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Par Philippe Gélie
Publié hier à 15:26,
Mis à jour hier à 17:58
Situé dans la ligne de tir des snipers et frappé par l’artillerie serbe, l’Holiday Inn de Sarajevo était l’épicentre
médiatique de la guerre en Bosnie. Tom Stoddart Archive/Hulton Archive
Lorsque tout s’effondre dans un pays en guerre, les reporters accourent pour constater,
témoigner, raconter. Où séjournent-ils dans ces situations extrêmes? Placés au cœur
des convulsions de l’histoire, des hôtels sont ainsi entrés dans la légende des conflits
avec ceux qui y ont vécu ou en ont tenu la chronique. De Kiev à Sarajevo en passant par
Beyrouth, Phnom Penh, Abidjan et Madrid, Le Figaro revisite ces improbables refuges en
équilibre sur les lignes de front.
Séquence suivante, hiver en noir et blanc. En quelques mois, Sarajevo s’est enfoncée
dans la guerre jusqu’au cou. Des montagnes qui l’entourent, les combattants serbes
assiègent la ville, dont ils ferment les issues et bombardent sans relâche les quartiers
résidentiels. Les habitants vivent sous une chape de mort, sous la menace
permanente des obus de mortier et des balles de snipers, dans une pénurie chronique
d’eau et de nourriture. Trois ans, huit mois et neuf jours: 11.541 victimes, dont
643 enfants, au long de ces 1425 nuits et journées de huis clos mortel. Le siège le
plus long et le plus sanglant depuis la bataille de Stalingrad.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le vaste atrium vitré où trône la réception de
l’Holiday Inn n’a pas été conçu pour affronter la guerre. Son architecte, le Bosnien Ivan
Straus, a reçu pour mandat d’édifier un emblème de la modernisation de la ville pour
les Jeux olympiques de 1984. Mission accomplie: le cube de béton, dont la façade
jaune surprend jusqu’aux ouvriers qui la construisent, est inauguré le 6 octobre 1983
en présence de Juan Antonio Samaranch, le président du CIO en personne. À l’époque,
le concept d’hôtel offrant des services qu’on trouve en ville - restaurants, coiffeur,
loueur de voitures, piscine et boîte de nuit - vaut brevet de modernité. Lorsque des
stars comme Kirk Douglas ou Elton John séjourneront à Sarajevo, ce sera à l’Holiday
Inn.
Des hommes courent alors que des balles retentissent sur «Sniper Alley» à Sarajevo, le 9 juin 1993. Peter
Northall/ASSOCIATED PRESS
Dans la mythologie des «hôtels de guerre», l’Holiday Inn de Sarajevo tient en effet une
place à part. Ce n’est pas un havre sécurisé en arrière du front, où les journalistes
peuvent trouver le calme pour écrire ou pour monter leurs images, se remettre du
choc de la bataille ou échanger des informations en partageant un verre dans un bar
cossu. C’est tout l’inverse: un avant-poste sur le front, en première ligne sur «Sniper
Alley».
À l’Holiday Inn, le reporter n’a pas besoin de chercher la guerre - elle vient à lui.
Pendant les bombardements, il suffit parfois aux journalistes de télévision de monter
sur le toit pour apparaître à l’écran avec des explosions en fond de décor. L’hôtel fait
office de poste d’observation, de tour de contrôle, de cible, presque de centre
névralgique du siège de Sarajevo. Au point d’en devenir un symbole aux yeux du
monde - et, parfois, d’occulter le reste de la guerre qui taille en pièces toute la Bosnie-
Herzégovine, de Mostar à Banja Luka, de Vitez à Tuzla et Brcko.
À l’instar de Paul Marchand, des reporters résidents s’installèrent au Holiday Inn de Sarajevo pour couvrir le conflit. ©
Louis Monier/Bridgeman Images
La vie est devenue spartiate dans l’ancien fleuron de l’hôtellerie bosnienne. Le
13 novembre 1994, le bâtiment est touché par un barrage d’artillerie qui provoque un
début d’incendie. Le personnel, bravant tous les dangers pour se rendre au travail,
réussira néanmoins à faire fonctionner l’hôtel jusqu’à la fin du siège, parfois avec des
bouts de ficelles. On s’y nourrit plus souvent de plats à réchauffer ou de rations de
combat fournies par les Casques bleus que des menus imprimés sur la carte. Un
passager temporaire peut se retrouver en plein hiver dans une chambre aux fenêtres
brisées colmatées par du plastique côté «Sniper Alley», condamné au froid et à
l’obscurité.
Mais l’atmosphère est celle d’un refuge, où se retrouve une famille un peu
dysfonctionnelle: on fume beaucoup, on boit tout ce qu’il y a à boire, on discute avec
passion jusqu’au milieu de la nuit, des engueulades éclatent, des histoires d’amour
fleurissent, des enfants naîtront… La solidarité est la seule monnaie qui garde sa
valeur en temps de guerre. Des amitiés pour la vie se nouent en une demi-journée
lorsqu’on sait qu’à ce compagnon-là, on peut confier son destin les yeux fermés. Au-
delà des événements et des récits qui en sont faits, le lien entre les reporters est tissé
de tout ce qu’on a vécu sans pouvoir l’exprimer ni le partager, même avec ses
proches.
Sans retour
70 journalistes ont perdu la vie dans l’ex-Yougoslavie en cinq ans de tueries. Sans y
avoir littéralement laissé la leur, Paul Marchand et d’autres ne sont jamais vraiment
revenus de Sarajevo. Certains, comme Rémy Ourdan du Monde, cofondateur de la
Fondation Warm, se sentent toujours dépositaires de la mémoire de ce conflit devenu
une histoire intime.
Pour ceux qui ne l’ont pas connu entre 1992 et 1996, l’Holiday Inn n’est aujourd’hui
qu’un hôtel qui a mal vieilli, au point de ne plus mériter son label ni ses étoiles.
Plusieurs fois revendu, rénové sans retrouver son lustre, il semble enkysté dans le
passé. Mais pour celui qui y retourne après un quart de siècle, c’est une familiarité
immédiate, comme si «l’air de la guerre» (2) enveloppait la bâtisse pour toujours. La
tristesse que l’on ressent ne vient pas tant de la grisaille et de l’impression d’abandon
qui en émane, plutôt du fait que c’est désormais une coquille vide, où ne résonnent
plus les échos du violent combat entre la vie et la mort qui s’est joué là.
(1) Gravement blessé en 1993, Paul Marchand s’est suicidé en 2009, après avoir écrit
«Sympathie pour le diable», devenu un film en 2019.