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Holiday Inn, un balcon sur la guerre de Bosnie

Par Philippe Gélie
Publié hier à 15:26,
Mis à jour hier à 17:58

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Situé dans la ligne de tir des snipers et frappé par l’artillerie serbe, l’Holiday Inn de Sarajevo était l’épicentre
médiatique de la guerre en Bosnie. Tom Stoddart Archive/Hulton Archive

HÔTELS DE GUERRE (2/6) - Dans la catégorie des repaires de journalistes


en zone de conflit, le blockhaus jaune de Sarajevo occupe une place à part:
en toute première ligne sur le front.

Lorsque tout s’effondre dans un pays en guerre, les reporters accourent pour constater,
témoigner, raconter. Où séjournent-ils dans ces situations extrêmes? Placés au cœur
des convulsions de l’histoire, des hôtels sont ainsi entrés dans la légende des conflits
avec ceux qui y ont vécu ou en ont tenu la chronique. De Kiev à Sarajevo en passant par
Beyrouth, Phnom Penh, Abidjan et Madrid, Le Figaro revisite ces improbables refuges en
équilibre sur les lignes de front.

Soleil et ombre. Les souvenirs se percutent sans s’enchaîner. Il y a d’abord ce 6 avril


1992, où une foule de Sarajéviens appartenant à toutes les communautés défile en
clamant sa volonté de continuer à vivre ensemble. Soudain, des fusils sont pointés
aux fenêtres de l’hôtel Holiday Inn où Radovan Karadzic, le chef local des Serbes, a
pris ses quartiers dans la suite 530. Avant cela, il y avait déjà eu des meurtres et des
incidents armés en Bosnie-Herzégovine, à la faveur du processus de décomposition
de la Yougoslavie, entamé presque un an plus tôt par la sécession de la Slovénie et de
la Croatie. Mais le mitraillage de civils en ce jour d’avril, qui laissera six cadavres sous
la façade encore fièrement jaune de l’Holiday Inn, fait basculer pour de bon la Bosnie
dans le précipice. Un conflit fratricide sanglant, qui durera près de quatre ans et fera
quelque 100.000 morts.

Séquence suivante, hiver en noir et blanc. En quelques mois, Sarajevo s’est enfoncée
dans la guerre jusqu’au cou. Des montagnes qui l’entourent, les combattants serbes
assiègent la ville, dont ils ferment les issues et bombardent sans relâche les quartiers
résidentiels. Les habitants vivent sous une chape de mort, sous la menace
permanente des obus de mortier et des balles de snipers, dans une pénurie chronique
d’eau et de nourriture. Trois ans, huit mois et neuf jours: 11.541 victimes, dont
643 enfants, au long de ces 1425 nuits et journées de huis clos mortel. Le siège le
plus long et le plus sanglant depuis la bataille de Stalingrad.

Guimbardes et semi-chars d’assaut


Sous le ciel bas, dans le froid humide contre lequel on ne peut se réchauffer en temps
de guerre, l’Holiday Inn s’est mis au diapason. Ses façades sud et ouest sont grêlées
d’éclats d’obus - une centaine d’impacts subis durant les premières semaines du
conflit. L’entrée principale est condamnée, car elle se trouve en plein dans la ligne de
tir des snipers postés dans les immeubles de Grbavica juste en face, de l’autre côté
du boulevard du Dragon de Bosnie, qui mérite chaque jour son surnom de «Sniper
Alley». On comptera 225 tués, dont 60 enfants, sur cet axe qui relie le centre-ville à
l’aéroport, selon le bilan dressé par l’ONU en 1995. «Welcome to Hell», bienvenue en
enfer, résume un graffiti sur une façade.
On entre désormais dans l’hôtel par le parking souterrain. Là se serrent les voitures
des reporters, guimbardes locales cabossées voisinant avec les semi-chars d’assaut
lourdement blindés des grandes chaînes internationales. Le Figaro est entre les deux:
la direction du journal a donné aux reporters une vieille Peugeot 405 grise qu’ils ont
customisée à Budapest. Les portières ont été renforcées de plaques en Kevlar
censées arrêter une balle de kalachnikov - mais pas plus. Lorsque ça bombarde dru, il
faut en principe s’arrêter sur le bord de la route pour visser d’autres plaques autour du
pare-brise… Trop long et vain, de toute façon. La 405 ne reverra jamais Paris, son
épave finira par se fondre dans le décor de Sarajevo dévastée.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le vaste atrium vitré où trône la réception de
l’Holiday Inn n’a pas été conçu pour affronter la guerre. Son architecte, le Bosnien Ivan
Straus, a reçu pour mandat d’édifier un emblème de la modernisation de la ville pour
les Jeux olympiques de 1984. Mission accomplie: le cube de béton, dont la façade
jaune surprend jusqu’aux ouvriers qui la construisent, est inauguré le 6 octobre 1983
en présence de Juan Antonio Samaranch, le président du CIO en personne. À l’époque,
le concept d’hôtel offrant des services qu’on trouve en ville - restaurants, coiffeur,
loueur de voitures, piscine et boîte de nuit - vaut brevet de modernité. Lorsque des
stars comme Kirk Douglas ou Elton John séjourneront à Sarajevo, ce sera à l’Holiday
Inn.

Une place à part


Jusqu’à ce que le fracas des armes transforme cette adresse courue, où les notables
aimaient se montrer ou donner rendez-vous, en blockhaus pour la faune médiatique
internationale. Brièvement fermé au début des combats, l’hôtel rouvre vers la fin mai
1992. Les reporters qui avaient élu domicile à l’hôtel Bosna d’Ilidza, près de l’aéroport,
s’y trouvent pris au milieu d’une des premières batailles du conflit. L’Holiday Inn leur
apparaît d’abord comme une option de repli, un solide refuge un peu en retrait de la
mitraille. Cela ne va pas durer.

Des hommes courent alors que des balles retentissent sur «Sniper Alley» à Sarajevo, le 9 juin 1993. Peter
Northall/ASSOCIATED PRESS

Dans la mythologie des «hôtels de guerre», l’Holiday Inn de Sarajevo tient en effet une
place à part. Ce n’est pas un havre sécurisé en arrière du front, où les journalistes
peuvent trouver le calme pour écrire ou pour monter leurs images, se remettre du
choc de la bataille ou échanger des informations en partageant un verre dans un bar
cossu. C’est tout l’inverse: un avant-poste sur le front, en première ligne sur «Sniper
Alley».

À l’Holiday Inn, le reporter n’a pas besoin de chercher la guerre - elle vient à lui.
Pendant les bombardements, il suffit parfois aux journalistes de télévision de monter
sur le toit pour apparaître à l’écran avec des explosions en fond de décor. L’hôtel fait
office de poste d’observation, de tour de contrôle, de cible, presque de centre
névralgique du siège de Sarajevo. Au point d’en devenir un symbole aux yeux du
monde - et, parfois, d’occulter le reste de la guerre qui taille en pièces toute la Bosnie-
Herzégovine, de Mostar à Banja Luka, de Vitez à Tuzla et Brcko.

Les fréquentables et les «Mickey»


Dans cet épicentre médiatique se croisent deux espèces de reporters: les résidents et
les passagers. Les premiers ont élu domicile à l’Holiday Inn, certains d’entre eux
contribuent même à son économie de guerre en participant à l’approvisionnement en
combustible ou en nourriture. Ils sont devenus quasiment propriétaires du lieu et, par
extension, règnent sur la scène journalistique de la ville assiégée. Les autres ne font
que passer - que leur horizon professionnel ne s’arrête pas à Sarajevo ou qu’ils aient
simplement une vie ailleurs. Inutile de dire que les deux univers sont difficilement
solubles.

Arrivé directement de Beyrouth, Paul Marchand, chapeau de paille et cigare au bec,


s’est vite imposé comme le pape de la confrérie des résidents. «Free lance» (sans
contrat) pour plusieurs radios, ce grand échalas est chez lui à l’Holiday Inn. Il adoube
les uns, tient les autres à distance, trie les passagers (et même certains résidents) en
deux catégories: les fréquentables et les «Mickey». Personne ne peut séjourner à
l’hôtel sans tomber sur «Paulo». Sa chambre 517 est sa seule adresse. On dit qu’il a
descendu en rappel une des façades de l’immeuble. Sa Ford Fiesta porte l’inscription
en anglais: «Ne tirez pas, ne gaspillez pas vos balles je suis immortel». Personnage
flamboyant et tourmenté, fâché avec la moitié de la Terre et la plupart de ses amis, il
a, plus que tout autre, contribué à faire entrer l’Holiday Inn dans la légende des «hôtels
de guerre» (1).

À l’instar de Paul Marchand, des reporters résidents s’installèrent au Holiday Inn de Sarajevo pour couvrir le conflit. ©
Louis Monier/Bridgeman Images
La vie est devenue spartiate dans l’ancien fleuron de l’hôtellerie bosnienne. Le
13 novembre 1994, le bâtiment est touché par un barrage d’artillerie qui provoque un
début d’incendie. Le personnel, bravant tous les dangers pour se rendre au travail,
réussira néanmoins à faire fonctionner l’hôtel jusqu’à la fin du siège, parfois avec des
bouts de ficelles. On s’y nourrit plus souvent de plats à réchauffer ou de rations de
combat fournies par les Casques bleus que des menus imprimés sur la carte. Un
passager temporaire peut se retrouver en plein hiver dans une chambre aux fenêtres
brisées colmatées par du plastique côté «Sniper Alley», condamné au froid et à
l’obscurité.

Mais l’atmosphère est celle d’un refuge, où se retrouve une famille un peu
dysfonctionnelle: on fume beaucoup, on boit tout ce qu’il y a à boire, on discute avec
passion jusqu’au milieu de la nuit, des engueulades éclatent, des histoires d’amour
fleurissent, des enfants naîtront… La solidarité est la seule monnaie qui garde sa
valeur en temps de guerre. Des amitiés pour la vie se nouent en une demi-journée
lorsqu’on sait qu’à ce compagnon-là, on peut confier son destin les yeux fermés. Au-
delà des événements et des récits qui en sont faits, le lien entre les reporters est tissé
de tout ce qu’on a vécu sans pouvoir l’exprimer ni le partager, même avec ses
proches.

Sans retour
70 journalistes ont perdu la vie dans l’ex-Yougoslavie en cinq ans de tueries. Sans y
avoir littéralement laissé la leur, Paul Marchand et d’autres ne sont jamais vraiment
revenus de Sarajevo. Certains, comme Rémy Ourdan du Monde, cofondateur de la
Fondation Warm, se sentent toujours dépositaires de la mémoire de ce conflit devenu
une histoire intime.

Pour ceux qui ne l’ont pas connu entre 1992 et 1996, l’Holiday Inn n’est aujourd’hui
qu’un hôtel qui a mal vieilli, au point de ne plus mériter son label ni ses étoiles.
Plusieurs fois revendu, rénové sans retrouver son lustre, il semble enkysté dans le
passé. Mais pour celui qui y retourne après un quart de siècle, c’est une familiarité
immédiate, comme si «l’air de la guerre» (2) enveloppait la bâtisse pour toujours. La
tristesse que l’on ressent ne vient pas tant de la grisaille et de l’impression d’abandon
qui en émane, plutôt du fait que c’est désormais une coquille vide, où ne résonnent
plus les échos du violent combat entre la vie et la mort qui s’est joué là.
(1) Gravement blessé en 1993, Paul Marchand s’est suicidé en 2009, après avoir écrit
«Sympathie pour le diable», devenu un film en 2019.

(2) «L’Air de la guerre», de Jean Hatzfeld, Éditions de l’Olivier, 1994.

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