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GIRARD LE BOUG EMISSAIRE Dans le droit fil de Des choses cachées depuis la_fondation du monde, René Girard continue sa réflexion sur le « mécanisme sacrificiel ». Les persécutions, le Mal sont-ils une fatalité? Les sociétés humaines sont- elles vouées 4 la violence ? Un commentaire subtil de Vhistoire et des Evangiles propose les éléments d’une réponse, Texte intégral Couv. Van Eyck. Polahirest de L'Agneau mystique (détail). | 42/4029/7 Dépét légal Impr. 3770-5 Edit. 1958 - 2/1989 Il | Code prix LP 12 | 85 Laurent CRESPIN Le Bouc émissaire Lentement, méthodiquement, obstinément, I'ccuvre de René Girard se construit, Livre aprés livre, le penscur élabare et affine son systtme, urga- hise lédilice théorique & partir duquel se dessine une nouvelle itnage de homme, et surtout, & partir duquel il devient possible d'imaginer les Jinéaments d'un ordre du social qui soit épuré de quelques-unes de ses tares constitutives. Dans ccue perspective Le Bouc émissaire a quasiment valeur d’achtvement du cycle de fondation du systéme-Girard. II ramasse et synthétise les analyses développées dans les précédenty owvrages, et s’ouvre ensuite sur un. programe flamboyant qui, de Sacrate A nos modernes Goulags, traque la grande constante des sociétés bumaines, le fait de la per sécution comme principe originaire et structurel de cout ordre social, pour tenter d’en formuler antidote. Avec au centre de la recherche le persen- nage du Christ : figure exemplaire, selon Girard, dont la parole, pour qui sait entendre, fournit les mayens d’échapper enfin & la faralité du Mal. On s’en souvient, au départ de la démarche if y a cu Critique dans un souter- rain et Mfensonge romantique ef uéritd romanesque. Deux textes d’investigation li téraire of dgja s'exprimait "hypothése majeure de la réflexion girardienne, le « désir mimétique ». Une idée force qui prane que homme n'est jamais ala source de son propre désic, lequel toujours émane « mimétiquement » d'un tiers, d’un médiateur constitué A la fois cornme modéle et comme rival. Le « désir mimétique » ou Pincontournable loi de l'étre, qui nous pidge et nous enferme dans un triangle infernal ; on ne désire que ce qu'un autre désire. G'est cette chimie particuligre qui explique la permanente concurrence entre les hommes et cond compte de l"éternelle violence dont sont pétris leurs rapports. A lire Girard dans ces deux ouvrayes, nombreux scraient les grands écrits fittéraires qui vérifient l"hypothése. Comme si, avant les théoriciens, les romanciers avaient intuitionné la vérité cachée. La wanité chez Stendhal ? Le snobisme chez Proust? L'idolaurie haineuse chez Dostoievski? L*héroisme chez Cervantis? Autant de cas différents, ct cependant tris proches, car chacun se révéle instrnit, gouverné par le phé- nomine mimélique. Quichotte ne desire que le désir d’ Amadis, comme Julien celui de Bonaparte ov Swann celui du Prince de Gules... La preuve du « désir mimétique » par Vimaginaire littérairc. Mais, pour convaincante qu'elle ait évé, la démonstration manquait encore dassises. En mati¢re de théorie Pépreuve du zéel est une étape inévitable. Suivirent alors les deux maitres ouvrages du givardisme : La Violence ef le Sacré, et surtout Des choses caches deputy la fondation du monde, ‘Textes d'ouver- ture, Girard prend du champ, élargit ses perspectives, ajuste ses concepts. L'histoire, les mythes, fe matériau ethnologique, les écrits religieux sont désormais mubilisés pour explorer les manifestations et les effets du « désir mimeétique ». Une progression pas & pas qui articule bientét toutes les pidces du systéme, jusqu’& former un ensemble parfaitement bétonné. Sur le désir maintenant vient $¢ brancher l’idée de « crise » : quand dans une (Suite aw verso.) société Je mimétisme se déchaine, c'est--dire que tous les désirs tendent vers U'indifférencié, Dun coup la cohésion du groupe vacille, se fissure, Punité sociale est sur fe point de voler en tclats, s’effondrerait méme, si, a Vultirne limits, tous les membres du groupe ne s’entendaient paur se priver ensemble de lcur désir commun, pour se livrer en somme A une eatharsis col- lective grAce au sacrifice d'une victime émissaire. ‘Tous les éléments de 1’anthropolo; pirardienne sont en place. Freud et Tévi-Strauss sont renvoyés pour insuffisance interprétative, [J faut relive la tragédic ardipienne 4 la lumitre des rapports mimétiques, afin de: découvrir que le vritable crime d*CEdipe n était pas | assaysinat de son ptre, mais sa tentative pour réduire les différences ct confondre le méme et l'autre dans une indistinction monstrueuse. LA réside la clé du mythe et aussi Pune des plus essentielles parnsi les « choses cachées ». En devenant parricide, en poussani( donc & son point extréme son désir du désir paternel, CRalipe bou- leversait trop radicalement ley quilibres fondatnentaux de Thébes qui, dés lors, n’avait d’autre issue pour les rétablir que sa propre mort. Ainsi est la Joi des sociétés humaines. Elies ne conquitrent leur pérenmiité qu’au prix de la régulation des viviences réeiproques. Principe du rite sacrificiel des reli- gions ; Vinstauration dunc « violence fundutrice » qui supplante les autres violences. La mort d’un seul pour la survie de tous. Mais René Girard, heureuserment, n'en reste pas & ce constal pessimiste, et cest cela la grande: nouveauté qui apparalt dans Le Boue émissaire, dernier tmement done de son cycle. En fait, dit-il en substance, Ju schéraa sacriliciel ut exception a Ja régle, une nest pas inéluctable. TH existe une culture ¢ cullurt qui avoue innocence des victimes martyrisées au lien de fermer les yeux et de faire mine de croire que leur mort était logique, voire Kégitime au regard des impératits de l'ortre et du bien communs... Notre culture. Modelée, purtéc par deux Testaments, Girard estime en effet qu'avec le judGo-christianisme cesse le jeu de capes de l'erdinaire religieux. Tout eo corpus raconte la vérité de l'histoire at dévoile les mécanismes mortiferes dua fonctionnement social, En queique sorte il nous enseigne l'alphabet du mal foul cn nous procurant les moyens dy remécier. « L’heure est venue —~ écrit ainsi Girard — de nous pardonner les uns les autres. Si nous atten= dons entore, nous n'aurons plus le cemps. » Au terme de analyse ily a ce que Pon nomme ; la sagesse. Le Bouc émissaire est le livre Pune nouvelle espérance. RENE GIRARD Le Bouc émissaire GRASSET Paru dans Le Livre de Poche : DES CHOSES CACHEES DEPUIS LA FONDATION DU MONDE. CRITIQUE DANS UN SOUTERRAIN. La ROUTE ANTIQUE DES HOMMES PERVERS. ‘Tous droits de traduction, de reproduction et 4’ adaptation réservés pollt tous pays. © Editions Grasset & Fasquelle, 1982. CHAPITRE PREMIER GUILLAUME DE MACHAUT ET LES JUIFS Le poéte francais Guillaume de Machaut écrivait au milieu du xe siécle. Son Jugement du Roy de Navarre mériterait d'étre mieux connu. La partie principale de I'ceuvre, certes, n’est qu'un long poeme de style courtois, conventionnel de style et de sujet. Mais le début a quel- que chose de saisissant, C'est une suite confuse d’événe- ments catastrophiques auxquels Guillaume prétend avoir assisié avant de s’enfermer, finalement, de terreur dans sa maison pour y attendre ta mort ou la fin de I’indicible epreuve. Certains événements sont tout 4 fait invraisem- . blables, d'autres ne le sont qu’a demi. Et pourtant de ce récit une impression se dégage : il a dd se passer quel- que chose de réel. Hy a des signes dans le ciel. Les pierres pleuvent et assomment les vivants. Des villes entiéres sont détruites par la foudre. Dans celle of résidait Guillaume — il ne dit pas laquelle — les hommes meurent en grand nom- bre. Certaines de ces morts sont dues 4 la méchanceté des juifs et de leurs complices parmi les chrétiens. Com- ment ces gens-la s’y prenaient-ils pour causer de vastes pertes dans la population locale ? Ils empoisonnaient les riviéres, les sources d’approvisionnement en eau potable. La justice céleste a mis bon ordre 4 ces méfaits en réve- 5 lant leurs auteurs a la population qui les a tous massa- crés. Et pourtant les gens n’ont pas cessé de mourir, de plus en plus nombreux, jusqu’é un certain jour de prin- temps o& Guillaume entendit de la musique dans la rue et des hommes et des femmes qui riaient. Tout était fini et la poésie courtoise pouvait recommencer. Depuis ses origines aux xvi® et xvu® siécles, la critique moderne consiste 4 ne pas faire aux textes une confiance aveugle. Beaucoup de bons esprits, 4 notre époque, croient faire progresser encore la perspicacité critique en exigeant une méfiance toujours accrue. A force d’étre interprétés et réinterprétés par les générations successi- ves d'historiens, des textes qui paraissaient naguére por- teurs d'information réelle sont aujourd'hui soupconnés. Les épistémologues et les philosophes, d’autre part, tra- versent une crise radicale qui contribue a |’ébrantement de ce qu'on appelait jadis la science historique. Tous les intellectuels habitués 4 se nourrir de textes se réfugient dans des considérations désabusées sur l’impossibilite de toute interprétation certaine. Au premier abord, le texte de Guillaume de Machaut peut passer pour vulnérable au climat actuel de scepti- cisme en matiére de certitude historique. Aprés quelques instants de réflexion, pourtant, méme aujourd’hui, tes lecteurs reperent des événements réels a travers les inyvraisemblances du récit. Ils ne crojent ni aux signes dans le ciel ni aux accusations contre les juifs mais ils ne traitent pas tous les thémes incroyables de la méme facon; ils ne les mettent pas tous sur le méme plan. Guillaume n’a rien inventé. C’est un homme crédule, certes, et il refléte une opinion publique hystérique. Les innombrables morts dont il fait état n’en sont pas moins réelles, causées de toute évidence par la fameuse peste noire qui ravagea le nord de la France en 1349 et 1350. Le massacre des juifs est également réel, justifié aux yeux des foules meurtriéres par les rumeurs d’empoisonne- ment qui circulent un peu partout. C'est la terreur uni- verselle de la maladie qui donne un poids suffsani 4 ces rumeurs pour déclencher lesdits massacres. 6 Voici le passage du Jugemen: dee Roy de Navarre qui traite des juifs : Aprés ce, vint une merdaille Fausse, traitre et renoie ; Ce fu Judée la honnie, La mauvaise, la desloyal, Qui bien het et aimme tout mal, Qui tant donna d’or et d’argent Et promist a crestienne gent, Que puis, rivieres et fonteinnes Qui estoient cleres et seinnes En plusieurs lieus empoisonnerent, Dont pluseurs leurs vies finerent ; Car trestuit cil qui en usoient Assez soudeinnement moroient. Doni, certes, par dis fois cent mille En morurent, qu’a champ, qu'a ville. Einsois que fust apercené Ceste mortel deconvenue Mais cils qui haut siet et louing voit, Qui tout gouverne et tout pourvoit, Ceste traison plus celer Ne volt, enis la fist reveler Et si generalement savoir Qu'ils perdirent corps et avoir. Car tuit Juif furent destruit, Li uns pendus, li autres cuit, L'autre noié, l'autre ot copée La teste de hache ou d’espée. Et maint crestien ensement En morurent honteusement*. Les communautés médiévales redoutaient tellement la peste que son nom méme les effrayait; elles évitaient aussi longtemps que possible de le prononcer.et méme de prendre les mesures qui s'imposaient, au risque d'aggraver les conséquences des épidémies. Leur impuis- sance était telle qu’avouer la vérité, ce n’était pas faire face A la situation mais plutét s'abandonner a ses effets désagrégateurs, renoncer a tout semblant de vie nermale. 7 La population tout entiére s’associait volontiers 4 ce type d’aveuglement. Cette volonté désespérée de nier |’évi- dence favorisait la chasse aux « boucs émissaires? ». Dans Les Animaux malades de la peste, La Fontaine suggére admirablement cette répugnance quasi reli- gieuse A énoncer le terme terrifiant, aA déchainer en quelque sorte sa puissance maléfique dans la commu- nauté : La peste (puisqu’'il faut l'appeler par son nom)... Le fabuliste nous fait assister au processus de la mau- vaise foi collective qui consiste 4 identifier dans i’épidé- mnie un chatiment divin. Le dieu de colére est irrité par une culpabilité qui n’est pas également partagée par tous. Pour écarter le fléau,.il faut découvrir le coupable et le traiter en conséquence ou plutét, comme écrit La Fon- iaine, le « dévouer » a fa divinité. Les premiers interrogés, dans la fable, sont des bétes de proie qui décrivent benoitement leur comportement de béte de proie, lequel est tout de suite excusé, L’ane vient en dernier et c'est lui, le moins sanguinaire et, de ceé fait, le plus faible et le moins protégé, qui se voit, en fin de compte, désigné. Dans certaines villes, pensent les historiens, les juifs se firent massacrer avant l’arrivée de la peste, au seul bruit de sa présence dans le voisinage. Le récit de Guillaume pourrait correspondre 4 un phénomeéne de ce genre car le massacre se produisit bien avant le paroxysme de l'épi- démie. Mais les nombreuses moris attribuées par ]’auteur au poison judaique suggérent une autre exptication. Si ces morts sont réelles — et il n'y a pas de raison de les tenir pour imaginaires -~ elles pourraient bien étre les premiéres victimes d'un seul et méme fléau, Mais Guil- laume ne s’en doute pas, méme rétrospectivement. A ses yeux les boucs émissaires traditionnels conservent leur puissance explicatrice pour les premiers stades de lépidé- ie. Pour les stades ultérieurs, seulement, j’auteur recon- nait la présence d'un phénoméne proprement pathologi- 8 que. L’étendue du désastre finit par décourager la seule explication par le complot des empeisonneurs mais Guil- laume ne réinterpréte pas !a suite entigre des événe- menis en fonction de leur raison d’étre véritable. On peut d’ailleurs se demander jusqu’a quel point le poéte reconnait la présence de la peste car il évite jus- qu’au bout d’écrire noir sur blanc le mot fatal. Au moment décisif, il intreduit avec solennité le terme grec et encore rare, semble-t-il, d’epydimie. Ce mot ne forc- tfonne pas, visiblement, dans son texte comme il ferait dans le nétre; ce n’est pas un veritable équivalent du terme redouté, c’est plutét une espéce de substitut, un nouveau procédé pour ne pas appeler la peste par son nom, un nouveau bouc émissaire en somme mais pure- ment linguistique cette fois. Il n'a jamais été possible, nous dit Guillaume, de déterminer Ja nature et la cause de'la maladie dont tant de gens moururent en si peu de temps : Ne fusicien n’estoit, ne mire Qui bien sceiist la cause dire Dont ce venoit, ne que c’estoit (Ne nuls remede n'y metoit), Fors tant que c’estoit maladie Qu’on appelloit epydimie. Sur ce point encore, Guillaume préfére s’en remettre & opinion publique plutét que de penser par lui-méme, Du mot savant d'epydimie se dégage toujours, au xiv" sié- cle, un parfum de «scientificité » qui contribue a refou- ler langoisse, un peu comme ces fumigations odoriferan- tes qu’on pratiquait longtemps au coin des rues pour tempérer les effluves pestilentiels. Une maladie bien nommée parait 4 demi guérie et pour se donner une {ausse impression de mattrise on rebaptise frequemment les phénaménes immaitrisables. Ces exorcismes verbaux n’ont pas cessé de nous séduire dans tous les domaines ou notre science demeure illusoire ou inefficace, En se refusant a la nommer c’est la peste elle-méme, en somme, qu'on « dévoue» a la divinité. Il y a la comme 9 un sacrifice langagier assez innocent, certes, comparé aux sacrifices humains qui l’accompagnent ou le précédent, mais toujours analogue dans sa structure essentielle. Méme rétrospectivement, tous les boucs émissaires collectifs réels et imaginaires, les juifs et les flagellants, les pluies de pierre et l'epydimie, continuent a jouer leur réle si efficacement dans le récit de Guillaume que celui- ci ne voit jamais l'unité du fléau désigné par nous comme la « peste noire». L’auteur continue a perce- voir une multiplicité de désastres plus ou moins indépen- dants ou reliés les uns aux autres seulement par leur signification religieuse, un peu comme les dix plaies d’Egypte. Tout ce que je viens de dire, ou presque, est évident. Nous comprenons tous le récit de Guillaume de la méme fagon et mes lecteurs n’ont pas besoin de moi. Il n'est pourtant pas inutile d’insister sur cette lecture dont l'audace et la puissance nous échappent, précisément parce qu’elle est admise par tous, parce qu’elle n'est pas controversée. L’unanimité s'est faite autour d’elle il y a littéralement des siécles et jamais elle ne s’est défaite. C'est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une réinter- prétation radicale. Nous rejetons sans hésiter le sens que lauteur donne a son texte. Nous affirmons qu’il ne sait pas ce qu’il dit. A plusieurs siécles de distance, nous autres, modernes, le savons mieux que lui et nous som- mes capables de rectifier son dire. Nous nous croyons 4 méme de repérer une vérité que |’auteur n’a pas vue et, par une audace plus grande encore, nous n’hésitons pas a affirmer que cette vérité, c'est lui qui nous l’apporte, en dépit de son aveuglement, Est-ce a dire que cette interprétation ne mérite pas l'adhésion massive dont etle fait l'objet 2? nous montrons- nous 4 son égard d'une indulgence excessive ? Pour dis- créditer un témoignage judiciaire, il suffit de prouver que, méme sur un seul point, le teémoin manque d’im- partialité. En régle générale nous traitons les documents historiques comme des témoignages judiciaires. Or, nous transgressons cette regle en faveur d'un Guillaume de 10 EE Machaut qui ne mérite peut-étre pas ce traitement privi- légié. Nous affirmons la réalité des persécutions mention- nées dans Le Jugement du Roy de Navarre. Nous préten- dons tirer du vrai, en somme, d'un texte qui se trompe prossiérement sur des points essentiels, Si nous avons des raisons de nous méfier de ce texte, nous devrions peut étre le tenir pour entigrement suspect et renoncer 4 fon- der sur lui la moindre certitude, sans excepter le fait brut de la persécution. D'ou vient donc Passurance étonnante de notre affir- mation : des juifs ont été réellement massacrés. Une pre- miére réponse se présente a |’esprit. Nous ne lisons pas ce texte isolément. Il existe d’autres textes de la méme époque; ils traitent des mémes sujets; certains d’entre eux valent mieux que celui de Guillaume. Leurs auteurs s'y montrent moins crédules. A cux tous, ils forment un réseau serré de connaissances historiques au sein duquel nous replacons le texte de Guillaume. C’est grace a ce contexte, surtout, que nous réussissons 4 partager le vrai du fanx dans le passage que jrai cité. Il est vrai que les persécutions antisémites de la peste noire constituent un ensemble de faits relativement bien connu. Il ya la tout un savoir déja constitué et il suscite en nous une certaine attente. Le texte de Guillaume repond a cette attente, Cette perspective n'est pas fausse sur le plan de notre expérience individuelle et du contact immediat avec le texte, mais du point de we théorique elie n'est pas satisfaisante. Le réseau de connaissances historiques existe, certes, mais les documents qui le composent ne sont jamais beaucoup plus stirs que !e texte de Guillaume, soit pour des raisons analogues, soit pour des raisons différentes. Et nous ne pouvons pas situer Guillaume parfaitement dans ce contexte puisque nous ne savons pas, je l’ai déja dit, o& se déroulent les événements qu'il nous rapporte. C’est peut-étre a Paris, c'est peut-étre a Reims, c’est peut- étre dans une troisiéme ville. De toute facon le contexte ne joue pas un réle décisif; méme s'il n’en était pas informé, le lecteur moderne aboutirait 4 la lecture que 1 j'ai donnée. I] conclurait a la probabilité de victimes injustement massacrées. It penserait donc que le texte dit faux, puisque ces victimes sont innocentes, mais il pen- serait simultanément que le texte dit vrai, puisque les victimes sont réelles. II finirait toujours par distinguer le vrai du faux exactement comme nous le distinguons nous-mémes. Qu’est-ce qui nous donne ce pouvoir ? Ne convient-il pas de se guider systématiquement sur le prin- cipe du panier de pommes tout entier bon 4 jeter pour peu qu'il en contienne une seule de gatée ? Ne doit-on pas soupconner ici une défaillance du soupcon, un reste de naiveté dont I’hypercritique contemporaine aurait déja fait place nette si on lui laissait le champ libre ? Ne faut-il pas avouer que toute connaissance historique est incertaine et qu’on ne peut rien tirer d'un texte tel que le nétre, pas méme la réalité d’une persécution ? A toutes ces questions il faut répondre par un non catégorique. Le scepticisme sans nuances ne tient pas compte de la nature propre du texte. Entre les données vraisemblables de ce texte et les données invraisembla- bles il existe un rapport trés particulier. Au départ, cer- tes, le lecteur ne peut pas dire : ceci est faux, ceci est vrai. I] ne voit que des thémes plus ou mains incroyables et croyables. Les morts qui se multiplient sont croyables ; il pourrait s'agir d'une épidémie. Mais les empoison- hements ne le sont guére, surtout 4 l’échelle massive décrite par Guillaume. Le x1v* siécle ne possede pas de substances capables de produire des effets aussi nocifs. La haine de l'auteur pour les prétendus coupables est explicite; elle rend sa thése extrémement suspecte. On ne peut pas reconnattre ces deux types de données sans constater, au moins impliciterment, qu’ils réagissent lun sur l'autre. $'il y a vraiment une épidémie, elle pour- rait bien enflammer les préjugés qui sommeillent. Lappétit persécuteur se polarise volontiers sur les mino- rités religieuses, surtout en temps de crise. Réciproque- ment, une persécution réelle pourrait bien se justifier par le type d'accusation dont Guillaume se fait crédulement l’écho. Un poete tel que lui ne devrait pas étre particu- 12 ligrement sanguinaire. S'il ajoute foi aux histoires qu’il raconte ¢’est sans doute qu’on y ajoute foi autour de lui. Le texte suggére donc une opinion publique surexcitée, préte a accueillir les rumeurs les plus absurdes. Ii sug- gére, en somme, un état de choses propice aux massacres dont l’auteur nous affirme qu’ils se sont réellement pro- duits. Dans le contexte des représentations invraisemblables, la vratsemblance des autres se confirme et se transforme en probabilité. La réciproque est vraie. Dans le contexte des représentations vraisemblables, l’invraisemblance des autres ne peut gueére relever d‘une « fonction fabula- trice » qui s'exercerait gratuitement, pour le plaisir d'in- venter de la fiction, Nous reconnaissons |'imaginaire, certes, mais pas n’importe quel imaginaire, ¢’est l’imagi- naire spécifique des hommes en appétit de violence. Entre toutes les représentations du texte, par consé- quent, i] existe une convenance réciproque, une corres- pondance dont on ne peut rendre compte que par une seule hypothése. Le texte que nous lisons doit s’enraciner dans une persécution réelle, rapportée dans !a perspec- tive des persécuteurs. Cette perspective est forcément trompeuse en ceci que les persécuteurs sont convaincus du bien-fondé de leur violence ; ils se prennent pour des justiciers, il leur faut donc des victimes coupables, mais cette perspective est partiellement véridique car la certi- tude d'avoir raison encourage ces mémes persécuteurs 4 ne rien dissimuter de leurs massacres. Devant un texte du type Guillaume de Machaut, il est iégitime de suspendre la régle générale selon laquelle l'ensemble d'un texte ne vaut jamais mieux, sous le rap- port de "information réelle, que la pire de ses données. Si le texte décrit des circonstances favorables a la persécu- tion, s'il nous présente des victimes appartenant au type que les persécuteurs ont Phabitude de choisir, et si, pour plus de certitude encore, i] présente ces victimes comme coupables du type de crimes que les persécuteurs attri- buent, en régle générale, a leurs victimes, il y a de gran- des chances pour que la persécution soit réelle. Si le i3 texte lui-eméme affirme cette réalité, il n’y a pas de rai- sons de la mettre en doute, Dés qu'on pressent la perspective des persécuteurs, Vabsurdité des accusations, loin de compromettre la valeur d'information d’un texte, renforce sa crédibilité mais sous le rapport seulement des violences dont i! se fait lui-méme 1’écho. Si Guillaume avait ajouté des histai- res d'infanticide rituel 4 son affaire d’empoisonnement, son compte rendu serait plus invraisemblable encore mais i} n'en résulterait aucune diminution de certitude quant 4 la réalité des massacres qu'il nous rapporte. Plus les accusations sont invraisemblables dans ce genre de textes, plus elles renforcent la vraisemblance des massa- cres : elles nous confirment la présence d’un contexte psychosacial au sein duquel les massacres devaient pres- que certainement se produire. Inversement, le theme des massacres, juxtaposé a celui de l’épidémie, fournit le contexte historique au sein duquel méme un intellectuel en principe raffiné pourrait prendre au sérieux son his- toire d’empoisonnement Les représentations persécutrices nous mentent, indu- bitablement, mais d'une facon trop caractéristique des persécuteurs en général et des persécuteurs médiévaux en particulier pour que le texte ne dise pas vrai sur tous les points ot i! confirme les conjectures suggérées par la nature méme de son mensonge. Quand c'est la réalité de Jeurs persécutions que les persécuteurs probables affir- ment, ils méritent qu'on leur fasse confiance, C'est la combinaison de deux types de données qui engendre la certitude. Si l’on ne rencontrait cette com- binaison qu‘a de rares exemples cette certitude ne serait pas complete. Mais la frequence est trop grande pour que le doute soit possible, Seule la persécution réelle, envi- sagée dans l'optique des persécuteurs, peut expliquer la eonjonction réguliére de ces données. Notre interpréta- tion de tous les textes est statistiquement certaine. Ce caractére statistique ne signifie pas que la certitude repose sur la pure et simple accumulation de documents ious également incertains. Cette certitude est de plus 14 haute qualité. Tout document du type Guillaume de Machaut a une valeur considérable parce qu’on retrouve en lui le vraisemblable et l’invraisemblable agencés de telle fagon que chacun explique et légitime la présence de Vautre. Si notre certitude a un caractére statistique, c'est parce que n'importe quel document, envisagé isolé- ment, pourrait étre I'ceuvre d’un faussaire. Les chances sont faibles mais elles ne sont pas nuiles au niveau du document individuel. Au niveau du grand nombre, en revanche, elles sont nulles. La solution réaliste que le monde occidental et moderne a adoptée pour démystifier les « textes de per- sécution » est la seule possible et elle est certaine parce qu'elle est parfaite; elle rend parfaitement compte de toutes les données qui figurent dans ce type de textes. Ce n'est pas "humanitarisme ou I'idéologie qui nous la dic- tent, ce sont des raisons intellectuelles décisives. Cette interprétation n‘a pas usurpé le consensus a peu pres unanime dont elle fait l'objet. L’histoire n’a pas de résul- tats plus solides 4 nous offrir. Pour l'historien « des men- talités », un témoignage en principe digne de foi, c’est- a-dire le témoignage d’un homme qui ne partage pas les illusions d’un Guillaume de Machaut, n’aura jamais autant de valeur que le témoignage indigne des persécu- teurs, ou de leurs complices, plus fortement parce qu'in- consciemment révélateurs. Le document décisif est celui de persécuteurs assez natfs pour ne pas effacer les traces de leurs crimes, 4 la différence de la plupart des per- séeuteurs modernes, trop avisés pour laisser derriére eux des documents qui pourraient étre utilisés contre eux, Vappelle nails les persécuteurs encore assez persuadés de leur bon droit et pas assez méfiants pour maquiller ou censurer les données caractéristiques de leur persécu- tion. Celles-ci apparaissent dans leurs textes tantét sous une forme véridique et directement révélatrice, tantét sous une forme trompeuse mais indirectement révéla- trice. Toutes les données sent fortement stéréotypées et e’est la combinaison des deux types de stéréotypes, les 15 véridiques et Jes trompeurs, qui nous renseigne sur la nature de ces textes. Nous sayons tous repérer, aujourd'hui, les stéréotypes de la persécution. Ii y a 14 un savoir qui s’est banalisé mais qui n’existait pas ou trés peu au xiv" siécle. Les persécuteurs naifs ne savent pas ce gt’ils font. Ils ont trop bonne conscience pour tromper sciemment leurs lecteurs et ils présentent les choses telles que réellement ils les voient. Ils ne se doutent pas qu’en rédigeant leurs comptes rendus ils donnent des armes contre eux-mémes a la postérité. C’est vrai au xv siécle pour la tristement fameuse « chasse aux sorciéres », C'est encore vrai de nos jours pour les régions « arriérées » de notre planéte. Nous nageons donc en pleine banalite et le lecteur trouve ennuyeuses, peut-étre, les évidences premiéres que je lui asséne. Qu’il m’en excuse, mais on verra bien- 16t que ce n’est pas inutile; il suffit, parfois, d'un dépla- cement minuscule pour rendre insolite, inconcevable méme, ce qui va sans dire dans le cas de Guillaume de Machaut. En parlant comme je le fais, le lecteur peut déja le constater, je contredis certains principes que de nom: breux critiques tiennent pour sacro-saints. Jamais, me dit-on toujours, il ne faut faire violence au texte. Face a Guillaume de Machaut, le choix est clair : ou bien on fait violence au texte ou bien on laisse se perpétuer la vio- lence du texte contre des victimes innocentes. Certains principes qui paraissent universellement valables de nos jours parce qu’ils fournissent, semble-t-il, d’excellents garde-fous contre les exces de certains interprétes peu- vent entrainer des conséquences néfastes auxquelles n'ont pas songé ceux qui croient avoir tout prévu en les ienant pour inviolables. On va partout répétant que le premier devoir du critique est de respecter la significa: lion des textes. Peut-on soutenir ce principe jusqu'au 16 bout devant la «littérature» d'un Guillaume de Machaut ? Une autre lubie contemporaine fait piétre figure a la lumiére de Guillaume de Machaut, ou plutét de la lecture que nous en donnons tous, sans hésiter, et c'est la fagon désinvolte dont nos critiques littéraires congédient désor- mais ce qu’ils appellent le «référent». Dans le jargon linguistique de notre époque, le référent c’est la chose méme dont un texte entend parler, a savoir ici le massa- cre des juifs percus comme responsables de |'empoison- nement des chrétiens. Depuis une vingtaine d’années on nous repéte que le référent est a peu prés inaccessible. Peu importe d'ailleurs que nous soyons ou ne soyons pas capables d'y accéder; le souci naif du référent ne peut qu'entraver, parait-il, l'étude modernissime de la textua- lité. Seuls comptent désormais les rapports toujours équi- voques et glissants du langage avec Iui-méme. Tout n’est pas toujours a rejeter dans cette perspective mais a UVappliquer de facon scolaire on risque de voir en Ernest Hoeppfiner, l’éditeur de Guillaume dans la yénérable Societé des anciens textes, le seul critique vraiment idéal de cet écrivain. Son introduction parle de poésie cour- toise en effet, mais il n'y est jamais question du massacre des juifs pendant la peste noire. Le passage de Guillaume, cité plus haut, constitue un bon exemple de ce que j'ai nommé dans Des choses cachées depuis la fondation du monde les « textes de per- sécution? ». J'entends par la les comptes rendus de vio- lences réelles, souvent collectives, rédigés dans la pers- pective des persécuteurs, et affectés, par conséquent, de distorsions caractéristiques. Il faut repérer ces distor sions pour les rectifier et pour déterminer I'arbitraire de toutes les violences que le texte de persécution présente comme bien fondeées, Il n'est pas nécessaire d’examiner longuement le compte rendu d'un procés de sorcellerie pour constater qu’on y retrouve la méme combinaison de données réel- les et de données imaginaires mais nullement gratuites que nous avons rencontrée dans le texte de Guillaume de 17 Machaut. Tout est présenté comme vrai mais nous n’en croyons rien et nous nen croyons pas pour autant que tout est faux. Nous n’avons aucune peine, pour l’essen- tie|, a faire le partage du vrai et du faux. La aussi les chels d’accusation paraissent ridicules méme si la sorciére les tient pour réels, et méme s'il ya lieu de penser que ses aveux n’ont pas été obtenus par la torture. L’accusée peut fort bien se prendre pour une sorciére véritable. Peut-étre s’est-elle réellement efforcee de nuire a ses voisins par des procédés magiques. Nous nen jugeons pas pour autant qu’elle merite la mort. Il n'y a pas pour nous de procédés magiques efficaces. Nous admettons sans peine que la victime puisse parta- ger avec ses bourreaux la méme foi dérisoire en |’effica- cité de la sorcellerie-mais cette foi ne nous atteimt pas nous-mémes ; notre scepticisme n’en est pas ébranlé. Pendant ces proces aucune voix ne s'éléve pour réta- blir, ou plutét pour établir la vérité. Personne n'est encore capable de le faire. C’est dire que nous avons contre nous, contre l’interprétation que nous donnons de leurs propres textes, non seulement les juges et Jes té- moins mais les accusées elles-mémes. Cette unanimité ne nous impressionne pas. Les auteurs de ces documents étaient la et nous n'y étions pas. Nous ne disposens daucune information qui ne viene d’eux. Et pourtant, 4 plusieurs siécles de distance, un historien solitaire, ou méme le premier individu venu se juge habilité 4 casser la sentence prenoncée contre les sorciéres*. Cest la méme réinterprétation radicale que dans I'exemple de Guillaume de Machaut, la méme audace dans le bouleversement des textes, c’est la méme opéra- tion intellectuelle et c’est la méme certitude, fondée sur le méme type de raisons. La présence de données imagi- naires ne nous améne pas 4 considérer l'ensemble du texte comme imaginaire. Bien au contraire. Les accusa- tions incroyables ne diminuent pas mais renforcent la crédibilité des autres données. Ici encore nous avons un rapport qui semble paradoxal mais en réalité ne lest pas entre |'improbabilité et la 18 probabilité des données qui entrent dans la composition des textes. C'est en fonction de ce rapport, généralement informulé mais néanmoins présent & notre esprit, que nous évaluons la quantité et la qualité de l'information susceptible d’étre extraite de notre texte. Si le document est de nature légale, les résultats sont d’habitude aussi positifs ou méme plus positifs encore que dans fe cas de Guillaume de Machaut. i] est dommage que la plupart des comptes rendus aient été brilés en méme temps que les sorciéres elles-mémes. Les accusations sont absurdes ct la sentence injuste mais les textes sont rédigés avec le seuci d’exactitude et de clarté qui caractérise, en régle générale, les documents légaux. Notre confiance est donc bien placee. Elle ne permet pas de soupgonner que nous sympathisons secrétement avec les chasseurs de sorciéres. L'historien qui regarderait toutes les données dun procés comme également fantaisistes sous prétexte que certaines dentre elles sont entachées de distorsions persécutrices ne connaitrait rien a son affaire et ses col- legues ne le prendraient pas au sérieux. La critique la plus efficace ne consiste pas 4 assimiler toutes tes don- nées du texte a la plus invraisemblable sous prétexte qu'on péchera toujours par défaut et jamais par excés de méfiance. Une fois de plus le principe de la méfiance sans limites doit s’effacer devant la régle d’or des textes de persécution. La mentalité persécutrice suscite un cer- tain type d’illusion et tes traces de cette illusion confir- ment plutét qu’elles n'infirment la présence, derriére le texte qui en fait lui-méme érat, d'un certain type d'éve- nement, la persécution elie-méme, la mise 4 mort de la sorcieére. Il n'est donc pas difficile, je le répéte, de démeé- ler le vrai du faux qui ont Pun et l’autre un caractére assez fortement stéréotypé. _ Pour bien comprendre le pourquoi et le comment de assurance extraordinaire dont nous faisons preuve devant les textes de persécution, il faut énumerer et dé- crire les stéréotypes. La non plus, la tache n’est pas dif- ficile. Il ne s’agit jamais que d’expliciter un savoir que nous possédons déja mais dont nous ne soupconnons pas 19 la portée car nous ne le dégageons jamais de fagon sys- tématique. Le saveir en question reste pris dans les exem- ples concrets auxquels nous lappliquens (et ceux-ci appartiennent toujours au domaine de Vhistoire, surtout occidentale, Jamais encore nous n’avons essayé d’appli- quer ce savoir en dehors de ce domaine, par exemple aux univers dits « ethnologiques». C'est pour rendre cette tentative possible que je vais maintenant ébaucher, de facon sommaire d’ailleurs, une typologie des stéréotypes de la persécution, CHAPITRE IL LES STEREOTYPES DE LA PERSECUTION Je ne parte ici que de persécutions collectives ou 4 réso- nances collectives. Par persécutions collectives, j’entends les violences commises directement par des foules meur- triéres, comme le massacre des juifs pendant !a peste noire. Par persécutions 4 résonances coilectives, j'en- tends les violences du type chasse aux sorciéres, légales dans leurs formes mais généralement encouragées par une opinion publique surexcitée. La distinction n'est d’ailleurs pas essentielle. Les terreurs politiques, celles de la Révolution francaise notamment, participent fré- quemment de l'un et l’autre type, Les persécutions qui nous intéressent se déroulent de préférence dans des périodes de crise qui entrainent I'affaiblissement des ins- titutions normales et favorisent la formation de foules, c'est-a-dire de rassemblements populaires spontanés, sus- ceptibles de se substituer entitrement 4 des institutions atfaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression déci- sive. Ce ne sont pas toujours les mémes circonstances qui favorisent ces phénomeénes, Ce sont parfois des causes externes comme les épidémies ou encore la sécheresse extréme, ou l’inondation, qui entrainent une situation de 21 famine. Ce sont parfois des causes internes, des troubles politiques ou des conflits religieux. La détermination des causes réelles, heureusement, née sé pose pas pour nous. Quelles que soient, en effet, leurs causes véritables, les crises qui déclenchent les grandes persécutions collecti- ves sont toujours vécues plus ou moins de la méme fagon par ceux qui les subissent. L’impression !a pius vive est invariablement celle d’une perte radicale du social lui- méme, la fin des régles et des « différences » qui défi- nissent les ordres culturels. Les descriptions ici se res- semblent toutes. Elles peuvent venir des plus grands écrivains, dans le cas de fa peste notamment, de Thucy- dide et de Sophocle au texte d’Antonin Artaud, en pas- sant par Lucréce, Boccace, Shakespeare, De Foe, Thomas Mann et bien d’autres encore. Elles peuvent venir d’in- dividus sans prétentions littéraires, et elles ne different jamais beaucoup. Ce n'est pas surprenant car elles disent et redisent inlassablement le fait méme de ne phuis diffé- rer, c'est Vindifférenciation du culture] lui-rméme et tou- tes les confusions qui en résultent. Voici par exemple ce qu’écrit le moine portugais Feo de Santa Maria en 1697 : Dés que s‘allume dans un royaume ou une république ce feu violent et impétueux, on voit les magistrats abasourdis, les populations épouvantées, le gouvernement politique désarti- culé. La justice n'est plus obéie; les métiers s‘arrétent; les familles perdent leur cohérence, et les rues leur animation. Tout est réduit A une extréme confusion. Tout est ruine. Car tout est atteint et renversé par le poids et la grandeur d'une calamité aussi horrible. Les gens, sans distinction d’état ou de fortune, sont noyés dans une tristesse mortelle,,, Ceux qui hier enterraient aujourd’hui sont enterrés... On refuse toute pitié aux amis, puisque toute pitié est périlleuse... Toutes les lois de l'amour et de la nature se trouvant noyées ou oubliées au milieu des horreurs d’une si grande confusion, les enfants sont soudain séparés des parents, les femmes des maris, les fréres ou tes amis les uns des autres... Les hommes perdent leur courage nature! et ne sachant plus quel conseil suivre, vont comme des aveugles désespérés qui butent 4 cha- que pas sur leur peur et leurs contradictions. 22 Leffondrement des institutions efface ou télescope les différences hiérarchiques et fonctionnelles, conférant a toutes choses un aspect simultanément monotone et monstrueux. Dans une société qui n'est pas en crise l’im- pression de différence résulte a la fois de la diversité du réel et d’un systeme d'échanges qui différe et par consé- quent dissimule les éléments de réciprocité que forcé- ment il comporte, sous peine de ne plus constituer un systeme d'échanges, c'est-a-dire ume culture. Les échan- ges matrimoniaux, par exemple, ou méme celui des biens de consommation, ne sont guére visibles en tant qu’échanges. Quand la société se détraque, par contre, les échéances se rapprochent, we réciprocité plus rapide s‘installe non seulement dans les échanges positifs qui ne subsistent plus que dans la stricte mesure de |’indispen- sable, sous la forme du troc par exemple, mais dans les échanges hostiles ou « négatifs » qui tendent 4 se multi- plier. La réciprocité, qui devient visible en se raccourcis- sant pour ainsi dire, n’est pas celle des bons mais des mauvais procédés, la réciprocité des insultes, des coups, de la vengeance et des symptémes névrotiques. C'est bien pourquoi les cultures traditionnelles ne veulent pas de cette réciprocité trop immediate. Bien qu'elle oppose les hommes les ums aux autres, cette réciprocité mauvaise uniformise les conduites et c'est elle qui entraine une prédominance du méme, tou- jours un peu paradoxale puisque essentiellement conflic- tuelle et solipsiste. L'expérience d’indifférenciation cor- respond done a quelque chose de réel sur le pian des rapports humains mais elle n’en est pas moins mythique. Les hommes, et c’est ce qui se passe une fois de plus a notre époque, tendent a la projeter sur I'univers entier et a Pabsolutiser. Le texte que je viens de citer fait bien ressortir ce pro- cessus d'uniformisation par réciprocité : « Ceux qui hier vnterraient aujourd'hui sont enterrés.., On refuse toute pitié aux amis, puisque toute pitié est périlleuse... les enfants sont soudain séparés des parents, les femmes les maris, les freres ou les amis les uns des autres... » 23 Liidentité des conduites entraine le sentiment d'une con- fusion et d'une indifférenciation universelles : « Les gens, sans distinction d’état ou de foriune, sont noyés dans une tristesse mortelle... Tout est réduit 4 une extréme confu- sion. » Lexpérience des grandes crises sociales n'est guére affeciée par la diversite des causes réelles. Il en résulte une grande uniformité dans les descriptions qui portent sur Puniformité méme. Guillaume de Machaut ne fait pas exception. Il voit dans le repli égoiste de V’individu sur lui-méme et dans le jeu de représailles qu’il entraine, c'est-a-dire dans ses conséquences paradoxalement réci- proques, l’une des causes principales de la peste. On peut done parler d’un stéréotype de la crise et il faut y voir, logiquement et chronologiquement, le premier stéréo- type de la persécution. C’est le culturel qui s’éclipse en quelque sorte, en s‘indifférenciant. Une fois qu’on a com- pris cela, on appréhende mieux 1a cohérence du proces- sus persécuteur et l’espéce de logique qui relie entre eux tous les stéréotypes dont il se compose. Devant I’éclipse du cuiturel, les hommes se sentent impuissants ; ]‘immensité du désastre les déconcerte mais il ne leur vient pas a esprit de s'intéresser aux causes naturelles; idee qu’ils pourraient agir sur ces causes en apprenant a mieux les connattre demeure embryon- naire. Puisque la crise est avant tout celle du social, il existe une forte tendance A l’expliquer par des causes sociales et surtout morales. Ce soni tes rapports humains apres tout qui se désagrégent et les sujeis de ces rapports ne sauraient étre complétement étrangers au phénoméne. Mais plutét qu’a se blamer eux-mémes, les individus ont forcément tendance a blamer soit la société dans son ensemble, ce qui ne les engage a rien, soit d'autres indi- vidus qui leur paraissent particuliérement nocifs pour des raisons faciles 4 déceler. Les suspects sont accuses de crimes d'un type particulier. Certaines accusations sont tellement caractéristiques des persécutions collectives qu’a leur seule mention 24 les observaieurs modernes soupconnent qu'il y a de la violence dans l'air; iis cherehent partout d'autres indi- ces susceptibles de confirmer leur soupgon, c’est-a-dire d’autres stéréotypes persécuteurs. A premiere vue, les chefs d’accusation sont assez divers, mais il est facile de repérer leur unité. Il y a d'abord des crimes de violence qui prennent pour objet les tres qu'il est le pius criminel de violenter, soit dans Vabsolu, soit relativement a l'individu qui les commet, le roi, le pére, le symbole de ]'autorité supréme, parfois aussi dans les sociétés bibliques et modernes, les étres Jes plus faibles et les plus désarmés, en particulier les jeunes enfants. Tl y a ensuite les crimes sexuels, le viol, l’inceste, la bestialité. Les plus fréguemment invoqués sent toujours ceux qui transgressent les tabous les plus rigoureux, rela- tivement a la culture considérée. Il y a enfin des crimes religieux, comme la profanation d'hosties. La aussi ce sont les tabous les plus sévéres qui doivent é@tre transgressés. Tous ces crimes paraissent fondamentaux. Ils s’atta- quent aux fondements mémes de |’ordre culturel, aux differences familiales et hiérarchiques sans lesquelles. il n'y aurait pas d’ordre social. Dans la sphére de I'action individuelle, ils correspondent donc aux conséquences globales d'une e¢pidémie de peste ou de tout désastre

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