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Syméon le

Nouveau
Théologien

et Grégoire
Palamas

Par Jean-Yves Leloup


D’après l’enregistrement de la session organisée au Monastère
Saint Michel du Var du vendredi 27 au dimanche 29 août 2021
Vendredi matin

Nous entrons tout de suite dans la philocalie, cet amour de la beauté et de la lumière, en
écoutant le prologue de Saint Jean en grec puis en français (Jean 1, 1-14), en sachant que
pour les Anciens, ce prologue est un pharmakon, un médicament qui nous remet dans
notre axe et nous rappelle l’essentiel.
«Au commencement le Logos et le Logos est vers Dieu, et le Logos est Dieu. Il est au
commencement avec Dieu. Tout existe par lui, sans lui rien. De tout être il est la vie. La vie
est la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, les ténèbres ne peuvent l’at -
teindre.
Paraît un homme envoyé de Dieu : Johanan est son nom. Il vient comme témoin, pour
rendre témoignage de la lumière, afin que tous y adhèrent avec lui. Il n’est pas la lumière,
mais le témoin de la lumière. Le Logos est la lumière véritable qui éclaire tout homme. Il
est dans le monde, le monde existe par lui, le monde ne le connaît pas. Il vient chez lui, les
siens ne le reçoivent pas. Mais à tous ceux qui le reçoivent, à ceux qui croient en son nom,
il donne d’être enfant de Dieu ; engendré ni du sang ni de la chair, ni d’un vouloir d’homme
mais de Dieu. Le Logos se fait chair, il fait sa demeure parmi nous.
Nous avons vu sa gloire, pleine de grâce et de vérité, présence filiale monogène qu’il tient
du Père. Nul n’a jamais vu Dieu, le fils monogène demeure au sein du père, lui nous le fait
connaître.»
Jean 1:1, (grec) En arkhê ên ho Logos, kai ho logos, ên pros thon Theon kai Theos ên ho
Logos
Jean 1:14, Kai ho Logos sarx egeneto kai eskênôsen en hêmin

Son de cloche.

Quel que soit notre état de santé, physique, psychique ou même spirituel, le Prologue de
Saint Jean nous rappelle qu’il y a en nous une lumière que les ténèbres ne peuvent pas
éteindre, que la matière ne peut pas assombrir et c’est cette lumière que les Pères Nep-
tiques, de nepsis, la vigilance, le discernement, la pleine conscience ; ces hommes et ces
femmes qui développent en eux cette attention à l’Être qui est en tout ce qui est, c’est
cette lumière que ces Anciens cherchaient. Aujourd’hui et demain nous allons étudier plus
particulièrement Syméon le Nouveau Théologien (949-1022, Turquie) et Grégoire Palamas
(1256 Constantinople - 1359 Grèce) qui sont dans l’orthodoxie deux Saints bien connus et
bien aimés. Rappelez-vous que ce titre Nouveau Théologien qui est donné à Syméon, c’est
le même titre qui est accordé à Saint Jean le Théologien. On l’attribuera aussi à Grégoire de
Nazyanze, qu’on appellera Grégoire le Théologien. Ce sont ces trois grands qui ont eu droit
au titre de Théologien dans la tradition orthodoxe et dans cette tradition est théologien ce-
lui qui prie, celui qui par la prière est sans cesse en relation avec la source de la Vie, de la
Conscience et de l’Amour.
La théologie, ce n’est pas de la spéculation, l’exercice de la raison, de l’exégèse sur les
textes sacrés, mais c’est avant tout une expérience d’union, de communion avec la source

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de toute vie, de toute conscience et de tout amour avec cette lumière qu’aucune ténèbre
ne peut atteindre et éteindre.
La philocalie, c’est ce que l’on disait la dernière fois (23-25 juillet 2021) c’est cette
conscience éveillée, tournée vers la lumière, vers la beauté de la lumière et que la beauté,
la vérité et la bonté ne sont jamais séparées ; parce que la beauté, c’est la splendeur du
vrai : qu’est-ce qu’une bonté qui ne serait pas belle ? une vérité qui ne serait pas belle ?
mais qu’est-ce qu’une beauté aussi qui ne serait pas vraie, qui ne serait pas bonne ? Une
illusion ! Donc l’importance de tenir toujours ensemble les trois : quand on parle du beau,
on parle du bon et on parle du vrai, les trois sont un et inséparables.
Donc la philocalie, c’est cet amour de l’Être qui est vrai, bon et beau ; la beauté, c’est le
rayonnement, c’est le don même de la vérité et de la bonté.
Donc le prologue de Saint Jean nous rappelle que tout homme est habité par cette lu-
mière : kai hé zôê ên to phôs tôn antrôpôn, la vie est la lumière qui éclaire tout homme.
Tout homme, pas seulement les croyants, ceux qui pratiquent la méditation, mais tout être
humain est habité par cette lumière et tout être humain quand il s’interroge sur lui-même,
quand il se pose la question qui suis-je ? qui suis-je vraiment ? qu’est-ce qui est en moi ?
peut rencontrer, s’éclairer à cette lumière.
Syméon, Grégoire Palamas et tous ceux qui constituent cette chaîne de penseurs, de théo-
logiens, de contemplatifs, parleront de cette lumière en précisant que cette lumière n’est
pas seulement la lumière sensible. Déjà c’est une grande chose que de voir la lumière sen-
sible, le jour dans lequel nous sommes, de voir ce qu’on ne voit pas, parce que la lumière
on ne la voit pas, c’est ce qui nous permet de voir les mille et unes choses ; donc déjà au ni-
veau sensible c’est une belle expérience de voir le jour, cette lumière qui est entre nous,
qui est entre tout. Et que sans cette lumière, tout disparaît.
Il y a donc cette lumière sensible, mais il y a aussi la lumière intelligible, la lumière de la rai -
son, de la pensée qui est une lumière intérieure. Quelle est cette lumière qui nous permet
de penser ? de comprendre l’intelligence qui est dans l’univers ? C’est ce que disait Ein-
stein : «Le mystère c’est que le monde soit compréhensible.», que l’intelligence qui est en
moi puisse entrer en résonance avec l’intelligence qui est dans l’univers.
La philocalie c’est une mise en résonance de cette intelligence, de cette connaissance qui
est en nous, avec l’intelligence qui est dans l’univers, l’information qui anime toute chose.
Et ça disait Einstein, c’est un miracle et il ajoutera même : seuls les imbéciles ne s’émer-
veillent pas de ce miracle, de la lumière qui est dans notre intelligence et de la lumière qui
informe chaque chose dans le monde, et cette résonance qu’à certains moments nous pou-
vons sentir à l’intérieur de nous-mêmes. Il y a des moments où l’on comprend, comme si
l’information qui habite l’univers et l’information qui nous habitent, c’était bien le même
logos, la même information créatrice.
Lumière sensible, lumière intelligible, il a y aussi une lumière plus affective, la lumière du
cœur, la lumière de l’amour. Et Saint Jean dira, Dieu est lumière et celui qui demeure dans
cette lumière aime son frère ; il aime tous les êtres car dans cette lumière il est capable
d’aimer. Qu’est-ce qu’une lumière qui ne serait pas habitée par l’amour ? une lumière
froide ! Et chez les Anciens, on fera la différence entre la lumière de la lune qui est la lu-
mière de l’intellect et la lumière du cœur qui est la lumière du soleil ; et que la lune est
éclairée par le soleil. Quelque part le cœur est une intelligence plus profonde que l’intelli-

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gence de la raison. Et tout le travail, on le verra avec la tradition hésychaste, c’est ce que ré-
péteront sans cesse les Pères Neptiques, il s’agit de faire descendre cette intelligence de la
raison dans le cœur. L’intelligence froide de la raison doit être réchauffée par le cœur, sinon
on ne voit pas, on ne voit pas le réel dans sa plénitude. On peut observer son fonctionne-
ment, je peux donner un nom à cette fleur, à cet arbre, mais je n’entre pas en relation. La
lumière du cœur nous fait passer du monde des objets au monde des présences : ce n’est
plus seulement un arbre, c’est mon ami.
La lumière des sens, la lumière de la raison, la lumière du cœur… il y a encore une autre lu-
mière que vont explorer Syméon, Grégoire Palamas et les autres, c’est la lumière du Saint
Esprit : là c’est une lumière incréée. Metanoiete  ! vous vous souvenez cette grande parole
de Jésus, allez au-delà du mental, au-delà même du nous, de l’intelligence la plus subtile, et
au-delà qu’est-ce qu’il y a ? il y a le Saint Esprit. Au-delà de notre esprit, il y a le Saint Esprit,
comme au-delà de tous nos amours, il y a le Saint Amour, comme au-delà de notre vie mor-
telle, il y a la vie incréée, infinie et éternelle.
Et ça nous rappelle l’anthropologie de Saint Paul et des Pères que nous avons évoquée la
dernière fois : ce qu’on appelle la chair, c’est ce composé qui comprend le corps, l’âme et
l’esprit – ou le corps, le cœur et l’esprit – la chair c’est notre humanité dans sa totalité, mais
notre humanité mortelle. C’est pour ça que la chair sans l’esprit, sans l’Esprit Saint, reste
mortelle, reste un être pour la mort ; et tout le travail de la divinisation, ce n’est pas seule-
ment une augmentation de vie mortelle, prolongée, avec toutes sortes de produits ou d’ap-
pendices, ce n’est pas simplement une intelligence augmentée avec différentes puces ou
moyens technologiques ; ce n’est pas seulement un désir ou un plaisir augmenté là aussi
avec des euphorisants ; on reste dans le monde mortel, dans l’augmentation mortelle de
l’être pour la mort qui se prolonge. Il s’agit d’ouvrir cet être mortel à ce qui ne meurt pas.
D’ouvrir notre chair, notre humanité à l’esprit, à l’Esprit Saint, à cette lumière incréée qui
habite tout homme venant en ce monde. C’est pour ça que je vous disais, quel que soit
notre état de santé physique, et vous savez combien on peut être malade, en difficulté au-
jourd’hui et quand je dis on, je pense à l’humanité puisque nous ne sommes pas séparés
de la société, du monde dans lequel nous vivons et nous savons à quel point il peut être
malade physiquement mais aussi psychiquement : quelle folie quelque fois nous emporte,
quelle confusion mentale et spirituellement on peut être aussi malade, coupé des racines
spirituelles de l’existence. On en est même arrivé à nier qu’il y ait autre chose que de l’être
pour la mort, qu’il n’y ait plus d’ouverture, d’ouvert à l’intérieur de nous-mêmes et que
nous sommes enfermés, en enfer, enfermés dans cet égo personnel ou collectif et qu’il n’y
a rien d’autre, rien de plus grand que ce qui doit mourir. C’est une maladie spirituelle, c’est
une fermeture, c’est un endurcissement du nous qui n’est plus ouvert au pneuma pour par-
ler le langage des Anciens, et ces Anciens nous rappelleront qu’il y a une lumière qui est
plus forte que la mort, que la mort ne peut pas éteindre, ne peut pas détruire. Il s’agit de
s’en souvenir, de l’invoquer, au cœur même de la tourmente, de nos maladies : qu’est-ce
qui ne mourra pas en nous ? Où est-il le vivant de notre vie ? Où est-elle la conscience de
notre conscience ? Et où est-il cet amour qui ne meurt pas ? qui n’est pas détruit par le
temps, les évènements, par les séparations ?
Ce que nous rappelle le prologue de Saint Jean, va être toute la quête de ces Anciens ; ils
nous rappelleront : nous avons vu le verbe, le logos dans la chair, dans notre humanité,

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dans cette humanité mortelle, dans ce corps mortel, dans ce psychisme mortel, dans cet
esprit mortel. Nous avons vu qu’il y avait autre chose et nous avons été témoins de sa
gloire : vous l’avez entendu, nous avons vu sa gloire, le poids de sa présence. Cette lumière
était tangible. Ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché, ce que nos oreilles ont
entendu du logos de vie ; c’est ce que dira Saint Jean dans son épître et que reprendra Sy-
méon le Nouveau Théologien dans tous ses écrits.
Donc peut-être après cette introduction qui nous replace dans le mouvement de cette
grande contemplation ou théologie de Saint Jean, on peut peut-être rejoindre un autre
théologien, Syméon. Pour certains d’entre nous, nous en avons entendu parler pour la pre-
mière fois dans le Pèlerin Russe, en même temps que la philocalie, parce que c’est intéres-
sant de voir que dans ce récit d’un pèlerin russe que beaucoup connaissent, le nom de Sy-
méon le Nouveau Théologien apparaît après qu’on ait évoqué la philocalie.
Ce pèlerin un jour entre dans une église, il entend une parole de l’épître de Paul  : «Je vous
en conjure, avant toute chose, de prier et prier sans cesse» et c’est une phrase qui le
choque comme certaines paroles d’évangile peuvent quelques fois nous frapper et il se dit,
mais comment est-ce que c’est possible de prier sans cesse ? Il n’a pas encore une notion
approfondie de ce qu’est la prière : il pense que peut-être que prier, c’est penser à Dieu,
c’est l’invoquer sous une forme ou une autre, mais qu’est-ce que c’est prier ? Et il va en pè-
lerinage à droite, à gauche et il entend beaucoup de sermons sur la prière, ce qu’elle est, ce
qu’elle n’est pas, ses effets, ses vertus, mais personne en lui apprend à prier véritablement,
à méditer avec le cœur, à entrer en relation avec cette lumière éclairant tout homme ve-
nant en ce monde et qu’aucune ténèbre ne peut éteindre. Il en entend parler, mais ce sont
des mots : le mot Dieu ne nous éclaire pas ! le mot lumière ne nous éclaire pas ! Le mot lu-
mière n’est qu’un écho de la réalité de la lumière. C’est pour ça qu’on peut quelques fois
parler de Dieu et ne rien connaître de Dieu ; on peut parler de la claire lumière, de la véri-
table nature de l’esprit, chaque tradition a des belles paroles sur ce qu’est le réel, mais on
ne réalise pas ce réel, on en parle. On lit des livres sur le sujet, on écoute des conférences
mais il n’y a pas d’expérience. Et le pèlerin, comme Syméon, comme Grégoire Palamas est
quelqu’un qui est parfois fatigué par les mots et qui aimerait bien goûter, voir la lumière,
l’expérimenter cette lumière qui n’est pas seulement la lumière sensible, la lumière de la
raison, pas simplement une lumière affective, mais cette lumière incréée qui fait exister
toute chose, qui est à la source de tout ce qui existe et il aimerait connaître cette réalité.
Alors il cherche jusqu’au moment où il va rencontrer son starets c. à d. quelqu’un qui a vé -
cu lui-même cette expérience et qui peut nous la transmettre autrement que par un dis-
cours, c. à d. par un don du cœur, par une transmission de l’énergie de cœur à cœur, de lu -
mière à lumière, d’une façon qui n’est pas sensible, pas palpable, mais ça passe pourtant à
travers la forme que nous sommes. Et cet Ancien qu’il va rencontrer après beaucoup de
chemin va lui rappeler que «beaucoup commettent une grande erreur lorsqu’ils pensent
que les moyens préparatoires, les bonnes actions engendrent la prière, alors qu’en réalité
c’est la prière qui est la source des œuvres et des vertus. Ils prennent à tort les fruits ou les
conséquences de la prière pour les moyens d’y parvenir. Ils diminuent ainsi sa force. C’est
un point de vue entièrement opposé à l’Écriture, car l’apôtre Paul parle ainsi de la prière :
je vous conjure avant tout de prier. Ainsi l’apôtre place la prière au-dessus de tout. «Je vous
conjure avant tout de prier.»

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L’ Ancien va donc se faire l’écho d’une parole de l’Évangile : «Cherchez d’abord le royaume
de Dieu, tout le reste vous sera donné par surcroît.» C’est important pour nous, qu’est-ce
qu’il faut chercher d’abord, avant tout ? avant toute pensée, la conscience ; avant tout
amour particulier, chercher d’abord l’essence même de l’amour. Chercher le royaume de
Dieu c. à d. la présence même de l’Être, la présence même du vivant, la lumière incréée en
nous. Commencer d’abord à établir un lien avec cette réalité et que certains disent que
c’est par nos efforts, par notre existence vertueuse, juste, bonne qu’on méritera d’obtenir
cet état de prière. Et là, la tradition philocalique insiste beaucoup : non, cherchez d’abord la
prière, commencez par prier : avant de faire telle ou telle chose, priez. Cherchez, je dirais
(rire) à entrer en contact avec la santé avant la guérison, avant les remèdes ; cherchez ce
qui en vous est en bonne santé avant de soigner votre maladie, cherchez en vous le vivant !
ce qui ne meurt pas ! avant (rire) de vous préoccuper de la façon dont vous allez mourir.
Cherchez ce qui ne mourra pas en vous, avant de mourir. Cherchez d’abord le royaume, c. à
d. le règne du pneuma, le règne de l’esprit en nous (inspiration), comment ?
C’est toujours la question, c’est celle du pèlerin mais c’est aussi la nôtre : c’est bien joli tout
ça, chercher d’abord le royaume, la lumière, la santé, ce qu’est l’amour avant d’aimer, cher-
cher d’abord la conscience avant de penser, chercher d’abord l’esprit, le Saint Esprit avant
d’agir et de faire quoique ce soit, mais comment ? Et c’est là que l’Ancien que le pèlerin ren-
contre va ouvrir La Philocalie, et c’est important, parce que ce que fait un maître spirituel,
ce n’est pas seulement de témoigner de sa propre expérience, mais de l’expérience d’une
tradition : à travers lui, c’est toute une tradition, une généalogie, une lignée qui est trans-
mise.
Ça vous rappelle peut-être cette disciple de Thérèse d’Avila qui lui demandait, pour me gui-
der dans la vie spirituelle, qu’est-ce qui est le mieux ? Un homme pieux, plein de prière, de
piété, de dévotion ou un bon théologien ? (rire) qu’est-ce qui est le mieux, le plus sûr pour
que je ne m’égare pas dans toutes ces sensations qui m’arrivent, ces lumières, ces visions
qui me traversent? Qu’est-ce qui est le mieux pour m’amener un peu de discernement  ? Et
vous connaissez la réponse de Thérèse d’Avila qui n’est peut-être pas la réponse que l’on
aurait par nous-mêmes donnée en premier : choisis un bon théologien. Parce que l’homme
pieux va risquer de t’enfermer dans sa propre expérience parce que pour lui son expé-
rience de Dieu, c’est l’expérience de Dieu : il ne connaît Dieu qu’à travers cette expérience-
là. Son expérience de la claire lumière, c’est son expérience à lui et comme il n’en connaît
pas d’autre, il va vouloir t’introduire dans ce que lui-même a vécu. Un bon théologien ne te
transmet pas seulement sa propre expérience, mais celle de toute une tradition et que
dans cette tradition, peut-être qu’il y a des expériences différentes de la sienne qui pour-
ront éclaire la tienne. D’où l’importance de ce rappel de la tradition.
Bien sûr un starets n’est pas seulement un bon théologien ou un homme pieux, mais il est
les deux c. à d. qu’il parle de ce qu’il a vécu, de ce qu’il expérimente, mais il n’enferme pas
l’autre dans son expérience : il rappelle qu’il y a bien sûr en lui non seulement plus grand
que lui, plus grand que sa petite expérience, que ce que lui peut en contenir, mais qu’il y a
toute cette lignée de ceux qui l’ont précédé qui peuvent éclairer son expérience et c’est là
qu’intervient la philocalie. Non seulement dans le sens dont on a parlé, dont parle le livre
de La Genèse, cette conscience qu’il s’agit d’éveiller en nous pour voir que les choses sont
belles c. à d. la conscience même de Dieu.

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Quand il est dit au commencement de La Genèse que Dieu vit que cela était beau : Ki Tov,
comme c’est beau ! Parvenir à cette conscience, qui n’est pas toujours la nôtre parce que
qu’est-ce qu’on est doué pour voir ce qui n’est pas beau ! (rire) ce qui va mal, en nous
mêmes, chez les autres et dans le monde, ça on le voit bien, mais quant à voir ce qui est
plus profond que tous les masques, que tout ce qui nous déforme, défigure d’une façon ou
d’une autre au niveau intellectuel, psychique ou physique : là il faut un autre regard, une
autre conscience, qui est la conscience même que nous donne le Saint Esprit et qui est
celle de Dieu, qui voit dans tout ce qui est la beauté, la lumière qui fait exister les choses.
Donc la philocalie, c’est cette conscience-là et de cette conscience ont été témoins un cer-
tain nombre d’hommes et de femmes et le livre qu’on va appeler La Philocalie de la prière
du cœur, c’est ce recueil où tous les témoins de la lumière, qui ne sont pas la lumière, mais
les témoins de la lumière, ceux qui ont participé à cette lumière, partagent leur témoi-
gnage.
Quelques indications sur la philocalie : avant d’entrer avec son ami dans l’expérience, il rap-
pelle d’où lui vient cette expérience, à la fois du maître qui l’a enseignée et de cette lignée
qui l’a transmise. «Comment on apprend la prière ? nous le verrons dans ce livre, il s’ap-
pelle Philocalie, il contient la science complète et détaillée de la prière intérieure, perpé -
tuelle.» Donc c’est un état de conscience perpétuel, on va le voir avec Syméon, ce que l’on
connaît ce sont souvent des moments d’éclair, d’éclaircies où nous voyons les choses dans
leur profondeur, dans leur réalité, ce qui nous permet de relativiser un certain nombre
d’évènements auxquels on accorde parfois tellement d’importance : on absolutise des
choses relatives et on relativise ce qui est de l’ordre de l’absolu, c’est un peu le drame de
l’homme contemporain.
«Donc ce livre nous rappelle ce qu’est la prière intérieure perpétuelle exposée par les
Pères. Il est si utile et si parfait qu’il est considéré comme le guide essentiel de la vie
contemplative. Et comme le dit le bienheureux Nicéphore, il conduit au salut sans peine et
sans douleur.» bon là (rires) ils ont de la chance ! s’ils connaissent cela sans effort, peut-
être.
«Est-il plus haut que la Sainte Bible, la Sainte Bibliothèque ?» demandais-je
«Non, il n’est ni plus haut, ni plus saint que la Bible, mais il contient des explications lumi-
neuses de tout ce qui reste mystérieux dans la Bible en raison de la faiblesse de notre es -
prit dont la vue ne parvient pas jusqu’à ces hauteurs.»
Donc la philocalie, sa fonction va être de rendre intelligible ce qui est transmis à travers des
mythes et des symboles dans la bibliothèque hébraïque qu’on appelle la Bible dans ses dif -
férents livres de visionnaires appelés prophètes, nabis, ou en orient des rishis, des voyants,
ceux qui ont été touchés par cette lumière et qui ont essayé de transmettre dans le langage
de leur temps quelle est cette expérience. Donc le Livre de la Philocalie a pour fonction à la
fois d’expliciter et en même temps d’entrer dans la pratique.
Il y a des passages de l’Évangile qu’on ne comprend pas tant qu’on ne les a pas pratiqués  ;
l’essentiel pour la philocalie, c’est la pratique. Le starets ouvrit La Philocalie et choisit un
passage de Saint Syméon le Nouveau Théologien. Nous rejoignons l’auteur que nous allons
méditer pendant ces quelques heures, et il commença :
«Demeure assis dans le silence et dans la solitude, incline la tête, ferme les yeux, respire
plus doucement, regarde par l’imagination à l’intérieur de ton cœur, rassemble ton intelli-

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gence, ta pensée, de la tête dans le cœur et dis sur la respiration Kyrie eleison, kyrie elei-
son, kyrie eleison ou puisque c’est un russe gospodi pomerum, gospodi pomerum, gospodi
pomerum ou en français, Seigneur Jésus Christ aie pitié de moi, à voix basse ou simplement
en esprit. Efforce-toi de chasser toute pensée, sois patient et répète souvent cet exercice.»
Donc, nous le voyons bien, la philocalie, c’est un exercice, et ce starets à la différence de
ceux qu’il a rencontrés est un théologien dans le sens de Syméon le Nouveau Théologien,
c.à d. connaître Dieu c’est entrer en relation avec lui et entrer en relation avec lui, ça com -
mence d’abord dans le corps : assieds-toi, ce n’est plus du discours, ce n’est plus des mots,
c’est une pratique, c’est notre pratique, c’est ce à quoi nous sommes invités.
Bien sûr dans le monde il y a énormément de pratiques qui nous sont proposées en nous
souvenant que le but, c’est l’agapè, le but c’est la lumière de l’amour, c’est la vie même du
vivant. Mais comment ne pas se raconter des histoires ? sur ce qu’est l’amour, sur ce qu’est
la lumière, sur ce qu’est Dieu ? Nous ne connaissons que les mots, nous ne connaissons pas
encore la saveur, nous ne connaissons pas encore le goût, et ça ça passe par l’exercice  : as-
sieds-toi.
Donc, ce à quoi nous sommes invités pendant ce week-end, c’est de prendre le temps de
s’asseoir, d’arrêter, d’arrêter de courir, d’arrêter de faire, d’arrêter de produire. S’asseoir
(inspiration) pleinement, en plénitude. Comme le disait le Père Seraphim au Mont Athos,
s’asseoir comme une montagne, de tout son poids, de toute sa pesanteur, peut-être aussi
de toute sa fatigue, de toute sa maladie, de tout son poids de mémoire, d’épreuve. Poser
tout cela, déposer tout cela, reposer tout cela. Assieds-toi, c’est le premier mot, c’est le
premier exercice : on pourrait s’arrêter là (rire) et nous asseoir longuement (rire) non seule-
ment toute la matinée, mais d’avantage ; mais bon nous sommes déjà assis ! Prendre
conscience de son assise, arriver jusqu’ici, dans son corps. Assieds-toi, sois dans ton as-
siette : vous sentez bien, être assis ça n’est pas simplement être assis sur une chaise, mais il
s’agit aussi d’être assis en marchant, assis en dormant (rire). Que veut dire être assis  ? c’est
être centré, dans son assiette, bien dans son assiette.
Bon, demeure, demeure, demeure, il s’agit de demeurer, de durer, de donner du temps à
l’éternel, pas seulement donner du temps au temps, mais donner du temps à ce qui est au-
delà du temps. Simplement s’asseoir. Vous le savez, tout l’enseignement de Dogen dans la
tradition zen, c’est simplement s’asseoir ; et Dogen avait cette certitude que c’est en étant
simplement assis qu’il transformait le monde. Simplement assis, le monde se calme, re-
trouve un centre, s’apaise quelque part et que sa mission était de rencontrer les hommes
et les femmes et dire, assieds-toi. C’est le premier mot de la philocalie, de l’exercice, de la
méditation hésychaste, assieds-toi et déjà par ton assise, ta tranquillité. Bon vous me direz
ta tranquillité ça n’est pas sûr du tout parce que dans ma tête ça continue à tourner, dans
mon corps il y a des crampes, des souffrances et dans le cœur il y a toutes sortes de mé-
moires qui m’agitent, mais asseoir tout cela, poser tout cela. On pourrait prendre le temps
de simplement s’asseoir et Syméon le Nouveau Théologien précise, dans le silence et c’est
déjà plus difficile ; il ne s’agit pas seulement du silence extérieur, il n’est déjà pas facile de
trouver des lieux de silence, des oasis de silence, mais surtout le silence intérieur. Plus on
dit qu’il faut se taire, plus on ferme la bouche, mais dans la tête ça continue, c’est bruyant
de tous ces bruits de mémoires qui nous agitent. Donc comment s’asseoir dans le silence ?

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Vous sentez bien, s’asseoir dans le silence, il y a quelque chose de spatial, c’est s’asseoir
dans l’espace.
D’abord, commence par ça : chercher d’abord le royaume de Dieu, c’est d’abord chercher le
règne du silence en nous. Qui est Dieu ? c’est un infini silence d’où naît la conscience, d’où
naît la parole, d’où naissent les actes ; mais avant tout ce qui est, tout ce qui s’exprime,
c’est ce silence d’où naît toute chose. Donc il s’agit de s’établir avant toute pensée, avant
toute réflexion, s’établir dans le silence, de s’asseoir, de se poser, de se centrer dans ce si-
lence. Et ce n’est pas un silence de mort, ce n’est pas le silence de la non-communication,
ce n’est pas le silence de l’incompréhension, c’est le silence de la communion, comme l’es-
pace en ce moment nous contient tous et contient l’univers. C’est, c’est...(inspiration) si
nous voyions en ce moment l’espace qui est devant nous, la lumière qui est devant nous,
cette lumière est partout, elle n’est pas seulement devant nos yeux, elle est partout. Et voir
la lumière, c’est voir l’espace qui contient toute chose. Voir la lumière intérieure, c’est voir
l’espace qui est à l’intérieur de toute chose, et ça c’est une expérience. Dans des moments
d’assise, vous sentez que votre conscience s’élargit : la lumière qui est devant vos yeux
remplit tout l’univers ; la lumière qui est à l’intérieur de vous-mêmes est présente dans
tout ce qui existe.
Demeure assis dans le silence et dans la solitude ; on pourrait peut-être dire solitude non
seulement dans le sens concret monos – le moine ou la moniale, celui ou celle qui est un,
unifié – la solitude c’est l’unitude. Chercher d’abord l’un, ce qui unit, ce qui réunit tous les
êtres et toutes les chose ; entrer dans la non-dualité de l’espace et de la lumière qui est en
nous, dans le silence et dans la solitude. Et là aussi, comme il y a un mauvais silence qui est
celui du non-dit, de la non-communication, il y a aussi une mauvaise solitude, celle de l’es -
seulement, celle de la séparation et c’est une vraie souffrance. Mais c’est quelques fois au
cœur de cette souffrance, de cette solitude, dans la ténèbre comme le disait Saint Jean,
qu’on se découvre en communion avec tous les êtres. On est dans sa chambre d’hôpital, de
maladie ou d’abandon et que personne ne pense à nous, et on peut rester enfermé dans
cette petite solitude, descendre au fond, et au fond de cette solitude, toute l’humanité est
présente, tout l’univers est présent. Peut-être une expérience encore une fois où notre pe-
tite conscience s’ouvre à la conscience, où notre petite vie s’ouvre à la grande vie qui anime
toute chose, où notre petit amour, notre cœur tellement tourné vers lui-même tout d’un
coup s’ouvre et à ce moment-là, c’est une compassion à l’égard de tous les êtres. C’est le
séraphin de notre être qui s’ouvre à tout ce qui existe et devient extrêmement sensible à
tout ce qui se passe dans l’univers et peut à ce moment-là par son assise, son silence, son
unité, son unitude, peut-être ramener un peu de paix dans cet univers, parce que si nous
sommes en paix, il y a au moins un endroit où il y a de la paix dans l’univers. Et si l’on croit
à l’interrelation de toute chose, il y a quelque chose d’efficace qui se passe. C’est pour ça
que aujourd’hui, au-delà de toutes les interventions sociales ou politiques, on a besoin de
personnes qui descendent en eux-mêmes avant de descendre dans la rue, qui descendent
dans cette profondeur silencieuse où l’un est présent, et là, d’agir à partir de cette profon-
deur. Vous me direz, c’est le Wuwei l’agir sans agir taoïste ; encore une fois si c’est vrai, c’est
vrai chez les Chinois, les Tibétains, chez les Soufis, comme c’est vrai chez les Chrétiens.
Assieds-toi, et dans ce silence et dans cette solitude, quelques indications nous sont don-
nées de tourner le regard vers l’intérieur, c’est la metanoia ou l’epistrophê c. à d. que notre

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regard est tourné sans cesse vers l’extérieur, et il s’agit de retourner notre énergie vers le
dedans, vers la source, non seulement voir ce que l’on voit, mais voir celui qui voit. Et la
philocalie, c’est ça, c’est transformer celui qui voit, c’est transformer notre regard sur les
choses, ce n’est pas seulement voir les choses, mais voir celui qui regarde et qui se projette
sur les choses avec son paquet de mémoires, son paquet de jugements. Et là, il y a comme
un retrait des projections : je vois celui qui voit et plus profondément que celui qui voit, je
vois l’Être qui me fait voir, la conscience qui me permet de voir. Et là, il peut être bon de
fermer les yeux avant de les ouvrir, de revenir à soi ou de revenir au Soi, à la Pure Présence,
à la Pure Conscience qui nous habite.
Et puis, respirer plus doucement : il ne nous est pas demandé de compter nos respirations,
de les mesurer, il ne nous est pas demandé de maîtriser notre respiration, mais de respirer
plus doucement et respirer plus doucement c’est respirer plus consciemment. Nous
sommes bien dans la nepsis, c. à d. dans l’attention, dans la pleine conscience à ce qui est
et ça c’est aussi quelque chose d’universel et de thérapeutique en même temps, cette at-
tention à la respiration. Observer sa respiration, et observer aussi d’où vient l’inspire et où
retourne l’expire, ça aussi c’est un grand exercice qu’on va retrouver dans beaucoup de tra-
ditions et que va nous proposer Syméon le Nouveau Théologien : nous sommes là au cœur
de la philocalie, au cœur de cette tradition dont le Pèlerin Russe est un des derniers échos
et qui se pratique toujours dans les monastères orthodoxes, mais pas seulement ortho-
doxes, cette prière du cœur attentif à la présence, à l’un, à l’amour qui relie tout ce qui
existe. Encore une fois cet agapè n’est pas seulement une émotion, un sentiment, mais
c’est l’Être, l’Être-même qui se donne et qui relie, qui inter-relie, qui met en relation tout ce
qui existe. Donc, respire plus doucement, plus attentivement ; sois présent à cette pré-
sence. Encore une fois notre vie ne tient qu’à un souffle et ce souffle en ce moment est re -
lié à la source du souffle : si vous voulez connaître Dieu, suivez votre souffle ! Écoutez
votre souffle, c’est ce que me disait le Père Séraphim au Mont Athos, prier, c’est respirer.
Prier, n’est pas penser à Dieu, avoir des pensées sur Dieu, c’est respirer avec la source d’où
nous vient l’inspire et où retourne l’expire.
Nous sommes toujours dans l’exercice et l’exercice, c’est toujours dans des moments de re-
cul, de retraite, de solitude et il faut en profiter, un week-end nous est offert pour y aller
voir si c’est vrai tout ça, pour expérimenter. (rire) Vous respiriez avant de venir ici (rire) et
vous respirerez après, mais il s’agit de prendre conscience de ce qui est, de l’Être qui est, de
l’Être qui est là et de l’Être qui nous fait respirer, de l’Être qui nous donne la vie.
Et ce n’est pas une idée, une pensée, c’est une respiration, c’est une inspiration et c’est une
expiration. Et là où nous allons au moment de notre mort, souvenez-vous que nous y allons
au moment de chaque expire : si on savait ce qu’il y avait à la fin de l’expire ! observez bien
ce silence qui est à la fin de l’expire, c’est de ce silence d’où vient l’expire : tout vient du si-
lence et retourne au silence. Ce silence qu’on appellera l’hésychia, la paix. Dieu, c’est ce
lieu de calme, de paix et de silence qui est en nous et pour s’en approcher, c’est peut-être
en respirant. C’est pour ça que Jésus dira à la Samaritaine : c’est dans le pneuma qu’il s’agit
de prier. Les vrais adorateurs tels que le veut le Père, c’est en pneumati kai aletheia, c’est
dans le souffle qu’il s’agit de le connaître, de respirer. Cette pratique de l’hésychasme, sou -
venez-vous qu’elle a été transmise à la Samaritaine : l’origine de tout ça c’est quand même

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bien dans l’Évangile de Jean et c’est important de nous rappeler cette initiation de la Sama-
ritaine.
Donc respire plus doucement, parce que c’est dans le souffle conscient, attentif que la pré-
sence de l’Être qui fait être tout ce qui est peut se révéler à toi, se donner à toi, à ta
conscience, à ta pleine conscience.
«Et puis tu peux regarder par l’imagination à l’intérieur de ton cœur.» Ce sont autant de
moyens pour fixer notre attention : nous sommes dispersés, nous sommes atomisés ; déjà
le fait de s’asseoir dans le silence et la solitude peut nous rapprocher du réel. Mais il y a ce
paquet de mémoires, de pensées qui vont, qui viennent et la respiration peut nous aider à
calmer toutes ces pensées ou toutes ces douleurs qui quelques fois nous habitent ; respirer
là où ça fait mal.
En ce moment, voyez, (en parlant de lui-même) il y a des mains qui se crispent, il faut que
je respire dedans ; respirer là où on a mal et sentir que quelque chose va se dénouer, se dé-
faire. Et cette souffrance, si elle ne disparaît pas, elle s’apaise, elle ne nous remplit pas com-
plètement. Vous me direz qu’il y a des moments c’est plus difficile, c’est ça qui est terrible,
quand la souffrance nous submerge, on n’en peut plus. Et là de retrouver ce qui ne peut
pas être détruit, cette dimension incréée qui nous habite, ça n’est pas toujours aussi simple
que le disait Nicéphore.
Donc un autre moyen de nous apaiser, c’est de retourner nos pensées vers le cœur ; et le
cœur n’est pas simplement l’organe physique, c’est le centre. Dans d’autres traditions on
dira que le cœur est peut-être davantage à droite ; mais avant tout il s’agit d’être au centre
de nous mêmes : être dans le cœur c’est être centré. Et pourquoi par l’imagination ? Parce
que justement beaucoup d’images nous traversent, des mémoires ; il y a des arrêts sur
image, des choses qu’on a vécu et qui remontent dans la méditation. Donc il est important
de calmer notre imaginaire et de lui donner une direction, une orientation et là, c’est le
cœur. Et le cœur dans la tradition chrétienne, c’est le lieu où la pensée devient humaine ,
parce que la pensée scientifique peut être inhumaine, objective comme on dit, mais in-
adaptée à un monde d’humains. Et c’est fou ce que nos idées changent quand on les fait
passer par le cœur, c’est tout le rôle de l’éthique, faire passer la science par le cœur. C’est
fou aussi comme notre libido change quand on la fait passer par le cœur qui est vraiment le
centre, là où la libido peut devenir de l’amour ; et là où la pensée peut devenir une pensée
de relation, une pensée consciente.
Donc s’orienter vers le cœur et dans la respiration, on peut invoquer le nom : de nouveau
un moyen habile pour nous ramener dans la conscience de l’Être qui est là.
S’asseoir, respirer plus doucement, être orienté vers le cœur et invoquer le nom : kyrie elei-
son, kyrie eleison, kyrie eleison c’est la prière qu’on peut entendre au Mont Athos à voix
basse ou simplement en esprit. Il y a une gradation, qu’on évoquait la dernière fois avec
Isaac Le Syrien qui a beaucoup influencé la tradition soufie : il y a l’invocation extérieure,
puis l’invocation intérieure, puis l’invocation qui vient de l’essence de mon essence, où là
c’est l’esprit qui prie en nous, parce qu’il y a aussi un moment où ce n’est plus moi qui prie,
mais c’est l’esprit qui prie en moi, c’est Le Christ qui prie en moi. Et c’est vers cette prière
que nous allons, ce n’est pas la prière d’un petit moi avec ses demandes, ses attentes, mais
ce petit moi à un certain moment est plongé dans plus grand que lui et à ce moment là,

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c’est Le Christ qui prie en nous, c’est le vivant qui prie en nous, c’est la conscience elle-
même qui prie en nous.
Donc oublie les pensées qui vont et qui viennent : les traductions sont parfois difficiles, cer-
tains traduisent chasser ou s’opposer aux pensées. La juste traduction serait de les laisser
passer. Le fait de s’opposer aux pensées qui nous habitent risque de les fortifier : lutter
contre le mal quelque fois fortifie le mal ; la colère engendre la colère : il y a plein d’applica-
tions pratiques de tout cela dans la vie sociale et dans la vie quotidienne. Il ne s’agit pas
tant de lutter contre que de lâcher, laisser les pensées passer, comme l’image tradition-
nelle des nuages dans le ciel et regarder le bleu immaculé toujours bleu, la conscience
pure, la conscience bleue au cœur de notre matière grise, toujours bleue.
Et puis, sois patient, c’est une grande parole que l’on retrouvera chez tous les Pères Nep-
tiques, la patience. On ne devient pas tout de suite des grands musiciens, il faut faire beau-
coup de gammes avant de se laisser aller à l’improvisation, mais il y en a qui voudraient
tout de suite être des grands artistes. Si la prière est un art, elle demande aussi de la pra-
tique et du temps et alors on peut se laisser aller à l’improvisation, mais il y a ce temps
d’une certaine discipline qu’on appelle l’askésis - l’ascèse - un travail bien ordonné sur soi-
même. Vous vous rappelez la dernière fois à quel point ces Anciens étaient des ascètes
avec une vie disciplinée, ordonnée, mais ça ne leur donne pas la grâce. La posture ne
donne pas la grâce, la posture ne donne pas l’éveil, mais elle peut l’accueillir. De la même
façon, il ne s’agit pas de lever les voiles pour que se lève le vent, mais si le vent se lève, on
aura moins à ramer ! Le vent se donne, et notre pratique de la méditation, c’est de lever
nos voiles, d’offrir une bonne posture, un siège à la présence de l’Éternel.
Et répéter souvent cet exercice, ce sont les paroles attribuées à Syméon le Nouveau Théo -
logien ; si elles ne sont pas de lui, elles peuvent être de moines de son entourage  : à
l’époque on avait beaucoup moins de soucis avec le copyright car le souci, c’est de trans-
mettre une tradition, transmettre un exercice, une pratique, pas simplement une théorie,
transmettre une théologie qui est un exercice, une pratique.
Et à ce moment le vieillard donne au jeune pèlerin un chapelet et lui dit, maintenant va,
pratique (rire) et sur ce chapelet invoque le nom. Quand tu sens que ta pensée est dis-
traite, accroche-toi au chapelet, comme une ancre au rivage et invoque le nom jusqu’à ce
que ta pensée soit apaisée. Et quand ta pensée est silencieuse, contemple l’Être qui est là :
ne te contente pas d’invoquer le nom de Jésus, sois en sa présence. A un moment l’invoca -
tion se tait et là, demeure en cette présence, mais pratique avant toute chose.
Au passage je vous rappelle pour ceux qui le veulent, on pourra bénir les chapelets pour les
consacrer en tant qu’instruments de prière, de rappel à la présence, à la lumière incréée
qui habite tout homme venant en ce monde, un rappel à la pratique et l’inscription dans
cette lignée de tous ceux qui nous ont précédés. La bénédiction aura lieu dans l’église à la
fin du week-end avec notre évêque.
Et maintenant, va ! on pourrait dire pour nous la même chose, dans le silence, dans la soli-
tude, respirer plus doucement, être attentif à notre cœur et dans notre cœur accueillir le
nom.
Mais il est peut-être bien de rappeler qui est Syméon le Nouveau Théologien : c’est à tra-
vers la philocalie, le Pèlerin Russe que nous l’avons connu, mais il est bon d’en dire un peu
plus sur lui, en rappelant que ce titre de Nouveau Théologien n’est donné qu’à Saint Jean,

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et Grégoire de Nazyanze qui est le chantre de la Trinité comme expérience, pas comme
dogme. La Trinité comme relation : quand on dit que Dieu est Un, Trine, on dit que au cœur
de l’Être il y a la relation, l’interrelation, comme le physicien peut dire aujourd’hui qu’au
cœur de l’atome il y a les protons, les électrons, les photons, tout est interdépendance. Le
cœur de l’Être est relation, interrelation et cela on peut le penser, le dire, l’exprimer, s’en
approcher de façon plus ou moins scientifique ou philosophique, mais on peut aussi entrer
dans cette relation. Pour Grégoire de Nazyanze et pour tous les théologiens, la Trinité c’est
entrer dans le cœur du Fils, le monogène, cet esprit filial, entrer en relation avec la source
de l’Être comme on peut entrer en relation avec son Père, dans le souffle.
Le Père, le Fils et l’Esprit, la source du souffle de toute vie, la conscience, le logos et cette
conscience du souffle qui nous relie à la source de tout être c. à d. entrer dans cette rela-
tion qu’on appellera aussi l’agapè, l’amour. Quand on dit que Dieu est Trinité, on dit que
l’Être est agapè, que l’Être est amour. Nul n’a jamais vu Dieu, c’est ce que dit Saint Jean,
mais que celui qui aime demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Que être capable d’aimer
c’est participer à l’Être même de Dieu et que c’est à cette participation que nous sommes
appelés, à une lumière qui est amour, phos qui est agapè, c’est la source de l’âme.
Donc Grégoire va être le chantre de la Trinité et Syméon va être aussi le chantre de cette
Trinité d’une façon plus personnelle. C’est le premier dans la tradition philocalique à oser
parler de lui, de son expérience personnelle. Jusqu’ici on transmet la sagesse des Pères,
mais on dit rarement «je», j’ai vécu ceci, j’ai vécu cela ; quelque chose qui sera développé
davantage en occident, avec les témoignages de Thérèse d’Avila, de Thérèse de Lisieux, on
parle de son expérience avec comme on le rappelait tout à l’heure le danger de croire que
cette expérience de l’Un est une bonne expérience pour tous. D’où l’importance de repla-
cer cette expérience particulière dans une chaîne où il y a d’autres façons d’appréhender
l’Un comme chacun de nous est un fils unique. Chacun de nous est une façon unique d’in-
carner l’amour, d’incarner la vie, d’incarner la conscience ; la façon d’être conscient de l’un
n’est pas la façon d’être conscient de l’autre ; la façon de servir de l’un n’est pas la façon de
servir de l’autre. Il s’agit de trouver cette façon unique d’incarner la vie, la conscience et
l’amour, d’incarner l’Être.
Donc l’histoire de Syméon peut nous intéresser comme histoire particulière qui peut éclai-
rer la notre. Il naît en 949, dans le premier millénaire de l’Église indivise - où l’Église
d’Orient et l’Église d’Occident sont unes - en Asie Mineure de parents qui appartiennent à
la noblesse byzantine cette grande dynastie macédonienne de l’empereur Basile II (963-
1025). Ce sont des noms qui pour nous sont un peu exotiques, mais ça fait partie des
époques où la tradition est bien vivante de ce qu’on appellera l’hésychasme. Il va donc
s’instruire dans les écoles de l’empereur et va devenir peu à peu quelqu’un d’important, de
remarqué. On dira «qu’il était beau de figure, d’habits, d’allure, de démarche et qu’il avait
des attitudes si recherchées que d’aucun en concevaient à son sujet de méchants soup-
çons.» Donc vous voyez le genre (rires) ; il va mener la vie plus ou moins dissolue d’un
jeune dilettante à Constantinople, mais rien qui le prépare à cette vie mystique qui va être
la sienne. Jusqu’à ce jour où l’on découvre que ce n’est pas nous qui cherchons Dieu, c’est
Dieu qui nous cherche, que la lumière nous cherche, la vie nous cherche, une plus haute
vie, une plus grande vie. Et ça arrive souvent dans des moments de fatigue, de dégoût où
l’on sent nos limites et on se dit, est-ce que c’est possible que la vie ne soit que ça? est-ce-

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qu’il n’y a pas autre chose ? Autre chose que le pouvoir, la domination, l’accumulation de
richesses, l’accumulation de savoir ? Et là, il va être visité par un certain nombre de lu-
mières intérieures qui vont le conduire vers des livres spirituels qui lui disent que ce qu’il
est en train de vivre ce n’est pas de la folie. Il n’est pas en train de vivre une période dé-
pressive parce que le monde ne l’intéresse plus, le monde le fatigue, toutes ces relations
superficielles, ça ne lui dit rien, tout ce bruit, toute cette gloriole, toute cette vanité, tout
d’un coup ce n’est plus son monde, mais il n’y a rien d’autre et pourtant dans ce rien il y a
quelque chose qui va se manifester, qui va l’attirer.
Un peu comme le pèlerin, il va rechercher quelqu’un qui puisse l’aider et il va avoir la
chance de rencontrer au Studios un des monastères de Constantinople un homme nommé
Syméon le Studite, qui va l’écouter avant de lui donner des conseils et sentir sa détresse, sa
difficulté à vivre, sa bonne volonté mais impuissante. Il va lui donner un conseil et lui trans-
mettre la philocalie en lui citant une phrase de Marc Le Moine. Ce Marc qui est un Père du
Désert disait que le drame de l’être humain, c’est l’oubli de Dieu, l’oubli de l’Être, l’oubli du
Réel, de ce qui est vraiment réel, de ce qui ne passe pas, de ce qui ne meurt pas, de ce qui
peut nous donner plus de plaisir et de bonheur, ce bienheureux qui est en chacun de nous,
cette béatitude. Et nous avons oublié qu’il y a plus que tout ce que nous pouvons
connaître, penser et posséder.
Marc Le Moine dit : «Si tu cherches la guérison – du cœur, de l’esprit en même temps que
la guérison de ton corps – sois attentif à ta conscience et tout ce qu’elle te dit, fais-le et tu y
trouveras profit.» C’est intéressant de voir ce qui lui est dit : on ne parle pas de Dieu, on ne
lui parle pas du Christ, on lui parle d’attention. Sois attentif ! Commence par là et c’est en
étant attentif que tu découvriras ce qui est, et par ton attention redoublée, tu découvriras
ce qui fait être, le Logos, l’information créatrice. Et par une attention redoublée tu décou-
vriras le don qui te fait être, l’amour qui te fait exister. Mais (inspiration) si je te parle de
toutes ces réalités et que tu es distrait, inattentif, à quoi bon ?
Commence par pratiquer l’attention ; fais attention à ce que tu fais ; fais attention à ta res-
piration, à tes pensées, à ce qui va, ce qui vient, à ce qui est entre deux pensées. Sois atten-
tif à ta conscience, reviens à toi-même, reviens dans la conscience que tu es. Tout es
conscience ; on le rappelait la dernière fois : tout est état de conscience, c’est notre terrain.
Ce qui est un poison pour les uns est un vaccin pour les autres, ça dépend de l’état de
conscience dans lequel on le reçoit. Selon notre état de conscience, ça peut nous faire
beaucoup de mal ou beaucoup de bien ; mais nous ne veillons pas, nous ne sommes pas
attentifs au terrain. On tue les moustiques et on oublie de prendre soin du marécage,
alors que si le marécage n’est pas transformé, n’est pas changé il y aura des moustiques, ce
n’est pas en tuant un ou deux virus, un ou deux moustiques que ça va changer grand-
chose, c’est le terrain qu’il faut changer. Ce sont des évidences, des banalités, mais il faut
peut-être commencer par là. En tout cas ce que nous dit Marc c’est sois attentif à ta
conscience ; vois dans quelle conscience te trouves-tu ? Quand tu entends telle informa-
tion, dans quelle conscience es-tu? remarque bien selon ton état de conscience, ces infor-
mations peuvent enflammer ton esprit ou au contraire, ça ne fait pas grand-chose. C’est
une parole d’un Père du Désert que j’ai pu entendre à Ouadi Natrum en Égypte, qui me di -
sait : «Tu accuses toujours le feu de t’enflammer – tu accuses les autres de te mettre en co-
lère – regarde, tu approches une allumette enflammée d’une boule de terre, la terre ne

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s’enflamme pas. Tu approches cette même allumette d’une boule de coton, elle s’en-
flamme la boule de coton.» Peut-être qu’on veut faire de nous des champs de coton
d’ailleurs ! (rire) A ce moment là notre colère s’enflamme, notre réaction s’enflamme, mais
si tu es de la terre, bien enraciné dans ton être, ces paroles, ces informations vont produire
un tout autre effet. Donc avant d’accuser les autres de t’enflammer, de te faire du mal, vois
dans quelle conscience tu te trouves : est-ce que nous sommes du coton ou de la terre ?
Ça revient à l’image que l’on citait la dernière fois : si l’on met un peu de sable dans un
verre d’eau, il se trouble ; ce même sable que l’on met dans l’océan, l’océan ne se trouble
pas. La question, est-ce que ton cœur est un verre d’eau ou est-ce un océan ?
La pratique de la méditation, c’est de nous rappeler que nous sommes un océan, et à ce
moment-là un certain nombre de paroles, de jugements, d’affirmations que l’on entend ici
ou là, péremptoires, vont se dissoudre, et l’on verra que tout cela n’a peut-être pas beau-
coup de consistance, tout cela appartient au monde relatif, au monde mortel et qu’il y a en
nous autre chose ! Et le danger, c’est d’oublier, de se laisser emporter peut-être par toutes
ces informations qui nous agissent et nous harcèlent.
Sois attentif à ta conscience, à l’état de conscience dans lequel tu te trouves, et c’est peut-
être cela qu’il s’agit de travailler et que la prière qui invoque le nom va purifier cette
conscience, pour que ta conscience devienne celle du Christ, pour qu’elle soit celle de l’Es -
prit Saint, plus vaste, plus intelligente et plus aimante que ta simple conscience. Fais-le et
tu y trouveras profit.
Syméon va entendre cette parole et être attentif à cela. Il écrira dans ses «Catéchèses»
«qu’une nuit il était debout et disait : Oh Dieu sois-moi propice à moi pêcheur, quand sou-
dain sur lui brilla d’en haut avec profusion une illumination divine qui emplit entièrement
l’endroit. Devant ce fait l’adolescent ne sut que penser ; il oublia s’il était dans sa maison et
même s’il se trouvait sous un toit car il ne voyait de toute part que la lumière. Avait-il
seulement les pieds sur terre ? Il ne s’en rendait pas compte ; il y avait en lui ni crainte de
tomber, ni souci du monde et rien de ce qui atteint les hommes et les êtres corporels n’at-
teignait alors sa pensée, mais tout entier il était présent à la lumière immatérielle. Il fut
alors inondé de larmes d’une joie, d’une allégresse inexprimable. Alors son intelligence
s’éleva jusqu’au ciel et découvrit une autre lumière plus claire que celle qui était proche ; et
apparition merveilleuse, près de cette lumière, se tenait ce saint, ce vieillard angélique
dont nous avons parlé.» Donc il est dans l’invocation, dans la conscience de son être pê-
cheur ; être pêcheur c’est une grande grâce, c’est sentir que l’on est à côté de son axe  : ha-
martia en grec c’est viser à côté. Il sent (inspiration) que ce qu’il est, ce n’est pas ce qu’il
est, qu’il n’est pas vraiment ce qu’il pourrait être, ce qu’il est en réalité dans ses profon-
deurs et dans cette conscience-là, le réel va se révéler à lui, comme lumière. On rejoint
bien sûr l’expérience de Saint Séraphin de Sarov et de tous ceux qui ont vécu ces expé-
riences de transfiguration, que l’on connaît ou que l’on ne connaît pas, mais c’est toujours
l’expérience d’une lumière, et d’une lumière cachée à l’intérieur d’une autre lumière. De lu-
mière en lumière, il y a différentes intensités, différentes clartés : il s’agit d’abord d’être at-
tentif à la lumière dans laquelle nous sommes, puis à découvrir une autre lumière, et puis
encore une. Dans ta lumière, nous verrons la lumière, c’est ce que dit le psaume. Et là Sy-
méon va entrer dans cette expérience, et pourtant, ça ne suffira pas ; il va de nouveau ou-
blier cette lumière et il lui faudra encore toutes sortes d’épreuves pour y revenir. Nous

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continuerons cet après-midi à cheminer avec Syméon, mais pour le moment, avant d’aller
quand sonne la cloche, pour ceux qui le désirent, vers l’église ou simplement rester en mé -
ditation ici, je crois qu’il est bon qu’on s’arrête ensemble dans la pratique car c’est à cela
que nous sommes invités et que tout un temps nous est donné cet après-midi avant de re -
venir dans l’étude.

Méditation : Comme le dit Syméon dans la Philocalie, assieds-toi ; il s’agit d’être un peu
plus assis que nous l’étions il y a quelques instants, vraiment conscients d’être là dans le si-
lence qui est le fond de l’être et dans l’unité qui relie tout ce qui existe. Respirer plus dou-
cement, plus consciemment, aller jusqu’au bout de notre inspire, et jusqu’au bout de notre
expire, et goûter cet espace silencieux et lumineux, entre l’expire et l’inspire, et y demeurer
avec le cœur c. à d. avec gratitude, étonnement et reconnaissance. Et s’il y a encore des
distractions, des bruits à l’extérieur, ou à l’intérieur, nous pouvons invoquer, évoquer le
nom de la présence qui nous relie à la source de tout ce qui vit et respire, doucement, avec
patience, pour notre bien être, le bien être de tout et de tous.

Son de cloche

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Vendredi après-midi

Méditation : Retrouver notre assise dans le silence, dans notre axe terre-ciel. C’est un beau
jour pour méditer sur cette conscience bleue dont le ciel extérieur est un reflet, contempler
cet espace, ce bleu entre nos pensées plus ou moins noires, grises ; accueillir comme dans
un temple le souffle qui nous inspire et qui nous expire, respirer plus doucement, plus
consciemment, accompagner le souffle de conscience, ne faire qu’un avec le souffle et
contempler cet espace d’où vient le souffle et où retourne le souffle. Notre inspire vient de
l’infini et notre expire retourne à l’infini ; l’infini est clair espace. S’il y a des pensées qui
obscurcissent cette clarté, revenir dans l’invocation du nom, de la présence qui incarne
pour nous la lumière, l’amour et la vie. Revenir avec patience dans la conscience de la pos -
ture, du souffle, de la présence au cœur du souffle. Pour notre bien-être, le bien-être de
tout et de tous.

Son de cloche

Donc il y a quelques questions, on ne répondra pas à toutes, donc un peu de patience !

1- Première question  : «Vous avez parlé du starets pour le pèlerin russe et de Syméon le
Studite pour Syméon le Nouveau Théologien. Sur la voie hésychaste, peut-on se passer de
maîtres spirituels ?»

Réponse : C’est une question importante, mais il faut savoir ce qu’on met sous ce mot de
maître spirituel, de père spirituel ou de mère spirituelle ; c’est une question en tout cas
d’actualité, parce qu’on peut effectivement se poser la question, qui est mon maître ? à qui
est-ce que j’obéis ? Ça peut être un courant de pensée, un réseau particulier qui condi-
tionne ma conscience, ça peut être un chef politique ou spirituel, quelqu’un d’extérieur, ou
plus généralement quand je dis que j’écoute ma propre conscience, j’écoute mon égo et on
devient un peu des égo-didactes, plus que des théo-didactes. C’est une vraie question : qui
est mon maître, qui est digne de confiance, est-ce que je ne me raconte pas des histoires ?
En tout cas il est vrai que ce que l’on lisait ce matin, c’est la parole de Marc Le Moine : «Si
tu cherches la guérison, sois attentif à ta conscience, et tout ce qu’elle te dit, fais-le.»
Comme si le maître était vraiment notre propre conscience ; mais comme on l’évoquait dé-
jà la dernière fois, cette conscience a besoin d’être éclairée, éclaircie, parce qu’elle est sou -
vent confuse, chargée de mémoires, et alors obéir à sa conscience, c’est obéir à son incons-
cient. C’est le mécanisme de répétition, on projette sur les évènements notre passé, ça ça
me plaît, ça ça ne me plaît pas.
Vous vous rappelez ce que l’on disait à propos de ce disciple de Thomas d’Aquin : «Si le
pape me dit de faire quelque chose et que ma conscience me dit de faire autre chose, à qui
dois-je obéir ?» Et Thomas, docteur de l’Église de Rome a répondu avec sagesse : «N’obéis
pas au pape, mais à ta propre conscience, en cherchant à l’éclairer.» S’il avait dit obéis au
pape, ou obéis à l’autorité extérieure contre ta conscience, tu deviendras schizophrène ou
hypocrite, ou les deux à la fois. Obéis à ta propre conscience c. à d. ne te mens pas à toi-

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même mais cherche à éclairer cette conscience. Peut-être que tu trouveras que le pape ou
l’autorité a raison, mais obéis à ta propre conscience. Que ce soit Thomas d’Aquin, Marc
l’Ermite ou Syméon le Nouveau Théologien, on est un peu dans la même relation avec le
maître spirituel qui est la conscience même.
Alors quelle conscience : s’agit-il d’obéir à une conscience humaine ou à une conscience di-
vine ? Et là on rejoint les paroles de Jésus : « N’appelez personne maître, n’appelez per-
sonne Père, un seul est maître, un seul est père et c’est Dieu lui-même.» C’est la conscience
pure, c’est la présence pure ; vous n’avez pas d’autre père, vous n’avez pas d’autre mère,
c’est à l’écoute de cette conscience pure, silencieuse. Donc (rire) si elle est silencieuse,
comment obéir à un silence ? comment obéir à un amour silencieux ? C’est une belle expé-
rience à explorer et à faire. Mais vous sentez bien que l’on peut se raconter beaucoup
d’histoires et prendre pour Dieu un ange, une conscience intermédiaire, une entité particu-
lière et projeter sur elle le beau nom, le grand nom, le nom infini de la pure lumière
puisque le mot Deus, Dies, veut dire le jour, la claire lumière.
Et c’est pour ça que dans la tradition hésychaste on dira que évidemment on n’a qu’un seul
maître, un seul père, c’est l’Être qui est, qui fait être tout ce qui est, qui engendre tout ce
qui est, la source de toute information ; mais cet être dans sa miséricorde, puisque nous ne
sommes pas capables d’écouter le silence, d’entendre ce qui est au-delà de tous les mots,
de toutes les raisons, d’être fidèle à cette pure présence, sur notre chemin, il peut mettre
un corps, un visage et un enseignement surtout qui puisse éclairer notre conscience pour
l’accorder à la conscience unique et ultime.
C’est ainsi que l’on peut distinguer trois grands maîtres :
. il y a le maître essentiel, c’est la vie, le vivant, c’est la pure présence
. entre le maître essentiel et nous, il peut y avoir le maître incarné, une incarnation particu-
lière de cette présence, de cette conscience, de cet amour, qui peut prendre un corps, un
visage particulier pour nous et la fonction, le but de ce corps et ce visage, de cette per-
sonne humaine n’est pas de nous conduire à lui mais de nous conduire à la source d’où il
vient, c’est pour cela qu’on dit qu’un père spirituel n’engendre jamais ses propres enfants
(rire), il engendre des enfants à Dieu ; c’est Dieu seul qui est père, source de vie, de
conscience et d’amour. Le maître extérieur ou incarné est comme le relais ; son but est de
réveiller en nous le maître intérieur, et là on revient à la conscience, d’éveiller, de purifier le
cœur et l’intelligence afin qu’ils deviennent capable d’écouter le maître essentiel, le grand
maître de la vie. Car c’est la vie qui nous enseigne, nous fait tomber, nous relève, nous ré-
jouit, nous attriste ; c’est la vie qui est notre seul maître mais quelque fois la vie a un visage
et à travers cet enseignement peut nous guider et réveiller en nous le maître intérieur qui
fait le lien avec le maître essentiel, et découvrir à un moment que notre maître intérieur,
notre conscience et la pure conscience deviennent de plus en plus unies et qu’à travers
tous nos actes, tout ce que nous pensons, faisons, c’est la grande conscience qui agit. Mais
bon, ça passe certainement par un temps de discernement et là le maître extérieur peut
être important.
. le maître scripturaire ; dans la tradition tibétaine on parle du maître des écritures et la
fonction du maître extérieur, c’est aussi d’expliquer les écritures, de casser la coquille de
noix pour découvrir l’amande ou la noix qui est à l’intérieur de la coquille, le sens qui est à
l’intérieur de la lettre. Les écritures peuvent aussi être notre maître, méditer les Évangiles,

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scruter les écritures, c’est ce que dira Syméon et son starets, son père spirituel : écoute ta
conscience et scrute les écritures. Mets-les en relation : éclaire ta conscience par ce que
disent les écritures, cette grande conscience qui a parlé par les prophètes, les sages et les
saints.
Vous sentez bien que c’est un thème qu’il faudrait développer : dans l’attitude de Jésus,
c’est intéressant quand on l’appelle bon maître, il dit, pourquoi m’appelles-tu bon ? Un seul
est bon. Il dira aussi, celui qui croit en moi, c. à d. celui qui adhère à mon enseignement, à
ma présence, à ma personne, à ma lumière, ce n’est pas en moi qu’il croit, mais en celui qui
m’a envoyé. Donc Jésus lui-même ne se présente pas comme un maître ; il dira, vous m’ap-
pelez Maître et Seigneur et vous avez raison, je le suis mais je suis au milieu de vous
comme celui qui sert, comme celui qui est au service de plus grand que lui. Et c’est à ça
qu’on peut reconnaître les maîtres authentiques, c’est qu’ils ne se prennent jamais pour
des maîtres, ils sont toujours des disciples de tel ou tel maître, d’une lignée, pour remonter
au seul maître, au seul père d’où toute paternité tire son nom, c’est ce que dit l’apôtre
Jacques. Un seul est père, un seul est source, origine de la vie, mais cette vie peut se com -
muniquer à travers des êtres humains. C’est pour ça que Saint Paul pourra dire à ses dis-
ciples, vous n’avez pas d’autre père que moi (rire). Vous sentez bien tous ces paradoxes...
en leur rappelant que cette paternité ne vient pas de lui, ça passe à travers lui. En même
temps que paternité, il parle de maternité d’ailleurs, je vous donne ma vie comme un père,
une mère peut la donner à ses enfants.
Qui d’autre a donné sa vie pour vous ? Il y a ce rappel que la paternité de l’Être, la
conscience de la vie et de l’amour peut passer à travers un être, mais cette forme humaine,
limitée, finie, il ne faut pas l’idolâtrer, c’est un instrument.
De la même façon, il y a les maîtres incarnés, mais il y a aussi les maîtres non incarnés
qu’on peut appeler les anges : certains d’entre nous, leur maître c’est un ange, Michaël, Ga-
briel, ou des archanges, ou chacun peut avoir un ange particulier c. à d. une conscience qui
éclaire notre conscience. L’ange, c’est ce moment où la conscience en nous s’élargit,
s’éclaire, s’illumine ; et là on se sent comme guidé de l’intérieur, habité de l’intérieur et on
est à l’écoute de cette voix intime, ou ça peut être un saint du passé. Pour certains, Sainte
Thérèse, pour d’autres Silouane, Séraphin de Sarov ou dans une autre tradition Ramana
Maharshi. Beaucoup de témoignages rappellent que dans des moments de difficulté, où
l’on ne sait plus où aller, on peut faire appel à ce qui en moi est plus intelligent que moi,
avant de remonter à l’intelligence première, la source de toutes les intelligences intermé-
diaires qui peuvent nous aider et nous guider et qui parlent à travers les textes sacrés ou
les Écritures.
Un des critère d’un vrai maître c’est qu’il nous rend libre à son égard. Si je ne m’en vais pas
disait Jésus, vous ne recevrez pas l’Esprit Saint c. à d. si vous vous attachez à moi, à la
forme que la vie, la conscience et l’amour a pris en moi, vous ne recevrez pas cette vie,
cette conscience et cet amour c. à d. cet esprit saint en vous-mêmes, vous resterez attaché
à un maître extérieur, alors que le but de ce maître extérieur c’est de réveiller en vous le
maître intérieur, la conscience intérieure, l’Esprit Saint.
Et découvrir ainsi votre liberté ; c’est un bon rappel pour aujourd’hui de ne pas donner
notre liberté à n’importe qui, à n’importe quoi, à n’importe quelle pensée, idéologie. Qui
est digne de notre foi ? digne (inspiration) de notre adhésion, pas de notre soumission, de

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notre adhésion ? Est-ce que c’est bien un reflet, une incarnation de l’Être qui est vie,
conscience et amour ? et qui nous conduit vers plus de vie, de conscience et d’amour, vers
plus de liberté ?
Syméon va écouter cette voix de sa conscience éclairée par la compagnie de Syméon le Stu-
dite et il va recevoir à un certain moment, vous savez, ses visions, cette vision de lumière,
mais il dira que cela n’a pas duré. Et c’est important sur notre chemin de savoir qu’ on peut
être gratifié de grandes grâces, de moments extraordinaires où nous entrons en contact
avec la réalité que le mot lumière désigne, avec la réalité que le mot Dieu désigne, avec la
réalité que le mot amour désigne, nous faisons cette expérience et c’est un moment d’ou-
verture du cœur et de l’intelligence, et puis, et puis...rien (rire) de nouveau, (rire) de nou-
veau la sécheresse ! Une grande allégresse, et plus l’allégresse a été grande et plus la dé-
pression est grande. Sur le chemin spirituel, il y a beaucoup de cyclothymiques c. à d. des
êtres qui à un certain moment s’exaltent, s’émerveillent et montent très haut dans certains
états de conscience et qui redescendent d’autant plus bas qu’ils sont montés très haut.
Et comment retrouver un chemin d’équilibre, d’intégration ? et là on a peut-être besoin
d’un maître comme Saint Jean Baptiste qui dit que tout ce qui est élevé doit être abaissé et
tout ce qui est déprimé doit être relevé. Retrouver une route plane sur laquelle Je Suis peut
venir, la présence de l’Être peut venir ; donc sortir de ces montagnes russes d’exaltation et
de dépression que quelques fois nous connaissons. En tout cas Syméon n’est pas épargné
par les montagnes russes et même à un certain moment il aboutit à un état d’oubli :
«Oubliant tout ce dont j’ai parlé, toute cette lumière, j’aboutis à un obscurcissement com-
plet, au point de ne plus rien me rappeler ni peu ni prou, jusqu’à une simple pensée, jamais
de tout ce dont j’ai parlé à propos de cette grande lumière qui m’avait visité. Bien plus je
tombais en des maux plus nombreux encore que ceux qui m’étaient survenus naguère et je
me trouvais dans le même état que si je n’avais pas eu la pensée ni entendu parler du
Christ lui-même. Il n’est pas jusqu’à ce saint (son starets, son père spirituel), celui qui un
jour avait eu pitié de moi, je ne le regardais plus que comme un homme quelconque, ordi-
naire, sans que me revint seulement à la pensée tout ce que j’avais vu grâce à lui.»
Cet exemple de Syméon vient nous rejoindre dans certaines de nos expériences et nous
pose la question du lien de ce que l’on pourrait appeler avec Graf Dürkheim la voie de la
grâce et le chemin initiatique.
Pour certains la voie chrétienne est un chemin de grâce : la grâce on n’y peut rien ! (rire) ça
nous tombe dessus quand on ne l’attend pas, tout d’un coup ça s’ouvre, il y a de la lumière,
de la bonté, ça se manifeste de différentes façons. Pendant quelques instants on a l’impres-
sion de tout comprendre et puis plus rien, c’est le désert, on ne se souvient même plus ou
si on s’en souvient on se dit je me suis fait avoir, j’ai rencontré un beau parleur qui m’a mis
dans un état second, mais tout ça c’était du bluff, des histoires, vous sentez bien, c’est un
peu comme ça qu’on fonctionne ! Et c’est là qu’intervient le chemin initiatique c. à d. trou-
ver des moyens par lesquels on va retrouver d’une façon consciente et continue ces mo-
ments lumineux, ou numineux, ces moments de grâce, pour que ça s’établisse en nous-
mêmes, que ça s’intègre dans notre vie quotidienne. Parce que ces moments que nous
avons connus nous sortaient, nous délivraient quelques fois de situations impossibles ou
quotidiennes. Il s’agit maintenant d’intégrer cela pour que ce ne soit plus de l’extraordi-
naire, du fantastique, du merveilleux, mais que au cœur même de l’ordinaire, la grâce de

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cette pure conscience, de cette pleine présence puisse se réaliser, et là on entre dans la
voie initiatique c. à d. retrouver de façon habituelle ce qui nous a été donné dans un mo-
ment particulier de grâce. Il s’agit de faire attention, il ne s’agit pas de répéter par ce que
l’Esprit Saint ne se répète pas, c’est toujours neuf, l’amour est toujours neuf, la conscience
est toujours neuve, la vie est toujours neuve, elle ne se répète pas et quelques fois on vou -
drait reproduire les états de conscience qu’on a connus ou l’état d’amour qu’on a connu,
avec telle personne, avec tel paysage, avec telle forme de méditation, on aimerait que ça se
répète et ça ne se répète pas ; la conscience est toujours là, toujours la même conscience,
la même présence, le même infini mais qui va se manifester à chaque fois de façon nou-
velle, plus profonde, plus simple. Souvenez-vous que la voie spirituelle est une voie où l’on
se simplifie, on est sans pli, sans retour sur soi-même et une vie spirituelle qui ne nous ren -
drait pas plus simple, plus désencombré risque fort d’être une illusion.
La vie est assez compliquée comme ça et la spiritualité peut encore la compliquer et la reli-
gion peut encore la compliquer de la culpabilité, avec toutes sortes de méfiance, de peur,
ou d’attirance, de désir. On ne recherche plus la réussite matérielle, mais on recherche la
réussite spirituelle : on veut devenir des êtres, encore une fois toujours un peu supérieurs,
un peu plus saint (rire) que l’autre, que mon voisin ou ma voisine. Vous sentez bien, on est
toujours dans cette volonté qui est de l’inflation. Or je crois que Dieu, que la vie nous aime
assez pour nous délivrer de toutes nos inflations. C’est pour cela qu’il y a un certain
nombre d’épreuves où l’on découvre nos limites, notre bêtise, notre peu d’amour et que
ces moments-là, difficiles parfois sont les moments les plus précieux ! C’est le moment où
le maître est là pour nous ramener à la réalité : s’il y a quelque chose que l’amour veut
pour nous, c’est le réel, il ne veut pas du bluff, il ne veut pas des histoires ou de la pom-
made ou une façon de se reconstruire artificiellement. Il nous souhaite le réel infini, la par-
ticipation à la vie divine.
Et là Syméon, comme beaucoup d’autres va comprendre qu’après toutes les grâces qu’il a
reçues, toutes ces grâces peuvent lui être enlevées, mais que la réalité de ce qu’il a vécu, il
ne peut pas en douter. Ça crée en lui une nostalgie, un désir : où es-tu oh ma lumière ? J’ai
le cœur sec mais où est-il cet amour qui m’a tellement rempli, rendu heureux, où est-il ?
est-ce possible, pourquoi m’as-tu abandonné ? C’est le psaume 22 : tu es toujours là mais
je ne te sens plus. Comment te retrouver ? C’est là que va entrer en jeu la voie initiatique c.
à d. l’exercice, donc assieds-toi, répète souvent cet exercice avec patience, reviens, invoque
le nom et accepte de traverser le désert.
Vous vous souvenez que parmi toutes les demeures que doit traverser Thérèse d’Avila
avant d’entrer dans la chambre nuptiale dans cet état d’unité, d’union avec l’Être, avec Je
Suis, il y a toutes sortes de chambres où elle se sent comme étrangère. Pourtant le cœur
n’est jamais loin, le diamant n’est jamais loin, le réel est toujours là, l’infini est toujours là,
on ne peut pas en sortir, comme on ne peut pas y rentrer, l’infini est toujours là, mais com-
ment établir une conscience perpétuelle avec lui ? c’est ce qu’on appelle la prière perpé-
tuelle, la prière incessante qui est la prière même du cœur, du battement du cœur, de la
respiration, nos forces les plus vitales sont en train de prier.
Syméon reconnaît qu’il avait vu la lumière, mais qu’il n’avait pas perçu qui était dans cette
lumière, la présence qui était dans cette lumière, le pur Je Suis qui était dans cette lumière.
«Je ne reconnaissais pas encore clairement qui tu étais, toi que je voyais. A un moment, je

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voyais une lumière plus dense, qui tantôt au dedans de moi quand mon âme jouissait du
calme et de la paix, tantôt loin au dehors. Elle m’apparaissait ou bien se cachait, elle qui
était toujours là. C’est alors que pour la première fois tu m’as jugé digne d’entendre ta
voix ; avec quelle douceur m’as-tu interpelé Je Suis ? Je Suis, dit-il, le Dieu qui pour toi s’est
fait homme. Et parce que tu m’as recherché de toute ton âme, voici que désormais tu seras
mon frère, mon cohéritier, mon ami.» C’est à dire que la présence réelle, l’infini amour
s’unit au Je Suis humain et c’est un seul Je Suis, c’est une seule présence, c’est cet état de
non dualité : je ne suis pas autre que la réalité, je ne suis pas autre que la vie, il n’y a
qu’une vie et dans les moments où je ne suis plus séparé de la vie, en revendiquant ma pe-
tite autonomie, où je laisse la vie prendre forme dans la forme que je suis, je ne fais qu’un
avec elle et à ce moment-là, je peux dire je suis la vie, je suis un avec la vie, comme Jésus
disait Je Suis la Vie. Comme je suis à un certain moment ce n’est plus moi qui vit, c’est
l’amour qui aime en moi et je laisse cet amour, cette présence vivre en moi.
Et là Syméon va comprendre tout à coup les paroles des Écritures, quand c’est écrit : «Je
suis le cep et vous êtes les sarments», voilà qu’il comprend ce que ça veut dire  ; ce n’est
pas seulement une belle parabole, une image, mais il sent dans son sang, dans sa sève le
sang même de Je Suis, le sang même de la vie. Il est lui-même une manifestation de Dieu,
infime, une manifestation infime de l’infini mais qui n’est pas séparée de l’infini.
«Qui demeure en moi comme moi en lui porte beaucoup de fruit.» Vous en moi, moi en
vous. Le Père et moi nous sommes Un. Tout à coup ces paroles, ces mots qu’on a souvent
entendus, qu’on a lus, ça devient une réalité et Syméon va affirmer avec force le réalisme
de cette expérience. Parce qu’il se trouve dans un milieu, un milieu monastique pourtant
où l’on répète ces paroles, mais on ne les vit pas et où l’on a tendance à dire que tout ça
c’est impossible. Et là Syméon ce qui va déranger beaucoup de ses frères au point de se
faire exclure du monastère, se sent comme obligé de témoigner de cela, c. à d. que (inspi-
ration) la vie éternelle, l’amour infini, c’est maintenant. C’est dans les profondeurs de ce
que nous sommes que nous pouvons le vivre, ce n’est pas pour après la mort. On a ten -
dance à dire, tout ça c’est pour plus tard, un peu comme la Samaritaine qui dit à Jésus, ce
que tu me dis là (rire) le Messie nous l’enseignera, plus tard (rire), à la fin des temps. Et Jé -
sus répond : Je Suis. Vous vous rappelez : ce messie que vous attendez pour la fin des
temps, il est déjà là.
La vie éternelle est déjà là ! Si c’est éternel, c’est éternel, c’est avant, pendant et après. La
vie était éternelle avant notre naissance, elle est toujours éternelle après notre mort, mais
elle est toujours éternelle pendant que nous sommes vivants. Et pendant que nous
sommes vivants nous pouvons la découvrir et y adhérer, ne faire qu’un avec elle, et à ce
moment là on peut être délivré de la peur de la mort, délivré de cette identification au psy-
chisme, au somatique, à ce qui est mortel en nous. Ne pas s’identifier ne veut pas dire mé-
priser, ça ne veut pas dire le renier, au contraire puisque c’est dans ce temple que l’esprit se
fait connaître, dans ce corps que l’amour s’incarne. Il ne s’agit pas du tout de mépriser
cette chair, ce composé humain de pensées, de désirs et de pulsions ; il ne s’agit pas du
tout de le nier mais de découvrir qu’il est la tente passagère, transitoire, de l’Être qui de-
meure et avec lequel nous pouvons nous unir.
«Seigneur je connus que je T’accueille consciemment en moi. A dater de ce jour ce ne fut
plus en me souvenant de Toi et des choses qui T’entourent que je T’aimais et pour le souve-

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nir de ces choses, mais que ce fut véritablement Toi, l’amour subsistant que je possédais en
moi. Telle fut dès lors ma foi, oui, l’amour même, l’amour subsistant, voilà réellement ce
que Tu es en moi, oh Dieu.»
C’est une parole du 10 ème siècle qui a plus d’un millénaire et qui est toujours d’actualité.
Encore une fois, qui est Dieu ? Et pour Syméon, c’est cet amour subsistant, cet amour in-
conditionnel dans lequel on peut s’établir. Nous notre amour il est tellement conditionnel,
tellement transitoire, tellement passager ; ça passe par tous ces hauts et ces bas que l’on a
évoqués, mais ça n’empêche pas qu’il subsiste, qu’il est notre essence, l’essence de notre
essence, l’agapè. Dieu est amour et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et
Dieu en lui : ces paroles tellement simples à entendre (rire) et si incroyables à vivre. Et bien,
il y a des hommes, il y a des femmes, des êtres humains limités, mortels, faillibles, je vous
ai épargné les détails de la vie mondaine de Syméon, avec toutes ses vanités et ses vices,
donc des êtres fragiles et faillibles comme nous et bien ils peuvent témoigner de ces réali-
tés là.
Alors se pose une question : est-ce qu’il faut en parler de ces réalités-là ? Ça va être un gros
problème pour Syméon : quand il va parler de ça à ses moines, il était higoumène donc le
père abbé on pourrait dire de ces moines et quand il leur parle de cet amour subsistant
que l’on peut devenir par l’ascèse, par la contemplation, par la prière incessante, ne faire
qu’un avec l’infini lui-même, laisser l’infini être en nous, c’est difficile à entendre dans ce
milieu. Pour des bonnes raisons d’abord, ces choses-là, peut-être qu’il ne faut pas en parler,
c’est le secret du roi. Ce qu’on dira à propos de Hallaj, vous savez dans la tradition soufie
quand il disait Je suis Dieu, je suis la vérité : Rumi disait qu’il a révélé le secret du roi, il ne
fallait pas le dire ! Parce que ceux à qui il le disait ne pouvaient pas l’entendre. On ne peut
pas entendre qu’un homme limité, mortel dise qu’il est Dieu ! C’est ce que les Pharisiens
n’ont pas supporté quand Jésus disait «Avant qu’Abraham fut, Je Suis.» Parce que ce Je
Suis, c’est le nom divin révélé à Moïse dans le buisson ardent. Donc avant d’exister, avant
d’être dans le temps, Je Suis. Et ça c’est du blasphème, pour qui tu te prends ? Comment
peux-tu te prendre pour Dieu toi ? on voit bien que tu es un être fini et on va te le prouver
d’ailleurs en te tuant, tu vas bien voir que tu es mortel comme tout le monde. Comment
peux-tu affirmer cela?
Donc peut-être, c’est une question, est-ce qu’il faut parler de cela ? En tout cas pas à n’im-
porte qui (rire), il faudrait pouvoir en parler à qui peut l’entendre, et qui peut l’entendre ?
C’est l’Évangile, c’est Jésus qui le dit, ne jetez pas vos perles aux cochons ! Et Jésus aime
beaucoup les petits cochons, il n’a rien contre les cochons, mais justement jeter des perles
aux cochons, ils vont se casser les dents parce que le cochon croit que tout est comestible
et donc va se casser les dents sur les perles. Bien sûr que c’est une parabole, mais la réalité
dont on parle n’est pas comestible, ce n’est pas compréhensible, ce n’est pas explicable,
c’est pour ça qu’on bafouille toujours quand on parle de ces réalités-là et que notre folie
est de vouloir expliquer cela, contenir cela.
C’est comme sur le Mont Tabor, Pierre dit en voyant la lumière qui habite Jésus et la pré-
sence de Moïse et d’Élie, donc là on a transcendé le temps, il dit plantons une tente,
comme si on voulait ramener dans la tente de nos mots, de nos concepts, de notre petite
expérience ce qui est au-delà de toute expérience, dont nous pouvons ressentir un écho,
une résonance en nous, mais on ne peut pas le contenir, et dès qu’on veut le contenir, ça

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disparaît ! Et je pense à ce dialogue de Photicé et beaucoup d’autres Pères, à la différence
de Syméon diront ne parlez pas de vos expériences spirituelles car dès que vous en parlez,
elles s’en vont (rire), dès que vous en parlez, vous rétrécissez. Parler de Dieu, c’est terri-
fiant, c’est tellement rétrécir, c’est le ramener dans le mental humain, dans les conceptions
humaines, c’est toujours un peu ridicule : un être fini qui parle de l’infini ! Il ferait mieux de
se taire ! (rire) cet être fini et laisser… C’est ce que dit Syméon, c’est que l’infini s’exprime
aussi, il va jusque dans la finitude puisque la finitude fait partie de l’infini et que les mots
eux-mêmes, ce qu’on verra demain avec Grégoire Palamas, que les énergies divines vont
jusque dans les réalités tangibles. C’est pour ça que toute chose peut être sacrée et qu’une
parole peut être sacrée, parce que c’est un écho, bien sûr lointain de l’information créa-
trice, de la conscience créatrice, mais c’est quand même ça et à travers cet écho on peut se
mettre en chemin vers le réel qui est évoqué là.
Syméon dira que cette grâce qui lui est donnée il ne peut pas s’empêcher de la partager,
cet amour qui est en lui, cette lumière qui est en lui, il aimerait pouvoir la partager avec des
amis, avec des frères, en sachant que chacun la perçoit selon sa possibilité, selon sa capaci-
té. Mais quelle que soit notre capacité, l’important c’est d’être rempli.
Thérèse de Lisieux disait, moi je ne suis qu’un dé à coudre, et j’ai de la chance (rire) parce
que c’est vite rempli ! (rire) les grosses outres, les amphores de tous ces gens savants, c’est
difficile de les remplir. Je suis un dé à coudre, mon cœur n’est pas si grand et il suffit de re -
garder la beauté du Christ pour que tout à coup je sois rempli devant cette beauté, cette
grandeur, cette patience, cette infinie patience, je déborde vite.
Donc Syméon déborde : «J’ai fait l’expérience de l’amour de Dieu pour les hommes et de Sa
compassion et ayant reçu cette grâce, indigne que j’étais de toute grâce, je ne peux suppor-
ter de rester seul pour la cacher dans le fond de mon âme, mais c’est à vous tous mes amis
que je dis les dons de Dieu. Je vous fais voir autant qu’il dépend de moi en quoi Il est vrai -
ment réel et par la parole je vous Le découvre comme étant au creux de votre être. Que
j’ai vu et connu par expérience des merveilles de Dieu, je ne me résigne pas à n’en pas par -
ler. Venez et apprenez que ce n’est pas dans l’avenir seulement mais déjà maintenant, sous
vos yeux, devant vos mains, à vos pieds que repose le trésor ineffable qui surpasse tout
pouvoir et toute puissance. Venez et laissez-vous convaincre que ce trésor est la lumière du
monde, et vous êtes la lumière du monde.»
Bon, ça rappelle peut-être l’évangile de ce matin pour Saint Césaire d’Arles : on ne met pas
la lumière sous le boisseau mais on la met au sommet de la colline pour qu’elle rayonne
pour tous. Cette lumière qui nous est donnée, elle n’est pas donnée pour nous mais pour
tous et il faut quelques fois avoir l’humilité de la laisser rayonner, en sachant que ce n’est
pas nous, que ça vient de bien plus loin et de bien plus profond que nous-mêmes. Il s’agit
d’accepter sa faiblesse, mais aussi la grandeur qui nous habite. Il y a quelques fois de la
fausse humilité. Vous vous rappelez de cette disciple de Thérèse d’Avila qui disait : oh là là,
moi je suis la pire, je ne comprend rien, je ne sais pas qui est Dieu, enfin toute une petite li-
tanie. Et Thérèse l’interrompt : Arrêtez, vous êtes suffisamment stupide comme ça ! n’en
rajoutez pas (rires). Vous sentez bien, l’orgueil, c’est toujours plus en hauteur ou plus en
moins c. à d. l’humilité, c’est être ce que l’on est, pas plus, pas moins et ce n’est pas facile :
ni exaltation, ni dépression. Accepter ses limites et c’est dans ces limites acceptées que l’in-
fini peut se révéler, cette grâce de l’Esprit Saint.

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Donc Syméon, dans l’histoire de la pensée chrétienne va être le premier à insister sur ce
réalisme de l’expérience mystique et que ce n’est pas réservé aux saints d’autrefois, aux
apôtres. C’est d’ailleurs un thème que reprendra Saint Séraphin de Sarov à notre époque.
Le Saint Esprit, il est le même hier, aujourd’hui et toujours ! Et le Saint Esprit, cette
conscience éclairée, infinie, cet amour totalement dans l’ouvert, qui était présent dans le
cœur du Christ et de ses disciples, c’est possible aussi aujourd’hui.
«C’est par le Saint Esprit que se fait la résurrection de tous et je ne parle pas de la résurrec-
tion finale des corps, mais de celle qui se fait chaque jour, celle des âmes mortes : régéné-
ration et résurrection de façon spirituelle. Résurrection que donne Celui qui une fois pour
toutes est mort et ressuscité et à travers tous et pour tous ceux qui vivent dignement res -
suscite et fait ressusciter les âmes mortes par la volonté de son Saint Esprit en leur faisant
don dès ici-bas du royaume de Dieu.»
Dès ici-bas, et là ça posera des difficultés à Syméon parce que cette béatitude, certains di-
ront qu’elle n’est pas possible dans ce corps, dans ses limites. Et Syméon dit : Si ! C’est pos-
sible de nous ouvrir à cet infini, quelles que soient nos limites.
« Je vous en prie, efforçons nous tant que nous vivons encore en cette vie de le voir et de le
contempler, car si nous sommes jugés dignes de le voir ici-bas, sensiblement, nous ne
mourrons pas. La mort n’aura pas sur nous d’emprise ; non n’attendons pas l’avenir pour le
voir mais dès maintenant luttons pour le contempler.»
Des paroles étonnantes ! Même il y en a d’autres où il ira un peu plus loin en disant que ce-
lui qui n’a pas vu Dieu dès cette vie, dans cette vie, ne le verra pas non plus dans l’autre. Si
vous n’avez pas fait l’expérience de la vie éternelle dès cette vie, vous ne la ferez pas non
plus dans l’autre. Bon, ça je dirais que c’est de la bonne métaphysique : si la vie est éter-
nelle, ce n’est pas après la mort, c’est maintenant si c’est éternel, c’est avant, pendant et
après. Donc quand on parle de vie éternelle on ne parle pas de la vie après la mort, on
parle de la profondeur de cette vie. C’est pour ça qu’aux images ordinaires que l’on emploie
souvent pour parler de la mort, c’est le passage sur une autre rive, vous avez ces belles
images du poète qui dit adieu au navire sur cette rive et de l’autre côté, d’autres accueillent
le navire, c’est le passage sur l’autre rive. Là ce que dirait plutôt Syméon, il ne s’agit pas de
passer sur une autre rive, mais il s’agit de descendre dans la profondeur de la conscience
que nous sommes, dans ce fond de silence, et je crois que ça rejoint bien l’expérience de la
méditation. Nous sommes à la surface, avec des vagues, avec des pensées, avec des turbu-
lences, des tempêtes, des tsunamis, ça n’arrête pas à la surface. Si nous descendions dans
la profondeur, il y a ce calme, ce silence ; et le but, comme on l’a souvent répété, du man-
tra ou de l’invocation, c’est justement de venir nous chercher dans l’agitation de notre
barque, de notre mental et de nous faire descendre petit à petit dans la profondeur silen-
cieuse. Ne pas passer sur l’autre rive, mais aller dans les profondeurs de vie éternelle qui
sont au cœur de cette vie, de conscience infinie qui est au cœur de cette conscience finie,
d’amour inconditionnel qui est au cœur de cet amour tellement limité et craintif qui est le
nôtre. Donc descendre dans la profondeur et cela est possible dès cette vie, mais certains
diront, Non ! ce n’est pas possible et ce sera source de querelles et de difficultés.
Bon, quelle est notre expérience ? Encore une fois ces polémiques du passé ne nous inté-
ressent pas ; pour nous ce qui importe c’est de savoir si l’expérience de Syméon est vraie et
est-ce que ça peut être notre expérience ? Et l’expérience de Syméon, c’est l’expérience de

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la vie ; la vie est toujours la vie. Qu’est-ce que la vie ? est-ce qu’on peut descendre dans les
profondeurs de cette vie ? C’est la vie sensible, la vie extérieure, mais est-ce qu’il y a une
vie plus intime, plus intérieure ? et on descend, on descend, et il n’y a plus de limite. De la
même façon au niveau de la conscience : d’où me vient cette conscience ? Qu’est-ce qu’une
conscience silencieuse ? Pure, sans image, sans mot, sans mémoire ? Une conscience qui
n’est pas conscience de quelque chose, intentionnelle, mais la pure conscience, avant toute
pensée. Il s’agit bien d’y aller voir, de plonger, et c’est le mot batizei, (baptiser) plonger
dans les profondeurs de Je Suis, là où Je Suis est endormi pour l’éveiller, le réveiller en
nous-mêmes.
Il y a donc comme une intensification de la personne qui prie : elle naît à une autre dimen-
sion, un autre monde. Un autre monde, c’est encore le monde, et il y a des mondes inter -
médiaires et on peut y rester. C’est pour ça que dans la psychose, on est quelques fois dans
des mondes intermédiaires qui peuvent être terribles ou merveilleux. On est dans l’entre
deux : il y a ma conscience ordinaire, il y a la conscience pure et il y a la conscience inter-
médiaire. Et là Syméon, à un certain moment, pour l’avoir vécu, subit la séduction de ces
mondes intermédiaires, de ces grandes images du monde des archétypes, du monde des
anges, qui sont des échos, des manifestations du seul qui est Maître, qui est Pure
Conscience, Pure Réalité. Ce sont des réalités subtiles, comme il y a des réalités grossières,
mais ce n’est pas encore la Pure Réalité et la fonction de ces réalités intermédiaires, c’est ce
que l’on dira à propos des anges, c’est de nous conduire au-delà d’elles mêmes, au-delà de
ces gratifications ou de ce qui nous terrorise parfois, mais passer au-delà de toute image,
comme de tout concept, de toute représentation et nous approcher de la pure lumière,
l’anastasis, la lumière de la résurrection. Ana, notre demeure est dans la hauteur ; anasta-
sis ce n’est pas la réanimation, mais c’est faire entrer notre chair dans la lumière, dans la
pure lumière qui ne passe pas, qui n’appartient pas au temps. C’est ce qu’on appellera le
royaume, la présence de l’Être au-delà de l’espace et du temps dans lequel nous sommes.
Mais cela, c’est dans cet espace-temps que nous pouvons le vivre.
Et certains diront, ce n’est pas possible, mais pour Syméon, cette primauté accordée à l’ex-
périence intérieure va le faire appeler hérétique ceux qui n’y croient pas ! (rire) ça peut
sembler curieux : «Voici ceux dont je parle et à qui je donne le nom d’hérétique, ceux qui
disent qu’il n’y a personne à notre époque, au milieu de nous, qui puissent observer ces ex-
périences évangéliques et se rendre conformes au Saint Père, fidèles et actifs, en même
temps que voyant Dieu» c’est intéressant, fidèle et actif, on est toujours dans le temps,
dans l’action et en même temps dans la vision de Dieu, «ce que l’on devient en étant illumi-
né, recevant l’Esprit Saint et par lui en contemplant le Fils vers le Père. Ceux donc qui pré-
tendent cela impossible, ce n’est pas en quelque hérésie particulière qu’ils sont tombés,
mais dans toutes à la fois si l’on peut dire. Celle-ci les dépassant toute par l’impiété et l’ex-
cès du blasphème. Qui parle ainsi renverse toutes les divines écritures. Ces anti-Christ af-
firment, c’est impossible, impossible. Et pourquoi donc dis-moi est-ce impossible? Par quel
autre moyen les saints ont-ils brillé sur la Terre et sont-ils devenus des luminaires dans le
monde ? Si c’était impossible, jamais ils n’auraient réussi car ils étaient des hommes eux
aussi, tout comme nous et n’avaient rien de plus que nous, sinon davantage d’humilité et
de patience et d’amour pour Dieu. Tout cela, acquiers-le donc et toi aussi tu deviendras
source de larmes. Cet âme aujourd’hui de pierre deviendra une source de lumière, mais si

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tu refuses de traverser l’affliction et l’angoisse, au moins ne dis pas que la chose est impos-
sible.»
Pour Syméon, l’hérésie c’est donc de nier que l’expérience spirituelle des apôtres, des
saints, des Pères du Désert ne soit plus possible aujourd’hui et que ce soit réservé soit à
des êtres du passé ou peut-être dans la vie future nous pourront connaître ça.
Séraphin de Sarov reprendra au 19 ème siècle, il n’y a pas si longtemps, un peu les mêmes
termes : «À l’époque où nous vivons, on est parvenu à une telle tiédeur dans la foi, à une
telle insensibilité à l’égard de la communion avec Dieu qu’on s’est éloigné presque totale-
ment de la vraie vie chrétienne. La vraie vie chrétienne est devenue une vie confortable,
morale, moralisante. Des passages de l’Écriture Sainte nous paraissent étranges aujourd’hui
par exemple quand l’Esprit Saint par la bouche de Moïse dit : Adam voyait Dieu se prome-
nant dans la brise du soir...» (rire)
Donc, si vous dites tout ça c’est du baratin, des belles images, vous passez à côté d’une ex -
périence, à côté de l’expérience de la brise du soir, de la présence qui est dans cette brise.
Donc, ce soir ne vous en privez pas (rires) au moment du coucher du soleil, la promenade
s’impose ! (rires) et de voir si Dieu y est ! Il ne s’agit pas de croire ce que disent Syméon ou
Séraphin, il faut y aller voir dans la brise du soir, de respirer profondément cette brise, de la
regarder sans pensée. Vous allez voir ce que vous allez voir, certainement quelque chose
d’invisible (rire), vous n’allez rien voir, mais il se passe quelque chose dans la brise du soir.
«… ou nous lisons chez l’apôtre Paul qu’il a été empêché par l’Esprit Saint d’annoncer la pa-
role en Asie mais que l’Esprit l’accompagna lorsqu’il se rendit en Macédoine.» Est-ce que ça
ne vous arrive pas de temps en temps ? et ça nous sauve quelque fois d’un accident : ne
vas pas là, ne prends pas cet avion. Nous aurions des témoignages à donner avec notre in -
terprétation, c’est un ange, une inspiration, mais peut-être que l’Esprit Saint nous accom-
pagne, nous guide, nous conduit vers tel lieu et nous empêche d’aller dans l’autre parce
qu’on perdrait notre temps, parce que ce n’est pas le moment ou ce n’est pas l’heure. Sen-
tir, il s’agit d’être dans cet état d’écoute, d’attention que développe en nous la prière :
quand on est capable d’écouter son souffle pendant des heures, d’écouter le silence, on de-
vient capable effectivement de sentir cette présence qui nous conduit ; c’est quelque chose
de subtil intérieurement qui nous guide et là le maître intérieur est réellement présent et
c’est l’Esprit Saint qui à travers lui nous guide.
Et Séraphim continue en disant : « Dans beaucoup d’autres passages de l’Écriture Sainte il
est à maintes reprises question de la présence de Dieu parmi les hommes : une lumière,
une conscience qui nous accompagne. Alors certains disent ces passages sont incompré-
hensibles. Peut-on admettre que des hommes puissent voir Dieu d’une manière aussi
concrète ? Cette incompréhension vient du fait que sous prétexte d’instruction, de culture,
de science, nous nous sommes engagés dans une telle obscurité d’ignorance que nous
trouvons inconcevable tout ce dont les Anciens avaient une notion assez claire pour pou-
voir parler entre eux des manifestations de Dieu aux hommes, comme de choses connues
de tous et nullement étranges.»
Donc là aussi c’est clair, ce qui nous empêche d’accéder à un certain niveau de connais-
sance c’est un niveau de connaissance intérieure auquel on s’arrête. Je pense à certains
amis philosophes : tout ce qui ne peut pas être expliqué par la raison n’existe pas ; ils re-
prennent certaines paroles de Kant et d’autres. Tout ce que je ne peux pas expliquer

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n’existe pas : ça fait beaucoup de choses qui n’existent pas! (rire). Mais on l’a tellement en-
tendu, ça fait tellement partie de notre culture et que la science encore une fois, c’est la
science de ce qui peut se mesurer, se peser, s’analyser et ça devient un peu plus difficile
avec certaines sciences de pointe comme la physique quantique où justement ce qui est
échappe à nos mesures. Ce qui est sûr, c’est l’incertitude, on ne peut pas localiser les
choses ou comment peuvent communiquer des choses séparées ?… tous ces phénomènes
que l’on peut observer aujourd’hui. Peut-être que ces sciences-là nous ouvrent à une per-
ception du réel qui n’entre pas dans les limites de la simple raison, de la simple explication.
Les virus aussi s’amusent beaucoup avec nous : quand on cherche à les saisir et qu’on croit
les avoir captés et trouvé le remède, ça mute. C’est l’actualité ! qui nous rappelle que le
réel on ne peut pas le mettre dans notre petite boîte, dans nos petites conceptions, on ne
peut pas le ramener là. Et notre prétention à savoir est un véritable obstacle à la connais-
sance : c’est la différence entre un scientiste et un vrai scientifique. Un scientiste est quel-
qu’un qui croit que ce qu’il perçoit c’est le réel, alors que ce qu’il perçoit, ce n’est que ce
que ses instruments de perception peuvent saisir du réel. Ses instruments de perception
sont limités ; un véritable scientifique dira, je sais ce que je sais et c’est déjà pas mal, mais
je sais aussi ce que je ne sais pas et ça c’est infini : il y a ce que je saisis avec mes différents
modes de perception plus ou moins sophistiqués, avec des puces, des appareils de plus en
plus raffinés, mais c’est limité, par les limites-mêmes de ces instruments de perception, et
que l’infini n’entre pas dans ces limites.
«Nous sommes engagés dans des lumières qui sont de telles obscurités d’ignorance que
nous trouvons inconcevable tout ce dont les Anciens témoignent. Ainsi Job, quand ses amis
lui reprochent de blasphémer Dieu, il répondit : comment cela peut-il être quand je sens le
souffle du Tout Puissant dans mes narines ?» Ça rejoint un peu le Père Séraphim au Mont
Athos qui disait, prier c’est respirer ; écoute ton souffle, ne fait qu’un avec ton souffle. Bien
sûr que Dieu n’est pas ta respiration, avec tous tes problèmes pulmonaires...mais c’est ce
qui te fait respirer, c’est l’information qui te fait respirer. Donc, écoute ton souffle et l’on
pourra dire que Dieu est dans tes narines. En plus, quand on parle des narines de Dieu dans
le premier testament, il faut savoir que c’est sa patience. Quand on dit que Dieu a de
grandes narines, on a du mal à traduire de l’hébreu donc on va le traduire par le Dieu qui
est patient ; ce qui n’est pas mal parce que être patient, c’est respirer profondément, dou-
cement. On ne dira jamais de Dieu qu’il a le regard clair ; il a le regard comme un ciel déga-
gé, il y a toujours une image. On ne dira pas qu’il est fort, on dira qu’il est comme l’élé-
phant, comme le taureau, ce sont des images qui sont des symboles évidemment, mais qui
montrent le réalisme de la présence.
Job cité par Séraphim de Sarov disait, je sens la présence de Dieu dans mes narines. Et ça
peut nous arriver pendant la méditation si vous sentez dans votre souffle le grand souffle
de l’univers. Et ce n’est pas du baratin : vous sentez que la vie est là, la grande vie est là
dans votre petite vie. Et cette petite vie est le lieu-même, le temple-même où la grande vie
peut être explorée, et nulle part ailleurs ! Nulle part ailleurs que dans notre souffle on peut
faire l’expérience du souffle divin, du pneuma, de la rouah divine qui fait exister toute
chose. Il y a un souffle dans mon souffle, il y a une conscience dans ma conscience, il y a
une main dans ma main, comme le disait l’Évangile de Thomas. Vous sentez bien à un mo-
ment il y a une main dans votre main quand vous la posez sur l’épaule d’un ami qui souffre,

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qui a mal. Vous avez parfois vraiment une main dans votre main quand elle guérit, non
seulement elle apaise, mais elle peut guérir. Nous avons quelques fois une parole dans
notre parole, des yeux dans nos yeux : vous sentez bien que la grande vie est là présente.
«Comment puis-je douter de cette présence quand je sens le souffle du Tout Puissant dans
mes narines ? Abraham, Jacob ont conversé avec Lui, Jacob a même lutté avec Lui, Moïse a
vu Dieu et tout le peuple avec lui quand il reçut les tables de la loi sur le Sinaï ; une colonne
de nuée de feu, la grâce visible de l’Esprit Saint servait de guide au peuple hébreu dans le
désert.» Ça aussi cette nuée ! il y a un très beau livre «Le nuage de de l’inconnaissance»
écrit par un mystique anglais, très intéressant, parce que la nuée c’est ce monde intermé-
diaire : je ne suis plus dans ma conscience ordinaire, et je ne suis pas dans la conscience
pure, mais dans une nuée, et cette nuée va petit à petit me conduire vers la pure lumière.
Et accepter de ne pas comprendre : il y a une réalité qui est là, je ne peux pas l’expliquer, la
comprendre, mais je sais que c’est là et j’écoute, pour voir où ça me conduit et j’accepte de
ne pas savoir. C’est le commencement de la sagesse, d’accepter de ne pas savoir, tout faire,
aller jusqu’au bout de sa connaissance, que ce soit de la physique, que ce soit de la biolo -
gie, toutes ces recherches sur l’immunité qui sont tellement passionnantes, d’aller au bout
de sa connaissance, mais à un moment, accepter qu’on ne sait pas tout. Comme le disait
Lacan qui était un grand lecteur des Pères de l’Église : c’est la vérité, mais non pas toute ; ce
que je connais, c’est la vérité, c’est réel, mais ce n’est pas tout, ce n’est pas tout (rire) et le
réel est infiniment plus que ce que je peux en contenir.
«Les hommes voyaient Dieu et son Esprit, non pas en rêve ou en extase, fruit d’une imagi -
nation maladive, mais en réalité. Inattentifs comme nous le sommes, nous sommes deve-
nus exilés de la présence de Dieu et tout cela, parce qu’au lieu de rechercher la grâce, nous
l’empêchons par l’orgueil intellectuel de venir habiter nos âmes et venir nous éclairer
comme le sont ceux qui de tout leur cœur cherchent la vérité.»
Séraphim de Sarov, Syméon le Nouveau Théologien, on sent bien que c’est une même tra-
dition qui nous rappelle que dans le présent, l’éternel peut se révéler, l’éternel présent,
l’éternel instant. Vivre dans le présent, chercher d’abord le royaume, d’abord ce qui est là
présent, chercher d’abord le présent, chercher d’abord à être heureux dans le présent,
avant tout, chercher la béatitude qui est là présente. C’est une expérience qui semble
simple à dire, chercher la béatitude avant le plaisir (rire), chercher la béatitude avant le
bonheur (rire), chercher la béatitude avant telle ou telle forme de bonheur ou de plaisir, ce
qui est là dans le présent, au cœur de la présence même.
«Je me figurais croire parfaitement en toi, je m’imaginais posséder tout ce dont tu gratifies
ceux qui te craignent, alors que je ne possédais rien du tout, comme plus tard je l’ai appris
par les faits. Par où ai-je pu connaître, Maître que Toi invisible et incirconscriptible, Tu es vu
et circonscrit au-dedans de nous. Comment aurais-je jamais pu concevoir l’idée que Toi le
Maître qui crée l’univers, l’information créatrice, Tu t’unis aux hommes que Tu as Toi-même
façonnés, que Tu les rends porteurs de Dieu, pneumatophores, et en fais des fils, des rela-
tions avec la source de ta divinité ? De quelle façon aurais-je pu savoir que quiconque croit
en Toi devient membre de Toi, faisant par la grâce, resplendir la divinité ? Qui donc le croi-
ra ? et deviendra le bienheureux, devenu membre bienheureux du Dieu bienheureux.»
Le bienheureux est là, au cœur de notre malheureux (rire) parce que nous sommes des
malheureux, moi je, moi je, on est toujours des malheureux, c’est le Soi qui est bienheu-

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reux, mais le Soi est dans le moi et notre moi ouvert au Soi devient lui aussi bienheureux.
Cherchez avant toute chose le bienheureux qui est là et c’est dans la lumière du bienheu-
reux qu’il s’agit d’agir, qu’il s’agit de voir toute chose et à ce moment-là, philocalie, on va
effectivement devenir capable de voir la beauté.
Et pour Syméon, le moyen par lequel le cœur se purifie, c’est le don des larmes. On l’a déjà
évoqué avec Isaac le Syrien, mais Syméon va beaucoup insister en disant : «Impossible de
nettoyer le vêtement souillé en l’absence d’eau, et sans larmes, plus impossible encore de
nettoyer et purifier l’âme de ses taches et de ses saletés. N’invoquons pas des prétextes
pernicieux pour l’âme et vains, ou pour mieux dire entièrement menteurs et bons à nous
perdre, mais recherchons de tout notre âme cette reine des vertus.»
Cette reine des vertus, c’est le pentos en grec qu’on traduit par la componction, (rire) alors
là, la componction, ça nous fait bien rire au lieu de nous faire pleurer ! Vous sentez bien
tout ce qu’il y a de désuet dans ce terme et pourtant, c’est une expérience extrêmement
intéressante, l’expérience où le cœur s’attendrit. Pour Syméon, comme pour tous les An-
ciens, la chose la plus à craindre c’est d’avoir le cœur dur, le cœur glacé, un cœur de glace,
et la charité, c’est ce qui fait fondre la glace. Et la charité, l’agapè, c.à d. l’amour en nous
qui fait fondre en nous le cœur dur, je ne dis même pas méchant mais vous sentez bien
qu’il y a des moments on est dur avec nous-mêmes, avec les autres, avec la terre, avec tous
les éléments et le signe que la grâce entre en nous, c’est que ça fond. Il y a quelque chose
qui s’adoucit, qui s’attendrit. Il faudrait tellement nettoyer les mots de tout le sentimenta-
lisme ou tout le côté un peu mièvre qu’on a tendance à y mettre.
Mais souvenez-vous que les moines demandaient vraiment comme un don de Dieu le don
des larmes ; c’est ce moment où le cœur redevient liquide. Le pentos, c’est l’expérience du
cœur lorsqu’il se brise en voyant la beauté, c’est pour ça que c’est une expérience philoca-
lique. Et ça nous arrive pas toujours au moment où on l’attend quelque fois les larmes nous
montent aux yeux devant une grande beauté, devant cette beauté, cette grandeur. Ça nous
monte aux yeux quand on voit notre mesquinerie, notre petitesse ; la beauté nous fait
pleurer, mais il y a aussi notre misère, il y a différentes sortes de larmes mais ces larmes
dont nous parle Syméon, ce pentos sont les larmes devant la beauté : joie, joie, pleurs de
joie. Je découvre la grandeur, l’immensité, la beauté à laquelle je suis appelé, et quelques
fois à travers une petite chose, tout d’un coup c’est une fleur qui nous parle, c’est un ani-
mal, ça peut être à travers un être humain : il y a tellement de bonté dans cet être, d’où ça
lui vient ? cette douceur, cette patience ? Et là il y a quelque chose en nous qui fond,
comme devant la beauté d’un enfant quand on les regarde bien, quand on est attentif. Ce
sont parfois aussi des petits démons, il ne s’agit pas de se raconter des histoires, mais sou-
venez-vous de ces moments dans votre vie où ça s’est comme brisé, comme fêlé, pour lais-
ser la place à quelque chose de doux, de tendre, d’infini. «Apprenez de moi que Je Suis est
doux et humble de coeur.» Vous sentez bien que ce n’est pas du fantastique, ce n’est pas de
l’extraordinaire : on a touché la douceur et l’humilité du Christ et dans cette douceur et
cette humilité on voit la beauté. Jésus ne nous parle pas toujours d’amour et de vérité,
mais Il nous parle aussi de douceur et d’humilité. La douceur, c’est l’amour en acte, c’est
l’amour dans le concret, dans notre façon de vivre, de faire les choses plus doucement, plus
consciemment, de respirer plus doucement, plus amoureusement et dans l’humilité et
l’humilité c’est la vérité, c’est la conscience de tout cela.

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Le chemin qui nous conduit à cette vision de l’Être tel qu’il est, c’est la douceur et l’humilité
à travers le don des larmes. Je vous rappelle aussi, pour revenir en occident, que quelqu’un
comme Thomas d’Aquin lorsqu’il cherchait une vérité, un problème difficile de philosophie,
de métaphysique, il s’en allait dans la chapelle et de ce que nous disent les témoins, il pleu-
rait et que c’était à travers ses larmes que la connaissance lui venait. Il avait la conscience
de ses limites, de son impuissance, et d’avoir le pressentiment de la beauté de Dieu et de
ne pouvoir rien en dire, mais les larmes en disaient plus, c’est pour ça que Marie-Made-
leine est une grande théologienne. Le don des larmes dans la théologie des dons du Saint
Esprit chez les catholiques romains, c’est le don de science, de connaissance. Les larmes de
Marie-Madeleine ne sont pas seulement des larmes de repentir sur sa vie passée, mais
c’est des larmes devant la beauté de Celui qui est à côté d’elle, avec qui elle veut marcher,
elle veut vivre, qu’elle veut laisser vivre, aussi en lui et à travers elle quand il sera sur une
autre fréquence, dans un autre monde. Marie-Madeleine à la Sainte Baume, ses larmes,
c’est son collier de perles, c’est son élégance et c’est sa connaissance, parce que c’est à tra-
vers les larmes que l’on connaît des choses. Il y a des lieux de nous-mêmes qu’on ne
connaît pas tant que les larmes n’y ont pas pénétré, comme il y a des lieux de nous mêmes
qu’on ne connaît pas tant que l’amour n’y a pas pénétré, ou tant que la conscience n’y a
pas pénétré. C’est l’exercice de la méditation : ne vous étonnez pas qu’à un certain moment
effectivement nous sommes visités par cette qualité de conscience qui s’exprime à travers
des larmes, pas toujours des larmes extérieures, mais à l’intérieur, ça devient liquide, ça
coule.
Syméon dira, le don des larmes est le véritable baptême ; si tu n’a pas été baptisé dans tes
larmes, ton baptême ne vaut rien, et vous comprenez que ça va aussi lui créer des ennuis,
mais il ne fait que citer Jean Climaque, un autre Père du Désert qui dit : « Elle est plus
grande que le baptême lui même cette source des larmes qui jaillit après le baptême.» c. à
d. ces moments où l’on entre dans la conscience de l’être, c’est une qualité de conscience  ;
encore une fois, ce ne sont pas des larmes physiques, émotives. D’ailleurs vous pouvez le
vérifier, nos larmes de colère, de souffrance, de douleur nous font des gros yeux rouges,
mais ces larmes-là ne vous font pas du tout les yeux rouges, au contraire, ça les rend un
peu plus clairs, ça les lave, c’est la purification du cœur, le nettoyage de toutes les mé-
moires. C’est pour ça qu’à un certain moment, on peut dire, heureusement que j’ai pleuré,
et le drame, vous vous souvenez peut-être de cet écrit «L’enfant aux yeux de pierre.» un
enfant qui ne peut pas pleurer. Tant qu’on peut pleurer, il y a quelque chose qui se nettoie,
qui se lave, ce sont des larmes spirituelles. Là aussi, peut-être qu’il ne faut pas trop en par -
ler parce qu’on va se forcer à pleurer : il n’y a rien à faire, ça arrive quand on est avec un
cœur pur et qu’on contemple la beauté, la grandeur.
Il y aurait encore beaucoup de choses à citer de Syméon : ses œuvres complètes, ses caté-
chèses vous les trouvez dans la collection Sources Chrétiennes aux éditions du Cerf qui ont
été traduites par Basile Krivochéine et la Méthode d’oraison hésychaste que je vous ai évo-
qué ce matin, c’est un vieux livre avec le texte grec et le texte français traduit par Irénée
Haussherr qui montre comment cette tradition attribuée à Syméon appartient à ce grand
courant, à cette lignée de la prière du cœur.

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Méditation : Tout ce qui est dit là est une invitation à aller voir si Je Suis y est (rire), si la
présence de l’Être qui aime, qui vit et respire dans toutes nos cellules est une expérience
possible pour nous. Je vous propose pour terminer un temps de silence qui pourra se pro -
longer dans la nature. Ce peu de temps que nous avons à vivre ici ensemble est infiniment
précieux pour expérimenter, vraiment vérifier si tout cela est vrai, encore une fois dans la
solitude et dans le silence de la nature ou de votre cellule, dans l’église ou le lieu qui vous
convient.
Chacun selon son coeur et son désir, mais pendant que nous sommes ensemble, nous
sommes bien là sur nos chaises ou sur le sol. Être un peu plus ici, de tout notre poids, de
toute notre pesanteur et dans cette pesanteur accueillir la légèreté du souffle, la légèreté
de la lumière qui n’a pas de poids. Accueillir en nous cette lumière qui est encore encom-
brée de pensées, de mémoires mais toutes ces pensées, ces mémoires les laisser baigner
dans la lumière comme tous ces poissons qui nagent dans l’immensité de l’océan. Être cet
océan de conscience, cet espace qui contient tout et qui n’est contenu par rien, simple-
ment nous y ouvrir avec douceur et avec humilité ; laisser respirer la grande vie dans notre
souffle fragile et poser notre conscience dans la conscience infinie et notre cœur dans un
amour pour lequel nous n’avons pas de mot pour le dire. Demeurer, respirer en cette pré -
sence, pour note bien-être, le bien-être de tout et de tous.

Son de cloche

Notre méditation continue, chacun dans le lieu qui lui est propice, favorable, dans la na-
ture, là ou votre cœur vous mène et n’oubliez pas la brise du soir (rire) et l’on se retrouve
demain matin à 10 heures, belle soirée.

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Samedi matin

Bonjour. Puisque c’est la fête de Saint Augustin, j’ai pensé pour introduire notre méditation
à un texte où il parle justement de la philocalie, de l’amour de la beauté et il dit :
«Tard je t’ai aimée, beauté ancienne et si nouvelle, tard je t’ai aimée. Tu étais au-dedans de
moi, et moi j’étais dehors. Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi. Tu m’as appelé et tu
as vaincu ma surdité. Tu as montré ta lumière et ta clarté a chassé ma cécité. Tu as répandu
ton parfum, je t’ai respirée et je soupire après toi. Je t’ai goûtée, j’ai faim et soif de toi, tu
m’as touché et je brûle du désir de ta paix. Beauté ancienne et si nouvelle, maintenant il
est bon de t’aimer.»

Méditation : Donc maintenant chacun dans la posture qui nous est familière, bonne pour
nous, juste. Trouver au-dedans de nous-mêmes ce que nous cherchons souvent au-dehors,
très loin. Nous approcher de cet infiniment proche, cette pure lumière, cet espace silen-
cieux qui contient tous les bruits, tous les sons, tous les chants. Respirer doucement dans
cette lumière, invoquer, évoquer le nom de la présence à la source de toute conscience, de
toute vie, de toute beauté. Demeurer dans son amour, pour notre bien-être, le bien-être
de tout et de tous.

Son de cloche

Il n’est jamais trop tard pour contempler ce qu’il y a de bon, de vrai et de beau là, mainte-
nant. C’est ce qui est là, maintenant qu’il faut chercher d’abord et tout le reste comme le
dit l’Évangile vient par surcroît. Contempler ce qui est vrai, beau et bon, maintenant et le
reste suivra naturellement à moins qu’il y ait des obstacles, c’est ce que nous rappelle une
question de Jean-Pierre :

«Dans Ephésiens 6,12 Paul nous parle des forces du mal et j’ai du mal à croire que nous
sommes manipulés à notre insu, car qu’en serait-il de notre libre arbitre. Pouvez-vous com-
menter ce passage ?»

Réponse : Ce passage dit : « Ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que
nous avons à lutter mais contre les principautés, contre les puissances, contre les régisseurs
de ce monde de ténèbres, contre des esprits du mal qui habitent les espaces célestes. C’est
pour cela qu’il nous faut endosser l’armure de Dieu afin qu’aux jours mauvais vous puissiez
résister, et après avoir tout mis en œuvre, rester ferme. Vivez dans la prière et les supplica-
tions, priez en tout temps dans l’esprit.»
Ce passage de l’épître aux Éphésiens nous rappelle qu’effectivement il y a des obstacles à la
contemplation de cette beauté, de cette vérité, de cette bonté qui est à la source de tout ce
qui vit et respire. Vous savez que le mot obstacle, c’est la traduction du mot shatan en hé-
breux ; sheitan dans la tradition musulmane, c’est celui qui éloigne, qui nous éloigne de
l’Être, qui nous éloigne de la présence-même du vivant, qui fait de nous des exilés, des éloi-
gnés de la présence. Ce shatan aussi dans les traductions grecques on l’appelle le diabolos

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qui donnera le mot diable. Le diabolos à la différence du symbolos, le symbole qui unit dif-
férents niveaux de réalité ensemble, le diabolos divise, c’est le diviseur. Il s’agit bien de re-
marquer qu’il y a en nous et dans le monde des forces de division, d’exclusion qui nous em-
pêchent d’être en paix, en harmonie les uns avec les autres, en harmonie avec nous-
mêmes et en harmonie avec la source même de l’Être. Donc quelles sont ces forces néga-
tives et quoi en faire ? Je crois qu’il ne nous faut justement pas perdre notre liberté parce
que ces forces d’opposition sont des occasions de transformation. Transformer le plomb en
or, transformer les obstacles en étapes, en occasions de grandir, de grandir en amour juste-
ment.
Tout peut être occasion et ça serait intéressant de voir aussi que dans la vie du Christ, au
commencement il chasse les démons, comme si le mal était une force mauvaise à l’inté-
rieur de nous qu’il s’agissait d’exorciser, de faire sortir, et il y a des thérapies de type exor -
ciste pour faire sortir le mal, il faut le cracher comme on dit. Et puis au fur et à mesure que
Jésus avance sur son chemin, Il ne chasse plus les démons, je ne sais pas si vous avez re -
marqué cette progression, Il ne les chasse plus mais Il les prend sur Lui c. à d. que l’amour
est capable de prendre et de transformer le négatif. Encore faut-il entrer dans cette dimen-
sion de l’agapè, du pur amour, de cette puissance de transformation. Il y a peut-être des
étapes pour cela.
Il y a donc des puissances, des forces qui nous dépassent, toutes ces énergies à la fois col-
lectives, ancestrales et ce sont des forces qui nous manipulent, vous avez employé le mot
au niveau du mental, ce sont des pensées. Vous savez que les diabolos, les démons chez
Evagre le Pontique, les Pères du désert, les Pères de la philocalie que nous étudions, ces
démons sont appelés des logismoï c. à d. des pensées destructrices, par exemple la pensée
d’appropriation, d’avarice va détruire en nous la générosité. Il s’agirait de voir pourquoi on
est dans ce comportement, ou la vanité ou plus grave pour Evagre le Pontique, l’acédia, la
tristesse, le désespoir. Désespérer de Dieu, désespérer de la vie, c’est le démon le plus re -
doutable, c’est ce que Kierkegaard appellera la maladie de la mort.
Marguerite Duras aussi a écrit un beau livre «La maladie de la mort», c’est une pièce de
théâtre très intéressante : c’est un homme qui loue une femme pour qu’elle reste allongée
sur son lit, avec tout ce que ça suppose de dépendance, d’asservissement et à un moment,
cette femme lui dit vous souffrez de la maladie de la mort. Et l’autre lui demande ce que
c’est que la maladie de la mort et elle lui répond : vous êtes incapable d’aimer. C’est une
bonne théologienne Marguerite Duras! La maladie de la mort c’est que vous êtes incapable
d’aimer et c’est vrai : celui qui n’aime pas demeure dans la mort (Saint Jean). Celui qui aime
demeure en Dieu et Dieu demeure en lui, celui qui n’aime pas demeure dans la mort, c’est
assez radical. Et il dira aussi, nous nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie,
nous sommes ressuscités parce que nous aimons nos frères. Dieu, nul ne l’a jamais vu mais
si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous. Au niveau du discernement
c’est intéressant.
Mais quoi faire avec tous ces démons ? Bien sûr il y a un temps pour lutter, pour s’opposer,
pour discerner, et puis il y a peut-être aussi un temps pour transformer et la voie de la phi-
localie qui est aussi la voie de la croix c’est de transformer toute chose dans la puissance de
l’amour, mais nous souvenir que de la même façon que Saint Paul nous dit que ces puis-
sances nous débordent, sont plus fortes que nous, il faut avoir en nous aussi une force plus

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grande que nous mêmes pour combattre ces principautés, ces puissances, ces énergies né-
gatives. Ce n’est pas avec notre petite énergie qu’on peut combattre parce que vous sentez
bien on se sent quelques fois submergé, submergé par la haine, submergé par la peur, sub-
mergé par la tristesse, submergé par le désespoir, toutes ces forces qui à un certain mo-
ment nous envahissent et on se dit mais ce n’est pas moi ça, ce n’est pas moi qui souffre,
c’est quelque chose de pire que moi. Comme à d’autres moments on se sent soulevé, habi -
té par plus grand que soi, plus aimant que soi. Et de savoir qu’il y a à l’intérieur de nous-
mêmes, le corps humain est ce lieu de rencontre de toutes ces forces, de toutes ces éner -
gies. Paul dit bien, priez sans cesse c. à d. par la prière on se relie avec non seulement les
forces de lumière, mais avec la source des forces de lumière, avec le vivant, et on est ca-
pable à ce moment-là de transformer, de prendre sur nous quelques fois des négativités à
l’œuvre dans le monde. Et c’est une des fonctions de ces hommes et de ces femmes qu’on
ne voit pas, qui sont des ermites, qui sont cachés dans des monastères, dans leur grotte,
dont on n’entend jamais parler, mais qui sont un peu comme des paratonnerres, qui
prennent sur eux la foudre et c’est le rôle quelques fois de la méditation ; la méditation
c’est vrai, c’est la contemplation de la beauté, de la grandeur, il y a de l’espace, de la simpli -
cité, de la paix. Et à d’autres moments on se sent habité par des choses qui ne viennent pas
de nous, ni de notre petite enfance, qui habitent les profondeurs du cosmos, les profon-
deurs de la société. Il s’agit de ce que certains appellent la descente aux enfers, la descente
dans l’obscurité cachée qui manipule effectivement. Mais là, nous pouvons peut-être nous
souvenir qu’il y a plus grand que ces forces-là et que l’amour est plus fort que la mort, que
les puissances de mort, même si selon les apparences la croix semble être un échec. Mais
la croix ce n’est pas l’échec, c’est le lieu de passage, c’est le lieu de transformation de
l’échec ; c’est l’un des beaux messages du christianisme : qu’est-ce qu’on fait de l’échec ?
Ce qui est intéressant par exemple dans l’orthodoxie, les personnes qui sont divorcées, qui
ont vécu un échec au niveau de leur mariage, au niveau de leur union, sont accueillis à la
communion. Et je crois que c’est bien un écho de l’Évangile c. à d. que l’échec d’un amour
n’est pas l’échec de l’amour. L’échec d’une relation, c’est une douleur, c’est une souffrance,
et il ne s’agit pas de s’enfermer dans cette douleur, dans la culpabilité, c’est l’enfer. Il s’agit
de transformer cet échec, et en faire quelque chose d’autre et de voir que l’amour est en-
core possible, que la communion avec Dieu est encore possible. C’est tout le sens du par-
don.
Donc qu’est-ce que nous faisons de toutes ces forces qui à certains moments nous sub-
mergent ? que faisons-nous de ces puissances qui nous conduisent quelques fois à l’échec,
à la souffrance, à toutes ces maladies de la mort, à ce dégoût de Dieu : on ne veut plus en-
tendre parler d’amour, tout ça c’est du baratin, vous parlez de lumière… vous sentez bien à
un certain moment, tous ces obstacles qui viennent en nous… tout ça n’est pas pour nous,
ce sont des histoires, comment faire face à cela?
Pour revenir à votre question, il faut nous souvenir que l’être humain est un miroir libre
c. à d. que l’on reflète ce vers quoi on se tourne. Et dans ces moments d’obscurité, c’est le
moment ou jamais de se tourner vers la lumière. Pero es de noche, c’est de nuit comme le
dit Saint Jean de La Croix, je la connais cette lumière, mais c’est au cœur même de la nuit
que je la connais. Il s’agit de tourner le miroir de la conscience, le miroir du cœur, le miroir
de notre sensibilité vers le beau, vers le bien, vers le vrai et c’est comme ça que l’on devient

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ce que l’on aime, on devient ce que l’on regarde. Et ce n’est pas facile quand on est sub-
mergé, harcelé d’informations négatives, destructrices, désespérantes, de nous tourner
vers ce qu’il reste de beauté, de lumière, de vérité en nous et ce qu’il reste c’est de l’éter-
nel, c’est la vérité, c’est ce que l’on peut pas nous enlever, c’est ce que la mort ne peut pas
nous enlever. D’où l’importance de se tourner vers là ; comme le dit Paul, face à toutes ces
adversités, c’est une autre façon de parler du shatan, du diabolos, c’est l’adversaire et on
grandit à travers l’adversité, à travers les obstacles, c’est ce qui nous fait grandir. Il y a aussi
une autre façon de l’appeler que je trouve intéressante dans le livre de l’Apocalypse, c’est
l’accusateur de nos frères et le signe qu’on est libéré du démon, des forces mauvaises, c’est
que l’on n’accuse plus les autres (rire) c’est bon de s’en souvenir, quand en nous il n’y a plus
de jugement négatif. Ce qui ne veut absolument pas dire que l’on n’est pas lucide et que
devant un pervers il faut prendre la fuite, il faut prendre du recul, là on est bien d’accord,
mais on ne juge plus, l’autre a le droit d’être ce qu’il est, il a son chemin à parcourir. Ne ju -
gez pas pour n’être pas jugé, c’est ce que dit Jésus, et du jugement dont vous jugez, vous
serez vous-mêmes jugé. Parce que nos jugements sont des projections de nous-mêmes, ne
pas juger : il est mort l’accusateur de nos frères, (inspiration) sentez quelle paix (rire) tout
d’un coup ! Quand vous arrêtez de juger les autres, de nous juger nous-mêmes, de nous ac-
cuser nous-mêmes. Saint Paul dira, je ne m’accuse pas moi-même, je ne me juge pas moi-
même ; est-ce que je me connais ? est-ce que je me connais dans la profondeur, est-ce que
je connais l’inconnu que je suis ? je ne m’accuse pas, je ne me juge pas moi-même.
La prière, la méditation, l’orientation du cœur, se tourner vers, comme le logos est tourné
vers le théos, comme la conscience est tournée vers la source de la conscience : là, peut-
être que nous allons transformer tous ces obstacles en lumière. Je dirais que c’est le travail
de toute une vie, et on n’en a jamais fini d’apprendre à aimer, à aimer ce qui est là,
agréable ou désagréable, c’est une occasion, un kairos, c’est l’occasion de notre métamor-
phosis c. à d. de notre transfiguration, de notre résurrection.
Et chez nos Pères Neptiques, on retrouve ce refrain chez tous et particulièrement chez Gré-
goire Palamas, ce grand moine du Mont Athos au 14ème siècle (1296-1359) pour le repla-
cer dans l’histoire, qui à la suite de ceux qui l’on précédé, va répéter cet adage d’Athanase
d’Alexandrie qui disait que Dieu s’est fait homme pour que l’être humain devienne Dieu.
Le pneuma se fait sarkophore, porteur de la chair - encore une fois la chair, c’est le corps,
l’âme et l’esprit, c’est notre humanité - pour que la chair devienne pneumatophore, pour
que la chair devienne le temple de l’esprit, qu’elle porte l’esprit.
On pourrait traduire de différentes façons :
. la conscience prend corps pour que le corps prenne conscience ;
. la lumière se fait matière pour que la matière retourne à la lumière. Vous savez, c’est de la
physique : la matière est la vitesse la plus lente, la plus dense de la lumière ; mais la ma-
tière elle-même est lumière et doit retourner à la lumière ;
. l’infini se fait fini, entre dans la finitude, dans la forme pour que la finitude retourne à l’in-
fini
. le sans forme entre dans la forme pour que la forme découvre le sans forme.
Vous sentez bien, on est en train de faire le tour de beaucoup de traditions qui disent, re-
disent la même chose, qui essayent de dire avec des mots une même expérience.

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Si je regarde la matière que je suis en ce moment, nous sommes tous des corps, de la ma-
tière, mais si je regarde à l’intérieur de cette matière, la matière c’est de l’énergie. Et qu’est-
ce que c’est que l’énergie, c’est de l’information ; et qu’est-ce que c’est que l’information,
c’est de la conscience ; et qu’est-ce que c’est que la conscience ? (rire) c’est du silence. Vous
sentez bien là, on remonte et les physiciens diront qu’au commencement il y a le silence,
l’inconnu, de cet inconnu naît la conscience, de la conscience, du champ zéro, il y a les
ondes, les particules qui par leur interaction, leur densification deviennent des atomes, les
atomes des molécules, les molécules des cellules, pour arriver jusqu’à ces organes qui nous
constituent. Donc la conscience prend corps, c’est en ce moment que ça se passe, c’est en
ce moment qu’en entrant dans notre corps, nos organes, dans nos cellules, dans nos molé-
cules, dans nos atomes, on peut remonter dans nos particules, nos ondes, on peut remon-
ter (rire) jusqu’à ce champ zéro, cette pure conscience et au-delà de cette pure conscience,
cet infini silence d’où vient toute chose et où retourne toute chose.
C’est un exercice de méditation et à chaque moment de méditation, vous l’avez senti, il y a
quelques instants on a médité une vingtaine de minutes, sur cette vingtaine de minutes, il y
avait peut-être 30 secondes de méditation (rire) 30 secondes de non-temps, donc ça ne se
mesure pas mais il y a peut-être eu un moment de silence, un petit moment de silence.
Pour certains d’entre nous qui ont une pratique déjà avancée vont assez vite dans ce mo-
ment de silence, mais pour la plupart d’entre nous il y a eu un petit moment de silence et
pendant tout le reste du temps, le silence était occupé par nos pensées, par notre mental,
par des champs d’oiseaux : on a entendu la tourterelle et on a entendu le bruit des avions,
mais le silence était toujours là, mais entendre le silence, vous sentez bien quelle qualité
d’écoute ça demande.
Donc Grégoire Palamas, à la suite de tous ces Anciens rappellera que le but de la vie hu-
maine, c’est de devenir un avec l’Être qui nous fait être, avec l’infini d’où nous venons et
où nous retournons et que cela, comme le disait Syméon le Nouveau Théologien, ça se
passe maintenant : l’infini, il est là, nous sommes dedans ; on ne peut pas en sortir, on ne
peut pas y entrer, on est dedans, mais il s’agit d’en prendre conscience. Et prendre
conscience qu’aucune force, aucune énergie négative, destructrice, ne peut remplir le ciel ;
il peut y avoir des nuages, des orages, mais le ciel est infini et contient tout cela. Et en nous
il y a des orages, des tempêtes, des nuages et peut-être qu’il y a peu de jours où l’on a vu le
jour ! qu’il y a peu de jours de clarté, de beauté, mais elle est là cette beauté, cette pré -
sence, cet infini. Donc comment de nouveau entrer dans ce chemin ?

On va se laisser accompagner par Grégoire Palamas : quelques mots sur sa biographie : il


est né à Constantinople en 1296, ses parents étaient des nobles d’Asie Mineure qui en rai-
son de l’invasion des Turcs on dû se réfugier à Constantinople qui à cette époque était ce
qui restait de l’empire byzantin. Son père Constantin Palamas était proche de l’empereur
Andronic II le Paléologue. De petites histoires sont intéressantes pour entrer dans la men-
talité de l’époque : son père faisait partie du sénat et participait au conseil avec l’empereur
et un jour l’empereur voit Constantin à ses côté et s’apprête à lui demander un conseil,
mais Constantin, nous dit le texte, était absorbé dans la prière pure (rire). Je ne sais pas si
vous imaginez au Sénat (rire) un sénateur ou un ministre absorbé dans la prière pure ! ...on
serait dans un autre type de gouvernement, c’est clair, mais tout ça pour nous dire qu’on

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est à une époque où la religion et l’état, l’empereur et le patriarche cheminaient ensemble
et que ça ne choquait pas de voir quelqu’un en train de prier dans une assemblée de type
politique. On n’était pas dans cette dichotomie sur laquelle on insiste beaucoup aujour-
d’hui entre la laïcité et la religion, la science et la religion, la philosophie et la religion. Il ne
s’agit pas d’opposer mais de voir que toutes les choses sont complémentaires et apportent
des lumières différentes : à côté de la lumière de la raison, c’est important de consulter la
lumière de l’intuition ; à côté de la lumière de l’analyse ou de la sensibilité, il est important
de consulter la lumière de la contemplation. Et ces lumières ne s’opposent pas et c’est un
des éléments que Grégoire Palamas va chercher à défendre contre un certain nombre d’ad-
versaires qui disent que la vie spirituelle, c’est se séparer du corps, de la matière, que ce
qui est spirituel s’oppose à la dimension charnelle.
Ce que dira Saint Paul, c’est qu’il y a une différence de niveau, mais il y a une ouverture
possible de la chair à l’esprit, pour que cette chair soit le réceptacle de l’esprit lui-même,
pour que l’être humain soit le lieu où l’amour habite, où Dieu habite, où la vérité s’incarne.
Ça va être le combat de toute sa vie.
Pour le moment nous sommes à Constantinople et ce saint homme que devait être son
père, en tout cas ce grand priant et homme politique, va mourir peu de temps après la
naissance de Grégoire. C’est donc un orphelin, et chez les mystiques on retrouve beaucoup
d’orphelins, comme si la vie avait créé en eux un manque qui ne peut être comblé, pas par
un autre père que le père qui leur aura manqué, mais par quelque chose d’infini. Le
manque les prépare, comme une béance ouverte à l’infini et je pense à ce que disait Saint
Augustin, c’est sa fête aujourd’hui :
«Tu nous as créés pour Toi, Seigneur oh Dieu, Toi l’infini et notre cœur est sans repos avant
qu’il ne se repose en Toi.»
Il y a en nous un désir infini qu’aucune chose finie ne peut combler, que l’infini seul peut
combler, et le jour où l’on sait ça (inspiration) c’est une grande délivrance. Parce que la plu-
part du temps, on demande l’infini à des êtres finis : on demande à cette femme d’être l’in-
fini amour qui m’a peut-être manqué dans ma petite enfance ; on on demande à cet
homme d’être l’infini amour qui m’a peut-être manqué. Mais c’est trop pour un homme,
c’est trop pour une femme, un homme ou une femme ne sont pas l’infini et quelques fois
nous demandent l’infini c. à d. qu’ils projette sur nous le soi, l’infini, et c’est important en
tant que mère, en tant que père de leur dire qu’on n’est pas tout ! (rire) qu’on est terrible-
ment faillible et qu’il y a des jours où l’on ne sait plus aimer, on perd patience et tout ça et
que l’image que l’on donne de l’infini amour est une piètre image, mais que Dieu seul peut
nous combler.
Les psychanalystes comme Lacan ont aussi compris ça, qu’il y avait en nous un désir qui ne
cherche pas d’objet, c’est intéressant parce que notre désir est toujours un désir de
quelque chose, de quelqu’un, d’un état de conscience particulier, mais dans la vie spiri-
tuelle aussi on peut être aussi dans ce désir d’objet : on peut être à la recherche d’une sen-
sation, d’une extase, d’une vision. Et il y a des marchands qui peuvent nous proposer un
certain nombre d’extases, de visions en jouant avec les phosphènes de notre cerveau : il
faut se souvenir que les mantras agissent, sont très puissants. Et on va découvrir que ces
petites extases, ces moments de bonheur, de plaisir spirituel, ce n’est pas l’infini, ce n’est

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pas l’absolu et quand on sait ça, on arrête d’idolâtrer certains états de conscience, on ar-
rête d’idolâtrer certaines personnes, on arrête d’idolâtrer certaines formes de pensée.
Il n’y a que l’infini qui soit infini, il n’y a que l’absolu qui soit absolu, et l’on revient à notre
question d’hier : n’appelez personne père, n’appelez personne maître. Et quand vous avez
un père, quand vous avez un maître, rendez grâce, mais n’en faîtes pas un absolu, mais un
chemin vers cet absolu, parce que c’est un témoin, une manifestation de cet absolu.
Donc Grégoire Palamas va être éduqué dans cet esprit très tôt et après avoir fait des
études de philosophie, de science, il découvre la philocalie c. à d. c’est bon de savoir com -
ment fonctionnent les choses, le corps humain, les sociétés, ce qui est l’objet des sciences  ;
c’est bon de réfléchir sur ce que les sciences découvrent c. à d. la philosophie qui pose des
questions. Donc on passe de l’observation scientifique au questionnement philosophique
et ça aussi, c’est bon de savoir que l’univers existe, comment ça fonctionne les planètes et
tout ça, mais pourquoi ça fonctionne ? Quel est le sens de cet univers, quel est le sens de
cette vie dans laquelle nous sommes, dont nous pouvons analyser la biologie, le fonction-
nement du cerveau, mais pourquoi est-ce que nous avons un cerveau ? pourquoi la
conscience ? pourquoi la liberté ? pourquoi ces choix que nous pouvons faire et est-ce que
nous choisissons vraiment ? Toutes ces questions essentielles de la philosophie.
Donc Grégoire est passé par ces différentes étapes avant de découvrir ce qu’on appelle la
philocalie qui est non seulement l’observation, la question, mais c’est la célébration. Il ne
s’agit pas seulement d’observer les choses, de les questionner mais il s’agit de les remer-
cier, de les célébrer et c’est en les remerciant qu’on les comprend. Il y a certaines situa-
tions, certains évènements, on ne les comprend pas tant qu’on ne les a pas remerciés, c. à
d. tant qu’on ne les a pas bénis, tant qu’on n’a pas dit une bonne parole là-dessus.
Bénissez, ne maudissez pas, n’ayez pas de mauvais dire, ne dites pas du mal, on rejoint ne
jugez pas mais bénissez, bene dicere, dites du bien sur cette réalité et dire du bien ne veut
pas dire que vous êtes naïf ou stupide mais ne rajoutez pas du mal au mal, de la souffrance
à la souffrance. Et regardez les choses avec cette qualité de bonté qui vous fait prendre des
distances ou qui vous garde au-delà de ces distances dans la communion.
Donc la philocalie, la célébration. Et le son de la cloche (qui sonne 11 heures), me fait pen-
ser à ce que me disait Soljenitsyne il y a bien longtemps maintenant, quand il était aux
États Unis. Il disait que le régime soviétique avait supprimé les cloches ; le soir les paysans
quand ils rentraient du travail, en entendant le son des cloches, fatigués, courbés, se re-
dressaient, faisaient le signe de la croix, se tenaient debout et regardaient le ciel en écou-
tant la cloche qui était comme un rappel à se remettre debout. Il disait, et ce sont des ob-
servations, que le jour où il n’y a plus eu de cloches, les paysans rentraient fatigués et au
lieu de se lever vers le ciel ils mettaient leur nez dans la vodka et se roulaient par terre par
la suite, ce qui a été un des drames du peuple russe avec de la mauvaise vodka.
Ce sont des images mais qui nous rappellent que justement pour l’être humain, la prière
c’est la cloche intérieure, c’est le rappel intérieur. L’invocation du nom c’est un son de
cloche, Seigneur Jésus, cet appel qui nous redresse au moment où l’on n’en peut plus, où
l’on est vraiment fatigué et où l’on a peut-être tendance à se fuir soi-même, à fuir la vie
dans toutes sortes d’alcools ou de drogues, ou de travail, chacun sa drogue ! chacun a sa fa-
çon de se fuir lui-même, de ne pas se regarder en face.

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Grégoire va découvrir la philocalie, cette façon de dire oui à la vie, de la remercier et de la
célébrer ; c’est ce qui va le diriger vers le Mont Athos où la mission de l’être humain semble
lui offrir les meilleures conditions pour qu’elle puisse s’accomplir, parce que le but de l’être
humain, c’est la louange. Vous le savez bien, il a fallu tout un temps à l’être humain pour se
mettre debout, se redresser, mais être debout ce n’est pas la fin : une fois qu’on est de-
bout, il faut encore lever les mains, c’est le geste de l’orant, c’est le geste de la louange.
L’être humain devient vraiment humain par la louange, par la célébration gratuite ; il de-
vient le célébrant de l’Être. C’est pour ça que c’est important ces moments d’amour gratuit
où vous méditez pour rien, oui, être heureux pour rien, sans cause.
Et là on touche le mystère de l’être humain lorsqu’il sait, lorsqu’il prend conscience qu’il est
fait pour vivre de philocalie, et que la science, la philosophie peuvent le préparer à cela.
Grégoire va au Mont Athos vers 1316 être le disciple d’un moine hésychaste qui s’appelle
Nicodème et qui pratique l’hésychia c. à d. que ce qui l’intéresse c’est le calme. Hésychia
est difficile à traduire, c’est la quies, c’est la quiétude, parce que Dieu est cette quiétude à
l’intérieur de nous mêmes, cet espace de calme et de silence, qu’on peut apprendre
quelques fois dans les livres, au contact des saints, mais aussi au contact des arbres. C’est
pour ça qu’il ne faut pas vous priver d’aller consulter (rire) quelque pin, sapin ou chêne.
Le calme des arbres qui croissent vers la lumière ; il s’agit de croire comme l’herbe croît ou
comme l’arbre croît, silencieusement. L’arbre c’est un mouvement et c’est un repos : il est
immobile mais il ne cesse de croître, de grandir vers la lumière.
Le moine hésychaste est dans le silence, dans le repos et il ne cesse de s’ouvrir, de grandir
vers la lumière : hésychia, c’est vraiment le but que recherchent les Anciens ; on le traduit
quelques fois par apathéia, mais ce mot en français est traduit par apathie (rire) mais ce
n’est pas tout à fait ça. Ce n’est surtout pas l’apathie ou l’indifférence. L’apathéia est un
état non pathologique, non énervé, non excité de l’être, c’est la vie telle qu’elle est qui s’ex -
prime en nous et à travers nous.
Autant de mots pour essayer de dire un état de conscience, un état de présence infiniment
simple et paisible qui est notre vraie nature lorsqu’elle est à l’image et à la ressemblance de
Dieu. Quand on dit que l’être humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est
qu’il est justement ce calme, ce silence, la présence même du vivant en lui, et c’est notre
vraie nature qu’il s’agit de retrouver. Et ce qu’on appelle la conversion - ce que dit Saint
Jean Damascène - c’est le retour de ce qui est contraire à notre nature vers ce qui lui est
propre.
Il y a la perversion de notre nature, la perversion de la beauté, la perversion de l’amour, ce
qui est grave, de se servir de ce qui est une puissance de don pour en faire une puissance
d’appropriation, de possession, de domination et de consommation. Nous sommes plus ou
moins pervertis et ces êtres pervertis sont appelés à être convertis : la perversion ou la
conversion. Et la conversion, c’est retourner à notre véritable nature, retourner vers la
source de la lumière et de l’Être.
Des exercices vont être donnés à vivre à Grégoire et il va même approfondir cela et devenir
ermite c. à d. eremos, seul, totalement seul et découvrir que plus on est seul, plus on est
proche de tous les êtres, de tout l’univers. Vous vous rappelez de l’image du cercle avec
différents rayons : on peut rester à la surface, à la périphérie et avoir des relations avec les
autres rayons qui nous environnent ou on peut aller au bout de son rayon vers le centre et

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au centre on touche tous les autres rayons. Ce n’est pas une solitude qui fuit le monde, qui
rejette le monde, mais c’est une solitude qui va au cœur du monde, et c’est là qu’on va agir.
L’action de ces personnes qui semblent ne rien faire pour la société, ils sont au cœur du
monde et ils agissent avec la force de l’acte pur, l’acte qui fait tourner la terre, le cœur hu-
main et les autres étoiles. Ils sont au cœur-même du réel et c’est à partir de là qu’ils
agissent. Il va donc faire cette expérience de la solitude, mais on va venir le chercher pour
être higoumène, supérieur du monastère d’Esphigmenou. Vous n’avez peut-être pas eu la
chance d’aller au Mont Athos, mais ce sont des monastères qui existent toujours et on y re-
trouve un peu l’ambiance de tous ceux qui nous ont précédé dans ces lieux et on prend
conscience de ce que c’est qu’une lignée, une appartenance. C’est comme quand on va au
Tibet, au Potala ou d’autres grands monastères, on découvre toutes ces lignées de contem-
platifs qui nous ont précédé.
Grégoire va être tiré de son hésychia, de sa tranquillité, de sa communion avec ses frères
par une polémique qui secoue l’Église de Constantinople avec Barlaam le Calabrais. C’est
un Italien, devenu orthodoxe car à cette époque déjà, malheureusement l’église d’orient et
l’église d’occident sont séparées depuis 1054 – vous vous souvenez, Syméon le Nouveau
Théologien est avant la séparation et Grégoire est après – c’est pour cela qu’on va entrer
dans certaines polémiques au niveau des dogmes et plus particulièrement autour de la
procession du Saint Esprit. Et Grégoire va être interrogé la-dessus et rappeler que effective-
ment le Saint Esprit procède du Père seul, le Père est la source, le silence d’où procèdent
les énergies manifestées. Pour employer des images, on pourrait dire qu’il y a le silence, le
son et le souffle : du silence émerge un son, de la conscience émerge du silence et ce son
est porté par le souffle. On dira c’est le logos et le pneuma, le verbe et l’esprit ; on va em-
ployer des mots, des symboles pour essayer d’exprimer cet inexprimable. Et Grégoire rap-
pellera à quel point l’essence de Dieu est irreprésentable et inaccessible : tout ce qu’on dit
sur le silence, c’est du bruit ! Donc c’est le contraire du silence ; on ne peut pas en parler du
silence, on ne peut que l’être, y devenir, y participer et on le connaît lorsque justement se
taisent toutes les pensées, toutes les parole, mais on peut reconnaître que de ce silence
naît la vie, naît la conscience, naissent le souffle et le son. Grégoire insistera pour dire que
la source du Fils comme de l’Esprit est unique, c’est ce qu’on appelle dans le langage chré -
tien le Père, l’origine, la source de l’être.
Vous me direz mais qu’est-ce que ça a à faire dans le quotidien ? Mais c’est le rappel que le
Christ est d’avantage l’incarnation, la forme et par conséquent on pourrait dire que l’Église
est l’incarnation continuée et à ce moment-là l’institution va devenir importante. Grégoire
Palamas rappellera que l’Église est aussi la pentecôte continuée c. à d. que c’est l’Esprit
continué et donc l’action de l’Esprit ne passe pas obligatoirement par l’institution, par la
forme de l’incarnation. L’Esprit est à l’œuvre aussi dans d’autres formes d’incarnation ; l’im-
portance de l’Esprit considérée, bien sûr que l’Esprit conduit au Fils comme le Fils conduit à
l’Esprit, il y a tout ce mouvement, mais il n’ y a pas de dépendance.
Donc Grégoire rappellera cette liberté de l’Esprit Saint qui souffle comme le dit Jésus
comme le vent, on ne sait ni d’où il vient ni d’où il va. Il vient de l’infini et retourne à l’infini,
il passe par la forme, il passe par l’incarnation mais il ne dépend pas, c’est la matière qui
dépend de la lumière, ce n’est pas la lumière qui dépend de la matière, là on retourne dans
l’observation.

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Grégoire va contempler en Dieu, ce qu’il appelle Dieu, la Claire Lumière, son essence invi-
sible, imparticipable et son énergie participable ; ça va être le grand thème qu’il va déve-
lopper et on essaiera d’en voir les conséquences car ça a des conséquences au niveau éco-
logique et sur notre façon de considérer le corps humain. Le cosmos est habité par des
énergies divines, car le cosmos est le corps de Dieu, c’est une manifestation de Dieu, pas
simplement une image, un symbole, mais pour que les choses existent il faut que l’Être soit
au cœur de tout ce qui existe. L’information qui en ce moment tient ensemble nos atomes
nos cellules, nos molécules, nos particules, cette information est là, autrement nous ne se-
rions pas là dans notre corps. C’est au cœur même de la matière, au cœur même du corps
qu’il s’agit de découvrir la Présence.
Le témoignage que Grégoire va donner est celui des Saints hésychastes, cette pratique qui
est celle du Mont Athos, mais qui est aussi celle des Pères Anciens puisque Barlaam Le Ca-
labrais, un grand philosophe très estimé à Constantinople se moque de ces moines, de ces
moniales qui pensent que le Saint Esprit peut venir par leur pratique, à travers cette atten-
tion au souffle, cette façon de diriger leur esprit dans le cœur… toutes ces postures ou atti-
tudes corporelles, parce que pour lui le philosophe Dieu est totalement incorporel, totale-
ment ineffable au-delà de tout et on ne peut pas le connaître. Et Grégoire est d’accord là-
dessus, qu’effectivement tous les deux citent un auteur que vous connaissez bien qui est
Denys l’Aréopagite ou Denys le Théologien, ce moine du 6ème siècle dont on ne connaît
pas bien l’identité mais qui est à l’origine de cette théologie dite apophatique ou plutôt qui
l’a développée à la suite de Grégoire de Nysse, Jean Chrisostome et des autres.
Cette théologie apophatique dira que Dieu on ne sait pas qui Il est, on ne sait pas ce qu’Il
est, on ne Le connaît que négativement : quand on dit que Dieu est infini, on dit qu’Il n’est
pas fini, nous on ne connaît que ce qui est fini ; quand on dit qu’Il est éternel, on dit qu’Il
n’est pas dans le temps et nous, nous ne connaissons que ce qui est temporel ; quand on
dit qu’Il est inconnaissable, on ne peut connaître que du connaissable. Tous ces mots que
l’on redit dans cette liturgie de Saint Jean Chrisostome, ineffable, invisible, nous ne connais-
sons que du visible, nos yeux ne peuvent voir que du visible, l’invisible ne se voit pas.
L’espace invisible devant nos yeux, c’est la première chose que l’on voit en ouvrant les
yeux ; la première chose que l’on voit en ouvrant les yeux, c’est Dieu, il suffit d’ouvrir les
yeux pour voir Dieu ! Pour voir l’invisible dans lequel toutes les choses visibles appa-
raissent, c’est pour ça qu’on peut parler d’une évidence de l’invisible. On ouvre les yeux et
l’invisible, qu’est-ce que vous voulez ? est là devant nos yeux, et il contient toutes choses
qui elles sont visibles.
Donc il y a ce rappel de la théologie apophatique qui est vraiment important dans la tradi-
tion orthodoxe, que Dieu c’est l’inconnu, c’est l’inconnaissable, c’est l’innommable comme
le disait Grégoire de Nazyance : Tu as tous les noms et aucun nom ne peut Te nommer.
Vous pouvez donner à Dieu tous les noms que vous voulez, la beauté, la vérité, tout ça ce
sont des manifestations de Dieu ; le tétragramme sacré, c’est encore trop Yod Eh Vav he,
c’est imprononçable - Ya Hou, Ya Hou- c’est déjà un écho du nom sacré dans notre souffle,
qui fait qu’on croie en Dieu ou qu’on n’y croie pas, on respire ! Le nom le plus sacré se res-
pire : Ya Hou, le nom révélé à Moïse, la Présence qu’on essaie de traduire avec les 4 lettres,
ce n’est pas Yahvé, ce n’est pas Ya Hou, c’est la présence même de l’Être.

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Donc Barlaam tout comme Grégoire insiste sur ce caractère ineffable, irreprésentable et
que le mot Dieu est un mot humain et Maître Eckhardt dira qu’il y a un abîme entre Dieu et
la Déité, bon, ben, déité c’est encore un autre mot et il est pris au piège (rire) ! Pour es-
sayer de dire qu’on ne peut pas le dire justement ; dès qu’on parle de Dieu, on est dans la
création : Dieu ce n’est pas l’absolu, c’est la manifestation créatrice de l’absolu, c’est la
conscience créatrice, mais avant la conscience créatrice il y a la pure conscience et là c’est
l’ineffable. C’est ce que nous rappelle cette grande théologie des premiers siècles, qui est
toujours vivante dans l’orthodoxie.
Mais Barlaam en tire une conséquence, c’est qu’on ne peut pas connaître Dieu : notre Père
qui êtes aux cieux, restez-y ! (rires) c’est ce que disait Prévert. Donc la transcendance est
transcendante et nous on est sur terre, on s’occupe de nos affaires, de notre politique, de
la gestion de l’humanité, tout ça, c’est notre affaire ; mais Dieu est Dieu et Il est au-delà,
complètement transcendant. Et pour Grégoire, ce qui va être sa pratique et qui va être re-
connue comme l’expérience chrétienne, Dieu est totalement transcendant, mais Il est aussi
totalement immanent c. à d. Il est au-dedans de nous et il y a une réelle expérience de
Dieu. C’est ce que conteste Barlaam en disant, de Dieu ce qu’on peut connaître c’est la
création, ce sont ses œuvres mais Il n’est pas présent dans ses œuvres.
Les images qui sont employées, c’est comme le tableau d’un artiste : l’artiste n’est pas réel-
lement présent dans le tableau ; le tableau c’est de la couleur, des pigments. L’artiste est
présent d’une façon idéale, on peut communier à sa pensée, à sa création à travers son
œuvre, mais lui-même quand on embrasse le tableau, ce n’est pas sa bouche qu’on ren-
contre. Bon ce sont des images grossières, mais ce n’est pas parce que vous avez le tableau
entre vos bras que l’artiste est entre vos bras, vous avez son tableau et c’est ce que dit Bar -
laam, vous avez l’univers, c’est l’œuvre de Dieu, c’est les œuvres de l’inconnu créateur, mais
Lui n’est pas présent dans l’univers. De la même façon dans un être humain, là aussi, c’est
une image de Dieu, c’est une représentation de Dieu mais Dieu n’est pas présent dans cette
femme, dans cet homme, dans ce corps, il n’est pas présent. Ça va donc être la polémique
avec Grégoire parce que Barlaam accuse les moines d’imaginer que Dieu est présent dans
notre souffle, que Dieu est présent dans leur cœur, que Dieu est présent dans la fleur qu’ils
rencontrent sur le bord du chemin, dans la nature dont ils prennent soin, que Dieu est pré -
sent dans leur frère. Tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu, c’est des phrases, des apoph-
tegmes des Pères du Désert, cette conscience de la présence de l’Être, tu as vu ton Dieu,
que Dieu est présent, ce n’est pas pour ça qu’il faut en faire une idole, mais Il est réelle-
ment présent. «Tout ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous
le faites» c’est à Je Suis que vous le faites, vous sentez bien la différence ? Je pense à Mère
Thérésa qui disait : oui cet homme mourant, c’est vraiment le Christ et que dans cette hu-
manité abîmée, déchirée, je vois l’amour abîmé, déchiré, blessé et que c’est de cette réali-
té-là dont je prends soin, dans le corps de cet être réel avec ce visage particulier. Parce que
la présence de Dieu n’efface pas le visage particulier de l’autre.
Grégoire va essayer de faire comprendre cela aux théologiens. Je crois que tout être qui
aime vraiment le sait déjà : quand on aime quelque chose, quelqu’un jusqu’au fond, il y a
cette dimension de mystère qui nous échappe. Qu’est-ce que j’aime quand je dis que je
t’aime ? Qu’est-ce qui aime en moi quand je dis que j’aime ? Vous sentez bien que si on
creuse cette question, ça nous conduit vers des abîmes, ça nous conduit vers la présence

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de Dieu dans la matière, la présence de Dieu dans le corps, la présence de Dieu dans la na-
ture et pas simplement une image, une représentation, mais une présence réelle et ça
change notre comportement. Si on était conscient que Dieu est présent dans la nature, on
la traiterai autrement évidemment ! si on était conscient que Dieu est présent dans cette
personne qui souffre, on traiterait cette homme ou cette femme différemment.
C’est pour ça que le mot athéisme, a-théos, littéralement veut dire sans vision ; l’athéisme
pour les Anciens, c’est une maladie des yeux, une maladie grave c. à d. on n’a plus la vision
de la présence de l’Être dans les êtres : on ne voit plus la présence de Dieu dans un être hu-
main, on ne voit plus qu’une chose, un objet à manipuler, à consommer et à ce moment-là
on peut comprendre qu’on peut l’emmener au four crématoire ou le maltraiter ou l’ignorer.
C’est donc un manque de regard, c’est pour ça que l’athéisme est une maladie grave, qui a
des conséquences graves : on ne voit plus la présence de Dieu dans la nature, on fait de la
nature un objet à consommer, à manipuler car elle n’a pas de réalité, de réalité de pré-
sence. On ne se rend pas compte qu’en massacrant la nature, c’est la présence même du
réel, de l’infini réel qui se donne à travers celle qu’on est en train de massacrer.
Mais comment sortir de cette maladie des yeux, comment redevenir voyant ? Et la philoca-
lie c’est ce qui nous redonne ce regard, qui voit, qui reconnaît qu’il y a de la beauté dans les
êtres, quelque soit cet être, le plus défiguré, il a toujours une étincelle de lumière en lui et
à ce niveau-là demande notre infini respect. Bon, vous le sentez bien, on est tous plus ou
moins athée, on a les yeux abîmés, on est myope, on ne voit plus la réalité dans sa profon -
deur.
Grégoire Palamas va s’opposer à Barlaam qui se moque de ces pauvres moines qui pré-
tendent voir Dieu dans les réalités physiques et matérielles alors que Dieu est impensable,
irreprésentable, totalement transcendant : ce sont des naïfs ou des personnes qui
manquent d’instruction, qui n’ont pas fait de théologie… etc, qui ne savent pas que Dieu
est au-delà de tout cela. Et Grégoire va insister, ces hommes, ces femmes qui prient et
voient Dieu en tout être ne sont pas des imbéciles, mais ils ont conscience que Dieu est à la
fois essence et énergie. C’est le grand apport de Grégoire Palamas à la théologie chré-
tienne, pas seulement orthodoxe, que Dieu dans son essence, effectivement est impartici-
pable, inconnaissable, irreprésentable, inconnu, tout le meilleur de la théologie apopha-
tique, mais que Dieu est présent aussi dans ses énergies et que les énergies, c’est vraiment
Dieu, que les énergies c’est la manifestation d’abord au niveau subtil, la pure conscience, la
manifestation dans ces deux grands rayons qu’on appelle le Fils et l’Esprit, le logos et le
pneuma, le son et le souffle, qui sont les deux grandes énergies qui manifestent l’essence
de Dieu et cette énergie descend dans la matière. Le logos se fait chair et l’esprit anime
tout l’univers ; les énergies rendent Dieu participable. Dieu dans sont essence est imparti-
cipable et Dieu on peut le participer dans ses énergies, ce qui fait que la divinisation de
l’être humain est quelque chose de réel, ce n’est pas simplement un phantasme, un rêve,
c’est une transformation réelle : on peut participer à la vie divine à travers ses énergies. Ces
énergies qui ont transfiguré le Christ sur la montagne du Tabor, qui ont transformé chacune
de ses attitudes en les habitant d’amour et de conscience, nous aussi quand nous sommes
habités par l’amour et la conscience, c’est l’essence de Dieu qui se rend participable à tra-
vers ces deux grandes énergies qu’on appelle la conscience et l’amour. On pourrait déve-
lopper : la vie, la conscience, l’amour et la liberté, tout ça sont des rayons de la divinité.

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On va peut-être rester sur cette image du soleil : le cœur du soleil, nul ne l’a jamais vu, Dieu
nul ne l’a jamais vu, l’essence de Dieu, nul ne l’a jamais vue ; ce que nous connaissons du
soleil, ce sont les rayons du soleil, et à chacun son rayon (rire), à chacun sa béatitude, mais
chaque rayon de soleil, c’est le soleil, ce n’est pas une image du soleil, ce n’est pas une re -
présentation du soleil, c’est le soleil lui-même qui se fait parfois terriblement brûlant, par-
fois chaleureux, illuminant ; mais un rayon de soleil, c’est le soleil.
Donc ces énergies divines qui sont présentes dans la matière, dans l’univers, si nous y com-
munions, c’est à Dieu même que nous communions ; ces énergies divines dans notre corps,
dans notre conscience, dans notre affectivité, dans toute notre chair justement qui va res-
susciter notre chair, qui va la réanimer, qui va la diviniser, c’est une présence de Dieu réelle.
Et Grégoire nous rappelle que cela va avoir des conséquences très concrètes dans notre fa-
çon de vivre avec le Christ, dans le Christ, dans son esprit. Et il y a un réalisme, donc on re -
joint Syméon et tous ces Pères qui nous ont précédé, la réalité de l’expérience spirituelle et
qu’on ne devient humain, complètement humain, ce que dit l’Évangile «Je ne suis pas venu
pour abolir, mais pour accomplir», accomplir les lois de la nature, et que la transfiguration,
la résurrection, c’est l’accomplissement même de notre nature. La grâce, c’est ce qui guérit
la nature et c’est ce qui l’élève au-delà d’elle-même, c’est ce qui la remet dans l’ouvert, à
travers l’ouverture de la conscience, de tous les sens et de l’intelligence.
Il faut vérifier si tout cela est vrai, si ce que nous dit Grégoire peut être vécu aujourd’hui, là
où nous sommes, avec nos difficultés et pas seulement les nôtres mais aussi celles du
monde dans lequel nous sommes, de la Terre qui doit subir bien des ingratitudes et du
manque de reconnaissance.

Méditation : Nous sommes au milieu de tout ça et nous ne sommes pas séparés. C’est pour
ça que notre prière a des conséquences non seulement pour nous, pour notre corps, mais
aussi pour le corps de l’univers, puisque dans notre corps il y a le soleil, il y a l’eau, notre
corps c’est de l’eau et il y a en nous de vieilles étoiles, des poussières d’étoiles, tous nos
atomes sont constitués de tout cela, ils se souviennent encore du big bang, il y a toutes ces
mémoires inscrites dans nos cellules. Et il y a surtout la mémoire de l’information créatrice
et c’est de cela dont il s’agit de se souvenir, de cet infini silence à la source, à la racine de
toute conscience et la conscience qui est à l’origine de toute information et l’information
qui est à l’origine de toutes les formes, de tous les corps qui sont animés, et cela, il ne s’agit
pas d’en faire des pensées, même pas des pensées sublimes, il s’agit simplement d’être pré-
sent, de respirer avec le souffle, d’être vivant avec la vie, avec le cœur, avec gratitude, cette
gratitude qui nous unit à la grâce d’être, d’être là, infiniment présent, dans notre présence
vulnérable et passagère.

Son de cloche

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Samedi après-midi

Méditation : Nous retrouvons notre Saint Siège (rires), la bonne posture dans laquelle nous
pouvons accueillir le souffle et la présence qui se donne à travers le souffle. La colonne ver-
tébrale est droite autant que possible comme l’axe qui relie le ciel et la terre, comme
l’arbre de vie au milieu du jardin. Inspirer plus doucement, plus profondément, expirer plus
doucement, et à la fin de l’expire, contempler cet espace silencieux, un instant de pure
conscience, de simple présence. S’il y a des distractions, trop de pensées qui vont, qui
viennent, revenir avec patience, une infinie patience dans la conscience de la posture, dans
la conscience du souffle qui nous inspire, qui nous expire, dans la conscience de cet espace
d’où vient la vie et où retourne la vie, d’où viennent les pensées et où retournent les pen-
sées, ce clair silence. Et si c’est le désir de notre cœur, l’invoquer et l’évoquer par le nom à
travers lequel il nous transmet sa beauté, sa vérité et sa bonté. Pour notre bien-être, le
bien-être de tout et de tous.

Son de cloche

Nous parlions ce matin de Grégoire Palamas, de sa vision du Dieu inconnaissable et partici-


pable dans son énergie, ce qui a fait réagir et donner un certain nombre de questions :

Question 1 – Vous parlez de la présence réelle de Dieu en toute chose, dans la nature et
dans les êtres humains, n’est-ce pas du panthéisme, la pire des hérésies ?

Réponse : Je ne sais pas si c’est la pire ou la meilleure. Est-ce que la pire des hérésies est de
voir Dieu partout ou de le voir nulle part ? est-ce que la pire des hérésies est de voir de la
lumière en toute chose ou de ne voir que de la matière en toute chose : qu’est-ce qui est le
pire, qu’est-ce qui est le meilleur ? est-ce que la pire des hérésies est de voir des choses et
des objets ou voir des présences ? et au lieu de traiter les êtres comme des choses, comme
des objets qu’on peut manipuler, piquer, transformer à notre guise, est-ce que c’est mieux
que respecter les êtres dans leur différence, dans leur altérité, dans ce qu’ils ont de propre
et de dialoguer avec ces visions. Rassurez-vous, Grégoire Palamas n’est pas panthéiste ; il
faut préciser les mots : pan, du dieu Pan, le tout c. à d. tout est Dieu, ce n’est pas ce que dit
Grégoire Palamas, car dire que tout est Dieu, c’est limiter Dieu dans une partie du tout,
c’est de faire d’une partie le tout, la totalité, un absolu, de faire un arbre un dieu, en faire le
tout alors que l’arbre est une partie du tout, une manifestation du tout. Ne pas confondre
le panthéisme qui peut devenir une forme d’idolâtrie d’une partie que l’on prend pour le
tout, et ça c’est bien une hérésie : le mot hairesis en grec (choix, préférence) c’est choisir
une partie du tout pour en faire le tout. Par exemple, vouloir tout expliquer par la sexualité
qui est bien une réalité, mais qui n’explique pas tout, c’est une partie de la totalité de l’être
humain. Expliquer toute chose par l’économie, peut être une hérésie : l’économie fait par-
tie de la vie de nos sociétés, mais ce n’est pas tout, il y a d’autres dimensions que les
échanges marchands, il y a d’autres types d’échange qui existent. Donc l’hérésie, c’est faire
un choix dans le tout et d’en faire le tout, la totalité, vouloir tout expliquer par ça.

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Mais Grégoire Palamas n’est pas panthéiste, il est ce que les Anciens appellent le panen-
théiste, comme on disait d’Abraham et de tous les patriarches qu’ils sont panenthéistes c. à
d. qu’ils voient Dieu en toute chose. Dieu est présent en tout ce qui existe car autrement ça
n’existerait pas ! L’existence est présente en tout ce qui existe, l’être est présent dans tout
ce qui est, comme la conscience est présente dans tout ce qui est conscient, comme
l’amour est présent dans tout ce qui aime. Mais on ne fait pas d’une partie un tout, une to-
talité, mais on reconnaît la présence du tout dans les choses particulières, la présence de
l’un dans chaque chose unique, la présence de l’universel dans le particulier. Donc cette vi-
sion panenthéiste est belle, dans le sens, comme le dit Grégoire Palamas, où elle préserve
la transcendance de Dieu – Dieu est en tout - mais Il n’est rien du tout dont Il est la cause  ;
Il n’est pas quelque chose parmi ce tout qu’on pourrait saisir, mais Il est l’interrelation entre
chaque partie du tout mais ce n’est pas quelque chose de particulier. Donc Il est au-delà du
tout et c’est en ce sens qu’on dira qu’Il est transcendant. Et l’on retrouve notre théologie
apophatique, Dieu est au-delà de tout, de tout ce qu’on peut penser, imaginer, représenter,
Il est innommable, insaisissable, invisible, mais Il est en tout puisque tout est sa manifesta-
tion, donc à la fois immanence et transcendance. Ce n’est ni du panthéisme où l’on voit
Dieu partout, ni de l’athéisme où l’on voit Dieu nulle part.
Il y en a qui disent la lumière n’existe pas : si la lumière n’existe pas, on ne voit pas. Comme
on le disait ce matin, l’athéisme est une maladie des yeux ; vous vous souvenez que le mot
theoria, théorie qui donnera le nom theos, le nom de Dieu, c’est une vision, c’est une
contemplation, quand on parle de theoria chez Platon ou chez les anciens philosophes, il
s’agit bien d’une capacité contemplative qui est donnée à l’être, la capacité de voir. On peut
perdre la vue et on ne voit plus la lumière dans la matière ; on ne voit plus la beauté, la
grandeur dans les choses, on ne voit plus de présence, on ne voit plus que ce qui est com-
posé, qui sera décomposé. On ne voit plus ce qui fait le lien, ce qui anime tout ce qui
existe. En tout cas je vous remercie pour cette question parce qu’elle nous permet bien de
préciser : il ne s’agit pas d’idolâtrer une chose, un arbre, une réalité particulière. Un dieu
n’est pas Dieu ; Dieu c’est l’Un qui est au cœur de tous les dieux, de toutes les représenta -
tions qu’on se fait de Dieu, de toutes les images qu’on se fait de Dieu, mais Lui-même est
au-delà. C’est ce qu’on disait ce matin avec la distinction que fait Maître Eckhart entre la
Déité et Dieu : il y a un au-delà de ce qu’on appelle Dieu, au-delà de toutes les images les
plus subtiles ou les plus grossières qui sont toujours des anthropomorphismes. Et les
concepts sont des anthropomorphismes : les concepts mathématiques, c’est de l’humain ;
il y en a qui cherchent l’équation, le code de Dieu, c’est tout aussi anthropomorphique
qu’un Bon Dieu barbu ! C’est pareil, c’est toujours des concepts humains, des représenta-
tions humaines, mais le Réel est toujours au-delà des réalités qui le manifestent. Le Réel
reste caché, c’est le deus absconditus, le dieu caché dans sa manifestation et à un certain
moment nos yeux s’ouvrent et on voit le caché dans le manifesté, on voit l’invisible dans le
visible. C’est ce qui arrive au jour de la Transfiguration où les disciples voient le Logos dans
leur ami, dans leur rabbi ; ils voient Dieu dans un être humain et le texte est intéressant
dans la liturgie byzantine, que l’on retrouve avec Grégoire Palamas et qui dit : ce n’est pas
le Christ qui change de forme, ce sont les yeux des disciples qui deviennent capables de le
voir tel qu’Il est. Jésus n’a pas changé, Il est ce qu’Il est, mais peut-être qu’Il rend ses dis-
ciples capables de Le voir tel qu’Il est. Ça peut nous arriver de temps en temps de voir les

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choses telles qu’elles sont et là on voit que ce ne sont pas des choses justement, que c’est
de l’énergie, c’est de la vie, c’est de la présence, c’est la présence même de l’Être.
Souvenez-vous le Pèlerin Ruse quand il chemine sur la route, à un certain moment ses yeux
s’ouvrent et il voit le monde transfiguré c. à d. qu’il voit la lumière dans la matière ; il voit la
présence dans la chose, il entre en relation avec l’Être qui se manifeste à travers toutes ces
formes particulières. Donc il s’agit de retrouver la vue et la philocalie, cet amour de la
beauté, c’est ces moments où l’on retrouve la vue : tout à coup on voit, dans cette danse
des atomes qui nous constituent, l’information créatrice. Si vous regardez longuement un
arbre, il y a un moment où l’arbre vous apparaît dans son énergie, dans sa lumière et vous
vous rendez compte que l’arbre est une forme de lumière, une intensité de conscience et
de présence. Encore plus simple, quand vous aimez quelqu’un, vous le voyez différemment,
vous avez pourtant les mêmes yeux, vous êtes tout aussi myope, mais l’amour vous permet
de le voir autrement. Et enlevez l’amour et vous le voyez autrement aussi et cette même
personne devient tout à coup extrêmement banale et on se demande qu’est-ce qu’on a
vu ? qu’est-ce qu’on a pu lui trouver (rire)? On a perdu la vue et on s’est perdu de vue soi-
même, on s’est souvent perdu de vue, on ne se voit plus tel qu’on est.
Ce que dit Grégoire Palamas, c’est que ces énergies divines, c’est ce qui nous rend la vision ;
ces deux grandes énergies, c’est la conscience et c’est l’amour, c’est le logos et le pneuma,
qui viennent du Père, qui viennent de la source. Et quand on est dans cette conscience, on
voit les choses dans leur réalité profonde ; quand on est dans cette conscience et dans
cette qualité d’amour, on voit les choses autrement, on voit le monde autrement, on voit
ce qui nous arrive autrement, on voit l’histoire autrement. Mais on a perdu la vue, on ne
voit plus que l’écorce, l’apparence sans l’apparition : vous sentez bien, ce sont des thèmes à
développer, passionnément !

Question 2 – Vous parliez ce matin de la procession du Saint Esprit et du filioque. Quelle


différence entre catholiques romains et orthodoxes, y a-t-il d’autres différences ? Le chape-
let par exemple.

Réponse : On pourrait laisser Grégoire Palamas répondre et je vous renvoie à ses œuvres,
«Les Triades» qui ont été traduites par Jean Meyendorff et «La Défense des Saints Hésy-
chastes». Comme on le rappelait ce matin, Grégoire qui était un silencieux, un moine dans
son ermitage du Mont Athos, s’il a pris la parole c’était pour défendre ses amis et pour rap-
peler que leur expérience était quelque chose de réel ; ce n’était pas de l’ordre du phan-
tasme, mais que c’était une réalité. C’est par amour pour eux et pour la vérité de cette pré-
sence qui se révèle dans l’expérience qu’il a pris la parole. Effectivement il a eu à parler du
Saint Esprit et du filioque, et ça se situe à une époque où le christianisme latin s’oppose
d’une certaine façon au christianisme orthodoxe de la tradition des Pères. Alors çà fait
presque un millénaire qu’on se bat avec des mots sur ces questions et il ne s’agit pas pour
moi de nourrir la polémique, mais peut-être essayer de voir clair, d’oser parler de ce dont
on ne peut pas parler finalement, parce que c’est la Trinité, c’est le cœur de l’Être, c’est la
relation qui est au cœur de l’Être. Quand on dit que Dieu est amour, on dit que Dieu est re-
lation, interrelation, interdépendance c. à d. que le fond du réel est interdépendance, inter-
relation, que l’Un ce n’est pas une monade close sur elle-même, ce n’est pas comme un

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morceau de marbre, c’est une unité vivante, relationnelle. Dieu est un comme l’amour,
l’amant et l’aimée sont un. Il y a là une vision que l’on pourrait dire peut-être horizontale
où il y a le Père, la source, l’origine qui se manifeste dans le Fils pour entrer dans la vision
latine qui sera postérieure à la vision ancienne. Il y a cette dualité du Père et du Fils, du non
manifesté et du manifesté, et entre les deux il y a l’Esprit Saint, c’est le troisième, c’est ce
qui unit le Père et le Fils, ce qui fait le lien, et là les latins diront le Saint-Esprit procède du
Père et du Fils (Filioque) c. à d. qu’il est la réalité qui unit les deux. C’est une approche du
réel quand on se pose la question comment se fait-il que l’invisible devienne visible, que
l’essence impensable, innommable se manifeste dans l’espace et dans le temps ? Qu’est-ce
qui fait le lien entre ce temps dans lequel nous vivons, cet espace dans lequel nous mour-
rons et l’éternel, le non temps, l’infini, qu’est-ce qui fait le lien entre le fini et l’infini et là on
dira c’est l’Esprit. Entre le manifesté et le non-manifesté, entre le Père et le Fils, c’est l’Es-
prit et l’Esprit procède des deux puisque c’est le lien entre les deux. Encore une fois c’est un
effort d’explication pour essayer de dire la réalité, ce qui tient ensemble les opposés, la ma-
tière et l’esprit. Le Saint Esprit, c’est vraiment le lien, l’amour qui unit. C’est peut-être im -
portant de voir qu’entre nous par exemple entre deux êtres, il n’y a pas que moi et toi, mais
il y a aussi le troisième, l’amour et c’est quelque fois ce troisième qui manque. Entre nous
tout d’un coup il n’y a plus d’amour, pourtant j’essaye, tu essayes, on essaye de s’aimer l’un
l’autre mais il n’y a plus de troisième, l’amour n’est plus là, l’amour n’est plus entre nous.
On a perdu l’esprit, l’agapè qui nous unissait l’un à l’autre. Et certains diront, voyez l’amour
dépend de l’un et de l’autre, c’est ce qui fait le lien, mais que l’amour n’a pas de réalité en
lui-même. Or notre expérience de l’amour nous montre que l’amour, ce n’est pas que toi et
moi, ça ne dépend pas que de toi et moi et que de temps en temps, l’amour il faut l’appeler
entre nous. Pourtant on est plein de bonne volonté l’un et l’autre, mais ça ne marche plus ;
donc l’amour devient vraiment un troisième, mais un peu comme une personne. Là on
pourrait dire que la troisième personne n’a pas d’existence, elle est complètement dépen-
dante du Père et du Fils. C’est pour ça que la tradition ancienne, celle que manifeste Gré-
goire Palamas et avant lui Maxime le Confesseur, Syméon le Nouveau Théologien, Grégoire
de Nysse, Grégoire de Nazyance diront que le Père est bien sûr la source du Fils, de la mani-
festation, mais que la source est aussi la source du pneuma. Mais le pneuma, ce n’est pas
seulement une réalité qui est entre les deux, mais cet amour a une subsistance en lui-
même, il existe en tant que troisième, et pas simplement en tant que fusion entre les deux.
Et on dira, du Père vient le Fils, et l’Esprit selon la formulation ancienne, dia c. à d. à travers
le Fils, l’Esprit se manifeste à travers le Fils et à travers le Fils, nous ramène au Père. On
pourrait se mettre d’accord entre chrétiens orthodoxes et chrétiens catholiques romains si
on acceptait cette formule ancienne que le Saint Esprit procède du Père à travers le Fils,
mais il procède bien du Père. Et l’on respecte les Écritures quand Saint Jean dit l’Esprit pro -
cède du Père et il ne dit pas du Fils, ce qui va être rajouté dans le dogme catholique ro-
main. Par ailleurs, il y a des paroles de Jésus qui disent bien l’Esprit Saint que je vous enver-
rai, que le Père enverra en mon nom. Certains diront que l’Esprit passe à travers Lui c. à d.
que l’invisible passe à travers la manifestation. C’est à travers la manifestation qu’on
connaît l’invisible et qu’on retourne à l’invisible. Mais, plutôt que de parler de filioque, dé-
pend du Père et du Fils, on pourrait parler de dia, qui passe à travers le Fils, pour retourner
au Père, c’est tout le processus de la divinisation. A travers notre incarnation habitée par

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l’Esprit, nous retournons à la source silencieuse, à la source mystérieuse d’où vient tout ce
qui vit et respire. Mais on pourrait dire aussi dans l’autre sens que le Fils procède de l’Esprit
et ce serait intéressant de lire les textes, tout simplement l’Annonciation, l’Esprit précède le
Fils, l’Esprit te couvrira de son ombre, l’Esprit prépare le chemin, à travers Jean-Baptiste…
on voit que l’Esprit précède, d’une certaine façon procède du Fils, on pourrait parler d’un
spirituoque, si vous voulez vous embarrasser avec des mots, mais je vous renvoie à des ré-
flexions de la théologie contemporaine qui sont très intéressantes et qui disent qu’effecti-
vement le Saint Esprit procède du Père à travers le Fils, mais le Fils procède du Père aussi à
travers l’Esprit Saint. Vous sentez bien le mouvement : on n’est plus dans un entre-deux,
l’Esprit n’est plus un entre-deux - pas coincé mais qui fait le lien entre les deux - il est une
présence en mouvement, c’est la relation qui est au cœur même de l’Être. Et pour nous, ça
peut être important c. à d. que l’Esprit a une indépendance par rapport au Fils, que l’œuvre
de l’Esprit est indépendante de l’incarnation et de l’institution qui naît de cette incarnation.
Il inspire les prophètes, les sages, les saints de toutes les traditions et les conduit à travers
leurs inspirations vers la plénitude de l’esprit qui est l’éveil, qui est le Christ lui-même et il
retourne à travers cette inspiration à la source silencieuse du Père, comme on peut dire
que l’Esprit Saint, c’est à travers le Christ qu’on peut le connaître, à travers l’incarnation, à
travers l’institution, à travers les sacrements que l’Esprit Saint nous est donné, mais on
n’enferme pas l’Esprit Saint dans l’incarnation et dans l’institution.

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C’est là que ça va être important ; dans l’icône de Roublev, regardez bien cette Trinité, car à
côté du personnage qui représente le Fils, à gauche, il y a des bâtiments qui symbolique -
ment représentent l’Église et du côté du Saint Esprit – vous vous rappelez que dans icône
de Roublev le personnage central est le Père, le don – et de l’autre côté, sur la droite du ta-
bleau, il y a pour symboliser l’Esprit Saint, cet autre ange entouré de montagnes, qui rap-
pellent l’esprit de prophétie, l’esprit qui inspire les prophètes, qui fait exister toute chose et
qui est tourné vers le Fils, comme le Fils est tourné vers l’Esprit. C’est intéressant aussi de
voir que c’est symbolisé dans les couleurs, dans le concave et dans le convexe des vête-
ments comme quoi les couleurs se répondent, se reflètent les unes dans les autres. Bon,
tout ça ce sont des efforts, des efforts colorés, imagés, conceptuels pour essayer de dire
l’indicible, qu’au cœur de l’Être, il y a de la relation, que être habité par l’Esprit Saint, c’est
être en relation, mais en relation à travers la matière, à travers le réel ; c’est à travers le réel
qu’on retourne à la source.
Si l’on remonte à une théologie vraiment primitive comme celle de Irénée de Lyon qui dira
que le Fils et l’Esprit sont les deux mains du Père. Pour traduire ça dans le langage contem-
porain moins symbolique, plus abstrait on dira que le silence, la source de l’Être, la source
de la conscience se manifeste sous forme de conscience et d’amour et que cette
conscience et cet amour vont informer l’être humain et qu’il s’agit de les tenir ensemble, ce
sont les deux mains du Père. Se sentir habité par la conscience et par l’amour, c’est ce qui
va nous diviniser ; il ne suffit pas d’être conscient et c’est là l’importance de la philocalie à
côté de la philosophie.
La philocalie, c’est ce regard d’amour qui nous permet de voir la grandeur et la beauté des
choses, mais on a besoin de conscience pour voir les choses. On ne peut pas opposer l’un à
l’autre, la conscience et l’amour : une conscience qui manque d’amour, une institution qui
n’est pas fondée sur l’amour, qui n’est pas au service de l’amour, une politique, une façon
de vivre qui n’est pas au service de l’amour vous voyez bien ce que ça donne ; dans l’Église
ça donnera l’Inquisition. Mais un amour qui n’informe pas une matière, une société, une
politique, ça peut être n’importe quoi, ça peut partir dans tous les sens. Donc tenir les deux
ensemble, à la fois l’esprit de prophétie et l’Esprit qui s’incarne dans le Fils.
Évidemment c’est trop de mots pour dire ce que seul le silence peut nous apprendre ; avec
les mots on essaye de pointer, comme un doigt qui dit regarde, regarde en toi-même, re -
garde en ce moment : qu’est-ce qui te fait exister ? qu’est ce qui te donne l’existence,
qu’est-ce qui rend ta vie vivante ? Et vous vous rendez compte que ce qui rend notre vie vi-
vante, c’est la conscience créatrice, c’est la conscience qui est à l’origine de toute chose. Ce
sont les physiciens, Max Planck et les autres Nobel de physique qui nous le rappellent,
Schrödinger et les autres, que tout est conscience, tout naît de cette conscience. Il y a de la
conscience en nous et on peut aussi écouter au cœur de cette conscience qu’il y a du don,
que la vie nous est donnée, on n’est pas simplement jeté là, on est donné là, et notre être-
là, notre Dasein c’est de l’être qui se donne et là on entre dans la Trinité, on entre dans le
mouvement même de l’être qu’on appelle agapè, qu’on appelle amour, qu’on appelle Dieu,
qu’on appelle Trinité, qu’on appelle interdépendance, interrelation, chacun a des mots
pour ça mais l’important, au-delà des mots, c’est de le vivre et de voir qu’il y a certains
mots qui quelques fois nous arrêtent et qu’il y a une façon quelques fois de parler du Saint
Esprit qui nous fait oublier que cet esprit est libre, qu’il est grâce, que l’amour entre nous,

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ça ne dépend pas de nous. C’est ça la grâce ! on ne peut rien faire pour produire de l’amour
(rire), c’est terrible, on aimerait bien en produire (rire) et même certains en vendre (rire)
pour faire quelque petite fortune. Mais l’amour ! Du plaisir, oui on en peut produire avec
des euphorisants et le vendre. Mais l’amour qui est respect de la liberté, échappe à la loi de
la cause et de l’effet, c’est ce qu’on appelle la grâce. Tout est enchaînement de causes et
d’effets, c’est vrai, c’est ce qu’on appelle la justice : tel comportement entraîne tel consé-
quence. La loi de la cause et de l’effet, c’est la justice, c’est ce qu’on appelle le karma. Mais
est-ce qu’il y a autre chose que le karma ? est-ce qu’il y a la grâce ? Et l’expérience du par-
don peut nous conduire sur cette voie c. à d. pardonner à quelqu’un ou se pardonner à soi-
même c’est justement ne pas s’enfermer dans les conséquences, dans l’enchaînement de la
cause et de l’effet. On n’est pas complètement déterminé, il y a de la liberté en nous ; la
grâce, c’est cette liberté.
Encore une fois, il faut y aller voir ; quand on parle de ces choses-là, il faut savoir que ça
crée des problèmes, parce que effectivement ce n’est pas obligatoirement compris. Entre
Grégoire Palamas et Barlaam le Calabrais qui va retourner à Rome, c’est difficile, pas sim-
plement entre eux deux, mais il va y avoir aussi Akindynos, un disciple de Grégoire lui-
même qui va s’opposer à cette vision de Palamas qui distingue en Dieu l’essence inacces-
sible et ses énergies qui sont la conscience et l’amour ; ces énergies qui sont le Fils et l’Es-
prit Saint, ces puissances créatrices qui font exister toute chose. Ce ne sera pas accueilli par
tout le monde : dans ces cas-là on réunit des conciles et il va y en avoir plusieurs autour de
ces questions. Et il faut savoir qu’à la fin, c’est cette vision de Grégoire Palamas qui va être
promulguée. Le tome synodal publié le 15 août 1351 entérine les décisions du concile et
donne la priorité à la vision de Palamas car je crois qu’on est dans l’ordre de la vision et
Grégoire dira, Barlaam, s’il parle ainsi, c’est qu’il n’a pas fait l’expérience que j’ai faite ou
qu’ont fait ces moines de l’Athos. Il est tout à fait sincère, mais c’est un intellectuel, c’est un
grand intellectuel et dire qu’il y a des choses qui excèdent la raison, qui sont au-delà de la
raison, lui ne peut pas y croire car le réel, c’est ce qu’on peut expliquer, c’est ce qu’on peut
analyser, c’est ce qu’on peut mesurer. C’est ce qu’on disait hier de la religion comprise dans
les limites de la raison, comme le rappelle Kant. Il y a ce qu’on peut expliquer et il y a ce
qu’on ne peut pas expliquer et ce qu’on ne peut pas expliquer, certains diront, ça n’existe
pas. Grégoire dit ce qu’on ne peut pas expliquer, ça existe. Est-ce que vous pouvez expli-
quer la lumière que vous avez devant les yeux ? est-ce que vous pouvez la voir ? on ne peut
pas la voir la lumière, elle est invisible (rire) et pourtant elle est là ! si elle n’était pas là, on
ne se verrait pas (à cet instant, un rayon de soleil pénètre dans la salle) : qu’un rayon de so-
leil arrive et là on voit dans cette lumière. Il est vrai qu’il y a des lumières qui sont sympa -
thiques ! qui permettent de mieux voir, mais la lumière est toujours là, toujours invisible et
pourtant on ne peut pas la saisir, on ne peut pas la mesurer, on ne peut la peser, on ne
peut pas l’avoir. Et Dieu, on ne peut pas l’avoir, ce n’est pas de l’ordre de l’avoir, c’est de
l’ordre de l’être, c’est de l’ordre de l’espace, c’est de l’ordre de l’infini dans lequel nous
sommes. La vérité, on ne peut pas l’avoir : on peut avoir des pensées sur la vérité, des
échos de la vérité, mais la vérité elle-même nous échappera toujours.
L’amour on ne peut pas l’avoir, ça c’est le pire, on ne l’aura pas et il suffit de le chercher
pour ne jamais le trouver : plus on cherche l’amour, plus il nous échappe, on se rend
compte que ce n’est pas encore ça, mais il suffit de le donner et on l’a tout de suite. C’est

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paradoxal, on ne l’a pas et on le donne. J’aime bien cette définition de Lacan : «L’amour
c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas» (rires). C’est magnifique,
l’amour on ne l’a pas et on ne l’aura pas, mais ça se donne à un certain moment et ça se
donne à quelqu’un qui n’en veut pas, et qui n’est pas content du tout d’être aimé de cette
façon-là et qui n’y croit pas d’ailleurs, qui s’en moque. Vous sentez bien, ça peut sembler
être des boutades, mais derrière ces boutades, il y a toute une théologie de la grâce ; effec-
tivement la grâce on ne peut pas l’avoir, c’est gratuit. Et sentez quand on est capable de
faire quelque chose gratuitement, on devient Dieu, on participe à une liberté fantastique ;
quand on fait quelque chose pour rien, sans rien attendre en retour. C’est plus fort que
nous, quand on aime quelqu’un, on attend du retour, (rire) c’est humain, c’est normal et
c’est bien. C’est pour ça que aimer nos ennemis, ça c’est la liberté. Parce que aimer quel -
qu’un qui ne nous aime pas, on n’attend rien en retour mais on découvre quelque chose en
nous qui n’est pas naturel. Ce n’est pas naturel d’aimer ceux qui ne nous aiment pas ; c’est
déjà difficile d’aimer ceux qui nous aiment, il faut peut-être commencer par là, d’aimer nos
amis, mais aimer ceux qui ne nous aiment pas, ce n’est pas naturel, ce n’est pas normal ;
c’est une normalité augmentée par la grâce, par le don, par le don et par delà le don qu’on
appellera le pardon. Ce n’est pas naturel de pardonner, quand quelqu’un vous a détruit ; ce
n’est pas le moi qui pardonne et il a raison le moi de ne pas pardonner de l’impardonnable.
Quelques fois, c’est le Soi qui pardonne : il y a en moi plus grand que moi, il y a en moi tout
autre que moi et on peut se laisser habiter par ce plus grand que nous-mêmes.
Donc Grégoire témoigne de cette expérience de la transfiguration de celui qui a vu, pas
simplement avec ses yeux de chair, mais avec ses yeux de braise, avec ses yeux spirituels.
C’est la lumière qui connaît la lumière, c’est le Saint Esprit qui connaît le Saint Esprit, c’est
Dieu en nous qui connaît Dieu. Par nos propres forces on ne peut pas connaître Dieu, c’est
Dieu, c’est l’infini qui connaît l’infini, c’est l’absolu qui connaît l’absolu, pas le relatif. Autant
de mots pour traduire ce qu’il a essayé de dire. Mais cette expérience de grâce, de vision,
de contemplation, ce n’est pas pour lui la preuve, mais l’épreuve ; il n’y a pas de preuve de
l’existence de Dieu, mais il y a des épreuves c. à d. qu’on éprouve cette immensité, le cœur
s’ouvre, l’intelligence s’ouvre et on se demande ce qu’il se passe. Ce n’est pas facile, d’où
l’importance d’être guidé, d’être aidé ; en hôpital psychiatrique on trouve parfois des per-
sonnes qui ont été visitées par une expérience mystique, mais qui n’a pas pu s’intégrer
dans le quotidien, c’était trop, c’était trop fort et la cruche est comme cassée. Pas facile,
c’est ça l’ascèse, c’est ça l’askésis, c’est ça la voie initiatique qu’on évoquait hier : être ca-
pable de se familiariser avec des états non ordinaires de conscience, des états non ordi-
naires d’amour, pour non pas contenir, mais pour ne pas être détruit. Nous approcher de ce
que Jésus a incarné : Il est vraiment humain et vraiment divin ; Il est dans un vrai corps qui
a souffert, qui a aimé, qui est mort, et Il est en même temps complètement divin, Il ne
meurt pas, la mort n’a aucune emprise sur Lui. Le ciel n’est pas piqué par les moustiques,
n’est pas piqué par les virus, ni par les vaccins, le ciel est indemne de tout cela, il ne meurt
pas, il n’est pas touché par le temps. Mais comment pouvons-nous être les deux ? Certains
diront, ça c’est le Christ, il n’y a que Lui et ce que dit Grégoire Palamas, ce que dit la tradi-
tion chrétienne, c’est que si Lui a vécu ça, c’est pour que nous aussi nous le vivions, et
qu’au cœur de notre humanité mortelle, vulnérable, fatigable, maladive, on éprouve, on
fasse l’épreuve de l’infini et de la grandeur qui ne meurt pas. On dira de Jésus qu’Il était

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ressuscité avant de mourir, c’est ce qu’Il dit d’ailleurs : «Celui qui croit en Moi a la vie éter-
nelle»; Il ne dit pas celui qui croît en Moi aura la vie éternelle. Il faut se mettre d’accord sur
le mot croire : croire ce n’est pas avoir des pensées sur Dieu ou sur le Christ, c’est adhérer,
ne faire qu’un avec. Donc celui qui adhère à Je Suis, ce Je Suis c’est la vie même, c’est la di -
mension d’éternité qui est au cœur de la vie, c’est la vie éternelle : celui-là ne meurt pas,
mais le corps meurt, le psychisme meurt, ce qu’on appelle la chair est mortelle, mais nous
ne sommes pas que chair, nous sommes aussi pneuma, nous sommes aussi esprit. Et l’es-
prit, ce n’est pas le mental, ce n’est pas la pensée, qui fait partie de la chair, dans l’anthro-
pologie des Anciens. Mais notre chair est le temple de l’esprit, est habité par cet Esprit
Saint et donc il s’agit de tenir ensemble la volonté ou l’êtreté, la réalité divine et la réalité
humaine. Et c’est ce qu’on va appeler la synergie : c’est aussi un thème très orthodoxe. Cer-
tains disent que c’est Dieu qui fait les roses, qui fait exister les roses et d’autres disent, non
c’est le rosier  (rire) qui fait les roses ! Il y en a qui ne voient que Dieu et il y en a qui ne
voient que le rosier ; il y e n a qui ne voient que la conscience créatrice et d’autres qui ne
voient que la matière qui manifeste cette conscience. Il ne faut pas oublier l’entre deux, le
jardinier, parce que vos roses, bien sûr que c’est Dieu qui fait les roses à travers la terre,
l’eau qui tombe, à travers tous les éléments mais Dieu ne fait pas fleurir les roses en direct,
à part certains évènements comme pour les intimes de Thérèse de Lisieux qui voient une
rose se matérialiser et apparaître, c’est des choses qui existent et la conscience se matéria-
lise sans passer par les cause secondes, ordinaires, naturelles et habituelles. Mais générale-
ment Dieu pour faire une rose, la conscience créatrice, l’intelligence créatrice, l’informa-
tion, pour faire une rose, ça passe par le rosier, et ça passe par le jardinier qui nettoie un
peu le rosier et le jardin (rire). Parce que la beauté de la rose dépend quand même de l’état
du terrain, sinon elle va être étouffée ou ne pas se développer. Donc la synergie, c’est de
rappeler que Dieu et l’homme, c’est ensemble qu’ils existent et que la présence de Dieu
dans l’être humain ne détruit pas l’être humain. C’est l’image du buisson ardent qui brûle
sans se consumer. Qu’est-ce que ça veut dire ? c’est que le Soi est à l’intérieur de l’égo mais
l’égo n’est pas détruit par la présence du Soi, il est éclairé par sa présence, il est éclairé par
la présence de l’Être. Notre petit Je Suis, avec toutes ses faiblesses, ses caprices, il est habi -
té par le grand Je Suis ; Je Suis qui Je Suis, ayer asher ayer, le Je Suis même de l’Être et à
travers cette forme particulière, c’est l’universel qui se révèle.
C’est un élément intéressant de la doctrine orthodoxe et de Grégoire Palamas, c’est qu’on
connaît l’universel qu’à travers le particulier et que le particulier, un peuple particulier, un
corps particulier, un visage particulier… l’amour on le connaît à travers un visage, un corps,
une étreinte particulière. L’universel passe à travers le particulier, s’incarne dans le particu-
lier, dans un homme particulier, dans un peuple particulier, à une époque particulière. Il
s’agit bien de l’observer et ça va être important pour nous de comprendre ça. Ce qu’en phi-
losophie on appelle notre ipséité, le fait d’être «je» c. à d. il y a moi et il n’y en a pas
d’autre, il n’a y pas d’autre moi que moi. Certains diront que c’est mauvais, c’est une illu-
sion, mais cet agrégat d’atomes qui me constitue est fait d’une façon tout à fait unique,
particulière. Il n’y a pas d’autre je que je et donc il n’y a pas d’autre toi que toi. C’est pour
ça on a beau dire une de perdue, dix de retrouvées, ça ne marche pas, parce que celle-là
est unique. On peut changer évidemment, changer de corps, mais on ne peut pas changer
ce que ce corps avait d’unique, de particulier, ce qu’il transmettait de son ipséité, juste-

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ment, de son je suis. Vous le savez aussi, si vous avez perdu un enfant et quand certains de
nos amis nous disent, ne t’en fais pas, tu vas en faire un autre, c’est insupportable ! Parce
que justement, on peut avoir d’autres enfants, mais ça ne sera jamais cet enfant-là. Mais
c’est déjà vrai avec un chien, avec un chat, si ça vous est arrivé d’avoir aimé un chien ou un
chat ; effectivement, il y a d’autres chiens, d’autres chats, mais ça ne sera jamais ce chien-
là ou ce chat-là. Ce sera peut-être mieux, ou cette femme que je vais découvrir sera peut-
être mieux que celle que je connaissais avant, mais ça ne sera pas elle, ce sera quelqu’un
d’autre. Chaque être a quelque chose d’unique et à travers cet unique l’Un, l’universel se
manifeste à travers le particulier, l’Un se manifeste à travers l’unique. Et au niveau de l’as-
cèse, au niveau de la contemplation, ce qui va être intéressant, c’est le jour où l’on s’ac-
cepte complètement soi-même, que l’on accepte d’être différent des autres, d’être pas
comme tout le monde ; on veut tellement être comme tout le monde, d’être conforme. Le
jour où l’on accepte, on ne sera jamais compris, on est unique : ce que l’autre a d’unique et
ce que j’ai d’unique, c’est incompréhensible à l’autre, c’est ce particulier et le jour où j’ac-
cepte de ne pas être compris totalement, de ne pas être reconnu totalement dans ce que
je suis, à ce moment-là, l’égo disparaît. C’est à travers l’acceptation de l’égo, c’est la grande
pratique : dans notre méditation, si on accepte le bruit ou les visions qui passent, la pensée
disparaît. Tant qu’on est en lutte, tant qu’on est contre, tant qu’on ne l’accepte pas, c’est
comme la lumière qu’est-ce que vous voulez, le fond de la lumière est noir, c’est ce que
nous disent les physiciens. Ce qu’on appelle la lumière lumineuse, c’est la rencontre des
photons avec un obstacle, mais s’il n’y a pas d’obstacle, la lumière n’est plus lumineuse : le
cœur de la lumière est noir. Là aussi quand on s’accepte totalement, quand l’égo est totale-
ment accepté, on n’est plus deux, on est un avec, on n’est plus dans la dualité et à ce mo -
ment il disparaît et le cœur de la lumière peut se révéler à nous.
Bon, peut-être que pour certains d’entre nous, tout ça reste des mots, mais souvenez-vous
de ces moments où vous avez été complètement vous-même, de ces moments où vous
avez été en communion en même temps avec tous les êtres. En se promenant dans la na-
ture, il y a des moments où l’on est bien là, et quand on est bien là, tout à coup on disparaît
c. à d. on est unique et on ne fait qu’un avec tout ce qui nous entoure.
C’est ce qu’essaiera de dire Grégoire Palamas en rappelant que l’expérience de Dieu ne dé-
truit pas notre humanité, mais la transfigure, l’éveille, l’éclaire du dedans. Et si vous avez
fréquenté certains sages, que ce soit dans la tradition chrétienne ou une autre, vous remar-
querez à quel point chacun est unique, chacun a ses habitudes, a même ses tics, ces bizar -
reries ; ils sont bizarres tous ces gens. Ils ont un petit quelque chose qui nous échappe,
mais à travers cela quelque chose d’universel nous est communiqué, mais l’universel n’ef-
face pas le côté bizarre (rire) de chacun, le côté incompréhensible pour l’autre que nous
sommes souvent.
L’humain et le divin ne sont pas en concurrence, mais en interaction, en interdépendance
et c’est au cœur de cela que nous sommes invités à vivre de façon permanente. Et pour
Grégoire Palamas, pour entrer dans cette relation permanente avec la source qui se mani-
feste dans la forme qui est la nôtre, le moyen, c’est la méditation hésychaste. Grégoire va
répéter ce que disent les Anciens, assied-toi, entre dans cette assise de ton être, centre-toi,
recentre toi, on ne le dit jamais assez, reviens à toi-même, reviens à ton cœur, reviens dans
ton centre. Et il insistera à la suite de Macaire et les autres, sur le cœur comme étant le

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centre de l’être humain ; un peu comme Ramana Maharshi qui dira, le Soi, c’est le cœur, le
centre de l’être humain.
On retrouve tous les éléments, l’assise, l’acceptation de notre matière, de notre corps, de
notre être là, le souffle qui anime cette matière, le mouvement qui est au cœur de l’immo -
bilité. Quand on est immobile, ça n’arrête pas de remuer en nous, au niveau cellulaire, et
au simple niveau du souffle, de ce souffle qui respire, il y a les battements du cœur : la vie
palpite dans cette matière que nous sommes. Donc prendre conscience de cela, et prendre
conscience de la conscience qui nous anime. C’est quand même étonnant d’être là, d’exis-
ter, et pas seulement exister, mais de vivre, d’être vivant, et pas seulement d’être vivant,
mais d’être vivant et conscient. D’où nous vient cette conscience ? Et non seulement d’être
là, vivant et conscient, mais d’être aussi capable d’amour, capable de louange, capable de
gratitude. D’étonnement en étonnement on s’approche de cette stupeur d’être, de cet
étonnement d’exister, de laisser exister en nous la vie, la conscience et l’amour, de laisser
être cette trinité à l’intérieur de nous.
Alors Grégoire Palamas dit «qu’il se produit paradoxalement une sensation dépassant les
sens, une intellection dépassant l’intellection, (rire) un amour dépassant tout amour.»
Souvenez-vous que la vie chrétienne est une vie paradoxale : nous ne sommes pas tous or-
thodoxes, nous sommes tous paradoxes ! (rires) parce que nous sommes ce paradoxe de
matière et d’esprit, de finitude et d’infini, d’humanité et de divinité. Et c’est l’acceptation
de ce paradoxe, car à chaque fois on veut nous mettre dans des cases : soit le Christ est un
homme, un homme merveilleux, le plus beau parmi les enfants des hommes mais un
homme mortel ; la résurrection, c’est un phantasme des disciples, qui l’imaginent toujours
vivant. Donc le Christ, c’est un homme ! Pour d’autres, le Christ c’est Dieu, Il a fait semblant
de souffrir, Il a fait semblant de mourir, Il a fait semblant d’aimer d’une façon humaine ;
quand Il pleure son ami Lazare, Il ne pleure pas vraiment parce qu’Il va le ressusciter. Vous
sentez bien, d’un côté on ne voit que le Dieu et d’un autre on ne voit que l’homme. Mais si
le Christ est seulement Dieu, personnellement Il ne m’intéresse pas, c’est un dieu parmi les
autres dans le panthéon, un dieu magnifique, c’est clair, mais Il ne sait pas ce que c’est que
de souffrir, Il ne sait pas ce que c’est que de mourir, Il ne sait pas ce que c’est que d’être hu -
main, Il fait semblant, Il a revêtu une humanité un peu fantasque, un peu comme un survê-
tement. Çà m’avait un peu choqué quand Annick de Souzenelle qui est pourtant une
grande amie disait que le Christ, c’est comme un survêtement et que le Christ, non, je ne
l’imagine pas du tout en survêtement ! (rires) ce n’est pas son genre de sport, j’allais dire
(rires). Il s’est vraiment fait chair, Il s’est vraiment incarné, et la souffrance, l’injustice, la stu-
pidité, la violence, Il sait ce que c’est, comme nous nous pouvons le savoir à certains mo-
ments, ou comme la vie nous l’apprend et que c’est dur.
Et si le Christ n’est qu’un homme, qui souffre, qui partage de bons repas avec ses amis et
que ça choque là aussi certaines personnes, s’il n’est qu’un homme, à quoi bon ? Comme
tout homme il sera mortel, et on reste dans l’être pour la mort.
Le Christ est intéressant dans la mesure où Il tient les deux en même temps  ; c’est ce para-
doxe du divin et de l’humain qui ne sont pas opposés. Le christianisme, ce n’est ni un spiri-
tualisme, ni un matérialisme, c’est les deux en même temps, c’est pour ça que c’est difficile
de se faire comprendre et que les matérialistes ne se reconnaissent pas du tout dans le
christianisme, comme les spiritualistes ne se reconnaissent pas non plus dans le christia-

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nisme, ou alors ils en font un peu leur affaire en oubliant le côté humain du Christ, son hu-
manité, sa fragilité, ses larmes et tout ce qu’il a pu vivre en tant qu’être humain.
Donc Grégoire nous invite vraiment à entrer dans ce paradoxe qu’est la vie humaine, qui
est une vie humano-divine ; on pourrait dire aussi que la vie humaine, c’est être des cosmo-
théantropes. Il y a le pithécantrope (rires), le paléoanthrope, tous ces jolis noms, mais on
oublie de parler du cosmo-théantrope, parce qu’il n’existe pas encore, c’est ce que nous
sommes en train de devenir, par la grâce de l’Esprit Saint si nous laissons notre corps, notre
matière habitée par l’Esprit Saint, nous découvrons d’abord que notre corps n’est pas sépa-
ré de l’univers, nous sommes le cosmos: le soleil, les étoiles, l’eau, tous les éléments vivent
en nous. Nous sommes faits de l’univers, nous en sommes inséparables, nous sommes des
anthropocosmes ; l’univers et l’humain, ce que l’on appelle l’anthropocène d’ailleurs : on se
rend compte que le cosmos, dans sa géologie même, dans son climat dépend du comporte-
ment humain, comme l’homme dépend du cosmos. Il y a cette interrelation entre les deux,
l’homme et le cosmos ne sont pas séparés, mais ce qu’on oublie, c’est le théos : nous
sommes des êtres cosmiques, mais nous sommes aussi des êtres reliés à la source du cos -
mos, à la source de tout ce qui existe, le théos. Nous sommes à la fois humains, cosmiques
et divins : les trois sont un, les trois sont inséparables et le devenir de notre humanité,
pourrait être la prise de conscience de ces trois en un. Encore une fois c’est de l’expérience,
vérifiez bien cela quand vous méditez : effectivement, je ne suis pas le créateur de mon
souffle, ça vient de l’air qui nous enveloppe, que mon corps est dépendant de l’atmo -
sphère, on dépend du cosmos. On entre dans une conscience cosmique : ma conscience
humaine s’élargit, s’ouvre et je découvre que je suis l’univers, que ce n’est pas un fantasme,
une croyance, mais je ne peux pas être en dehors de l’univers. Je n’existe pas en dehors, je
fais partie du cosmos et si je creuse encore plus, je vois que cet univers est porté par une
conscience, il est porté par une information, il est porté par une puissance qui lui donne
d’exister. Certains diront que cette puissance qui lui donne d’exister, c’est ce qu’on appelle
l’amour, l’agapè, cet amour gratuit, qui pourrait ne pas exister. Et le monde, les collapso-
logues ont tout à fait raison, peut disparaître d’un moment à l’autre ; il n’a pas de nécessité
en lui-même. Tout ce qui a un commencement a une fin, tout ce qui est composé sera dé-
composé : le monde tel que nous le voyons est en train de disparaître, c’est la loi de l’entro-
pie, la décomposition de toute chose, et on ne fait qu’accélérer le mouvement. Le monde
n’a pas d’existence en lui-même, par lui-même, il est informé : c’est la présence de Dieu
qui fait être le monde. Et ça c’est au cœur de ma méditation : je découvre l’univers en moi
et je découvre l’information, la claire lumière, l’essence de toute chose qui me fait exister à
travers ces énergies, et tout ça se passe dans le corps.
Et c’est là que Grégoire aura le plus de détracteurs, je vous le cite : «Certains prétendent
que nous avons tort de vouloir contenir, déposer notre esprit dans notre corps, nous de -
vrions plutôt l’en expulser à tout prix. Et les écrits de ces savants, de ces philosophes mal-
mènent certains des nôtres – les hésychastes – sous prétexte que ceux-ci conseillent aux
débutants sur le chemin de la transformation, de ramener leur regard sur eux-mêmes et
d’introduire au moyen de l’inspiration, le souffle en eux-mêmes. Ils ajoutent que certains
des nôtres parlent d’introduire la grâce en eux par les voies nasales (rire). Je sais que c’est
là une calomnie car je n’ai jamais rien entendu de pareil dans notre milieu et une malignité
ajoutée aux autres. A celui qui déforme, il coûte peu d’inventer et de pervertir. Expliquez-

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moi donc, mon Père, pourquoi nous mettons tous nos soins à introduire en nous l’esprit et
que nous n’avons pas tort de le ramener dans notre corps.» C’est une question qui est po-
sée à Grégoire, et voici sa réponse : «Notre corps n’a rien de mauvais comme tel puisqu’il
existe, puisqu’il est crée par l’existence ; il est bon de sa nature. Il n’est de damnable que
l’esprit charnel qui enferme la chair dans la chair, le corps prostitué ou détourné de la vi-
sion. Le mal ne vient pas de la chair, mais de ce qui l’habite ; le mal n’est pas que l’esprit ha-
bite dans le corps, mais bien que la loi opposée à la loi de l’esprit s’exerce dans nos
membres. Voilà pourquoi nous nous insurgeons contre la loi du péché et l’expulsion du
corps pour y introduire l’autorité de l’esprit. Grâce à cette autorité de l’esprit, nous fixons sa
loi à chaque puissance de l’âme et aux membres du corps. A chacun son dû au sens de la
nature et les limites de leur exercice, cette œuvre de la loi porte nom de tempérance. A la
partie passionnée de l’âme, nous procurons l’habitus excellens, c’est l’agapè, l’amour. Reste
la partie raisonnable que nous améliorons en rejetant tout ce qui s’oppose à l’ascension de
l’esprit vers Dieu, comme dans l’arbre, l’ascension de la sève vers la lumière. Cette partie de
la loi s’appelle la vigilance ou nepsis (des Pères Neptiques). Celui qui a purifié son corps par
la tempérance, qui par l’amour a fait de son irascible et de son concupiscible des occasions
de vertu et qui enfin présente à Dieu un esprit purifié par la prière acquiert et voit en lui-
même la grâce promise aux cœurs purs. Nous portons ce trésor dans des vases d’argile, en-
tendez par là nos corps. Comment dès lors, en retenant notre esprit au-delà de notre
corps, manquerions-nous à la sublime noblesse de l’esprit ?»
Donc ce passage un peu complexe de Grégoire nous rappelle que méditer ce n’est pas sor-
tir du corps mais d’avantage laisser descendre l’esprit dans le corps. Il est intéressant de re-
marquer qu’il y a parmi nous des gens qui dans la méditation ont du mal à décoller et des
gens qui ont du mal à atterrir ! (rires). Il y en a qui ne s’élèvent pas, qui collent à la matière,
ça ne s’ouvre pas; notre méditation reste lourde, pesante, il y a le poids des pensées, des
mémoires. Et d’autres fois ça s’élève, ça s’éveille, ça s’éclaire. Mais il y en a aussi qui sortent
du corps et ça fait des petits hélicoptères, c’est joli mais ça plane, ça plane pour moi !(rires)
Il y a parmi nous des planeurs et des couleuvres : d’un côté ça plane et de l’autre ça rampe.
Il s’agit d’entrer dans ce paradoxe, que la méditation ce n’est pas sortir du corps, comme si
le corps était mauvais, la matière était mauvaise, comme si le buisson ardent était consu-
mé, il fallait le brûler, le jeter pour mieux voir la lumière, et en même temps, il ne s’agit pas
non plus d’idolâtrer le corps, ce n’est qu’un support, ce n’est qu’une tente, c’est un temple ;
une tente ou un temple, c’est toujours quelque chose de mortel et de fragile, mais ce n’est
pas en sortant de notre corps qu’on se rapprochera de l’esprit. On est là dans toute une ap-
proche du réel qui est intéressante : dans l’Inde, c’est représenté par la voie de Sri Aurobin-
do et de la Mère qui disaient que pendant beaucoup de siècles, il s’agissait de sortir de la
matière, mais qu’aujourd’hui, notre mission est de faire descendre l’esprit dans la matière,
l’esprit dans les cellules par tout un travail de prise de conscience de l’esprit qui est au
cœur de nos cellules. On rejoint là vraiment la voie de l’incarnation.
Je me souviens toujours du Père Séraphim au Mont Athos qui avait une drôle de façon de
regarder ceux qui venaient vers lui : il regardait jusqu’où le Saint Esprit était descendu !
(rire), alors que pour beaucoup, le Saint Esprit, ça faisait une petite galette (rire) au-dessus,
comme on le représente quelques fois dans certains tableaux. Pour d’autres, l’esprit était
descendu au moins dans le visage, c’est l’auréole des Saints chez qui l’esprit est descendu

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dans l’intelligence, a éclairé l’intelligence, il y a un éveil, une contemplation. Mais vous sa-
vez qu’à l’origine, cette auréole, n’entourait pas seulement la tête, la pensée mais tout le
corps, c’est ce qu’on appelle la mandorle. Et quand on représente le Christ ressuscité dans
l’art ancien, il est au cœur de la mandorle, c. à d. que la lumière rayonne de toutes les par-
ties de son corps, que l’esprit est dans toutes les parties de son corps, de la tête aux pieds.
Sa matière, sa chair est vraiment le temple de l’Esprit Saint. Et ce vieux moine essayait de
me rappeler cette anthropologie de Grégoire Palamas, on est bien au Mont Athos. Il me di -
sait que l’Esprit Saint doit descendre non seulement dans ta tête, mais aussi dans la gorge,
parce que ça va être important pour ce que tu dis, sinon tu ne fais que du bruit avec ta
bouche et ce bruit n’éclairera personne, mais si l’esprit habite nos paroles, peut-être que
certains y trouveront du sens. Mais il faut que l’esprit descende, encore un peu plus bas
(rire) dans le ventre et dans le bas-ventre, alors ça pour certains, c’est trop, ce qui fait qu’on
est des Chrétiens un peu cul-de-jatte (rires). L’Esprit Saint descend rarement en dessous du
nombril, et pourtant nous sommes appelés à une transfiguration totale de tout notre être.
C’est un des problèmes du christianisme, car la sexualité n’est pas transfigurée parce
qu’elle n’est pas habitée par l’esprit. Nous ne savons pas ce qu’est qu’une véritable relation
amoureuse, parce que justement cette partie de notre être n’est pas habitée par le Saint
Esprit. Ce serait une toute autre façon d’aimer, qui ne serait pas obligatoirement un pas-
sage à l’acte d’ailleurs : on peut entrer en relation avec quelqu’un à un niveau plus subtil et
ce sont nos corps subtils qui peuvent se rencontrer. La transfiguration de la libido, c’est un
gros travail et l’Esprit Saint ne demande que ça, de descendre dans nos genoux. Bon, excu-
sez-moi d’être un peu...c’est difficile de parler de ça. Je me rappelle, quand je disais à des
moniales Dominicaines : on ne prie pas le même Dieu si on a les fesses serrées ou si on a
les fesses détendues (rires). Excusez-moi, il faut reconnaître que c’est choquant et pourtant
c’est vrai, c. à d. si on est dans une crispation, une tension, c’est tout notre être qui va être
crispé et on aura une image de Dieu étroite, close. Si on laisse l’esprit, la respiration, le
souffle descendre...cette thérapies qui consiste à faire descendre l’esprit dans tous les lieux
de nous-mêmes qui sont douloureux, crispés et ça ne manque pas parce que la vie nous
malmène et on a mal, on a mal dans la colonne vertébrale, dans les reins…
Respirer, expirer profondément et avec l’expire, appeler l’esprit, appeler la lumière et des-
cendre jusqu’au gros orteil. Très important le gros orteil ; pour les Taoïstes – on parle du
Mont Athos mais si c’est vrai au Mont Athos, si le gros orteil est important pour Grégoire
Palamas, le gros orteil doit important pour Lao Tseu autrement ce n’est pas une vérité, il
n’y a pas de vérité dans le gros orteil - pour Lao Tseu, la conscience est dans le gros orteil.
C’est intéressant car le Tao, c’est effectivement le contact avec le sol. Vous vous rappelez,
les croque-morts, leur mission pour savoir si quelqu’un est encore vivant, (rire) on lui
croque le gros orteil, comme si la conscience bien sûr est dans le cerveau, dans le cœur ,
mais elle est aussi dans le gros orteil.
Ce que l’on appelle la divinisation, la théosis, c’est la divinisation de tout l’être. Et cette
question qui est posée à Grégoire Palamas, c’est une question qu’il faut se poser à soi-
même : quelle partie de moi-même n’est pas habitée par la lumière ? quelle partie de moi-
même n’est pas habitée par l’amour gratuit, inconditionnel ? cet amour infiniment respec-
tueux de l’autre, cet amour qui est non captateur ? Est-ce que je peux connaître une libido
non captatrice, non séductrice, non appropriatrice ? est-ce que cette énergie peut devenir

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un lieu de service et de respect? est-ce que la vie qui est en moi, cette vie mortelle, peut
devenir ce moment favorable où l’Éternel s’incarne ?
Ces questions-là, de nouveau, il s’agit de nous interroger dans la profondeur de notre
corps, de nos cellules : est-ce que l’Être est là ? est-ce que la lumière est là ? est-ce que le
calme est là ? est-ce que la paix est là ? Et d’avoir l’humilité, la simplicité de reconnaître que
l’Être n’est pas là, Il est absent, Il n’est pas vraiment vivant dans toutes les parties de ma
vie. Ce qui est présent en ce moment en nous, c’est ce paquet de mémoires qui nous fait
tellement souffrir, tout ce qu’on a vécu, tout ce qu’on a expérimenté, tous nos doutes.
Oui, on est ça, mais bien sûr qu’on est ça, mais on n’est pas que ça ! Et c’est là l’enseigne-
ment de ces Pères Neptiques, de Grégoire Palamas : accepte effectivement ce corps dans
lequel tu es, ce psychisme un peu délabré, mal-aimé et mal-aimant dans lequel tu es, mais
ne t’identifie pas à cela, tu es plus, tu es infiniment plus que cela, tu es le temple de l’Es-
prit Saint et n’aie pas peur d’être ce que tu es et d’être mieux que ce que tu es (rire), d’être
ce lieu où l’Être a envie de s’incarner, devenir vivant. Nous sommes tous des maisons pour
accueillir le vent, pour abriter l’Esprit Saint, le laisser respirer en nous.

Méditation : Donc c’est le moment, c’est un bon moment au cœur d’un jour ensoleillé ou
d’un jour orageux, d’un jour de pluie… quel que soit le temps, les bons et les mauvais
temps de notre existence. Mais qui sommes nous pour dire c’est bon, c’est mauvais. Il y a
un moment on peut simplement dire, c’est ainsi. Et dans l’acceptation et l’accueil de ce qui
est ainsi, le clair silence, la pure lumière, le saint amour peuvent se donner en nous, de fa-
çon presque indicible. Ce n’est peut-être qu’un pressentiment, mais ce pressentiment nous
dit que le réel existe et que nous sommes avec lui, en lui, par lui. Invoquer, chanter son
Nom ou simplement rester en silence, dans cette présence, avec le cœur, avec gratitude,
pour notre bien-être, le bien être de tout et de tous.

Son de cloche

Je me rends compte que je n’ai pas répondu dans la première question sur les différences
entre christianisme orthodoxe et occidentales, à propos du chapelet. La Trinité (rire) me
semblait plus importante et vous pouvez demander à la Porterie à Claire de vous parler du
symbolisme du chapelet. Si vous voulez que ceux-ci soient bénis, demain après la dernière
session, il y aura cette bénédiction dans l’église par Monseigneur Martin pour ceux qui le
veulent.
Notre méditation continue, nous pouvons nous promener dans la brise du soir, il y a encore
beaucoup de choses à découvrir avec des yeux peut-être différents. Demain matin c’est la
liturgie qui est une occasion de reconnaître la présence de l’Être non seulement dans la na-
ture mais aussi dans les sacrements et demain après-midi on commencera à 15 heures
pour finir à 17 heures. En attendant, je vous souhaite une bonne soirée et une bonne nuit.

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Dimanche après-midi

Méditation : Notre méditation continue, chacun est dans la posture qui est juste pour lui. Il
n’y a pas de posture prêt-à-porter, chacun a un corps différent, l’essentiel étant d’être dans
un attitude à la fois de vigilance et de repos, d’attention et de détente, ni crispé, ni avachi.
La colonne vertébrale est droite, autant que possible, comme un arbre qui relie la terre et
le ciel. Être bien là, à notre place, sur la terre et sous le ciel et dans le souffle. Dans cette
bonne posture, comme une montagne, comme un temple, accueillir le souffle, se laisser
porter par cet océan du souffle qui nous inspire et qui nous expire. A la fin de l’expire, tou -
cher, contempler cet espace de silence et de calme, comme le fond de l’océan, plus pro-
fond que toutes les vagues, que toutes les tempêtes, toucher en nous ce fond de calme et
de silence. Et s’il y a encore trop de pensées, de distractions, revenir avec patience dans la
conscience de la posture, dans la conscience du souffle, et dans la conscience du Nom par
lequel nous nous sentons reliés à la source de tout ce qui est, vit et respire et laisser le
souffle, laisser notre invocation nous conduire vers un plus profond silence, une plus simple
présence. Respirer dans cette présence, avec le cœur, avec gratitude pour notre bien-être,
le bien-être de tout et de tous.

Sans perdre le contact avec le silence qui est partout et toujours là, quelques soient les
bruits, les mots, les pensées avec lesquels on l’encombre, le silence est partout et toujours
là, et dans ce silence qu’on n’oublie pas, nous pouvons reprendre notre étude de cette voie
paradoxale qu’est le christianisme dont nous parlent les Pères Neptiques c. à d. ces Anciens
qui pratiquaient la nepsis, la vigilance, que certains traduiront par pleine conscience, la
pleine attention à ce qui est, avec quelque chose peut-être de plus, avec cette philocalie,
cet amour de la beauté c. à d. une conscience augmentée de gratitude, une conscience
augmentée d’étonnement et de remerciement pour ce qui est.
Nous avons donc particulièrement étudié Syméon le Nouveau Théologien qui après avoir
eu une vie un peu mouvementée insiste sur le réalisme de l’expérience intérieure, de l’ex-
périence de l’esprit, de l’expérience de la lumière incréée, cette lumière qu’on ne voit pas
mais qui nous fait voir, cette expérience de pure conscience et de saint amour en nous di-
sant que c’est là qu’est l’accomplissement de l’être humain et que l’être humain a perdu la
vue, a perdu la vision de ce à quoi il est appelé.
Avec Grégoire Palamas nous avons davantage étudié la possibilité de cette expérience :
Grégoire rappelle que Dieu demeure inconnu, inaccessible, irreprésentable, avec toute la
théologie apophatique, et que c’est son essence… Dieu est au-delà de tous les mots par les-
quels on tente de parler de l’Absolu et en même temps Il est participable dans ses énergies,
et l’image qu’il emploie, c’est celle du soleil : le cœur du soleil inconnu, inaccessible ; le
cœur de la lumière est noir, les photons ne rencontrent pas d’obstacle et la lumière qui
rayonne, la lumière qui se donne dans chacun de ses rayons et chacun de ces rayons c’est
bien le soleil.

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Donc cette voie paradoxale du christianisme, c’est d’être à l’image du Christ, de plus en plus
humains, et de plus en plus divins, de plus en plus incarnés dans le temps et de plus en plus
ouverts à l’éternel, de plus en plus dans la matière et de plus en plus ouverts à l’esprit.
Ce n’est peut-être pas évident pour la pensée, pour la pensée rationnelle, mais c’est un
exercice et cet exercice passe à travers l’expérience du silence, de l’au-delà de la pensée. Et
que c’est dans ce silence infini, qui est partout et toujours là que nous pouvons voir, réali -
ser cette présence qui se donne à nous. Avant de faire encore quelques pas avec Grégoire
Palamas, il y avait des questions.

Questions  : Si j’ai bien entendu ce matin dans l’épître de Paul, il dit que la chair et l’esprit
sont opposés. Cela n’entre-t-il pas ne contradiction avec ce que dit Grégoire Palamas quand
il dit qu’il faut faire descendre l’esprit dans le corps à la suite de Jean Climaque, d’Isaac le
Syrien et des autres et que le corps n’est pas un obstacle à la vie de l’esprit. Le royaume est-
il de ce monde ou hors de ce monde ?
Il y aussi une question d’Isabelle : comment entendre la résurrection avec les Pères Nep-
tiques ?

Réponse : Merci pour ces questions importantes qui nous obligent à préciser les mots.
Vous faites référence à l’épître de Paul, cette opposition entre la chair et l’esprit, on la re -
trouve souvent et particulièrement dans l’épître aux Romains : «En effet, sous l’empire de
la chair, on tend à ce qui est charnel, mais sous l’empire de l’esprit, on tend à ce qui est spi -
rituel. La chair tend à la mort mais l’esprit tend à la vie et à la paix.»
Il y aurait d’autres passages à citer où est rappelé cet antagonisme entre la chair et l’esprit,
en nous souvenant que le mot grec employé ici est le mot sarx pour dire la chair, ce n’est
pas le mot soma qui veut dire le corps ; il y a une différence entre la chair et le corps, de la
même façon le mot employé pour l’esprit, ce n’est pas le nous, l’esprit intellectuel de l’intel-
ligence, c’est le pneuma, le souffle spirituel.
Quand on dit que le logos se fait chair, que la conscience créatrice se fait chair, se mani-
feste, le silence devient conscience, la conscience devient atomes, molécules, particules,
cellules...jusqu’à devenir présente dans les organes, les organismes, et devenir chair. Et la
chair, c’est le composé humain qui est fait de corps – soma -, de psychisme, certains diront
psyché - l’âme - et d’esprit qui est la traduction du mot nous. Et sarx, la chair est ce compo-
sé de corps, de psychisme et d’esprit, de soma, psyché et nous. Et ce composé nous dit Paul
peut se satisfaire de lui-même, s’enfermer en lui-même, la chair ne s’ouvre pas à une autre
dimension qu’elle-même : elle se ferme et s’enferme dans ce qu’on appellera l’être pour la
mort. Ce qu’on vient d’entendre chez Paul, effectivement suivre les œuvres de la chair, c’est
aller vers la mort, du corps, du psychisme et de l’esprit c. à d. le nous, le mental, la pensée.
Mais il y a une possibilité pour la chair de s’ouvrir à l’esprit, le pneuma. Vous sentez bien
qu’il s’agit là d’une réalité qui n’est pas un élément du composé humain, mais qui est
quelque chose d’incréé dans le composé humain, quelque chose qu’on ne peut pas avoir,
qu’on ne peut pas saisir, qui n’est pas de l’ordre du saisissable, ni du pensable, ni de l’expli -
cable. Il y a en nous un non-né, non-fait, non-créé et c’est parce qu’il y a en nous un non-
né, non-fait, non-créé que ce qui est fait, créé et composé peut trouver une issue, autre-
ment on serait enfermé dans l’être pour la mort. Dans le bouddhisme, vous retrouvez cela

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dans les nobles vérités qui nous rappellent que s’il n’y avait pas en nous ce non-né, non-
fait, non-créé, il n’y aurait pas d’issue pour ce qui est fait, créé et composé, on serait enfer -
mé dans l’être pour la mort.
Paul affirme pour l’avoir vécu dans son propre corps, dans son psychisme et dans son es-
prit, dans sa chair cette ouverture à l’esprit. Donc il y a cette possibilité que notre nous,
notre mental, notre pensée dans ce qu’elle a de plus subtil, puisse s’ouvrir à l’Esprit Saint.
Notre esprit s’ouvre au Saint Esprit, c’est ce qu’on appelle la métanoia, ce qui va au-delà du
nous qui est la fine pointe de notre psychisme, qui est la fine pointe de notre humanité.
C’est pour ça que certains (André Comte-Sponville) pourront parler d’une spiritualité sans
Dieu c. à d. une spiritualité dans le sens du nous, de l’esprit, mais sans ouverture à ce qui
est méta, au-delà de l’esprit humain, au-delà de la pensée humaine. Donc l’exercice de la
métanoia, c’est l’exercice de la pratique de l’hésychasme, de la méditation : par ce calme
des pensées, on s’ouvre à l’au-delà des pensées, à ce qui est à la source de la pensée, et au-
delà de la pensée, qu’on appellera la pure conscience ; la conscience d’où naissent les pen-
sées et où retournent les pensées. Dans cette conscience silencieuse, le nous peut s’ouvrir
au pneuma.
De la même façon la psyché peut elle aussi s’ouvrir au pneuma, à l’Esprit Saint. La psyché,
c’est toute notre dimension affective, passionnelle, émotive ; et de la même façon qu’il
s’agit de calmer le mental, il s’agit de calmer aussi ce monde émotionnel, ce monde affectif.
Et quand notre psyché, notre âme, notre cœur est apaisé, purifié, calmé, à ce moment-là, il
entre dans une autre qualité d’amour, on entre dans ce que certains ont appelé le saint
amour, qui est justement une ouverture de notre humanité à ce qui est plus grand qu’elle.
C’est une anastasis, le mot ana, c’est monter, se poser dans la hauteur, se poser dans une
qualité d’amour qui est plus vaste, plus grande : on devient capable d’aimer comme on n’a
jamais aimé. On n’est pas capable d’aimer nos ennemis, d’aimer ceux qui ne nous aiment
pas, et à un certain moment, on en devient capable, comme si notre cœur était augmenté
par un tout autre amour, par une tout autre compassion.
Notre corps, notre soma, lui aussi on peut l’ouvrir à l’esprit, à l’Esprit Saint : notre petite vie
mortelle, fragile, malade, vulnérable, on peut la replacer au cœur de la vie éternelle, c. à d.
la vie qui était là avant notre naissance, elle sera là aussi après notre mort. On peut imagi-
ner dans la vie infinie, incréée, non limitée, non fermée, il y a ce moment qu’on appelle la
naissance et il y a ce moment qu’on appelle la mort et que notre vie mortelle c’est ce que
nous vivons au cœur de notre vie ordinaire. Et au cœur de cette vie ordinaire, peut-être
aussi qu’on peut s’éveiller à la vie éternelle ; l’éternel, ce n’est pas après la mort, c’est le
cœur même de cette vie mortelle, c’est ce qui ne meurt pas. Comme on le disait hier, il ne
s’agit pas de passer sur une autre rive, mais de descendre dans la profondeur ou dans la
hauteur, ce sont des images pour essayer de dire qu’il y a la possibilité dans notre vie mor-
telle de nous ouvrir à cette réalité du fond, du fond de l’océan qui contient toutes les tem-
pêtes, toutes les vagues mais qui reste toujours calme et que mourir, c’est peut-être des-
cendre dans cette profondeur, comme naître c’est monter de cette profondeur.
Il s’agit de vérifier tout cela, de l’expérimenter et c’est donc la pratique de l’hésychasme.
Mais pour répondre à votre question, je crois qu’il n’y a pas d’empêchement à cette union
de la chair et de l’esprit. Parce que le verbe s’est fait chair non pas pour nous délivrer de la
chair, pour nous dire que la chair était mauvaise, mais pour transfigurer cette chair, pour la

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ressusciter. Et c’est la question d’Isabelle sur la résurrection de la chair qui est elle-même
appelée à entrer dans la vie de l’esprit. Mais notre drame c’est qu’on peut s’enfermer, fer-
mer notre intelligence à cette intelligence supérieure infinie, fermer notre cœur à ce tout
autre amour, cet amour non limité, non égoïste, jaloux, possessif. On peut se fermer à cette
possibilité, fermer notre corps, notre sensibilité à l’invisible, à l’inaudible, à l’impalpable,
qui sont la réalité, qui sont les profondeurs mêmes du réel et c’est ça ce que Paul et les
autres à sa suite appelleront le péché, qui est aussi la fermeture, l’endurcissement. On peut
s’endurcir, on peut s’enfermer dans notre être mortel et ce qu’on a appelé d’un mot un
peu compliqué le pentos, la componction, c’est ce moment où l’on devient perméable à la
transcendance, à des dimensions souveraines qui habitent le cœur de notre être, autre-
ment on s’enferme et on rejette. Il y a donc cette possibilité-là de dire non, non à la vie
éternelle, non à l’amour infini, non à la conscience pure : on peut s’enfermer dans notre
être pour la mort, mais on peut aussi s’ouvrir et c’est là l’acte de résurrection, c’est là l’acte
qu’on appelle la nouvelle naissance.
Naître d’en haut, qu’est-ce que c’est ? c’est ouvrir notre nous, notre psychisme, notre corps
à l’Esprit Saint, c’est laisser descendre l’Esprit dans toutes les dimensions de notre chair,
corps, âme et esprit. Le baptême, c’est plonger notre corps, notre âme et notre esprit dans
l’Esprit Saint, dans l’esprit du Christ et à ce moment là, ressusciter, naître de nouveau, vivre
d’une autre façon cette vie charnelle, une vie charnelle habitée par l’Esprit Saint.
Votre question pose aussi celle du monde, la chair chez Saint Paul, le monde chez Saint
Jean sont deux façons de parler de la même réalité. Quand Jésus dira «Mon royaume n’est
pas de ce monde» et en même temps, «Je suis venu dans le monde pour que le monde soit
sauvé». Il ne vient pas dans le monde pour dire que le monde est perdu, mais pour le sau-
ver, pour le guérir, soteria, pour le soigner, pour le transfigurer et le ressusciter.
Dans le monde et pas de ce monde, là aussi c’est encore le paradoxe de la vie chrétienne :
nous sommes dans le monde, c. à d. dans la chair, dans nos limites, dans l’être mortel,
l’être pour la mort et en même temps il y a en nous quelque chose qui n’est pas de ce
monde, qui n’appartient pas à la mort, au monde de la mort.
Donc comment se représenter cela ? Je vous rappelle ce petit mandala qui est au cœur de
l’Évangile de Jean : au centre il y a Yod Ev Vav He, l’Être qui Est ce qu’Il Est, Toi l’au-delà de
tout, Tu as tous les noms et aucun nom ne peut Te nommer, c’est l’imprononçable, l’innom-
mable, l’irreprésentable, c’est ce que Grégoire Palamas appelle l’essence de Dieu, inouïe,
impensable, c’est le pur Je Suis, Ego Emi. Je Suis qui Je Suis, il y a une réalité qui refuse de
se nommer pour ne pas se laisser enfermer dans un nom. Donc au centre de tout, au
centre du monde, il y a ce pur Je Suis au cœur du soleil, inaccessible.
Ce Je Suis se manifeste à travers ses qualités : Je Suis la lumière du monde, Je Suis la vie, Je
Suis l’amour, Je suis le chemin, la vérité, la beauté, la bonté... tous ces noms divins. Et ce
rayonnement de l’Être, autour de l’Être, c’est ce qu’on appelle le royaume, le rayonnement
de la présence de Je Suis, le rayonnement de la présence de l’Être qui aime, de l’agapè, un
autre nom pour essayer de dire Dieu, ce tout autre amour, ce pur don, cette pure générosi-
té, qui est avant l’Être puisque l’Être ne fait que manifester ce don, c’est plus qu’être. Mais
ce plus qu’Être se manifeste à travers la vie, la bonté, la lumière, la beauté ; donc là on
parle du royaume de Dieu et ce royaume, cette lumière, Je Suis va venir dans le monde : Je
Suis la lumière du monde. Et le monde c’est d’une certaine façon ce qui est extérieur au

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royaume, c’est ce qui est appelé à laisser vivre en lui les énergies divines : (dessin au ta-
bleau)
. Je Suis, Yod Ev Vav He qu’on a appelé l’essence
. le royaume, c’est l’énergie
. le monde, c’est la la matière, la chair pour reprendre le langage de Saint Paul.
Quand on dit que le verbe s’est fait chair, Je Suis va nous chercher jusque dans ce monde et
ce monde, Saint Jean dira c’est ce qui refuse, ce qui a tendance à refuser la lumière, c’est le
monde des ténèbres, de l’obscurité, qui se satisfait dans l’être mortel, le monde de la mort
qui s’oppose à la vie, à l’éternité de la vie et qui identifie la vie à ce qui est entre la nais -
sance et la mort – or la vie c’est infiniment plus que ça – c’est ce qui se ferme à la bonté,
c’est ce qui se ferme au don de Dieu, c’est ce qui se ferme à la vérité, c’est le mensonge.
(Le Père Martin à quatre pattes sous des tables cherche à brancher des luminaires pour
éclairer la salle, dans l’hilarité générale  : Et la lumière fut ! on peut remercier Monseigneur
Martin de nous faire comprendre ce qu’il faut faire pour aller chercher la lumière, il faut
plonger profond dans l’ombre, sous la table. C’est une belle illustration, c’est intéressant
parce que ce qu’on cherche, c’est le point de contact, on peut vivre dans l’obscurité et vivre
à tâtons ou on peut trouver l’interrupteur et à ce moment-là on cherche la même chose,
mais dans la lumière et peut-être qu’on trouve ce que l’on ne trouve pas quand on manque
de lumière. Ce que les moines hésychastes cherchent, c’est l’interrupteur, quel est ce lieu
en nous-mêmes où s’allume la lumière ? L’importance du cœur, de la prière, du nom par le-
quel on appelle la lumière).
Donc comment se représenter à la fois la présence de Dieu et la présence de la matière ?
puisqu’il s’agit de sauver cette matière, de guérir ce monde ; il ne s’agit pas de le mépriser,
de le rejeter, c’est le monde qui rejette le royaume. Il s’agit donc d’introduire les qualités du
royaume : ce qu’on disait ce matin, cherchez d’abord le royaume, c. à d. cherchez d’abord
votre centre, ce qui est au cœur de la vie, cherchez le réel, ce qui est réel pour introduire
cette vie, cette lumière, cette bonté dans le monde, dans votre chair, c. à d. dans votre ma-
ladie, votre questionnement dans tous ses troubles qui habitent notre société, c. à d. aller
vers la source, autrement l’eau de votre citerne sera vite épuisée, votre gentille bonté so-
ciale, votre humanisme, c’est vite épuisé dans certaines situations. Vous sentez bien qu’au-
jourd’hui on touche les limites de certaines formes d’humanisme, de bienveillance, de bon-
té devant la violence qui peut parfois se déchaîner. Et là on a besoin vraiment de chercher
d’abord la source, la source jaillissante de la vie en nous, la source jaillissante de l’amour,
de la patience, de la paix. Et c’est à partir de notre centre, de notre cœur qu’on peut re -
tourner vers le monde, retourner vers l’obscurité et amener une lumière. Et peut-être qu’il
ne faut pas trop lutter contre l’obscurité ; dans certains moments de ténèbres, il ne faut
pas lutter contre l’obscurité car elle est plus forte que nous, il faut simplement allumer une
étincelle, allumer notre petite lumière : pas quelque chose à faire contre, mais d’allumer
en nous, de réveiller ce qu’il y a de meilleur. Comme il est dit dans les «Dialogues avec
l’ange», il s’agit de ne pas lutter contre la maladie mais d’éveiller la santé en nous. Quand
on accompagne quelqu’un il ne s’agit pas seulement de soigner ses maux, ses symptômes,
ses souffrances, mais de prendre soin de ce qui va bien en lui, de réveiller ce qui reste de
bonté, ce qui reste d’intelligence, ce qui reste de vérité en lui et c’est à partir de là que
peut-être la guérison va advenir.

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En tout cas l’attitude de Jésus qui va chercher dans le monde, dans toutes ces chairs abî-
mées, révoltées, l’étincelle, la semence de lumière, la semence de l’esprit qui reste là pour
la réveiller et à partir du monde, revenir dans le royaume et retourner à la source.
Le chemin de l’hésychasme, c’est effectivement ce chemin qui part de la source, de Je Suis,
qui vient dans le monde et qui retourne à la source, on est sans cesse en chemin.
La conscience se fait chair pour que la chair retourne à la conscience, c’est ce qu’on a répé-
té hier ; l’infini se fait fini pour que la finitude entre dans l’infini ; l’éternel entre dans le
temps pour que le temps devienne poreux à l’éternel.
Vos questions, celle d’Isabelle et d’autres sont toujours nos questions, mais peut-être que
ce petit mandala, cette image peut nous aider à nous souvenir qu’au centre de nous-
mêmes il y a cet espace de pur silence, de pur amour, incréé, qu’on ne peut pas mesurer,
qu’on ne peut pas saisir, mais ce qu’on peut mesurer c’est son rayonnement et son rayon-
nement, c’est de la bonté, c’est de la beauté, c’est de la patience, c’est de la force, tous ces
dons de l’Esprit. Grégoire Palamas dira que tous ces rayons du soleil sont des dons de l’Es-
prit. Et ces dons de l’Esprit, il s’agit de les accueillir, de les laisser descendre dans notre
chair fatiguée, abîmée, dans notre monde chahuté, qui est en train de disparaître, mais ne
peut disparaître que ce qui est composé, créé, mais ne peut pas disparaître son essence.
Et c’est cette essence qu’il faut sauver, rappeler aux êtres humains qu’ils ne sont pas faits
seulement pour mourir, de façon dramatique, ou de façon plus ou moins agréable, mais
qu’il y a en eux... qu’ils ne se privent pas de cette dimension pour qu’ils puissent retrouver
cette vue, cette vision.

Autre question : Vous dites retrouver la vue, la vision ( oui, c’est ce qu’on vient de dire !),
mais comment ? Ne faut-il pas aussi retrouver l’oreille, l’écoute ?

Réponse : Je continuerais en disant ne faut-il pas retrouver l’odorat, le toucher, enfin tous
nos sens ? Et vous avez raison de poser cette question, car elle est très monastique c. à d.
que c’est celle du pèlerin Russe aussi. C’est bien joli de parler de lumière, de royaume, mais
comment ? concrètement, qu’est-ce qu’on fait ? (rire) on a visualisé l’essence divine au
cœur de notre cœur, l’essence de notre essence, mais comment ? Et c’est là qu’intervient la
pratique, et c’est effectivement une pratique qui peut commencer à travers les sens.
Chez les Anciens - et j’aurais pu davantage développer ça chez Syméon le Nouveau Théolo-
gien mais aussi chez Macaire – c’est ce qu’ils appellent les sens spirituels : nous avons des
sens physiques, matériels, affectifs, émotifs, mais nous avons aussi des sens spirituels et
pas simplement intellectuels, c’est quelque chose d’autre, et comment ?
Pour la vue, on est dans l’exercice, il faudrait commencer par (rire) ouvrir les yeux, voir ce
que l’on voit et en regardant ce qu’on voit, voir l’invisible qui entoure tout ce qu’on voit, on
pourrait appeler ça écarquiller les yeux (rire) vous pourrez faire l’exercice tout à l’heure
dans la forêt. Dans la tradition tibétaine, on représente Milarépa avec les yeux complète-
ment écarquillés c. à d. qu’il voit ce qu’il voit mais il voit aussi la lumière qui entoure toute
chose, il voit le jour, dies, deus. On a souvent répété ici que c’est dommage de mourir sans
avoir vu le jour (rire) et il y en a beaucoup qui meurent sans avoir vu le jour  ! Sans avoir vu
la lumière dans laquelle les mille et unes choses apparaissent. Donc écarquiller les yeux ,
voir ce qu’on voit, et voir l’invisible qui entoure toute chose. Et puis metanoiete, il y a ce

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mouvement de retour : il y a ce que je vois, mais je me retourne vers celui qui voit, c’est le
retournement de l’attention. C’est un exercice extrêmement important, non seulement je
vois ce que je vois, mais je vois celui qui voit. Et si vous voyez en ce moment celui qui voit,
vous voyez que celui qui voit projette un certain nombre de mémoires, de pensées sur ce
qu’il regarde. On ne s’est jamais vu les uns les autres, on se voit toujours à travers nos pro-
jections, à travers le voile, le masque de nos projections, de nos pensées ; on ne se voit pas
tel que l’on est. Il s’agit de bien voir ça, c’est un exercice de lucidité, à quel point ce qu’on
appelle le monde ou les autres, ce ne sont que des projections de nous mêmes. Et je
trouve telle ou telle personne belle ou bien, d’après mes projections.
Dans cet exercice de la vision, il s’agit de passer par un retrait des projections c. à d. entrer
dans un regard pur, certains diront un regard vide, mais quand on parle du vide, il s’agit
d’être vidé de tout ce qui encombre l’œil, de tout ce qui encombre la vision. Donc là, on
commence à s’approcher du réel dans le sens où l’on entre en communion avec la
conscience qui nous permet de voir et l’on découvre que la conscience qui nous permet de
voir, c’est la conscience même qui permet à chaque chose d’exister, que c’est une même lu-
mière. Peut-être qu’on en n’est pas encore dans cette vision, que nos yeux ne sont pas ou-
verts à cette dimension pneumatique, spirituelle du regard, mais c’est un exercice qui peut
être intéressant et en d’autres termes on pourrait dire qu’il s’agit de passer de la
conscience flèche, c’est le langage de Graf Dürkheim, la conscience qui vise un objet, je fais
de ce que je regarde un objet, j’objective le monde, toutes ces ondes sonores et colorées,
ces particules, je les objective, je leur donne une forme, c’est la pensée flèche.
Puis il y a la pensée coupe, vous savez quand on dit qu’on a une pensée derrière la tête
(rire), voir les choses avec la nuque. En ce moment je vous regarde avec la nuque car si je
vous regarde avec les yeux flèche, je vois une personne, une autre personne... et si je re-
garde avec la nuque, je vois tout le monde. C’est malin ! (rires) mais essayez simplement,
d’avoir ce regard éloigné ; on voit les choses avec un certain recul et le particulier nous ap-
paraît dans l’universel, et chaque personne particulière fait partie de l’univers.
Et puis ce regard frontal objectivant doit descendre de la tête vers ce regard plus subjectif
de la coupe, qui contient, et peut descendre dans le cœur. Et c’est dans notre cœur que la
conscience s’unit à la conscience originelle, à la conscience première. Parce que d’où est-ce
qu’elle nous vient cette conscience ? d’où est-ce que l’on voit ? Et c’est lorsque l’on a rejoint
cette conscience qu’on peut dire en vérité que le monde est beau, parce qu’on a rejoint la
conscience créatrice dont parle le livre de la Genèse, la conscience qui crée chaque chose
et quand chaque chose existe, a été créée, Dieu vit que cela était beau, beau, bon et vrai,
encore une fois ne séparez pas, c’est le réel dans son intimité qui est à la fois beauté, bonté
et vérité. A ce moment là, on voit le monde autrement c. à d. vous sentez bien que ce
monde est entré dans le royaume, il est traversé par les énergies du royaume, et on le voit
dans sa relation avec l’Être. Je vois la Terre autrement, l’arbre autrement, je le vois dans sa
relation avec l’Être qui le fait être, avec la conscience créatrice qui le fait exister.
C’est un exercice à partir du regard et vous citez l’écoute : ne faut-il pas aussi retrouver
l’oreille, l’écoute, shema Israël, écoute, c’est l’exercice proposé par Moïse, qui sera repris
par Yeshoua, écoute. Et de nouveau, comme il y a un regard mondain ; dans le monde
notre regard est limité aux objets, notre regard est de type scientifique, objectif et objecti-
vant. On voit et c’est même assez terrible car lorsqu’on regarde quelqu’un on ne voit pas

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une présence, mais on voit un objet, on voit une chose et on traite des êtres vivants
comme on traite les choses et comme on traite les objets, pour faire de la chair à canon, de
la chair à ordinateur, de la chair à crématoire d’une certaine façon. On oublie qu’un être
humain n’est pas un objet, n’est pas une chose, c’est une conscience, c’est une liberté, c’est
un vivant, qui partage la même conscience que celle qui m’habite : il s’agit de reconnaître
ça, il s’agit de reconnaître Dieu qui est en lui, le divin qui est en toute chose et à ce mo -
ment-là on le traite d’une autre façon. Mais c’est pareil avec l’écoute : en ce moment vous
pouvez entendre le bruit que je fais avec ma bouche, agréable ou désagréable ; pour cer-
tains ça a du sens, pour d’autres ça ne veut strictement rien dire, c’est du baratin. Vous sen-
tez bien, selon l’oreille, c’est les mêmes mots mais ce qu’on entend est complètement diffé-
rent. Et il y a des mots qu’on ne peut pas entendre, il y a des mots qui nous ont trop blessé.
Pour certains, le mot Dieu est inaudible, d’autres ont des problèmes avec le mot chair, avec
le mot sexualité, avec le mot printemps, avec le mot argent...chacun a ses difficultés. Il y a
des mots qui résonnent très fortement ou très difficilement, le mot folie, chacun a des
mots qui lui ont fait mal et auxquels il peut se fermer.
Déjà entendre ce que l’on entend et entendre le silence dans lequel on entend les choses.
De la même façon qu’il s’agit de voir la lumière dans laquelle on voit les choses, il s’agit
d’entendre le silence dans lequel on entend les choses.
Heureux ceux qui ont entendu les paroles de Jésus et bien plus heureux encore ceux qui
ont entendu son silence, le silence d’où naît sa parole, le silence d’où naît sa pensée. Ce si-
lence, vous le savez bien, c’est son Père, c’est son origine, c’est l’origine de la conscience,
l’origine de la pensée, l’origine de la parole. Donc bienheureux ceux qui entendent ses pa-
roles, mais bien plus heureux ceux qui entendent son silence. Mais c’est vrai pour toute pa-
role ; essayez, quand on écoute quelqu’un, comme on le dit : d’où parle-t-il ? Il parle à par-
tir de ce qu’il a appris, de ce qu’il a lu, de ce qu’il a rencontré, expérimenté, mais quelques
fois vous entendez que ça vient du silence, ça vient d’au-delà de lui et ce qu’il dit, ce n’est
pas simplement ses mots à lui, sa façon de voir, sa façon de penser, mais il y a quelque
chose de plus, qui rejoint notre propre silence. Quand je suis dans cet état d’écoute, j’en-
tends la parole de l’autre, j’entends son silence et en même temps, j’entends mes paroles
et j’entends mon silence. Et de nouveau il y a ce metanoiete, ce retournement de l’atten-
tion : non seulement j’écoute, j’entends ce qui est dit, les bruits, la musique, les sons, mais
j’entends celui qui écoute. Et celui qui écoute peut avoir les oreilles bouchées, il peut avoir
des problèmes auditifs, mais aussi des problèmes psychiques, ce qui fait que certaines mu-
siques, certains sons… C’est Tomatis qui a bien étudié ça, certains sons qui rappelaient le
bruit de la mère quand on était dans le sein maternel, il y a des bruits qui deviennent im-
possibles à entendre et dont on entend quelques fois un écho dans certaines voix et il y a
certaines voix qu’on ne supporte pas, certains sons qui sont difficiles à écouter.
Donc, je me rends compte que ce que j’entends, c’est moi, aussi, qui me projette ; que ce
que je vois, c’est moi, c’est moi qui se projette. Observez ça, il s’agit d’être attentif, nous
sommes dans la pratique, dans la nepsis, dans l’attention ; et puis découvrir au-delà de moi
qui écoute et se projette, le Soi qui écoute, Dieu qui écoute.
Je ne sais pas comment dire ça, entendre Dieu qui nous écoute (rire) on est de nouveau
dans le silence, dans le cœur du silence c. à d. que le silence est habité. Je ne sais pas si ça
vous est arrivé, de vous sentir entendu, c’est rare avec les êtres humains. Quelques fois

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notre mère ne nous a jamais écouté, jamais entendu, notre père, notre femme, notre
mari...ne nous écoutent pas, ne nous entendent pas. Ce qu’il entend, c’est ce qu’il projette.
Mais il arrive quelques fois qu’on se sente entendu, non seulement écouté mais entendu et
ça c’est des moments précieux. Vous le sentez bien, dans ces moments-là, on peut se dire,
et c’est ça le rôle d’un thérapeute : je vous prête mes oreilles afin que vous puissiez mieux
vous entendre - c’est ce que disait Françoise Dolto - vous avec vos propres paroles. Et vous
l’avez remarqué, il y a des paroles qu’on dit à certaines personnes parce que l’on sent
qu’elles nous écoutent. Et il nous arrive de dire des choses que soit même on n’avait jamais
entendu ! On est en train de s’entendre dire ce qu’on s’était caché à soi-même, ou qu’on ne
voulais plus savoir et là il y a quelque chose qui se dit. Donc rejoindre cette écoute et je
crois que l’exercice proposé par Moshe et Yeshoua, «Écoute Israël»... Israël, c’est celui qui
veut voir, toi qui veux voir, vois aussi avec tes oreilles, écoute le silence.
On pourrait continuer aussi avec les autres sens, c’est vraiment l’ouverture des sens spiri-
tuels telle que la pratique la tradition hésychaste. De la même façon avec le toucher, quand
on touche quelque chose ou quelqu’un, il s’agit de bien le toucher, de sentir le contact,
mais de sentir au-delà de ce corps, de cette matière particulière, la vie elle-même. C’est ce
que nous disait Graf Dürkheim : quand vous touchez quelqu’un ne touchez jamais un
corps ; ce que vous touchez ce n’est pas qu’un corps, c’est une personne, c’est une pré-
sence. Il nous est arrivé quelques fois d’être touché comme des choses, comme des objets,
comme de la viande, et vous savez ce que ça fait. Mais il nous est aussi arrivé d’être touché
avec respect, où le contact révélait que j’étais quelqu’un, que j’étais une personne, et que
même au-delà de cette personne, j’étais cet inconnu : avant que tu m’aies touché, je ne
m’étais jamais rencontré, je ne m’étais jamais connu. Quelques fois quand on touche quel-
qu’un, on touche un dieu ou une déesse, on touche une présence spirituelle, et par la qua-
lité de ce contact, la divinité peut être révélée. C’est l’expérience qu’a vécu Theillard de
Chardin, vous savez, en prenant dans sa main un morceau de métal ; et dans ce morceau
de métal, quelque chose de dur, de fermé, il a senti la matière, ce qu’est la matière du
monde, du cosmos dans sa main et au-delà du cosmos, l’information créatrice qui fait être
ce métal, cette pierre, qui fait être ce monde.
Vous sentez bien, il ne s’agit pas de sortir du corps, mais de l’ouvrir. Il ne s’agit pas d’écraser
la chenille mais de laisser venir le papillon ; il ne s’agit pas de tuer l’égo mais de laisser
naître en nous cette autre perception et que selon notre état de perception, on vit dans le
monde, dans le monde des objets ou on vit dans le royaume des présences, dans le
royaume de Dieu et de ses qualités, de ses énergies divines, ou on vit dans le monde de la
matière, des objets, clos sur eux-mêmes. Donc metanoiete, transformer non seulement
notre regard intellectuel sur les choses, mais notre regard sensible, notre toucher, notre fa-
çon de goûter les choses, notre façon de respirer aussi, l’odorat c’est important et les rab-
bins nous disent que c’est à travers le nez qu’on retrouvera le chemin du paradis (rire). Mais
vous me direz, le monde actuel, il pue ! il sent mauvais et c’est pour ça que le commerce
des déodorants est florissant : il faut toutes sortes de parfums pour cacher quelques fois
l’odeur du monde. Là aussi il s’agit de respirer ce qu’on respire et quelques fois on étouffe,
dans certaines rues en ville, le monde est irrespirable à certains moments. Là aussi, aller
au-delà de cela et voir qui respire et que c’est lié à notre santé, à notre façon de respirer
plus ou moins asthmatique, plus ou moins fragile et qu’on est plus ou moins sensible aux

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odeurs ; il y a des odeurs qu’on ne peut pas sentir, je ne peux pas te sentir. Ça va jouer dans
nos relations très intimes, très personnelles. Est-ce que nous pouvons sentir l’odeur de
sainteté ? c’est quoi l’odeur de sainteté, comment ça sent ? (rire). Je ne sais pas si vous êtes
allés à Notre Dame du Laus, dans certains endroits il y a des odeurs, ce n’est pas Channel
No 5, c’est vraiment tout autre chose, c’est un parfum sans parfum, comme la lumière c’est
ce qui ne se voit pas, comme la véritable saveur, on ne peut pas la saisir. C’est un parfum de
l’autre, du Tout Autre, de la conscience qui contient les choses, et qui contient les bonnes
et les mauvaises odeurs. On est vraiment dans la pratique de la méditation, quand il y a ce
moment où l’on ne lutte plus contre les pensées c. à d. que les pensées deviennent des or-
nements, des ornements du silence, les bruits ne sont plus des bruits, ce sont simplement
des manifestations de ce silence. Et le silence n’est plus contre les pensées, contre les
bruits, il les contient et les transfigure d’une certaine façon.
Tout cela est de la pratique, et nous sommes bien avec Grégoire Palamas qui nous rappelle
sans cesse que le corps, c’est là que ça se passe, c’est ce qui doit être transformé, nos sens,
notre corps, notre psychisme et notre nous, notre intelligence humaine peut s’ouvrir à la
présence de l’esprit.
«Le corps n’a rien de mauvais, dit Grégoire Palamas, il est bon par nature». Comme on le
disait ce matin, l’argent n’a rien de mauvais comme tel, mais tout dépend de ce qu’on en
fait ; donc ce n’est pas le corps, ce n’est pas la matière qui est mauvais, mais c’est l’esprit
avec lequel on utilise ce corps et cette matière, et c’est cet esprit qu’il s’agit de changer,
c’est cet esprit qu’il s’agit d’ouvrir au Saint Esprit. C’est notre façon d’aimer les corps qui
peut être dangereuse, qui peut être possessive, collante, captatrice. Mais si nous introdui-
sons une autre qualité d’amour, nous traitons alors les corps qui nous entourent d’une
autre façon. Tout ça vous le savez bien, tout dépend de la façon dont on utilise le corps, la
matière, le monde qui peut être mauvaise. Et au lieu d’en faire le temple du Saint Esprit,
nous en faisons une caverne de brigands, de voleurs, ou une tombe où vivent des zombies,
avec tous les produits que quelques fois on nous injecte, effectivement on traite notre
corps comme une chose, comme un tombeau ou une caverne de brigands qu’on peut occu-
per de différentes façons. Donc il s’agit de prendre soin du corps et de le libérer de tout ce
qui l’encombre ; la fonction du souffle, de l’esprit, c’est de nous désencombrer : la vie spiri-
tuelle est un grand désencombrement. Notre vase, notre coupe est pleine et on ne peut
plus y verser de l’eau vive, il s’agit de nettoyer toutes ces pensées, toutes ces mémoires qui
nous habitent.
Et prendre soin du corps c’est être sur cette voie de crête, cette voie du milieu, ni idolâtrie,
ni mépris. Vous sentez bien, quand on regarde l’histoire de la culture, on passe par des pé -
riodes d’idolâtrie du corps et des périodes de mépris ; et dans notre vie, on peut passer par
là, des périodes où l’on méprise son corps, la matière, le monde, la chair et d’autres pé-
riodes où l’on idolâtre la chair, comme s’il n’y avait qu’elle, le corps, comme si c’était tout,
comme si tout dépendait du corps et de sa santé, comme s’il n’y avait pas d’autres qualités
de santé. La grande santé dont parle Nietzsche, ce n’est pas être sans maladie, mais c’est
contenir sa maladie, être plus grand que sa maladie, et c’est ce qu’on devrait apprendre à
retrouver. Qu’est-ce que vous voulez, nul être humain n’échappe à la maladie et à la mort,
mais qu’est-ce qu’on en fait ? Qu’est-ce qu’on va faire de notre mort, qu’est-ce qu’on fait de
nos derniers instants ? Il ne faut pas se les faire voler ces derniers moments, même s’ils

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sont très douloureux, et ils nous appartiennent et on peut y introduire dans ces moments
difficiles de la conscience et de l’amour. Pour certains d’entre nous, c’est au moment de la
mort qu’on s’ouvre au royaume, qu’on découvre qu’il y a dans notre corps plus que notre
corps. Vous sentez bien derrière tout cela les questions très contemporaines d’euthanasie,
active, passive, toutes ces questions-là.
Donc retrouver le sens de la Genèse : ce qui est frappant dans le livre de la Genèse, c’est
que les astres, les corps terrestres ne sont pas Dieu, il n’y a pas d’idolâtrie. A une époque
on avait tendance à idolâtrer les astres, en faire un absolu, et bien le texte nous rappelle
que non, Dieu ce n’est pas la matière, ce n’est pas le monde, ce ne sont pas les astres, les
présences lumineuses de l’univers, tout cela n’a pas d’existence par soi-même, tout cela est
informé et il s’agit d’adorer la source de cette information qui fait exister les choses telles
qu’elles sont. Donc pas d’idolâtrie, et en même temps, pas de mépris, parce que à la même
époque, il y avait d’autres courants de pensée où on disait que la matière, tout ça n’est
rien, c’est impermanent, ça n’a aucune consistance, ça n’a aucun intérêt ; mépris à l’égard
du corps, mépris à l’égard de la matière, mépris à l’égard du monde, seul l’esprit est réel,
seul l’esprit existe vraiment et il s’agit de sortir de cette matière, sortir de la caverne. Vous
connaissez tous ces textes que l’on retrouve dans différentes traditions, et dans la tradition
biblique, il s’agit ni d’être dans l’idolâtrie, ni dans le mépris, il s’agit d’être dans le respect.
Et le respect est le premier degré, le premier échelon qui nous conduit à l’agapè, qui nous
conduit au pur amour ; il ne faut pas dire qu’on aime quelqu’un si on ne le respecte pas, si
on ne respecte pas sa liberté, si on ne respecte pas son droit qu’il a de penser autrement
que nous, de faire autrement que nous, d’aimer autrement que nous, d’adorer autrement
que nous. Sans respect de la liberté et de notre propre liberté, bien sûr qu’il n’y a pas
d’amour, tout ça Grégoire le rappelle : notre corps n’est pas à idolâtrer, ni à mépriser, il est
à respecter parce que c’est le temple de l’esprit, c’est le lieu où l’amour s’incarne, où la véri-
té se fait chair.
Pourquoi chasserions-nous l’esprit de sa demeure ? la vie est là dans notre corps vivant, la
lumière est là, dans notre corps conscient, l’amour est là, dans notre corps désirant. Et
bienheureux les cœurs purs - mais le corps, le cœur et l’esprit, c’est le même composé hu-
main - ils demeurent en Dieu et Dieu demeure en eux. Et tout cela, c’est tout le travail, le
labeur, de labourer, c’est tout le travail de l’ascèse. Veillez et priez car la chair est faible,
donc il s’agit de rester vigilant, notre chair est faible, notre monde est fragile. Et demeurer
dans cette vigilance, c’est ne pas oublier l’esprit qui est là, ne pas oublier le vivant qui est là,
notre vie qui est entrain de souffrir. Ne pas oublier la lumière qui est là quand notre esprit
est enténébré par toutes sortes de doutes et d’affirmations contradictoires, faire appel à la
lumière. Et quand le cœur est sec, dur, on ne sent plus rien, on n’aime plus rien, nous sou-
venir que quelque part, plus profondément, il y a l’Être qui aime ; mais aimer, ce n’est pas
toujours vivre de grandes sensations ou émotions, c’est cet infini respect, c’est donner à
l’autre le droit d’exister comme il est, donner à la vie le droit d’être ce qu’elle est, qu’elle
me plaise ou qu’elle ne me plaise pas. Je suis passé, metanoiete, dans une autre
conscience.
Grégoire précise encore, et c’est un passage important de cette défense des saints hésy-
chastes, ces textes que nous avons étudiés et il dit :

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« Le saint (c. à d. l’être humain en devenir, l’être humain qui s’ouvre, qui ouvre sa chair à la
présence de l’esprit) acquiert par grâce un nouveau mode d’existence par lequel sa per-
sonne est désormais composée d’un nouvel élément permanent qui vient s’ajouter à l’âme
et au corps et qui est l’énergie incréée de l’esprit. Si bien qu’on peut dire de lui, en raison
de la présence de l’esprit, qu’il est incréé par la grâce, qu’il est sans commencement ni fin.
L’intégration de ce nouvel élément, devenu constitutif de la personne humaine dans la déi-
fication n’a pas pour effet la suppression de notre humanité. En devenant Dieu, nous ne
cessons pas d’être homme, psychique et corporel, au contraire, en devenant Dieu, nous de-
venons pleinement humain. Par la grâce divine, notre nature humaine est menée progres-
sivement à sa perfection. L’âme peut dès à présent voir Dieu, être animée par sa sagesse et
sa bonté, et le corps reçoit le gage de son incorruptibilité future, un avant goût de la résur -
rection.» Ce sont des mots qui vont loin et qui peuvent nous étonner c. à d. que Grégoire
nous dit que si nous nous ouvrons à la présence de l’esprit, il y a en nous quelque chose
d’incréé, c’est ce que dira Maître Eckhart, et c’est dommage parce qu’on le condamnera
pour avoir dit cela. C’est une époque où l’Église d’Occident s’était coupée de l’Église
d’Orient et en se coupant de l’Église d’Orient, on se coupe de toute cette théologie apopha-
tique et expérimentale. Pour le pape qui était à Avignon à ce moment-là, quand Maître
Eckhart dit qu’il y a quelque chose d’incréé dans l’homme on l’accuse d’une certaine façon
de se prendre pour Dieu et on insiste en restant dans la dualité Dieu / homme. Et c’est
cette dualité qu’est en train de transformer Grégoire Palamas : l’essence et l’énergie, c’est
le même Dieu, c’est le même soleil ; un rayon de soleil, c’est le soleil, ce n’est pas un faux
soleil. Dans la théologie latine, ce n’est pas de la grâce créée, c’est la présence même de
l’incréé, c’est l’Esprit Saint lui-même. Vous me direz, Pierre Lombard qui a été commenté
par les scolastiques avec Thomas d’Aquin disait bien que la grâce c’est le Saint Esprit en
chacun. La grâce c’est cet espace gratuit, de gratuité qui est en nous : nous sommes ca-
pables d’aimer pour rien, par plaisir, par bonheur, sans rien attendre en retour. Et là on par-
ticipe à cette réalité qu’on appelle Dieu, il y a de la gratuité en nous c. à d. qu’il y a de la li-
berté. Je peux être opprimé de différentes façons, il y a en moi la conscience qui contient
cela ; la conscience qui sait qu’elle va mourir est plus grande que la mort. Quand je souffre,
quand j’ai mal et que je suis conscient du mal qui m’accable, qui me détruit, cette
conscience est plus grande que cette souffrance ; quelques fois comme on l’a dit, la souf-
france submerge la conscience, d’où l’importance de la prière, la prière du cœur, à ce mo-
ment-là kyrie eleison, kyrie eleison on n’a plus que ça dans le cœur, je n’en peux plus et par
ce rappel on revient dans la présence qui est toujours là au centre car je suis comme exilé
dans le monde, exilé dans l’éloignement et tenté d’y rester, de me laisser enfermer.
Donc d’après Grégoire Palamas, on peut dire que dans le composé humain qui s’est ouvert
à la grâce, il y a en lui quelque chose d’incréé, qui est sans commencement et sans fin.
Nous pouvons faire dès aujourd’hui l’expérience de l’éternité c. à d. du non-temps, les
scientifiques vous dirons qu’effectivement il y a quelque chose qu’on ne peut pas saisir ;
tout ce qu’on saisit, c’est dans le temps, dans l’espace-temps. Mais d’où vient cet espace-
temps, d’où vient cette conscience créatrice ? De nouveau, l’écho de cette expérience, c’est
le silence : je ne sais pas si vous avez basculé, ne serait-ce qu’un instant dans le pur silence,
ça peut sembler effrayant, c’est l’infini, c’est sans limite, ça contient tout et Grégoire nous
dit qu’on ne perd pas notre humanité dans ces situations, mais comme je vous le disais

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hier, certaines expériences intérieures, quand on n’y est pas préparé par l’exercice, par l’as-
cèse peuvent complètement nous rendre fou. En hôpital psychiatrique, il y a des initiations
ratées, il y a des ouvertures à une autre conscience qui n’ont pas pu être intégrées et insé -
rées dans le courant de la vie quotidienne. Le verbe n’a pas pu trouver une chair qui l’ac-
cueille dans sa plénitude et cette pauvre chair est complètement désaxée et perdue, d’où
l’importance de l’initiation, de l’ascèse, et d’être guidé, accompagné dans ces aventures in-
térieures. C’était Ronald Laing qui disait que le schizophrène et le saint nagent dans les
mêmes eaux ; mais là où le saint nage, le schizophrène se noie, c’est ça la différence. Bien
sûr que c’est les mêmes eaux, il n’y a pas d’autre réalité que la réalité ; l’infini est l’infini,
mais on peut s’y noyer, ou on peut y nager. Et tout le rôle de l’ascèse, de l’étude, de la pra -
tique fidèle, quotidienne, c’est ce qui va nous permettre d’endurer des états de conscience
non ordinaires, sans être submergé par eux, pour pouvoir intégrer cet amour infini dans
des gestes simples du quotidien sans être complètement bouleversé et détruit par cette
présence. Donc de plus en plus il y a cette présence de l’Esprit qui est incréé dans l’être hu-
main, ça devient un élément constitutif de sa personne et on ne cesse pas d’être des
hommes, des humains, à la fois psychiques et corporels. Et cela nous conduit vers cet ac-
complissement qu’on a évoqué hier en parlant du buisson ardent : il brûle mais n’est pas
consumé ; la présence de la grâce ne détruit pas l’humanité mais l’éclaire, la transforme du
dedans.
Encore peut-être quelques mots avant de prendre un petit moment d’exercice, de contem-
plation de tout ce qu’on est en train d’évoquer, de balbutier car il y aurait encore beaucoup
de textes à développer :
«Dieu est le bien en soi, un abîme de bonté, ou plutôt Il embrasse cet abîme et Il excède
tout nom et tout concept possible.»
Dieu n’a pas dit Je suis l’Être, mais Je Suis Celui qui est. C’est intéressant, on entre dans la
philocalie, on dépasse la philosophie ; la philosophie connaît l’être, l’être comme étant la
substance de tous les êtres, de tous les étants pour employer les mots du vocabulaire phi-
losophique, et chaque étant est une manifestation de l’être. Ce qui nous est dit c’est qu’il y
a plus qu’être, il y a ce qui donne l’être et l’amour, l’agapè est antérieur à l’être. C’est inté-
ressant de voir que dans la phénoménologie contemporaine, chez des gens comme Jean-
Luc Marion et d’autres on insistera sur ce qui est plus qu’être, au-delà de l’être, ce Je Suis
qui contient l’être, qui donne l’être, le pur Je c’est ce qui contient l’être et le donne et nous
sommes appelés comme on l’évoquait hier à propos de l’ipséité de chacun c. à d. ce carac-
tère unique qu’a chacun ; chacun est unique dans l’Un, chacun a une façon unique d’incar-
ner l’Un, d’incarner la vie, d’incarner l’amour, d’incarner la conscience. Et c’est en accep-
tant notre unicité, notre ipséité qu’on est en communion avec l’Un.
De nouveau, il ne s’agit pas de détruire notre forme, nos particularités, mais c’est à travers
le particulier qu’on découvre l’universel, c’est à travers l’unique qu’on entre dans l’Un. Cela
suppose pour vivre cette expérience, une conscience à la fois pure, nettoyée, purifiée, et
c’est le rôle de l’invocation du nom et l’importance de la respiration, d’apaiser, de chasser
les pensées inutiles, et d’avoir aussi une conscience attendrie. Et c’est comme ça qu’il faut
traduire ce mot pentos qui nous a créé des difficultés, parce que le traduire par componc-
tion comme on le disait, ça crée aussi des difficultés (rire) ; je traduirais ce mot pentos par
contemplation d’une conscience attendrie c. à d. qu’on est dur, on est fermé et il y a des

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moments en nous où ça s’attendrit. Il ne s’agit pas non plus d’entrer dans du sentimenta-
lisme, mais sentez ces moments où l’on devient comme poreux, réceptif à la beauté, récep-
tif au mystère. Il y a quelque chose en nous qui est touché, attendri ; la tendresse est une
forme d’amour, ce n’est pas encore l’agapè, ce n’est pas encore le saint amour mais ça lui
ressemble, si ce n’est pas l’amour ça lui ressemble (rire). Il y a des moments où nous tou-
chons des états de conscience, des états de relation où il y a une ouverture, où notre dure-
té rencontre une faille et c’est à travers ces failles que la lumière peut entrer en nous.
«Arriver à la trinité de l’esprit tout en le gardant un et joindre la prière à cette garde, cela
n’est pas tellement difficile, mais persévérer longtemps dans cet état générateur d’inef-
fable, c’est la difficulté même.» C’est donc la persévérance qui est importante, c’est de du-
rer. Avoir des expériences d’attendrissement, de lumière, de merveilleux, cela arrive mais
de durer dans cette conscience, d’approfondir cette conscience, c’est plus difficile. Et il faut
tenir ensemble la trinité de l’esprit ; le mot employé est le mot nous. C’est intéressant la tri-
nité de l’esprit car aujourd’hui on parle de nos trois cerveaux, vous savez il y a le cerveau
instinctif, le paléo-encéphale, le cerveau affectif et émotionnel et le cerveau cognitif ou in-
tellectuel. Certains diront qu’il y a au bord de ce cerveau une couche infime qui pourrait
être le lieu de l’intuition spirituelle. Tout ça pour dire que pour la présence de Dieu, il y a en
nous des récepteurs : notre cerveau instinctif, notre paléo-encéphale reçoit l’Être comme
étant la vie, le vivant de notre vie ; le cerveau émotionnel, le système limbique nous per-
met d’accueillir cet Être qui est amour ; et le cerveau cognitif devient capable d’accueillir la
lumière. Grégoire nous dit que ces trois cerveaux n’en forment qu’un ; il s’agit de rester
dans l’unité de ces trois qualités. Et la vision de l’esprit, sa fonction c’est d’unifier c. à d. ne
pas être seulement des intellectuels, des sensuels ou des affectifs, mais lorsqu’on est en-
tier, on entre dans un autre type de perception. De la même façon vous pourrez le vérifier
avec un arbre tout à l’heure, si à la fois vous le regardez, vous l’écoutez, vous le respirez,
vous le goûtez et vous le touchez et vous vous laissez toucher par lui et lorsque tous les
sens sont unifiés, l’arbre nous apparaît complètement différent. Et on se rend compte que
ce que l’on connaît de l’arbre, c’est ce que l’on voit généralement avec l’étiquette qu’on lui
pose, mais on ne le sent pas, on ne connaît pas son odeur, on oublie le chant de la sève,
c’est extraordinaire le chant de la sève qui ressemble terriblement à celui de votre sang. Et
si on était capable d’écouter notre propre sang, on pourrait écouter la sève de l’arbre.
Dans cet état d’unification de nos sens, on entre dans une perception augmentée du réel,
et de la même façon quand nos trois cerveaux sont unifiés, l’instinctif, l’affectif et le cogni-
tif, on entre dans une connaissance plus vaste du réel, du réel qui se donne.
Peut-être plutôt que d’en parler, de nouveau, allons voir si Je Suis y est (rire), si la vie est là
ou est-ce qu’elle peut être ailleurs que dans le corps que nous sommes ? c’est le moment
d’aller voir si la conscience est là, ou est-ce qu’elle pourrait être ailleurs ? Aller voir si
l’amour est là ou est-ce qu’il pourrait être ailleurs que dans le cœur que nous sommes ? Et
s’il n’y est pas c’est que le cœur n’est pas ouvert et peut-être que tout notre travail de per-
sévérance, de patience peut permettre cette ouverture du cœur et de la conscience.

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Méditation : nous sommes là où nous sommes, assis depuis un certain temps et il y a peut-
être un peu de fatigue. Comment intégrer cet enseignement de la tradition des Pères Nep-
tiques ? D’abord en acceptant de ne pas tout comprendre, parce que nous n’avons pas tout
entendu ou parce que nous n’avons pas tout écouté, mais il y a peut-être seulement un
mot, une étincelle et c’est cela qu’il s’agit de cultiver. Être vraiment assis, là, de tout notre
être, de tout notre poids ; il ne s’agit pas de quitter notre corps, mais d’en faire le siège, le
temple de l’esprit. Vous pouvez écouter le battement de votre propre cœur, ce qui suppose
une écoute déjà très intérieure ; notre cœur qui bat alors que nous ne lui avons rien de-
mandé ; la vie qui se donne à travers le souffle que nous respirons. Nous étonner d’être là,
sous le soleil exactement, et c’est le moment d’appeler sur nous cet grâce de l’Esprit Saint
et sur tous ceux que nous aimons ou que nous n’aimons pas, ou que nous ne savons pas ai-
mer et que nous allons rejoindre, retrouver. C’est le moment d’appeler l’Esprit Saint sur ce
monde, cette société, et c’est à travers nos mains, à travers nos yeux, à travers nos actes
que la conscience et l’amour peuvent s’incarner dans ce monde et le transformer véritable-
ment. Respirer doucement, profondément dans cette présence qui nous donne d’être ce
que nous sommes dans cet instant, avec le cœur, avec gratitude, pour notre bien-être, le
bien-être de tout et de tous.

Notre méditation continue dans d’autres lieux, sous d’autres formes, nous passons mainte-
nant aux choses sérieuses (rire) et nous entrons dans ce grand atelier, ce chantier qui est
notre vie quotidienne, là où nous sommes ; c’est là que nous pourrons vérifier si ce que
disent Grégoire Palamas, Syméon le Nouveau Théologien, et tous ces Anciens est vrai.
En tout cas je vous souhaite un bon chemin ; que l’Esprit Saint et un ange de paix vous ac-
compagnent, mais on reste unis dans le cœur, dans cet espace que nous avons exploré.
Et pour ceux qui le veulent il y a la bénédiction des chapelets, cette petite corde qui nous
relie à la source, qui nous relie ensemble à cette source unique de nos différences.
Merci et bonne route.

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