec de l'annonce sont liés à cette parole façonnée – fascinée ? – par le retour.
Il s'agira également de penser l'articulation entre l'écrit et le dit, de saisir la façon dont l'écriture
dramatique (« sorte de pré-transcription des énoncés destinés à être prononcés », Vodoz, p. 102)
joue sans cesse sur les deux versants du langage. « […] le fait stylistique, lorsqu'il s'agit de théâtre,
se définit toujours par un double écart par rapport au langage parlé et par rapport au langage écrit ;
mais il tient nécessairement, parce qu'il s'agit encore de langage, de l'un et de l'autre » [Larthomas,
1980 : p 175]. Il ne faudra ainsi jamais perdre de vue, lors de l'analyse, cette double essence du
langage dramatique, qui participe du langage parlé comme du langage écrit sans jamais « se
confondre avec eux » [ibid : 175].

REFLEXIVITE DU LANGAGE
La dynamique de répétition, reformulation ou rectification, est au cœur du processus d'élaboration
du discours et engendre le double dialogue que nous évoquions préalablement. Les personnages ne
se bornent pas à tenter de dialoguer entre eux, ils dialoguent également sans cesse avec le langage,
avec les mots, avec la norme. L'articulation entre la pensée et les mots, la réflexion sur l'adéquation
à une correction grammaticale, les considérations sur la dimension esthétique du mot sont autant de
thèmes qui nourrissent la conversation du discours sur le discours. La difficulté à communiquer est
donc très étroitement liée à l'enchevêtrement du dialogue réflexif sur le langage et du dialogue
initial, le premier venant quelque peu perturber les règles conversationnelles.
Afin d'envisager progressivement cette dynamique qui constitue un trait stylistique majeur du
langage de la pièce, nous nous attarderons d'abord sur les notions d'enroulement et de déroulement
sur les axes syntagmatiques et paradigmatiques, ceci pour permettre une approche globale,
typographique et syntaxique, avant d'aborder les problématiques de l'énonciation.

REFUS DE LA LINEARITE

A) Axes paradigmatique et syntagmatique


Le discours oral avance en utilisant un axe syntagmatique dans lequel « les unités sont à analyser
dans leur successivité » et un axe paradigmatique, lorsque le locuteur semble opérer un
« piétinement sur une seule et même place syntaxique » [Blanche-Benvéniste, 1990 : 18]. Ces axes
de déroulement syntagmatique et paradigmatique semblent constituer une première approche
intéressante pour saisir les particularités du langage de Juste la fin du monde, langage qui se déploie
et prolifère fréquemment autour d'un élément recteur. Il est possible d'évoquer, pour ce type de
succession, la notion d' « auto-interruption » : « on parle ici d'auto-interruption pour désigner les

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

phénomènes discursifs qui se caractérisent par le fait qu'un locuteur interrompt un énoncé qu'il a
engagé et soit le laisse inachevé, soit ''revient en arrière'' pour le reprendre à partir d'un élément déjà
énoncé […] » [Daniel Coste, 1986 : 127]. Ce procédé est l'un des modes d'appréhension du langage
parlé dans l'écrit et se trouve très utilisé dans les monologues notamment. La mise en page du texte,
avec ses retours à la ligne récurrents, illustre d'ailleurs assez souvent, et de façon très signifiante,
cette succession horizontale et verticale de paradigmes. Quand le locuteur « revient en arrière »
pour reprendre un énoncé, il peut reformuler ce dernier, ou le rectifier. Si la rectification et la
reformulation constituent des formes de dédoublement du dire, il est possible de cerner quelques
nuances entre ces deux modes de dédoublement. Selon Jacqueline Authier-Revuz [1995], la
reformulation est un processus dans lequel le locuteur cherche, par étapes successives, à atteindre
l'adéquation du mot à la chose, sans pour autant nécessairement y arriver. La reformulation
additionne, elle ne substitue pas contrairement à la rectification qui cherche à se conformer à une
norme et intervient pour remplacer un énoncé par un autre. Le deuxième terme rectifiant annule le
premier, l'objectif est supposé atteint. Il est souvent délicat de déterminer si le deuxième terme est
une substitution réelle qui efface le précédent ou s'il constitue simplement une alternative au
premier (v. Rectification invalidée). D'un point de vue rhétorique, ces phénomènes de retour
relèvent en grande partie de l'épanorthose, figure qui, selon Fontanier, consiste à « revenir sur ce
qu'on dit, ou pour le renforcer, ou pour l'adoucir, ou même pour le rétracter tout à fait » [1968 :
408]. Nous reviendrons plus largement par la suite sur cette figure.

A1) Axe paradigmatique


Sur un axe paradigmatique, nous utiliserons le terme de déroulement pour évoquer la progression du
discours par amplification. Celle-ci peut être de l'ordre de l'énumération, de la répétition, ou de la
variation dans la dénomination et relève principalement de l'auto-reformulation.

a) Enumération
« on y mangeait toujours les mêmes choses,
les spécialités de la saison,
la friture de carpe ou les grenouilles à la crème » (p. 28)

Dans cet exemple d'énumération, le verbe transitif « manger » régit quatre compléments d'objet
direct (les deux derniers étant coordonnés par la conjonction « ou »). La mise en page épouse le
procédé paradigmatique en empilant les compléments les uns sous les autres, selon un ordre de
dénomination allant du plus indéfini (l'hyperonyme « chose » en position d'annonce cataphorique)
au plus défini (« la friture de carpe ou les grenouilles à la crème »), ce qui est tout à fait dans la
logique discursive des personnages. Chaque retour à la ligne est ainsi un pas de plus vers la
dénomination précise dans ce discours du souvenir.

b) Enumération et répétition de lexème avec enrichissement


« je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage,
pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision,
– ce que je crois –
lentement, calmement, d'une manière posée » (p. 7)

Les énumérations se situent sur un axe paradigmatique, articulées autour des verbes recteurs
« décider » et « annoncer ». Pour le premier, verbe transitif indirect, quatre verbes à l'infinitif
introduits par la préposition « de » : « retourner », « revenir », « aller et faire ». Pour le second, une
série d'adverbes et de locutions adverbiales. Le déroulement sur l'axe paradigmatique se poursuit

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

puisque le lexème est repris pour être enrichi : la locution adverbiale « avec soin » est complétée :
« avec soin, avec soin et précision ». Dans cette occurrence, le terme « précision », semble en outre,
de façon assez savoureuse, thématiser le procédé qu'il emploie : l'auto-reformulation façonne un
discours qui avance par étapes successives sur le chemin de la précision. La dernière énumération
décline, toujours autour du même verbe recteur « annoncer », une série adverbiale tout en reprenant
la précédente énumération pour l'étoffer : reprise de l'adverbe en -ment « lentement » et ajout de
deux nouveaux syntagmes.

« […] avec juste en tête pour commencer, commencer à nouveau,


juste en tête l'idée de ma propre mort à venir » (p. 29)

L'enrichissement du lexème « commencer » par la locution adverbiale « à nouveau » provoque la


reprise du premier syntagme « juste en tête » afin d'achever le propos. En résulte une structure en
chiasme dans la répétition qui reflète bien la circularité de la parole dans la pièce.

c) Variations dans la dénomination


-Variation du pronom personnel sujet :
« je crois, nous croyons, nous avons cru, je crois que c'est bien » (p. 16)

Ce balancement (en forme de chiasme) entre les deux premières personnes est une tendance du sujet
de l'énonciation, révélatrice de la prudence et du manque d'assurance : le « je » avancé s'efface
immédiatement derrière un « nous » qui va ensuite servir d'appui à la réaffirmation du « je ». La
convocation du pronom de la première personne du pluriel peut être rapprochée de l'emploi du
« on » analysé en morpho-syntaxe. L'énonciation individuelle avance en brandissant régulièrement
la caution du collectif.

-Variation du verbe avec gradation sémantique :


« Lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu nous abandonnas » (p. 73)

Se succèdent, dans une énumération auto-reformulative de la proposition circonstancielle de temps,


trois verbes exprimant une gradation sémantique (« parti », « quittés », « abandonnas »), laquelle
montre bien l'effort constant du locuteur pour introduire plus de justesse et plus d'impact dans le
propos. La progression vers un surcroît d'expressivité se traduit également par la cadence majeure
régulière (6/7/8). Le passage de « tu es parti » à « tu nous abandonnas » révèle un double
changement dans la façon d'envisager le procès : outre le glissement sémantique (partir /vs/
abandonner), la famille est désormais présente au centre du propos (« nous »), ce qui permet de
fortement modaliser l'assertion en apportant un jugement moral sur le fait évoqué. Le passé-simple
se substitue au passé-composé, ce qui permet, certes, d'éviter le hiatus (tu nous as abandonnés)
mais aussi et surtout d'orienter le discours vers une dimension littéraire : « introduit dans le
discours, l'aoriste paraîtra pédant, livresque. » [Benveniste, 1966 : 245]. Les personnages utilisent
un temps qui, d'ordinaire, ne « s'emploie pas dans la langue parlée » [ibid : 243], ils écrivent leur
propos – le monologue d'Antoine peut faire figure de récit rétrospectif – pour se mettre au niveau de
celui qui fait figure d'écrivain. L'intervention du passé-simple engendre, cependant, une
modification du repère temporel ; le locuteur abandonne le moment du discours (passé-composé)
pour se placer au moment de l'événement (passé-simple) et atténue ainsi, en se détachant des faits,
en les éloignant du présent, la charge affective croissante à l'œuvre dans l'énumération, culminant
avec le verbe « abandonner ».

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

A2) Axe syntagmatique


Pour traduire ces allées et venues sur l'axe syntagmatique, nous utiliserons le terme d'enroulement
permettant d'envisager le retour du langage sur lui-même. Les retours effectués sur cet axe
s'inscrivent majoritairement dans un processus d'auto-rectification.

a) Correction de la dénomination
-Groupe nominal et adjectival :
« Le petit garçon a,
il a maintenant six ans. » (p. 14)

Le syntagme est amorcé mais reste en suspens en raison de la reprise avec correction : le groupe
nominal « le petit garçon » est anaphorisé par le pronom personnel « il », plus en adéquation avec le
lien maternel que le très étrange et distant « le petit garçon », reprise maladroite en anaphore fidèle
des propos de l'interlocuteur,. Le verbe « avoir » de la première occurrence ne régit plus de
complément, ce qui entraîne une brusque rupture de construction marquée par la virgule et le retour
à la ligne. Le pronom personnel « il » efface ainsi la première nomination.

« Antoine et Catherine, avec les enfants


– je suis la marraine de Louis –
ont une petite maison, pavillon, j'allais rectifier » (p. 22)

Le locuteur revient pour corriger et employer un mot plus en adéquation avec la chose. La
correction est explicitée avec le syntagme « j'allais rectifier », redondant et paradoxal : l'ajout
intervient après la rectification effective et l'emploi du verbe « aller » à l'imparfait exprime un
procès à venir, non-réalisé, dans le passé. La fiction d'oralité et de spontanéité est donc ici
parfaitement entretenue en donnant l'illusion que l'expression est absolument immédiate.

« […] tout ça, mes filleuls, neveux, mes neveux, ce ne sont pas mes filleuls, mes neveux, nièces, ma
nièce, ça m'intéresse » (p. 14)

La correction se traduit par une succession de mots qui perdent leur actualisation, montrant ainsi
l'immédiateté de l'auto-rectification (« mes filleuls, neveux »). Celle-ci est explicitée par la reprise
sous forme négative « ce ne sont pas mes filleuls ». Le terme inapproprié est présent deux fois,
tandis que le terme exact est répété de nombreuses fois, selon un principe de compensation de
l'erreur.

« c'est méchant, pas méchant, non, c'est déplaisant. » (p. 14)


« […] il croit probablement que ce qu'il fait n'est pas intéressant
ou susceptible, le mot exact, ou susceptible de vous intéresser. » (p. 33)

L'auto-rectification de l'adjectif intervient explicitement par l'emploi de l'adverbe « non », dans le


premier exemple, ou par la présence d'une conjonction de coordination et d'un commentaire méta-
énonciatif (« le mot exact ») qui signale l'opération de substitution : la conjonction « ou » ne traduit
pas une alternative mais le remplacement du premier terme par un autre, plus « exact ».
L'épanorthose provoque l'enroulement du discours sur lui-même mais aussi son expansion : en
considérant le propos énoncé, elle amène à le répéter pour le nier, puis à le remplacer.

-Groupe verbal

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

« […] je me répète cela,


ou bien plutôt je me le chantonne pour entendre juste le son de ma voix, » (p. 56)

La présence de l'adverbe « plutôt » annule l'alternative induite par la conjonction « ou » et introduit


l'auto-rectification. Le verbe « répéter » est annulé afin d'être remplacé par « chantonner ».

b) Changement aspectuel
-Syntagme verbal :
« c'était, ce fut, c'était une attention très gentille » (p. 13)
Le détour par le passé-simple avant le retour à l'imparfait initial pour cette double correction du
présentatif souligne bien la tension langagière de la pièce. Le locuteur interroge le déroulement du
procès et corrige en introduisant l'aspect non-sécant du passé-simple, avant de reprendre en effaçant
la limite finale (imparfait sécant). Le détour par le passé-simple (cf. infra) révèle la volonté d'avoir
recours à un discours plus soutenu, plus littéraire.

« Cela me fait plaisir, je suis touché, j'ai été touché » (p. 14)

La correction qui introduit l'aspect accompli du passé-composé pose le problème du rapport au


présent : la gêne et la pudeur pèsent sur ces retrouvailles au début de la pièce et renvoient l'émotion
dans le passé.

« je pensais que ton métier était d'écrire (serait d'écrire) » (p. 19)

L'insertion parenthétique qui apporte une correction avec l'emploi du conditionnel interroge le
rapport de simultanéité (« était ») ou de postériorité (« serait ») du procès de la subordonnée par
rapport à la principale et témoigne de l'incertitude et du mystère qui entourent le personnage de
Louis.

c) Changement de personne
« excuse-moi
excusez-moi » (p. 15)

« cela lui plaît,


cela te plaît? » (p. 15)

« je ne sais pas ce qu'elle a après moi,


je ne sais pas ce que tu as après moi » (p. 64)

Dans ces deux derniers exemples, le locuteur utilise d'abord le pronom de troisième personne avant
d'employer celui de deuxième personne. Le premier mouvement vise donc à exclure l'interlocuteur
de l'acte d'énonciation, ce qui est assez révélateur de la tendance à l'évitement du dialogue et de la
confrontation. L'emploi premier du pronom personnel de troisième personne (« membre non
marqué de la corrélation de personne », Benveniste, 1966 : 255) dans le cadre interlocutif semble
être l'illustration microtextuelle de la tendance des personnages à fuir le dialogue (je/tu) pour
privilégier une narration moins inconfortable et périlleuse (il). « Il conviendrait tout d'abord de
remarquer que dans le langage certains éléments ont une vertu enchaînante particulière, ceux dont la
fonction est de rendre le dialogue possible, c'est-à-dire avant tout les formes verbales, les pronoms
personnel et les possessifs (adjectifs et pronoms) des deux premières personnes » [Larthomas,

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

1980 : 258]. Ce jeu des pronoms personnels est une des illustrations linguistiques des difficultés
communicationnelles au sein de la famille.

d) Ajout d'un verbe modal


« C'était il y a dix jours à peine peut-être
– où est-ce que j'étais ? –
ce devait être il y a dix jours » (p. 29)

Ici, le retour s'effectue avec l'ajout de l'auxiliaire modal « devoir » qui nuance et atténue
l'affirmation par l'adjonction du caractère possible, et non certain, de la datation de l'événement.
L'insertion de « devoir » se justifie en outre par la présence en amont des locutions adverbiales « à
peine » et « peut-être ». La possibilité est le premier sens de l'auxiliaire modal « devoir ». Le
deuxième, celui d'obligation, se retrouve dans l'exemple suivant, qui combine l'ajout d'un modal et
le changement aspectuel :

« Je cédais.
Je devais céder.
Toujours, j'ai dû céder. » (p. 71)

L'ajout d'un auxiliaire modal est très fréquent dans le discours des personnages de la pièce. A côté
de « devoir », on trouve ainsi l'auxiliaire « pouvoir », ce dernier exprimant une probabilité moins
forte que le premier.

« C'est que le reste du monde disparaîtra avec soi,


que le reste du monde pourrait disparaître avec soi » (p. 43)

L'emploi des auxiliaires modaux traduit l'extrême prudence langagière qui façonne les propos : au
même titre que l'adverbe « juste », ils fonctionnent comme autant de précautions oratoires venant
modaliser le discours en atténuant les affirmations.

« ce n'est pas ce que j'ai dit qui doit, qui devrait, ce n'est pas ce que j'ai dit qui doit t'empêcher,
je n'ai rien dit qui puisse te troubler » (p. 14)

Dans cet exemple, la rectification porte à la fois sur le temps (passage du présent au conditionnel
puis au présent) et sur l'auxiliaire modal lui-même (passage de l'auxiliaire « devoir » à « pouvoir »).
Ce changement est une nouvelle fois révélateur d'une tendance des locuteurs à aller vers la
correction du langage plus soutenu : on constate le glissement du mode indicatif au mode subjonctif
ainsi que l'élimination de la récursivité des propositions subordonnées (substantive périphrastique et
relative) contribuant à alourdir le propos : « ce que j'ai dit / qui doit ». Ces hésitations, qui reflètent
les mécanismes de l'oralité, sont également celles qui manifestent le désir d'aller vers des structures
plus proches de l'écrit.

e) Reprise pour rendre l'énoncé plus normatif


« […] c'est une idée auquel, à laquelle, une idée à laquelle il tenait » (p. 16)

Ce type d'intervention est fréquente à l'oral (cf. Blanche-Benveniste) en raison de la complexité de


la subordination avec le pronom relatif. D'un point de vue prescriptif, le discours de Catherine est
erroné : le langage s'exhibe ainsi, en relation permanente avec une norme érigée en arrière-plan par

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

les protagonistes.

« Avant même que nous nous marions, mariions ?


Avant qu'on ne soit mariés » (p. 26)

« Et ce n'est pas être méchante


(méchant, peut-être?)
et ce n'est pas être méchant, oui, » (p. 33)

La rectification est réalisée sous forme de modalité interrogative, par juxtaposition des deux formes
en concurrence dans la première, et par adjonction d'un commentaire parenthétique dans la seconde.
La modalité interrogative souligne le dialogue permanent du personnage avec la figure implicite
d'une norme qui oriente le discours. L'évitement du problème est traduit, dans le premier exemple,
par l'abandon du verbe pronominal et la reprise avec une forme passive du verbe. Dans le deuxième
exemple, la correction évoquée entre parenthèses est validée et introduite dans le discours.

« Une « recommandation » que tu t'es fait, faite ? » (p. 51)

Ici les deux termes coïncident sans que la rectification soit explicitement commentée par l'intrusion
d'un commentaire méta-énonciatif. Cette correction reproduit le mouvement spontané du langage
oral tout en manifestant la forte présence de la conscience normative des personnages.

« […] tout langage dramatique peut se définir par l'importance plus ou moins grande qu'il accorde à
ces accidents du langage si fréquents […] dans la conversation quotidienne. Sans doute paraît-il
paradoxal, au premier abord, que ces éléments soient utilisés, puisque le texte a d'abord été écrit,
c'est-à-dire corrigé, nettoyé dirait Corneille ; leur emploi ne peut être que calculé : l'accident du
langage devient effet de style. Le problème est de savoir comment et pourquoi. » [Larthomas,
1980 : 219]. Pierre Larthomas distingue, par la suite, deux types d'accidents, ceux du langage
(inhérents à la nature du dialogue : les mots que l'on cherche, les lapsus, etc.) et ceux de parole et de
langue (qui résultent d'une mauvaise utilisation des organes de la parole ou des éléments que fournit
la langue : fautes de vocabulaire, de grammaire...). Nous venons de le voir, les deux types
d'accidents sont présents dans Juste la fin du monde, mais cette distinction, comme le souligne lui-
même Pierre Larthomas, est quelque peu artificielle et contient de nombreux cas limites. Il semble
plus judicieux de se concentrer sur leurs fonctions : dans le langage quotidien, ces accidents du
langage n'ont aucune fonction, ils ont un caractère banal. Insérés dans le langage dramatique, ils
endossent un rôle : les accidents peuvent conférer des qualités de naturel et de vie au dialogue, ils
peuvent provoquer le rire ou révéler l'émotion, et se parer d'une valeur dramaturgique en permettant
de distinguer les personnages entre eux. Ils produisent enfin un ralentissement du rythme, ou du
tempo, de la fable [ibid : 228]. De ces fonctions résulte « une espèce de divisionnisme ou de
pointillisme de la parole qui, mettant systématiquement de l'espace entre deux propositions, au sens
syntaxique, et presque entre deux mots consécutifs, donne du jeu à la langue et lui confère un
surcroît de théâtralité. A chaque instant, nous avons l'impression que les différents locuteurs – au
prix d'un effort sisyphéen et sur un mode que Claudel qualifierait d'''inchoatif'' – précisent,
corrigent, avec un scrupule qui touche à l'héroïsme, leur propre intervention. » [J.- P. Sarrazac, 2008
: 285]. Chez Jean-Luc Lagarce (anagramme possible : « la langue je ''crac'' »), les accidents du
langage sont en effet présents jusqu'à l'hypertrophie et possèdent une réelle valeur stylistique,
l'auteur cherchant à tirer un parti esthétique et dramatique des imperfections du langage. En raison
de cette hypertrophie, ils éloignent pourtant le dialogue du naturel de la conversation quotidienne.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

Ils peuvent avoir cependant une fonction comique ou afffective, et ralentir l'évolution de l'intrigue.
Leur valeur dramaturgique semble primordiale puisque la présence de ces accidents est le
symptôme des enjeux de la fable : face au personnage central, admiré parce que plus habile dans le
maniement de la langue, l'ensemble de la communauté familiale vit dans la hantise de l'erreur et de
l'incorrection ; dans le domaine dramatique, une utilisation particulière du langage « sert à donner
au personnage un statut d'''étranger'' […]. La différence linguistique n'est jamais considérée au
théâtre comme une différence spécifique, mais comme la désignation de celui qui est hors du
groupe, en position d'infériorité » [Ubersfeld, 1982 : 248-249]. Louis possède une meilleure
maîtrise du langage ; cette différence linguistique, ajoutée à ses absences prolongées, contribue à
l'exclure du reste de la famille, à le placer, non pas en position d'infériorité, mais en position,
véritablement, d'étranger. A cela s'ajoute le poids des non-dits et des rancœurs accumulées qui leste,
sous l'importance de l'enjeu, le propos. L'accident du langage était sans importance dans la vie
courante, « le voici devenu douloureux » [Larthomas, 1980 : 229]. La hantise des accidents conduit
à un langage accidenté, une déformation langagière incarnée par l'hypertrophie du méta-énonciatif.
Le langage est thématisé au point de devenir un personnage central de l'œuvre.

B) Reformulation et rectification
« Ou, plus habilement
– je pense que tu es un homme habile, un homme qu'on pourrait qualifier d'habile, un homme ''plein
d'une certaine habileté'' –
ou plus habilement encore, [...] » (p. 19)

Dans cet exemple de reformulation, on constate la coexistence de l'adverbe d'énonciation


« habilement » dans la phrase insérante et de l'adjectif « habile » dans l'énoncé inséré : un adverbe
d'énonciation portant sur le dire entraîne l'ouverture d'un commentaire dans lequel le terme, par
polyptote, est repris en tant qu'adjectif pour qualifier le personnage : les mots du méta-énonciatif se
propagent sur l'énoncé. Cette influence semble constituer une illustration parfaite de l'enjeu
langagier : un personnage habile impose par sa présence de parler plus « habilement », ce qui
entraîne une plus grande prudence, une plus grande méfiance, et donc, une mise à distance (sensible
dans cet exemple par l'emploi du pronom « on » et par l'usage des guillemets. v. Les mots habités :
les guillemets). « La parole des personnages qui entourent le Fils prodigue – et, parfois, du Fils
prodigue lui-même – se trouve donc soumise à un double impératif : l'exigence de correction dans
l'utilisation du langage redoublant l'exigence éthique, qui consiste, elle, à être juste à la fois avec le
Fils prodigue et avec ceux qui n'ont pas déserté la maison. A être, en quelque sorte, équitable »
[Sarrazac, 2008 : 287]. De là, également, l'omniprésence du terme « juste » dans la pièce.

a) Marquage
Nous venons de voir, avec l'étude descriptive de la progression sur les deux axes, des exemples
différents de reformulation ou de rectification. Pour jean-Michel Adam, il est possible d'établir un
continuum depuis le cas le moins marqué, implicite, (apposition marquée par la ponctuation :
couple de virgules, parenthèses, deux points, phrase nominale isolée) au cas le plus marqué,
explicite, (affectation d'un nom propre : N1 s'appelle N2) [Adam, 1990]. Dans Juste la fin du
monde, certaines occurrences ne sont pas marquées : « je pensais que ton métier était d'écrire (serait
d'écrire) » (p. 19), « une recommandation que tu t'es fait, faite ? » (p. 51). Le redoublement du
discours se réalise de façon immédiate, reflétant la difficulté d'une nomination univoque. D'autres
bénéficient d'un marquage explicite, notamment par la présence de l'adverbe de négation « non » :
« c'est méchant, pas méchant, non, c'est déplaisant » (p. 14), « […] il y a plus de confort qu'il n'y en
a ici-bas, / non, pas ''ici-bas'', ne te moque pas de moi, » (p. 24). Certains commentaires méta-

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

énonciatifs (v. Décrochage énonciatif) fonctionnent également comme des marqueurs de


reformulation : « (méchant, peut-être ?) » (p. 33), « S'il y a bien une chose / (non, ce n'est pas la
seule !) » (p. 50).
Si « tout acte énonciatif pose le problème de la nomination, de l'association d'un signe et d'une
chose extra-linguistique ou d'un être » [Bikialo, 2000], ce problème est explicitement et
régulièrement abordé dans l'œuvre. La reformulation relève ainsi de l'hétérogénéité, de la non-
coïncidence et « engage de façon cruciale le sujet de l'énonciation, dans son rapport à la fois à la
réalité et aux mots, donc à lui-même » [ibid].

b) Rectification invalidée
Pour le locuteur lagarcien, « qui a pour spécificité d'être son premier récepteur et commentateur »
[Sermon, 2007 : 67], le référent est difficilement accessible et passe par la démultiplication de la
nomination, sous forme d'ajouts ou de corrections en apposition suivis de commentaire relevant de
la modalisation autonymique : « […] une petite maison, pavillon, j'allais rectifier, / je ne sais pas
pourquoi tu dois aimer (ce que je pense) tu dois aimer ces légères nuances, petite maison, bon, »
(p. 22), « parfois tu nous envoies des lettres, / ce ne sont pas des lettres, qu'est-ce que c'est ? / de
petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce qu'on dit ? / elliptiques,
''parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques.'' » (p. 19). Dans ces deux exemples, la première
dénomination (« petite maison », « lettres ») est corrigée et remplacée par une autre, apparemment
plus en adéquation avec le référent (« pavillon », « petits mots »). Cependant, cette nouvelle
nomination ne parvient pas à se substituer à la première et les termes initiaux sont repris par la suite
(« petite maison, bon », « parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques »). Autres exemples :
« j'étais petite, jeune, ce qu'on dit, j'étais petite. » (p. 18), « […] je pensais que tu aurais été heureux,
/ bon, / pas heureux, content / je pensais que tu aurais pu être content que je te le dise, / ou de le
savoir, heureux de le savoir » (p. 49). On le voit, le principe de substitution de la rectification n'est
pas toujours acquis et la frontière entre rectification et reformulation est ténue : le personnage, en
avançant à tâtons, corrige puis se rétracte. Cherche-t-il réellement la nomination unique ? Si la
rectification n'est pas validée dans l'énoncé suivant, le détour par cette opération n'est-elle pas une
autre étape de la reformulation par nomination multiple ? A travers ces exemples, il semble que la
nomination recherchée soit davantage du côté de la nomination multiple. Les locuteurs s'abritent
derrière un éventail lexical qui leur permet d'éviter le risque de l'impropriété en énonçant tous les
possibles. « La reformulation ne sert donc plus à la précision référentielle mais exhibe le non-un du
langage et du référent, et se fait mimétique d'un trouble, à travers l'interposition du langage dans la
chaîne référentielle. […] En dissimulant le Même dans l'Autre, en opacifiant la référence par la
mise en avant de l'énonciation, de la textualité, la reformulation donne à voir l'échec de la
révolution. » [Bikialo, 2000]. Cet échec de la révolution du langage est aussi l'illustration
microtextuelle de l'échec de la révolution de Louis. Le retour dans la maison d'enfance, retour sur
soi par conséquent, n'a pas abouti à la formulation de l'annonce. « Il n'est peut-être de parole
possible – et non sans difficultés ni tergiversations – qu'à soi-même ; la ''mort imminente'' n'est
finalement dicible et audible qu'à soi-même. […]. C'est bien cette opacité langagière et
communicationnelle, mise en œuvre – et en ''jeu'', dans tous les sens du terme – qui nourrit la
littérarité de l'œuvre, laquelle s'élabore sur l'oscillation des nominations multiples, contredites,
reformulées, accumulées ou irréalisées et qui permet de définir ce discours comme un ''discours de
l'entre-deux'', aussi bien de l'inter-dit. » [Narjoux, 2010 : 149-150].

C) Quelques traits d'oralité


C1) Phatiques et ponctuants
Les phatiques et les ponctuants sont considérés comme des « scories », terme emprunté à Françoise

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

Gadet (qui elle-même l'emprunte à Imbs). On pourrait avancer le terme de parasite, ou encore de
« stigmates » (Vincent, 1986) pour qualifier ces marques du discours qui reflètent l'impossibilité de
la correction à l'oral. Le texte de la pièce maintient en effet quelques-unes de ces scories propres à
l'oral, mais se garde bien de les multiplier. Le discours est donc écrit mais conserve la trace de
certains traits de parlures, tel le « bon » qui vient scander la progression.

« Bon, on prenait la voiture, […]


il avait une voiture
une des premières dans ce coin-ci,
vieille et laide et faisant du bruit, trop,
mais, bon, c'était une voiture » (p. 26)

« Des fois encore,


des pique-niques, c'est tout, on allait au bord de la rivière,
oh là là là !
Bon, c'est l'été et on mange sur l'herbe […] » (p. 28)

Lors de la première longue tirade en forme d'anamnèse de La Mère, le présence du phatème « bon »
(3 occurrences) renvoie à l'une des caractéristiques du discours oral. Ce dernier ponctue la
progression par l'emploi de termes qui visent à maintenir l'attention (fonction phatique) ainsi qu'à
ponctuer le discours. La première occurrence amorce le discours, elle signale la reprise de la parole.
La deuxième occurrence semble mettre un terme à la digression et permet d'embrayer sur le propos
résomptif (« bon, c'était une voiture »). La troisième occurrence est un ponctuant qui signale la
reprise du propos après l'interjection onomatopéique « oh là là là ! ».

-« Bon » amorce de l'épanorthose :


« Je disais cela, je pensais que peut-être tu aurais été heureux,
bon,
pas heureux, content » (p. 49)

-Autres occurrences de « bon », ponctuant venant mettre un terme à une digression et signalant la
reprise :
« (logique, ce n'est pas un joli mot pour une chose à l'ordinaire heureuse et solennelle, le baptême
des enfants, bon) » (p. 17)
« […] tu dois aimer ces légères nuances, bon » (p. 22)
« Bon. Ce n'est rien » (p. 22)
« peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon » (p. 23)

C2) Les ellipses


L'ellipse (du grec elleipsis : manque) est une « suppression de mots qui seraient nécessaires à la
plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu'il ne reste
ni obscurité, ni incertitude » [Fontanier, 1968 : 305]. Selon Franck Neveu [Dictionnaire des
sciences du langage], l’ellipse est une « figure de construction caractérisée par la suppression d’un
constituant attendu dans le discours mais dont l’absence ne fait pas obstacle à l’interprétation de
l’énoncé, voire lui confère un surcroit d’expressivité ». Ce surcroît d'expressivité, déjà évoqué par
Charles Bally qui parlait de « symbole expressif », est intéressant dans la mesure où, en plus
d'intervenir sur des mots-clés de la pièce, il se trouve thématisé pour qualifier le comportement
langagier du personnage principal.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

- « juste »
« Juste la fin du monde » (titre)

L'ellipse syntaxique est manifeste dès le titre : l'absence du présentatif « c'est » place
judicieusement le terme « juste » en position frontale. On rencontre par ailleurs dans la pièce des
tournures elliptiques qui interviennent fréquemment, et de façon signifiante, sur les mêmes
syntagmes (« juste », « toujours ») :

« – juste un peu, comment dire ? pour amuser, non ? – » (p. 13)


« de petits mots, juste des petits mots » (p. 19)
« Juste une promesse qu'on fait en sachant par avance qu'on ne la tiendra pas » (p. 39)

L'ellipse devant « juste » est assez fréquente, mais non systématique. Ainsi le présentatif est parfois
employé :

« – c'est juste une idée mais elle n'est pas jouable – » (p. 61)
« mais c'était juste la dernière fois » (p. 61)

- « toujours »
Le syntagme « toujours été comme ça », avec suppression du sujet et du verbe, est employé pour la
première fois par Suzanne pour qualifier Louis :

« il n'embrasse jamais personne, toujours été comme ça. » (p. 12)

Nous le retrouvons ensuite, sous une forme légèrement différente, dans le discours de la mère
lorsqu'elle évoque les vacances familiales et les habitudes du pater familias. L'ellipse contamine le
discours qui perd ses prépositions (« plusieurs années ») ou ses déterminants (« belles et longues
années »).

« Toujours été ainsi, je ne sais pas,


plusieurs années, belles et longues années,
tous les dimanches comme une tradition » (p. 27)

Enfin, l'ellipse qui entoure l'adverbe « toujours » est réutilisée par La Mère, par Antoine à propos de
Louis, ou par Suzanne, pour nier, cette fois, la permanence :

« c'est l'après-midi, toujours été ainsi » (p. 41)

« chaque fois que tu le souhaites et encore, tu peux en partir,


toujours le droit,
cela ne me concerne pas » (p. 53)

« Pas toujours comme ça » (p. 56)

La fréquence de la structure elliptique autour des adverbes « juste » et « toujours » engendre une
mise en relief, par l'expressivité de l'ellipse, de ces termes cruciaux. L'importance de « juste » a déjà
été largement commentée (v. Lexicologie). La notion de permanence (« toujours »), qu'elle

35
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

concerne un événement ou le personnage de Louis, est traduite par la récurrence de cet adverbe,
auquel l'ellipse confère, par son côté lapidaire, une dimension péremptoire. Que la scène se passe
« un dimanche, évidemment, ou bien encore durant près d'une année entière » (cf. didascalie
initiale), peu importe car tout est supposé immuable. L'enjeu dramatique est nourri par cette idée : à
la permanence supposée et commentée des caractères, des situations, des relations, s'opposent la
fugace irruption de Louis et les revendications soudaines d'Antoine venant contester cette
permanence : « ''Il était exactement ainsi'' / et c'est tellement faux » (p. 47).

-Ellipse du pronom personnel


« n'ai pas le souvenir » (p. 60)

Au sens plus large et étymologique, l'ellipse semble être l'une des caractéristiques du discours de
Louis, si l'on en croit les propos d'Antoine : « Tu ne disais rien » (p. 50), de La Mère : « tu
répondras à peine deux ou trois mots, / ou tu souriras, la même chose » (p. 37), de Suzanne : « des
petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, / rien, comment est-ce qu'on dit ? /
elliptiques. / ''parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques'' » (p. 19), « Ces petits mots – les
phrases elliptiques – ces petits mots […] les messages sans importance que tu nous adresses […] tu
as juste écrit, là encore, quelques rapides indications d'heure et de jour au dos d'une carte postale »
(p. 20). Pour Louis, le rapport à l'oral et à l'écrit semble relever de la réticence plus que de l'ellipse :
les contenus inexprimés ne sont pas recouvrables par les interlocuteurs. La « réticence » indique que
quelque chose est dit mais pas dans la plénitude accomplie [sens donné par Franckel et Normand :
1998]. Louis semble toujours avoir été un personnage énigmatique, au sourire sibyllin, se bornant à
jeter « deux ou trois mots en pâture » (p. 37), ce qui en fait l'exact antithèse de la logorrhéique
Suzanne. La singularité de Louis, au sein de cette famille, tient à l'écart qu'il entretient avec la
communauté linguistique ; il est un personnage qui avance masqué, de façon hypo-crite : « c'était
tellement faux, je faisais juste mine de » (p. 47). On retrouve dans cette déclaration le restrictif
« juste » qui souligne le caractère exclusif et évident de la comédie sociale et la tournure elliptique
« mine de » rendue d'autant plus abrupte qu'elle s'achève sur un point fortement clôturant, mettant
un terme à la phrase, à l'ensemble de la réplique, mais aussi à la scène. La parole est ainsi lestée du
poids des non-dits et des enjeux de la révélation, et reste suspendue à une intention énonciative qui
peine à s'habiller en mots. « Lagarce fait le choix de l'implicite, de l'à peine dit, plutôt que de la
formule définitive, et le texte repose entièrement sur la qualité des échanges » [Ryngaert, 2007 :
120]. Toute la pièce peut elle-même être conçue comme une ellipse de l'essentiel, l'annonce de la
mort prochaine, et la structure du langage, qui avance par petites bribes bordées de blancs
silencieux, en est le reflet le plus immédiat.

D) Blanc et ponctuation
D1) Macro-structure
L'enchaînement d'alinéas brefs peut servir à mettre en relief la progression heurtée de l'élocution,
mais aussi son fonctionnement dialogique : chaque retour à la ligne est l'occasion d'un retour sur le
segment précédent, la possibilité réservée d'un ajout. Nous avons vu, lors de l'analyse sur les axes
paradigmatique et syntagmatique, que la mise en page pouvait scander l'énoncé de façon
significative. Du point de vue typographique, cet enchaînement rapproche d'ailleurs le texte du
poème épique : « les blancs tendent à transformer les phrases en versets » [Dürenmatt, 1998 : 53] ;
dimension épique que les analyses d'Hélène Kuntz tendent à confirmer : la « prescience de sa
mort » dans le monologue et l'épilogue donne au personnage de Louis « un surplomb épique »,
« une posture plus épique que dramatique » [Kuntz, 2008 : 17-18]. Mais existe-t-il pour autant « un
système d'équivalences paradigmatiques » semblable à celui du vers ? les alinéas et les blancs

36
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

délimitent-ils « des schèmes répétitifs » [Maingueneau, 1987 : 80] ? La succession verticale de


bribes manifeste une gestion indéniable du rythme, conçu comme « organisation du mouvement de
la parole par un sujet » [Dessons, Meschonnic, 2005 : 28].

« Je ne sais pas pourquoi, (6)


je parle, (2)
et cela me donne presque envie de pleurer, (12)
tout ça, (2)
[...] »

Le blanc qui vient border les segments de parole est une composante essentielle du discours ; il est
la trace graphique des incertitudes (« je ne sais pas pourquoi »), de la réflexivité du langage (« je
parle »), des émois (« et cela me donne presque envie de pleurer »), du rapport à la dénomination
(« tout ça »). « L'intimité essentielle de la parole avec le « silence » plaide pour la positivité d'une
expression sinon silencieuse, au moins taciturne. Car il n'est pas de parole qui ne soit tressée avec
un silence dont, tout à la fois, elle procède et qu'elle étend après elle. Toute profération vibre de la
matité d'un non-dit qui est aussi sa ressource rythmique. […] Il peut lui arriver de fournir les
marques sensibles de sa taciturnité (ainsi la césure du vers régulier, le jeu du blanc à partir de
Mallarmé, les trois points de suspension chez Céline). » [Jenny, 1990 : 164]. La « ressource
rythmique » du langage lagarcien, fondée sur le silence qui sculpte en négatif les angles du discours,
est intimement liée aux enjeux dramatiques de la pièce : dire, redire, se dédire, ne pas dire. Le blanc
instaure un espace vide qui vient heurter la progression linéaire.

B) Microstructure
Dans la plupart des cas, les strophes sont achevées par une ponctuation forte (signe au fort pouvoir
clôturant : le point, le point d'interrogation, le point d'exclamation, les points de suspension) avant
le blanc typographique. On constate cependant quelques exceptions. Certaines strophes se terminent
par une virgule ce qui suppose d'interroger la fonction du blanc typographique qui sépare les deux
groupes de texte. Dans les tirades d'Antoine, scène 2 de la deuxième partie (pp. 66-67), les strophes
achevées par une virgule peuvent se comprendre par la rupture énonciative opérée dans la strophe
suivante (« je disais seulement, / je voulais seulement dire [...]» p. 66). D'autres strophes ne
possèdent aucun signe de ponctuation, la phrase finale n'étant bordée que de blanc. Ceci peut
s'expliquer à nouveau par la présence d'un décrochage, avec une strophe entièrement entre tirets à la
suite :

« je pense,
et pourtant je n'en ai pas la preuve

– ce que je veux dire et tu ne pourrais le nier si tu voulais te souvenir avec moi (...] » (p. 69)

L'insertion méta-énonciative peut elle-même être isolée du reste du propos, encadrée par la
ponctuation blanche (v. Décrochage méta-énonciatif) :

« je me suis éveillé, calmement, paisible,


avec cette pensée étrange et claire

je ne sais pas si je pourrai bien la dire

37
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

avec cette pensée étrange et claire » (p. 30)

Il serait parfois tentant d'interpréter l'intervention de la ponctuation blanche comme un jeu


d'exemplification du propos. Dans l'exemple ci-dessus, la difficulté à dire est mise en scène, sur la
page, par une béance traduisant la pause réflexive entre l'évocation d'une « pensée » et son
expression, entre le discours intérieur et sa délicate verbalisation. L'espace de transition qui
matérialise le silence amène une réflexion sur le dire, il constitue le paravent derrière lequel la
pensée tente de s'habiller en mots.

« […] comme par découragement, comme par lassitude de moi,


qu'on m'abandonna toujours car je demande l'abandon » (p. 30)

L'abandon de la ponctuation est un phénomène assez rare dans la pièce. Dans cet exemple,
l'absence de signes n'est peut-être pas sans rapport avec l' « abandon » dont il est question à deux
reprises. « Quelle que soit l'orientation adoptée, les signes de ponctuation ne doivent pas
uniquement être perçus comme des éléments auxiliaires veillant à l'organisation syntaxique et
sémantique du discours, mais également comme des éléments énonciatifs de première importance,
propres à signaler la présence du sujet dans son énoncé ainsi que son rapport à autrui. » [Leblanc,
1997 : 88.]. Ici, la phrase perd le soutien de la ponctuation comme le personnage revendique le fait
de perdre le soutien de ses proches. La présence du sujet dans son énoncé se traduit par la
suppression de toute forme de ponctuation forte. Ne peut subsister alors, après le substantif final
« abandon », que le vide autour d'une parole isolée.

E) Décrochage énonciatif
Le détachement, au même titre que la mise en page qui superpose des bribes de langage et accentue
la dimension verticale, permet d'échapper à la linéarité. Dans Juste la fin du monde, les expansions
de la phrase prennent majoritairement la forme d'incidentes : la figure de l'incidence étant
considérée comme « une proposition accessoire, combinée avec une proposition ou phrase
principale, non pour en faire partie intégrante et en modifier le sens, mais seulement pour en
affecter l'assertion, et en exprimer une sorte de motif ou de fondement » [Fontanier, 1997 : 318].
L'incidence, dans la pièce, relève fréquemment du commentaire méta-énonciatif et participe à la
mise en scène de la parole. « On peut décrire le mouvement méta-énonciatif comme un mouvement
d'auto-dialogisme interne au dire : l'énonciateur étant en même temps récepteur de son dire, répond
à quelque chose qu'il y rencontre [...] » [Authier-Revuz, 1998b : 379]. Les incidentes constituent
ainsi le miroir de la parole narcissique, elles reflètent et commentent le discours. Loin d'ouvrir sur
un ailleurs digressif, elles instaurent une symétrie qui enferme le langage sur lui-même. Dans la
plupart des cas, le détachement est explicitement décroché par des tirets, des parenthèses ou des
blancs typographiques. Il peut être également intégré au propos en s'intercalant, entre virgules, au
sein de l'énoncé. On peut distinguer les ajouts homogènes, qui relèvent du principe d' « extraction »
[Pétillon-Boucheron, 2003 : 181-182], dans lequel les segments extraits sont accessoires mais
parfaitement homogènes sur le plan morpho-syntaxique, de ceux qui sont décrochés syntaxiquement
de la phrase insérante. Dans le premier cas, les signes typographiques ne semblent pas toujours
nécessaires car les constituants encadrés peuvent être rattachés à la phrase initiale ou « phrase
d'accueil » [Serça, 1997 : 117] et le décrochage écrit sera difficilement sensible à l'oral. Les
incidentes peuvent correspondre à ce qu'Isabelle Serça dit des parenthèses : « le besoin de ''tout
dire'' et celui de ''dire plusieurs choses à la fois'' » [ibid : 125]. Le discours de Louis est caractérisé
par un usage relativement modéré des incidentes tandis que celui d'Antoine est moins marqué par ce
phénomène, proportionnellement à l'ampleur des répliques, que celui des personnages féminins. Il

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

serait tentant d'affirmer que l'incidence est d'essence féminine dans la pièce ; disons qu'elle
concerne surtout les autres membres de la famille, ceux qui doivent redoubler d'efforts pour châtier
leur langage. Par sa présence intimidante, Louis est bien l'élément déclencheur de cette incessante
« ramification du dire » [Pétillon-Boucheron, 2003 : 3].

E1) Tirets, parenthèses et virgules


Les signes doubles que constituent les parenthèses et les tirets sont omniprésents : 51 tirets doubles
(dont 39 dans la première partie) et deux tirets simples sont ainsi employés dans la pièce, ainsi que
35 parenthèses (dont 25 dans la première partie). Ce phénomène est abondant dans les tirades et les
monologues (cf. monologue de Suzanne p. 18-24 : 10 tirets, 11 parenthèses). L'intermède ne
contient aucune parenthèse, ni aucun tiret, peut-être en raison de la plus grande brièveté des
répliques. L'incidente la plus courte peut contenir un mot (« – non ? – » p. 12) ; certaines sont en
revanche beaucoup plus conséquentes (pp. 29, 36, 39, 51, 69-70 pour les tirets, p. 38 pour les
parenthèses) et emplissent démesurément la phrase d'accueil d'une excroissance intercalaire ( p. 29).
Le détachement peut être doublement marqué : 1) Par la présence d'un signe double et par le retour
à la ligne. 2) Par la présence d'un signe double et par un blanc typographique. Une incidente entre
tirets peut constituer à elle seule une strophe, ce qui engendre un important décrochage visuel,
comme c'est le cas dans ce long commentaire méta-énonciatif : « – ce que je veux dire et tu ne
pourrais le nier si tu voulais te souvenir de moi, […]. Même l'injustice de la laideur ou de la
disgrâce et les humiliations qu'elles apportent, / tu ne les a pas connues et tu en fus protégé – » (p.
69-70).

-détachement par une virgule :


« […] si nous devions insinuer, oser insinuer que peut-être,
comment dire ? » (p. 21)

-tirets :
« tu peux dîner avec nous
– je ne sais pas pourquoi je me fatigue – » (p. 63)

-parenthèses :
« C'est de cela que je me venge.
(Un jour, je me suis accordé tous les droits.) » (p. 62)

Dans ce dernier exemple, l'insertion parenthétique est ajoutée après un point ; elle achève une
réplique mais aussi la première scène de la deuxième partie. Ce commentaire final entre parenthèses
n'est pas loin de fonctionner comme un aparté, ou du moins comme une ultime confidence,
effectuée en sourdine. L'incidente, séparée du corps de la phrase précédente, joue ici un rôle de
clausule finale. Les parenthèses, dans le dernier exemple, « officialisent » l' « effet clausulaire » et
se font, « par-delà l'apparente redondance, signal poétique » [Dürenmatt, 1998 : 49].
Les ajouts qui créent une rupture syntaxique sont les plus présents dans l'œuvre, pour ne pas dire les
seuls, ce qui permet de les rendre immédiatement intelligibles à l'oral. Ils sont juxtaposés au
syntagme qu'ils complètent ou commentent mais ne sont pas rattachés syntaxiquement à la phrase
initiale : le décrochage peut être marqué typographiquement par les tirets (cas le plus fréquent), par
les parenthèses ou les virgules :

« c'était cette impression, je ne trouve pas les mots,


lorsque je me réveillai

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

– un instant, on sort du sommeil, tout est limpide, on croit le saisir, pour disparaître aussitôt –
qu'on m'abandonna toujours,
peu à peu » (p. 30)

Le premier détachement qui commente l'acte d'énonciation est inséré entre virgules (« je ne trouve
pas les mots »), le second, qui complète l'énoncé en ajoutant un autre élément déconnecté lui aussi
syntaxiquement du reste de la phrase, est inséré entre tirets ( « – un instant […] pour disparaître
aussitôt – »). Si « les signes de ponctuation forte ont donc une fonction démarcative tant d'un point
de vue syntaxique que d'un point de vue énonciatif » [Serça, 1997 : 120], les signes moins fortement
clôturants comme la virgule peuvent aussi assumer ces différentes fonctions, lorsqu'il s'agit
notamment d'un commentaire méta-énonciatif. Nina Catach propose d'appeler « virgule moins » la
virgule double qui permet d'introduire une incidente [Catach, 1994 : 64] : les « virgules moins
(petites sœurs des parenthèses, plus discrètes et de valeur moindre, l'une d'entre elles pouvant être
virtuelle ou réalisée) permettent d'extraire, de déplacer ou de rajouter à n'importe quel endroit de la
chaîne (mais pas n'importe où) un segment qui ne se situe pas sur le même plan que le reste de la
phrase. » [ibid : 66]. Les insertions peuvent également commenter, sous forme de modalité
interrogative, (« – est-ce qu'ils ne manquèrent pas toujours de ça, qu'on les encourage ? – » p. 39,
« (est-ce qu'on peut deviner ces choses-là ?) » p. 23), confirmer (« – je ne crois pas que je me
trompe – » p. 18, « (à ces yeux, j'en suis certaine, c'en est une) » p. 40), ou corriger (« (méchant,
peut-être ?) » p. 33, « (non, ce n'est pas la seule !) » p. 50). Elles peuvent aussi thématiser l'acte
d'énonciation en l'explicitant (voir le discours de La Mère, les « – je raconte, n'écoute pas – », « – ce
que je raconte – » p. 25 et 26). On constate parfois un phénomène d'enchâssement qui inclut un
commentaire à l'intérieur d'un autre, comme c'est le cas pour cet ajout en modalisation autonymique
entre virgules (« c'est le terme exact »), intégré dans un décrochage par les tirets doubles :

« – et nous éprouvons les uns les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir, une certaine
forme d'admiration, c'est le terme exact, une certaine forme d'admiration pour toi à cause de ça – »
(p. 19)

Ou pour cette insertion entre tirets contenant un décrochage méta-énonciatif séparé par une virgule
et un point d'interrogation :

« – juste un peu, comment dire ? pour amuser, non ? – » (p. 13)

Pour les éléments insérés ne créant pas de rupture syntaxique et/ou énonciative, il possible de
considérer l'un des deux emplois du tiret simple comme relevant de ce cas de figure :

« et moi,
je ne saurai rien y trouver à redire
– je ne déteste pas ce prénom. » (p. 17)

Le tiret pourrait être glosé par un connecteur logique causal ou par deux points, ce qui suppose bien
une continuité énonciative et syntaxique entre les deux segments.

A2) Ponctuation blanche


Si l'on excepte le cas, déjà évoqué, du retour à la ligne, le décrochage peut être manifesté
typographiquement par le blanc :

40
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

« Tu as dit ça et c'était soudain comme si avec toi et avec tout le monde,


ça va maintenant, je suis désolé mais ça va maintenant,

c'était soudain comme si avec toi [...] » (p. 67)

« […] ce furent les dernières fois et plus rien n'était pareil.

Je ne sais pas pourquoi je raconte ça, je me tais.

Des fois encore,


des pique-niques, c'est tout, on allait au bord de la rivière, [...] » (p. 28)

Le décrochage énonciatif est signalé avec plus ou moins de force selon que le blanc intervient à la
suite (première occurrence) ou borde les deux extrémités du propos second, isolé ainsi de façon
beaucoup plus visible (deuxième occurrence) : la rupture plus importante dans le deuxième exemple
s'explique par la présence d'un commentaire méta-énonciatif, qui suppose davantage une position de
surplomb. Dans tous les cas, la rupture plus significative portée par les blancs peut entraîner une
gestion rythmique différente que celle des autres signes doubles.

« je me suis éveillé, calmement, paisible,


avec cette pensée étrange et claire

je ne sais pas si je pourrai bien la dire

avec cette pensée étrange et claire » (p. 30)

Dans cet exemple, toute ponctuation noire est abandonnée : la phrase d'accueil est écartelée de part
et d'autre par le blanc typographique, lequel constitue, outre le décrochage énonciatif et la
réduplication du propos insérant, la seule marque du détachement. Nul signe ne vient clore
momentanément la phrase insérante, nul signe ne détache la phrase insérée. La reprise anaphorique
du segment « avec cette pensée étrange et claire » permet d'envisager cette interruption comme une
forme de « palier avant la reprise de l'ascension » [Dürenmatt, 1998 : 48]. La « pensée claire »
semble d'abord être illustrée par le blanc, puis la formulation est immédiatement annoncée comme
beaucoup moins évidente. La ponctuation blanche mime alors le temps de la réflexion, dans une
mise en scène spatiale de l'acte d'énonciation (v. Stylistique : Blanc et ponctuation).

Les détachements dans le langage de Juste la fin du monde relèvent d'un ajout qui marque un retour
sur ce qui vient d'être dit et créent une forte discontinuité dans le propos. Ils participent à la fiction
d'une production orale spontanée, laquelle ne peut qu'intervenir successivement dans la chaîne
parlée. Mais ils contribuent également à inscrire nettement la présence du locuteur en manifestant
avec force l'attitude qu'il adopte face à son énoncé : le décrochage est le lieu où les problématiques
interlocutives jaillissent en se superposant à l'échange proprement dit ; le dire se déploie en
plusieurs strates produisant des espaces où s'expriment les deux premières personnes du singulier et
du pluriel mais aussi le « on », le « on » doxique faisant office de refuge rassurant pour le « je »
anxieux qui s'exprime. Ces ajouts permettent ainsi d'échapper à la linéarité, et à la confrontation de
l'échange en opérant un retour sur ce que le « je » dit, ou un détour par ce que le « on » dit. Ce jeu
de va-et-vient entre les pronoms (subjectivité du « je » et volonté d'objectivité par la référence à la
parole collective : le « on ». v. morpho-syntaxe) s'inscrit dans le double mouvement des

41
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

modalisateurs, dont relève un grand nombre d'incidentes : « or ces modalisateurs, en même temps
qu'ils explicitent le fait que l'énoncé est pris en charge par un énonciateur individuel dont les
assertions peuvent être contestées, en même temps donc ils marquent le discours comme subjectif,
renforcent l'objectivité à laquelle il peut par ailleurs prétendre. Car avouer ses doutes, ses
incertitudes, les approximations de son récit, c'est faire preuve d'une telle honnêteté intellectuelle
que c'est le récit dans son ensemble qui s'en trouve, singulièrement, authentifié » [Kerbrat-
Orecchioni, 1980 : 143-144]. Paradoxe de ces insertions lagarciennes qui, en exacerbant les indices
de présence du locuteur dans l'énoncé, aboutissent in fine à une forme d'objectivité du discours par
le déploiement de toutes les postures énonciatives possibles, et engendrent une parole devenue, pour
ainsi dire, neutre, à force d'être multiple.

LES MOTS HABITES : LES GUILLEMETS

L'italique ne concerne, dans la pièce, que le très restreint discours didascalique. En revanche,
l'emploi des guillemets est abondant (43 occurrences dont 33 dans la première partie), comme nous
avons pu notamment le constater dans l'analyse de l'autonymie (v. lexicologie) : de nombreuses
occurrences relèvent en effet de la modalisation autonymique. Le problème soulevé par ce signe
tient au caractère oral du discours théâtral, lequel ne peut se satisfaire d'un simple marquage
typographique ; ainsi, l'usage des guillemets s'accompagne souvent d'un commentaire méta-
énonciatif mettant l'accent sur l'hétérogénéité du discours. Si l'italique est un topogramme lié –
modification par superposition – selon la typologie proposée par J. Anis [Anis, 1989 : 35], les
guillemets sont à considérer comme un topogramme détaché, c'est-à-dire qu'ils interviennent de
façon indépendante dans la chaîne graphique. Ils constituent, selon les termes d'Antoine
Compagnon, la « cicatrice » liée à l'opération de « greffe » d'un discours autre [Compagnon, 1979 :
31]. Les guillemets relèvent de « l'endoxal », le scripteur demandant au lecteur de lui accorder le
« bénéfice du doute » : « ''A prendre comme tu voudras, mais avec des pincettes, ce n'est pas moi
qui suis à reprendre'' » [J. Anis, 1998 : 131]. Nous verrons également, dans le cas des guillemets
d'auto-citation, qu'il existe un usage tout à fait différent, à l'opposé de la distanciation, qui consiste à
reprendre son propre discours entre guillemets pour signifier la pleine adhésion. Pour J. Authier-
Revuz [Authier-Revuz, 1998b : 380], « le guillemet inscrit dans le dire de X un ''creux interprétatif'',
un appel à construire ce qui a retenu, ''accroché'' l'énonciateur dans le discours ''huilé'' de son dire ;
c'est une forme univoque de langue, creusant un lieu pour un processus d'interprétation discursive ».
Ces références nombreuses à la parole de l'autre signalées par les guillemets forment l'un des
aspects de la réfléxivité du langage : les guillemets appartiennent au champ du métalangage, ils
constituent un « des signes de la langue par lesquels peut s'effectuer un retour réflexif sur elle-
même » [Authier-Revuz, 1998b : 373]. Ils sont la traduction typographique d'une langue consciente
d'elle-même, le marquage textuel du sentiment aigu de la langue chez les personnages lagarciens :
le locuteur interroge son discours et interroge, en les intégrant, les mots des autres, principalement
ceux employés par les membres de la famille.

A) Convention typographique
Les noms de lieux sont mis entre guillemets : « Hôtel d'Angleterre, Neuchâtel, Suisse » ou « Hôtel
du Roi de Sicile » (p. 46)

B) Cotexte
Il est assez fréquent dans la pièce d'entendre le discours d'un personnage se fonder sur la reprise
d'un terme employé par un autre personnage, que celui-ci soit intervenu dans le cotexte précédent
ou dans un passé plus lointain, appartenant à l'espace dramatique. Ces emprunts relèvent le plus

42
Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

souvent de la modalisation en discours second autonymique (v. lexicologie) : la réflexion sur


l'élément importé (« comment est-ce que tu as dit ? ») constitue une entrave à son intégration ; les
guillemets, « archi-forme de la modalisation autonymique » [Authier-Revuz, 1998b : 380],
interviennent pour souligner l'hétérogénéité.

B1) Les mots de la pièce


« je ne voulais pas être méchant,
comment est-ce que tu as dit ?
''brutal'', je ne voulais pas être brutal, » (p. 67)

L'adjectif « brutal » est repris ici par Antoine : le terme avait déjà été employé par La Mère
(« Antoine sera plus dur encore, / et plus brutal » p. 37) dans la première partie et repris par Antoine
: « je vous entends, ''il faut savoir le prendre'', comme on le dit d'un homme méchant et brutal »
(p. 53). Catherine l'utilise dans la deuxième partie pour qualifier à nouveau le comportement de son
mari : « Elle ne te dit rien de mal, / tu es un peu brutal, on ne peut rien te dire » (p. 65). Il est à noter
que l'adjectif avait été immédiatement relevé par Antoine (« Je suis un peu brutal ? / Pourquoi tu dis
ça ? / Non. / Je ne suis pas brutal. » p. 65) et contesté également par Louis : « non, il n'a pas été
brutal, je ne comprends pas ce que vous voulez dire » (p. 65). La récurrence de cet adjectif illustre
la mécanique de l'échange entre les personnages, lesquels rebondissent régulièrement autour de
l'emploi d'un mot pour le commenter et le discuter.

Autres syntagmes : « je me suis fait la recommandation » (Louis, p. 50) réemployé par Antoine :
« comment est-ce que tu as dit ? / une ''recommandation'' que tu t'es fait, faite ? (p. 51). Ici seul le
mot est repris, l'annonce de la reprise passant une nouvelle fois par la formule interrogative
« comment est-ce que tu as dit ? » permettant de signaler explicitement l'emprunt.

Le personnage peut reprendre à l'identique la réplique précédente afin de singer l'expression du


locuteur antérieur, se « payer [s]a tête » : « Louis. – Oui, je veux bien , un peu de café, je veux bien.
Antoine. – ''Oui, je veux bien, un peu de café, je veux bien'' » (p. 42)

Il arrive parfois qu'un personnage, par une opération de reformulation, cite de façon incorrecte un
propos employé précédemment. L'usage des guillemets peut alors entrer en contradiction avec
l'intégration que suppose la reformulation :

« Et là, pour ce petit garçon,


comment est-ce que vous avez dit ? ''L'héritier mâle'' » ? (p. 18)

Le syntagme entre guillemets annonce la reprise à l'identique d'un terme employé auparavant. Or ce
groupe nominal n'apparaît pas dans le cotexte précédent – ce qui ne laisse pas d'étonner de la part de
locuteurs aussi soucieux des mots justes. L'affirmation avait toutefois été modalisée par
l'interrogation « comment est-ce que vous avez dit ? » permettant de mettre l'accent sur une moindre
fiabilité de la citation. L'expression employée est en réalité celle-ci : « le prénom du père des
parents ou du père du père de l'enfant mâle » (p. 17). L'emploi des guillemets, pour leur première
occurrence dans la pièce, est donc abusif : le terme « héritier » synthétise, sous forme d'anaphore
présuppositionnelle, l'idée de filiation présente dans le syntagme « du père du père de l'enfant
mâle », en inversant le point de vue ; seul l'adjectif « mâle » a réellement été utilisé.

La citation légèrement erronée peut mettre l'accent sur un trait de parlure du personnage. Lorsque la

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

mère évoque « ces juste deux ou trois mots » (p. 37), elle fait référence au discours de Suzanne
(« des petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases » p. 19) en ne retenant que l'emploi,
hautement représentatif des enjeux langagiers de la pièce, de l'adverbe restrictif « juste » considéré
comme un trait caractéristique de l'idiolecte du personnage. L'emprunt est d'autant moins
identifiable que la citation n'est pas explicitée par le biais d'un commentaire méta-énonciatif (le nom
du personnage est cependant doublement présent en amont, sous forme de dislocation : « Elle,
Suzanne, sera triste à cause de ces deux ou trois mots, à cause de ces ''juste deux ou trois mots'' jetés
en pâture » p. 37). L'expression « juste deux ou trois mots » est une reformulation qui subit un
figement ; elle sera reprise ensuite par deux fois, toujours entre guillemets (p. 37 et p. 40)
établissant une connivence entre les deux interlocuteurs. Les guillemets permettent ainsi de figer
certains propos, de les étiqueter (par l'opération de modalisation autonymique) afin qu'ils puissent
ensuite circuler entre les répliques, nourrissant de discours autre le discours des personnages et
participant à la dynamique de répétition.

Les guillemets sont également présents au sein d'une reformulation au discours indirect. Cet emploi
peut paraître surprenant :

« Pourquoi dites-vous ça :
'' il a dû vous prévenir contre moi''
qu'il a dû ''me prévenir contre vous'',
c'est une drôle d'idée » (p. 32)

La reformulation au discours indirect provoque le changement de personne (inversion en forme de


chiasme des compléments d'objet : « vous », « moi » devenant « me », « vous »). Ce deuxième
emploi est assez paradoxal dans la mesure où l'intégration que suppose le discours indirect implique
une reformulation nécessitant l'abandon des guillemets, le propos cité ayant été déformé. Il est
possible ici d'évoquer la notion d' « îlots textuels » [Authier-Revuz : 1995] puisque une partie du
discours indirect semble avoir résisté à l'intégration, en dépit de la reformulation. La subsistance du
signe en discours indirect peut être interprétée, non comme la manifestation de « l'ironie » (premier
cas de figure envisagé par Jacques Drillon), mais comme la persistance d'une « légère distance »
[Drillon, 1991 : 302], liée à la modalisation en discours second autonymique. Le locuteur refuse
d'intégrer à son discours les mots de l'autre et reste méfiant.

B2) Les mots du passé (et récurrents)


Le locuteur rapporte les propos le plus souvent au discours indirect introduit par une subordonnée
complétive. Le recours aux guillemets permet d'isoler et de mettre en relief un fragment (« îlot
textuel ») qui s'apparenterait au discours direct mais qui a subi la reformulation intégrative.

« – on disait qu'on ''partait en vacances'', on klaxonnait [...] » (p. 28)

Il existe un phénomène intéressant concernant l'intervention de la modalisation en discours second


autonymique. Par deux fois au moins dans la pièce, un syntagme est rapporté au discours indirect,
puis est repris, toujours au discours indirect, mais cette fois avec la marque de résistance
d'intégration au dire que constituent les guillemets. Ce procédé, qui n'est pas lié au sémantisme du
verbe introducteur de parole (cf. « dire » introduit aussi bien le propos entre guillemets que celui
sans), semble aller à l'encontre de ce que l'on attendrait plus logiquement : marquage de
l'hétérogénéité par les guillemets puis intégration complète sans ajout typographique.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

« elle dit que tu as toujours fait,


et depuis sa mort à lui,
que tu as fait et toujours fait ce que tu avais à faire.
[…]
elle répond que ''tu as fait et toujours fais ce que tu avais à faire'' » (p. 21)

« autre idée qui lui tient à cœur et qu'il répète,


ne plus rien devoir.
A qui, à quoi ? Je ne sais pas, c'est une phrase qu'il dit parfois, de temps à autre,
''ne plus rien devoir''. » (p. 38)

La succession d'un propos intégré et décroché est en réalité assez révélatrice du rapport au langage
des personnages. Le discours autre est d'abord extrait pour être examiné dans un geste
d'appropriation (usage) avant d'être mis à distance et replacé dans son altérité (mention). Le point
commun entre ces deux occurrences étant qu'elles font référence à un propos récurrent du
personnage : « elle répète ça » (p. 21) et « autre idée qui lui tient à cœur et qu'il répète » (p. 38).
L'intégration ne peut donc être que provisoire : le propos reste une formule emblématique d'un autre
personnage.

C) Auto-citation
C1) Auto-citation de confirmation
« Oui.''Comme ça''.[...] » (p. 34)

Les guillemets peuvent « confirmer le dire », manifester « la pleine adhésion de l'énonciateur à son
dire, pleine adéquation du mot à la chose » [Authier-Revuz, 1998b : 379]. L'emploi des guillemets
traduit ici la reprise du syntagme présent dans la réplique précédente du personnage. La
confirmation est sensible par l'affirmation « oui » qui précède. Le locuteur n'a aucune « réserve
quant à l'adéquation du mot à la chose » [ibid : 379].

C2) Auto-citation reformulative


« Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres,
ce ne sont pas des lettres qu'est-ce que c'est ?
De petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases,
rien, comment est-ce qu'on dit ?
elliptiques
''Parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques'' ».

Après la recherche de la bonne formulation que révèlent les interrogations méta-énonciatives sur le
substantif « lettre » et sur l'adjectif « elliptique », le locuteur façonne la phrase idoine, telle qu'il
aurait pu la prononcer en premier lieu. Les guillemets mettent en relief, ils font émerger le propos
définitif du processus d'élaboration précédent. Ce faisant, le locuteur pratique une forme particulière
de l'auto-citation, de l'ordre de la reformulation, puisque tous les mots cités ont été employés sans la
mise en forme. La citation est donc celle d'un locuteur idéal, parvenu à la pleine et juste expression
de sa pensée. Le personnage devient en quelque sorte scripteur de son discours : en ouvrant les
guillemets, il écrit la réplique définitive, telle qu'elle aurait pu (ou dû) être écrite. Pour
communiquer avec celui dont le métier est d'écrire, il se se fait écrivain.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

D) Clichés
D1) Discours doxique
Lorqu'ils ne mentionnent pas les mots des autres ou leur propres mots, les personnages peuvent
employer le discours doxique dont le cliché est l'une des composantes. Le cliché « affleure à la
surface du discours sous la forme d'une expression toute faite, immédiatement repérable » [Amossy,
Herschberg-Pierrot, 1993 : 72]. Les guillemets permettent de signaler le caractère figé et déjà habité
du mot ou de l'expression.

« c'est cela, voilà, exactement,


comment est-ce qu'on dit?
''d'une pierre deux coups'' » (p. 64)

« – je pense que tu es un homme habile, un homme qu'on pourrait qualifier d'habile, un homme
''plein d'une certaine habileté'' – » (p. 19)

La transition par le pronom « on » semble annoncer ici l'emploi d'une expression relevant du
langage collectif, phénomène compréhensible dans la mesure où le locuteur anxieux de son discours
cherche à s'abriter derrière l'énonciation collective : avec le cliché, ce n'est plus « je » mais « on »
(v. Morpho-syntaxe) qui s'exprime et donne son avis. « On » dirait que, on te « qualifierait »
d'homme « plein d'une certaine habileté ». Le cliché est sensible dans le dernier exemple par la
catachrèse de la métaphore adjectivale « pleine » et l'emploi antéposé spécifique de l'adjectif
« certaine ». Les guillemets montrent logiquement que l'énonciateur « ne fait pas corps avec les
mots » puisqu'il utilise des « expressions prêtes-à-parler », des « matériaux de récupération » : cela
« permet au locuteur lagarcien d'avancer masqué », de relayer « ses engagements véritables » en
l'autorisant « à ne pas assumer en son nom un avis » [Sermon, 2007 : 64]. Le fait de ne pas
« assumer un avis » peut alors rapprocher du phénomène de l'ironie :

D2) Ironie
« – Oh, toi, ça va, ''la Bonté même'' ! » (p. 65)

Le syntagme « la Bonté même » fait entendre « une autre voix que celle du ''locuteur'', la voix d'un
''énonciateur'' qui exprime un point de vue insoutenable. Le ''locuteur'' prend donc en charge les
paroles mais non le point de vue qu'elles supposent. » [Maingueneau, 1987 : 55]. Les guillemets
marquent certes la distance mais ils servent surtout à montrer le figement de l'expression courante.
L'outrance du propos (hyperbole engendrée par l'emploi allégorisant de la majuscule et l'ajout de
l'adverbe « même ») est essentiellement le support de l'ironie antiphrastique. Le substantif « bonté »
est réemployé plus loin par Antoine avec la même outrance : « silencieux, ô tellement silencieux, /
bon, plein de bonté, / tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais même pas
imaginé le début du début. » (p. 75). La subversion, opérée par l'ironie, entre « ce qui est assumé et
ce qui ne l'est pas » [ibid : 70] est une excellente illustration du rapport complexe aux mots et de la
distanciation à l'œuvre dans la prise de parole. Le personnage de Louis évoque d'ailleurs le rapport
privilégié qu'il entretient avec l'ironie :

« – l'ironie est revenue, elle me rassure et me conduit à nouveau – » (p. 43)

Tout comme le discours doxique, l'ironie « rassure » et « conduit » le personnage. Elle devient le
garde-fou qui permet de s'assurer d'une distance protectrice entre les mots et le réel qu'ils doivent
nommer.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

D3) Figement et exemplification


Certains syntagmes plus courts portent également les stigmates du figement. Antoine emploie par
deux fois l'expression « à l'ordinaire » (p. 55 et p. 74) et une fois l'expression « comme ça » (p. 57.
L'expression est déjà employée entre guillemets par Louis mais il s'agit d'une auto-citation : p. 34).
Ces syntagmes contiennent le sème de la permanence, de l'être-là pratiquement immuable des
individus et des choses : « l'ordinaire » se déroule « comme ça ». Le discours, par l'entremise des
guillemets, semble ici exemplifier l'idée de permanence ; les guillemets indiquent en effet un
figement des expressions, lesquelles évoquent un figement des événements. Antoine emploie ainsi
un langage figé pour exprimer un état de figement des perceptions et jugements, état qu'il conteste
d'ailleurs, en refusant d'être définitivement enfermé dans le rôle de celui à qui il « n'arrive jamais
rien » (p. 74).

D4) Indice possible de polysémie


Le syntagme figé « au bout du compte » est présent à trois reprises (pp. 30, 60 et 74) dont deux
entre guillemets (p. 30 et p. 60), employé respectivement par Louis puis par Antoine. A l'oral, le
décrochage invisible des guillemets peut être senti, pour la première occurrence, par l'insertion
parenthétique qui précède, sous forme de commentaire méta-énonciatif : « (ce que je veux dire) »
(p. 30). Pour la deuxième occurrence, le décrochage est sensible par l'insertion, et l'effet de rupture
qui en découle, au sein d'un syntagme réamorcé par la suite : « n'ai pas le souvenir que vous m'ayez
jamais, / ''au bout du compte'', / que vous m'ayez jamais, définitivement, perdu. » (p. 60). Dans le
monologue de Louis, si l'emploi des guillemets indique dans un premier temps le caractère figé de
l'expression clichée, il est possible d'y voir un signal invitant à faire jouer plusieurs sens derrière
l'expression, à remotiver et interroger chacun des termes du syntagme. « Au bout du compte », dans
le contexte de mort imminente du personnage central, c'est aussi « au bout » de la vie, quand sonne
l'heure de faire les « comptes » (« au bout du compte » fait d'ailleurs entendre, par contraction, deux
expressions imagées désignant le trépas : « au bout du rouleau » et « son compte est bon »). Dans
une perspective analogue, l'emploi des guillemets autour du syntagme « les derniers temps » (p. 47)
peut faire jouer la polysémie du groupe nominal, à la fois proximité temporelle et référence à la fin,
c'est-à-dire la mort : l'expression « les derniers temps » produirait une forme d'écho rappelant, par
variation synonymique, le syntagme contenu dans le titre de la pièce : « la fin du monde ».

E) Mise à distance
Le caractère délicat de ces guillemets de mise à distance réside dans le fait qu'ils n'ont pas de verbe
de parole pour support et sont donc parfaitement inaudibles à l'oral.

« notre voiture était longue, plutôt allongée,


''aérodynamique'',
et noire » (p. 27)

Contrairement à la plupart des occurrences, il n'y a pas ici de verbalisation méta-énonciative


permettant de rendre intelligible à l'oral l'auto-dérision du personnage face à un emploi technolectal.
A l'écrit, cet usage est traditionnellement marqué par l'italique. Cette absence d'indication peut être
palliée à l'oral par la gestique (« gestualisation de graphie » Authier-Revuz, 1998b : 383) ou par une
accentuation orale du mot. L'intervention des guillemets, dans cette occurrence, se rapproche du
didascalique en devenant une sorte d'indication graphique pour la mise en voix. Ils indiquent une
« légère distance ethnographique » [Hamon, 1996 : 85] devant l'aspect pittoresque du terme.

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Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011

« Ce signe, dans son arrêt sur un fragment, en position d'observateur, de surplomb méta-énonciatif,
de surveillance du dire, à l'écoute de ce qui peut ne pas y aller de soi, mais en même temps, dans
son ouverture sur l'interprétation, sa non-saturation interprétative, touche à des éléments intimes du
rapport des énonciateurs au sens et au langage, au contrôle, à la défaillance, à l'inachèvement du
sens » [Authier-Revuz, 1998b : 385]. La présence des guillemets dans un texte théâtral peut paraître
relativement étonnante. En corrélation avec un commentaire méta-énonciatif, le marquage
typographique devient, à la lecture, redondant, accentuant l'hétérogénéité du discours. Le
personnage apparaît alors comme extrêmement prudent et vigilant avec les mots qu'il emploie. En
l'absence de commentaire méta-énonciatif, les guillemets se métamorphosent, en quelque sorte, en
indications scéniques, et ne pourront être sensibles qu'accompagnés par la gestuelle ou par une
intonation particulière. Leur fréquence dans la pièce révèle une « quasi fétichisation du guillemet
comme instrument vital du salut langagier pour ceux qui vivent intensément la menace du langage
''grégaire'' (Nietzsche), de l'''empoisonnement'' du dire singulier par la stéréotypie (Barthes) » [ibid :
387]. La présence de Louis impose aux personnages un surcroît de réflexivité langagière. Chacun
tente de se sortir du langage « grégaire » habituel, évasif, imprécis, pour se hisser vers une plus
juste expression. Les guillemets, dont la modalisation autonymique est l'un des emplois majeurs,
constituent ainsi le signe de cette vigilance accrue, de cette méfiance nouvelle à l'égard des mots. La
problématique de l'affirmation de soi se traduit, dans la pièce, non par l'affirmation d'une singularité
linguistique, mais, à l'inverse, par l'effort pour établir la reconnaissance, aux yeux du personnage
central, d'une communauté linguistique.

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