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Ce soir...
Lune pleine et qui tourne en mon sein
Gorge déployée et dents grandes ouvertes pour y accueillir
Brisure laissée par le crocs des folailles
Trente fois matin la tête dans la cuve d'atomes
Là où tourne et retourne une lune gorgée de sang
Où s'égrènent à merveille les diverses brisures
Où ruissellent les matins pleins d'infâmes présages...
J'ai tout rejeté et atteint la lumière
Ouvre-toi gouffre d'osier et accepte le présent
Que ton enfant dans une compacte blanche accepte te confier.
Prends, tout doit te revenir
tout doit revenir à la fange qu'on n'aura su quitter.

J'ai cru à cette constatation, à cette offrande


à cette prière.

Dès ce soir je retourne au cheptel l'espace d'un temps que je présage infime»

Il avait décidé que ça en resterait là. Une prompte agitation vint à son secours, lui sauver la vie. Il
éprouva toute l'horreur de la mort, ce bond dans le néant, il fut pétrifié par l'effroi à l'idée de peut-
être souffrir en se ratant, d'à jamais souffrir sans le moindre répit, prisonnier d'une carapace fixe ;
l'état de son tronc après une chute à deux doigts d'être mortelle. Il fit un pas en arrière, puis un autre.
Il détourna le regard du gouffre qui lui tendait les bras. Les bras trompeurs, maternellement
marâtres. Il avait plu toute la semaine, la terre était molle, son fond avait des chances de lui laisser
la vie sauve. Pas les articulations. Pas certains ossements. Pas la totalité des fonctions cérébrales.
De ne le laisser que respirant. Pire enfer sur terre.
C'est mon interprétation de ce « poème » qu'il a rédigé, à en croire la date apposée, le soir du treize
avril, à une période où un ancien collègue, alors en intérim, affirma l'avoir vu changé et contempler
sa bagnole, le soir au moment de partir, avec une curieuse insistance.
Plus tôt, Marvin disait : « C'est la courbe de mon enfance, la côte touristique : trois-mille mètres de
route à gros dénivelé, en pente, enroulé à la colline. J'y ai tant pédalé, gamin. J'y ai tant fait cracher
le moteur, adulte. Au sommet nous avons une vue dégagée sur la vallée, et, à un poste d'observation
précis, la vue tombe à pic sur un gouffre d'une vingtaine de mètres de hauteur avant qu'une fraction
de terrain, très pentue, ne vienne faire obstacle à notre champ de vision. C'est un endroit que j'aime,
où se sont déroulées tant de choses... Pas grand-chose tout compte fait, simplement moi. Ma vie ».
Je me suis rendu à cette côte indiquée. Le jour, d'abord. Puis la nuit. J'ai ressenti toute la suave
mélancolie que ce lieu pouvait inspirer. Outre la nostalgie attachée à quelques souvenirs que Marvin
ne détaille pas, quelques marqueurs du lieu – ces chênes d'une grande noblesse, cette voûte
extraordinaire qu'ils forment, la solitude dans l'obscurité sous ce toit de branches, les quelques
trouées de lumière qui dégagent quelque prodigieux panorama – sont prompts à ancrer le goût de la
solitude, à intimer la fuite de la civilisation humaine. C'est un joli lieu apte à évoquer le romantisme
de la mort. Par conséquent c'est un lieu de poètes, non de suicidaires. L'idée a dû lui trotter
longtemps, dans la tête, de devoir en finir ici. Et finalement le soir dit, il s'est rendu compte de
certaines réalités. D'une notamment : que la mort n'appartient pas au domaine de l'éther, où l'air est
enivrant, où la matière vaporeuse. Jeté dans la réalité, il se rendit compte que l'air est glacial, la
tension palpable, la matière fragile et, surtout, extraordinairement douloureuse lorsqu'elle se brisait.
Qu'il pouvait exister une éternité relative à l'ennui et aux souffrances qu'on endure dans un monde
où l'on ne serait même plus en état de marcher. Alors il rentra chez lui. Il écrivit ce poème, auprès
d'un bon feu. Il calma ses pensées quelques jours durant. Plus d'entrée dans son journal pendant une
petite semaine.

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