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JÜRGEN SCHREIBER

Richter, peintre
d’Allemagne
– le drame
d’une famille

les presses du réel – collection Fama


Collection Fama

direction éditoriale :
Xavier Douroux et Virginie Vuillaume

Autres titres :

Vincent Nordon, Straub/Huillet – la plainte d’un ami

Anne Marquez, Godard, le dos au musée – histoire d’une


exposition

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Copyright édition allemande © Pendo Verlag GmbH &Co.KG,


Munich et Zurich, 2005
Copyright édition française © Les presses du réel,
Dijon, 2012
JÜRGEN SCHREIBER

Richter, peintre
d’Allemagne
– le drame
d’une famille
[traduit de l’allemand par Mariette Althaus]

les presses du réel


« Je suis mes souvenirs. »
Saint Augustin
Nuit
Le feu Le garçon deviendra peintre. Gerhard
Richter vient d’avoir 13 ans. Pas d’anniversaire, cela ne se faisait
pas en 1945. C’est la guerre depuis 1993 jours, presque la moitié
de sa vie. Les Russes arrivent. Réfugié en Saxe avec sa mère
Hildegard et sa sœur Gisela, dans le village de Waltersdorf, une
paroisse isolée à la frontière du protectorat tchèque. Le père,
Horst Richter, se bat sur le front ouest. Venus de l’Est, des
avions tirent en rase-motte, balayant l’Oberlausitz, rabattant
dans les fossés les files de réfugiés et le flot de soldats de la
Wehrmacht hitlérienne. Tonnerre de la bataille en direction de
Görlitz. La violence broie l’arrière-pays. Éxécutions. Pillages. Viols.
Amis ou ennemis, l’enfant éloigne l’horreur en jouant. L’adulte
se souviendra plus tard de la guerre comme d’une passionnante
aventure. Le garçon sera un jour mondialement connu.

À 70 kilomètres à vol d’oiseau, les bombardiers anglais réduisent


en cendres sa ville natale, Dresde. Violentes attaques du 13 février
1945 sous le manteau de la nuit. La ville, à laquelle Adolf Hitler
avait promis que « le national-socialisme lui donnerait sa
véritable forme », doit disparaître. 650 000 charges incendiaires
et 529 mines aériennes pleuvent, pour ne parler que du plus gros,
métamorphosant ce qui fut autrefois une résidence royale en un
piège mortel pour des dizaines de milliers d’êtres humains.
L’escadron de chasseurs bombardiers américain « Florence de
l’Elbe », achève la besogne à l’aube du 14 février. Des ruines à
perte de vue, une étendue couverte de cendres. Ce vide béant n’a
pas été représenté, sauf dans les tableaux d’un fils célèbre de la
ville, Gerhard Richter.

Dans les années cinquante, jour après jour, l’étudiant foule les
gravats de l’Académie des Beaux-arts, sur le sentier qui traverse

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le squelette du bâtiment de la Frauenkirche. Aujourd’hui encore,
le vide laissé par cette ville anéantie en quelques heures pèse sur
les âmes comme une douleur fantôme. « Steppe de briques »,
« néant » sont les qualificatifs qu’utilisent les chroniqueurs pour
désigner les épaves de ces monuments de la culture si souvent
décrits, ainsi Éric Kästner écrit-il : « On a l’impression de
traverser Sodome et Gomorrhe. » Ce vague à l’âme dresdois à
nul autre comparable, laisse la sensation d’une perte incommen-
surable. Aucune construction nouvelle, aucune réédification ne
pourra le guérir. Ce qui a « volé en éclats », comme on dit encore
sous le choc, ne pourra jamais renaître. Richter ne s’est jamais
senti « chez lui » dans ce provisoire qui a duré. L’oppression de
ce paysage urbain monstrueusement déchiqueté renforce en lui
le sentiment de désespoir politique. Finalement, en 1961, la
désillusion le poussera à fuir le socialisme pour le capitalisme.

Lors des célébrations du 50e anniversaire de la destruction de


Dresde, sa toile Zwei Kerzen (Deux bougies), imprimée sur une
bannière de 19 x 23 mètres, est accrochée sur les Brühlsche
Terrasse (croûtes noires de la catastrophe de février conservées
dans le grès de l’Elbe, comme s’il fallait porter un deuil éternel).
Symbole de la mémoire et du retour de l’enfant prodige, formé
ici, à l’Académie des Beaux-arts, « moyennement démolie » à en
croire le rapport d’état des lieux, ce qui signifiait que dans
l’urgence le bâtiment était réparable. Même en ruine, ses
colonnes, ses niches, ses statues, ses médaillons et toute l’orne-
mentation sculptée dans la pierre ou travaillée dans le cuivre
étaient « incroyablement imposants » pour les yeux du
néophyte. Au-dessus de la porte principale : « Le Génie de
l’Art. » Richter swingue littéralement en franchissant l’arc de
triomphe, sa porte ouverte sur le monde. Des débuts au-delà de

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toute espérance : « juste le fait d’être là et parce que les
professeurs étaient de véritables artistes ». Des gens célèbres,
comme Otto Dix, Kretzschmar, Rudolph, ou les Grundig, ont
connu la statue. L’architecte Mart Stam en a parlé, à l’occasion de
la cérémonie de réouverture, comme d’une « effigie imposante ».
Comme un flot brûlant, le bonheur des premiers pas submerge
Richter. Rares sont les jours de fêtes comparables à celui-là.

À côté, l’ÖL, « Örtliche Luftschutzleitung (Direction locale de la


protection aérienne) », s’était repliée dans la splendeur du Musée
Albertinum. C’est ici, en février 45, qu’arrivaient les rapports
d’alerte : « Avions de chasse rapides sur route nord-est. » Les Alliés
avaient marqué le bâtiment d’une croix noire sur leurs plans d’attaque :
cible à détruire ! Plus tard, Gerhard Richter peindra des stukas
allemands, en formation de vol contre l’ennemi, ou bien encore
Mustang-Staffel (Escadron Mustang) composé de huit machines en
piqué tel un essaim de frelons enragés. Lors de l’attaque sur Dresde,
une force de 430 chasseurs avait assuré l’approche des bombardiers
américains dont la cargaison allait brûler vifs et broyer les humains.

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En 2004, lors d’une exposition à l’Albertinum, Richter repré-
sentera la scène, les avions qui détruisent sa ville natale. Où qu’il
aille, les salles sont remplies de ses œuvres. Même si Fama,
personnification de la renommée dansant sur la coupole de verre
de l’Académie, le lui avait soufflé, l’étudiant n’aurait jamais osé avoir
pareille ambition, même dans ses rêves les plus fous. En 1960, sa
Stilleben mit Muscheln (Nature morte aux coquillages) avait été
retenue par le musée dans la section Jeunes artistes. Aujourd’hui,
il lui suffit d’un clin d’œil pour que toutes les salles s’offrent à ses
envies. Le terrain d’expérimentation du jeune garçon qui voulait
devenir peintre, c’est la guerre. Et ce qui l’a effleuré alors laissera
des cicatrices. Son expérience du précipice produira plus tard
l’explosif War cut, son livre outrageusement coloré sur le conflit
irakien, réalisé 59 ans après la destruction de Dresde.

13 février 1945. Mort et gangrène se succèdent par vagues. Au-


dessus du noir miroir de la mer du Nord, un flot continu de
bombardiers venus d’Angleterre. Bientôt, en dessous, l’Elbe
s’illumine. 1281 messagers de mort emplissent l’air des
grondements d’une seule et interminable vibration qui défie
l’imagination. Sans être réellement importuné par la Flak
(défense anti-aérienne), l’essaim nocturne frappe sa cible désertée
par les militaires qui ont adressé une dernière mise en garde au
peuple : « Habitants, tenez prêts du sable et de l’eau ! » Comme
les météorologues anglais l’avaient prédit, l’épais manteau de
nuages qui couvrait l’Europe s’est déchiré pour quelques heures.
Une faille s’offrait aux pilotes pour descendre en piqué sur la ville
endormie où un petit million d’habitants et de réfugiés se croyait
en sécurité. Dresde, relativement épargnée par les déchirements
de la Seconde Guerre mondiale, n’avait que trop tendance à tenir
les attaques aériennes de l’automne 44 pour une erreur. Auréolée

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du prestige de sa splendeur, la ville se croyait intouchable. La
paix n’était-elle pas proche ? Dresde avait foi en sa destinée de
bijou baroque abritant des trésors inestimables.

Les premiers impacts sont d’autant plus brutaux. Sifflement et


souffle déchirent l’éther, des explosions font trembler la terre,
des colonnes de fumée s’élèvent. Comme pour la narguer, les
attaquants filment à près de 5 000 mètres d’altitude la ville en
fusion. Les 1000 degrés Celsius de la chaleur ardente se
réverbèrent jusqu’à cette distance. Des lueurs de feux d’artifice
vertes, blanches et rouges illuminent la scène, des astres
jusqu’alors inconnus des astronomes flamboient au firmament.
Pas d’échappatoire pour les survivants dans l’étuve des rues.
Nombreux sont ceux dont les pieds s’enflamment et qui se
consument de bas en haut. En une seule déflagration dévastatrice,
le feu nourri se précipite sur les humains qui fuient, pris de
panique, ou tentent d’éteindre les incendies.

Un chaos indescriptible règne dans les rues et les ruelles. Des


milliers de brasiers que rien n’apaise flambent sur une étendue
de 7 kilomètres sur 5. Fantômes dans les ruines, les rescapés
errent. Cernés, ils craignent que l’Elbe se mette à bouillonner :
une peur restée ancrée chez les survivants. Une force surdimen-
sionnée, l’impression que les Alliés ne veulent pas seulement
une fois pour toutes purifier par le feu la malfaisance nazie, mais
plus encore, tout annihiler dans les flammes de l’enfer. À la fin
de la nuit, quand l’aube se lève malgré tout, les cris emplissent
Dresde.

Le dernier « message secret » de l’« Ordnungspolizei (Police


chargée de l’ordre) », document 7/45, signé « en absence

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Thierig » tente, au moins sur le plan statistique, de contingenter
le désastre. Mais le laconisme du rapport rend les choses encore
plus insupportables : « Alerte aérienne : 21h55 ; annonce de fin
de l’alerte: 22h40 ; fin de l’alerte : 23h27 ; bombardements :
22h09, jusqu’à 23h35. » Près de 12 000 bâtiments totalement
détruits, dont l’opéra Semper, le théâtre central, le cirque
Sarrasani, le palais Taschenberg, le palais Cosel, le vieil Hôtel de
ville. Presque détruits : l’ancien Château de la Résidence, la Voûte
verte totalement consumée par le feu, le quartier général de la
garde de Schinkel, etc., etc., etc.

C’était Mardi-gras. Au-dessus de la Saxe, le firmament brillait


sous le signe de Mars, rempli de teintes guerrières, rouge sang et
jaune soufre, ses nuages déchirés, déchiquetés. Comme dans
Abend (Soir) le tableau peint par Caspar David Friedrich en
1824. Dominante alternant violet, rose saumon ou cinabre. Des
couleurs de mort que nous retrouvons sur les toiles récentes de
Richter. Et par-dessus tout un flamboiement, un jaillissement, et
la pulsation d’une fulgurance dans les ténèbres encore obscurcies
par la fumée.

À Waltersdorf, l’écolier Gerhard Richter était dans la rue avec tout


le village. Une couche de neige recouvrait le sol. Un attroupement
d’êtres tourmentés, affolés par les annonces à la radio depuis
Berlin de « la situation des combats ». D’abord un tic-tac
monotone, des grésillements, suivis d’un : « Attention, attention,
ici Dresde. Plusieurs escadrons de bombardiers ennemis
approchent… distance, 20 kilomètres. » Les sirènes hurlent déjà.
2 402 habitants, dont 617 réfugiés, et en dépit du couvre-feu,
l’horizon qui s’enflamme. L’éclat vénéneux d’une intense
luminosité trouant la nuit hivernale. Une comète s’est-elle

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écrasée ? Un volcan réveillé ? Pourquoi Dresde crache-t-elle un
tel feu ? L’arc incandescent d’un brasier annonciateur de la fin
des temps.

Georgine Haeder, camarade de classe de Richter, habitait « en


haut » et Richter « au milieu » : elle a vécu la catastrophe
comme un flamboiement dont le souvenir jamais ne s’atténua.
Certaines conditions atmosphériques ravivent parfois devant ses
yeux les images d’alors aux couleurs incandescentes. Elle s’était
précipitée au grenier, avait vu par la lucarne, au-delà du « bas-
village », direction nord-ouest, « la terrible lueur : aujourd’hui
encore j’en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. » Elle sentit
aussi « une déflagration effroyable », qui s’amplifiait et
retombait, évoquant le rugissement d’un monstre. Son oncle, qui
avait fait la guerre, a aussitôt dit : « les bombardiers ».

Rétrospectivement, Richter, aujourd’hui âgé de 73 ans, pense


que, vu la distance, il était impossible de voir ce qui se passait
réellement à Dresde. « Mais on savait parfaitement que quelque
chose de terrifiant s’y déroulait. » Les gens demandaient :
« N’entends-tu pas les grondements ? » Des bandes de papier
argenté destinées à brouiller la téléphonie et les radars allemands,
jetées par millions par les forces alliées, pleuvaient sur son
Waltersdorf. Le jour suivant, on obligea les écoliers à ramasser le
papier argenté ainsi que les fragments de papier brûlé transportés
de très loin par les vents, comme une bruine de fragiles débris
qui s’effritaient au moindre effleurement.

Le dernier jour. Les gamins de Walsterdorf ont déplacé leurs


manœuvres guerrières enfantines dans les champs, leur territoire
dans la carrière, là où couve le hibou. « J’y étais souvent », dit

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Richter. Ils creusaient des tanières, renforçaient des cabanes,
trouvaient des munitions. Sur la Butterberg, on tirait avec une
carabine 98 trop lourde et un pistolet calibre 08. Seuls les garçons
connaissaient les cachettes de ces jeux guerriers. L’artiste se
souvient avec bonheur de leurs vagabondages sur des mamelons
en forme de dômes, Butterberg ou Sonneberg. À bonne distance,
à partir de leurs nombreux points d’observation, ils guettaient les
troupes qui refluaient ou qui se rapprochaient. Un vrai spectacle :
« Je trouvais ça sensationnel. J’ai envié les soldats qui campaient
dans la grange. » Dans un lotissement plus à l’Est, près du logis
de Richter, se trouvait la morgue peinte en rouge. Se provoquant
mutuellement pour mesurer leur courage, les jeunes garçons s’ac-
crochaient à la fenêtre pour observer l’interdit, le lavement des
corps et leur mise en bière. Surplombant la « Kammel’schen
Familiengruft (Caveau de la famille Kammel) » toute proche, un
ange en pleurs, qui tient un crâne entre les mains, domine le mur
bas du cimetière. Au niveau du portail, une tête de satyre ailé
parée d’un sablier et d’une faux. Faite pour terrifier, pour conjurer
ce désir de peur des enfants.

En 1938 déjà, le cortège d’Hitler était passé près de chez eux, en


route vers la ligne Schöber parsemée de bunkers, de tranchées et
de barricades. Sur le chemin, des Sudètes allemands brandissaient
des glaïeuls rouges, des croix gammées, couvraient de fleurs leur
Führer. Le 5 mai 1945, le général Schörner, revenu pour défendre
la frontière stratégique à l’Est de Waltersdorf, bivouaquait dans
le collège avec les derniers appelés, une centaine d’hommes, les
perdants de demain, bientôt encerclés à l’Est de Prague. Schörner,
« un petit type », semble avoir fait partie des soupirants
d’Hildegard, la mère de Richter. La dernière batterie allemande
était à Herrnhut, tout proche. À la capitulation, juste à côté du

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domicile des Richter dans le lotissement Est n°345b, qui
deviendra en RDA la Bebel-Strasse, des armes s’empileront,
jusqu’aux canons anti-aériens et autres obusiers. Question
flingues, Richter en connaissait un rayon.

Les enfants font preuve d’une certaine distance par rapport aux
événements, ils voient la guerre comme une simple aventure et non
la fin de quelque chose. La chronique villageoise elle, méticuleu-
sement, vient délivrer le message de vérité du Malheur : au cours
de la Seconde Guerre mondiale 1939-45 ou par dommages
collatéraux, 63 hommes figurent sur la liste des morts au jour de
leur décès. Localement, cette guerre interminable est résumée
ainsi : « Nous sommes devenus pauvres, c’était impossible de l’être
davantage. Tout était sens dessus-dessous. Tout le monde cherchait
à s’enfuir. Il y eut des pillages. » La guerre est entrée à pieds dans
le village. Georgine Haeder a vu de ses propres yeux les « Ivans »
faire leur entrée, en tête les Mongols, venus d’on ne sait quelle
steppe, « avec de longs manteaux noirs qui frôlaient le sol et des
toques de cosaques, des cohortes terrifiantes : on lisait la cruauté
sur leurs visages ». Les vainqueurs. D’autres Russes ont été obligés
de désarmer ces sauvages, ont voulu les contenir. Les chevaux
Pantje peinaient à tirer des charrettes remplies de munitions.

La rumeur se propageait vite. Trois semaines durant, l’angoisse


empêcha les gens de dormir, et même de se déshabiller. Rares
sont les familles qui osèrent rester chez elles. La majorité chercha
protection dans la forêt. La mère de Richter a tenu bon, avec
quelques autres femmes. La voisine de palier qui en était,
raconte : « On s’est enfermées et cachées dans le grenier. »
Madame Richter qui, à sa fenêtre, avait salué de la main les
troupes triomphantes, est violée par un rouge, sous les yeux de

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son officier, observant la scène le pistolet à la main. L’argent
offert ou les bijoux l’avaient laissée de marbre. Hildegard Richter
reviendra sans cesse sur cet épisode, des années durant. Trois
morts et au minimum cinq viols ont été consignés. Le 18 mai,
le SS-Hauptscharführer Arthur Jochen Schmidt, sa femme et ses
trois enfants sont retrouvés morts dans le bois. Des gens de chez
eux. Le commandement russe s’était installé dans la
« Gewerbebank (Banque de l’industrie) » située face à l’église,
pas très loin de chez les Richter. C’est ici que les femmes
enceintes de viols pouvaient faire leur demande d’avortement.

Waltersdorf, ce « petit coin douillet » dont les prospectus


vantent le « caractère intime », n’eut rien d’un heureux
commencement pour Gerhard Richter. Certes, il appréciait la
campagne, la liberté de mouvements, si bien qu’il affirmera plus
tard que « ces années ont été incroyablement belles ». Mais la
douleur pèse de tout son poids : cette existence a débuté par la
mort, destin d’une génération née au cœur d’une catastrophe. La
guerre est son école du regard. Sans aller jusqu’à prétendre qu’un
peintre est né dans la nuit des nuits, le bombardement de Dresde
a néanmoins radicalement modifié le cours des choses : « un
instant d’éternité » (dixit le philosophe Hans Blumenberg) saisit
le jeune garçon sensible, il enfouit le deuil, la misère et la
souffrance au plus profond de son être. La scène primitive est
enregistrée comme matériau de l’œuvre future. Pour le garçon
qui veut devenir peintre, les expériences premières vont remonter
à la surface et se révéler décisives. Aujourd’hui, Richter y puise
encore ses thèmes. Le passé va devenir récurrent.

Il est possible que le jeune Richter ait envisagé le déluge de


bombes comme quelque chose de lointain et qu’il en ait, par

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conséquent, minimisé la menace. C’est le seul moyen de
comprendre qu’il qualifie de « captivante » cette époque incon-
cevable, alors même que tout près, la guerre est en passe de
pulvériser le visage si célèbre de Dresde, sa ville natale, transfor-
mant ses habitants en troglodytes. Inoculé en février 1945, le
virus de l’expérience a dû attendre longtemps avant de pouvoir
s’exprimer. L’obsession de la fin de la guerre était chez Richter
d’une intensité presque insoutenable. C’est pourquoi sans doute
celle-ci présente un air nettement plus bienveillant dans son
souvenir qu’il n’en a été dans la réalité. Remisée dans une alvéole
de la mémoire, c’est dans l’art qu’elle prendra toute son
importance. Elle fera naître une suite infinie d’associations et de
signes renvoyant à la destruction, à la perte, au provisoire, à la
culpabilité, à l’espoir, à la responsabilité, à la naissance, à la mort,
à la terreur, aux enfants, à la famille, à la fin, à la renaissance.

Chez Richter, la mort est le fil conducteur d’innombrables motifs,


comme les dessins à l’encre de Chine titrés Totenkopf (Tête de
mort), ou la toile Schädel (Crâne). Il peint un homme enseveli
sous un bloc de glace, et Oswald, l’assassin présumé de Kennedy.
Acht Lernschwestern (Huit élèves infirmières) est le titre anodin
donné au portrait de huit infirmières assassinées. Sargträger
(Porteurs de cercueil) est une œuvre de 1962. Une autre œuvre
s’intitule Erschiessung (Exécution). Parmi les titres de ses débuts,
on trouve : Schlachtschiff (Cuirassé), Narbe (Cicatrice), Klage
(Plainte), Verletzung (Blessure), Wunde (Plaie), Resektion
(Résection), Düsenjäger (Avion de chasse), Phantom Abfangjäger
(Intercepteurs Phantom), autant d’allusions aux images gravées
au fer rouge dans sa mémoire. Il crée des croix chrétiennes, des
objets en or. Ce qui le préoccupe va s’amplifiant jusqu’au cycle
provocateur intitulé Stammheim. Les expériences traumatisantes

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de l’enfance, absorbées comme par un papier buvard, font
ressurgir chez l’artiste ce qu’il a vu, imaginé ou subi, avec
l’intention de le peindre. Et puis il y a encore l’édition offset
Bridge indiquant dans son titre la date du « 14.Fb.45 », jour de
l’offensive sur sa ville natale, qui redouble une vue aérienne de
Cologne, la ville où il a élu domicile. La feuille est épinglée dans
son atelier. Ce n’est qu’en s’approchant que les impacts des
bombes, pointillés de cratères vus de loin, deviennent reconnais-
sables, comme le fait que le relevé de la cité englobe son domicile
actuel.

Son œuvre laisse deviner un être sceptique, précocement


traumatisé, comme floué, envahi par la crainte et l’inquiétude.
Rien d’étonnant qu’une telle nature d’artiste ait profondément
eu à souffrir du manque de sécurité. Il a connu trop tôt la dureté
de la vie. À Waltersdorf, Richter grandira avec le sentiment de
la défaite. Tel est peut-être l’un des préalables nécessaires à la
condition d’un peintre porté par la compassion, la pitié même.
Plus tard, le questionnement fut d’une violence quotidienne,
insoupçonnable chez un homme pareil, qui se définit volontiers
comme apolitique, fuyant les abstractions. D’une certaine
manière, par-delà la toile, ce que Richter recherche c’est une
forme de neutralité, de celle qui s’exprime via ce gris qui lui est
cher. Gris obtenu par un mélange équilibré de blanc et de noir,
« scepticisme, refus de prendre position, silence ». Personne
ne peut imaginer combien les gris sont innombrables sur son
« échelle de Richter ». Aussi nombreux qu’il le désire : gris
sur fond gris sur fond gris sur fond gris, tamisé, métallique,
minéral, fumé, puissant, vibrant, inimaginable. Le gris qui attire
l’observateur au cœur de sa surface de projection. Sa couleur
de gloire.

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Ce même février 1945, toujours. Dresde en cendres. Des photos
d’agence portent la mention « Dresde en feu, pris le 16 février
45, 13h30 ». Le Freiheitskampf (Combat pour la liberté),
imprimé prosélyte du NSDAP (Parti national-socialiste des
travailleurs allemands), fanfaronne : « Nous restons forts malgré
la terreur. » La déportation des derniers Juifs de Dresde est
programmée pour ce vendredi. Et c’est exactement ce jour-là, si
l’on s’en réfère au certificat de décès établi dans le département
n°11 de l’asile psychiatrique Landesanstalt Grossschweidnitz, que
meurt misérablement la tante de Richter, Marianne Schönfelder.
À même pas 20 kilomètres au nord de Waltersdorf, la plus jeune
sœur de la mère de Richter s’éteint à l’âge de 27 ans. Marianne la
schizophrène, l’une des quelques 250 000 victimes des crimes d’eu-
thanasie d’Hitler, condamnée à une « existence de fardeau »,
enterrée vivante dans divers asiles psychiatriques de la Saxe.

Je travaille à ce chapitre dans un appartement berlinois, non


loin du bunker du Führer, le jour du 60ème anniversaire de sa
mort, et j’écris cette phrase : « C’est en février 1945 également
que la villa du Professeur Heinrich Eufinger à Dresde échappe
à la voracité des incendies. » Le futur beau-père de Richter
réside Wiener Strasse, au n°91. Le gynécologue était un nazi de
la première heure. L’existence du médecin-chef de la Frauen-
klinik Friedrichstadt se résume à sa qualité de SS-Obersturm-
bannführer. Non seulement Eufinger s’investit, sans s’insurger
ni s’indigner, à ce qu’il semble, dans la politique raciste du
national-socialisme, mais il l’envisage comme une véritable
mission. Il est responsable de près de mille stérilisations
contraintes exécutées sur des patientes aliénées et opérées avec
la bénédiction de la loi dite « de prévention de la descendance
des malades héréditaires ». La GzVeN, expressément

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proclamée parmi les « premières mesures administratives
d’éradication ».

Gerhard Richter, amoureux d’Ema, la très attirante fille


d’Eufinger – dont, par une étrange coïncidence, le véritable
prénom est Marianne – ne pouvait pas savoir chez qui il allait
faire son nid en pénétrant au numéro 91 de la Wiener Strasse. Il
est heureux avec elle, heureux d’avoir échappé à Waltersdorf,
heureux parce que la légendaire Académie des Beaux-Arts l’a
accepté pour le semestre d’hiver 1951-52. L’année précédente,
après avoir raté sa scolarité et interrompu son apprentissage de
décorateur de théâtre, la première tentative du candidat s’était
soldée par un échec. La première œuvre d’un carton à dessins qui
sera très vite rempli et lui servira de laissez-passer, lui qui n’avait
rien d’autre à présenter.

À la suite des bombardements, la maternité d’Eufinger est officiel-


lement classée dans la catégorie des « biens lourdement démolis ».
Le 16 février 1945, ordre est donné d’évacuer et de transférer la
clinique dans l’asile d’aliénés d’Arnsdorf situé à proximité. L’une des
pires adresses qui soit, loin à la ronde. À l’endroit même où le
diagnostic de sa terrible maladie mentale avait programmé l’extinc-
tion de la tante Marianne qui trouvera son accomplissement en ce
jour d’hiver. Une ultime fois, le destin de la tante de Richter croise
ainsi la brillante carrière du SS Eufinger. Dans l’espace et dans le
temps se dessine la forme d’un drame, le drame de la famille de
Richter. Un secret du peintre encore jamais dévoilé. Où il est
question de culpabilité, de souffrance, d’amour, de haine et de mort.

Ici, Gerhard Richter. Là, deux êtres, Heinrich Eufinger et


Marianne Schönfelder, tous deux étroitement liés à l’artiste, l’un

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par alliance et l’autre par le sang. Vivant dans des univers
parallèles, apparemment infiniment éloignés l’un de l’autre. Ici la
malade incurable, condamnée à mort par les nazis. Là le
gynécologue à la santé florissante selon les critères de sa mentalité
fasciste, serviteur de la Grande Allemagne, sbire du « nettoyage
eugénique » hitlérien. L’un adversaire de l’autre. Unis par des
liens macabres. On pourrait croire à une intervention de l’au-delà.
Le 91 Wiener Strasse d’Eufinger comme épicentre secret d’une
tragédie que le peintre ignorait jusqu’à maintenant. Dans le
courant des années 60, Gerhard Richter peint le tableau Tante
Marianne, érigeant, avec ce portrait à la beauté douloureuse, un
exceptionnel monument en hommage à une victime du régime
hitlérien. À elle seule, cette œuvre permet à une existence
évanescente d’échapper à une disparition complète. Richter met
un visage sur le souvenir. Grâce à l’art, composer à partir de
fragments l’image d’une destinée sans espoir devient possible.
Un destin qui repose sur un dossier de malade tombé entre les
mains d’un meurtrier, qui sera, lui, condamné à mort à Dresde
en 1947, lors du procès contre l’euthanasie.

Finalement, Richter réalisera plusieurs portraits de son beau-père


et médecin, figurant Eufinger sous les traits d’un patriarche
soucieux du bien-être familial. Une série de représentations d’un
docteur en médecine qui a partagé sans réserve les délires de
toute-puissance d’un Hitler ayant causé la mort de tante
Marianne. À cette époque, c’est poussé par l’instinct que le
peintre se tournait vers ce qui lui échappait. Ainsi, dans le corpus
de ses œuvres, les portraits d’un coupable se retrouvent-ils aux
côtés du portrait d’une victime. Également immortalisée en
couleurs, la Wiener 91, ce point de cristallisation d’un incroyable
mélange d’implications qu’on ne peut concevoir qu’en

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Allemagne. Aucun metteur en scène ne pourrait concevoir un
spectacle plus macabre. N’importe quel roman construit autour
d’un tel matériau serait taxé d’exagération. Et si, prise dans les
filets d’une infinie tristesse, l’action se colore de romanesque,
l’énoncé des faits n’en est pas moins réel. La distance séparant la
tante et le professeur ne pouvait pas être plus grande, et pourtant,
sans quitter chacun son rôle, leurs destins finissent par se
télescoper. Marianne, pour son malheur. Eufinger, tout à son
bonheur. La lueur de l’incendie de Dresde rougeoyant l’arrière-
plan, le moment est venu de permettre aux vrais êtres de
s’extirper des tableaux, avant qu’on ne perde définitivement leurs
traces. Le chroniqueur se nomme Gerhard Richter. Le « grand
taiseux » laisse parler les toiles. Il les a peintes avant de se
souvenir, fidèle à la phrase de Faulkner : Memory believes before
knowing remembers (La mémoire croit avant que le savoir ne se
souvienne).

Le garçon deviendra peintre. Au terme de cette histoire, Gerhard


Richter est mondialement célèbre.

Approches Le silence règne dans l’atelier de


Richter, à Cologne. Seule la chienne Leica (« comme l’appareil
photo ») court à travers les pièces dans lesquelles une atmosphère
chaleureuse et une agréable froideur moderniste se mélangent.
On ne trouve pas si facilement un espace de travail aussi idéal.
Des salles possédant la clarté requise par un maître zen en
sandales, ayant éliminé l’inutile pour célébrer la peinture au cœur
d’une paix merveilleuse. Des rideaux blancs cloisonnent l’espace,
comme si un metteur en scène de théâtre avait préparé
l’« estrade » où il apparaît pour saluer, plus petit et plus mince

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qu’attendu, mais tel qu’on se l’imagine quant au tourment qui
l’étreint. Des anneaux de gymnastique pendent du plafond alors
qu’en dessous, des toiles abstraites aux cascades de couleurs
insolentes si caractéristiques de son art, jouent de leur fulgurance,
reflètent, attirent : irisations fluides, subtiles, chatoyantes,
passionnantes. Glacées aussi, imprégnées d’une laque connue de
lui seul, donnant envie de toujours en voir plus. Un véritable
maelström et ce désir de se laisser emporter. Sur le bureau, des
CD de Cage, Glass et Steve Reich. Minimalistes.

Des confrères m’avaient prévenu de sa présence intimidante. Au


téléphone, il avait d’abord eu une réaction de refus en entendant
le nom-clé de Dresde. Faisant honneur à sa réputation d’autorité
inatteignable, son ton était froid et insaisissable. Lors de notre
rencontre, plein d’assurance et scrutateur, il jauge son visiteur –
Ami ? Ennemi ? Que veut-il ? – et me tient courtoisement à
distance à l’aide de phrases monosyllabiques. Au premier abord,
lui imposer un sujet, qui plus est douloureux, semble relever de
l’impossible. Malgré tout, l’« artiste débordé » se décide
finalement à interroger d’où il vient, avec hésitation, clairement
sur la réserve, mais quand même. Cela s’est passé il y a plus de
cinquante ans, de quoi devrait-il encore se souvenir après une si
longue période? Finalement il baisse la garde, l’âge est là
maintenant : « Ça, je dois l’accepter ».

En 2004, lors de notre première rencontre, Richter revisite son


passé avec crispation et distance, plein de ce formalisme de clerc
qui le caractérise. Peut-être est-il simplement ailleurs, tout à
ses pensées. Préoccupé de compositions de couleurs, d’idées
ambitieuses, de projets d’avenir, que ce soit pour Atlanta,
Edimbourg, Dresde, San Francisco ou n’importe lequel des

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lieux figurant sur les papiers punaisés sur le tableau de travail.
Comme un éternel reproche : pas assez de moments pour la
peinture. Le temps passant, Richter est devenu une entreprise
mondiale composée d’une seule personne, et à son goût, bien
trop de problèmes d’assurances, de transports et d’organisation
le détournent de l’essentiel. Il préférerait laisser tout cela
derrière lui.

Au début, assis sur sa chaise, Richter a le corps rejeté en arrière,


ménageant la plus grande distance possible entre nous. Puis il se
rapproche. Il cesse d’autopsier pensivement chacun des termes
du voyage sentimental. Étranger à un quelconque culte de la
personnalité, c’est un être fondamentalement timide en société.
Un interlocuteur dont le grand rayonnement et la force de
volonté transparaissent dans son art. Pour commencer, je cherche
à savoir si les indications pertinentes qu’il me livre sont autant de
confirmations ou d’infirmations, alors que, les yeux fermés, il
médite chaque détail comme à l’écoute d’un écho. Finalement, il
déboutonne sa veste : la tension tombe. Le voilà qui s’ouvre,
participe. Quelque chose qu’il est presque impossible d’apprécier
à sa juste valeur tant il ne se donne qu’au travers de sa peinture :
quelle autre personnalité accepterait un tel questionnement
implacable de son intimité ?

Alors les choses se sont mises à progresser : entre-temps, les toiles


à moitié travaillées pour sa grandiose exposition de Düsseldorf
ont été achevées. Lors des entretiens suivants, le professeur porte
des lunettes à monture transparente en lieu et place de la sévère
monture noire du premier rendez-vous, il semble plus joyeux,
comme en plein renouveau. La barbe reste. Une maquette du
Musée Albertinum de Dresde apparaît sur la table de travail.

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Pointilleux, Richter mesure au millimètre près l’accrochage de
copies de ses toiles au format timbre-poste. Visite suivante, dix
toiles préparées (blanc pur), de taille humaine, tendues sur leur
châssis de bois, pots de peinture, pinceaux prêts à l’emploi, des
pages de la Frankfurter Allgemeine Zeitung collées sur le sol pour
le protéger des taches. Une odeur de térébenthine flotte dans l’air.
Dès que le rideau bouge, je le vois près du poêle à l’autre extrémité
se servir de sa spatule pour éliminer le surplus de peinture qu’il
racle dans une brique de lait « Eifel » découpée à cet effet. Ça
avance bien. Richter se sent, selon ses mots, comme un cheval de
course qu’on aurait longtemps enfermé dans son box pour lui
redonner le goût de courir : « J’ai envie de peindre ». Bientôt
huit toiles abstraites sont ébauchées. On les devine New-
Yorkaises à cause de cette sensibilité à l’instantanéité.

Au fil de nos entretiens, il se laisse petit à petit porter par le


courant du passé. Distance énorme à parcourir. Les événements
du Troisième Reich reprennent forme progressivement, la forme
de tante Marianne et du beau-père Eufinger. Par-delà le visible,
une cosmogonie de l’intime commence à se deviner au revers de
leurs célèbres portraits. Le tissu de relations à l’origine de leur
rencontre est inconcevable, il fait exploser toute rationalité. Une
plongée en eau profonde, la remontée à la surface des sédiments
enfouis de l’histoire de sa famille. Vision extraordinaire de ces
pièces du puzzle qui s’encastrent. Des révélations sur lui-même
qui, rétrospectivement, reprennent un moment escamoté de sa
propre histoire.

Comme chez le restaurateur, l’original émerge lentement sous le


vernis. Souffrance, fatalité et désespoir dépassent tout ce qu’il
savait. Des détails familiers se livrent dans une profusion

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inquiétante. Il ne l’aurait jamais cru, maintenant il va falloir
s’ouvrir aux choses. Ce furent des entretiens approfondis sur hier
et aujourd’hui, sur le passé dans le présent, avec des détours par
la politique berlinoise. La désinvolture se mêlant au poids si lourd
de l’immersion dans la nuit. Richter est un artiste, pas un admi-
nistrateur : il lui faut, ici et là, interroger son mince agenda,
proposer une date, en donner une autre, préciser une donnée,
ajouter quelques traits délicats à l’esquisse. Le petit livre disparaît
immédiatement dans le tiroir. Richter est un maniaque de l’ordre,
son bureau est toujours rangé. Il y a du café, des biscuits, des
pralines d’Ostende, toujours une coupe de fruits. Sabine, sa
femme, nous rejoint parfois. Sa petite fille, Ella Maria, dans son
costume de « Funkenmariechen (Majorette du carnaval) », jette
un coup d’œil. L’accent saxon se glisse encore parfois dans
l’idiome de Richter.

Le pAin des jeunes Années Le peintre a


vécu à Waltersdorf de mi-1943 à 1948. Ses parents, des Dresdois
pure souche selon sa sœur Gisela, y sont restés jusqu’à leur mort,
fin des années soixante. L’enfant chéri de maman apprécie
l’absence du père envoyé au front. Tout à sa fixation sur la mère,
il refuse de reconnaître le manque dans sa vie d’une personne
importante en qui il aurait pu avoir confiance. Mais, petit à petit,
les nouvelles désastreuses qui s’accumulent menacent l’existence
même de la famille. Oncle Rudi, le préféré du clan familial, meurt
à la guerre. Oncle Alfred, l’aîné de Rudi, est porté disparu au
champ d’honneur. Richter a encore dans l’oreille les lamentations
de grand-mère Dora et d’Hildegard. Le messager est arrivé chez
les grands-parents à Langebrück, dans la banlieue de Dresde,
porteur du télégramme de rigueur : « Tombé pour le peuple et

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le pays. » Gerd y était en visite. On a beaucoup plus pleuré le
beau Rudi qu’Alfred. Il a remarqué la différence.

Mais leur affliction n’était rien comparée aux lamentations de


Madame Israel, la voisine du dessous dans le lotissement Est où
ils habitaient. Des cris perçants se firent entendre à la nouvelle de
la perte de son mari. Un son « inoubliable » vrillé à tout jamais
dans le tympan de Richter, un hurlement animal qui concentre
toute la folie du Troisième Reich. Les mauvaises nouvelles de
cette guerre meurtrière s’accumulant au domicile des Richter, il
devenait urgent de décrocher l’obligatoire portrait d’Hitler, un
relief taillé dans le bois au-dessus de la cheminée. Si sa mémoire
ne le trahit pas, c’est le portrait de l’oncle Rudi honoré de
quelques brins de bruyère qui a remplacé celui d’Hitler à la place
d’honneur.

La carte topographique numéro L 5152 situe Waltersdorf à


exactement 370 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le
lotissement de Richter était, d’après lui, un bloc de désolation
grise au pied du Lausche, une pointe culminant à 793 mètres, au
profil évident et marqué, le plus haut sommet de la chaîne de
Zittau. Un but d’excursion très apprécié. Un lieu protégé des
grands froids sur la face nord, avec auberge, et autrefois une tour
en bois offrant un panorama sur la Schneekoppe, les deux pointes
du Bösig et la chaîne du Fichtel dans le lointain. Gisela, la sœur
de Richter, parle encore avec enthousiasme des promenades
dominicales avec leurs parents, des gens proches de la nature, des
45 minutes de grimpée, de la cueillette des champignons et des
myrtilles. Gerd cueillait des primevères pour sa mère. La carte
verte des excursions indique des points d’orientation comme
« Lazarus », « Sorgeteich », en empruntant le « Seilerstiege »,

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direction le sommet. Les sentiers serpentent vers le sud traversant
le riche sous-bois d’une hêtraie. La grande pétasite, dite encore
« chapeau du diable », domine la variété des espèces dans cette
région bénie de la nature, lieu de découverte du botryche
lancéolé, de la gentiane des champs ou de délicates agrostides que
l’on retrouve listées et décrites dans le « Heimatkundlichen
Bestandsaufnahme (Inventaire des richesses locales) » de la RDA,
aux côtés du chilostega et du calamagrostis ou roseau des bois.
Sur les pentes escarpées croissent les fougères filicales et polypo-
diales, la fougère aigle et toutes sortes de variétés de ces
cryptogames vasculaires, nommés communément fougères, qui
font la passion des botanistes. Les cerfs et les mouflons se laissent
observer ainsi que quelques chamois. Mais ça grouille de vipères.
Les gens du coin parlent de « notre montagne ». La pointe des
hêtres est durement secouée là-haut, à l’endroit où les sentiers se
rejoignent, se figeant en d’étranges sculptures sous le givre épais
de l’hiver.

Le bâtiment 345b qui appartenait à la « Landessiedlungsgesell-


schaft Sachsen (Association des lotissements de Saxe) », était
destiné à loger les collaborateurs du « Reichsluftfahrtministe-
rium (Ministère de l’aviation du Reich) » qui fabriquaient des
parachutes loin du front. Les chutes de soie étaient pour les villa-
geoises. Gerd se souvient avoir vu sa mère en porter et il en restait
assez pour tailler des robes à sa petite sœur Gisi. Les blocs de
bâtiments formaient un univers clos uniquement peuplé de
femmes et d’enfants une fois les hommes partis à la guerre. Les
fenêtres avaient des yeux, personne de l’extérieur ne s’y aventurait
volontiers. Les 100 appartements des bâtiments de plusieurs
étages semblaient un corps étranger dans le paysage. Les Richter
bénéficiaient même d’une salle de bains. Un bain symbole de

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luxe, même si le peintre souligne le fait qu’il fallait d’abord lancer
le fourneau pour chauffer l’eau. Les toilettes étaient sur le palier.
Reste que le lotissement était, selon les standards de l’époque, ce
qui se faisait de mieux dans ce hameau de maisons aujourd’hui
encore sans tout à l’égout. Les loyers coûtaient entre 20 et 40
marks. De la fenêtre de la cuisine, Richter avait vue sur une rangée
de marronniers.

Étonnante différence d’appréciation d’une seule et même chose :


Gerd ressent un manque alors que le voisinage envie les Richter
et les estime privilégiés. Ils sont les « premiers locataires d’un
quatre pièces », avec chambrette sous le toit, un logement cossu,
une splendeur vue la situation d’alors. L’étroitesse et la pesanteur
de ce milieu d’ouvriers et de paysans pèsent sur le garçon. Il le
ressent tellement qu’il connaîtra une véritable transfiguration au
contact de la grande bourgeoisie de Dresde.

Dans son atelier de Cologne, Richter se resitue dans le


Waltersdorf de sa jeunesse, il a gardé le lotissement Est en tête et
en trace immédiatement le plan. Le salon, la chambre à coucher,
la cuisine, la salle de bains et le voilà qui place la baignoire et le
fourneau sur son dessin. Sa chambre d’enfant est jaune, avec deux
lits. Sous l’un d’eux, il dissimule son premier nu, rapidement
découvert par les parents, surpris par la précision de ses connais-
sances anatomiques. Il devait avoir 14 ans. Dans le couloir « était
accrochée une scène à la hollandaise, un original avec des vaches
au pré qui m’a beaucoup impressionné». Lors de sa fuite à
l’Ouest, Richter sauvera une photo du salon, mais en noir et
blanc. Dommage... les murs étaient « d’un vert vénéneux » qu’il
a lui-même « recouvert d’une tapisserie d’un rouge éclatant avec
semis de fleurettes ». Richter avait étudié Van Gogh, « Je voulais

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avoir du feu dans l’appartement. » Les parents prennent sur eux
courageusement. L’aquarelle Feldweg in Ramenau (Chemin de
campagne à Ramenau) au-dessus de la commode est aussi de lui.
Horror vacui : la pièce est surchargée de bibelots. Sous le plissé
des abat-jours, des bouquets de fleurs, des chandeliers, des
bouteilles, des plantes vertes dans des cache-pots, un service à
thé à motifs chinois, un pot en verre de Jena, des napperons. Sur
l’autel du confort trônent les cadeaux des noces d’argent des
parents de 1956. On comprend maintenant pourquoi Richter
a fait de son atelier de Cologne l’exact opposé du très cosy
Waltersdorf.

« Un moment » : il déniche encore une photo du lotissement Est.


Richter désigne la façade recouverte de bois sombre, hérissée de
porte-drapeaux, pour fêter l’anniversaire du Führer sous les nazis
ou pour le 1er mai sous les communistes. La porte d’entrée, avec
deux rectangles en verre dépoli à mi-hauteur. Leur appartement
était au premier à gauche. À l’occasion d’un rendez-vous sur place,
d’autres habitants se souviennent eux du premier à droite.

Droite ou gauche, le Waldhufendorf était juste derrière. Mais la


riche histoire de cette région proche de la Bohême n’avait pour
lui que peu d’intérêt. Un lieu ressemblant à un musée en plein air
avec une tradition de tissage à domicile depuis longtemps éteinte.
Les signes corporatifs gravés dans les riches chambranles en grès
de la région sont là pour les touristes. Les autochtones sont d’un
gabarit spécial avec leur rude dialecte guttural du Südlausitz,
parlant comme s’ils roulaient des graviers, exigeant des étrangers
une certaine accoutumance aux sons et aux mots. Le hameau, la
grand-rue, les recoins silencieux sont les coulisses de ses jeunes
années. Richter se sentait perdu dans l’isolement de ces

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communes qui portent des noms aussi étranges que Kunnersdorf
(à ne pas confondre avec Obercunnersdorf), repoussé par les 571
mètres du col vers Horni Svetla (Oberlichtenwalde). Pour lui, il
ne s’agissait pas seulement de passer de la ville à la campagne,
mais d’abandonner des salles hautes de plafond pour des pièces
trop basses, de quitter l’aisance pour la pauvreté. Il n’acceptait pas
cet exil.

Richter veut trouver refuge en haut de l’échelle, conscient que la


famille n’a pas vraiment bénéficié de l’ascension sociale.
Forcément, il a tendance à colorer en rose les années passées à
Dresde, bien que le premier logis de la famille ait été relativement
modeste dans le bloc en 14 parties du lotissement des chemins
de fer, au n°18b de la Grossenhainer Strasse, 4e étage. Des envies
de classe moyenne, mais revues à la baisse, sans aucun vernis
romantique en tout cas. Aujourd’hui, une agence d’assurances
s’est installée au rez-de-chaussée au coin de la maison, avec
devant, la ligne du tram n°3, direction « Wilder Mann » qui
passe en cahotant. De la « Grossenhainer », les Richter ont
ensuite déménagé dans la commune de Reichenau, aujourd’hui
Bogatynia polonais, où son père, après des années au chômage, a
enfin obtenu un poste d’instituteur en 1936. Ce qui était suffisant
pour disposer d’un étage doté d’une charmante véranda en bois
dans un ancien bâtiment de l’Adolph-Hitler-Strasse n°259.
Immortalisé sur des photos couleur sépia où l’on voit la mère
Hilde (avec des bigoudis), la sœur Gisi (avec deux poupées) et
lui, Gerdi (en bretelles). Un gamin malicieux prêt à jouer des
tours. Richter détache la page de l’album et me la confie. Pour le
dresser, le directeur de l’école « en uniforme de SA » donnera
une fessée au garçon. Le peintre ajoute avec délectation qu’à cette
occasion, il a maculé de pisse le pantalon de son bourreau.

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Reichenau, Waltersdorf. Les noms de son déracinement
l’éloignent chaque fois un peu plus de la maison de campagne de
Margarethe, sa grand-tante adorée. Tante Gretl, qui vivait à
Langebrück aux portes de Dresde. Au sud, la Moritzstrasse où
elle habitait, débouchait sur la lande, avec un large enclos, le
« Saugarten » ou « Ochsenkopf ». « Madame le professeur
Heger » est restée dans son souvenir comme une femme superbe :
« Je l’adorais ! » « Tante Gretl » a été son généreux mécène, une
figure identificatrice qui le choyait : il se sentait attiré par cette
bonne fée. D’ailleurs, Gretl n’a-t-elle pas également sauvé
Hänsel ? Richter la décrit comme « sereine, au-dessus des
conflits qui secouaient la famille ». Attendrissante, attrayante
même avec ses hautes pommettes. Elle s’offrait des perles grosses
comme des cerises. Elle jouait aussi aux cartes. Jeune homme, il
lui est resté dévoué. Les belles journées de Langebrück avaient
quelque chose de libérateur. Le besoin qu’il éprouvait de ce havre
de paix ne faisait que croître avec la distance qui l’en séparait.

Le jardin de l’enfance de Richter a dû être fantastique. Il le fait


encore et encore refleurir au cours de nos conversations, lui jeune
et agile, sous les branches des pommiers. Tante Marianne se
languissait elle aussi de ce havre de bien-être et de tendresse. En
1942, la schizophrène de l’asile psychiatrique d’Arnsdorf, interpelle
son médecin du plus profond de son cœur : « J’appartiens à
Langebrück, un lieu où règne la paix. Ici, c’est la guerre ! »
Comparé à la maison de campagne néo-classique du professeur
Heger, Waltersdorf devait paraître à chaque fois plus misérable aux
yeux de Gerhard Richter, un déclin difficilement supportable, une
blessure à jamais ouverte. Le lotissement Est, voilà le plus
intolérable, le plus dévastateur, Richter emploie à son propos les
termes de « petite bourgeoisie en déliquescence ». On doit peut-

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être ce jugement au fait qu’il existait, à ce qu’il paraît, une « branche
fortunée de la famille, des brasseurs ». Tout cela va aiguiser les
réflexes de survie du garçon qui un jour deviendra peintre.

Richter voulait partir. Quitter cette vie en pleine désagrégation


qu’il associe encore au rude climat du Lausitz. Les vents qui
dévalent de Bohême bloquent la respiration, « ils écorchent le
visage ». Les maisons étroites ploient sous les rafales. La
bourrasque tempête constamment à travers les rues comme si
elle les habitait. Pas un climat pour ceux qui ont le cœur faible.
Les Richter parlent de « Winddorf (Village des vents) » au lieu
de « Waltersdorf ». Ce n’est qu’en allant sur place, un endroit
devenu presque loqueteux sous le socialisme, que j’ai compris
l’effort surhumain auquel s’est soumis Gerhard Richter, l’effort
au prix duquel il a mûri et grandi jusqu’à devenir un immense

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artiste. En permanence marqué par le sentiment d’être un
marginal : « Je ne suis pas d’ici. Ma seule issue dans l’existence
était de vouloir être quelque chose d’autre ! » Dans sa longue
fuite hors de la pauvreté, il prend alors sa vie en mains, moins par
optimisme juvénile que par désespoir. Richter parcourt une
incroyable distance par des chemins tortueux jusqu’à ce qu’enfin,
en 1982, il atteigne le zénith artistique. Pas de cadeau dans son
berceau, est-il écrit dans un roman. Aujourd’hui, le voici consacré
dans tous les grands temples de l’art à un niveau d’exclusivité tel
qu’il est difficile d’établir un lien quelconque avec son Waltersdorf.
Septuagénaire, Gerhard Richter est au sommet, courtisé et
illuminé par un succès auquel peu ont droit. Riche comme par
magie pour finir. Maintenant seulement, il peut en parler.

Personne ne sait plus pourquoi la famille est venue s’enterrer


précisément à Waltersdorf. Richter moins que tout autre. Le père
est soldat depuis 1939. Épave charriée par les remous de la guerre,
la mère atterrit ou plutôt vient s’échouer avec ses deux enfants dans
le lotissement est. Auparavant, par manque de place ou d’argent, elle
a dû vendre son piano : une petite catastrophe. Sur l’instrument,
maman aimait jouer des ritournelles à son fils, elle chantonnait.
« Viens sous ma tonnelle d’amour, dans mon paradis / car sous ma
tonnelle d’amour le rêve est si doux », une rengaine tirée d’une
opérette de Hoschna (Madame Sherry). Même les scies de Paul
Linke la ravissaient : « Sur la pointe des pieds vient l’amour, comme
un hardi voleur dans la sombre nuit… » Dans l’atelier, Gerhard
Richter se souvient des lointaines mélodies, il les chante de mémoire
d’une petite voix attendrissante. Interrompu par son fils de dix ans,
Moritz, qui doit solutionner d’urgence un problème de cabane. Il
a hérité du regard enflammé de son père. Richter est capable de
porter un regard terriblement critique sur ce qui l’entoure.

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Sa mère, Hildegard Richter, ne passait pas inaperçue avec sa
prédilection affichée pour les chapeaux extravagants. Ses foulards
noués en turban faisaient déjà sensation à Dresde. À Waltersdorf,
ils étaient carrément ébouriffants. La bibliothécaire était élégante
au quotidien, ce que la bourgade ne trouvait guère convenable.
Elle avait gardé de la ville son côté mondain et s’est mise en frais
aussi longtemps qu’il lui fut possible de le faire. Gerd prend sa
« box » pour photographier sa mère dans des robes s’arrêtant
aux genoux, smocks sur le bustier, les bras libres, manches courtes
en nid d’abeille et socquettes blanches. Des efforts incapables de
dissimuler l’évidence : un âge trop avancé pour cette mode de
jeune fille. Bien que n’étant pas eux-mêmes très riches, les Richter
se montraient généreux, offrant à d’autres enfants les habits de
Gerd devenus trop petits. Une tentative d’approche de la part des
beaux étrangers.

La citadine cherchait le contact avec les villageois qui la considé-


raient comme un être supérieur et mystérieux. Mais que cherchait
cette Dresdoise par ici ? Quelle tourmente l’avait poussée jusqu’à
cette périphérie ? Le fils ne l’a jamais appris de sa bouche.
Monsieur M., marchand de souvenirs à Reichenau, passait
souvent la voir, comme le font des connaissances. Il était gros et
bonhomme, lui faisait des cadeaux. Tout le monde savait que
madame Richter les monnayait ou les échangeait contre de la
nourriture. Elle était souvent à court d’argent. Personne ne dit
ouvertement de mal d’elle : « Ils ne se disputaient avec
personne. » Après la guerre, Gerhard Richter découpe des
plaquettes en bois de bouleau sur lesquelles il peint le sommet
du Lausche avec un sapin devant et la légende « Gruss aus
Waltersdorf (Bonjour de Waltersdorf) » dessous, vendues en
grand nombre au magasin de souvenirs Guhlich. Au prix de 2 à 4

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marks selon la taille. Son premier gain de peintre, un complément
nécessaire et urgent au budget familial. Ces Richter incassables
finiront par s’égarer dans des vitrines poussiéreuses pour babioles.
La chasse aux souvenirs est ouverte.

1943, en provenance de la gare de Grossschönau, Hilde bavarde


sans arrêt, entretient tout l’autobus, raconte une autre voyageuse,
témoin de sa première apparition. La compagne de voyage
trouvait ça « dingue ». Voilà pourquoi dès le début, elle s’est
retrouvée taxée de « barjo », une exaltée. Waltersdorf est une
petite commune repliée sur elle-même. Ici, chacun connaît
chacune, une situation assez claire et transparente pour que soit
percé n’importe quel secret. Même ceux qui remontent à 1943.
Le voisinage enregistre avec précision combien de « grosses
légumes » sont entrées et sorties de chez Madame Richter. On
pourrait dire d’elle qu’elle était « facile », disent-ils, joyeuse et
aimant la vie, ce qui signifie : « aimant trop la vie ». Pourtant ça
ne décrit pas avec exactitude son tempérament. C’est vrai,
Hildegard était décontractée, elle adorait la distraction et n’était
pas vraiment exigeante dans le choix de son entourage. Mais elle
était sensible, musicienne, habile. Capable de lâcher les jurons les
plus ordinaires. S’annonçait une visite masculine, Gerd et Gisela
allaient jouer une porte plus loin, chez la voisine Kneschke. La
nuit de la Saint-Sylvestre 42-43, Gerd a mis le feu à ses rideaux
avec des feux d’artifice. En compensation, Madame Richter lui a
offert une nappe en damas que Madame Kneschke possède
toujours. Elle a vu aussi entrer les occupants dans la maison.

En 1939, le père, Horst Richter, a dû rejoindre immédiatement


l’armée. Sept ans plus tard, il se tient sur le pas de la porte, de retour
de détention dans un camp de l’armée américaine. « Je n’avais

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aucune relation avec mon père. Il revenait de la guerre, c’était un
étranger pour moi », raconte le fils, distant. Avant, sa tendresse lui
manquait, maintenant elle arrive trop tard, il n’a plus besoin que
quelqu’un lui pose la main sur l’épaule. Richter sort une lettre qu’il
a écrite à l’Obergefreiten Horst Richter envoyée à Lgpa Brüssel.
Matricule L 55844, avec tampon de la poste de Waltersdorf du
22 mai 1944, envoi à la dernière seconde, supposé arriver dans
les deux jours : « Mon cher papa ! D’abord tous mes vœux pour
ton anniversaire. Je te souhaite que tout aille bien, et surtout que
tu nous reviennes en bonne santé. Aujourd’hui c’est la fête des
mères. » La lettre se termine par : « assez pour aujourd’hui. Ton
fils qui t’aime Gerd et Gisi. » Le père, Horst, a conservé les deux
feuillets en écrivant en bas de la page qu’elle était arrivée alors
qu’il était en France. « L’invasion de l’Atlantique depuis
Cherbourg a commencé huit jours plus tard et en août 44 notre
retraite. »

Les mots plutôt tendres de Gerd ne laissent aucunement deviner


combien son père est une souffrance pour lui. Rejeté par le fils
avec cette véhémence dont seuls les adolescents pubères sont
capables – l’inconnu dans sa biographie, l’intrus qui lui dispute
sa mère. Ils ne se comprenaient tout simplement pas, n’ont
jamais réussi, pour une raison qu’on ignore, à devenir intimes. Il
avait appris à s’entendre avec la mère. Dans la « zone d’occupa-
tion », le seul fait d’avoir appartenu au NSDAP empêchait le
père de retrouver un poste dans l’éducation. Il ne retrouvera
jamais d’occupation correspondant à son niveau d’études, à ses
capacités. Aux gens de Waltersdorf, il apparaissait comme
taciturne, dépressif. Il faisait pitié. Personne n’a su ce qui l’avait
détruit. Un pauvre diable broyé, un type extrêmement cafardeux
dans le souvenir des camarades de Gerd. En octobre 1949, son

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papa remplit « un questionnaire d’identité ». Dans la case
« profession actuelle », le professeur de maths inscrit : « béné-
ficiaire d’une rente ». Il a 42 ans. Il déclare son fils, Gerd, « au
chômage ». Ce dernier a 17 ans.

Horst fut un brillant écolier, il avait réussi à sauter deux classes


sans difficultés. Ses enfants l’ont suffisamment entendu le
rabâcher. Son élan était maintenant brisé. À cela s’ajoutait la
douleur de savoir leur nom devenu synonyme de « mauviette »
aux yeux d’un Gerd aiguillonné par sa mère. Selon Dietmar Elger,
le biographe de Richter, elle remontait le fils contre son mari, le
faisait passer pour un « incapable, une personnalité inculte, peu
musicienne », dénigrait ses beaux-parents auprès de son fils. Elle
choyait Gerd comme pour punir Horst qui l’avait déçue, s’en
occupait sans cesse, le portait aux nues. « Elle a placé en lui tous
ses espoirs », racontent les gens. C’était sa manière à elle de se
racheter des sentiments coupables qu’elle éprouvait à cause de
Waltersdorf. Une carrière de génie, voilà qui était tout à fait envi-
sageable pour Gerhard, Gerd tout court en RDA.

Le jeune homme, doué de cette vive perspicacité dont il


témoignera comme peintre, a rapidement saisi ce qui fondamen-
talement se passait entre son père et sa mère. Une paix familiale
fragile derrière de lourds rideaux, des disputes dépassant de loin
les reproches nés de la guerre et laissant entrevoir quelque chose
de définitif entre eux. Leur domicile était réduit et sonore, on y
logeait parfois des déplacés. Gerhard suivra son propre chemin,
se tenant instinctivement à distance, traînera dehors, fuyant sur
les ailes de la liberté absolue née de l’imagination. Et si, plus tard,
il ne se rendra qu’une seule et unique fois « là-bas », c’est parce
que son passage à Waltersdorf l’avait immédiatement déprimé, et

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non à cause de la frontière entre les deux Allemagne. Même de
loin, Richter ne voulait plus se laisser atteindre par ce qu’un vernis
bourgeois avait provisoirement recouvert. Les voisins racontaient
combien les parents, tout particulièrement sa mère, convaincue
de sa réussite, attendaient en vain la visite du fils, « passé » à
Düsseldorf. Pour le dissident, partir était moins une séparation
qu’une libération.

À l’inverse, Horst se débrouille tant bien que mal, comme


travailleur occasionnel, fait le « Markscheider (géomètre des
mines) » chez Wismuth où il peut mobiliser ses connaissances en
trigonométrie. Il trouve un avancement à l’usine de tissage
mécanique Riedel, producteur de nappes et rideaux pour la
Mitropa sous le nom de VEB Damino. Il est même passé par la
Frotana, usine VEB Grossschönau de tissage de serviettes et
mouchoirs en frotté. Posté debout, la nuit, devant des machines
« épouvantablement bruyantes », raconte le fils. On le décrit
comme « très cultivé en littérature, plongé dans ses livres ». Dans
les années soixante, tout à son aigreur, il soutient une Hilde
frappée par la maladie lors de promenades à pas précautionneux
à travers le village. Une invalide, on s’en souvient. Elle baisse à vue
d’œil. Horst doit la laver, la nourrir, l’habiller, refuse à tout prix de
l’interner à l’hôpital. À son endurance charitable se mêle le petit
triomphe de voir maintenant les rôles inversés. Finalement, c’est
lui le plus fort, il la soigne avec une sorte de suffisance, elle ne peut
plus lui échapper. Bien qu’il se plaigne d’être obligé de tout faire,
il surveille avec jalousie les voisines qui donnent un coup de main,
les empêchant de devenir trop intimes. Il s’en « est bien occupé »,
la faisait coiffer par un ami de Gerd. Kurt Brücklet demandait 20
marks de l’Est pour une permanente à froid. Elle ne venait pas
chez le coiffeur pour se faire belle, mais pour pleurnicher.

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Dans la grandiose cartographie Atlas, un panorama de sa vie
constitué de dessins, photos, collages, que Gerhard Richter a
accumulés au fil des années , se niche une photo d’Hildegard
de cette période tardive. Le fils feuillette le livre et me montre
le visage décomposé sur le cliché : « Là, elle était déjà très
malade. » Une femme ayant beaucoup souffert : Hilde la
brunette, la jolie, la chaleureuse, est méconnaissable.

Au début de leur amour on aurait pu dire : les contraires


s’attirent. Hilde aspirait à connaître des choses, elle voulait
évoluer dans un univers intellectuel, se cultiver. À Dresde, l’am-
bitieuse jeune fille épousa un futur professeur. Les mathémati-
ciens sont des cérébraux austères. À la fin de la guerre, elle
récupéra un aide-géomètre qui jamais ne réussit à lui offrir, ni le
cadre, ni les perspectives, ni le statut de ses rêves. À 38 ans, elle
s’est retrouvée à Waltersdorf à partager une existence brisée,
condamnée à un présent sans joie, sans espoir de changement,
de solidité, de retour à la grande ville.

VéLLéiTés de fuiTe Comme si c’était hier.


La clique du village, réduite à des témoins âgés de 70 à 80 ans,
sait tout de ses débuts de peintre. Georgine Haeder, Kurt
Brückelt, Fredi Hoffmann et Dieter Wenzel font ouvertement
état de leur joie de connaître cette célébrité lointaine, cet
inconnu familier. Les gens du Lausitz ne versent pas dans la
transfiguration ni la nostalgie. Pour eux, la transmission orale
a autant de valeur que l’écrit. Connaître Richter est tout
simplement un honneur. Ils se lancent sans réticences dans le
récit d’anecdotes. Ils sont fiers qu’un gars de Waltersdorf fasse
partie des élus, même s’il est parti. Ils voient Richter à la

– 42 –
télévision, ce qui se produit de plus en plus souvent. Ils tentent
alors de faire le lien entre cette figure grisonnante et le jeune
galopin d’autrefois. Chaque nouvel écho prête à discussion lors
de la rencontre dominicale au « Männer-Saunaklub e.V. (Club
de sauna pour hommes) ». Après tout, ne sont-ils pas enviables,
eux qui ont été les premiers à côtoyer l’artiste en personne, qui
l’ont vu agir sans crainte, sûr de n’avoir rien à perdre, mais tout
à gagner. Le passage du temps, pas plus que le cours des choses,
ne décolore quoi que ce soit, et les patriotes du cru le comptent
parmi les événements importants de leur géographie locale. Ça
ne va pas traîner, bientôt un panneau viendra décorer le
lotissement où on pourra lire : « Ici a vécu Gerhard Richter, le
garçon qui deviendra peintre. »

Les essais stylistiques menés à Waltersdorf sont les échappa-


toires d’un fugitif. Au-delà des sept montagnes, dans l’étendue
du pays de ses rêves inassouvis, Gerd renforce son moi dans
des exercices de style. Il semble prisonnier de quelque chose
qu’il veut absolument rejeter pour éviter la paralysie : l’origine.
Voilà pourquoi il doit partir. Le plus surprenant, c’est de le voir
embrasser la précarité (encore plus inquiétante) d’une
existence d’artiste. Devenir un peintre libre plutôt que de se
contenter du provisoire incarné par Waltersdorf. Richter ne
choisit donc pas la facilité, celle qui aurait consisté à emprunter
une voie diamétralement opposée. Il lui préfère celle d’une
difficulté accrue : le voilà qui se livre au jugement des autres.
Le pari sera gagné le jour où ils le considéreront comme un
magicien de l’illusion. Cette décision est née d’un sentiment
existentiel complexe : il ne pouvait vraiment pas prévoir
l’existence future de la « marque Richter » internationale-
ment renommée.

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Reste que c’est précisément cette étroitesse qui fait éclore son
imagination. Entre une mère ambitieuse et un père déclassé, le
fils prend le contrepied de la créativité. Les conflits libèrent son
énergie, pour en faire ce « Picasso du XXIe siècle » (The
Guardian). Détenteur de toutes les récompenses imaginables,
encensé à la première page des magazines de renom et célébré
dans de prestigieuses expositions des USA jusqu’au Japon.

Les braves gens de Waltersdorf vous jurent que les années


marquantes sont celles passées « au pays ». Rien de mieux pour
affuter ses sens et s’endurcir. Comprenez : 2 200 habitants, douze
bistrots, en particulier le Stadt Wien, le Weisse Hirsch, le Linden-
garten, l’auberge de la Neuen Sorge et surtout Nieder Kretscham,
le grand établissement du coin. Là et dans la salle de gymnastique,
où on projetait deux fois par semaines des films de la DEFA
(Société cinématographique de l’Allemagne de l’Est). Richter n’y
est jamais allé. En 1945, le village possédait six boulangeries,
dont trois en activité, tout comme deux des quatre boucheries.
Toutes les provisions devaient obligatoirement être déclarées à la
Ortskommandantur de Grossschönau. La commune se voyait
livrer de quoi assurer son autosuffisance : « 779 quintaux de
farine, 2 780 quintaux de pommes de terre, 11 quintaux d’orge. »

Dans le quotidien ennuyeux de l’après-guerre, les efforts de Gerd


pour paraître différent sont visibles. Sa manière de se vêtir, de
marcher. Sa manière d’être, de tout commencer et de ne rien finir,
comme une sorte de ratage. Dans un tel contexte social, l’insta-
bilité est signe de révolte. La faiblesse du père va donner un coup
d’accélérateur à son développement, à sa quête d’une alternative
induisant forcément tensions et conflits. Via tout ce qu’il
s’imagine au sens littéral du terme, Gerd met son moi à l’épreuve,

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et peu importe que les autres le prennent pour un fainéant.
Visionnaire talentueux, il trouve une compensation dans le fait
de se distinguer à l’extrême dans son apparence extérieure. Mais
le costume ne fait que recouvrir son incroyable volonté. Tout
extorquer aux circonstances.

bAccALAuréAT Dieter Wenzel, diligent


chroniqueur de Waltersdorf, déniche une belle rareté portant la
date « 1948/49 » et plus loin l’indication « Geschwister-Scholl-
Lehrlingswohnheim (Foyer des étudiants des sœurs Scholl) » à
laquelle il ajoute : original 5,5 x 7 cm. Le cliché sépia porte la
marque des mauvais jours. Wenzel ne le prête qu’à contrecœur :
le jeune Richter, juste 17 ans, en compagnie d’amis habillés pour
le soir de la Saint-Sylvestre. Je m’imagine ce groupe composite,
bruyant et rieur, sous les guirlandes et les lampions. De jeunes
individus s’efforçant à tout prix d’être joyeux. Gerd, superbement
vêtu, est le jeune homme au bout de la première rangée, l’épaule
collée contre un camarade. Son costume à fines rayures et à larges
revers correspond exactement à ce que le Kostümkunde-Lexikon
des VEB Fachbuchverlags Leipzig (Lexique de l’histoire du
costume des éditions spécialisées VEB Leipzig) décrit dans le
chapitre « Nouveau départ » comme la « tendance de l’homme
chic ». Richter est celui qui porte les cheveux les plus longs, celui
qui a le visage du jeune homme le plus choyé. Il fume la pipe, ainsi
sait-il quoi faire de sa main droite. Gerd essaie d’avoir l’air d’être
à sa place, mais ça ne marche pas. Sa physionomie affiche : Qui
suis-je ? Comment ai-je fait pour tomber ici ? Moi, en pauvre
type de l’Oberlausitz. Les villageois s’amusent, Gerd prend la
pose de l’artiste. Il pourrait leur en raconter des choses. Il
deviendra médecin, technicien dentaire ou même garde-forestier.

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Accompagné de sa mère, il se présente au département concerné
où on lui dit qu’il devrait d’abord débuter comme ouvrier
forestier, mais qu’il est trop maigrichon pour ce travail. Malgré
tous les doutes de ses années de lycée, il a toujours su qu’il ne
deviendrait jamais, comme son père, un maître d’école à la
carrière volée. Alors il choisit la peinture. En secret, son papa
soumet ses dessins au salon de coiffure Brückelt, cherchant à
obtenir des avis sur le talent de son fils qu’il ne tient pas lui-
même en grande estime. Avec le recul, tout cela prend sens, on
pourrait déjà voir dans l’aura dont il semble commencer à jouir,
un signe de la gloire future. En vérité, tout le village pense : un
rigolo ce Gerd, un rêveur, mais cela impressionne déjà. Et puis
est venu ce succès.

Georgine Haeder est assise à côté de Gerd pendant les cours de


catéchisme pour la confirmation. Le grand événement se déroule
le 14 avril devant l’autel baroque de l’église du village. Le sermon,
minutieusement préparé, est prononcé par le pasteur Thieme, un
revenant de la guerre qui mesure deux mètres. Le verset destiné
à Richter imprimé au dos d’une carte avec les « Mains » de
Dürer au recto, est extrait de l’évangile selon Saint Jean 5 /4 :
« Car un ange descendait de temps en temps dans le réservoir et
mettait l’eau en mouvement. Et le premier qui descendait dans le
réservoir, après que l’eau ait été agitée, était guéri, quelle que soit
la maladie dont il était atteint. » Une promesse d’espoir qui se
réalisera pour Richter. Celui qui est élu sera récompensé !

Ses copains n’apprendront l’ascension fabuleuse de ce Richter,


considéré plus ou moins comme un sauvage, en tout cas comme
un type bizarre, qu’après la réunification : des nouvelles de ce
« Gerd » qui montait son chevalet dans la froidure des vallons,

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qui s’instruisait devant les panoramas de la Weberberg et qui
aimait la solitude. Fondu dans le paysage où il cherchait ses
motifs, tout à son dessin, avec un avenir qu’il trouvera loin
ailleurs. Certains jours, on le voyait sur la prairie derrière l’église
au clocher octogonal, avec un tabouret pliant et son bloc sous le
bras. Muni de son attirail il se rendait vers la Hauser-Berg.
Immergé dans la nature originelle, il s’abandonnait à la solitude
du dessin. En choisissant l’intitulé Mondlandschaft (Paysage
lunaire), traduit dans les catalogues par Landscape in Moonlight,
le voilà qui rend exotique la banalité de l’endroit. Les bals de la
Maison Kretscham donnèrent naissance à une aquarelle du même

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nom, un couple enlacé, des touches nuageuses, un spectacle plein
d’émotion. Pfeffi, une doucereuse liqueur à la menthe, était à la
mode chez les filles. Richter se sent plus attiré par sa boîte de
couleurs, d’autant que, vu sa petite taille, il fait souvent tapisserie
lors du choix des dames. Son meilleur copain, Kurti Jungmichel,
apprenti horloger et photographe, qui possède un appareil reflex,
a été autorisé à immortaliser l’élégant avec sa mèche façon artiste,
qui aurait bien besoin d’une bonne coupe. Impossible de
l’ignorer.

1951 est un remarquable portrait de Richter datant de sa période


villageoise, pinceau dans la main gauche, main droite nonchalam-
ment enfoncée dans la poche de son pantalon, son visage se
reflétant dans le miroir suspendu à sa droite. C’est de nouveau
l’appareil de Jungmichel qui saisira ce criant signal du départ.
L’adolescent de dix-neuf ans et son double, unis dans une gravité
profonde. Richter ne semble absolument pas gêné par ce dédou-
blement égotique, il cherche à s’exposer, en quête d’une recon-
naissance qui l’emmènerait loin, si possible rapidement.

À la maison, les outils du dessinateur et du peintre traînaient


partout, raconte avec plaisir sa sœur Gisela, lors d’une conversa-
tion dans son appartement de Leipzig. En 1950, il fait le portrait
de sa sœur, plus jeune de six ans, la toile de l’adolescente alors
âgée de 14 ans décorait le vestibule du lotissement Est. Elle a
malheureusement disparu, le grand frère l’avait complètement
oubliée.

Gerd s’aventure d’abord au lycée de Zittau. Son camarade de


pupitre, Rudolf Brendler, le décrit comme « réservé. Un élève
moyen ». Rien de très probant, même en dessin. Gerd doit

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descendre d’un cran, direction l’École supérieure de commerce.
Elle ferme bientôt à cause de la guerre, il change à nouveau et
rejoint l’actuel collège Pestalozzi à Grossschönau. Entrées
séparées pour les filles (à droite) et pour les garçons (à gauche).
« Ce qui l’intéressait le moins, c’était le cours le plus important,
celui des questions économiques. » Pourtant, selon Brendler,
« il a bravement tenu le coup ». Richter apprend à taper à la
machine et la sténographie. Pour le prouver, il me gribouille
quelques signes sur une feuille : « Cela veut dire Richter ! » Il
rit. Entre copains, il a la réputation d’être un « fonceur »,
« quelqu’un qui veut aller loin », un jeune type déjà inspiré en
un certain sens. De l’avis général : « Nous étions ceux du village,
les Richter étaient les autres ! »

C’est comme ça que le voit Georgine Haeder qui a su garder le


sens des détails. C’est aux larges pantalons de Richter, en fibranne,
qu’elle le reconnaît : « Ils ne venaient pas de Waltersdorf, pas
même de Grossschönau, il devait les faire tailler spécialement pour
lui. » Triomphante, la couturière de la maison de confection
Richard Lange, aujourd’hui âgée de 72 ans, « spécialisée en vestes
ouatées pour les Russes, et plus tard, en jeans de l’Est », exhibe
un nouveau portrait photographique du jeune Gerd : il est perché
sur une barrière en bois, maigrichon, un poids léger, ça viendra.
La main droite posée sur la hanche, une boucle retombant sur son
front. Au fond, on voit la maison de l’ancien fiancé de sa sœur.
Richter connaît cette photo et confirme, le pantalon, très élégant,
et la veste, ont été confectionnés par un tailleur sourd et muet de
Zittau à qui maman donnait du travail.

C’est bien dans la métropole culturelle de Dresde que se trouvent


ses racines. Mais à Waltersdorf, Richter se découvre. La province

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lui a ouvert la voie. Ce devait être vers 1949, le cœur battant la
chamade, il soumet au peintre Hans Lillig ses premières œuvres
dignes de ce nom. De collègue à collègue pour ainsi dire, un
instant qui a tout du passage du bac. Richter bout d’impatience.
L’artiste de Zittau, Lillig, décorait l’école communale de fresques
traitant du « cycle des saisons ». Gerd avait le droit de
l’observer dans son travail. Il a symbolisé le « Printemps » avec
une vue du village. Puis vient l’« Été » dans la salle n°2, des
scènes de récolte figurent l’« Automne » aux couleurs liées à la
caséine, dans la salle n°3. Dans la 4, on est au cœur de l’hiver
avec, au premier plan, une luge chargée de bois de chauffage. Son
cinquième motif, dans la salle « Freiligrath », célèbre la
« Gloire du travail », lettre après lettre peinte sur le mur.
N’importe quel véritable habitant de Waltersdorf peut encore
déclamer par cœur les strophes de vers à huit pieds : « Qui abat
le pesant marteau / Qui dans les champs moissonne / Qui
s’enfonce dans la moelle de la terre / pour nourrir femme et
enfants… »

Ce travail fait une forte impression au jeune Richter, il


déclenche en tout cas une puissante impulsion qui le fera plus
tard entrer au cours de fresque de l’Académie des Beaux-arts
de Dresde. Les esquisses de Lillig sont enfouies dans une
armoire paysanne de la maison à colombages du « Mühlen-
und Heimatmuseum Waltersdorf (Moulin et Musée Régional
de Waltersdorf) ». En attendant qu’on me les sorte, j’étudie un
portrait accroché dans le foyer, représentant le dernier lynx de
la région, abattu en 1703 par le garde-forestier Michael Kemmel
dans la Ratswald de Zittau. Suffisamment noble pour lui
conférer le statut d’animal héraldique de la région. Aujourd’hui
on n’aperçoit plus que très rarement sa trace.

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Gerd se sent flatté d’être invité par Hans Lillig. La rencontre
avec le maître se déroule dans un jardin ouvrier de Zittau et
se termine, pour Richter, par une désillusion amère. Il
espérait rencontrer Lillig plongé dans un livre, disons par
exemple « Les dessins de Rembrandt », mais il bouquine un
truc nul du genre « Aventures en Afrique ». Par-dessus le
marché, son idole lui conseille vivement de modifier son
nom. Richter ne vaut rien pour un artiste. Il suggère une
alternative qui tue dans l’œuf toute tentative d’originalité :
« Gerd Waltersdorf ». Ça sonne comme une insulte à son
oreille. Tombée de rideau.

Il est cependant fort possible que ce Lillig ait donné son avis
sur un « autoportrait » de Richter, à la manière expression-
niste, daté de 1949. Une aquarelle sur papier. Un clin d’œil
audacieux à son propre potentiel. Le tableau est centré sur l’œil
droit, un œil qui examine le monde de manière inflexible et
critique pour le percer à jour. La partie gauche du visage est
totalement dans l’obscurité. Ombre et lumière, voyez combien
je suis déchiré par mes sentiments. Gerhard Richter ne sait pas
où se trouve ce portrait : « Je n’en ai aucune idée. »

Entre-temps, à l’Académie des Beaux-arts de Dresde, on a fait


disparaître la plupart des dégâts et quarante ateliers ont été
retapés dans l’urgence. Les « étudiants des décombres »
utilisèrent 700 mètres carrés de transparent, 700 mètres
carrés de dalles de fibrociment, 600 mètres carrés de tôles de
cuivre, 800 mètres de supports en fer, 20 quintaux de mastic,
10 kilos de clous et 150 mètres carrés de verre industriel. Les
séances de dessin de nus reprennent bientôt. À Waltersdorf,
Richter lui, fréquente le « cercle de dessin » d’Achim

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Liebscher. Muni d’un diplôme de futur sculpteur, il occupe
toujours la fonction de directeur d’une troupe de théâtre
amateur. Pas un jupon n’est à l’abri du séducteur du village,
pas même Hildegard Richter. Son fils fait la preuve de son
talent comme peintre de décors. En 1949, année Goethe, ils
osent monter le Faust dans la grande salle du coin, le superbe
bâtiment à colombages Nieder-Kretscham qu’on essaie
actuellement de rénover. Heiner Weber, qui conduira plus
tard des recherches sur l’atome, obtient le rôle principal. Il
épousera plus tard sa Gretchen, mais pas pour toujours.

Gerd devait interpréter l’ange Gabriel dans le prologue entre


Raphaël et Michel, il sait déjà son texte, mais sera malgré tout
remplacé. Et voilà Richter qui se met à réciter ce que le public
n’a jamais entendu : « Et d’une vitesse incroyable / Se meut
la terre et sa beauté / Alternant la nuit insondable / Au paradis
de la clarté…»* Puis vient Wilhelm Tell (Guillaume Tell),
Richter lève la main pour le serment du Rütli, Acte II, scène
2, « serment prêté avec les trois doigts levés » : « Nous
jurons ici de former un seul peuple de frères que les
malheurs et les dangers ne sépareront jamais. Nous jurons
d’être libres ainsi que nos pères l’ont été...»** Il doit faire
une pause rapide, puis reprend la déclamation du texte :
« Vous connaissez certainement. » Le fait que le groupe ait
également travaillé Kabale und Liebe (Cabale et Amour) lui
revient à l’esprit. Son ami Fredi Hofmann évoque encore
« des trucs russes très nouvelle mode, comme Colonel
Kusmin ». Richter hausse les épaules. * Goethe, Faust, traduction J.
Les costumes qui n’avaient pas été faits Malaparte, Garnier Flammarion.
à la main étaient loués au magasin de ** Œuvres dramatiques de Schiller
costumes de Zittau, Hopfstock. – Guillaume Tell, tradution M. de
Barante, édition Marchant.

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Gerd Richter formait une bande avec Kurt Brückelt, Walter
Guhlich et Kurti Jungmichel, ils se retrouvaient au cours de
dessin, lors de joyeuses soirées ou de représentations théâ-
trales organisées pour ceux qui revenaient au pays. Le
quatuor fréquentait de préférence l’auberge la plus populaire,
la Stadt Wien. Ils y buvaient de la bière brune, une bière
amère parce qu’on y ajoutait de la bile de bœuf pour rempla-
cer le houblon, ou alors des « boissons chaudes ». Lorsque
c’était plein à craquer, l’aubergiste, un « original », mar-
chand de bestiaux de profession, ne ratait jamais l’occasion
de faire son numéro : « Na, vous voilà à nouveau tous là pour
bouffer. Mais laissez-moi vous dire une chose : Waltersdorf,
c’est un coin où celui qui ne vole pas fornique ! » En dépit
de telles fréquentations, Richter gagne en épaisseur. Il se
trouve. De ce point de vue, il semble tout à fait logique de
découvrir la présentation biographique de l’artiste dans le
catalogue Kunst bleibt Kunst (L’art reste l’art) du Musée Wall-
raff-Richartz de Cologne (1974) indiquer par erreur
« Waltersdorf/Oberlausitz » comme son lieu de naissance,
au lieu de Dresde. Le peintre n’a certainement pas dû appré-
cier. C’est son père qui a dû payer pour les autres ces années
d’éloignement. Un tableau peint en 1965 Horst mit Hund
(Horst avec un chien) révèle le caractère irréversible de leur
séparation, et aussi comment Richter adulte se bat encore
contre ce complexe. Sa toile montre un papa clownesque et
ébouriffé, portant « Sherry » dans ses bras. Il était allé cher-
cher le loulou à Berlin-Ouest. Horst, qui a clairement un
coup dans le nez, fait le guignol lors du mariage de Gisela, à
l’Alten Post de Langebrück. L’artiste (et père de trois enfants)
voudrait bien faire disparaître cette toile. Il s’est longtemps
demandé pourquoi il l’avait représenté aussi minable, dans

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une œuvre qui est quand même un adieu à son père. Pitié tar-
dive, il se retrouve souvent maintenant à parler de Horst, à
avoir pour lui des pensées nostalgiques, comme s’il l’avait
trahi. Un amour éprouvé après coup.

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« Personne ne meurt si pauvre
qu’il ne laisse quelque chose derrière lui. »
Blaise Pascal
Victime
TANTE MARIANNE Tante Marianne était une belle
enfant. Même avec la distance des années, elle apparaît si pure, si
mignonne, si sage, à son neveu Gerhard Richter qu’il déclare sans
hésiter : « Elle ressemble à une madone. » Il dit que le portrait
qu’il en a fait pourrait être une image pieuse. À son domicile de
Cologne, Richter ouvre cartons et dossiers pour l’entretien. Un
trésor intime qui a gardé son mystère y compris pour lui et qu’il
n’a dévoilé qu’à une demi-douzaine de personnes de confiance
tout au plus. Dedans sont conservées les photographies jamais
publiées à l’origine de ses premiers tableaux, soigneusement
protégées par des pochettes transparentes. Il lui suffit de choisir la
photo en couverture de l'« album des débuts » ou encore du
« classeur de ma famille » pour que surgissent déjà les visions
d’un autre chef-d’œuvre inabordable. Work in progress. Richter n’a
pas attendu l’âge mûr pour constituer sa propre documentation.

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Matériau source classé, preuves conservées et emportées avec soi,
peut-être le meilleur indice de sa conviction absolue : il devait
croire en lui ! Mais peut-être l’a-t-il fait aussi avec le pressentiment
que l’indicible qui y était enfoui ne devait en aucun cas disparaître.

Le maître de maison fouille dans une boîte sombre, portant la


date de sa fabrication en RDA, retourne le couvercle en quête du
fabricant. Des photos en piles inégales, les archives des Richter.
Parmi les tirages mat-brillant, il trouve celui qu’il cherche, l’ins-
tantané pris dans le jardin de la Moritzstrasse 2 à Langebrück,
son centre, avant que le monde n’éclate en morceaux.

Et maintenant un flot d’émotions, voici l’instantané classé dans la


catégorie des « photographies du dimanche », format 11 x 8,5
cm, qui a servi de modèle au tableau Tante Marianne, format
120 x 130 cm. Richter s’est déjà souvent demandé qui avait pris
cette photo, elle montre un certain talent dans la composition. Il
ne s’était jamais avisé de déchiffrer l’inscription au dos.
« Incroyable, c’est la première fois que je la lis » : « Gerd Richter
avec Marianne Schönfelder, Gerd 4 mois, Marianne 14 ans, juin
1932 ». L’écriture fluide pourrait être celle de sa mère avec son
sens de l’esthétique. Richter ne se souvient plus de la circonstance,
mais ce devait être un anniversaire. Celui du père Horst, 25 ans,
de la mère Hilde, 26 et de la grand mère Dora, 49, se suivent de
près. Une raison suffisante pour faire la fête. Richter sélectionne
un autre moment de cette séquence : même jardin, même jour,
maintenant la mère tient son Gerd sur ses genoux, elle est coiffée
d’un chapeau du genre turban. Le père, coquet, tient son borsalino
à la main, il essaie de paraître décontracté, lui qui l’était si peu.
Marianne surplombe le groupe de ses épaules, le regard vif. Tante
Gretl porte le deuil, son mari venait de décéder.

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Le peintre s’empare d’une loupe. Marianne est agrandie, la gentille
jeune fille à la raie sur le côté, une barrette dans ses cheveux d’un
blond encore enfantin. La petite dernière des Schönfelder. Une
silhouette d’une douceur fragile, vêtue d’une robe à manches
courtes, à la grâce tellement évanescente qu’on doute de sa présence.
Peut-être le photographe lui dit-il quelque chose car elle cherche
son regard. Un instant précieux quand on connait sa terrible fin.

Gerd en barboteuse est étendu sur un coussin de parade, la tête


droite, son hochet à côté de lui, ses yeux, qui voient tellement
plus que les autres, sont grands ouverts : curieux, presque répro-
bateurs, énergiques, ce sont les mêmes aujourd’hui. Bonheur et
malheur n’allant pas l’un sans l’autre comme chacun sait, c'est la
grandeur et la décadence d’une famille que documente ce motif
des plus banals, à l’image des trajectoires de Gerd et Marianne.

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13 ans plus tard, en février 1945, sa tante sera assassinée. Une des
8 000 victimes de l'euthanasie à la clinique Grossschweidnitz.

33 ans plus tard, en 1965, à Düsseldorf, Richter se sentira ému


par cette scène et peindra le portrait de sa tante. Sa propre fille,
Betty, est née sous le signe astrologique du Capricorne, le 30
décembre 1966, le même jour que Marianne, à 49 ans d'écart.
Cette scène de genre respire une confiance trompeuse. Marianne
était alors élève en 4e au lycée de filles. C'est l’année où les grands-
parents de Richter se verront soudainement dépouillés des rêves
qu’ils nourrissaient pour leur cadette, elle n’échappera plus aux
criminels nazis. Une à une, les portes des asiles vont se refermer
sur elle. Pas besoin de murs pour enfermer cette prisonnière.
Marquée au fer rouge du chiffre « 14 » sur les documents
officiels, chiffre qui signale « une grave atteinte d’ordre schizo-
phrénique » selon le « Diagnosetabelle des Deutschen Vereins
für Psychiatrie (Tableau des diagnostics de l'A ssociation
allemande de psychiatrie) » de 1933.

La liste, qui comporte 21 points, peut être consultée aux archives


de Dresde dans le registre des admissions en psychiatrie à Gross-
schweidnitz. C’est un véritable miracle que ce rapport de guerre
poussiéreux, maintenu par des ficelles, et rédigé sur des feuilles
A4 couvertes de taches de rouille semblables à du sang séché, ne
se soit pas depuis longtemps désagrégé. Numéro 826, hospitali-
sation de « Marianne Schönfelder », 27 août 1943, vraisembla-
blement déportée d’Arnsdorf lors d'un transport groupé, en route
pour l’extermination.

À cette époque, Gerd était âgé de 11 ans et venait juste de


s’installer à Waltersdorf avec sa mère et sa sœur. Il était trop petit

– 65 –
pour ressentir la douleur née de la compréhension quand la
conversation tombait sur Marianne. Sa sœur Gisela allait à l’école
depuis à peine deux semaines, entrée le 16 août 1943 : « Gisela
Richter, année de naissance 1936. Fille de Horst Richter,
enseignant, et de Hildegard, née Schönfelder. » Une époque
excitante, parce que tout est nouveau. Impossible de préciser
exactement combien de fois le neveu a rencontré sa tante, ni quand
il l’a vue pour la dernière fois. Donnant sur l’avant du bâtiment de
la Wiesentorstrasse 5 à Dresde, l’appartement des grands-parents
Schönfelder au 1er étage était « bizarre, sombre, grand ». Il ne
saura rien des circonstances exactes de sa disparition.

Hildegard, la mère de Richter, l’aînée de quatre rejetons, était


étroitement liée à sa sœur Marianne. Gerd dit que sa tante lui
est restée « un peu, un tout petit peu en mémoire », une
rencontre d’autrefois présente au niveau de l’inconscient, un
événement enseveli datant de Langebrück. Ses grands-parents
ont été obligés de déménager de Dresde pour des raisons
financières et de s’installer chez la riche tante Gretl. Pour
Richter, qui entendait parler de ses souffrances et de son
enfermement, Marianne est restée une silhouette, rendue
encore plus mystérieuse du fait de son évanescence. Le garçon
ne pouvait pas réaliser la démesure, la culpabilité, l’ignominie
d’Hitler. On pleurait beaucoup à son sujet, c’est certain. Mais
comment aurait-il pu relier cela avec le vague souvenir de cette
personne toute au sérieux de son rôle de tante, qui l’avait bercé
sous les arbres ? Une année avant la prise du pouvoir par Hitler,
Marianne jouait encore à la maman, dans un bonheur tranquille,
avec ce bébé qu’elle surveillait, portait comme une broche très
chère, chatouillait en quête d’un sourire. Les joues roses
d’émotion. Au moment d’être peint par ce neveu, le motif

– 66 –
portait déjà en lui le mutisme entourant sa mort ordonnée par
les nazis. Véritable déclencheur de la toile.

En 1938, le garçon est encore petit que se referment déjà sur


Marianne Schönfelder, et pour toujours, les portes de la
psychiatrie. Si Gerd était trop agité, Maman le menaçait d’un
« Tu vas finir comme tante Marianne ! », lancé dans un moment
d’exaspération, sans penser à ce qu’une telle prophétie risquait
de provoquer chez un enfant. Avec les années, tante Marianne va
devenir une figure de peur, une ombre qui va s’étendre sur la
famille pourtant joyeusement réunie à la villa Christina de
Langebrück. Le bâtiment de style néo-classique avec son jardin
d’hiver proche de l’auberge Zur Post avait été rénové lors de ma
visite. Un cheval à bascule blanc dans le jardin. Des banderoles
colorées s’étiraient entre les pommiers et les pruniers. Ceux-là
mêmes que je retrouverai noirs et nus lors de ma seconde visite
en automne. La cour est pavée, derrière se tient un hangar vétuste,
idéal pour jouer. Je comprends mieux la fidélité romantique de
Richter à cette maison de Langebrück après l’avoir vue : « C’était
sensationnel », confirme-t-il. Aujourd’hui encore, les vieux de
Langebrück parlent de sa grand-mère, Dora Schönfelder.

éVAporaTion Alors que presque toutes les


archives de Dresde ont été anéanties sous les bombardements,
découvrir que des documents concernant tante Marianne ont
survécu dans les catacombes fait partie de ces surprises inexplica-
bles d’une histoire souvent racontée au fil de plusieurs générations.
Contre toute attente, les archives de Leipzig contiennent elles aussi
son dossier médical, la page de couverture aux coins usés et abîmés,
aux tons passés, tachée, couverte d’annotations dans tous les sens,

– 67 –
un témoignage de sa « passion » qui me fait froid dans le dos. Le
dossier s’ouvre le 20 mai 1938, un vendredi noir comme l’encre.

Les Dresdner Neueste Nachrichten (Nouvelles informations de


Dresde) ont pour titre : « L’Angleterre sert d’intermédiaire entre
Paris et Rome. » L’article principal déclare fermement :
« qu’une Allemagne qui ne domine pas l’espace aérien au-
dessus du territoire allemand est inconcevable ». La météo du
Reich annonce : « nuageux, chaud et lourd par intermittence,
sinon frais avec tendance orageuse ». Selon un communiqué,
les SA de Saxe vont bientôt vivre leur « Gautag ( Journée de
manifestation régionale) » qui doit voir se lever 55 000 hommes
« dans une parfaite discipline ». À côté de la publicité pour Vivil
« qui rafraîchit la bouche et réchauffe l’estomac – double bien-
être », l’opéra annonce « Nouvelles Danses ». La « parole du
jour » est d’Ernst Jünger : « Le devoir est une évidence. Mais
seul le cœur, qui se sera volontairement engagé, lui donnera une
réelle valeur. » Le cinéma U.T. sur la Waisenhausstrasse 22
projette Sieben Tage Weltgeschichte (Sept jours de l’histoire du
monde), un film en forme de bourrage de crâne sur la visite
d’Hitler en Italie « pour les enfants et les jours de fêtes ». Film
principal : Yvette. Die Tochter einer Kurtisane (Yvette, fille de
courtisane) de Wolfgang Liebeneiner. En 1941, le même sera
récompensé pour un film de propagande active, Ich klage an
( J’accuse), une œuvre abjecte à la mise en scène suggestive,
caressant les plus bas instincts encouragés par les nazis et
justifiant indirectement l’assassinat des faibles d’esprit.

Dans son dossier d’Arnsdorf, tout en haut de la « feuille


d’admission », Marianne Schönfelder est désignée comme
« schizophrène ». À partir de là et jusqu’à la fin de ses jours, elle

– 68 –
restera estampillée du numéro d’identification « 14 ». En tout,
son historique médical couvre 120 pages. Un testament pour
ceux qui s’y plongent. Mince de 120 pages ? Gros de 120 pages ?
Tout dépend de la manière dont on envisage un long voyage
dans la nuit. Les feuilles bruissent. Note après note, rédigées par
des écritures différentes, en partie dans un vieil allemand plein
de fioritures, les lignes tapées à la machine perforées par la force
des frappes. Passées entre de nombreuses mains, qui ont épelé
sa souffrance. Ce compte rendu qui se déploie sur des feuillets
usés est le synopsis d’une biographie, comme si Mnémosyne,
déesse du souvenir et mère des Arts, lui avait porté un intérêt
tout particulier en veillant sur cet héritage.

derniers biens Marianne, année de naissance


1917, une enfant encore, enfermée dans un asile d’aliénés après
que les Furies, ou je ne sais quoi, se soient emparées d’elle. Le
commerçant Ernst Alfred Schönfelder n’avait pas le choix, il a été
obligé de se plier aux paragraphes impitoyables et de l’abandonner
pour le meilleur, et surtout le pire, à la psychiatrie nazie. Sa signature
au Bureau de l’Aide Sociale va sceller non seulement l’abandon de
sa cadette, mais aussi l’impossibilité de toute perspective de la
reprendre. Comment aurait-il pu deviner qu’il signait là sa propre
déclaration d’incapacité, puisque la psychiatrie d’Arnsdorf avait
maintenant tout pouvoir de décision sur sa fille. Le transfert du 20
mai 1938 se fera contre la volonté de Marianne. Si on en croit l’or-
donnance médicale, la récalcitrante sera maîtrisée grâce à l’injection
d’un puissant calmant, la « scopolamine-éphédrine » : « 9h35,
une ampoule » en vue du transfert. L’indice d’un état de grande
agitation. Elle est hors d’elle. Il ne faut pas moins de trois
infirmières, Elisabeth Sülze, Dora Priebisch et Erna Meinhold, pour

– 69 –
emmener la jeune femme de vingt ans. Elles auront beaucoup de
mal à la faire monter dans l’ambulance qui l’emporte vers l’asile de
fous. Personne n’aurait pu prévoir qu’il s’agissait là d’un tragique
geste d’adieu à sa famille. À son admission, elle est inscrite dans la
classe inférieure. Ceux d’Arnsdorf confirment : « L’accompagna-
teur est en possession d’une attestation de remise. »

En psychiatrie, on lui constitue un dossier médical, le terme de


schizophrénie est mis entre guillemets et paraît encore plus
menaçant. La nouvelle arrivée reçoit le numéro 428 dans le grand
registre, l’inscription note : « Schönfelder, Dora Margarete
Marianne de Dresde », son dernier prénom « Annelies » est
biffé. De jolis prénoms de baptême, célébré le 11 mai 1918 par le
pasteur Göttsching dans l’appartement de la Wiesentorstrasse 5.
Sous profession, le rapport médical indique : « fille au foyer »,
célibataire, évangélique-luthérienne, nationalité « Deutsches
Reich ». Dernier lieu de séjour : « Sanatorium Dr. Stoltenhoff »
à Dresde-Strehlen, Josefstrasse 12, aujourd’hui la Caspar David
Friedrich-Strasse, proche de la Wiener Strasse du professeur
Eufinger. L’exposition la plus récente à laquelle Richter ait
participé à Dresde, avait pour titre : De Caspar David Friedrich à
Gerhard Richter. Diagnostic « provisoire » : « Schizophrénie ».
Vue la gravité de son état psychique, la Schönfelder n’est pas
capable de se prendre en charge. Cependant, une « amélioration
» (pas une guérison !) de son état peut éventuellement être
espérée en « un temps prochain ». Bientôt vient le diagnostic «
final » : «schizophrénie (forme catatonique) » et, accolé, le
chiffre démoniaque « 14 ». Plusieurs fois passé au rouge. Son
état a reçu un nom et un numéro qui signifient le pire. Dans la
politique d’extermination du Troisième Reich, ils signifient tout
simplement l’autorisation d’éliminer.

– 70 –
– 71 –
Marianne voyage avec ses derniers biens. La « liste des effets
personnels », dressée avec l’aberration bureaucratique habituelle,
comporte 11 indications. Qui restent quasiment les mêmes, une
pièce en plus ou en moins, tout au long de ces années d’enferme-
ment psychiatrique. L’« administration du service des biens »
énumère : « 1 chemise, nuit, 1 chemise, jour, 2 paires de bas, 1
culotte, 1 paire de jarretelles, 3 robes, 1 maillot, 1 manteau d’été,
1 jupon, 2 paires de souliers plats en cuir, 1 pyjama. »

Les Schönfelder n’avaient-ils plus rien? Ont-ils cru que son état
serait de courte durée? Le trousseau de Marianne est nettement
plus maigre que le minimum exigé par le règlement, qui dit : « 4
chemises, 3 robes longues, 6 paires de bas en laine ou en coton,
3 robes de chambre, 6 mouchoirs, 2 foulards, 3 robes (complètes),
2 jupons, 3 tabliers courants, 1 corset ou corsage, 2 paires de
souliers en cuir, 1 paire de pantoufles ou de chaussures
d’intérieur, 1 manteau d’hiver, 1 paire de gants d’hiver ». Ce n’est
que dans le courant des années quarante, à cause de la guerre, que
le règlement s’assouplira.

Un temps de souffrance commence alors pour la tante de Richter,


station après station sur le chemin de croix, qui me sont révélées
dans la salle de lecture claire et agréable des archives d’État de
Leipzig. Les gens entrent et sortent. Des papiers sont ramenés ou
prêtés. Dans le silence ouaté, le bourdonnement des ordinateurs
tient du fracas. Cette époque obscure et pourtant pas si lointaine
devient subitement réelle quand on étudie le dossier de Marianne.
Il y a d’abord l’accumulation de détails qui dessine de plus en plus
précisément l’image de la malheureuse, puis la prose médicale
qui n’exprime pas seulement la froideur administrative, mais un
cynisme fatal qui va conduire la tante de Richter jusqu’aux camps

– 72 –
de la mort pour malades mentaux : à Ansdorf, à Grossschweidnitz,
dans les salles de regroupement pour l’extermination. Ceux qui
étaient considérés comme des « sous-hommes défectueux » par
l’idéologie nazie ne devaient pas faire partie du peuple, ils étaient
stigmatisés et bannis par des médecins exerçant leur fonction de
« gardiens sur les rives du grand fleuve de l’hérédité ». Sur le ques-
tionnaire (« seuls les certificats avec signatures lisibles sont
valables »), sous le menaçant point 4 demandant : « A-t-on connais-
sance d’une prédisposition héréditaire aux maladies psychiques
et nerveuses dans la famille ? », on peut lire « a priori non ».

Chez elle, cette Marianne était une enfant sans malice ni malveil-
lance. La petite chérie des Schönfelder, choyée et adorée au-delà
de tout. La petite dernière était une réussite. À la voir, comment
les parents auraient-ils pu s’imaginer la fin qui attendait leur fille.
Elle était leur étoile, sans aucun doute. Le seul fait de penser au
passé pouvait ranimer l’espoir ou au contraire exaspérer leur
inquiétude. Père et mère refusaient tout bonnement de voir en
Marianne un cas désespéré. La schizophrénie n’était pas une
maladie acceptable comme peut l’être la fièvre ou un bras cassé,
comme celui du neveu Gerd soigné à l’hôpital de Warnsdorf, mais
bien une idée insupportable. Jusqu’à la fin, en février 45, Maman
écrira « ma fille aimée » dans ses lettres à Marianne. Comme si
le souhait le plus fort pouvait combattre son désarroi grandissant.
Quelle force s’était emparé de la tante, qu’est-ce qui troublait son
esprit et l’avait envoûtée (sans aucun exorcisme pour la
soulager) ? L’expertise décisive réalisée le 30 octobre 1937 par un
certain Dr. Oppe ne dit rien là-dessus. Pratiquée le jour où le
journal local, le Reichsstatthalter Mutschmann décrit en majuscules
cursives les Juifs « comme la source de tous les maux ». À
Hambourg, le « Reichsärzteführer (Médecin-chef du Reich) »

– 73 –
Wagner inaugure l’exposition du Reich intitulée Ewiges Volk
(Peuple éternel), et réclame « un peuple sain et performant,
conservant un sang pur. » De son côté le Führer congratule
Goebbels pour son 40e anniversaire. Le médecin-chef de la
maternité de Dresde-Friedrichstadt, Eufinger, peut quant à lui se
glorifier depuis juin du titre de « SS-Unterscharführer ».

Derrière le titre ronflant de « Ob.-Reg.-Med.-Rat. » du rapport


d’Oppe, se trouve un « I. R. » signifiant « à la retraite ». Le livre
des fonctionnaires de la ville de Dresde le classe parmi les
médecins aptes aux vaccinations, et plus loin, comme « Dr. med.
prakt. Artz (généraliste) », et situe son cabinet dans l’Albrechts-
trasse 9, à proximité de l’appartement de la Wiesentorstrasse des
Schönfelder. Oppe est aussi médecin légiste, il travaille entre
autres à la prison de la Georg-Bähr-Strasse. À l’époque du
rapport sur Marianne, il est âgé de 69 ans, retraité depuis fin 34
selon le Dresdner Anzeiger (Gazette de Dresde). Naïvement, j’ai
cru qu’une décision aussi importante qu’un transfert dans un
asile d’aliénés serait prise par une assemblée d’experts. Au lieu de
cela, c’est cet Oppe qui s’en est chargé, même pas psychiatre,
même pas spécialiste, un simple médecin de famille ! D’où Oppe
tirait-il ses compétences ? Qui ferait confiance à une telle
autorité ? Et pourtant c’est lui qui la déclare folle et l’envoie à
l’asile dont elle ne sortira plus.

Marianne avait les deux pieds sur terre avant de perdre l’équilibre.
Aucune raison de la tenir alors pour une originale. Maintenant,
elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, privée du bonheur. À
l’époque nazie, avoir un « idiot » dans la famille, pas vraiment
« achevé » pour reprendre leur jargon, devait faire craindre le
pire. Avec la malade, c’est aussi toute la famille et les proches qui

– 74 –
devenaient suspects du point de vue du biologisme des fanatiques
de la race pure. Dresde ayant été élue « Stadt der Volkshygiene
(Ville de l’hygiène publique) » au temps de la croix gammée,
c’est dans sa banlieue que se dressaient les hôpitaux de la mort
pour des dizaines de milliers de « vies sans valeur ». Sous le
Troisième Reich, Bonitas (La bonté), une sculpture de la tour de
l’Hôtel de ville, souvent montrée après la guerre comme symbole
de la ville écrasée, est restée aveugle.

un sALe éTé La Florence de l’Elbe, cité baroque aux


façades envahies de chérubins. Décrite dans le guide Baedecker
Deutsches Reich de 1936 comme : « Une vieille ville qui, avec ses
tours, offre un panorama superbe vu du fleuve. » Pour Hitler, la
Florence de l’Elbe était « sa perle », c’était surtout un marécage
brun. La commune qui, de toutes les métropoles allemandes avait
le plus gros pourcentage d’adhérents au NSDAP. Au Musée de
l’Hygiène, on découvrait avec stupeur les « hommes en verre », une
sensation technologique de l’époque. On y prônait l’enseignement
du « sang et de l’héritage culturel allemands ». Internationalement
reconnue, l’institution était devenue le cœur de la propagande
nationale-socialiste, avec une salle de lecture dédiée à « l’étude de
l’évolution de l’hérédité et de la race allemande ». La direction
centrale du NSDAP s’était installée dans ce bastion qui abritait aussi,
entre autres, le « Sächsische Erbgesundheitsamt (Bureau de la
santé héréditaire de Saxe) », la SS Abschnitt II et l’« Amt für Volks-
gesundheit (Bureau de la santé publique) ». Parmi les 77 000
dossiers de la bibliothèque, on trouve 1950 thèses sur l’entretien de
l’hérédité et de la race. Dans la « Denkfabrik (Usine à concepts) »,
le point 2 définit comme mission le fait d’éveiller à la compréhen-
sion de la politique de gestion de la population du NSDAP.

– 75 –
Un millier de spectateurs assistèrent à la conférence illustrée de
photographies consacrée à la question « Pourquoi une loi sur la
stérilisation ? », stigmatisant « la tendance à se reproduire des
malades ataviques et des races inférieures ». Exaltation pseudo-
scientifique des ressentiments les plus grossiers. Une autre preuve
indéniable de la terrible influence de l’infériorité héréditaire était
d’ailleurs apportée dans une section de l’exposition intitulée Volk
und Rasse (Peuple et Race) où était présenté l’exemple de « la
tribu du bandit de la poste Schüller », huit frères et sœurs
cumulant 221 années d’incarcération et ayant passé « pas moins
de 62 années en prison ». Où il était démontré que l’État avait
dû débourser près de 70 000 marks uniquement pour les procès
et les frais d’emprisonnement ! Un tas de brochures et de congrès
sur l’hérédité mettaient en avant l’« objectif final » de la
germanité, grisés à l’idée d’ennoblir le sang d’un peuple unique.
Quant à l’exposition Ewiges Volk (Peuple éternel), elle fustigeait
le « matériau inutile » des asiles d’aliénés, avec des phrases
empruntées au vocabulaire du monstre.

Durant ces années, l’« Hygiene-Wanderauto (Voiture de la tournée


de l’hygiène) » roulait vers la frontière orientale du pays, bien
décidée à prêcher l’évangile des « vies inutiles » dans les coins
les plus reculés, incriminant en permanence ces « vies coûteuses »
n’ayant pas le droit de partager leur existence avec le « peuple
élu». Conformément au plan global de l’« Aufordnung (Ordre
supérieur) », on propageait par monts et par vaux le pouvoir
mythique de la théorie des races, en totale contradiction avec le
« malade héréditaire, cette bouche à nourrir inutile ». La plupart
voulait y croire. Hitler et Göring ne devaient en aucun cas manquer
à l’arbre généalogique des grands Allemands, comme Bach, Luther
et Wagner. Göring s’est ainsi vu propulsé à la présidence d’honneur

– 76 –
du musée aux côtés de Goebbels et d’autres premiers couteaux
d’Hitler. Un curieux méandre de la vie a voulu que Richter, en 1956,
ait sélectionné ce même Musée de l´Hygiène pour son travail de
diplôme et qu’il y ait réalisé à titre gracieux une fresque dans le genre
« progressiste naïf » alors très apprécié. Une œuvre de 5 x 15
mètres. De cette idylle de carte postale représentant le nouvel
homme socialiste, on ne peut plus voir aujourd’hui qu’un petit coin,
elle a été recouverte après sa fuite à l’Ouest.

Gisela, la sœur de Richter, n’avait jusqu’à aujourd’hui jamais fait le


lien entre le terme de « schizophrénie » et tante Marianne. Elle a
l’impression que le tabou autour de la maladie persiste encore, elle
n’a entendu parler que d’« hébéphrénie ». Une désignation
approximative, sous laquelle on peut se représenter tout et rien à la
fois. Rien de plus qu’une émigration intérieure passagère, « un
plomb qui saute » comme on dit vulgairement, qui s’explique
facilement avec la puberté, juste un petit passage à vide. Rien de bien
terrible en somme que de se retrouver dépassé, dominé par ce qui
vous est étranger, dans ce dérèglement général de l’adolescence.

C’est arrivé l’été 1937, un sale été. La divagation s’est emparée de


Marianne. Le terme d’« hébéphrénie » vient recouvrir le désespoir
qui la domine. À la clinique privée du Dr. Stoltenhoff, les grands-
parents de Richter vont se retrouver soudain confrontés au mal,
qu’ils vont accepter comme un verdict. Il se peut que le médecin ne
leur ait transmis l’indicible qu’à travers les mots « fragmentation de
la pensée, troubles de la personnalité », qu’il considérait comme
plus doux, et dont la compréhension restait de toute façon inacces-
sible aux profanes. La psycho-pharmacopée était encore pratique-
ment inconnue. Le diagnostic tombera le 28 avril 1938 : Marianne
est atteinte de schizophrénie. Perdue dans son isolement, totalement

– 77 –
inconsciente de sa situation, elle devait être transférée dans un
établissement spécialisé « vu sa tendance à la violence et son
comportement asocial ». Sommation lapidaire. En 1938, la clinique
la plus proche était Arnsdorf avec onze médecins pour 1 596
malades, 119 patients en surnombre. À peine enfermée au deuxième
étage, dans le service B3, Marianne va manifester son désir
d’« évasion », ce qui semble parfaitement logique. Elle tentera,
selon le rapport établi plus tard, « tout ce qui est possible », comme
s’il était urgent pour elle de retrouver son foyer de Dresde.

sœurs de desTin Chronique d’Arnsdorf.


Les premiers patients de la plus grande clinique psychiatrique de
Saxe y entrèrent en avril 1912. Située à 20 kilomètres à peine à l’Est
de la métropole de l’Elbe, ce fut d’abord un « asile modèle en
Europe », le témoignage d’un idéal humaniste, avant que les nazis
n’en fassent un mausolée de leur entreprise eugéniste. Aucune clô-
ture ne l’encercla jamais. Les bâtiments étaient équipés du
chauffage central et de l’eau chaude courante. Des résidents de la
commune en firent la visite : « Certains habitants avaient espéré
vivre à cette occasion une expérience riche en sensations. En géné-
ral, les femmes se sont montrées plus excitées que les hommes. »

L’hôpital se déploie autour de l’église, visiblement copiée sur la


maison de Dieu de l’asile d’aliénés viennois Am Steinhoff, conçue
par Otto Wagner. La communauté actuelle est encore assise sur les
sièges d’origine, illuminée par un soleil peint sur le fond bleu de la
coupole. Le chef de clinique actuellement en fonction, Hubert
Heilemann, fait visiter le bâtiment dans la semi-obscurité d’un
matin glacial. Impossible de trouver les interrupteurs. Sur l’autel,
une représentation de la guérison des paralytiques de style Art

– 78 –
Nouveau qu’on pourrait prendre pour l’original. En réalité il a été
découpé en 1945 par des soldats soviétiques en maraude et
remplacé par une copie.

Pendant la période nazie, Elfriede Lohse-Wächtler, peintre


renommée, dotée d’une forte volonté, est la plus célèbre des
patientes. Toutes et tous la décrivent comme aussi ravissante et
pleine de vitalité qu’excentrique. Animée d’un irrépressible besoin
de liberté : « Von Licht und Geist / Durchdrungen / Wollen wir leben
/ Das Leben (Guidés par la lumière et l’esprit / nous voulons vivre /
la vie)* ». Une sorte d’ivresse la submerge. Compagne de l’expres-
sionniste Conrad Felixmüller, elle préfigure son époque. Ses tenues
sont flamboyantes. Portant des chemises russes, se coiffant de
chapeaux bosselés, fumant comme une cheminée, sensuelle, elle
peut danser le nombril à l’air dans des voiles qu’elle a elle-même
taillés. L’artiste s’offre nue à l’objectif de la caméra, se prélassant dans
une chaise longue. Une femme érotique aux yeux brillants comme
des billes sombres. La provocatrice nargue la caméra, défiante mais
fragile aussi. Sur un mur de son atelier-appartement, on pouvait lire :
« L’art est l’absolution », à côté de dessins de Dix et de gravures sur
bois de Kokoschka. On ne peut imaginer contraste plus saisissant
entre son talent, l’ouragan qui l’aspire, et la contrainte de l’enferme-
ment psychiatrique. Entre son appartement au-dessus de la laiterie
de la Rietschelstrasse 7, envahi de batiks, tapissé à l’orientale, et la
cellule spartiate d’une patiente d’Arnsdorf du service B3.

Dans le dortoir prévu pour vingt patients sont coincés un lit et une
table de chevet pour chaque malade, une armoire personnelle aurait
été un luxe. Le sol de la salle de séjour d’à peine 15 mètres carrés est
recouvert d’un tapis pour étouffer les bruits : au mur, un paysage.
Elfriede Lohse-Wächtler transposera ce décor au bien-être trompeur
* Traduction libre

– 79 –
dans Um 1933 (Vers 1933), une vue d’intérieur intense, effrayante de
justesse, tracée à coup de crayons de couleur. Le vide se fait sentir très
fortement. La scène pourrait se situer dans un pensionnat pour jeunes
filles si elle ne portait pas en sous-titre : « In der Krankenstube (Dans
le salon des malades) » . Têtes baissées, six patientes en tablier sont
assises autour d’une table. Elles brodent ou ruminent, surveillées par
une garde-malade. Contre le mur, un piano aux piètements courbes,
avec dessus un maigre bouquet de fleurs. La chaise attend un
musicien, certainement le professeur de l’Institut Scholz qui leur jouait
quelques mesures tant pour leur édification que pour leur permettre
d’échapper quelques instants à leur tristesse. En pensée, j’installe tante
Marianne à l’instrument. Fille de pianiste, elle devait connaître
quelques mélodies. Peut-être que ses doigts n’avaient pas encore tout
oublié et pouvaient jouer quelques accords surgis de sa mémoire.

– 80 –
Lors de ma visite dans sa galerie berlinoise, Werner Fischer
emballait l’original (43 x 50,5 cm) de Lohse-Wächtler pour une
exposition. Dans des couleurs douces, la situation partagée par tante
Marianne est parfaitement rendue. Deux schizophrènes, toutes les
deux dans le service B3. Puis encore ensemble, ensuite, dans le B4.

Le département d’isolement. Un bâtiment composé de deux ailes


couronné d’une lanterne sur le toit, autrefois une maison sans
fenêtres grillagées. Pas d’intimité, lit contre lit, « collées les unes
aux autres, avec des femmes qui pérorent constamment »,
discourent, déclament, et font enrager Lohse-Wächtler. Il y a deux
ans, la femme de Gerhard Richter, Sabine, est tombée par hasard
sur ce dessin. Il lui plaisait, elle l’a acheté. À cette date, elle ignorait
tout de la misère que tante Marianne partageait avec Elfriede. Le
B3 abrite maintenant de jeunes drogués en rémission, c’est
pourquoi le patron de la clinique, le Dr. Heilemann, ne souhaite pas
me faire visiter.

En 1933, l’artiste pouvait encore envisager le salon des malades


du service B3 comme un espace protecteur et le représenter.
Quand on la regarde en 2005, son étude semble annoncer les
malheurs de l’entre-deux Reich, et de ce point de vue, apparaît
comme une rareté troublante : dans ce groupe, personne, à part la
garde-malade, n’a dû survivre à l’extermination des « asociaux »
programmée par le Troisième Reich. Selon les documents, 19
convois venus d’autres sites sont arrivés en 1940 à Arnsdorf,
centre stratégique d’un gazage prévu prochainement à Pirna-
Sonnenstein. Dissimulés sous la lettre « D » de l’alphabet, se
cachent des assassins parfaitement coordonnés agissant depuis la
Tiergartenstrasse 4 à Berlin. D’où l’abréviation « Action T4 »
pour désigner le programme d’euthanasie nazi.

– 81 –
Elfriede Lohse-Wächtler supplie qu’on lui donne du papier, elle
dessine comme d’autres respirent, pour survivre dans son inima-
ginable solitude. Elle laisse des portraits bouleversants intitulés
Kopf einer Frau mit buschigen Augenbrauen (Tête de femme aux
sourcils broussailleux). En 1931 déjà, à l’encre de Chine et
gouache, elle peint le Aufschreiende Gruppe (Groupe hurlant). Le
galeriste Fischer présente d’autres travaux du même style, et parle
de la « série noire ». Puis voilà Der Anfall (L’attaque) : un
homme et une femme enlacés en une forme cauchemardesque,
observés par un monstre aux pattes de bouc sur un fond rouge
sang. Reflet de son état pathologique et métaphore menaçante
d’une personnalité dédoublée redoutant la prochaine attaque. La
critique estime que « chaque nerf de l’expérience vécue » frémit
dans ses travaux.

Dans son coffre-fort, le directeur de l’institution, Kurt Heilemann


conserve le formulaire jaune de Lohse-Wächtler : il sort le dossier
212. Rempli méticuleusement sans une faute, emblématique du
travail de fourmi de la bureaucratie allemande au service de
l’euthanasie. Conclusion le 31 juillet 1940 avec le tampon :
« Déplacée sur ordre du Reichs-Verteidigungskommissar
(Commissaire de la défense du Reich) », huit ans presque jour
pour jour après son internement. Tante Marianne, sa compagne
de naufrage, est morte en 1945, elle aussi après presque huit ans
passés en psychiatrie. Étrange concours de circonstances s’invitant
dans un reportage consacré à Gerhard Richter. Échappant au
hasard, la saga familiale est comme mue par des mécanismes
secrets opérant en arrière-plan. Un événement en entraîne un
autre en un cortège implacable. Ainsi, Elfriede Lohse-Wächtler a
de temps à autre peint dans un atelier de l’Académie avec vue sur
l’Elbe et les Brühlsche Terrasse, là où, une génération plus tard,

– 82 –
Gerhard Richter étudiera et trouvera l’inspiration d’où sortira le
portrait de tante Marianne. L’anéantissement de l’une est déses-
pérément semblable à celui de l’autre. Sans beaucoup s’avancer,
on peut penser qu’elles ont dû se rencontrer à Arnsdorf. « Vous
pouvez en être pratiquement certain », affirme le médecin-chef
Heilemann. Les nazis ont détruit beaucoup de portraits réalisés
par Lohse-Wächtler à Arnsdorf dans la frénésie de leur opération
« Entartete Kunst (Art dégénéré) » de 1937 à Dresde. Le recteur
de l’Académie des Beaux-arts de l’époque, Richard Müller, était
l’un de ses instigateurs. À Dresde, en 1937, Marianne Schönfelder
était déjà tombée aux mains de la psychiatrie nazie.

Le 16 décembre 1935. Elfriede Lohse-Wächtler est transférée


chez le professeur Eufinger à la maternité Friedrichstadt de
Dresde pour y être stérilisée par contrainte. À peine six mois
qu’il en est le chef. L’ordre est signé par le directeur adjoint de
l’institution, Dr. Ernst Leonhardt : « Sera transférée aujourd’hui
pour stérilisation ! » La mention « Steri.419 » est inscrite sur
sa fiche médicale. La patiente, mariée, vit séparée. « Dissidente,
peintre ». La malade de 36 ans devait être très agitée, une
anamnèse « est inenvisageable, la patiente est trop incohérente. »
La remarque est vraisemblablement de la main d’Eufinger. Le
18 décembre, son père et son frère rendent visite à « Frieda ».
La mère apparemment, immortalise avec sa caméra la rencontre
dans le parc de l’institution : Lohse-Wächtler dans un manteau
chic à col en fourrure, bas de soie, escarpins blancs pointus.
Quelqu’un qui a abdiqué ne ressemble pas à cela. Le commentaire
dans le journal de son frère Hubert dit : « Avec père en ville,
avec Frieda à l’hôpital de Friedrichstadt et chez le Dr. Eufinger.
Comeniusstrasse 35 » – son appartement privé. L’adresse est
celle d’une luxueuse villa avec bunker qu’il partage avec son

– 83 –
voisin, le terrifiant Gauleiter Martin Mutschmann du NSDAP.
Comme on peut le lire dans son agenda à la date du 14 décembre,
le père d’Elfriede, en désespoir de cause, s’est également tourné
vers lui. Eufinger, Mutschmann : il a supplié en vain les deux
hommes d’épargner sa fille, mais ses interventions n’ont pas pu
empêcher l’opération du 20 décembre. La biographie de Lohse-
Wächtler : Im Malstrom des Lebens versunken… (Noyée dans le
tourbillon de la vie), évoque Eufinger comme « le médecin qui
a certainement réalisé la stérilisation à l’hôpital Friedrichstadt ».
Si l’on se réfère aux quelques pages des documents de l’hôpital
conservés aux archives de Dresde, les médecins qui ont opéré
l’artiste étaient le médecin-chef Redmann et le Dr. Bäuerle. Reste
que le médecin-chef Eufinger était le directeur responsable.
« Une intervention contrainte dans le service 41 », note son
frère : « Je suis allé voir Frieda, op. 20.12.35. Triste ! » Au
Bureau de la santé publique, l’Ob.-Reg.-Med.-Rat und Amtsarzt
Bremme paraphe sèchement la facture, tout comme il le fera
bientôt pour tante Marianne. Suivant le barème des tarifs de
Saxe édicté le 5 septembre 1934, les médecins facturaient 58
reichsmarks pour les femmes (22 pour les hommes), le montant
forfaitaire pour les médicaments et le matériel de pansement
était de quatre marks. Les deux sommes seront remboursées par
le « Bezirksfürsorgeverband Dresden-Stadt (Service d’action
sociale du district de la ville de Dresde) ». En 1935, Eufinger
laisse sortir l’artiste pour la Saint-Sylvestre, puis signe son retour
à l’asile. Auparavant, le 27, le père Wächtler s’était une nouvelle
fois entretenu avec lui.

L’artiste succombe à la résignation après avoir subi cette nouvelle


dégradation. Brisée, ayant perdu ce désir de peindre qui était
toute sa vie. Les exceptionnels témoignages illustrés de l’asile lui

– 84 –
garantissent une renommée posthume aux côtés de gloires telles
que Géricault, Hodler ou Edvard Munch. En 1936, Frieda dessine
encore Leben (Vie) représentant une parturiente la tête en bas et
les pieds en l’air, emblème de sa souffrance devant sa créativité
anéantie, le réquisitoire d’Elfriede Lohse-Wächtler. Plus tard, les
Stiefmütterchen in Glasvase (Pensées dans un vase en verre)plutôt
banales de 1939 (15 x 10,5 cm), et quelques cartes postales
viennent témoigner de son rapide déclin.

Le bâtiment B3 porte aujourd’hui le nom de l’artiste assassinée.


Une stèle est plantée devant, dressée à l’occasion du 100e anni-
versaire de Lohse-Wächtler. Par terre, un bouquet frais. Pour le
75e anniversaire de l’asile, la RDA a fini par faire installer une
plaque commémorative dans le foyer du bâtiment administratif,
une espèce de couronne en pierre glacée, faisant état – exemple
de la routinière poésie socialiste – des « pensées respectueuses
aux victimes des meurtres de l’euthanasie nazie », assortie de
l’escorte de verdure obligatoire, une plante en pot type Yucca
rescapée d’une réserve quelconque et abandonnée là un peu par
hasard. Au moins n’est-elle pas en plastique. Les médecins
d’Arnsdorf ont envoyé 2 700 malades à la mort : principal
responsable le Dr. Ernst Leonhardt. Sceau maléfique, son sigle en
lettres latines « Dr. L. » est apposé sur le dossier médical de tante
Marianne. La Sécurité d’État de la RDA constituera plus tard un
dossier sur lui. Sous le mot-clé « Charges-accusations », le
service secret a retenu : « était chargé des actions de gazage ».
Implacable dignité allemande.

cAndidATs à LA morT Le neurologue


Leonhardt se penche sur les dossiers des patients, étudie leur vie,

– 85 –
comme celle de Marianne Schönfelder. Sur les formulaires d’ac-
cueil, les malades sont répertoriés et sélectionnés selon la date
de leur prochaine « désinfection ». Chaque décision paraphe
une vie. Il organise les transports, livre les candidats à leurs
bourreaux. Selon des déclarations de témoins ainsi que les rap-
ports du ministère public, les autobus du « Transportstaffel
(Service de transport) » qui circulent au rythme de la catas-
trophe secrète, sont stationnés devant le département C1 de
Leonhardt pour la collecte de leurs victimes.

Digne d’un grand hôtel, l’élégante voie d’accès aboutit devant


l’imposant fronton du bâtiment principal. Les thuyas sempervi-
rents et les candélabres rouges tout neufs semblent des solutions
de pis-aller si on considère l’architecture d’origine. En 1910, son
avant-gardisme avait impressionné les participants du IVe
Congrès International pour les soins aux malades mentaux à
Berlin. Les planificateurs y comptabilisaient, à côté des « malades
chroniques bruyants et déments », les malades atteints de
dementia praecox (hébéphrénie) d’Arnsdorf. Plus surprenant
encore dans cette liste, la désignation d’un groupe d’aliénés
présentant des « tendances à de suspects actes impulsifs
contraires ».

Je me rends trois fois sur le lieu du crime. Mais comment


restituer l’horreur dans ce parc ? Un spectacle dérisoire, au-delà
de toute description possible, que cette procession d’êtres
maudits arrivant des édifices dispersés, empruntant l’allée
d’arbres pour rejoindre lentement le bâtiment central. Un chœur
de voix composite en tout cas. Dans quel état se trouvaient ceux
qu’on avait sélectionnés? Rendus béats par l’espoir d’une
journée en plein air ? Ou bien saisis d’une panique instinctive ?

– 86 –
Ils quittaient leur espace étroitement clôturé, rien n’était très
clair. Une horde docile, rameutée pour le dernier charroi. La
seule différence, c’est qu’il ne s’agissait pas de bétaillères.

Par des sentiers agréablement incurvés, les groupes rejoignent


leur point de rendez-vous près de l’église, recyclée par les nazis
comme coulisse de leurs actes meurtriers. Leonhardt les attend
devant la belle façade en grès dont les sculptures chrétiennes
montrent calice, colombe et croix, symboles de l’union, de la paix
et de la rédemption, les plus hautes valeurs de l’humanité.
Leonhardt les jauge, il détaille ces êtres niais et sans défense qui
avaient eu l’espoir d’établir avec lui une relation humaine. Des
hommes, des femmes, des enfants, poussés par des infirmières
impatientes, tombant dans le piège. C’était lui le chef, il n’avait
même pas besoin de les bercer d’illusions. Ils lui faisaient
aveuglément confiance. Dociles, ils croyaient avoir un soutien
dans leur pire ennemi. Un cérémonial barbare répété plusieurs
fois, parfaitement rôdé, reposant sur son absolu manque de
scrupules. Parmi les centaines de patients envoyés au gazage, un
seul (!) reviendra à Arnsdorf. Le docteur jette-t-il un dernier
regard sur ces misérables silhouettes avant de se réinstaller à la
table de travail de son bureau de directeur numéro 22, comme à
son habitude? À la fin de la guerre, les cosaques camperont dans
ce pré, indifférents aux souvenirs accablants qui l’entachent.

Peut-être les patients jettent-ils un dernier coup d’œil à l’horloge


de la clinique, que le portier m’indique courtoisement comme
point d’orientation lors de ma visite. Puis c’est le départ pour la
chambre à gaz. L’autobus s’engage sur l’accès principal, direction
plein sud. La route est facile à travers la forêt de Karswald,
empruntant les chaussées de campagne qui s’étirent sur les

– 87 –
« jolies hauteurs » de Dürröhrsdorf-Dittersbach. Obliquant
ensuite légèrement vers l’ouest par Kohlberg ou Liebethal, de
village en village, jusqu’à Pirna-Sonnenstein : sur la ville règne
une odeur de brûlé un peu douçâtre, celle des cadavres incinérés.
C’est l’heure de recharger les fours.

Ernst Leonhardt travaillait à l’époque dans ce qui est maintenant


l’aile du chef de clinique Hubert Heilemann (« l’homme qui
guérit »), un nom prédestiné pour un docteur de l’âme.
Impossible de me sentir réellement décontracté après avoir croisé
dans l’entrée un vieil homme en bleu de travail m’ayant assuré en
ricanant être « un double ». En termes choisis pour s’adresser à
un béotien, le directeur discourt maintenant sur « le mystère
encore voilé de ce qu’est la schizophrénie ». Contrairement à ce
qu’on pense couramment, ce n’est pas une maladie génétique.
Elle peut s’abattre sur n’importe qui. Cependant, les statistiques
montrent qu’il existe un risque familial. En gros, la possibilité
d’être envahi par la folie est de 1% pour tous les humains
confondus. Une sorte de sensation, souvent précédée du
sentiment de ne plus être à la hauteur. Pas la cause, mais déjà le
signe particulier d’un dérangement mental. Chez Elfriede Lohse-
Wächtler, ou chez tante Marianne, cela se révélera être un
comportement irrépressible.

Hubert Heilemann est en noir de la tête aux pieds. Tout en bleu


lors de la rencontre suivante. Sa blouse blanche de médecin reste
accrochée au portemanteau dans le couloir. Lorsqu’il parle, ses
doigts se joignent en dôme, il soliloque sur la démystification, la
clarification nécessaire à laquelle la presse pourrait largement
contribuer. Le spécialiste en neurologie, psychiatrie et psycho-
thérapie, a écrit sur « Goethe – un patient », finissant par le

– 88 –
considérer, comparativement, comme sain de corps et d’esprit.
Il s’est maintenant attaqué à l’étude du plus sombre chapitre de
la psychiatrie allemande envisagé depuis son poste de travail
d’Arnsdorf. Quelques mots d’encouragement pour soutenir mes
recherches et le voilà qui me remet le dossier de la patiente
Marianne rempli sans une faute : « numéro 428, diagnostic :
schizophrénie » imprimé noir sur jaune. Chaque formulaire est
une preuve de l’infernale étreinte administrative qui la tenait
prisonnière. Prise comme dans les bras d’un polype par le
système de contrôle, tamponnée du double « enregistrement de
police réalisé. Enregistrement de police réalisé. » L’ancienne
adresse, « Wiesentorstrasse 5, 1er étage », dans ce Dresde de plus
en plus lointain, est biffée. 20 kilomètres infranchissables.

Assis à son bureau, le chef de clinique observe la peinture d’une


patiente atteinte d’un syndrome borderline. Il ne veut pas en dire
plus. À sa droite, une autre œuvre colorée et abstraite d’un patient
schizophrène. Deux témoignages de folie et de créativité adressés
à sa compétence, qu’on imagine volontiers inquiétante, au
pouvoir qui est le sien de décider qui est normal ou doit être
considéré comme fou. Au cours de la conversation, il déclare
supposer que le gynécologue Eufinger a exercé ici, dans ce
bâtiment, pendant la guerre. Arnsdorf a été l’hôpital intérimaire
de la maternité Friedrichstadt. Effectivement, le Dresdois y a
obtenu diverses salles et un laboratoire, ainsi que le service B 9
proche de l’exploitation horticole, transformé en « section des
enfants » et mise à la disposition d’Eufinger. Lui, Heilemann
connaît quelqu’un qui est né ici. Les ambulances de la Croix-
Rouge étaient chargées du transfert des patients de la ville depuis
septembre 1943. Le rapport annuel souligne que, au vu de la
situation : « les malades mentaux mineurs, les épileptiques et les

– 89 –
faibles d’esprit inaptes à l’amélioration » devaient être déplacés
vers l’hôpital d’État de Grossschweidnitz. Concernée par cet
ordre : tante Marianne.

Le modèLe Boris Böhm a reconstitué très


précisément l’exécution d’Elfriede Lohse-Wächtler. Son
assassinat clandestin est la matrice du destin de tante Marianne
sous les nazis. Le diplômé d’histoire et directeur du site commé-
moratif de Pirna-Sonnenstein est pâle et triste. Son institution
est logée dans le vieux château. Une plaque à l’entrée rappelle la
présence des anciens fours à gaz. J’ouvre la porte, accablé par le
sentiment de pénétrer dans le royaume des morts. Böhm donne
l’impression d’être un idéaliste qui aurait entendu trop d’histoires
douloureuses, plongé dans trop d’abîmes, qui aurait trop encaissé,
mais qui voudrait malgré tout préserver sa sensibilité pour les plus
misérables d’entre les misérables. Il est accablé par cette charge
de travail permanente, ce travail qui lui ruine le moral. Dehors,
les prochains visiteurs attendent déjà.

Le scientifique, modeste, ne se plaint pas pourtant. Mais son


institution doit fonctionner année après année en dépit d’un
perpétuel manque de fonds, comme de fait, toutes les autres
institutions de ce type. La somme accordée pour couvrir les frais
des sept lieux du souvenir de Saxe est de 2,1 millions, ridicule
comparée aux x millions versés pour les monuments berlinois.
Elfriede Lohse-Wächtler, tante Marianne, ainsi que les milliers
d’autres euthanasiés sont des victimes oubliées. La RDA n’a pas
estimé nécessaire de s’en occuper, le Bundestag a attendu mai
1998 pour enfin annuler la loi nazie de « prévention de la
descendance des malades héréditaires ».

– 90 –
Le directeur conduit l’entretien au premier étage de l’ancien
bâtiment C 16, à l’arrière du « jardin des hommes » sur les
plans d’autrefois, c’est aujourd’hui la bibliothèque, avec une vue
renversante sur l’Elbe qui coule vers l’ouest. Les arbres scintillent
sous le soleil hivernal, mais même sous de tels auspices, on a du
mal à prêter attention à la vue. Je dois m’imaginer l’espace de
promenade compartimenté par des palissades et des murs, dont
un vestige a survécu sur le talus. À l’époque, les « chauffeurs »
ou « brûleurs » logeaient ici, juste au-dessus du crématorium,
ils étaient 12 préposés aux fours et à la morgue, les grades les
plus bas chez les SS. À peine déchargés, les malades qu’on avait
transportés se pressaient sous l’actuelle salle de conférence.
Hommes, femmes, enfants, le plus jeune avait 2 ans, le plus âgé
86. La promesse de la douche les attirait dans la cave par
l’escalier Ouest. Des savons et des serviettes de toilette sur les
bancs de bois du vestiaire. À côté, les chambres à gaz avec leurs
murs nus. Pour faire vrai, des pommes de douche au plafond. 12
mètres carrés. Une surface prévue pour un maximum de trente
victimes.

Une équipe d’une centaine de personnes suffit pour éliminer des


milliers d’êtres humains. Un quart sont des fonctionnaires chargés
de dresser les listes, les inventaires et la facturation : les registres
devaient être en ordre. Entre 1940 et 1941, 13 720 malades et
invalides ont été assassinés à Sonnenstein, chacun d’entre eux est
très exactement consigné. Le nombre exact de certificats de décès.
Le nombre exact de « lettres de condoléance » écrites à des dates
fantaisistes par le « Sonderstandesamt (État civil d’exception) ».
La guerre terminée, l’infirmier Erhard Gäbler, diplôme sanitaire
en poche, a avoué au cours du procès avoir reçu une prime de
risque mensuelle de 65 reichsmarks pour son travail dans le

– 91 –
département. Condamnation : la décapitation. Le poste de police
était constitué de 15 hommes, leur chef Paul Rost était également
responsable des transports et avait autorité sur les huit
conducteurs membres du personnel. Plus tard, il fera un petit tour
en prison, mais demeurera impuni.

Entre eux, les exécuteurs en rigolaient, en parlant du « soleil ».


Quelle logique criminelle peut avoir conçu l’idée de camoufler
la politique d’extermination sous un tel nom. Le cameraman
Hermann Schweninger tournait des films montrés en projections
internes : Dasein ohne Leben (Existence sans vie). Les meurtres
saisis par l’objectif de la caméra. Selon le synopsis de 1942, le
documentaire devait se clore sur le commentaire suivant : « Le
visage tourmenté d’un malheureux souffrant d’une maladie
mentale incurable et condamné à végéter…est maintenant lissé
par la paix d’une mort douce qui lui a enfin apporté délivrance et
rédemption. » Seuls les apparatchiks de la RDA ont pu avoir
l’idée de loger les proches des élèves d’une école de police à
l’adresse des fours à gaz, et d’y installer ensuite le « centre de
développement » de l’industrie aéronautique.

Le matin du 31 juillet 1940, Elfriede Lohse-Wächtler est


transférée d’Arnsdorf à Sonnenstein en compagnie de 53
femmes et 33 hommes. Temps du voyage en bus, 60 minutes.
Les voyageurs ne peuvent pas voir le magnifique paysage qu’ils
traversent. Les fenêtres sont occultées. Au XVIIIᵉ siècle, le
peintre Bernardo Bellotto s’était promené dans les environs et
avait fait des dessins destinés aux ducs et aux princes. De
nombreuses vedutes du château de Sonnenstein. L’itinéraire
suivi par Bellotto frôle les clôtures du camp d’extermination.
Culture et barbarie, muse et meurtre.

– 92 –
Tout marche comme sur des roulettes. Au rez-de-chaussée du
bâtiment C, les arrivants sont mesurés, pesés, photographiés. Puis
contrôle d’identité, soit par le Dr. Schumann soit par son
suppléant le Dr. Schmalenbach. Les infirmières conduisent les 25
femmes en chemise au sous-sol, referment les portes en acier
derrière celles qui sont à présent complètement nues. Le chef
ouvre les soupapes des bouteilles de monoxyde de carbone d’une
contenance de 40 litres. Telle est la procédure mise au point par
les nazis pour exécuter les plus faibles, plus de la moitié des
patients des asiles d’aliénés de Saxe.

Boris Böhm se fait le chroniqueur d’une reconstitution :


« Elfriede Lohse-Wächtler a dû mourir dans d’atroces
souffrances, au milieu de ses compagnes de malheur hurlant leur
terreur…secouant désespérément la porte.» Claustrophobie,
exiguïté du lieu, et cette image atroce du mouvement de panique
déclenché par l’arrivée du gaz qui a dû saisir les prisonnières dans
un instant de terrifiante lucidité. Le regard cherche le rectangle
clair de l’unique fenêtre, une grille de 20 barreaux ruine tout
espoir de s’échapper. Les râles, pour essayer d’attraper de l’air,
les tremblements, comme si on était saisi à la gorge, le gargouil-
lement d’agonie, le silence. Selon les témoignages, le combat
contre la mort pouvait durer jusqu’à vingt minutes. Les murs en
réverbèrent encore l’écho par-delà l’espace et le temps. L’artiste
peintre était âgée de 40 ans. Une des 1 209 patientes d’Arnsdorf
exterminées à Sonnenstein.

Les SS jetaient les corps sur le sol de la salle adjacente, de là ils


étaient charriés jusqu’au crématorium juste à côté. Quatre
cadavres pouvaient entrer dans le four en tôle où l’on charge le
charbon. Le « brûleur de cadavres » Emil Hackel détaillera son

– 93 –
travail avec une affabilité insupportable : sur certains corps
spécialement marqués, « Boehm, Karl » était chargé d’arracher
les dents en or, le métal précieux, qui passaient ensuite au
« département des successions ». D’autres retiraient les cerveaux
« destinés à la recherche ». Une fumée aux couleurs étranges
s’échappait dans les airs. La cheminée carrée crachait en
permanence de la fumée. Comme dans une usine chimique. Le
nuage nauséabond refusait de se dissiper, flottant sur Pirna à
certaines heures. Tout particulièrement en juillet 1941, le pire
mois selon les statistiques, avec 2 537 exécutions, plus de cent
par journée de travail. Sans que jamais cette saleté stationnée au-
dessus de la ville n’ait ouvert les yeux de ses habitants.

Les 36 000 habitants de Pirna l’ont accepté comme tétanisés. Les


habitants, qui dirigeaient pourtant automatiquement leur regard
vers le château de Sonneberg à l’Est de la vieille ville quand ils
sortaient sur le pas de leur porte, ont détourné collectivement les
yeux. Et ce, bien que des bruits aient circulé et que le bouche à
oreille ait susurré ce qui se passait au château. Les guides de
voyage célèbrent cette « couronne de la ville » posée sur un
contrefort des montagnes en grès de l’Elbe, mollement incliné
vers la commune où s’est déroulé l’inconcevable : l’essai planifié,
sous leur nez à tous, d’une extermination qui sera plus tard
réalisée de manière industrielle dans les camps de concentration,
et que leur ignorance a protégée. Expérimenté sur des sujets
vivants, perfectionné, le génocide a pu se poursuivre à Auschwitz
et ailleurs. Les bourreaux de Sonnenstein, Belzec ou Sobibor
étaient à peu près les mêmes : des fonctionnaires itinérants à la
manière allemande. Près de 40 conducteurs de bus, brûleurs et
fonctionnaires de bureau ont été, après promotion bien entendu,
transférés. Dont le cuisinier Kurt Franz, commandant-adjoint

– 94 –
du camp de Treblinka II, qui laissait son chien loup Barry
déchiqueter les prisonniers. Jusqu’au 1er septembre 1941, ce sont
exactement 70 273 malades en tout qui ont été « désinfectés »,
comprenez gazés. Le bilan final des six institutions du Reich
spécialisées dans ce genre de travail représente une économie de
(attention à la virgule avant les centimes) : 885 543 980,00 marks,
ou 33 733 003,40 kilos de produits alimentaires, sans compter
« 2 124 568 œufs » et 19 754 325,27 kilos de pommes de terre.

L’artiste n’a pas de tombe. Généralement les restes calcinés


étaient moulus dans des moulins à os « jusqu’à obtenir la
consistance de flocons d’avoine », puis jetés à la décharge à 500
mètres de là. Ou bien ils étaient éparpillés dans la nature, à l’aube,
non loin du lit de l’Elbe. Le lierre grimpant, qui pousse si
volontiers dans les cimetières, et la grande chélidoine aux fleurs
jaunes prolifèrent dans le bois de jeunes frênes et les pâturages
de la berge si riches en azote. Le vent transportait les cendres de
par le pays, portant le meurtre en tout lieu. La terre de la citadelle
livre encore parfois des os. Böhm désigne l’extérieur, ils ont
prélevé des échantillons de sol il y a deux ans. On s’enfonce litté-
ralement dans l’horreur.

L’historien Böhm ne pourrait échapper à la dépression s’il ne


travaillait pas simultanément sur l’histoire de la psychiatrie
progressiste de Sonnenstein au XIXe siècle. L’été 1831, Pirna s’est
offerte au regard du roi des conteurs, Hans Christian Andersen :
« Aimable Pirna aux toits rouges », dont les « adorables rosiers
moussus » grimpent aux murs des maisons. Il se sent tout bizarre
là-haut, décontenancé, choqué et fasciné par les patients :
« l’imagination… est ici une chimère terrifiante, dont la tête de
méduse pétrifie les sages pensées… »

– 95 –
Le 7 août 1940, les Wächtler devaient aller chercher leur Frieda
pour des vacances préalablement autorisées. Arrivés au « château
des fous », un gardien renvoya la mère, comme dans Le Château
de Kafka. Une pitoyable comédie au sujet d’un déplacement à
venir d’Elfriede. On ferait parvenir prochainement des
indications sur son nouveau lieu de résidence. Ce qui arriva, c’est
la nouvelle, inventée de toutes pièces, de son décès le 12 août à 2
heures d’une « pneumonie avec faiblesse cardiaque ». Une carte
postale montrant une couronne de fleurs avec une dernière rose
en guise d’adieu à sa mère : « Cesse donc de te faire tellement de
soucis, tout finira par aller mieux. » Peu avant son assassinat, la
schizophrène avait trouvé sept trèfles à quatre feuilles, augures
d’un avenir meilleur.

éLoignemenTs D’après les formulaires,


Marianne Schönfelder entre à Arnsdorf en 1938 sur ordre du
Service d’action sociale de Dresde. Le département « Erb- und
Rassenpflege (Entretien de l’hérédité et de la race) » des services
de santé de la ville approuve son internement. La malade est
« sans revenu et sans fortune », le père, responsable de la
pension alimentaire est, comme il est dit, « dépendant de son
salaire ». Addendum : « doit être contrôlé ». Un rappel de leur
situation financière alors que les Schönfelder tentaient encore de
sauver ces apparences bourgeoises que leur petit-fils Gerhard
trouvait d’autant plus solides et rassurantes qu’elles lui faisaient
cruellement défaut à Waltersdorf. Marianne se voit accorder un
soutien pour frais alimentaires de 3,50 reichsmarks, la ville de
Dresde s’engageant, par « déclaration d’obligation », « à verser
la pension…ponctuellement, gratuitement et sans frais de port,
à la caisse de l’hôpital. »

– 96 –
Tout proche de Dresde, Arnsdorf est un hôpital situé dans la ville
sans y être. Pour les parents, cela signifie un déplacement de
seulement «18 minutes » en train. Ce que la mère explique sans
détour dans ses lettres adressées aux médecins. Une correspon-
dance qui révèle son terrible désespoir. Et pourtant, malgré tout
cela, et la vieillesse, ce mot étranger, imprononçable, de « schi-
zophrénie » n’apparaît jamais dans sa correspondance écrite de
sa belle calligraphie. On touche là à la peur originelle de la folie.
En s’emparant de Marianne, la « maladie 14 » s’était aussi
emparée de sa famille. La mère et la fille avaient passé 20 ans
ensemble, il n’en restait rien, l’avenir ne pourrait compenser
toutes ces souffrances. Peu de temps encore auparavant, elles
avaient joué de la musique ensemble, s’étaient raconté des petits
secrets, avaient fait des projets. Il était difficile, de plus en plus
difficile, de se raccrocher aux heures passées des belles années
face à la désintégration de Marianne. Sa métamorphose détruisait
ces moments de vie harmonieux, leur donnait l’apparence d’une
belle illusion, encore plus lumineuse rétrospectivement.

La plume de Dora Schönfelder court de phrase en phrase sur la


page blanche. Marianne est « la fille malade », la « fille
cadette ». Parfois même « l’enfant malade », alors qu’elle est
déjà une femme. Même frappés par l’injustice du monde, écrasés
par le poids des soucis quotidiens, les parents étaient encore prêts
à s’arranger avec la folie aussi longtemps qu’ils pourraient croire
à une possibilité de la sauver. À l’annonce du départ de Marianne,
qui ouvre pourtant une vive blessure en eux, les Schönfelder ne
prononcent pas une seule syllabe contre les autorités. Bien des
choses provoquent la suspicion des mères lorsque leurs enfants
grandissent. Le soupçon de la folie, qui s’infiltre silencieusement,
n’en fait pas partie. « Comment s’organise votre existence ? »

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demande la question 8 de sa première consultation. « Sans
problème ! » est la réponse. Les Schönfelder ne comprennent plus
rien à rien. Que va-t-il se passer ? Comment tout cela va-t-il finir ?

Une visite à la malade depuis Waltersdorf : 40 kilomètres aller-


retour. Il faut prendre le train à la gare de Langebrück. Richter y
est passé récemment et a été assez choqué de découvrir la gare
condamnée par des planches. Il empruntait le quai n°1 dans les
années cinquante pour se rendre à l’Académie de Dresde. Le quai
n°2 servait aux trains partant pour Bischofswerda, trois stations
en dix minutes jusqu’à Arnsdorf. Aucun problème, surtout vu ce
qui attend les parents là-bas.

On leur a retiré leur fille. À Dresde, le tourment des grands-


parents de Richter augmente quand l’attestation vient confirmer
ce qu’ils avaient vu de leurs propres yeux, mais refusaient de
croire. Un état de surtension qui, non seulement n’a pas diminué,
mais pire, s’est amplifié par crises successives jusqu’à ce qu’elle
ne soit plus elle-même. Hantée par des ombres qui déchirent son
âme et rétrécissent sa personnalité, Marianne prend pour des
réalités les spectres qui visitent son esprit. Confusion au-dehors,
confusion au-dedans. Égarée dans ses pensées sauvages, plus rien
ne peut l’atteindre, ni les menaces, ni les prières, ni même le fait
que les Schönfelder, noyés dans leur compassion, risquent de se
perdre avec elle sous le poids oppressant des reproches qu’ils
s’adressent. Était-ce leur faute ? Avaient-ils fait quelque chose de
mal ? Les questions habituelles dans ce genre de situation, qui
ne trouvent pas de réponse, comme les questions philoso-
phiques. Au début, ils pensaient encore que grâce à des soins
constants, ils finiraient par la ramener à eux. Mais où aller la
chercher ?

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D’abord Marianne interrompt sa formation de secrétaire, elle est
renvoyée du service du travail volontaire. Le déséquilibre
s’insinue en elle de plus en plus profondément. Elle est souvent
méchante, têtue, agressive, un derviche impossible à raisonner,
qui peut avoir de terribles crises d’énervement. Les complications
déstabilisent et blessent chaque fois un peu plus les parents. À
vrai dire, Marianne se retire en un lieu inaccessible, elle ne veut
plus rien avoir affaire avec personne. Même quand surviennent
parfois des moments de lucidité, terrifiants, elle reste sourde aux
remontrances. Son mutisme est un miroir opaque. Ses yeux ne
voient personne. Ces voix qui ne lui appartiennent pas, mais
auxquelles elle obéit. L’égarée connaît encore le calendrier. Parfai-
tement informée, la patiente fournit les renseignements souhaités
lors de l’« examen de son état psychique » du 27 mai 1938. Elle
sait qu’elle est à Arnsdorf dans un « hôpital pour aliénés ». On
l’a amenée en auto. Elle « s’oriente parfaitement dans les lieux »
et se dit instruite :
« Je n’ai tout simplement pas d’esprit, il s’est enfui. Je connais les
lois. Vous verrez, je suis folle. Mais je parle allemand.
– À quelle province appartient Dresde ?
– La Saxe. »
Les réponses aux questions sur les capitales de l’Allemagne, de la
France, de l’Angleterre, de la Belgique, des Pays-Bas, de la Tchéco-
slovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie sont rapides et correctes.
« Qui était Luther ?
– Un réformateur allemand, il a vécu au XVe-XVIe siècle.
Bismarck ?
– Un Führer, un chancelier, l’unificateur des toutes les provinces
allemandes.
– Quand ?
– 1870-71. »

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Elle identifie sans peine Colomb comme celui qui a découvert
les Amériques, doit expliquer « Qu’est-ce que l’on veut
démontrer en disant que l’eau est bouillante ? », ce qu’elle fait en
répondant : « qu’elle atteint son point le plus chaud, elle
commence à faire des bulles et est à 100 degrés. »
« Eau gelée ?
– 0 degré. »
Elle traduit la phrase « la faim est la meilleure cuisinière » par :
« ce qui est le plus savoureux. »
« La pomme ne tombe pas loin de l’arbre ?
– Ça je ne le sais pas (hésitation) : le fils devient comme le père ?
– Pourquoi apprendre ?
– Pour plus tard se…. servir son peuple.
– Comment voyez-vous votre avenir ?
– Je dois d’abord parler de ça avec mes parents, on n’est pas très
doués intellectuellement.
– Que voulez-vous faire ?
– Je reste à la maison, c’est une question tellement intellectuelle. »
Et ça continue. Marianne envoie des messages clandestins d’un
pays connu d’elle seule, dans lequel tout a un sens selon une
logique qui nous est inconnue. Elle s’invente des histoires, que
l’ancien interné et poète Robert Walser n’aurait pas pu formuler
selon une logique plus farfelue :
« Dit en allemand, une raison quelconque doit pourtant venir
de moi.
– Voulez-vous rester ici pour toujours ?
– Non, non. Vous ne devez rien me suggérer. »
Et le jeu des questions réponses se poursuit :
« Que savez-vous d’Hitler ?
– J’aimerais garder cela pour moi.
– Avez-vous ressenti une secousse en vous ?

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– Oui, Hitler a traversé Dresde, et il m’a regardée, c’était de
nouveau ma folie. Alors j’ai reçu une secousse comme si l’homme
s’était retourné et avait voulu me donner une gifle. »
Plus loin : « J’aimerais téléphoner à Hitler une fois, comme c’est
le cas chez les catholiques. »
Vision clairvoyante ou terrible : Hitler fait partie des esprits qui
hantent la folie de Marianne et la poursuivent. Il est venu à
Dresde début mai 1936 pour une croisière sur l’Elbe avec
d’autres notables nationaux-socialistes et a tenu sa cour au
« Bellevue », hôtel de « première catégorie avec jardin, 80
chambres avec salles de bain », sur la place Adolph Hitler. À
l’époque où la folie s’empare de Marianne. Plus loin, toujours en
style télégraphique :
« Vous sentez-vous malade ?
– Non, pas intellectuellement. »
Ajouté en annexe par le directeur de l’hôpital Kurt Sagel : « Se
lève et tournicote dans sa chambre, parle dans le vide. Très
énervée. Fait sans arrêt des gestes avec ses mains. Ne peut pas
rester assise tranquillement. Sourit. » Pas un sourire d’apaise-
ment, mais un sourire de certitude et de protection. Le sourire
extatique d’une déphasée.

Remarque finale : « Agitation psycho-motrice, après avoir été


priée de se dévêtir, elle commence à nouveau à parler pour elle :
Je suis l’être le plus dépourvu de volonté, mais pourtant très
paisible. Je dois obéir. Je suis plus que d’autres. Là on peut me
pendre, mais je reste. Se met subitement à pleurer. »

Théâtre de l’absurde. L’interrogatoire de Marianne, conforme au


déroulement du schéma F, avec examen des repères spatio-
temporels de la patiente, n’est là que pour confirmer un

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diagnostic déjà établi : on a affaire à une folle. La panique due
au fait d’avoir été arrachée à sa famille, d’avoir perdu tous ses
repères, de se retrouver toute seule et particulièrement
bouleversée, laisse Sagel de marbre. Son entretien avec la
patiente nous montre le pouvoir des institutions et de la
domination qu’on peut exercer sur un individu. Le fait qu’elle
parle, même si elle tremble sous le choc, est déjà en soi un
exploit. Pendant l’examen, pas de proposition de thérapie, rien
sur ses perspectives futures. Marianne a bien perdu le contrôle
de sa destinée.

Lors de son internement, elle est, il faut le souligner, en parfaite


santé physique. Sa situation alimentaire est « bonne et solide ».
Constitution osseuse moyenne. On évoque de « bons bourrelets
de graisse ». La peau est lisse et ferme, la dentition parfaite.
« Dents parfaitement conservées ». « Poumons : sonorité claire,
déplacements faciles ». Cœur ? « Battements clairs, un peu
accélérés, dans la limite du normal. »

mALAdie n°14 Naguère « jeune fille docile,


appliquée et intelligente », elle dévoile petit à petit l’autre face
d’une nature possédée par les chimères. Personne n’a jamais
découvert quels étaient les spectres qui l’habitaient. La rénitence
maintes fois constatée (et notée) par les infirmiers trahit son
chaos intérieur. Parfois un animal terrifiant pourchasse une
Marianne virevoltante, paniquée, hurlante. Sous l’assaut de
cauchemars impossibles à apaiser, elle est capable de déployer
une force physique impressionnante. Dans les rapports, on lit que
les autres patients font un détour pour l’éviter, refusent de
s’asseoir à la même table qu’elle.

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Elle se bat, dérange et importune les autres malades dans la salle
commune. Puis soudain, l’esprit absent, perdue dans des visions
insupportables, elle lutte avec des êtres invisibles, la rage tord ses
membres, poupée pétrifiée, somnambule. En 1938, l’expert écrit
que Marianne est devenue « une malade négative, irritée,
renfermée, de temps à autre agressive », impossible à occuper
dans le foyer des parents. Auparavant, à l’automne 1937, des états
de surexcitation hypomaniaque aggravés ont fait leur apparition,
de plus en plus fréquents, des hallucinations très réelles et toutes
sortes d’idées folles qui « rendent impossible toute vie familiale ».

Le lent assombrissement de Marianne S. Le traitement à


l’insuline recommandé « du 9.9.37 jusqu’au 11.2.38 » corres-
pondait aux connaissances scientifiques du moment, une
médication qui « n’a fait que provoquer une insensibilisation
considérable de la malade », allant de pair avec une aggravation
générale. Elle devient de plus en plus niaise, sans repères, commet
« des agressions verbales et physiques sur son environnement »,
comme un retour à la bêtise de l’enfance. La maladie n°14 entre
dans la catégorie des maladies qui font basculer dans une autre
forme d’existence. Chez elle, une indiscutable pulsion de
destruction a fait surface, comme si elle était entrée en conflit
avec des attentes dont la pression était devenue intolérable,
comme si elle cherchait à rompre les liens, en particulier avec la
mère adorée. Même avec ces traits, elle restait sa fille, c’était
encore la tante de Gerhard Richter. Mais on avait affaire à un autre
être, à une autre personne dans une autre Marianne, sous les traits
d’un autre visage que celui que tous adoraient tellement autrefois.

Le traitement à l’« électroconvulsivothérapie» ordonné par le


Dr. Stoltenhoff représente une torture innommable pour la jeune

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femme qui doit être attachée pour recevoir les injections de
l’infirmier. Fatalité, la série de piqûres donne un résultat inverse
à celui attendu et ne fait qu’augmenter « l’intensité des halluci-
nations et de l’excitation ». Introduite en 1935, il s’agit d’une
méthode violente aussi discutée que discutable. Aucune expéri-
mentation sur les effets à long terme. Son « inventeur », Ladislas
von Meduna, conseille de « provoquer 30 attaques régulières à
trois jours d’écart » – un programme de charge extrême. Pour
faire simple, il s’agissait de provoquer, à l’aide de médicaments,
des attaques pseudo-épileptiques éventuellement susceptibles
d’influencer positivement le syndrome dissociatif. Une
alternative encore plus abominable consiste à sectionner
certaines fibres nerveuses de la substance blanche du cerveau :
on parle alors de leucotomie, comme celle qu’on pratique sur le
personnage principal de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ça
plonge les malades dans un état d’apathie généralisé.

Des injections de Cardiazol en intraveineuse combattent une


torture par une autre, vécue par les patients comme une fin du
monde. « Des sentiments d’anéantissement s’installent »
constate laconiquement la littérature spécialisée. Très souvent, le
choc du Cardiazol déphasait complètement les patients qui le
ressentaient comme une décharge électrique. D’autres faisaient
l’expérience de « photismes », voyant des éclairs de lumière et
tout en rouge, ou encore ressentaient « des douleurs jusqu’aux
extrémités du corps ».

Le Dr. Ernst Arnold Schmorl est l’un des trois « experts » qui
condamnent sans pitié tante Marianne à la stérilisation contrainte
au cours d’une réunion privée. La même année, il écrit un article
dans la Allgemeinen Zeitschrift für Psychiatrie und ihre Grenzgebiete

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(Revue générale de la psychatrie et ses domaines limitrophes)
sur l’« Einwirkung der Cardiazol-Krampfbehandlung auf das
klinische Bild von Psychosen (Influence du traitement des
convulsions au Cardiazol sur le tableau clinique des psychoses) »
en s’appuyant sur 130 cas. Il constate pratiquement chez tous,
une « désinhibition certaine » allant jusqu’à une « libération
verbale ». Les occupations deviennent plus agréables. Il prétend
même avoir remarqué « une certaine grâce dans les
mouvements », mais aussi des syndromes confusionnels
accompagnés d’un état d’agitation extrême. Schmorl cherchait à
les apprivoiser, le « poison à crampes » est indiqué « pour
calmer », et il conseille de répéter régulièrement d’autres
« chocs au Cardiazol ». Du point de vue du médecin, c’est
précisément ce résultat qui justifie le martyr des patients. Il est
toujours difficile de savoir si ce type d’investigations sert d’abord
aux patients, dégradés au rang de cobayes, ou seulement à enrichir
le curriculum vitae de l’auteur.

Ce Schmorl était le type même de l’Allemand fumiste et vantard.


Le peintre Wilhelm Dodel a immortalisé son ami en un étonnant
Bildnis E.S. – Sanitätstrat Schmorl (Portrait E.S. – Conseiller sanitaire
Schmorl). Imprimé deux fois, dans un ouvrage très secondaire
intitulé Ärzte Porträts aus vier Jahrhunderten (Quatre siècles de
portraits de médecins), ainsi que dans la série Maler und Werk
(Peintre et œuvre), de la maison d’édition d’art du peuple de
Dresde que j’ai dénichée à l’Institut Central d’Histoire de l’Art à
Munich. C’est à cause de Gerhard Richter que je me suis rendu
dans la plus grande bibliothèque spécialisée du pays qui possède
sur lui 62 catalogues et traités. L’institut est installé dans l’ancien
siège du parti NSDAP sur la Königsplatz, le premier grand projet
architectural nazi. Munich était « la capitale du changement », le

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bâtiment du parti en grès de Kelheim porte au front l’imposant
symbole de 85 mètres de long de « l’indestructible » Reich. C’est
ici que tout a commencé. En face, la Lenbachhaus exposant l’Atlas
de Richter, et l’une de ses toiles majeures (51,7 x 66,7 centimètres),
un tableau représentant l’ex-SS Heinrich Eufinger.

Au rez-de-chaussée, on passe tout d’abord devant le grand bureau


4, aujourd’hui siège de la « Collection d’œuvres graphiques,
corpus de dessins italiens ». À l’époque du NSDAP, 80 employés
s’occupaient du fichier central « avec pour consigne une admi-
nistration d’une propreté méticuleuse ». Les sbires au pouvoir
rangeaient dans des coffres-forts en acier aux tiroirs en bois les
sept millions de documents des sept millions de membres, dont
Heinrich Eufinger, carte du parti 2 246 463, ou Schmorl numéro
2 965 601. Les deux se sont affiliés au NSDAP le 1er mai 1933,
ont étudié la médecine entre autres à Würzburg et à Francfort,
Schmorl a aussi momentanément travaillé à la Friedrichstadt.
Plus de 50 de ces coffres-forts, livrés en vert olive avec bandes
décoratives rouges par la Geld-Schrank Fabrik Franz Leicher,
point de vente Löwengrube 7, sont encore entreposés dans le
couloir au milieu de la cave.

Après la guerre, les Américains ont récupéré les 7 millions de


cartes déjà jetées dans un moulin à papier pour être détruites, et
les ont transportées dans leur Document Center de Berlin. En 1994,
elles sont arrivées aux archives de la République. Là, les
recherches sur le beau-père de Richter font apparaître, entre
autres, les papiers originaux du SS Eufinger ainsi que la corres-
pondance de la direction nationale du NSDAP, département
fichier : « Munich, le 31 mars 1941 » avec la remarque
« cotisations payées sans interruption ». On fait savoir à Eufinger

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que son nom orthographié par erreur « Enfinger » a été corrigé.
Concernant Schmorl, la direction régionale de Saxe fait la
demande au « département adhésions » à « Munich 43 »
« d’un double de la carte d’adhérent perdue du Pg. Dr. Ernst
Adolf Schmorl, Pirna a. d. Elbe, Sonnenstrasse ».

Les chemins se croisent, il doit en être ainsi. Déjà vu : j’enquête


sur Gerhard Richter environné du marbre oppressant de la
direction du NSDAP et je tombe tout à fait par hasard sur les
traces de son beau-père Eufinger et de son camarade de parti
Schmorl, coresponsable du malheur de tante Marianne. Au
premier, la salle de lecture en chêne allemand, à l’époque nazie
le parquet était recouvert d’un tapis aux motifs de croix gammée.
Un gigantesque globe terrestre encourage les instincts
conquérants des visiteurs. Le catalogue conçu par l’institut
« Bürokratie und Kult (Bureaucratie et culte) » propose une
prise de vue de cette salle 19 datant de 1942. Le « trésorier du
Reich » Schwarz se tient devant la bibliothèque à ma gauche, ses
auditeurs regroupés en carré font le salut nazi. Les lampes boules
sont restées les mêmes, les lampes de travail sont neuves. Sur ma
table se trouve maintenant le petit ouvrage sur le peintre Dodel
avec la signature Dod 260/20, rangé dans la bibliothèque
directement en-dessous de son professeur à Dresde, Otto Dix,
l’ami d’Elfriede Lohse-Wächtler.

Dodel était communiste, arrêté par les nazis dans le vestibule de


l’Académie des Beaux-arts, renvoyé de l’École supérieure,
emprisonné une année au camp de concentration de Hohenstein.
Ce qui n’a pas empêché l’étudiant en maîtrise d’Otto Dix de faire
un portrait idéalisé du nazi Schmorl, prenant la pose dans un palazzo
italien, une petite toile avec en arrière-fond une reproduction de la

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« Vénus » de Botticelli. On peut discuter longtemps sur ce que
cette composition de commande, style renaissance, huile et tempera
sur bois, nous enseigne sur son rôle. Mais il est certain que le sujet
désirait témoigner de son importance.

Entrée de Schmorl, 29 ans, posture dominante, nœud papillon


bleu, la main gauche sur la hanche, chevalière bien visible, une
pêche dans la main droite. Les coins de la bouche sont rabaissés,
une expression arrogante qui me fait immédiatement

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m’imaginer sa fatuité face à ses patients, gesticulant et claquant
des talons. En fait, le psychiatre donne l’impression que sa
réputation de « plus jeune psychiatre de Saxe » lui est montée
à la tête. Trois ans plus tard, il siège au Tribunal de santé
héréditaire à Dresde et formule un avis qui s’avérera décisif pour
le destin de Marianne, participant ainsi activement à son anéan-
tissement. Puis il s’embourbe de plus en plus dans le crime d’eu-
thanasie. Début 1942, il sera « mis en congé » de son poste en
Saxe et déplacé au siège central du NSDAP à Berlin. Son nom
se trouve sur la liste des experts « T4 » avec pour adresse
Heidelberg-Wiesloch. Logement et pension gratuits. Schmorl,
qui en 1946, s’est vanté de tout connaître sur l’architecte baroque
Balthasar Neumann sous le pseudonyme de Theodor Aarkadi
Schmorl (et est représenté avec cet ouvrage à l’Institut de
Munich), était chargé de recherches dans le contexte du
« programme d’euthanasie », plus concrètement concernant
« la consommation d’hydrogène chez les malades atteints de
convulsions, idiots compris ». Celui qui a fait son portrait
tombe en Russie en 1944, Dodel est un artiste « qui s’est réalisé
tôt ». Schmorl souligne dans une note de bas de page pleurni-
charde de son curriculum de nazi confirmé, qu’il a été
« totalement bombardé » le 13 février 1945 à Dresde. Il
disparaît dans l’Erzgebirge, déménage en 1949 à Francfort-sur-
le-Main, dissimule ses activités « T4 » sous le terme de
« travaux d’habilitation » dans ses demandes d’emploi et
obtient le droit, après la guerre, de poursuivre sa carrière en tant
que médecin-chef et pédopsychiatre avec le titre de « Landeso-
bermedizinalrat (Conseiller médical régional en chef) » à la
clinique Herborn d’Idstein. Son portrait avait dû lui coûter dans
les 3 000 reichsmarks. Il est resté longtemps dans une collection
privée à Cologne, et a été mis en vente en 2003 lors d’une vente

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aux enchères, proposé à 7 000 euros, il est parti à 17 000 et se
retrouve maintenant pratiquement à l’endroit où il a été créé.

sTATions de LA souffrance La tante de


Richter est d’abord entrée le 7 septembre 1937 à la clinique privée
Stoltenhoff. C’est donc une institution tout à fait obscure qui a
été responsable du premier traitement de Marianne Schönfelder.
Le propriétaire, Heinrich Stoltenhoff, opère en tant que
« Sanatorium Dresden-Strehlen GmbH », spécialisé dans
l’accueil de malades neurologiques et psychiques. Dans ces
années 30, la clinique n’avait rien d’une institution modèle bien
qu’elle puisse se vanter de son magnifique emplacement dans une
rue de banlieue. Les querelles de la commune avec le directeur,
manifestement capricieux, remplissent un dossier complet des
archives communales. Le 15 septembre 1936, Stoltenhoff répond
au questionnaire des services de santé, avec une orthographe
douteuse. Pour les patients de la Sécurité sociale, il demande de
5,75 à 6,40 marks pour l’hébergement et les soins, pour les clients
privés, de 8 à 15 marks. Sa clinique dispose de deux ailes reliées
par un jardin d’hiver pouvant accueillir un maximum de 35
malades. La literie comprend 2 garnitures complètes par lit. Les
méthodes de soins couvrent « les cures de fièvre-sommeil et
désintoxication ». Trois médecins, huit infirmières et neuf
« autres » filles de cuisine et de salle se chargent des patients. La
bibliothèque propose 30 livres, mais est en cours d’aménagement.
En janvier 1938, la tante de Richter est toujours la patiente de
Stoltenhoff alors que, ce même mois, l’office d’inspection du
travail et de la main d’œuvre critique le « manque de sérieux
financier » de la clinique. La pharmacie du lieu ne délivre les
médicaments prescrits par la clinique que contre espèces

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sonnantes et trébuchantes. Stoltenhoff a été incapable de justifier
« 360 grammes de teinture d’opium et 225 grammes de solution
de Panopton ». Diriger une clinique exige « un soin tout
particulier et de la fiabilité, dont le médecin directeur est
largement dépourvu ». Jusqu’à se demander s’il « ne porte pas
illégalement son titre de docteur ». En 1938, une ancienne colla-
boratrice lance de graves accusations contre Stoltenhoff. Petit à
petit, elle dévoile qu’il « ne s’occupe que très peu des patients »,
par contre « il leur facture toujours les médicaments qu’il reçoit
en échantillons gratuits ». Il a dépouillé jusqu’à six malades après
leur sortie. Un filou suspecté par les autorités. Et c’est lui qui va
sceller le sort de tante Marianne, qu’il fait transférer de
Stoltenhoff à Arnsdorf précisément en 1938. En RDA, il
deviendra même chef du département de psychiatrie à Arnsdorf.
Un directeur compétent, selon les dires.

Voilà une jeune femme s’éloignant à grande vitesse de l’image


que sa famille avait d’elle. Comme sur cette photo que son neveu
Gerhard Richter emporte de RDA en RFA, qu’il choisit parmi
tant d’autres dans l’album, qu’il projette sur l’écran jusqu’à ce que
les traits de la tante lui deviennent familiers comme ils ne le furent
jamais dans la vie. Puis il peint son portrait en deux ou trois jours
de travail intense, le plus précisément possible, comme sous un
microscope, sans rien savoir de plus précis sur son destin. Avec
le désir « de la conserver autant qu’il est humainement possible
de le faire », utilisant pour cela « les meilleurs pigments et
huiles » sur une toile tendue, achetée à Düsseldorf pour 8 marks
le mètre carré, d’abord passée à « une émulsion de résine
synthétique pour lier l’oxyde de titane ». C’est la description
pointilleuse qu’il fait en 1966 de sa technique de travail. C’est
une image saisissante, idéalisant une jeune fille en fleurs qui, avec

– 111 –
une fierté timide, veille sur un nouveau-né qu’elle câlinera dans
les secondes suivantes. Peut-être le portrait le plus tendre de
Richter, un instant de symbiose qui le place dans une étroite
communion avec la morte. Il ne se serait pas cru lui-même
capable d’une telle sensibilité, qui transparaît dans cette
déclaration d’amour élégiaque. Une sollicitude qui ne s’est jamais
répétée après.

19 ans, sa tante part en errance. Au début, les parents de Marianne


avaient encore pu garder espoir en se disant que leur enfant était
dans les meilleures mains et en lieu sûr. Du moins théoriquement.
Après qu’ait été abandonnée l’idée folle selon laquelle le Malin
circulait dans l’esprit des malades, apparut la nouvelle expression
« établissement de soins et de bien-être », censée exprimer les
progrès de la science. On aurait pu y croire si les nazis n’avaient
encouragé en même temps « la purification du peuple » et vendu
la liquidation des « assistés » comme solution aux problèmes
sociaux. La presse participait à la curée contre les « asiles
d’idiots ». En août 36, le Pirnaer Anzeiger (Gazette de Pirna)
proposait sans scrupules d’« envoyer les débiles au diable ».

Le crime suit son cours ordinaire pour Marianne Schönfelder


aussi. Elle est un être sans défense lorsque le Tribunal de santé
héréditaire, dans son assemblée du 23 mars 1938, décide de sa
« stérilisation ». Participants : Amtsgerichtsrat Dr. Jahn en tant
que président, Dr. Med. Schulze comme autre assesseur et le déjà
cité Reg.-Med.-Rat Dr. Schmorl, médecin fonctionnaire, nazi
engagé. La commission siégeait à huit-clos, les malades concernés
étaient tenus au silence. La demande de stérilisation est présentée
par le Service de Santé de la ville avec une référence à la schizo-
phrénie, comme l’exigeait la loi correspondante sous le

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paragraphe 1, alinéa 2, numéro 2. Un torchon rédigé par un
forcené du règlement, qui comporte soixante notifications, appli-
cations et obligations. L’arrêt tombe, accompagné des habituelles
formules toutes faites : après une enfance sans histoire et de
bonnes prestations scolaires, Marianne Schönfelder avait dû
interrompre son apprentissage dans une grosse entreprise en
raison d’un manque de compétences commerciales.

Le document tamponné de la croix gammée poursuit d’un ton


méprisant : la jeune femme de 21 ans est obtuse et indifférente,
« en raison d’une incapacité à s’intégrer », elle n’est plus
capable d’avoir un travail. À cause de l’aggravation de son état
psychique, elle n’a « pas quitté le lit des semaines durant avant
son arrivée à la clinique », elle est « sans émotions particulières
et incapable d’un échange d’opinions cohérent ». Cela contredit
totalement l’impression que laisse la toile de Richter, pleine
d’une douce mélancolie qui ne peut laisser indifférent. « Il y a
de grandes probabilités » que la descendance de la malade
« souffre de graves désordres mentaux génétiques » constatent
« les experts » emportés par leur imagination machiste, un
constat tranché, zélé et complètement faux sur le plan médical.
Une réclamation contre l’arrêt de stérilisation pouvait être
formulée dans un « délai » de 14 jours. Tous, et la clinique
d’Arnsdorf la première, ont clairement rejeté tout recours
juridique contre la stérilisation. Sous le Troisième Reich, une
telle décision constituait souvent un arrêt de mort et le premier
pas vers l’euthanasie.

Selon une routine reproduite des centaines de fois, la direction


d’Arnsdorf consigne le 22 juin 1938 que l’arrêt du tribunal est
maintenant définitif et qu’il faut « autant que possible lui

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donner une réponse immédiate » indiquant quand et dans quel
hôpital Marianne pourrait être transportée « en vue de
l’opération ». La réponse arrive promptement trois jours plus
tard : « L’opération doit avoir lieu à l’hôpital Friedrichstadt de
Dresde ». On est prié de préparer le transfert. La copie de cet
écrit est à remettre à l’accueil. Le médecin-chef de l’hôpital était,
comme chacun sait, le Dr. Heinrich Eufinger. La tante de Richter
sera donc stérilisée de force chez le futur beau-père de ce dernier.
À ce moment-là, Monsieur le Professeur est sur le point d’être
promu SS-Untersturmführer. Ceux qui étaient habilités à
effectuer une stérilisation contrainte devaient « s’appuyer sur la
vision du monde nationale-socialiste », comme le dit le
commentaire de la loi. Le père de Marianne, Alfred Schönfelder,
est incapable de résister à ce dernier coup, il peut juste demander
que l’opération soit réalisée à Dresde. Fort possible qu’il se soit
résigné en pensant satisfaire la folie hitlérienne une fois pour
toutes. Par un imprimé du 15 juin 1938, le département « Race
et hérédité » de la ville lui confirme « Pas de frais à votre
charge. » Avec copie à l’hôpital « pour prise de connaissance.
Additif : à l’intention du médecin-chef pour exécution ».

Arnsdof était un petit monde. Le futur beau-père de Richter,


Eufinger a dû connaître le Dr. Leonhardt. Tous deux avaient de
nombreux sujets de conversation en commun, le devoir, la
guerre, l’avancement, ou encore le développement de leurs filles.
D’autant que le psychiatre des divers asiles pour malades
mentaux de Saxe envoyait la majorité de ses patientes se faire
stériliser par contrainte à la maternité de Friedrichstadt.

Au cours de l’été 1938, tante Marianne attrape une angine. Elle


souffre de douloureux panaris, une maladie carentielle. Son

– 114 –
médecin traitant a pitié d’elle et décide, le 25 juin, que
« L’opération est impossible en raison de son état psychique. Dans
8 semaines à nouveau ! » Le 5 juillet, il fait à nouveau part de ses
doutes, « La stérilisation de Dora Margarete Marianne Schönfelder
ne peut pas être actuellement réalisée vu son état psychique. » Le
12 septembre, la direction insiste à nouveau : « Est-ce que la stéri-
lisation peut être réalisée ? » Réponse : « non ».

La transférer à Dresde est hors de question vu son triste état.


Malgré tout, l’autorisation tant attendue par les « gardiens de la
pureté génétique » est enfin donnée par le service : « son état
permet la stérilisation à Arnsdorf ! » Le 15 novembre, le
médecin relève ce qui est devenu habituel : « Marianne joue
comme une enfant, tire sur ses doigts, joue avec ses vêtements,
s’occupe avec rien. » Le communiqué suivant, du 7 décembre,
est abrupt : « sera stérilisée ici après les préparatifs habituels ».
Ainsi, par un nouveau hasard, elle échappe à la table d’opération
d’Eufinger. Selon le dossier 156 XIII 133/38, au rez-de-chaussée
de la section B 10, « les trompes sont ligaturées et en partie
amputées (corps de coupe). » Suit la signature du chirurgien,
Prof. Dr. Fischer de la « maternité d’État » de Dresde, Pfoten-
hauerstrasse 90, assisté des « Dr. Müller, Dr. Weihe, Dr. Schwab,
anesthésiste, et de l’infirmière Hélène. »

Comme dans une ronde, l’histoire revient toujours vers Gerhard


Richter. Il est venu au monde dans le bâtiment B directement
accolé au bâtiment administratif de cette maternité le 9 février
1932 à « 7 heures du matin ». Il est même possible que ce soit
le même prof. Fischer qui ait accouché sa mère. La mère et
l’enfant séjournent assez longtemps à la maternité. « Frieder
Rudolf Horst Gerhard Richter » sera baptisé par le pasteur Türke

– 115 –
le 17 février dans l’église voisine de la Trinité. Un agréable
quartier, tout près de l’atelier de l’Académie des Beaux-arts, avec
vue sur l’Elbe au-delà de la Vogelwiese. 1932 est également
l’année au cours de laquelle Eufinger, toujours à Francfort-sur-le-
Main, informe l’administration : « Par la présente je vous
informe que ma fille Ema est née le 18 avril...! » La future femme
de Richter. L’allemand officiel de papa Eufinger est correct, ne
traduisant aucune joie particulière.

Les femmes de Dresde adoraient se retrouver entre les mains du


médecin-chef Warnekros, le supérieur de Fischer à la Pfotenhauers-
trasse. Il avait acquis une renommée internationale en transformant
un adolescent barbu en une vraie femme. Un type du genre de
Rudolf Prack dans le mélodrame Roman eines Frauenarztes (Le
roman d’un gynécologue). On murmurait même sur les rives de
l’Elbe que certaines se laissaient engrosser uniquement pour se
retrouver entre les mains du beau médecin. Peut-être s’est-il
également arrêté au pied du lit de couches d’Hildegard Richter
pour la féliciter de son garçon. Le membre du NSDAP Warnekros
avait aussi la réputation d’être un homme cultivé, qui faisait la
navette entre Dresde et Paris, flirtait avec une Rothschild. On
s’adressait à lui à la troisième personne, et on raconte qu’il lui
arrivait en cas d’urgence de quitter l’opéra en smoking pour
rejoindre la salle d’accouchement. D’après les fichiers de la faculté
de Médecine, c’est lui qui a accouché la princesse grecque
Frederika. Dans son héritage on trouve une photo de l’incroyable
médecin-chef Fischer : le stérilisateur de Marianne est assis, coincé
dans un fauteuil à oreillettes, en knickerbockers et chaussettes de
laine, un petit randonneur aux lèvres minces et aux souliers polis
qui pose gentiment avec son petit chien sur les genoux. Le maître
et le terrier ont l’air bien nourris. On ne peut pas manquer de

– 116 –
– 117 –
repérer la moustache à la Hitler, typique des membres du NSDAP,
mais elle a l’air aussi factice que son sourire.

Le même jour que pour tante Marianne, l’équipe d’Arnsdorf


stérilise une de ses compagnes, Lucie Simon. La clinique termine
l’opération exactement la veille de Noël 1938 et envoie au Dr.
Fischer un rapport : « Concernant les deux femmes stérilisées
ici par vous, Marianne Schönfelder et Lucie Simon. La cicatrisa-
tion s’est bien déroulée chez les deux malades. » « Douze
addenda joints. » Enregistré le 24.12.1938.

Le professeur Erich Fischer, qui, d’après la description de


l’historien de la médecine Albrecht Scholz est « sans diplôme et
sans travaux scientifiques connus » est nommé « directeur de la
maternité de l’hôpital de Friedrichstadt » le 19 juin 1945. Mis à
la porte à peine dix mois plus tard par le conseil communal « en
raison de son appartenance précoce au NSDAP », justification :
« Comme nous l’avons appris, son lien avec divers membres de
l’ancienne élite nazie ne semble pas avoir été seulement d’ordre
professionnel. » « Au cours de ses visites, les malades étaient
pratiquement obligés d’être au garde-à-vous dans leur lit …Le
personnel devait abandonner son travail et se lever… » déplore
le représentant du personnel. Critique cependant contrebalancée
par un « Les gens se levaient comme un seul homme devant le
professeur Fischer ! » Il avance l’excuse standard, il n’a été que
« nominalement membre du parti ». Dans les années 30 en effet,
il avait été candidat pour la première fois au poste de directeur,
et avait été retenu « lors d’un ballotage sérieux », mais
finalement écarté parce que « le NSDAP et la fédération des
médecins NS ont émis un jugement politique défavorable ».
Cette déclaration provoque un retournement de situation, les

– 118 –
administrateurs bruns choisissent Heinrich Eufinger, mieux vu
dans les petits papiers de l’Hôtel de ville. À l’époque du SED
(Parti socialiste unifié d’Allemagne), Fischer finira par obtenir
enfin le poste de médecin-chef de la Friedrichstadt, qu’il quittera
en 1960 sans jamais avoir nié sa mégalomanie.

1938, internement, 1938, stérilisation contrainte, tante Marianne


franchit rapidement la ligne d’ombre. Seize autres patientes
d’Arnsdorf ne peuvent échapper au scalpel du stérilisateur
Eufinger dans le Bâtiment M. En 1938, 101 patientes de l’établis-
sement exactement sont passées sur sa table d’opération. Prati-
quement une chaque troisième jour ouvrable. Opérées par le
professeur selon la méthode habituelle « Excision cunéiforme
des tubes utérins / Laparotomie». Dont 33 femmes diagnosti-
quées comme débiles de naissance et 26 schizophrènes. Des
diagnostics dont le « très ambitieux nazi Ernst Leonhardt, vice-
directeur d’Arnsdorf » était friand, selon l’auteur Birgit Töpolt
dans sa thèse sur la stérilisation contrainte.

Face aux visiteurs, la clinique défend avec force la « loi de


prévention de la descendance des malades héréditaires », dont elle
fait la propagande dans un film tourné par ses soins, proposant une
sélection d’images brutales « tirées de la section des débiles et
d’autres services ». En 1937, un chroniqueur critique remarque
cependant que cette loi est « généralement et principalement
reconnue et propagée par ceux qu’elle ne touche pas personnelle-
ment». En 1942, la direction souligne que « la stérilisation des
malades est en pleine activité », comme si l’avènement du
« peuple de race pure » n’était plus qu’une question de temps.
Parallèlement, les lumières pâlissent déjà dans l’hôpital d’Eufinger
où les ampoules normales sont remplacées par des lampes bleues

– 119 –
en raison des attaques aériennes. L’aveuglement persiste. À Dresde,
pour la Saint-Sylvestre, Victor Klemperer note: « Des dix années
d’existence du NS, cette année 42 a été la pire jusqu’à maintenant.
Nous avons encore subi de nouvelles humiliations, des persécu-
tions, des mauvais traitements, des dégradations... »

Dans le service B3, Marianne part à la dérive et pâlit à vue d’œil. À


l’hôpital, la ration de beurre passe de 125 grammes à 100 grammes
par semaine et par tête. À l’initiative du Directeur Sagel, une
« chronique en images de l’hôpital » est publiée. À la suite de dégâts
causés par le gel, la récolte a été presque entièrement détruite, mais
les vergers ont cependant tout de même donné 100 quintaux de
pommes et de poires. La récolte de miel des 27 ruches est, « à cause
du mauvais temps et d’une longue période de gel, plus que moyenne,
avec 42 kilos ». Par contre, la récolte de fraises est très bonne. On
place de grands espoirs dans un élevage de vers à soie qui a débuté
en 1936 avec la plantation de 5 000 mûriers. Leurs feuilles ont coloré
les champs d’un vert exotique, en été les plantations exhalent un
doux parfum de fruit. Pour 20 grammes de brut (du jaune de
Hongrie), la récolte est de 43,85 kilos de cocons de soie. Ce succès
leur vaut le 2ème prix, de 20 reichsmarks, lors du concours des petits
animaux. Le jardinier Urban recevra plus tard 80 reichsmarks « en
remerciement de son remarquable travail dans l’élevage des vers à
soie ». Plus un seul mûrier aujourd’hui à Arnsdorf.

Génocide et élevage de vers à soie! Curieusement, dans le roman


de W.G.Sebald intitulé Die Ringe des Saturn (Les anneaux de
Saturne), je tombe sur la référence au bulletin de Friedrich Lange
Deutscher Seidenanbau (Culture de la soie en Allemagne) publié
en 1939. Selon sa logique, les « mûriers ont été plantés avec succès
aux endroits où les fraisiers et les groseilliers avaient eux-mêmes

– 120 –
bien poussé ». Puis vient l’argument abject, grâce aux vers à soie
on pouvait étudier « la réalité de la dégénérescence de la race »,
les conséquences d’un « manque de sélection », ainsi que « la
sélection, l’élimination, le contrôle du rendement, le facteur
héréditaire », et peut-être même disposait-on ainsi d’« une illus-
tration concrète pour le cours de biologie héréditaire, adaptée au
contexte scolaire et disponible toute l’année ». À condition qu’on
s’en tienne « aux races appropriées et qu’on dispose d’un matériel
expérimental solide » poursuit l’auteur. Possible que les malades
aient pris plaisir à observer les vers nus et les vilains papillons velus
ramper et bruisser, ou qu’ils en aient été au contraire dégoûtés. Ils
se rapprochent de leur fin. Jusqu’en 1941 encore, les buissons sont
taillés, et cette fois, 63,7 kilos de cocons frais sont récoltés pour
20 grammes du brut. Les poupées mijotent pendant des heures
dans la vapeur d’eau, jusqu’à ce qu’elles meurent. La vapeur est
l’état gazeux de l’eau. Une analogie cauchemardesque entre ce qui
arrive aux vers à soie et ce qui va bientôt arriver aux malades
mentaux. Ils seront gazés.

Marianne réagit aux souffrances psychiques et physiques dues à


sa stérilisation par de nouvelles crises, plus fortes. La patiente
alitée du service B10 arrache ses pansements et tripote « sa
cicatrice avec les doigts ». Le rapport médical d’observation
suivant parle d’une aggravation de son état qui ne surprend
personne : « Elle continue d’arracher les pages des livres. Est très
désordonnée en tout. A abîmé les feuilles du bas du caoutchouc. »
Comme un petit enfant. Elle est ensuite déplacée au « B 3, 2e
étage », signature Dr. Leonhardt, 9 janvier 1939. À Arnsdorf,
Leonhardt travaille à sa carrière, dont l’apogée sera l’envoi des
malades à la chambre à gaz. L’adjoint a encore huit ans devant lui,
alors les assises de Dresde le condamneront à être pendu pour

– 121 –
ses milliers de meurtres. Mais le gibet est encore trop noble pour
lui, il mourra sous la guillotine. Au début de la guerre, il est encore
au sommet. Hitler envahit la Pologne. Mais l’administration de
la ville de Dresde émet dès le mois de septembre un décret
d’« organisation des sépultures en cas d’attaque aérienne » :
« Les cadavres seront enveloppés dans un suaire afin qu’ils soient
soustraits à la vue du public. »

femmes en Temps de guerre Selon le


livret de famille d’Ernst Alfred Schönfelder, Dora, la mère de
Marianne, est née Albanus, à Dresde. Femme au foyer, elle a dû
être une patriarche rustique, solide et volontaire. C’est ainsi
qu’elle est restée dans la mémoire de son petit-fils Gerhard
Richter. Septuagénaire, la grand-mère fume encore. Ne laisse pas
un verre de schnaps plein. Elle ne peut pas vivre sans café, ou du
moins ersatz de café. Un peu de réconfort dans une vie pleine
d’épreuves. En 1964, Richter a fait le portait de sa grand-mère sur
une toile grand format, la photo qui a servi de modèle date de
Waltersdorf. Nous voyons sa mère, son sac à mains solidement
arrimé sous son bras, son amie de Dresde, sa sœur Gisela et lui-
même avec le teckel à poils longs Struppi. Dora, avec sa canne,
une petite veste sur sa robe à fleurs, la tête légèrement inclinée
comme s’il lui semblait dangereux d’être photographiée. Les
hommes manquent. Pourtant, poussé par un sentiment qu’il ne
précisera jamais, Richter choisit le titre Famille. À l’époque, on
aurait dit « Famille de femmes ». Le cliché a été pris vers 1943,
des femmes en temps de guerre.

C’est également en 1943 que le médecin-chef Eufinger grimpe les


échelons, et se voit nommé « SS-Sturmbannführer par promotion

– 122 –
spéciale ». Tante Marianne est à la clinique de Grossschweidnitz.
À chacune de ses visites, Dora pouvait constater les ravages de
la schizophrénie. Pendant toutes ces années, le contraste entre
ce qui était et ce qui est advenu, est restée une énigme pour elle.
Sa fille perdue, loin, tellement loin de tout ce qu’elle a soigneu-
sement conservé à la maison : des dessins d’enfant, des poupées,
des livres. Restes de l’être cher, protégés par Dora comme des
trésors, bien rangés à leur place, comme si les anciens jeux
pouvaient servir encore une fois et la vie commune reprendre
un jour ou l’autre. Fuir dans l’illusion est pour madame
Schönfelder mère comme une nécessité à laquelle elle ne peut
résister, même si ça la fait souffrir. Elle ne pouvait se résoudre à
la perte définitive de son enfant pourtant toujours vivante. En

– 123 –
ressentant les choses avec elle, on peut très bien imaginer ce qui
se passait dans la tête de Dora.

Comme je l’ai déjà dit, 20 kilomètres séparent Waltersdorf de


Grossschweidnitz, où l’on retenait alors sa fille dans des conditions
de plus en plus catastrophiques. La famille espérait que tout
l’amour de Dora réussirait à lui faire retrouver le chemin de la
normalité, elle était si jeune. Sans cet espoir, Dora n’aurait pas
supporté ce qu’elle voyait : la détresse nue de Marianne dans cette
enclave d’avilissement et de privation, son dépérissement dans la
puanteur d’une fosse. Les conditions devenaient chaque mois plus
insupportables. Toujours moins de personnel pour toujours plus
de malades, des salles d’attente de la mort. Mais que ce soit à
Grossschweidnitz ou à Arnsdorf, Dora voulait aller vers son enfant.

Quels appels au secours Marianne a-t-elle dû lancer en avril 1941,


alors qu’elle est envoyée pour 17 mois à l’hôpital de Wiesengrund,
« Kreis Mies-Sudetengau (Circonscription de la province Mies-
Sudètes) », bien plus loin à l’est. Un lazaret de réserve est
organisé à Arnsdorf, et les malades mentaux sont évacués pour
céder la place aux blessés. Tante Marianne fait partie du transport
collectif avec 480 compagnons de souffrance emportés au loin.
L’avis dit : « Transférée à Wiesengrund. Est tranquille, ordonnée,
déjà stérilisée ! » Suit un rapport médical qui, vu la brièveté
habituelle des informations, prend des allures de roman : « Rend
de petits services, aide à porter la nourriture, s’intéresse à la
politique, lit tous les journaux qu’elle peut attraper. Traînasse
souvent, molle, très négligée. Aime les sucreries, mange bien.
Joyeuse de temps à autre, chante. Doit toujours être rappelée au
travail. Visite de la mère, veut rentrer à la maison après, est
déprimée avant.»

– 124 –
Martha Johanna Dora Schönfelder, année de naissance 1883, la
fidèle. À peine a-t-elle reçu la nouvelle du transfert qu’elle mani-
feste son irritation dans ses lettres. Elle se plaint en appels
constamment martelés : « Nous regrettons beaucoup ce déplace-
ment car nous pouvions rejoindre Arnsdorf en 15 minutes par le
train à partir de notre lieu d’habitation, donc rendre souvent visite
à notre enfant. » Marianne a 23 ans, une pensionnaire de plus
pour l’administration de Wiesengrund, le numéro de soins 15424
dans la division 9. « J’ai l’intention, écrit la mère, plus loin, de ren-
dre bientôt visite à notre fille à Wiesengrund. » Ça sonne comme
une menace envoyée à la direction. Elle prie auparavant l’infir-
mière du service de faire en sorte que « notre enfant nous écrive
bientôt ». Elle joint une enveloppe affranchie dans le petit paquet
du 5 mai. « Heil Hitler ! Dora Schönfelder, Langebrück/
Dresde. » Annexe « timbres ». Une autre fois, elle conclut par
« Mit deutschem Gruss ». Le 23, la réponse arrive de l’hôpital:
« Visite autorisée chaque mercredi et dimanche. Autorisation
d’écrire accordée. »

Un voyage compliqué passant par Prague l’attend. Changer deux


fois, durée du voyage 8 heures 40 minutes pour 384 kilomètres ;
une heure d’attente à Pilsen, encore 14 kilomètres à faire.
Impossible de faire l’aller-retour en une seule journée. Ce voyage
fatiguant coûte cher par-dessus le marché, 34,60 reichsmarks
surcharge express incluse, plus la nuitée. Les trains interurbains
traversaient le protectorat avec des « wagons verrouillés », les civils
ne pouvaient les emprunter qu’avec des « autorisations de voyage ».

Dora est furieuse. Le 17 juillet déjà arrive une nouvelle protesta-


tion : « Nous n’avons déjà guère apprécié de voir notre cadette
emportée d’Arnsdorf aussi loin de nous.» Entre-temps son mari

– 125 –
est tombé gravement malade, incapable d’entreprendre ce long
déplacement. Il n’a plus « que peu de temps à vivre et il désire
encore rendre souvent visite à son enfant. » Il est prêt à payer les
frais occasionnés par une infirmière ou une surveillante pour
accompagner sa fille lors du voyage de retour de Wiesengrund
(Dobrzan en tchèque), cet hôpital surchargé de 2 200 femmes et
hommes, jusqu’à Arnsdorf. Elle met tout en œuvre pour que son
enfant revienne à Arnsdorf. Et triomphe : « Par la présente je
vous fais savoir que je ramène ma fille dans votre institution le 16
ou le 17 du mois en compagnie d’une infirmière diplômée. » Suit
la confirmation : « sur ordre de la fédération régionale des soins
à Reichenberg, la Schönfelder a été retirée de cette institution par
sa mère le 18 septembre 1942… : sans amélioration » ! Le
directeur de Wiesengrund, le Dr. Hever, envoie le « dossier et
historique de la malade Schönfelder Dora Margarete Marianne
à transmettre à qui de droit.» À ce stade, on pourrait se demander
si elle n’aurait pas été mieux protégée dans cette province reculée,
peut-être y aurait-elle survécu aux années Hitler.

Une nouvelle liste d’objets personnels écrite en calligraphie


Sütterlin, biscornue, accompagne tante Marianne : « Liste pour
femmes : chemises, chemises pantalon incluses 5, blouse 1, bas
1, jupes 2, pantalons 3, souliers en feutre 1, robes 5, manteau 1,
pyjamas 2, chemise de nuit 1, mouchoirs de poche 5, socquettes
3, tabliers 5, jarretelles 1, sweaters 3. »

Pour sa seconde entrée dans l’ambiance familière de l’hôpital


d’Arnsdorf, Marianne est internée « au A 4, classe inférieure ».
Dans le fascicule, les rapports s’espacent de plus en plus, l’hôpital
semble avoir définitivement perdu tout intérêt pour la
Schönfelder. C’était clair pour tout le monde. Tout partait dans

– 126 –
tous les sens, pourquoi donc nourrir et soigner des patients
destinés de toute façon à être supprimés? À son retour, la malade
est particulièrement bavarde, atterrit à nouveau dans le cabinet
du Dr. Sagel pour un « bilan psychique », donne correctement
la date, et ajoute, maligne, « c’est le début de l’automne ». Elle
donne son âge exact : « 24 ans ». Elle tient à souligner : « ... j’ai
appris dans un vrai bureau, au bureau Mende, où il y a des haut-
parleurs, c’était ma spécialité. » Effectivement, l’OHG
H.Mende &Co. de Dresde produisait des récepteurs de radio,
les « Goebbels-Schnauze », à travers lesquels la vérité politique
s’étouffait en onomatopées retentissantes. Les Richter en
possédaient un dans leur salle à manger. Les monologues
métalliques d’Hitler faisaient vibrer les haut-parleurs. La firme
de Marianne proposait aussi le type 148 avec boîtier de bakélite,
un appareil très apprécié dans les salons avec « 2 tubes
récepteurs grillagés ». L’entreprise Mende donnait également
dans l’armement. Au départ le père « voulait qu’elle se dirige
dans la branche des chocolats, Hartwig und Vogel ». Sa mère,
continue encore la fille, a déménagé à Langebrück dans la Villa
Christina, « à trois stations d’ici », elle veut sans doute parler
de la maison de la Moritzstrasse 2. Lancée, elle continue : « son
papi » dirige « la protection fédérale du crédit, et j’y suis parfois
allée pour l’aider » : « ce doit être mon papi qui est venu
dimanche. » Elle a hérité de son large nez, un trait saxon. Le
front lisse lui vient de sa mère. Peu importe d’où elle venait, à
l’intérieur elle était fragile.

AuToporTraiT La patiente est mise à


l'épreuve par une suite de questions plus ou moins faciles, auxquelles
elle répond aisément, comme si elle les avait apprises par cœur :

– 127 –
« Pourquoi êtes-vous venue ici?
– Il ne me manque pourtant rien.
– Qu'est-ce qu'il vous manque alors?
– Je suis en bonne santé, je sais que je viens d'une famille en
bonne santé.
– Pourquoi êtes-vous internée?
– J'aimerais aussi le savoir. Je me sens parfois déracinée.
– Avez-vous entendu des voix?
– Je n'ai encore rien entendu. Je suis tellement en bonne santé
que je n'y crois pas du tout, je peux le prouver à chaque médecin
qui me met sous suggestion. Certains médecins ont un tel
pouvoir psychique que le patient en tombe malade ou retrouve
la santé.
– Alors qu'est-ce qui vous est arrivé?
– Rien ne m'est arrivé... mon anniversaire a été écrit en 1917.
Provisoirement.
– Est-ce que quelqu'un tente de vous mystifier?
– Non.
– 7 x 8 = 56
– 13 + 14 = 27
– 211 : 25, c'est impossible, 8, reste 11.
– 157 – 63 = 94.
– Calcule relativement vite et correctement. »

Le jour de l'auscultation « les battements du cœur sont nets, le


pouls est calme, 23,4 fois par minute, régulier, égal, elle est
moyennement alimentée, passablement tendue. Les pupilles sont
identiques, rondes, moyennes, se rétrécissent rapidement à la
lumière, gorge légèrement rouge. Pas de cicatrices ni de
frottements visibles sur le crâne, insensible aux frappes légères.
Certaines dents cariées, certaines plombées. »

– 128 –
Bilan médical : « conception correcte des choses, de temps à
autre très brusque et incohérente, hallucine, tente cependant de
le dissimuler maladroitement. »

W.G. Sebald, qui prend pour exemple des textes du poète schizo-
phrène Ernst Herbeck, remarque qu'il existe bien plus de passages
souterrains entre les pôles du sens et du non sens que « notre
savoir scolaire n'en peut rêver. »

Diagnostic ?
« 14 »!

Tante Marianne pèse 52,2 kilos, mesure 1,66 mètre. En 1938, lors
de son entrée, elle pesait 69,5 kilos pour 1,67 mètre. Rondouil-
lette, boursouflée, probablement à la suite du repos forcé au lit et
du traitement à l'insuline prescrit à la clinique Stoltenhoff.
Données conservées sur la « liste du poids et des mensura-
tions », formulaire 148 pour être exact.

– 129 –
« Seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste en mémoire. »
Friedrich Nietzsche
Famille
promesses de bonheur Dans son
bureau de Cologne, Gerhard Richter sort du carton la photo de
mariage de ses parents, le 15 août 1931. Il l’a faite agrandir pour
que je puisse mieux examiner les visages. Combien de fois sa
grand-mère Richter et sa mère ont-elles dû la regarder pendant les
inévitables périodes de crise ? Elle, tout en blanc. Son long voile à
la bordure brodée, parsemé de fleurs, est déployé devant elle. Qui
donc savait broder de si jolis motifs ? Le bouquet dans ses bras
serait éblouissant sur n’importe quel tirage en couleur. Horst, le
jeune marié avec pochette et boutonnière fleurie. Ils sont groupés
sur l’escalier devant l’église de montagne de Tharandt « Zum
Heiligen Kreuz (À la sainte croix) », un petit bijou très prisé avec
sa tour visible de loin. Le poète Schiller y pleurait autrefois ses
amours. Gerhard Richter s’étonne de la noblesse des débuts de
ses parents. Une belle excursion en famille aux portes de la ville.

– 132 –
On rejoignait Tharandt à partir de la gare centrale de Dresde en
prenant le train de banlieue « Mittelhalle », tarif 75 pfennigs par
personne pour les 14 kilomètres en deuxième classe. Une
destination pittoresque. Le château margrave trône sur un éperon
montagneux dans l’angle aigu formé par Weisseritz et Schloitz-
bachtal. En cette année de noce, le guide de voyage Grieben, tome
5, Dresde et environs, fait l’éloge « du magnifique coup d’œil »,
conseille la promenade d’une heure et demi à pied depuis les
ruines, parmi les conifères du parc botanique forestier (ouvert
jusqu’à 18 heures), en passant devant le « chêne des trois rois »
vers les « coins d’Henri », à travers la « sainte Halle », une
chênaie superbement entretenue. Retour à la gare par la route de
la plaine. Le guide Baedeker L’Allemagne en un volume conseille
quant à lui le chemin grimpant vers la maison de Dieu, signale le
tilleul de Luther planté en 1883 ainsi que le monument à la guerre.
De nombreux témoignages qui confirment que les Richter ont fait
le bon choix en visitant l’église fraîchement rénovée. Un ciel peint
sur les voûtes, une crucifixion sculptée dans le bois près de l’autel
à colonnes, ainsi qu’un crucifix de taille humaine portant une
perruque en crins de cheval, récompensent la visite. En bas, la
Burgkeller, une auberge fort appréciée, convie au retour. Un coin
de terre choisi avec un certain respect pour le rituel par deux êtres
désireux de mettre en scène leurs vœux une journée entière, de
célébrer solennellement leur « oui » béni par le pasteur Kirsten.
Entre-temps, un photographe a déjà dressé son appareil sur les
marches de l’église.

Les quinze hôtes ont quitté la fraîcheur de la maison de Dieu, le


professionnel donne ses instructions devant le portail ouest :
« Souriez s’il vous plaît ! » Les deux enfants aux fleurs ont leurs
chaussettes blanches qui retombent, ils sont légèrement flous,

– 133 –
comme si on avait utilisé la technique de la peinture à l’estompe,
devenue plus tard le style caractéristique de Richter. Fidèles à la
coutume dans ce genre d’occasion, les hôtes entourent les jeunes
mariés. À côté de la mariée de 25 ans, les parents de son conjoint,
plus jeune d’une année. Ses parents à elle sont à côté de lui. Ils
s’en tiennent au classique : c’est une page dans le livre de la vie.
Surtout ne pas montrer l’effort que coûte ce sourire qui ne doit
pas sembler routinier ou prétentieux. Je peux presque sentir le
nuage d’eau de Cologne et de brillantine qui les enveloppe.

Le marié, Horst Richter, avait suivi le « Realgymnasium »


jusqu’en 1926. Maintenant, le futur professeur de lycée est en
pleine session d’examens à l’Université de Technologie de Dresde
qui a dernièrement fêté son 100e anniversaire. Le registre des
étudiants le répertorie juste derrière une « Richter, Hildegard »,
même nom, même prénom, et cependant rien de commun avec
sa femme. Le registre du personnel du semestre d’hiver 1927/28,
mentionne la collègue d’étude Maria Reiche-Grosse, qui
deviendra plus tard une archéologue de renom mondial. À la
Faculté de Mathématiques et Sciences naturelles enseigne le Dr.
Rainer Fetscher, médecin de l’hygiène raciale. En 1927/28,
répondant à une commande de la justice, il dresse un « fichier de
criminologie biologique de l’État libre de Saxe » contenant
bientôt près de 165 000 « cas suspects ». Une base pour la stéri-
lisation contrainte illégale pratiquée depuis 1928. Fetscher affirme
que le crime est génétiquement conditionné et se félicite d’avoir
réalisé 65 stérilisations contraintes sans légitimation juridique.

Horst Richter habite dans la Düppelstrasse, aujourd’hui Archivs-


trasse 23, juste en face des Archives d’État, l’un des gisements de
documents sur l’odyssée de tante Marianne. Au quatrième étage

– 134 –
travaille le conseiller exécutif Wilhelm Richter. Les parents de
Gerhard Richter se croisent dans le quartier, c’est à un saut de puce
de l’appartement des Schönfelder sur la Wiesentorstrasse. Hildegard
et Horst ont été confirmés ensemble à la Dreikönigskirche. Une
relation de bac à sable.

En juillet 1931, le père de Richter a présenté un exposé sur « Die


pädagogische Bedeutung der physikalischen Schülerübungen
(L’importance pédagogique des exercices de physique pour les
étudiants)». Son examen de mathématiques et physique est fixé
au 18 février 1932, de 10 à 10 heures 30. Stress, juste neuf jours
après la naissance de son fils, un jour après le baptême. Le
candidat fait l’exercice dans l’ancien lycée de jeunes filles sur la
Zinzendorffstrasse 15. Un sujet rébarbatif pour le cours UIII
« Extraire les nombres de la racine carrée de 3, par extension de
nombres à quatre chiffres. »

La photo de mariage évoque d’abord le beau temps, le plein été.


Personne ne porte de manteau. Je contemple cette photo non
sans mélancolie, je connais la fin de l’histoire. Une orchestration
à la magie particulière autour d’un cérémonial porteur d’un bel
avenir. Pleins d’espoir ils fixent l’objectif. Et déjà ce qui est montré
est passé, c’est l’essence même de la photographie. Vu le moment
immortalisé, cet instantané destiné à la saga familiale évoque
exactement ce que ressentait le timide Franz Kafka : « Les photos
sont belles. Les photos sont irremplaçables, mais elles sont aussi
une souffrance ! » L’observateur est le seul à pouvoir se leurrer,
à voir le présent dans l’illusion doublement mensongère qu’ils
vivent encore, les quinze pomponnés de Tharandt, le couple
Richter qui va avoir des enfants, Gerd et Gisela. Au prochain
heureux événement, ils inviteront volontiers la famille à célébrer

– 135 –
le baptême. Maman Dora se fera à nouveau lisser les cheveux et
portera ses bijoux, ce qu’elle adorait faire selon sa petite-fille Gisi.

La couronne de cheveux d’Alfred sera encore plus dénudée, il


brossera sa redingote fermée, il fermera le col dur sur son cou de
tortue, la chaîne de l’oignon sera polie et accrochée au bouton
supérieur du gilet, comme je l’ai encore vu sur mon grand-père.
Dans une ambiance de légère ivresse, il ne faudra guère le prier pour
qu’il s’installe au piano. Les hommes se sangleront dans leurs
pantalons et leurs vestes trop étroits, ils noueront serré leur cravate.
Fraîchement sortis de chez le coiffeur, tous joueront les modèles
pour une photo prise tard dans l’après-midi. Les femmes seront en
taffetas bruissant, assises autour d’une table noblement dressée. Les
enfants chahuteront sous la table. L’avenir est riche de possibilités.

Mais alors que j’écris, se révèle progressivement la face du négatif


restée voilée dans le bain de révélateur. Noire comme l’encre.
Mariages brisés. Guerre. Dévastation. Folie. Maladie. Mort. La
damnation allemande se poursuit et rattrape impitoyablement les
Richter et les Schönfelder. La danse de la vie est terminée avant
même qu’elle ait vraiment commencé. Une histoire abyssale.

Ainsi par exemple les jeunes gars de la dernière rangée. On


s’imagine qu’ils vont bientôt fonder une famille. Alors qu’ils nous
regardent ils sont pourtant morts depuis longtemps, et notre face-
à-face reste muet. Oncle Rudi (le deuxième à droite) et oncle
Alfred (le quatrième à gauche), bacheliers de l’année 1930/31 dans
le nouveau département linguistique de la « Dreikönigschule ».
Tombés à la guerre, comme on dit. Le bruit courait qu’Alfred, Fred
pour les intimes, n’était pas un adolescent normal, qu’il « était
atteint d’hébéphrénie ». C’est ce qu’a entendu dire Gerhard

– 136 –
Richter. Son oncle a étudié le droit à Kiel et à Leipzig,
normalement, est promu en 1936 magna cum laude avec un travail
sur « Einbau der Kartelle in die staatliche Ordnung nach dem
Gesetzgebungswerk…vom 19.7.1933 (Mise en conformité des
cartels avec le règlement de l’État... depuis le 19.7.1933) ». Il était
également membre du NSDAP. En juin 1943, il fréquente la fille
d’un propriétaire foncier, se marie à Eythra, Zwenkau aujourd’hui.
Aucun des invités de la noce n’a survécu. Le garçon qui deviendra
peintre naîtra à Dresde 6 mois plus tard, le 9 février 1932. Pour des
raisons de convenance, les parents le déclarent « à sept mois ». «
Une naissance aux forceps » ajoute Richter ému. La photo est un
document exceptionnel, tous retiennent leur souffle, personne ne
veut rater la pose à l’occasion de cette réunion qui jamais ne se
renouvellera. Un jour pareil doit rester lumineux dans le souvenir,
sans nuage. Deux expressions populaires traduisent cette
impression : « On ne sera plus jamais aussi jeunes ensemble ! »,
mais aussi « Sous chaque toit un abri ! »

cArrière de deuiL Au bord à droite se


tient tante Marianne, des roses à la main, les pieds sagement joints
dans des escarpins à bride parfaitement cirés. Elle est déjà plus
grande que son père en frac. Lui, digne, le plastron repassé, fait
plus vieux que ses 57 ans, c’est son aînée qu’il donne en mariage.
Alfred Schönfelder est un intellectuel, mais aussi un pianiste
contrarié, aux dires de son petit-fils Gerhard Richter. Comme chef
de famille en charge de six bouches à nourrir il tenait mal son rôle,
il se prenait pour un homme d’affaires alors qu’il n’en était pas un.
Le musicien était le type même de l’éternel talent gâché. D’après
son entourage, il esquivait les coups du sort en se défendant
mollement. Ses finances n’ont jamais été vraiment glorieuses.

– 137 –
Sa Marianne bientôt promise à la mort est en pleine efflorescence.
Une tête fière sur un long cou, sans aucun doute la plus élégante
des demoiselles d’honneur. Sa robe incrustée de dentelles, d’une
coupe raffinée, avec la jupe taillée en pointe, lui va à ravir. Le
couturier, ou la couturière, l’a réalisée avec une élégance du
dernier chic. La coiffure enfantine, les joues rondes, le corps
encore tendre, la poitrine naissante, les épaules étroites, les bras
nus, le regard timide, toute son allure souligne son effort pour
« faire dame » –on devine une adolescente de 14 ans à l’âge
difficile, pas encore modelée, au stade intermédiaire, quelque part
entre la jeune fille et l’adulte, maladroite, qui a « poussé trop
vite ». La princesse du jour deviendra bientôt un méchant lutin.

Innocente et limpide, ainsi paraît Marianne, une impression de


candeur chaste, que beaucoup ont pris pour ce qu’elle était
vraiment. Pourtant, ce visage est aussi capable de défier. À côté
de sa sœur Hilde qui sourit à l’objectif, Marianne la rêveuse
s’imagine peut-être qu’elle aussi, prochainement, trouvera
l’amour qui fera son bonheur. Jolie comme elle est, elle ne doit
pas manquer de soupirants. Pourtant sa vie va s’égarer dans les
méandres de la confusion. Une corde va se casser en elle et le
chemin des deux frères aînés Rudi et Fred va se perdre dans un
orage d’acier. Le neveu Gerd n’a conservé que trois photos de
famille de tante Marianne, deux dans le jardin de Langebrück, et
celle du mariage prise à Tharandt.

C’est un document frappé par le destin pour une autre raison


encore. Horst, le père de Richter, un homme de belle stature,
imposant, apparemment encore épargné par les soucis, domine sa
femme d’une bonne tête. On peut deviner un caractère enjoué, son
regard confiant est fixé sur l’avenir, son bras protège la mariée, son

– 138 –
sourire se veut apaisant comme peuvent être les hommes en ce
genre d’occasions. Horst Richter entrevoit sa nomination au poste
de « Studienassessor und Probe- bzw. Aushilfslehrer (Assesseur
et Assistant) », c’est sous ce titre qu’il apparaît dans le « registre
des enseignants » de 1934. Il va bientôt grossir, s’alourdir, comme
s’il devait s’armer contre les attaques perpétuelles de la petite Hilde.
C’est elle qui porte la culotte dans leur couple, jusqu’à ce que,
devenue très malade, elle dépende de son Horst, le bon samaritain,
et que les rapports de force s’inversent. La mère de Richter meurt
en 1967. Horst se remarie peu de temps après. Les gens de
Waltersdorf racontent que son second mariage avec une infirmière
« veuve des chemins de fer, avec de bons meubles et une bonne
pension » avait sans doute été une débâcle. Horst Richter se
suicide à la Ostsiedlung 347, dans le galetas proche de l’apparte-
ment où il a vécu avec Gerd, un an presque jour pour jour après le
décès de sa première femme. C’est arrivé juste avant la fête du
solstice d’été célébrée avec la tente à bière et la fanfare des pompiers,
qui grimpe sur le rocher de basalte de la « Sängerhöhe », appelée
depuis toujours dans le langage populaire « la pierre du malheur ».

Selon le « registre des décès – (morts, enterrements) » de l’année


1968, page 134, n°17, le protestant convaincu se suicide le 20 juin
1968, par « pendaison ». Deux mois plus tard, un premier article
dans le Spiegel faisait connaître dans toute l’Allemagne son fils de
36 ans. Le suicide est attesté par le pasteur Roscher sur le vieux
formulaire, les frais habituels de 0,60 reichsmark sont biffés. Les
gens du coin racontent que le jeudi, la nouvelle madame Richter
aurait accouru en hurlant chez sa voisine « Venez m’aider, mon
mari est pendu dans le galetas ! » Mais le village discute encore
pour savoir si les deux femmes affolées l’ont dépendu ou non avant
que la police de Zittau n’arrive. Aucune lettre d’adieu n’est

– 139 –
mentionnée. Son silence charge encore plus ceux qui restent.
Hildegard et Horst meurent presque au même âge. Elle à 61 ans,
un mois et 2 jours. Lui à 61 ans et 27 jours. Horst a choisi la corde,
comme si, au-delà de toutes les querelles, il voulait réaffirmer sa
fidélité à Hilde, rester lié à elle. La fille Gisela a clos le chapitre
d’un geste ostentatoire qu’on n’a pas compris à Waltersdorf, en
choisissant de faire enterrer ses parents et ses grands-parents chez
elle, non loin de Leipzig, coupant ainsi court à tout commérage.
La tombe familiale extrêmement soignée ne porte aucun nom,
uniquement le numéro 481.

Avant déjà, mais surtout après le drame, Richter était fortement


préoccupé par le suicide. En proie à une fascination singulière, il
exprime en 1955 sa peur des examens avec deux camarades
d’étude dans Wahnsinn und Erhängung (Folie et pendaison) : des
cordes autour du cou, Richter tire la langue, les yeux exorbités.
En 1957 naît un dessin à la plume représentant 9 pendus. La toile
dominante de son cycle Stammheim, 18. Oktober 1977, montre
Ulrike Meinhof. Début mai 1976, la terroriste s’est pendue avec
ses draps dans sa cellule. En octobre 1977, Gudrun Ensslin la suit
à l’aide d’un nœud coulant fabriqué avec un câble. Les marques
d’étranglement sur le cou de Meinhof sont nettement dessinées.
Le fait de savoir que son père s’est suicidé donne un éclairage tout
à fait différent, plus personnel, à l’œuvre la plus discutée de
Richter, le plus intime s’immisce dans l’événement politique. Ce
cycle de 15 pièces est daté de 1988, 20 ans après la mort du père.

Sur la photo, la mère de la mariée regarde ailleurs, sur le côté.


Dora Schönfelder semble plus énergique qu’affectueuse, à la fois
absente et sans illusion. L’humeur assombrie par les soucis,
comme si elle en savait plus que les autres. Je crois percevoir du

– 140 –
scepticisme sur son visage âpre et masculin, la conscience que le
temps du bonheur est compté, comme si elle devinait les coups
à venir. Elle ne connaîtra plus l’insouciance. Plus jamais elle ne
pourra poser son fardeau. La grand-mère de Richter aura pleuré
son mari Alfred, leurs quatre enfants et son beau-fils jusqu’à sa
mort à l’âge de 86 ans en 1969. Elle a survécu 24 ans à sa cadette,
assise chez elle, au milieu des souvenirs de tous ses morts, c’était
difficile d’être la rescapée.

La longue existence de Dora Schönfelder peut être résumée par un


mot de Robert Walser: Trauerlaufbahn (Carrière de deuil). Le
Troisième Reich lui a pris tous ceux qu’elle aimait. Comme si la
fatalité s’acharnait sur elle, elle a perdu Marianne et ses deux fils
sous les nazis. Elle voulait qu’ils deviennent avocats ou
commerçants, ils sont devenus des soldats morts. Elle n’a pas eu
connaissance de la tombe de ses disparus, pas de lieu, nulle part où
les pleurer. Son beau-fils Horst ne s’est pas relevé de ses années de
guerre. Rien n’était plus comme avant dans ces années d’improvi-
sation qui marquent son retour, des années autres dans tous les sens
du terme. Même préparée à endurer le pire, elle n’aurait pas pu en
subir davantage. Sa petite-fille Gisela se souvient d’une grand-mère
en voiles noirs, et assez incroyablement, d’une mamie encore
pleine d’amour, qui savait choyer et consoler les enfants.

Plus j’étudie le souvenir du mariage de Tharandt, plus il devient


allégorique : on ne peut rien retenir, pas davantage les beaux
moments. L’aura d’un secret nébuleux jamais révélé plane sur la
fête, le secret de ce qui est l’existence. La Deuxième Guerre
mondiale approche. Les criminels de l’euthanasie vont s’emparer
de tante Marianne, Gerhard Richter commencera à dessiner. Les
années se déploient sur le passé, il redeviendra présent sur ses

– 141 –
toiles. Les tableaux semblent traiter de banalités alors qu’ils sont
chargés du malheur du passé, le drame se dissimule dans le jeu
de l’imagination. Une telle série de malheurs et de deuils… je me
demande, pourquoi justement les Richter ? L’art naît d’une méta-
morphose compliquée.

L’espoir L’année du mariage des parents


de Richter, Marianne Schönfelder suit encore les cours de la
« Höhere Mädchenschule (École supérieure de jeunes filles) »
de Dresde sur la Weintraubenstrasse 1-3. Je tente de la suivre sur
le chemin de l’école alors qu’elle découvre la ville. Une balade
de 10 minutes depuis l’appartement familial de la Wiesentors-
trasse (le numéro 5 n’existe plus), en lui donnant 5 minutes pour
traîner devant les magasins et autres vitrines. De la Carola-Platz
sur la droite, elle traverse la König-Albert-Strasse, passe devant
les petits jardins de la Villiersstrasse, traverse le passage
d’Unteren Kreuzweg, elle prend à droite sur la Melanchthons-
trasse. Ici, les ruines de la guerre sont serties d’un vert sauvage.
On en apprend beaucoup sur les différences entre riches et
pauvres en suivant Tieckstrasse où habitait la grand-mère. Un
cortège de rues historiques, presque identiques, qui respirent la
prospérité. Les somptueuses façades sont toujours impression-
nantes. L’urbanisation, à quelques détails près, l’a laissée intacte.
Dans le quartier, Gerhard Richter venait souvent voir le palais
du cirque Sarrasani, il y trouvait toujours quelque chose de
nouveau à regarder.

Encore quelques pas et l’on pouvait voir briller les couronnes de


laurier d’un bloc de bâtiments sur la façade desquels étaient
écrits les mots « Neustädter höhere Mädchenschule mit

– 142 –
Mädchengymnasium (École supérieure de jeunes filles de
Neustadt avec lycée de jeunes filles) », de loin on aurait pu les
prendre pour des guirlandes dorées. Des bâtiments imposants
qui devaient paraître gigantesques aux écolières. Au sommet,
entre ciel et terre, brillent les représentations allégoriques de la
« Formation de l’âme et du caractère », de « l’Histoire et la
Littérature » suspendues dans le ciel, comme s’il fallait souligner
que notre pédagogie était la meilleure. Qu’elle soit insolente ou
bûcheuse, une élève de 11 ans devait pénétrer avec une certaine
appréhension dans ce « temple du savoir ». Un petit détour en
passant l’aurait conduite sur la rive en terrasse, devant le
bâtiment de la « Sächsisch-Böhmischen Dampfschifffahrt A.G.
(Société de croisières en bateaux à vapeur de la Saxe-Bohême) »
avec son débit de boissons. Prendre des chemins de traverse dans
la vie, ce n’est pas une mauvaise école.

L’enfant évoluait en terrain connu. Elle avait auparavant fréquenté


l’école publique de la Tieckstrasse 14. Au lycée de jeunes filles,
parmi les 36 nouvelles inscrites au registre des élèves, Marianne
rentre dans la Classe III a, dotée d’une date de naissance erronée,
1918 (au lieu de 1917). 82 candidates s’étaient présentées à
l’examen d’entrée, 68 l’ont réussi. Dont Marianne. Qu’est-ce
qu’elle a dû être heureuse ? Et d’abord ses parents.

Pascal a dit une fois : « Personne ne meurt si pauvre qu’il ne


laisse quelque chose derrière lui ». De tante Marianne, il nous
reste un portrait inoubliable. Sinon très peu de ce qui a fait sa
vie. Seulement des certificats médicaux et des devoirs
d’écolières. Les rapports annuels reliés en un petit bréviaire
traduisent son pensum, décrivent le poids du devoir, 30 heures
de cours par semaine, dont 5 d’allemand et d’anglais, quatre de

– 143 –
mathématiques, deux de religion, d’histoire, de géographie,
d’histoire naturelle, de dessin, de gymnastique et de chant. Un
programme scolaire semblable à ceux de 2005. S’y ajoutait deux
fois une heure de « travaux à l’aiguille » pour s’exercer au métier
de femme. Aucun professeur n’aurait pu s’imaginer que
l’habileté de Marianne à manier l’aiguille s’épuiserait à coudre
les boutons du linge de divers asiles. Plus loin, on signale
« l’intense activité » des « Landheimen (Colonies de vacances
d’État) » : « Particulièrement en ces temps de pénurie, les
parents tout comme les élèves considèrent avec une profonde
reconnaissance la bénédiction que représentent pour la plupart
des élèves ces colonies…leur offrant une possibilité unique de
fortifier leur esprit et leur âme au contact de la nature pendant 2
semaines. »

Cette décision des grands-parents de Richter d’envoyer leur


cadette dans cette excellente école nous révèle quels espoirs ils
avaient pour sa vie. En regardant en arrière, c’est la dernière
réjouissance qu’elle ait connue, dorlotée, dans une belle région.
Choisie par Dora et Alfred qui, avec leur expérience de la Première
Guerre mondiale, de l’inflation, du chômage de masse, avaient
donné à leurs fils la possibilité d’aller au lycée sachant la difficulté
d’affronter le quotidien. À présent les Schönfelder revendiquaient
cette ambition progressiste qui veut que les filles exercent un
métier. La mère de Richter était devenue bibiothéquaire. Ils
rêvaient pour Marianne aussi d’un autre destin que celui de simple
femme au foyer et l’ont laissée suivre la voie de son aînée puisqu’à
partir de 1913 et pendant dix ans, la mère de Richter avait également
suivi les cours de la Weintraubenstrasse. Hilde est mentionnée dans
le registre principal au 1er mars 1924 comme diplômée sortante
avec le baccalauréat en poche « conduite I, résultats III ». Rien de

– 144 –
mesquin, Marianne obtient de meilleures notes partout. Le père et
la mère notent chaque progrès avec attention.

L’École Supérieure de jeunes filles n’était pas ouverte aux petites


gens. L’association des parents d’élèves regroupait des fonction-
naires de haut, moyen et de plus bas rang, 61 seulement étaient
des employés comme le malchanceux père de Marianne,
répertorié à l’Hôtel de ville comme « réviseur », « représen-
tant » et « commerçant ». Les officiers, fonctionnaires et
cadres, avocats, médecins et ingénieurs y envoyaient leurs filles,
des gens qui regardaient plutôt de haut le père Alfred. Les
réunions de parents abordaient des sujets qui auraient semblé
relever du luxe dans un autre milieu : « Quelle est la meilleure
alimentation pour les adolescents ? »

À Pâques 1924, Marianne commence sa formation profession-


nelle à la « Noldenschen Mädchenschule » de la Georgenstrasse
3, encore plus distinguée. Une brochure commémorative porte
un titre en lettres dorées. Plus loin, une photo d’élèves déguisées
en soleils, en lunes et en étoiles, participant à « notre théâtre
régional de l’Erz ». Une pointe du drapeau à croix gammée
apparaît sur la photo. Cet institut pour filles de haut rang dépasse
bientôt les moyens des Schönfelder. La famille se maintient sur
le fil du rasoir au niveau financier. « Dora avait peu d’argent »,
dit Richter, malgré tout elle contribue ici et là, soutient ses petits-
enfants avec le minimum. Gerhard a vu son papi Alfred, tête
baissée, mendier de l’argent chez l’arrière-grand-mère.

Les adresses changent, mais Marianne se déplace toujours dans


le même carré de 1,5 kilomètre. Selon le plan de la ville de
l’ADAC « Dresde et Radebeul », son espace se situe dans les zones

– 145 –
12J et 13J. Des allers-retours dans le quartier, école, foyer, cirque,
amis, mamie. Si on découpe sur la carte une portion allant d’un
point de départ à l’autre, on obtient un segment en cercle de la taille
d’une part de tarte. Sa périmètre correspond exactement au secteur
touché par les attaques aériennes sur Dresde, comme si les
événements étaient déterminés par un champ de force invisible.
Jusqu’au hasard qui obéit à la logique d’une géométrie effarante:
on retrouve la même forme en délimitant les lieux de souffrance
de tante Marianne en Saxe. Aucun planificateur n’aurait pu arranger
les scènes avec plus de rigueur.

Marianne doit se plonger dans les manuels scolaires qui comptent


parmi les canons de la culture, les noms de leurs auteurs sont
connus et redoutés : pour la géographie, le Diercke naturellement,
« Atlas scolaire, édition complète », lourd comme du plomb. La
Geographie für sächsische höhere Lehranstalten (Géographie pour
les écoles supérieures de Saxe) de Seydlitz. L’ouvrage renommé
sur les plantes et les animaux du Dr. Otto Schmeil avec sa préface
murmurée par l’auteur : « Comme toujours en situation
d’urgence, les regards de tous les amis de la nation se tournent
actuellement vers la jeunesse qui doit nous apporter un avenir
meilleur. » Le professeur de biologie apparaît, Dieu sait
pourquoi, dans une série de portraits peinte par Gerhard Richter
dans les années 70. Marianne est une petite demoiselle édifiée
par l’austère paragraphe 58 du Geschichtsbuchs für die deutsche
Jugend, 1. Band (Livre d’histoire pour la jeunesse allemande, 1er
tome) sur le « Traité de Versailles ». Teneur : « Le pillage de
l’Allemagne. Les Allemands sont contraints de travailler comme
des esclaves pour leurs anciens ennemis. » Complété par : Bilder
aus der vaterländischen Geschichte (Images de l’histoire de la
nation) dans le livre de lecture de Gaudig, Partie III. Dans son

– 146 –
cartable, Marianne porte le Deutsche Hilfsbuch de Mensing. Le
Learning English (Dinkler, Zeiger, Humpf) fait partie de l’ensei-
gnement obligatoire. À quoi il faut ajouter les vieux bouquins de
chimie et de physique. En calcul, c’est Einheitsausgabe. Manque
encore le Liederbuch für Sachsen (Livre de chants de Saxe), le
Nouveau Testament et le Petit Catéchisme.

Puis c’est le tour de la biologie avec ses singes. Les plus petites
entament avec joie le chapitre sur les « vertébrés », et
apprennent « comment porter un animal », le lapin par la nuque,
l’oiseau dans une paume protectrice, les poules par les ailes. Les
plus grandes, comme Marianne, découvrent le monde sauvage
des autres continents sous la houlette du Dr. Schmeil : « Les
forêts vierges de Sumatra et de Bornéo abritent un singe sans
queue qui, debout, atteint la taille de 1,40 m, appelé orang-outan
par les Malaisiens, ce qui signifie homme des forêts. » Son corps
est recouvert d’une fourrure touffue jaune ou rouge-brun. Il lance
un cri terrifiant. On le rencontre uniquement dans la canopée,
« c’est donc un véritable animal des arbres ».

Venue des profondeurs de l’archipel indonésien, la famille


d’orangs-outans est peinte de manière très expressive, ce qui rend
la chose immédiatement intéressante: le père aux énormes joues
en bourrelets, une mère et son bébé, ainsi qu’un espiègle petit
enfant-singe. Au bord de l’illustration, un petit « n » désigne leur
nid dans le réseau de lianes, de racines aériennes et d’orchidées.
Faite pour le rêve, la force de l’imagination peut se perdre dans
la jungle, la végétation exubérante bruisse de cacardées nocturnes.
Les dessins-devinettes de ce genre contribuent à « l’éveil » de
l’« enfant » selon Walter Benjamin. Puis ce sont les devoirs :
« Dessine chaque partie du corps ou forme-les en pâte à modeler

– 147 –
ou en argile. Point 4 : rends-toi le plus souvent possible au zoo et
observe attentivement pour, point 5, dessiner leurs empreintes
ici. » Au zoo de Dresde, on pouvait observer l’orang-outan mâle
« Buschi » pour les leçons. Un beau spécimen, le premier de son
espèce à être devenu père en captivité.

L’histoire naturelle apprenait aussi à Marianne les bases de la


théorie de l’évolution. Ici l’homme (seigneur de tous les
animaux), là l’orang-outan (de la famille des dominants), à côté
les esquisses de leurs squelettes : une première rencontre avec la
théorie de Darwin selon laquelle la survie d’une espèce est liée à
son environnement. Chaque filiation est déployée, à côté de la
main de l’homo sapiens, la « patte au pouce atrophié » du pongo
pygmaeus, terrifiante. Déjà dans l’introduction, Marianne
apprend combien le crâne humain est particulièrement sensible
: les os du crâne forment une « capsule solide dans laquelle
repose le cerveau très fragile.» Plus tard, la schizophrène sera
marquée du diagnostic 14 à cause de connexions défaillantes dans
son cerveau et deviendra une victime des thèses de Darwin
perverties de la pire manière par les nazis. Une leçon mortifère.

Les bulletins ne laissent aucun doute : Marianne était intelligente,


aussi cohérente que n’importe qui, joyeuse et appliquée à la
tâche. Avant de démissionner en 1934, elle apprend à décrire de
manière vivante « un voyage en tramway ». Elle étudie Siegfried
und Kriemhild pour former sa pensée. Elle apprend à interpréter
le cri de ralliement de Wilhem Tell (Guillaume Tell) : « Ensemble
les faibles deviendront forts! » De Goethe, elle apprend à réciter
par cœur le Getreue Eckhart (Le fidèle Eckart) : « Oh ! Si nous
étions plus avant ! Oh ! Si j’étais à la maison ! Elles viennent,
voici déjà la nuit horrible... *» Un passage très difficile.
* Traduction libre

– 148 –
En plongeant dans ces vieux manuels scolaires, je vois se dessiner
une nouvelle image de Marianne. Ce riche assortiment de
classiques et de titres oubliés semble peut-être poussiéreux pour
l’esprit d’aujourd’hui, mais il manifeste pourtant de nobles
objectifs éducatifs, mettant toujours l’humain au centre. Cela n’a
pas beaucoup changé. Le Schatzkästlein des rheinischen Hausfreunds
(Petite boîte aux trésors de l’ami de la famille rhénane) de Hebel,
embelli de miniatures de l’« habile Richter », qui montrent
« comme tout est en relation dans la vie humaine », est toujours
au programme aujourd’hui. Le roman de Hebel qui parle de ces
enfants malheureux aux « ongles bleuis » par la faim décrit ce que
Marianne vivra plus tard en psychiatrie.

Et le livre de lecture poursuit, allant des « conseils utiles » jusqu’aux


« sentences sur le travail » bien pensantes. Les enfants étaient tenus
de les respecter alors que les adultes ne le faisaient pas. Dehors
s’ébauche déjà ce qui va empoisonner ces préceptes moraux : « Sei
nicht wie ein Wind- und Wetterhahn/ und fang nicht immer Neues an !/
Was du dir wohl hast vorgesetzt,/ dabei beharre bis zuletzt ! (Ne sois
pas comme le vent et la girouette / et ne commence pas toujours
autre chose ! / Ce dont tu t’es beaucoup servi / te restera pour
toujours !)* » Dans son traité de 1930, Die Schule im Dienste der
werdenden Persönlichkeit (L’école au service de la personnalité en
devenir) (l’exemplaire dont je dispose porte le tampon de l’École
Normale de Pasing avec croix gammée), l’éditeur Gaudig mise
fortement sur l’enseignement du chant. L’école de jeunes filles devait
s’exercer « assidûment » aux chants patriotiques.

Après la distorsion de sa personnalité, le rapport psychiatrique


constate que Marianne a « entre autres choses perdu aussi son
ancienne passion pour la musique ». Les Schönfelder avaient un
* Traduction libre

– 149 –
tempérament artistique, son père Alfred et sa sœur Hildegard, de
onze ans plus âgée, accompagnaient au piano la « ronde des
chansons », selon l’ancienne technique de cadence à 4/2 temps :
« Je viens d’un pays étranger et je vous rapporte une foule de
nouvelles histoires, une foule de nouvelles histoires je vous
rapporte/ plus que je ne peux vous le dire ici. »* Ou bien suivant
leur professeur dans une entraînante mesure à quatre temps, ils
jouaient le tendre Abschied von der Heimat (L’adieu à la patrie) de
von Fallersleben : « J’ai versé beaucoup de larmes, j’ai beaucoup
pleuré, de devoir partir d’ici, mais comme mon père le pensait,
de notre patrie nous nous éloignons… »*

Il ne reste plus aucune note de Dora Schönfelder sur Marianne.


Ainsi on ne pourra jamais savoir si sa fille aimait réellement traîner
après les cours. Est-ce qu’elle écrivait un journal intime, collection-
nait des images pour son album de poésie ? À quoi ressemblait
vraiment la vie d’une jeune fille en 1930 ? Les perspectives que ses
cours, aux exigences quasi progressistes, étaient censées lui ouvrir,
restent elles aussi purement spéculatives. Les archives de l’État,
installées dans l’ancienne boulangerie des armées, qui a fourni aussi
bien l’armée prusso-allemande, la Wehrmacht, que l’Armée rouge,
contiennent un nombre étonnant de documents scolaires. Un
matériau qui nous met sur les traces de Marianne jusqu’à ce que
son image immobile se mette à bouger, à vivre et à parler.

pArLe, souVenir, pArLe Marianne semble se


plaire à l’école. C’est étrange de réaliser que cette Marianne âgée
d’à peine 17 ans a déjà atteint le sommet de son épanouissement.
Elle a échoué à l’examen final avec la note I en conduite et la note
II b en moyenne générale. Le jour de la remise des bulletins aurait
* Traduction libre

– 150 –
pu être le plus heureux de sa vie ou le plus angoissant. Le
document officiel est sans appel : les prestations de Marianne,
son élan, son ambition, laissent à désirer alors qu’elle est stimulée
par une sœur et deux frères dont elle a sûrement profité. Puis elle
est devenue de plus en plus étrange. Quelque chose a pris
possession d’elle, contre quoi elle n’a pas pu lutter et à quoi sa
fierté non plus n’a pas pu résister. En regardant en arrière, je vois
une personnalité à fleur de peau, très sensible, ainsi que son
entourage la percevait. Fragile à l’extrême.

Marianne se brise. Le quotidien abat ses exigences sur la puérile


jeune fille, ses épaules ne sont pas assez solides, ce qu’elle manifeste
dans sa maladie, la schizophrénie. Une étiquette élastique collée
aussi rapidement que facilement à l’époque, appliquée à toutes
sortes d’états diffus inclassables, et touchant 70 pour cent des
internés. Les uns comme les autres luttant sans répit contre des
contraintes capables de rendre fou ou plus ou moins « schizo »
n’importe qui. Peut-être aussi se sentait-elle inutile. Marianne rate
le passage dans la bourgeoisie. Sa démission ressemble à une
tentative pour se libérer, fuir des épreuves qui menacent de
l’écraser, comme un obstacle infranchissable dressé devant elle.
Peut-être a-t-elle paniqué devant l’avenir, le fait de devenir adulte,
sa maladie exprimerait un refus. La peur de la vie est profondément
ancrée et, comme chacun sait, plus pressante que celle de la mort.
Une fuite devant la réalité, Marianne est écrasée par le poids des
contraintes, des espoirs placés en elle, qui exigent d’elle plus qu’elle
ne peut donner. À cette période, elle avait probablement
conscience de la misère matérielle qui régnait chez elle.

Les théoriciens, de gauche particulièrement, décrivent la schizo-


phrénie comme une rébellion et voient dans cette déchirure, une

– 151 –
insoumission cachée, dans ce repli sur soi, une contradiction
psychique élevée contre l’oppression de la société. Cette théorie
conduit à l’idée provocatrice selon laquelle les vrais malades sont
en réalité les personnes saines d’esprit. Ça n’est qu’une question de
point de vue. Celui qui a perdu l’esprit est plus lucide que celui qui
a gardé les pieds sur terre dans un monde devenu fou. La vulnérable
Marianne a-t-elle été aspirée par la folie parce qu’elle était incapable
de s’adapter, parce qu’elle ne parvenait pas à prendre sur elle ?
Impossible sans cela de trouver une raison à la fêlure qui la détruisait.
Les nazis ont catalogué son exil de la réalité sous le chiffre 14.

La notion de schizophrénie englobe un spectre diffus d’affections


pathologiques inclassables sur le plan du diagnostic. La clinique
aurait aussi bien pu choisir le terme « dans l’impasse ». L’adoles-
cente se résigne, réagit « à des charges émotionnelles indétermi-
nées par une psychose schizophrénique» comme le décrit la
littérature spécialisée. Les malades sont, selon les mots du
psychiatre et écrivain Heinar Kipphardt « des comédiens tournés
vers l’intérieur ». L’archaïque prend le pas sur un civilisé
appréhendé par les patients avec une peur animale. À l’époque
comme aujourd’hui, le terme de schizophrénie exprime une
déchirure intérieure totale et mystérieuse. En 1911, le suisse Eugen
Bleuler a tenté de décrire la maladie comme « une altération de la
pensée et du sentir, comme du rapport avec le monde extérieur
tout à fait spécifique, qui n’apparaît nulle part ailleurs. » Définition
dans l’édition de 1980 du dictionnaire de la médecine : « Psychose
avec perte caractéristique de la structuration de la personnalité et
clivage de la pensée, des affects et de l’expérience (incluant les
rapports à leurs composants), probablement due à l’intervention
de facteurs psychiques et somatiques. Apparaît le plus souvent
entre 20 et 40 ans, sous une forme aiguë ou chronique. »

– 152 –
Le Temps du désArroi Je vois les parents
revenir de la clinique Stoltenhoff à leur appartement de la
Wiesentorstrasse 5, assommés par un diagnostic qui serre la
poitrine comme une peur indéfinissable. Ils viennent d’entendre
quelque chose d’incompréhensible. Un instant, ils ont pensé qu’il
était impossible de continuer. Mais il fallait continuer. Quelles
que soient les complications de la maladie que les parents aient
voulu envisager (ils l’évoquaient sous le terme lénifiant
d’« hébéphrénie »), le temps du désarroi avait commencé. Au
début, personne ne voulait croire au pire. Rien ne semblait plus
aberrant que de penser que leur Marianne allait se noyer dans les
remous. Elle irait mieux. Mais il me suffit de feuilleter et de lire
les rapports médicaux pour voir se renforcer, mois après mois, la
conviction que Marianne ne reviendra pas. Comme un effet de
vases communicants, la détresse grandit chez les parents.

D’abord la gentillesse de Marianne s’évanouit, et avec elle le talent


qui lui était si propre. Puis son charme, sa faculté de s’exprimer,
ses expressions de joie. Bien qu’Alfred et Dora refusent de croire
ce qu’ils voient, impossible de se mentir plus longtemps : leur
belle était promise à une triste fin. Cela impliquait que leur propre
vie aussi, en un certain sens, était derrière eux. Les proches, dans
ces situations, submergés par les problèmes, deviennent eux-
mêmes des êtres blessés. Quoiqu’il en soit, le diagnostic leur a
planté une pointe de douleur. Qui est restée.

Comment se sont déroulées les rencontres entre les parents et la


malade à partir de là ? Que se passait-il entre les deux sœurs,
Hilde et Marianne ? Qu’est-ce que cela pouvait signifier pour
Dora, la mère, que de passer le portail d’Arnsdorf, de dépendre à
chaque fois du médecin traitant pour les heures et les jours de

– 153 –
visite ? Prendre le long chemin, le suivre par la gauche, entrer
dans le service B3 en passant devant les gardiens et les terrifiantes
« cellules d’isolement » juste à côté des escaliers. Retrouver son
enfant à l’étage supérieur réservé aux « femmes gravement
dérangées et agitées », dans l’étroite salle affectée aux visites de
9 mètres carrés. Avec en tête la question : va-t-elle me
reconnaître ? Dora préparait des petits paquets pour Marianne,
une note pour chaque envoi, consignée méticuleusement dans le
dossier de la patiente: « un paquet de la mère », ou alors « un
paquet avec de la nourriture ». Ces envois pleins de tendresse
disaient : nous ne t’oublions pas ! Et peut-être: nous te sortirons
de là ! Même si elle avait perdu sa lucidité, prisonnière d’un moi
aussi emmêlé qu’une pelote inextricable, il fallait qu’elle sache
que père et mère ne l’abandonneraient pas.

Les Schönfelder et les Richter ont dû enregistrer avec horreur


l’expression infamante « différente » employée par les nazis.
C’était un torrent de propagande hystérique, de dénigrement des
plus faibles, écrasant tout sur son passage, et visant ouvertement
leur « élimination ». Enrobée dans une pseudo-science et
destinée à retirer toute dignité humaine aux « déficients » et aux
« infirmes ». À grands pas, d’une seule voix, et sans le moindre
scrupule, la politique d’extermination se met en marche. Les
bruns assommaient le public avec leur « loi sur la santé
héréditaire », maquillant difficilement leur délire de pureté, et
organisaient concrètement la « purification progressive du corps
du peuple », comme si les relents nauséabonds de leur propre
politique avaient besoin d’un nettoyage en profondeur. Avoir un
enfant schizophrène impliquait d’être sur ses gardes, de devenir
suspicieux, d’être en proie au mépris, et vous faisait prendre
conscience de la fragilité du mot « sécurité ». La maladie 14

– 154 –
signifiait un danger de mort, exposait les Schönfelder à une
existence perpétuellement menacée du pire, en plus de tous leurs
autres malheurs. Alors que dans la famille elle avait peut-être été
une cause de conflit, leur Marianne était devenue, sous Hitler, un
objet de haine. Le fils Alfred et le gendre Horst, fût-ce seulement
pour la forme, s’étaient inscrits au NSDAP. Les parents étaient
bien seuls alors même que l’« anormalité psychique » de
Marianne diagnostiquée par les médecins ne leur laissait plus
aucune chance de retenir leur fille cachée chez eux. Sous le feu
roulant des tambours de l’endoctrinement, les parents ont dû
penser qu’ils étaient des ratés. Personne ne peut accepter de voir
son enfant sombrer dans la folie. Leur Marianne contredisait
l’idéal humain germanique.

Les visiteurs du congrès de Dresde ont été conduits jusqu’à


l’hôpital d’Arnsdorf. Curieuse destination pour une excursion
que ce « foyer pour déficients mentaux » avec ses malades
incurables qui devaient se laisser dévisager comme des animaux
sauvages. Selon les chroniques de ces années, un film de
propagande justifiant la stérilisation était projeté dans la salle de
cinéma de l’hôpital ; 400 000 patients soi-disant atteints de
maladies héréditaires ont été stérilisés durant le Troisième Reich.
Le « Rassenpolitische Amt der NSDAP (Office de la politique
raciale du NSDAP) » diffusait depuis 1936 un court-métrage
abject de 22 minutes, jugé « de grande valeur politique » :
Erbkrank (Le malade héréditaire). Les bureaux de la politique
raciale avaient reçu pour instruction, par le biais de leurs chefs
régionaux, de tenir le chef-d’œuvre à disposition « à n’importe
quel moment et gratuitement ». D’autres films infâmes comme
Sünden der Väter (Les péchés des pères) ou Alles Leben ist Kampf
(Toute vie est un combat) – fictions, documentaires, courts,

– 155 –
longs – glorifiaient le mythe du sang pur, montraient les malades
mentaux s’avancer en un « cortège interminable d’horreur »
comme disait le commentaire. En contrechamp s’affichaient des
athlètes blonds comme la bière. Pourtant, le Chancelier du Reich
avec sa paranoïa correspondait bien mieux à l’image qu’on peut
se faire d’un déséquilibré total.

La musique se fait plus forte, une rangée de maisons de maître,


une institution pour « malades mentaux incurables ». Des êtres
debout un peu partout, mouvement de caméra vers les malades
qui mangent en bavant, souligné du commentaire : « certains
malades doivent être nourris à la cuillère, voire artificiellement ».
Encore quelques minutes et le film Erbkrank aborde le vif du
sujet : « Contre toutes les lois de la nature, les malades ont été
sur-soignés et les personnes saines négligées. » « De nombreux
fous » atteignent un âge avancé. Thomas Schlitter, dans sa thèse
parue en 1997 et couronnant dix ans de recherches sur
« l’histoire de la psychiatrie sous le national-socialisme »
résume : « Jamais encore un peuple cultivé n’avait tenté d’entre-
prendre dans une action planifiée l’extermination de ses malades
mentaux. »

TAbLe de muLTipLicATion nAzie


En 1936, Dorner, dans son livre de mathématiques, allant de la
quatrième à la seconde, enrobait le crime planifié dans une règle
de trois, pour enrôler les jeunes dans la politique de la « pureté
raciale ». Tante Marianne a dû avoir connaissance de cet exemple
de calcul : « Un malade mental coûte 4 reichsmarks. Après des
estimations rigoureuses, on sait qu’il existe 300 000 aliénés,
épileptiques etc. dans les asiles d’Allemagne. Combien de crédits

– 156 –
à la famille de 1 000 reichsmarks chacun pourraient être
distribués chaque année avec cet argent ? »

Le Long Adieu Dehors, le pays apprend


à marcher au pas. Dedans, en psychiatrie, Marianne meurt à petit
feu. Il faut espérer qu’elle n’ait pas pris nettement conscience de la
monstruosité qui grandissait autour d’elle. Sa déchéance dure des
mois, des années. Son dossier se remplit de rapports secs et
routiniers. En dépit de sa grande confusion, la Schönfelder rêve
toujours de rentrer chez elle. 29 mai 1942 : « Très excitée depuis
quelques jours, danse sur les tables et les bancs, déverse des flots
d’idioties, incontinente en pleine journée, se bat. » Sa mère est en
route. Marianne, après des mois et des jours de « travail
surveillé », s’interrompt souvent, s’active encore quelques heures,
puis pratiquement plus rien : elle refuse toute occupation, ne veut
plus. Arrive le 20 juillet 1943 et son commentaire: « Désordonnée
et excitée, parle beaucoup, s’arrache les cils et les mange. »

Dernière sortie. Les Richter habitent depuis juin 1943 à


Waltersdorf. Le 27 août, après cinq ans en psychiatrie, Marianne
et 75 autres femmes internées sont transférées à l’hôpital proche
de Grossschweidnitz, un convoi de misère. Peut-être dans l’un de
ces autobus de la prétendue « gemeinnützigen Kranken-Transport
– GmbH (Société de transport de malades d’utilité publique) »
dont le camouflageà la peinture verte n’annonçait rien de bon. Les
malades, épuisés, ont sûrement espéré rentrer chez eux. Mais il est
aussi fort possible qu’on leur ait donné des calmants, en
comprimés ou en injection. En guise d’adieu définitif, les fonc-
tionnaires d’Arnsdorf notent dans le dossier de Marianne :
« Toujours aussi idiote et désorientée, travaille peu ! » Quelle

– 157 –
ironie cruelle que le psychiatre Leonhardt ait été la personne de
confiance des Schönfelder, qui ont confié tout spécialement leur
Marianne à ses soins attentifs et ont dû avoir foi en lui. Comme
tous les parents, ils s’attendaient à ce qu’un médecin fasse preuve
d’une sensibilité particulière.

Si Arnsdorf était déjà sinistre, l’ancien asile de soins royal de Saxe


Grossschweidnitz était la porte de l’enfer. Ses fondateurs avaient
voulu créer un « refuge » pour les malades, loin de l’agitation et
de la grande ville, un idéal d’« établissement rural » dans un
ancien domaine seigneurial. Conçu pour servir de modèle,
idéalement situé à l’écart, fait pour apaiser la psyché. Une paix
trompeuse.

D’abord il y a le village sur la carte topographique « Lausitzer


Bergland, Löbau, échelle 1:25 000 », juste un point isolé. Au
portail Est, les visiteurs sont « chaleureusement les bienvenus ».
Douze moulins à eau et à vent claquètent dans les paroisses de
Gross – et Kleinschweidnitz. Le superbe viaduc de chemin de fer
est très impressionnant. Voilà pour les aspects romantiques d’une
commune défigurée pour toujours par le Troisième Reich qui a
apporté la fureur dans cette idylle. Depuis, cette région est une
terre de désolation.

Loin de toute animation, les fermes se nichent dans les champs et


la campagne, dans les vergers en coteaux. L’espace est suffisant
entre les champs cultivés et ceux qui sont en friche. Accompagnant
le meurtre planifié des êtres sans défense, la violence et la
destruction se sont fondues dans les plus beaux verts, rendus
complices de l’infamie nazie. Pas besoin de tours de guet dans
l’obscurité dont Marianne ne reviendra plus. Si l’idée d’un lieu

– 158 –
abandonné de Dieu s’est jamais incarnée dans une réalité, c’est
bien ici. Le village, niché dans l’ancien pays frontalier, touche au
sud-ouest le « Höllengrund (Terre d’enfer) » sur 800 mètres de
large, partageant avec lui le même climat de mauvais augure. La
route régionale S 148 passe à côté, des sentiers de ferme se perdent
dans le néant. Les chemins deviennent de plus en plus étroits et
silencieux, la forêt plus sombre. Les corbeaux plus noirs.

Le 4 mars 1902, 24 hommes, 24 femmes accompagnés d’infir-


miers et d’infirmières arrivent par le train à la gare de dépôt de
Grossschweidnitz et « sont conduits à l’institution ». Les plani-
ficateurs ont voulu pour ces « lieux d’accomplissement du
devoir » une architecture claire de briques à la Klinker, avec en
hommage, des toits décorés par des espèces de tourelles. Aucune
comparaison avec les citadelles et les casernes intimidantes du
style traditionnel. Cet investissement du futur bâti pour 3,5
millions de marks ressemblait, avec ses pavillons, à une ville-
jardin, 161 hectares bordés d’allées de tilleuls. À défaut d’être en
bonne santé, tous ceux qui étaient contraints d’être internés ici
étaient au moins « plus heureux » grâce à « l’actif amour du
prochain » qui leur était prodigué. Si un préambule a jamais
sonné comme une promesse, alors c’est bien cet article dans le
n°15 de 1913 du Königreich Sachsen ( Journal officiel du royaume
de Saxe) : Schweidnitz est dédié « à nos pauvres semblables qui
trouveront là-bas le foyer et le secours qu’ils cherchent, leur
apportant consolation et paix ».

Le projet a été un événement exceptionnel pour la région. Pour


l’inauguration, un cortège conduit par deux fanfares est passé sous
un portique construit par les habitants et s’est rendu à l’auberge
Zum Sachsenfreund. Les employés ont fait la promesse : « Nous

– 159 –
serons toujours prêts à engager toutes nos forces pour la
renommée de cette belle institution. » Selon les 34 points des
statuts, on était tenu de se conduire « de manière humaine,
patiente et pleine d’égards pour les malades ». Même les grilles
en corbeille des fenêtres de la division fermée des malades
dangereux étaient joliment ciselées et permettaient « aux patients
de regarder dehors ». Le professeur attaché à l’hôpital chargé
« de l’enseignement, des distractions et des jeux » était également
le chef d’orchestre, et si l’on s’en remet aux annales, l’employé le
plus important. Un théâtre de verdure avait été construit. La
bibliothèque des malades contenait 1 700 livres. Le directeur nazi,
Alfred Schulz, y a ajouté des ouvrages de référence. « Pour
enrichir la collection », il commande la Zeitschrift für Rassenkunde
(Revue pour la théorie des races) et quarante exemplaires de Mein
Kampf de Hitler, distribués par la poste militaire à 7,20
reichsmarks chacun ; le 13 mars 1941, il paie la somme de 288
reichsmarks à « J.G.Walde, marchand de livres-art-musique et
instruments, à Löbau », d’après la facture 12 090 délivrée par la
firme. À payer pour le 10 avril.

Les infirmières de Schweidnitz étaient autrefois appelées


« sœurs ». Suivant l’exemple anglais, on y pratiquait l’open door
system rejetant les règles basées sur la coercition et l’intimidation,
offrant des possibilités de pratiquer l’agriculture et l’horticulture,
très en avance sur les principes qui régissaient à l’époque les « soins
aux malades mentaux ». Un équipement conforme aux standards
techniques actuels bien entendu. La direction annonçait fièrement
que presque « 95 pour cent des malades participaient à des
activités pédagogiques, la majorité en extérieur». À la lecture des
brochures de Schweidnitz, la famille de Marianne a dû s’imaginer
qu’il n’y aurait pas de meilleur endroit pour leur malade.

– 160 –
Déjà les grands jardins avec leurs arbres fruitiers. Les patients
étaient chargés du réseau des chaussées et des sentiers. Et puis les
salles de couture, et de retouches, l’arrière-cuisine, la buanderie et
les salles de repassage. Les salles d’écriture. Il y avait une
menuiserie, une serrurerie, une plomberie, un atelier de reliure,
un atelier de couture, une cordonnerie. Des cours de sténographie,
d’initiation à la machine à écrire faisaient partie de la thérapie.
Avec la volonté « d’occuper le patient selon ses capacités, son
éducation et ses envies grâce aux alternatives offertes ». Pas de
kapo pour accélérer le rythme de travail, même les plus faibles
devaient se voir offrir des possibilités. À peine une génération plus
tard, les nazis auront reconverti cette institution modèle en centre
d’« euthanasie sauvage ». Ce qui est diabolique, c’est d’avoir
choisi de faire disparaître les malades dans un lieu où par le passé
on les avait particulièrement protégés. Les « fous » n’auraient pu
être sauvés que grâce à une ruse comparable à celle qu’Edgar Allan
Poe raconte dans le conte fantastique Le système du docteur
Goudron et du professeur Plume, dans lequel les internés échangent
leurs places avec leurs gardiens, les enferment, sans que les
visiteurs de l’asile remarquent l’inversion des rôles.

Dès le début de la guerre, le 1er septembre 1939, le traitement s’est


radicalement dégradé, prélude aux meurtres en série des
handicapés, comme Heinz Faulstich le prouve dans son travail de
référence Hungersterben in der Psychiatrie 1914-1949 (Mourir de
faim en psychatrie). Il s’agissait de réaliser des économies sur les
« malades héréditaires » et de faire profiter les « éléments sains »
de l’argent économisé. L’hôpital s’inscrit dans la topographie de
la terreur avec la « cure de vitamines Grossschweidnitz ». On ne
retrouve cette formule honteuse que dans de rares livres d’histoire.
Probablement une invention du psychiatre Paul Nitsche consistant

– 161 –
à associer une alimentation carentielle à une surdose médicamen-
teuse, le Véronal, le Luminal ou le Trional étaient préconisés pour
accélérer « l’abrutissement définitif ».

En décembre 1937 déjà, le Ministère de l’intérieur de Dresde


déplorait le fait que « les hôpitaux de Saxe extérieure dépensaient
jusqu’à 39 reichspfennigs par tête et par jour ». Pour réduire les
coûts, on préconisait de multiplier les jours sans viande et de « ne
plus servir de soupe le soir ». Ergo : « La dépense journalière pour
la classe inférieure (classe de Marianne) sera réduite. » Pleins de
zèle dans leur obéissance, les nazis de Grossschweidnitz réunis
autour du directeur Schulze, font savoir en avril 1938, que « l’ali-
mentation spéciale recommandée est déjà servie depuis plusieurs
mois sous forme de bouillie. Participants : 200 personnes – Baisse
des frais déjà intervenue ». Bouillie était un autre mot pour dire
affamer.

Le beurre, le lait entier et autres aliments de base essentiels sont


supprimés coup sur coup. Ils ne doivent plus être servis à Marianne
Schönfelder ni à ses semblables. Le pain blanc uniquement sur
ordre médical. Ce qui, au 1er janvier, entraîne une réduction des
coûts de 45 à 35 pfennigs, les dépenses sont divisées par deux en
quelques semaines. Un tel succès ne pouvait que satisfaire Kriessig,
le fonctionnaire responsable au ministère. Plus tard, lors de ses
interrogatoires, le directeur Schulz décrira le repas suivant : « pour
les malades alités… La dite bouillie était constituée de légumes,
pommes de terre, farine de pommes de terre et pelures de pommes
de terre sous forme de purée…. La bouillie était servie trois fois
par jour…» La guerre dévore tout. Les patients avalent une
bouillie innommable. Nombreux sont ceux qui ont faim et, aux
dires des témoins, la plupart sont dans un état physique « épou-

– 162 –
vantable » avec des œdèmes aux jambes, le ventre gonflé, les lèvres
qui saignent. Monsieur le directeur Schulz loge alors dans sa villa
de fonction, maison n°8, le deuxième bâtiment après l’entrée, facile
à trouver maintenant que la pharmacie y est installée. La tante de
Richter, tout comme ses compagnons d’infortune, est en train de
devenir un squelette ambulant. Dans cet état volontairement
provoqué par l’administration, quelques pilules suffisent pour
anéantir des patients déjà affaiblis.

De nouveaux tampons s’abattent dans le dossier de Marianne. La


première étape de sa dernière destination : « est enfermée au
A 11. Par moments bruyante, excitée, nerveuse. Aide de temps à
autre aux travaux de ménage. Pour le reste, en état de dysfonc-
tionnement psychique. Diagnostic : schizophrénie 14 ». À la
même période de l’année 1943, le « Deutsche Wochenschau* »
rapporte la mort de Boris, roi de Bulgarie, avec autant d’égards
que d’éclat. Hitler lui rend hommage en tant qu’« ami et
compagnon » à travers des images de leur rencontre dans l’Ober-
salzberg. On greffe l’image d’« une fête d’anniversaire » sur la
ligne principale du front, des attaques aériennes « orchestrent le
concert ». Des séquences issues des « foyers de repos du front »
montrent des soldats « d’une bonne humeur indestructible »
assis à une table dehors en train de boire le café. Une machine
esthétique raffinée et bien rodée informe le public allemand sur
la précision des canons allemands, « de gros et lourds calibres »,
servis par des soldats sans peur au torse dénudé, invincibles
comme Siegfried.

Marianne est une énigme, personne ne s’occupe plus du mal qui


rampe en elle. La psychiatrie était * Journal filmé hebdomadaire
surchargée, il n’était de toute façon plus projeté dans les cinémas en
ouverture.

– 163 –
question d’une vie d’hôpital organisée, les malades étaient le plus
souvent livrés à eux-mêmes. Chaque patient vivait comme un
ermite au milieu des autres. Les soins et les traitements de tante
Marianne se limitaient à une prise de température de temps en
temps et une remarque laconique sur ses selles ou son pouls une
fois par mois. Et encore.

Grossschweidnitz était un camp d’extermination. Entre 1939 et


1945, le principal traitement est le meurtre pur et simple. Une
clinique conçue pour 800 lits, n’ayant plus que l’apparence d’un
asile psychiatrique bienveillant, et souvent occupée par 1800
malades. Fous, déséquilibrés, traumatisés, hystériques, dépressifs,
personne ne se souciait d’eux. Plus d’une douzaine de bâtiments,
un seul et même mausolée. Des conditions de vie apocalyp-
tiques, un grouillement d’êtres comme dans les tableaux de
Jérôme Bosch. Ces êtres sans défense crevaient comme des
mouches dans la saleté et la misère, toujours plus nombreux,
toujours plus vite. En 1943, le personnel, « 68 soignants, 12
gardes, 16 sœurs », pour un coût de 21 666,47 reichsmarks –
d’après les pages finement soulignées de l’administration –
élimine en même temps que les derniers malades, les témoins et
les traces potentiels. Ils se débarrassaient systématiquement de
leur propre clientèle dans un pacte damné avec les médecins,
scellé du cachet sans appel « Geheimen Reichssache (Acte
secret du Reich) ».

Marianne Schönfelder était arrivée au bout du chemin. En


1943, l’année de son admission, l’hôpital avait recensé 1 122
morts ! L’année suivante : 1 372 ! Des chiffres dignes d’une
épidémie. En 1944, 119 convois chargés de 6 022 femmes et
hommes arrivent à Schweidnitz. Jusqu’en mai 1945, le taux de

– 164 –
mortalité atteint 1 012 morts, soit 67,8 pour cent. En
comparaison, en 1936, ce n’était que 5,3 pour cent. Holm
Krumpolt a recensé près de 8 000 meurtres de malades sur son
lieu de travail actuel. C’est le médecin-chef. Sa thèse a dévoilé
la dimension cachée de l’« euthanasie sauvage ». 8 000 morts.
Comme après une bataille. Pour le chef de guerre suprême Hitler
c’est juste une autre forme de combat, une campagne de
destruction menée contre les plus faibles. Alors commence un
enfouissement ininterrompu, comme pour effacer le crime. On
retrouve la même pratique chez les tueurs en série. Le cimetière
devant l’entrée de l’hôpital n’avait pas été fait pour ça.

Les Limbes Vaste pays. Quand je me rends


sur place, le ciel bleu s’étend sur Grossschweidnitz, un des hôpitaux,
maintenant nombreux, de Saxe. Un temps de carte postale. Un
doux après-midi d’été de la Saint-Martin, des voix qui s’élèvent dans
les jardins ouvriers derrière des murets couverts de mousse. L’air
est velouté, l’horizon ouvert, un panorama superbe, des champs
joliment ondulés au-dessus desquels plane la buse. Des cabanes de
jardin, de petites villas, comme si les environs, par leur douceur,
cherchaient à me faire oublier les tragédies survenues sous Hitler.
À la station de bus, proche du portail du camp de la mort de
Marianne, la formule du NPD (Parti national démocrate allemand)
« Du travail d’abord pour les Allemands ». Lors de ma seconde
visite, quelques mois plus tard, par un jour de novembre pluvieux,
l’autocollant a disparu. Je suis resté jusqu’à ce que la nuit tombe.
Difficile de ne pas se sentir accablé. Sur le portail de l’église, dont
le clocher était autrefois surmonté d’une boule d’or, on peut lire
l’exhortation : « Sers le Seigneur avec joie. » L’église est
fraîchement rénovée et accueillante, mais on a beau secouer

– 165 –
fermement la porte, elle demeure fermée. L’horloge sonne l’heure.
Deuxième rue à gauche, deuxième maison, numéro 11, avec une
lampe d’alarme rouge et une plaque moderne : « Neurologie,
EMG Diagnose ». Là a vécu, ou plutôt, a végété, Marianne. Je
tente de me repérer dans son environnement, de comprendre ce
qu’être seule, être murée dans la peur comme elle l’était, peut
signifier. Je voudrais au moins voir l’endroit où cela s’est passé,
autour du bâtiment, je cherche la fenêtre derrière laquelle elle
logeait, je m’assieds en espérant que la tristesse s’envole. Un
érable s’étend au-dessus du bâtiment. Les malades s’attardaient-
ils sous sa frondaison pour se protéger du soleil ? Marianne a-t-
elle remarqué la beauté des ombres qui glissent ? A-t-elle attendu
le retour du printemps ? S’est-elle réjouie de la douceur de l’été ?
A-t-elle écouté la pluie battre sur le feuillage ? A-t-elle vu les
feuilles tomber à la fin de l’année, la première neige les recouvrir ?
Condamnée à dépérir sans espoir d’être sauvée. Abandonnée de
tous dans une zone de non-droit, puis éliminée selon la méthode
sournoise de la maison.

8 000 morts ! Je me déplace sur ce vaste territoire de l’isolement


de Marianne Schönfelder avec ce nombre de victimes en tête. Les
bâtiments, les gens. Les histoires ont besoin d’images, les images
perpétuent les histoires. Elles sont notre mémoire. Il s’agit
d’enquêter sur la vérité d’un certain portrait de Gerhard Richter,
devenu célèbre grâce à des œuvres comme celle-ci. Ranimé par
la proximité, le visage de « Tante Marianne » ressurgit. Je peux
presque la voir, dans son tablier, devant la façade de l’hôpital. Et
en même temps surgit la conscience de tous ceux qui ont souffert
ici avec elle et ont été éliminés: c’est ici que cela s’est passé en
1945. Avec la disparition de Marianne se rompt un fil de mes
recherches, ayant croisé le chemin d’Heinrich Eufinger à la

– 166 –
Wiener Strasse 91 à Dresde. La carrière du SS-Obersturmbann-
führer est loin de s’être achevée avec le Troisième Reich.

Comme s’il s’agissait d’une famille parfaitement normale, le


magazine italien Flash Art, dans un article de 1972 consacré à
Richter, a réuni face à face en pleine page les photos des deux prota-
gonistes, se servant également de nombreux clichés sortant des
archives du peintre. Quand on connaît les faits, cette mise en pages
fait l’effet d’un montage extorqué comme des aveux forcés. Ou bien
l’artiste a-t-il voulu donner au spectateur un fil rouge en direction
du point de départ, comme dans un film se déroulant à l’envers ?
Les Richter et les Eufinger apparaissent à première vue comme des
motifs superficiels et insignifiants, le gynécologue montre les bois
d’un cerf ou est enfoncé dans un fauteuil de chef de famille. Flanqué
à gauche et à droite de sa femme et de sa fille, statufié dans sa gloire.
Eufinger est ici comme à son habitude, au centre des regards.

J’observe les patients d’aujourd’hui. Ils vont et viennent.


Beaucoup sirotent bruyamment, d’autres tournent en cercle sur
le terrain en tirant avidement sur une cigarette. Curieux, ils crient
de la véranda quelque chose d’incompréhensible, et ne s’arrêtent
que lorsque le salut leur est retourné sur le même ton. Pleins
d’une confiance naïve, comme les victimes qui furent éliminées
il y a un demi-siècle. Le lieu est imprégné d’une violence irration-
nelle, contaminé, une strate dissimulée sous la surface visible. Le
temps passe, la désolation reste.

Grossschweidnitz multiplie les difficultés à la mère de Marianne.


De Dresde il y avait mathématiquement 86 kilomètres jusqu’à
sa fille, chaque fois 3,50 reichsmarks, seulement pour l’aller,
siège en bois cela s’entend. Les conditions de voyage les plus

– 167 –
avantageuses étaient proposées par le D-Train de Dresde à Löbau
via Bautzen, départ 7h29. Arrivée à Schweidnitz 9h05. L’horaire
de guerre est appliqué. Depuis 1942, à cause de l’affluence des
soldats, même sur des trajets courts, les civils étaient obligés de
présenter une « autorisation de voyage » aux heures de pointe.
Elle leur était délivrée au poste de police après examen de leurs
raisons. Des sorties toujours plus coûteuses. Elle connaissait
chaque arbre de la ligne, une répétition familière qui n’avait rien
d’apaisant, elle mettait plutôt les nerfs à rude épreuve. D’abord
les gares de Radeberg, Arnsdorf. Puis Litanei avec Grosshartau,
Weickersdorf, Bieschofswerda, Demitz-Thumitz, Seitschen,
Bautzen, Kunschütz, Pommritz, Löbau. Autrefois un important
centre de liaison vers l’Est, aujourd’hui des gares pratiquement
abandonnées, certaines sont à vendre. Dora voit défiler les noms
et les hameaux avec un chagrin croissant. Facile de l’imaginer.
Elle était bouleversée, une mère aux abois.

La locomotive légère du rapide BR 03 grimpe tout d’abord à


travers la lande de Dresde aux typiques petites forêts de pins. Puis
elle roule vers la plaine dans un paysage qui s’évapore. On traverse
des forêts mixtes et claires, avant que le train ne passe derrière
Demitz-Thumitz sur le sol plat du Bautz, à travers le paysage
accidenté du Lausitz couvert d’herbe comme une steppe, aux
groupes d’arbres parsemés ici et là, des biotopes au charme très
particulier. Le pays pouvait être si doux avec ses magnifiques
levers et couchers de soleil qui illuminaient même les nuits de
Schweidnitz. Encore faut-il pouvoir y être réceptif.

La voyageuse aurait même pu compter les maisons de garde-


barrières, une tous les 800 mètres sur la ligne à double voie des
chemins de fer de Saxe-Silésie. Bientôt apparaît le viaduc sur la

– 168 –
Spree. Plus de 15 arches. Entrée dans Bautzen, la « Nuremberg de
Saxe » aux mille tours. Elle ne pouvait plus attendre jusqu’à ce
que surgisse finalement la cuvette de Löbau, la « ville à la
montagne » derrière Breitendorf. Chaque fois un passage dans
un autre univers, l’univers de Marianne. Chaque fois une arrivée
au bout du monde. Peut-être ces visites donnaient-elles un sens à
ses journées de plus en plus solitaires, transformaient les relations
avec sa fille en un déplacement perpétuel, symbole de sa vaine
tentative pour la retrouver. Des semaines entre les visites. L’espoir
d’une amélioration s’effritait systématiquement. Le moindre écho
d’un progrès pouvait suffire à la réjouir. Qu’est-ce que la
protectrice impuissante allait encore découvrir à l’hôpital ?
L’essentiel était que Marianne soit encore en vie.

À Löbau, le train s’arrête sur le quai n°1. De là, un petit chemin


pour piétons passe devant les guichets en verre des employés du
chemin de fer jusqu’à la gare centrale avec ses trois quais
direction Obercunnswalde, Zittau, Ebersbach. Une liaison
désaffectée aujourd’hui. À l’époque, le train de correspondance
attendait sur la voie parallèle. Huit minutes jusqu’à Schweidnitz.
À gauche, juste après le petit bois, l’église de l’hôpital se dresse
contre le ciel annonçant l’asile, âmes tourmentées, thème
inquiétant. Je m’y suis intéressé uniquement parce que la tante de
Richter, Marianne, y a été tuée. À présent émergent les bâtiments
en briques jaunes abritant les patients. Le signal qu’il faut se
préparer à sortir du train. La mère est impatiente tout en redoutant
le moment de la rencontre. De la gare, il faut grimper un bon
moment. Le chemin est raide. Mais on peut respirer profondément.

Le soir, le chemin du retour devait être encore plus triste que


l’aller, elle fuyait ce qu’elle avait vécu. Dora avait alors un besoin

– 169 –
urgent de quelques mots de sympathie, c’est pourquoi elle
couplait ses visites avec un passage chez Hildegard Richter et les
petits-enfants à Waltersdorf. Ils pouvaient la réconforter. Gisela
Richter se souvient en tout cas que « la grand-mère était très
souvent chez nous pendant trois mois ». Chez elle, à Langebrück,
elle n’occupe plus qu’une seule pièce au premier étage, à droite du
balcon. Seule avec ses soucis depuis que son mari est mort du
cancer, Dora recherchait la compagnie. Elle la trouvait chez Hilde,
bien que le petit-fils Gerhard décrive leurs rapports comme assez
peu sereins. Sa mère pouvait être une vraie râleuse, d’autant que
sa grand-mère était une grosse buveuse de café. Ça coûtait cher. Il
était très commode de rendre visite à la malade depuis
Waltersdorf. On prenait l’autobus rouge « vers Grossschönau »,
départ devant l’église, puis le train pour civils Zittau-Löbau, de
là jusqu’à Grossschweidnitz. Ce qui faisait 36 kilomètres de
correspondance selon le « Museum zur Geschichte der Zittauer
Schmalspurbahnen (Musée de l’Histoire des trains à ligne
étroite de Zittau) ».

supposiTions à propos de dora


La famille de Gerhard Richter m’a familiarisé avec les dossiers,
horaires, chroniques, actes de naissance et de décès, attestations,
certificats de baptême, films, journaux, photos en masse, registres
d’église et plans de bataille en tout genre. Mais aucun dossier
administratif ne peut nous renseigner sur l’état d’esprit de la
grand-mère Dora Schönfelder lors de ses voyages. Est-ce que la
mère et la fille tombaient dans les bras l’une de l’autre ? Est-ce
que les retrouvailles étaient déchirantes, comme celles que l’on
peut observer tous les jours dans les hôpitaux ? Des pleurs de joie,
de peine, qui peut le savoir. Gerhard Richter ne m’a-t-il pas

– 170 –
raconté qu’on pleurait beaucoup à ce sujet ? Comment aurait-il
pu en être autrement face à la catastrophe de Marianne. La mère
estimait qu’on lui avait pris sa fille. Maigre comme un clou, plus
que la peau sur les os, c’était cela Marianne ? Elle veut lui caresser
les cheveux qu’elle avait autrefois soyeux, ils sont maintenant
cassants et ébouriffés. Elle veut tapoter ses joues, autrefois si
rondes. Elle veut la faire jolie, autrefois elle aimait cela. Elle vérifie
et met de l’ordre dans son linge, c’est peu mais suffisant. Parfois
un signe de joie souligné de tristesse. Dora peut devenir furieuse
dans sa compassion, dans son amour, comment ne pas la
comprendre. Humiliée par les circonstances, elle se bat pour
sauver la face. Surtout ne pas s’énerver, mais elle ne peut
s’empêcher de tenter de convaincre Marianne de retrouver la
raison. Je ne vois que du découragement dans cette figure du
désespoir.

Schweidnitz est un no man’s land. Des services, des couloirs, des


salles transformées en prisons surpeuplées ne devant laisser
échapper aucun survivant: partout des bannis prenant des poses
caricaturales, des fous qui hurlent en se bouchant les oreilles, des
déséquilibrés vomissant leurs mots insensés, des rêveurs essayant
de vous fourguer leurs théories. Trouvent-elles un petit endroit
à elles au milieu de ce chaos ? Peut-elle glisser en cachette de la
nourriture à sa fille ? Toute cette misère devait renforcer la
visiteuse dans sa certitude que chaque jour engageait sa vie ou sa
mort. Pas de médecin pour écouter ses doléances. Dora surmonte
ses peurs, tente peut-être d’appâter sa fille adulte avec des
nouvelles de la maison. Marianne était la plus fragile de la famille,
celle qui lui manquait le plus. Les plus tendres regards étaient
toujours pour elle. La maladie les avait encore rapprochées,
même si la malade était souvent aussi méchante que cruelle, et

– 171 –
pouvait aussi parfois être agressive et belliqueuse. C’est ce que
disent ses dossiers. Elles étaient étrangères et proches à la fois.
Foi, amour, espoir, tel devait être le plan de sauvetage de Dora,
voué à l’échec dès le départ.

À supposer qu’elles ne soient pas restées silencieuses, démunies,


leurs moments passés ensemble devaient être remplis des jours
heureux du passé. De paix. De Dresde et de Langebrück. La vie
de famille s’était écroulée depuis longtemps sous le poids du
fardeau. La schizophrénie étant considérée comme héréditaire,
la famille était rongée de pressentiments et de pensées néfastes,
la malédiction allait revenir, le « mauvais germe » (comme l’ap-
pelaient les nazis) pouvait être en eux, les descendants aussi
pouvaient être atteints. Les Schönfelder et les Richter sont restés
hantés par cette ombre. Gerhard Richter a, selon ses dires,
longtemps souffert de cette appréhension.

Mais la résonance du passé n’avait aucun effet. Si la mère avait


comparé la schizophrène avec l’instantané de sa fille et de son petit-
fils pris dans le jardin (le début de cette histoire), alors elle aurait
vu à quel point Marianne s’éloignait de plus en plus de cet idéal.
Cherchait-elle à retrouver la jeune fille intacte, elle ne trouvait
qu’une ruine, prostrée, comme une momie d’enfant. Le pire c’était
les éruptions de Marianne, traversée par des courants d’énergie,
hyperactive, comme secouée par un ressort. Calme, elle était
ailleurs, dans ses illusions, poursuivant ses chimères, monologuant,
perdue dans des textes insensés, l’œil intérieur fixé sur l’inconnu.
Ses métamorphoses l’emportaient toujours plus loin dans cette
hébétude, ou dans des fabulations exaltées, des lamentations
contre des ennemis invisibles. Son imagination passait
brusquement de l’ombre à la lumière, ses pensées s’envolaient.

– 172 –
Personne ne savait où. Prisonnière d’une asocialité que la
littérature spécialisée décrit comme l’un des effets principaux de
la schizophrénie chronique. Gisela Richter se souvient
clairement de la « force de vie » de sa grand-mère Dora. Ah, si
sa bonté, son dévouement avaient réussi à bloquer les rouages
qui tournaient et tournaient encore à l’intérieur de Marianne.

La mère apportait avec elle des nouvelles des Richter. Il y avait


beaucoup à raconter. Dora lui a-t-elle jamais dit que « papa »
était mort ? Est-ce que la malade a réagi ? Était-elle touchée par
les nouvelles ? Intéressée de savoir que son neveu Gerhard allait
se rendre au lycée de Zittau, que l’école de Gisela se nommait
maintenant « Goetheschule » ? La mère évitait de répondre si
Marianne venait à parler de ses frères Rudi et Alfred. Ils étaient
encore au front, quelque part en Europe, les nouvelles étaient
inquiétantes. Elle a dû se taire même quand la guerre lui a pris
ses fils. Un beau sujet de conservation : Gerd dessine beaucoup,
avec plaisir. Est-ce qu’il deviendra peintre ? Ce ne sont que des
suppositions à propos de Dora. On ne connaîtra jamais la vérité.
De retour à Waltersdorf, Dora Schönfelder raconte à son aînée.
Elles essaient de paraître détendues devant Gerd et Gisela :
« Nous, les enfants, n’avons jamais été mis au courant du drame
de Schweidnitz. C’était comme ça à l’époque. » Elles ne livrent
rien concernant l’aliénation héréditaire de la tante. Jusqu’à ces
recherches, même les amis de jeunesse de Gerhard Richter ne
savaient rien de cette existence à l’asile. Honteuse de son malheur,
Hildegard l’a toujours dissimulé à ses voisins, jusqu’à son coiffeur
Brückelt, qui savait pourtant tout d’elle.

Jours de plomb. Nuits de plomb. Marianne enfermée dans la


forteresse de la solitude comme beaucoup d’autres. Elle est et

– 173 –
reste le numéro 826 complété du « 14 », le chiffre de la mort.
La tante de la lointaine enfance de Richter s’est figée en une
petite statue. Ceux qui lui rendent visite ont du mal à en tirer
une réaction quelconque. La folle nostalgie d’un moment est
dépassée par la folie de l’autre. Encore 15 autres diagnostics
médicaux dans son dossier de Schweidnitz confirmant en
phrases laconiques le dépérissement de l’être de la jeune femme.
Repliée sur elle-même, elle coud « avec application » des
boutons. « Gentille et disponible », note-t-on par exemple en
novembre 1943. À Dresde, la promesse de la « victoire finale »
commence à se fissurer. L’administration fait circuler sous le
manteau des « lettres express » concernant : « l’identification
des enfants à la suite des gros bombardements ». Pour tante
Marianne, ça va ça vient. Elle se retire parfois dans sa coquille
« totalement inaccessible », se perd dans de longs monologues,
prononcés sur différentes tonalités, qui se suffisent à eux-mêmes.
Parfois « extrêmement bruyante ». Le mois suivant « elle
batifole » au lieu de travailler, ça «lui est égal », elle « raconte des
bêtises, ne fait que des bêtises », le « contact émotionnel avec la
malade est impossible. Sale, se laisse aller, ne travaille pas. » On
pourrait discuter longtemps autour de ces remarques standard pour
essayer de savoir si ce « mauvais état » était chronique ou la
conséquence d’une hospitalisation dans un asile d’aliénés, qui de
toute façon, n’améliore pas la santé. L’expression qui convient pour
décrire ce type de situation est « carrière de malade »,
accompagnée des phénomènes connus que les patients apprennent,
imitant à la perfection les crises d’hystérie ; nombreux sont ceux
qui se sentent persécutés par leur psychiatre. Elle devait être maigre,
et pâle. Les organes vitaux sans défaillance pourtant. C’était déjà
beaucoup que soit mentionné, dans le dossier de ses huit années de
souffrances, un état « sans grand changement ». Elle respire, elle

– 174 –
se meurt lentement, silencieusement. En septembre 44, « elle parle
peu », mais sait s’orienter. Les toits de la clinique sont toujours
visibles avec leur croix rouge sur fond blanc.

AmbiAnce de fin du monde 1944.


Gerhard Richter a 12 ans, tante Marianne 27, depuis sept ans déjà
en clinique psychiatrique. 1944 est l’année du professeur
Heinrich Eufinger. « Le bon camarade » monte en grade pour
sa cinquantaine, protégé par le chef de brigade SS Udo von
Woyrsch qui ne se lasse pas de lui faire savoir indirectement
combien il l’apprécie. L’ascension trop rapide d’Eufinger fait râler
derrière les portes. Des dépêches se croisent entre Berlin et
Dresde, jusqu’à ce que von Woyrsch, suivant l’ordre reçu du SS
« Reichsführer » nomme le camarade de parti « Obersturm-
bannführer »avec félicitations et remerciements, ce qui
correspond à lieutenant en chef, un vrai couronnement pour le
médecin. Le gynécologue savoure visiblement sa nouvelle
position, il s’en vante dans une lettre datée du 2 mars en la
signant : « SS-Obersturmbannführer Prof. Dr. med. Heinrich
Eufinger…SS-Nr.284 645. Heil Hitler ! » On entend littérale-
ment claquer ses talons dans les couloirs de l’hôpital.

Woyrsch s’engage à nouveau pour Eufinger, et cette fois


directement auprès du parrain de son fils Edgar, le chef des SS,
Himmler. D’ailleurs, chaque cadeau fait par Himmler pour
« Noël » ou un « anniversaire » est soigneusement noté:
voiture en bois, bateau à voile, harmonica, boîte à outils,
Robinson, tout ce dont un garçon allemand a besoin. Dans son
gribouillis illisible, Woyrsch décrit Eufinger comme un véritable
«ami du parti »: « il s’investit dans les intérêts de la SS et de la

– 175 –
SA en toute situation », donne par exemple des conseils qui
démontrent combien il s’inquiète de la descendance du Führer.
Eufinger se soucie « tout particulièrement des proches des SS »
continue le silésien dans un autre paragraphe. Le professeur,
grâce à un piston particulièrement abject, se hisse jusqu’aux
« hauts rangs de la direction de la police et des SS », participant
assidûment aux affaires, il est condamné à la fin de la guerre à
vingt ans et dix ans d’incarcération pour « appartenance à une
organisation criminelle ». Il n’en fera que sept.

Toujours en 1944, le 7 août, l’administration de Grossschweidnitz


édite un nouveau fascicule Gräbernachweis (Instructions pour
l’inhumation), un cahier gris-brun passé, DIN-A5. Un fascicule
produit en urgence et devenu poisseux à force d’avoir servi, un
document rare. Dresde commence à se préoccuper du
« ramassage et de l’ensevelissement de ceux qui sont tombés sous
les attaques aériennes ». À l’usage du « Commandant des
commandos d’inhumation », est précisée, au point 12, la
disposition des « lieux de regroupement des morts ». On aura
besoin de deux tables pour les examens du médecin légiste. Donc:
avoir suffisamment d’eau à disposition, une paire de ciseaux et une
éponge. Plus loin, l’ordre d’identifier les unités, huit en tout, avec
une bande blanche portant une étoile noire. « Consignes confi-
dentielles » : afin de faciliter les recherches de la police criminelle,
les morts inconnus porteront une carte rouge, les morts identifiés
une carte jaune. Ils doivent être recouverts d’un linceul. Les
cercueils sont au nombre de 900, urnes comprises pour la
crémation. 20 proviennent de la firme « Zur Ruhe », 30 de la
firme « Hoffnung », 60 ont été mis à disposition par la firme
« Zum Frieden » de la Brühlschen Gasse 2, téléphone en cas
d’urgence 20455. 21 transports funéraires dispersés en ville sont

– 176 –
à disposition. En supplément, on tenait « 325 cercueils non
rembourrés » en réserve. Pour chaque jour de travail, les aides
recevaient une « ration spéciale » de : 0,2 l d’alcool, 1,3 cigares,
4 cigarettes ou 5 paquets de tabac à fumer grossier ». Les nuits de
bombardements vont largement confirmer les estimations de l’ad-
ministration civile, puisque les fosses préparées « selon les
prévisions » pour « 2 000 morts au cimetière Johannis et 1 000
au cimetière Heide » se révèleront insuffisantes.

Début 45. Au sujet de tante Marianne, on enregistre :


« Battements du cœur dans la limite du normal. N’a pas les pieds
enflés. Poumons clairs. Pas de bruits inquiétants. » Pour le neveu
âgé de 13 ans, cela n’aurait été qu’une balade à bicyclette pour aller
jusqu’à elle. Mais c’est la guerre. Gerhard Richter ne s’est jamais
rendu là-bas à l’époque de Waltersdorf. Il ne savait pas non plus
où se trouvait Schweidnitz, ni que ce serait le tombeau de
Marianne, et il est maintenant surpris de constater que c’était si
proche. L’enfant n’aurait certainement pas été autorisé à y entrer.
Richter aura dû devenir un grand artiste pour s’approprier sa
propre histoire. Ou encore, comme le dit à peu près Karl Kraus :
plus le passé est éloigné, plus il nous rattrape. Même en m’inter-
rogeant sur la signification profonde des portraits de Marianne et
d’Heinrich Eufinger, même en sachant qu’il ne s’agissait pas de
créations purement artistiques de Richter, je n’aurais jamais pu
imaginer quelles existences réelles se dissimulaient derrière. Ni
même que le déroulement temporel de leurs existences se fondrait
en un tout indissoluble; en vérité, les motifs s’entre-appartiennent
et s’imbriquent. Une perspective radicalement neuve s’ouvre
maintenant sur cette famille, l’image de la catastrophe allemande
émerge sous la couche de peinture. Richter réalise à l’âge de 73
ans ce que cela signifie de l’avoir peinte à 33 ans.

– 177 –
« Les photos sont belles.
Les photos sont irremplaçables,
mais elles sont aussi une souffrance ! »
Franz Kafka 
Coupable(s)
Les pièces du souVenir La maison où
tout a commencé est vide depuis longtemps. À Dresde, Strehlen,
Wiener Strasse n°91, les châssis des fenêtres de la « villa avec clô-
ture » fraîchement rénovée, sont peints en vert. Le jardin est en
friche, le portail pendouille entre ses gonds. Le chèvrefeuille est
en fleurs, le lilas fané. Un noyer parfumé étend ses branches. Des
rosiers grimpants s’étendent jusque sur le terrain du voisin.
L’herbe a poussé sur l’histoire de la belle villa. C’était il y a long-
temps, mais seulement sur le calendrier.

Dans son atelier de Cologne, Gerhard Richter dessine le plan de


l’appartement de la « Wiener » sur un bout de papier. Une errance
dans les pièces du souvenir. Il dessine un piano au stylo. Le grenier
est crayonné en hachures avant qu’il n’écrive le mot « cuisine »
sur le plan. Quelque part l’escalier, et quelque part la fenêtre par
laquelle il passait pour sauter sur le sapin, sans quoi les Eufinger qui
rentraient auraient pu les découvrir en train de se tripoter, son Ema
et lui. Le professeur parlait le dialecte de Hesse, ce qui adoucissait
sa sévérité. Mais il ne fallait pas attendre de lui un sourire généreux.

À l’époque de l’Académie, Gerd a tout d’abord habité avec un


ami dans la maison voisine. Amoureux fou de son Ema, il démé-
nage bientôt sous le toit des Eufinger. On les remarque. Le beau
brun et la blondinette. Une relation féconde entre deux talents
décidés à conquérir le monde de l’art. Elle dans l’univers de la
mode, lui dans la fresque murale. Bientôt les amoureux pétara-
dent à travers les rues de la ville sur la petite moto Wiesel. Fiers
de leur acquisition, ils se laissent photographier à côté de l’engin
dans le jardin Eufinger en 1957. Un couple chic et bien mis, à la
dernière mode comme Karin Baal et Horst Buchholz dans Die
Halbstarken (Les demi-sel) de Georg Tressler, 1956.

– 180 –
Pour Richter, le « 91 » est apparu comme un îlot salvateur dans
les tourbillons de l’époque. Rien d’étonnant, cette villa de rêve sur-
passait de loin la « Villa Christina » de la très respectée tante Gretl
à Langebrück. Gerd était sans foyer, en tout cas il en cherchait un,
et la « Wiener » devint le camp de base de son ascension. Ema
était la fille d’un « médecin-chef », comme l’ont appris ceux de
Waltersdorf à qui il présentait parfois ses conquêtes. L’architecture
du bâtiment matérialisait les espoirs de l’étudiant : un écrin chic et
protecteur pour leur jeune bonheur. Les pièces larges servaient de
salons. Stuc, cheminée, toit en coupole, un pignon comprenant
deux étages avec fenêtres en saillie, ornementation fleurie aux
consoles, porte en chêne massif à la fenêtre ovale, grille en ferron-
nerie, le chemin du jardin recouvert de dalles octogonales. Le
bâtiment, qui avait échappé à la guerre sans une égratignure, res-
pirait la distinction d’autrefois, jusqu’au numéro de la rue coulé
dans le métal toujours présent. Qu’est ce que Gerd pouvait sou-
haiter de plus ? L’amour était dans l’air, il avait l’âme à la bagatelle,
en sécurité peut-être pour la première fois dans sa jeune existence
chahutée par monts et par vaux. Ema lui donnait de l’élan, de l’as-
surance, elle était un beau parti, un gage de son bonheur, il était
amoureux du monde entier grâce à elle ! Son camarade Wieland
Förster, devenu plus tard un sculpteur renommé en RDA, appré-
ciait le petit couple. À Berlin, le septuagénaire raconte : « Gerd
l’adorait », mais laisse en suspens : « 55 pour cent d’amour et
peut-être bien 45 pour cent de confort, qui peut le dire. »

Le 17 mai 1909, l’architecte et entrepreneur Heinrich Watzlawik


transmet au Conseil de la capitale et ville de résidence royale
Dresde son plan 1:100 autorisant la construction d’une « maison
familiale » sur la Wiener Strasse. En dépliant le projet coloré à la
main dans les archives de la ville, le parchemin crisse comme du

– 181 –
papier à beurre. Le professeur Eufinger achète la villa aux
« héritiers Müller » en juin 1940, le nom de cette famille est
porté dans le cadastre comme propriétaire depuis de nombreuses
années. On ignore la somme payée par Eufinger, les dossiers ont
brûlé. Dans un tel cas, les renseignements juridiques disent lapi-
dairement que ça a été « légalement acquis ». Appelé en 1935 à
Dresde, le gynécologue déménage tout d’abord à la Comenius-
strasse 35, Dresde A16, en compagnie de sa femme Erna née
Möhle, et de ses deux filles Renate et Ema. Originaire de
Wiesbaden, il trouve à la Wiener 91 le domicile correspondant à
son standing, exactement ce qu’il faut à quelqu’un qui veut
souligner son statut d’un symbole. Protégé du bruit par sa
barrière en fer forgé. Le zoo est au coin de la Wiener, le médecin-
chef s’y rend souvent avec ses deux filles. Plus tard, Gerhard
Richter collera une photo dans son œuvre Atlas, Eufinger avec
Renate et Ema au zoo, en arrière-fond un rhinocéros noir nommé
Hansi, l’unique exemplaire de sa race en Allemagne.

De la façade au jardin, le « 91 » n’est qu’une exhibition ostenta-


toire de richesse et d’arrivisme, comme si le chef de clinique voulait
dire : voyez, j’y suis parvenu. Rang médical, écrits spécialisés,
réputation, lauriers académiques, accepté dans l’élite de la SS auto-
consacrée avant-garde du national-socialisme. 542 mètres de
surface habitable, 1300 mètres en tout sur un emplacement de
premier choix, comme il se doit pour un cadre bien rétribué,
au salaire brut de 1 000 reichsmarks comme le précise le
« Verzeichnis der beim Stadtkrankenhaus Dresden-Friedrichstadt
beschäftigen Ärzte (Registre des médecins de l’hôpital de la ville
de Dresde-Friedrichstadt) ». Le 15 octobre 1936, il est déjà l’un
des dirigeants les mieux rémunérés de cette clinique renommée.
À peine une année sur les rives de l’Elbe. Un lieu de travail attractif

– 182 –
à tout point de vue sur le terrain de ce qui était autrefois les jardins
d’agrément royaux, une ville en soi avec « 20 494 cas à soigner »
par an. Eufinger a droit à 25 lits privés.

Le cadre SS avait une vue ouverte sur le plus beau jeu d’eau de
Dresde, la fontaine de Neptune bruissant puissamment à
intervalles réguliers. Une œuvre d’art de 100 000 Taler, avec les
dieux des fleuves Nil et Tibre, le Sphinx, des structures en
pyramide et un obélisque. On peut y voir Romulus et Remus avec
la louve, Neptune se tient sur un char couronné, Amphitrite et
Delphine sont gracieusement assises à ses côtés. Un décor à la
mesure d’un professeur qui étalait volontiers sa culture
humaniste. La « cour d’honneur » privée de l’hôpital était
placée sous la protection des ailes déployées d’un aigle du Reich.
Dans la « chambre Napoléon » ouverte au public, un buste
d’Hitler complétait la décoration étrange composée d’une
tenture peinte représentant « un paysage d’îles sur le fleuve Si-
Kiang en direction de Wutschou » et ses fleuves se séparant en
deux directions. Entrée pour la visite guidée de 16 heures des
« lieux d’édification du peuple » : 0,40 mark.

bÂTimenT « m » La chasse gardée d’Eufinger


dans le complexe enchevêtré de l’hôpital est le bâtiment « M »,
nouvellement agrandi de 167 lits normaux et de 36 lits pour
nourrissons, une nouvelle salle d’accouchement au premier et une
salle d’opération au deuxième. En 1937 s’y ajoute la construction
d’une aile sud. Le nombre des accouchements s’élève à 1350 dans
l’année, ainsi qu’un millier d’opérations gynécologiques. Dresde
avec son Musée de l’hygiène de plus en plus orienté sur l’idéologie
de la race offrait un terrain propice à Eufinger, spécialisé dans les

– 183 –
questions de fertilité. Qu’il s’occupe de « l’influence du climat sur
la grossesse et le déroulement de l’accouchement », présente son
habilitation sur « la structure colloïdale du plasma pendant la
grossesse » ou étudie le thème de « l’influence des facteurs
exogènes sur le cycle dans la perspective du traitement de la
stérilité », Eufinger figure en bonne place aux côtés de son maître
Seitz, parmi les auteurs du Handbuchs der Frauenheilkunde und der
Geburtshilfe (Manuel des traitements de la femme et de l’aide à
l’accouchement), sur le sujet « biologie et pathologie de la
femme ». Le sympathisant du parti était l’homme qu’il fallait au
bon endroit au bon moment, l’hôpital est déjà mis au pas. Huit
collaborateurs sont renvoyés en avril 1943, probablement des
membres du SPD (Parti social-démocrate allemand), des
communistes ou des Juifs. Il occupait une position stratégique dans
le cadre du remembrement du parti nazi. Faut-il rappeler que sur
les 33 médecins juifs pratiquant à Dresde et ses environs, il n’en
restait plus que 10 en 1939 ?

Heinrich Eufinger avait la réputation d’être une pointure, la liste


de ses publications était riche. Déjà en 1932, son mentor de
Francfort, Ludwig Seitz, demande pour lui un « poste de
professeur hors-classe», qu’il justifie en énumérant 66 de ses
travaux, de sa thèse inaugurale sur le « Umschriebene Fettknoten
der Leber (Descriptif des nœuds de graisse du foie) », en passant
par « Beeinflussung der Froschlarvenmetamorphose durch
Schwangerenblut (L’influence de la métamorphose des larves
de grenouilles sur le sang de la parturition) » pour finir sur
« Nachweis des organisch gebundenen Jods im Blute und seine
Beudeutung in der normalen und toxischen Schwangerschaft
(Le dépistage de l’iode organique dans le sang et sa signification
dans les grossesses normales et toxiques) » publié dans le tome

– 184 –
152, cahier 3 des « Archivs für Gynäkologie (Archives de la
gynécologie) ». Il est digne d’un tel poste parce qu’il a « fait ses
preuves en tant qu’homme, chercheur et maître de conférences »
et qu’il possède « un instinct très fin des choses médicales ».
Eufinger est un chirurgien aussi doué que performant et un
excellent orateur. Plus tard, la chronique de l’hôpital fait son
éloge, il domine parfaitement « la technique vaginale d’opération »,
ayant été formé à Budapest chez Todt.

Seitz était un ardent défenseur et un soutien actif de la stérilisation


contrainte. Il a vacciné très tôt son assistant Eufinger à l’idéologie
de la race. Le médecin-chef buvait certainement les paroles de son
maître lors de son exposé dans l’aula de l’Université de Francfort
en novembre 1933 : « Comment les médecins et les gynéco-
logues peuvent contribuer à empêcher les naissances chez les
malades héréditaires et encourager les naissances héréditairement
saines. » Devant la « Medizinischen Gesellschaft (Société de
médecine) », Seitz réclamait comme il se doit « de réaliser la
stérilisation contrainte au début de la maturité sexuelle (entre la
12e et la 15e année) pour se prémunir avec la plus grande sécurité
contre tout risque de grossesse. » On sait de qui Heinrich
Eufinger était l’héritier spirituel. En 1961 encore, l’élève rend
hommage à son maître Seitz dans sa nécrologie, louant « son art
de la gynécologie », sa grandeur morale, le décrivant comme
d’« une grande valeur humaine ». Seitz avait formé des médecins
« au comportement irréprochable ». Des personnalités comme
celle d’Eufinger, de la fange brune.

En septembre 1933, Heinrich Eufinger demande à son chef de « lui


accorder des congés spéciaux » pour participer au congrès des
gynécologues qui se tient à Berlin du 9 au 14 octobre, et « de lui

– 185 –
accorder, selon son contrat, un soutien financier » pour le voyage
aller et retour ainsi que des indemnités journalières. En ouverture
du congrès, les participants adressent à Hitler, cet « homme qui
a sauvé l’Allemagne », cet « être noble », un message de loyauté,
la guilde dépose à ses pieds « sa vénération enthousiaste ». Le
rapport du congrès mentionne « des applaudissements longs et
vifs ». Dans sa conférence prononcée le deuxième jour dans l’aula
de la maternité de la Charité, le père spirituel d’Eufinger, Seitz,
s’étend longuement sur « les interventions médicales justifiées
par l’eugénisme ». Sans se laisser impressionner par les émissaires
de la direction du Reich assis aux places d’honneur, son collègue
de Görlitz, Albert Niedermeyer est le seul à s’y opposer « à
n’importe quel prix ». Pas une seule main pour l’applaudir. Ses
critiques vaudront à l’adversaire de la stérilisation d’être déporté
à Dachau et à Sachsenhausen. Un an plus tard, Eufinger demande
à nouveau à l’administration de l’hôpital de Francfort de lui
accorder des congés, cette fois du « 7. IX jusqu’au 11. IX compris
pour participer à la journée du parti à Nuremberg ». Une journée
consacrant « l’unité et la force » du parti. Leni Riefenstahl tourne
son Triomphe de la Volonté, première à l’Ufa-Palast de Berlin en
présence d’Hitler. Le fastueux déploiement du régime nazi
comme « rituel de mobilisation » avec ses dômes de lumière
étincelants, le fracas de ses commandos, les roulements de
tambour, les haut-parleurs et ses colonnes ondoyantes défilant
sous leurs faisceaux de licteur, est resté dans les annales comme
aucun autre avant lui. À peine douze mois plus tard, le plus jeune
candidat accepte en 1935 « avec fierté et bonheur » le poste à la
Friedrichstadt de Dresde. Dans une carte postale envoyée de Saxe
et conclue par un « Heil Hitler ! », un Eufinger euphorique prie
Francfort de le libérer de son contrat. En 1936, il a 42 ans,
professeur, médecin-chef, il porte le numéro 2 246 463 du parti

– 186 –
et le numéro 284 645 à la Schutzstaffel. Adhésion au parti et
carrière personnelle sont synchronisées de la manière la plus
ingénieuse, comme si l’une promettait d’influencer l’autre positi-
vement. Au milieu de l’année 1935, au moment même où il
obtient sa mutation en Saxe, il adhère à la SS.

Selon ses dossiers personnels découverts aux archives fédérales,


Eufinger a été un carriériste de la première heure doté de toutes les
qualités requises : « travailleur, modeste, solide, fidèle ». Un
compagnon très dynamique. Dans le même élan : « fidèle à la
ligne » et prototype parfait de sa corporation. Il ne pouvait que
progresser rapidement dans le sillon d’Hitler, 45 pour cent des
médecins étant membres du parti, le corps médical ne risquait pas
de compromettre son avancement. Eufinger a obtenu l’examen de
médecine avec la mention « excellent ». Le professeur a également
justifié son appartenance à la race aryenne, il remplit consciencieu-
sement des pages et des pages de preuves d’ascendance pour le
« bureau pour la race et le peuplement », fait remonter son arbre
généalogique jusqu’aux arrière arrière-grands-parents et, avec la
même application, fournit pour sa femme une paperasserie à
l’amplitude tout aussi épique. C’est sur un ton étonnamment
servile pour un spécialiste de son rang qu’il fait sa demande pour
intégrer la division SS. Dans son curriculum vitae de 1934, il ajoute :
« 40 ans, marié à une femme aryenne. » L’en-tête se glorifie du titre
de « directeur » et signe d’un : « Heil Hitler, prof. Eufinger ».

Étant déjà marié au moment de son incorporation chez les SS,


Eufinger doit respecter les ordres et demander à la Schutzstaffel
une autorisation de mariage postérieure, ce qu’il fait : « concerne
Sip IIIe/V.B.Nr. 55032/Ti/Ja » en demandant très poliment l’en-
voi « d’un formulaire pour ma femme » : « considérant mon

– 187 –
immatriculation dans le registre de la SS comme extrêmement
importante, je sollicite la permission de vous faire parvenir l’en-
quête manquante concernant ma femme. » Résultat : « pas
d’objection » concernant le lignage, et également « aucune
objection essentielle » concernant la « santé héréditaire ».
Madame Eufinger obtient le « label de qualité », le jugement
concernant « l’estimation de l’aptitude au mariage » demande
au passage : « La procréation est-elle souhaitable dans le respect
de l’esprit du peuple ? » : « Oui », ajouté à la main par l’époux
spécialiste de la question. Eufinger répond « oui » aussi
concernant « la capacité de procréer ». La consultation obli-
gatoire est menée par le professeur et collègue Letterer à la
clinique Friedrichstadt.

Eufinger obtient de la part des SS la note maximale relativement


au « portrait idéal de la race » : « essentiellement nordique »,
conforme de la tête aux pieds à l’idéal nazi: « de sang alle-
mand », la chevelure « blond-clair », les yeux « tendance
vert ». Allure et démarche « droite et fière », musculature
« puissante », torse « bien développé », ventre « plat ». Atti-
tude personnelle ? Évidemment « irréprochable »! Il est
« ambitieux, clair, dur ». Bref : « une personnalité irréprocha-
ble, un médecin spécialiste exceptionnel ». Pour couronner le
tout, bien sûr « un SS irréprochable »!

Les photos trouvées dans ses papiers – « espace pour coller le


portrait » – montrent un Eufinger svelte, pas très grand, 1,74 m,
75 kilos. Les profils, les vues de biais, comme pour un avis de
recherche, témoignent de son apparence soignée. Costume
sombre, cravate, col blanc, les cheveux proprement coiffés en
arrière. Les bras croisés sur la poitrine, une jambe tendue vers

– 188 –
l’avant, pose classique ou complaisante ? Cet Eufinger adore
chaque pouce de Monsieur le professeur. Point fort, le « bonbon
du parti », l’insigne du NSDAP au revers gauche. Plus loin
encore, dans son uniforme de sortie, épinglé du EK1 et EKII,
insigne d’Esculape sur la poitrine, barrette de lieutenant aux
épaules.

Sans doute le médecin gardait en lui le traumatisme du soldat


vaincu. Cet Eufinger d’âge mûr est un produit de la Première
Guerre mondiale. Il avait intégré le 2e régiment d’artillerie de la
Nassau No. 63 à Francfort le 8 août 1914, et avait fait toute la
guerre l’arme à la main aux premiers rangs. Quatre ans et demi,
jusqu’à l’amère défaite.

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Le « relevé de la liste des faits de guerre » en répertorie 36 pour
Eufinger qui « participe aux combats, prestations remarqua-
bles », et s’engage dans les batailles près de Roye, Frise, Andechy
sur les plaines sans fin de la Somme et de Verdun, qui semblent
n’avoir été créées que pour servir aux guerres patriotiques. Il
participe à la « prise de la colline 344 Beaumont », à la
« double bataille Aisne-Champagne », à la « troisième bataille
des Flandres », à la « bataille de la percée » de Saint-Quentin
et la Fère, aux « combats de poursuite » jusqu’à « Montdidier-
Noyon », à la « bataille de défense mouvementée » entre la
Marne et Vesle , à la « bataille de chars » autour du nœud
ferroviaire de Cambrai qui fait 95 000 morts et blessés. Dans la
Somme, à Verdun et à Cambrai, Eufinger danse « sur la piste de
la mort » comme Ernst Jünger, un carnage comme il n’y en avait
encore jamais eu. De l’autre côté, le jeune sculpteur Henry
Moore se bat contre les Allemands. Eufinger reste dans la troupe
malgré un empoisonnement au gaz, refuse de rentrer, ne se plaint
pas. Le sang-froid de ce franc-tireur à l’instinct de survie surdé-
veloppé lui permet d’échapper à l’hécatombe. Il pouvait se croire
invincible. Lors d’un entretien, j’apporte à Gerhard Richter le
plan des batailles d’Eufinger, les rapports sur un Allemand
coriace comme le cuir, dur comme l’acier. Il est incapable de faire
correspondre cette image à celle de l’homme qu’il a connu. Pour
l’expliquer, il sort une photo qui montre Eufinger debout sur ses
maigres jambes dans l’eau basse, se baignant avec son chien en
laisse.

Une saga des héros, imprimée en 1929 avec une dédicace de la


ville de Francfort à « notre régiment en souvenir respectueux »,
mentionne quatre fois de suite le courage du lieutenant Eufinger.
Seul son major, von Reckow, obtient une citation de plus. Je

– 190 –
parcours cet écrit roussi par le feu dans la salle de lecture de la
bibliothèque d’État de Berlin Est sous les yeux de Humboldt,
Leibniz et Buffon. 24 tableaux, 7 cartes, 14 pages avec les noms
de ceux tombés au champ d’honneur. Eufinger y a échappé !
Les autres ont gardé en mémoire l’intrépidité d’Eufinger face
aux « franchouillards ». « Bien que médecin, il a choisi de
combattre avec les armes. » Un gars de vingt ans qui cherchait
l’aventure. Le volontaire grave la terrible défaite au « cœur du
bois du souvenir » (Heimito Von Doderer), d’autant plus qu’il
fait partie des militaires. Cela peut peut-être expliquer cette
proximité sentimentale avec les bruns. Après l’humiliation, sa
propre ferveur s’était tarie, Eufinger était dévoré par un besoin
de réhabilitation, cherchait un point d’ancrage et une confirma-

– 191 –
tion chez les SS. Avec Hitler, le médecin se voyait du côté des
vainqueurs.

Un nez étonnamment droit dans un visage non dénué


d’orgueil. Des petits yeux étroits et resserrés, au regard mauvais.
Il lui manque quelque chose qui lui soit propre, quelque chose
de spécial. On ne retrouve rien de cette bonté, de cette chaleur
de médecin qu’on lui a si souvent prêtée. Rien dans ce visage
de conformiste sans âge. Peut-être Heinrich Eufinger est-il
crispé parce qu’il doit paraître détendu. Cette fois les rôles sont
inversés, ce n’est pas lui qui observe, c’est lui qui est observé.
L’appareil saisit des détails qui restent inaccessibles à l’œil
humain. Il révèle ainsi quelqu’un de vantard et prétentieux, un
pathos hypocrite dissimulé dans le geste souverain d’un acteur,
rien du médecin plein d’empathie si souvent décrit. Il semble
plutôt vouloir se donner un air, celui de la détermination et
de la volonté. On pense immédiatement à une fameuse plaisan-
terie de médecins : « On devient gynécologue devant le
miroir ! » Il est ainsi devenu le type même du « soldat du
biologisme », un membre éminent de cette caste sans laquelle
la folie hitlérienne n’aurait jamais fonctionné. Le gynécologue
est membre de la guilde des scientifiques, qui a fraternisé avec
le « peintre du dimanche » de Braunau. Complaisante et
complice, elle lui a garanti son prestige avec la bénédiction des
palmes académiques et a trahi les valeurs fondamentales
auxquelles les médecins prêtent serment. Eufinger vient d’une
famille pauvre, fils d’un secrétaire des impôts, il a eu suffisam-
ment de mal à devenir un médecin reconnu avec un gros salaire.
Il refusera toujours de se laisser brider dans son ascension. Le
catholique Heinrich Julius Josef a surmonté chaque obstacle
jusque-là.

– 192 –
L’ambitieux n’a même pas dû être un grand fanatique. En tout cas,
c’est ce qui a été dit de lui dans les hommages prononcés plus tard
en sa faveur. Cependant, même s’il n’est pas allé jusqu’à la
vénération, il a été, comme beaucoup d’autres, suffisamment
souple pour se laisser corrompre par le pouvoir. Car il y avait deux
Eufinger : d’un côté le spécialiste consciencieux et exceptionnel,
de l’autre l’amoureux du rituel, suffisant, attiré par les grades et
les honneurs SS, l’esthétique nazie des bottes et des uniformes.
Tout cela collait parfaitement à la perception qu’il avait de lui-
même, lui permettait de se faire des relations, c’était une raison
suffisante pour se prêter à la mascarade de l’uniforme noir. Prêt
à tout oser avec Hitler.

Si la duplicité d’Eufinger semble évidente, elle est cependant


difficile à comprendre. Ici le gynécologue qui met au monde des
enfants, là le chirurgien qui stérilise de force, ou fait stériliser, des
patientes de psychiatrie au mépris de toutes les valeurs morales.
Endurci, imperméable, tout au service de la chose qu’il a fait
sienne. La froideur abstraite des paragraphes de la politique
raciale se concrétise sous son scalpel. Il fallait pour ça être capable
de regarder de haut, sans aucune pitié, la « matière malade » des
asiles psychiatriques, « les êtres sans valeur » comme tante
Marianne. Inutile dès lors de se demander pourquoi il choisit les
SS, la séduction développe sa vie propre jusqu’à dominer
entièrement sa pensée. Un potentiel destructeur accompagnait
manifestement le talent médical indéniable d’Eufinger, si
souvent mentionné. Devant la brutalité de la stérilisation
contrainte, il se révélait tout à fait capable d’adopter une attitude
dure et froidement critique envers les êtres sans défense
auxquels sa profession l’obligeait à porter assistance. Une âme
de glace. Il savait se blinder contre toute pitié envers autrui pour

– 193 –
exécuter ce type de travail, tout en étant doté en même temps
d’une sensiblerie exacerbée envers les siens. Son attitude était
parfaite dans les deux domaines. Derrière la fonction de brillant
gynécologue et de gradé SS fanatique se tenait le père de deux
filles qui connaissaient ses points faibles. Le passionné de chasse
et de pêche partait souvent en vacances avec elles, si l’on en croit
ses nombreuses demandes de congé, des semaines au « Hofgut
Ahlersbach », à Schlüchtern, notamment. Un homme à deux
visages, comme bien d’autres du peuple des coupables. Son
écriture méthodique, jugée par un expert selon les critères de
séparation des espaces, d’alignement et de mouvement des
lettres, exprime le dilemme en termes graphologiques : on a
affaire à un auteur intelligent, en accord avec lui-même, logique,
ouvert, artiste, si ce n’était ce « u » frappant dont l’arc
discordant dévoile, selon le spécialiste, une absence de franchise
évidente. La rigidité de l’alignement inférieur signale une
attitude obsessionnelle. Eufinger savait dissimuler son
intériorité.

Il se peut que le professeur ait eu conscience de sa propre disso-


ciation ou l’ait volontairement ignorée. Deux âmes dans un cœur,
on pourrait presque parler d’une personnalité paradoxale. Au
bout du compte, peu importe de savoir ce qui l’a attiré dans le
staccato du pas cadencé. Qu’il se soit retrouvé à hurler « Heil »
par calcul, par couardise, immoralité, bonne foi, conviction,
carriérisme, désir d’amitié virile, défaut de pensée, zèle, intérêt,
ou la crainte de ne pas faire parti des élus, Heinrich Eufinger s’est
bel et bien laissé emporter, il a participé, choisi de sa propre
volonté de suivre le Führer et les SS, de faire partie de ceux qui
prétendaient être « la nouvelle noblesse ». Il a contribué autant
qu’il pouvait. Ses patientes n’avaient pas affaire seulement à un

– 194 –
complice, mais bien à un bourreau. Un être de froide raison. Ses
camarades SS l’ont aidé, il les a aidés. Ils ont dû se réjouir de tenir
des conseils de guerre ensemble. Plus tard, Eufinger ne pourra
pas prétexter avoir été obligé de s’accommoder de la situation.
Le docteur n’est de toute façon pas du genre à se laisser dominer
par les événements. Bien plus, son attitude envers les faibles
s’explique par son adhésion à 100 pour cent à la politique en
question. Seul point pour sa défense, on pourrait supposer qu’il
ignorait le fait que les stérilisations contraintes étaient un
préambule à l’élimination définitive des patientes de la
psychiatrie. Cela dit, si l’on croisait les données du dossier
« Euthanasie » des Archives fédérales et les documents sur la
stérilisation contrainte de la clinique Friedrichstadt, on pourrait
aussi arriver à une autre conclusion.

Le Dresdner Anzeiger (Gazette de Dresde) du 21 juillet 1935


accompagne dignement le nouveau directeur à son poste: fête
d’inauguration à l’hôpital dans la « salle de gymnastique
décorée pour l’occasion ». Engagement aux côtés du collègue
Letterer, sans oublier de souligner « les tâches difficiles, de haute
responsabilité, au service de la communauté qui incombent aux
médecins dirigeants, tout particulièrement dans notre État
national-socialiste ». Tous deux promettent « d’investir toutes
leurs forces pour le bien des compatriotes souffrants et pour le
bonheur de toute la communauté ». Fin de la manifestation sur
« trois fois Sieg Heil pour notre Führer et Chancelier ».
Quelques jours plus tôt, selon un rapport médical, Eufinger avait
déjà « stérilisé » la schizophrène Charlotte Z, 19 ans.

L’irrésistible ascension d’Heinrich Eufinger : quatre ans pour


passer de SS-Untersturm à SS Sturmbannführer (couronné plus

– 195 –
tard Obersturmbannführer), c’était déjà pas mal. En décembre
1942, revoilà Heinrich Eufinger dans une lettre à son Chancelier :
« concerne l’occupation du poste de Führer des SS-Oberab-
schnitt de l’Elbe ». Dans une parfaite synchronisation avec le
destin de tante Marianne, sa nomination tombe le même mois
que l’anniversaire de la jeune fille, le 30 décembre. Le même jour,
à l’Hôtel de ville de Dresde, on commande 143 brassards portant
l’inscription « troupe de ramassage des cadavres ». Le Dr. Alfred
Fernholz est promu en même temps qu’Eufinger. Si ça n’a été
qu’un hasard, alors c’est un hasard qui aura favorisé les relations
les plus douteuses. Quoiqu’il en soit c’est un concours de circons-
tances qui démasque Eufinger et le confirme comme un éminent
SS de Saxe.

En tant que médecin, Alfred Fernholz siège au « Erbsgesundheit-


sobergericht (Tribunal suprême de santé héréditaire) » – unique
objet du débat : la stérilisation contrainte. De tout le Reich,
Dresde arrive en tête des statistiques concernant les demandes
de stérilisation : 8 222 cas en 1934, devant Berlin (6 550), une
ville bien plus importante. Fernholz est partout, psychiatre,
« Gaugesundheitsführer (Chef des organismes de santé
régionaux) », à la tête de l’association nationale-socialiste des
médecins du pays, membre du NSDAP évidemment. Après véri-
fication à Pirna-Sonnenstein, le directeur de service est bien le
bureaucrate du ministère de l’Intérieur de Saxe qui a coordonné
l’action d’extermination dictée par l’« organisation T4 » de
Berlin. En tout cas, il a été l’un des « organisateurs de premier
plan du meurtre des malades à Pirna ».

Des enquêtes menées après la guerre ont montré que Fernholz


s’occupait « aussi sur place du bon déroulement des opérations

– 196 –
de gazage ». Sur les photos SS, l’homme au cou de taureau aime
se présenter sous la mine infatuée d’un homme d’action, la
chevelure collée à son « crâne aryen ». Fernholz est effroyable-
ment allemand, effroyablement bien en chair. Dans son service
de psychiatrie, les malades meurent de faim. À l’hôpital
d’Arnsdorf, c’est ce Fernholz qui informe personnellement le
Dr. Ernst Leonhardt, chargé de tante Marianne, du plan d’éli-
mination: « C’est une loi édictée par Hitler qui envoie les
malades mentaux à l’extermination. » La consigne, transmise
l’air de rien, coûtera la vie à des milliers d’individus.

Après la guerre, les lourdes charges qui pèsent sur lui le


conduisent à se réfugier à l’Ouest. Ceux qui le recherchent
s’indignent : « Il a filé à Leipzig. » Le juge d’instruction du
Tribunal populaire de Dresde intensifie les recherches, « doit se
présenter devant moi au sujet d’un crime ». Les Américains ne
l’ont pas soupçonné de « crimes de guerre particuliers », ils
l’ont arrêté en juin 1945 puis lui ont rendu la liberté faute de
preuves, au lieu de se renseigner à Dresde auprès des Russes qui
savaient justement tout à son sujet. En 2005, la « centrale des
enquêtes sur les meurtres nazis de Ludwigsburg », ne prononce
aucun jugement contre Fernholz. 60 ans après la fin de la guerre,
son fils Hans-Jürgen prend connaissance pour la première fois
des graves accusations formulées contre son père. À la fin de
notre conversation téléphonique, il respire fortement. Au cours
d’un entretien très direct, il confirme l’« excellente relation »
de son père avec Eufinger, sa mère l’ayant mis au monde entre
ses mains. Ni pendant la période de Dresde, ni plus tard, papa
n’a parlé des SS : « pas un seul mot », il n’a rien raconté, « il a
éludé chaque question qu’on lui posait ». « À ma grande honte,
je dois dire que nous n’en avons jamais parlé en famille. » Son

– 197 –
père est resté le même, porté par le cours des choses. Plus tard,
il a ouvert un cabinet de généraliste à Plettenberg. Le fils a senti
« qu’une peur très perceptible le saisissait dès qu’il s’agissait
d’aller à Dresde. Il le refusait strictement, ne voulait absolument
pas s’en approcher. Ce qui m’a étonné. » Le marionnettiste qui
a tenu entre ses mains les fils du destin de nombreux coupables
d’euthanasie jugés plus tard, est mort en 1993 à Karlsruhe sans
être inquiété. Ville connue, comme chacun sait, pour être « la
résidence du Droit ».

Le fidèle Eufinger. Par une disposition du personnel datée au 5


janvier 1943, il est nommé « Führer de l’état-major SS-Obe-
rabschnitt de l’Elbe ». La même année, il arrive encore à
obtenir l’insigne civil des SS, une petite satisfaction, qui révèle
son désir d’en imposer. Le professeur le convoite au motif qu’il
« accorde une grande valeur au fait de souligner son apparte-
nance à la SS, même en civil ». Insigne n°176190 accordé le 1er
avril, avec prière de « transférer la somme due à l’administra-
tion centrale de la SS ». Un peu plus tard, en août 1943,
Marianne Schönfelder est transférée à Grossschweidnitz. Là, le
directeur Schulz a reçu pour instruction « de ne pas laisser la
malade en possession d’allumettes ou d’un briquet ». Une
petite indication bien innocente.

Heinrich Eufinger, l’éminence brune du Main, se sent


rapidement à l’aise sur les rives de l’Elbe. Le « Gau (Regroupe-
ment régional) » de Saxe de l’Association nationale-socialiste
des médecins formait le groupe le plus puissant du Reich avec
ses 1 314 membres. Le gynécologue, d’après son dossier, fait
beaucoup pour rendre « de grands services aux femmes et
fiancées de nos SS », il fait ses preuves en tant que « soutien

– 198 –
particulièrement fidèle des femmes SS », n’est pas avare de
conseils professionnels. Exalté par sa mission, il transmet le 8
mars 1943 à la suite d’un ordre, sur papier à en-tête officiel de
son supérieur SS, un compte rendu de ses impressions lors du
« traitement des femmes SS et de nombreuses auscultations sur
la capacité de reproduction des parents SS ». Avec cette
expression hybride caractéristique des élus, il s’étend aussi
pesamment que longuement sur « une recommandation de
durcissement » des règles d’auscultation. Propose « de rendre
obligatoire l’examen gynécologique de chaque fiancée SS dans
son formulaire santé » ainsi que d’« encourager l’examen
obligatoire du sperme de chaque SS avant de délivrer l’autorisa-
tion de mariage ». Cependant, l’expert en élevage poursuit,
moins sûr de lui, « il est évident que la qualité de procréation
de l’organe reproducteur ne pourra jamais être garantie en se
basant uniquement sur les auscultations habituelles du corps ».
Textuellement formulé par Heinrich Eufinger. Pour cet excité,
la sélection pratiquée pour le Führer, le peuple et la nation, n’ira
jamais assez loin. Il met sa connaissance de la sexualité au service
de la politique raciale élevée au rang de doctrine d’État, qui exige
« l’éradication des familles de malades héréditaires hors du
corps sain du peuple », et qui réclame, fidèle aux paroles de
Hitler, un « surhomme, sain, fort, de pure souche aryenne ».

Son « jargon de l’authenticité* » considère le Germain comme


une donnée biologique. En clair : le civisme exige que les
moutons noirs soient triés, ils n’avaient rien à faire dans ce culte
du sang. Eufinger vivait en osmose totale * Expression empruntée à
avec le régime: il était le spécialiste et il Theodor W. Adorno, Jargon de
était l’homme bon qui « s’engage chaleu- l’authenticité. Sur l’idéologie
reusement dans le traitement gratuit des allemande (1965), trad. Eliane
Escoubas, Payot, 1989.

– 199 –
parents SS ». À qui la direction envoie ses remerciements pour
« son engagement dans la Schutzstaffel ». Lu dans son dossier.

LA ViLLe du führer Le Führer se rend


volontiers dans la métropole de Saxe, une ville qui, selon le
Dresdner Anzeiger (Gazette de Dresde), lui « rend hommage » et
le nomme citoyen d’honneur. La « Gauhauptstadt (capitale de
regroupement régional) » idolâtrait l’homme de Braunau. En mars
1933, à l’occasion des élections au parlement, le NSDAP a obtenu
48,32 pour cent dans le quartier de Strehlen où vivait Eufinger.
Ouvrant le « Reichstheater-Festwochen (Festival de théâtre du
Reich) », le pantin vociférant salue de sa voiture ouverte en passant
devant l’opéra de Semper. Pas un mât sans sa bannière. En rangs
serrés, les porte-drapeaux font claquer leurs étendards devant le
temple des muses dédié à Goethe, Schiller, Sophocle et Euripide,
temple voué « au Vrai, au Beau, au Bon ». Dans son discours
d’inauguration, Joseph Goebbels flatte cette « ville de la création
musicale et de l’œuvre artistique presque unique en Allemagne »
et dans le même temps ses habitants. Dresde était comme ivre. La
sensible Marianne, 16 ans à l’époque, participe de très près à cette
poussée d’exaltation qui encense le Führer. Sur l’autre rive de l’Elbe,
en face de l’appartement des Schönfelder, les gens de Dresde s’en-
ivraient au rythme des « Heil ».

Cette Dresde aux maisons romantiques, sillonnée de ruelles et


de placettes, représentait l’idéal de la ville allemande aux yeux
d’Hitler. Pour plaire au Führer, à l’occasion d’une de ses visites,
la Florence de l’Elbe a, pour la première fois, fait illuminer de
nuit son quartier historique. Sur la Königsufer (devant la porte
d’entrée des Schönfelder) doit se dresser un « forum pour les

– 200 –
manifestations nationales-socialistes », une « monumentale
Place Adolf Hitler » est prévue, qui sera flanquée d’une « halle
des Trois milles » édifiée dans du grès de l’Elbe et tout ce que la
folie des grandeurs peut encore imaginer. En 1937, la commune
sera choisie pour bénéficier de grandes restructurations, tout
comme Nuremberg, Munich et Berlin. À l’occasion du 4e anni-
versaire de la nomination d’Hitler au poste de Chancelier Fédéral,
le maire lance un prix « pour prestations exceptionnelles »
destiné aux « artistes de souche allemande ». Hitler fait de Hans
Posse, longtemps directeur de la « Galerie de peintures » de
Dresde, son « Sonderbeauftragten (Conseiller privé spécial) »
pour l’art. Le spécialiste renommé est personnellement chargé de
la conception d’un « Musée du Führer » dans sa chère ville de
Linz. En 1938, Posse guide Hitler à travers la Galerie de peintures
de Dresde. Au cours de cette visite d’une heure, Hitler, enivré de
son « mythe du sang pur », et qui considérait l’art comme le
« miroir d’une race saine », s’est tout particulièrement intéressé
à la toile monumentale de Tiepolo Neptune et Amphitrite. Pendant
thématique de la fontaine de Neptune devant l’hôpital de Frie-
drichstadt où œuvrait Eufinger.

Il est fort possible que cette adoration d’Hitler pour Dresde ait
quelque chose à voir avec sa demi-sœur Angela Raubal, qui était
une amie d’Hans Posse. En secondes noces, elle avait épousé
Martin Hammitzsch, le directeur de la « Sächsischen Staatsbau-
schule (École supérieur technique d’état du bâtiment et des
travaux de Saxe) ». Selon les archives, le « Dr. Ing., Prof.,
Oberbaurat » habitait à la Wiener Strasse 61, il est l’auteur d’une
réclamation datée du 11 novembre 1938 adressée à « Messieurs
les Maires de Dresde, Leipzig, Chemnitz, Zwickau, Plauen,
Zittau ». Contenu : « Les synagogues brûlées dans la nuit du 9

– 201 –
au 10 novembre 1938 sont dangereuses pour la sécurité
publique, elles défigurent les environs immédiats, par extension
l’image de la ville, et provoquent la colère publique. Ces ruines
d’incendie ainsi que les restes éventuels du bâtiment sont…à
éliminer immédiatement, dans la mesure où une autorisation de
reconstruction de synagogues sur le même emplacement est hors
de question. » À part ça, tout se passe le mieux du monde pour
Hammitzsch. Fin mars 1933, la commune avait déjà « renvoyé
tous ses employés de race juive » et exigé que le cri de guerre
« Sieg-Heil » devienne « la formule de choix de notre adminis-
tration ! » Dans la même inspiration, en août 1940, la ville
interdit aux Juifs l’accès aux « Brühlsche Terrasse » et leur
interdit d’utiliser les bateaux sur l’Elbe, pour ne citer que
quelques unes des multiples tracasseries subies. Le 1er juillet
1942, le premier convoi Lkw V/I quitte Dresde, emportant 50
Juifs de plus de 60 ans vers le ghetto de Theresienstadt.

un beL encLos La Wiener Strasse, tout le long


de ses 2,5 kilomètres, était un délice pour les yeux. Arborée des
deux côtés, comme une allée, elle affichait sa destination dans
chaque détail, à savoir : « un bel enclos pour personnes aisées ».
26 maisons placées sous la protection des Monuments historiques
sont encore là, des architectures somptueuses et beaucoup de
verdure, « la vraie splendeur naturelle de Dresde » selon Victor
Klemperer. Dans les années cinquante, à l’époque de Gerhard
Richter, la paix et le silence qui y régnaient étaient tels que l’on
entendait craquer le bois. Même si elle est aujourd’hui envahie par
le trafic (et que sa perspective ne se soit pas forcément améliorée
sous le socialisme de la RDA), que quelques trous inesthétiques
y demeurent, elle est redevenue depuis longtemps déjà une

– 202 –
excellente adresse où l’argent aime habiter. La rue respire l’aisance.
Le monde pouvait voler en éclats, à l’abri de sa façade Art nouveau,
le médecin-chef Eufinger cultivait un fascisme teinté d’esthétique.
N’y manquaient même pas les fameuses « Julleuchter »,
lanternes à bougies décorées de signes runiques, objets de culte
totalement kitsch, mais offerts par le chef SS Himmler avec une
dédicace, comme le souligne le dossier personnel d’Eufinger. Il
n’était pas le seul à s’être constitué un reliquaire hitlérien à
domicile. Décorer son intérieur de « bougies Jul » couleur cire
ou rouge, cadeau du Reichsführer-SS pour la nouvelle année,
tenait lieu de fétiche pour les hommes d’excellence. Je m’imagine
volontiers l’amoureux de musique classique lors d’un concert à
domicile, ravi par les sonorités. Eufinger pratiquait le piano avec
ses mains de chirurgien. Les filles Renate et Ema faisaient de
même. On racontait dans Dresde qu’il adorait se faire masser sa
chevelure éclaircie par son aînée. Un doux monstre toujours à
disposition de la clinique, à n’importe quelle heure, au numéro
privé 41 080. Très âgé, il tapotait encore sur les touches, jouant,
plutôt mal, Beethoven et Mozart. L’Obersturmbannführer s’est-
il intéressé aux changements brusques et dramatiques intervenus
dans son voisinage ? Au numéro 25 s’installe le « Geheime Staats-
polizeiamt (Service secret de la Police d’État) », la Gestapo. Dès
1935, le « Judenabwehrstelle (Organisme de défense contre les
Juifs) » du NSDAP tenait son bureau au numéro 13 de la Wiener
Strasse, une plaque tournante de la chasse aux Juifs.

L’exTerminATion Les papiers s’empilent


sur le bureau de Lilli Ulbrich. L’auteure des 17 tomes du
Gedenkbuch (Livre de la mémoire) de Dresde regarde son travail
devant une photo du chasseur de nazis Simon Wiesenthal.

– 203 –
L’horloge à coucou chante bruyamment dans le couloir, elle s’en
excuse, mais c’est le dernier objet appartenant à son père qu’elle
ait sauvé de Lodz. Elle lance l’ordinateur, les données relatives à
la Wiener Strasse, classées sur Excel, défilent sur l’écran, une
chronologie des disparus, reconstituée avec une extraordinaire
persévérance par l’ancienne institutrice. Avec un flair de détective,
madame Ulbrich a reconstitué plus de 6 000 destins juifs, vie
après vie. Et cela dans une ville qui a laissé s’écouler des décennies
avant d’apposer ne serait-ce qu’une plaque à demi provisoire
informant de l’existence du « camp de Hellerberg ». En
novembre 1942, les 300 derniers hommes, femmes et enfants
porteurs de l’étoile jaune ont été parqués dans la « Dr.Todt-
Strasse » (aujourd’hui Radeburger) par la police. De là, on les a
envoyés à la mort pour que Dresde soit « libérée de ses Juifs ».
En voyant la villa d’Eufinger, les concitoyens juifs, enregistrés dans
les maisons 25, 29, 36, 51, 52, 53, 56, 59, 62, 78, 85, 86 et 95 de la
Wiener Strasse, tremblaient pour leur existence. « Un instant »,
dit madame Ulbrich, «je dois d’abord jeter un coup d’œil sur la
situation particulière du n°85, une porte vers les différents camps
de concentration, qui était nommée ”maison des Juifs” ». Selon
le plan, à trois maisons de distance de la parcelle d’Eufinger et
directement sur la Vossstrasse, du nom du traducteur d’Homère.
D’après les recherches d’Ulbrich (dont on a du mal à imaginer la
difficulté), neuf de ses occupants ont été assassinés par les nazis,
l’un s’est suicidé, l’un a survécu, deux ont émigré.

Voici Julie Pick, 78 ans, sévèrement brutalisée par la Gestapo. Une


parente de Hildegard Hammbrücher. Elle se suicide avant la
déportation. Elsa Hirschel et son Kurt sont morts. Betty et
Nathan Kalter, enfermés le 23/24 novembre 1942 dans le camp
de Hellerberg, déportés le 2 mars à Auschwitz. Sont immédiate-

– 204 –
ment passés à la chambre à gaz. Le professeur certifié Albert
Pinkowitz qui enseignait à l’école juive. Année 42, déporté à
Theresienstadt dans le convoi V/7, en compagnie de sa femme
Martha, morte à Auschwitz. Alice Johanna Zimmermann, aussi
au camp de Hellerberg, déportée en 43 à Auschwitz, portée
disparue. C’est-à-dire : morte. Olga Zimmermann, née Breslau,
dans le convoi V/6 à Theresienstadt. Tuée le 1er janvier 1943. Ber
Kaplan, cultivateur de tabac à Minsk, disparaît au camp de
concentration d’Auschwitz. Bertha Merländer, également
locatrice au 85, est déportée dans le convoi V/4 à Theresienstadt.
Tuée le 14 septembre 1942. Le chemin de Gertrud Meyer va de
la Wiener Strasse directement à Theresienstadt. Rosalie Jordan
se suicide le 26 mai 1942.

Sous le Troisième Reich, le bulletin Grund- und Haus-Eigentum


Sachsen (Propriétés foncières de Saxe) parle de la « Wiener ».
Dans son numéro 2, le « plus grand journal des propriétaires
fonciers allemands » annonce à la page 11 sous le titre «Dresde :
Séparation appropriée entre les Juifs et les Aryens réalisée au plus
tard le 1er avril 1940 », une directive de Göring : « il va à
l’encontre de l’effort national-socialiste…que des citoyens
allemands partagent le même bâtiment que des Juifs ». Dans la
liste des biens de Dresde dressée à l’occasion de « l’expulsion des
Juifs hors des habitations allemandes », apparaît le fameux
numéro 85, qui appartient depuis toujours à Arthur Glauber,
mort en 1931. Il n’aura pas eu à subir la transformation de sa
maison en « maison des Juifs ».

Lorsque je lui décris ces événements, Gerhard Richter dit qu’il


se souvient qu’à l’époque de la RDA, lui et un de ses camarades,
pour plaisanter, s’étaient présentés comme acheteurs potentiels

– 205 –
du terrain. Une toile de son époque étudiante, Mädchen im Garten
( Jeune fille dans un jardin) aurait bien pu avoir été réalisée là.

Maison après maison, la belle allée d’Eufinger se transforme en


cauchemar. Se sentait-il à l’aise dans sa froide splendeur ? C’étaient
des voisins, tout de même. Comment a-t-il réagi ? Ennuyé ?
Approbateur ? Impossible d’ignorer les signes et les expulsions qui
se multiplient. Rien ne peut venir alléger le poids des faits. L’expro-
priation systématique des Juifs, la « solution finale », et toujours
encore cet insupportable sentiment que le consentement était
général : « que tout cela se déroule aussi ouvertement », à Dresde,
confie un Victor Klemperer bouleversé à son journal intime.

Numéro 95 : l’occupante Agnes Marckwald finit à Auschwitz, son


époux Fritz Robert, « conseiller économique du haut pays », meurt
à Theresienstadt. Tous deux déportés dans le convoi V/6. Flora
Ehrmann ? Liquidée à Theresienstadt ! Les sœurs Sonja, Irma et
Mirjam Sonnenschein souffrent au camp de Hellerberg. Toutes trois
assassinées probablement en mars 43 au camp d’Auschwitz-
Birkenau. Max Spaeth, probablement propriétaire d’un magasin de
meubles et Hedwig Stern survivent au camp de Theresienstadt.

Paul Samuel Merländer, du n°51, Dr. jur. et Dr. pol., copropriétaire


de la firme « Hirsch&Co », mode, semble avoir réussi à fuir à
Londres en 1939. Dr. Elb, Richard, de Bühlau, exproprié, membre
de la Société d’aide aux pauvres, habitant chez sa sœur au numéro
62. A été déporté en 42 vers Riga, « probablement fusillé au camp
de concentration Bikerniecki », selon les recherches minutieuses
de madame Ulbrich. Martha Cohn, née à Breslau en 1920,
domestique au numéro 62, déportée à Riga-Strassdenhof. Morte.
Sa patronne Leonore Heller a réussi à émigrer aux USA.

– 206 –
Les ombres de la chasse aux Juifs s’étendent sur la rue. Le riche
Eufinger jouit du côté ensoleillé. Le médecin-chef a pu encore
acheter un autre bien : « Münchener Strasse 10, détruit pendant
la guerre », reporte-t-il de sa main sur un formulaire adminis-
tratif daté du 20 août 1945. L’officielle « carte de destruction »
confirme ses dires, la cession du registre foncier est datée de
1938. Eufinger a repris la maison du Dr. Med. Johanna Klara
Schanz qui en était propriétaire depuis 1902.

impLicATions Comme on dit, le père de


famille fidèle et aimant est cet Eufinger que l’on connaît, le gradé
SS celui qu’on ne connaît pas. Sa clinique était résolument aux
mains des nazis. Aujourd’hui encore la chronique de l’hôpital
affronte difficilement la vérité. Dans le cahier du Jubilé de
l’hôpital Friedrichstadt, il est dit en 1999, presque comme une
excuse : « L’idéologie nationale-socialiste avec toutes ses consé-
quences a aussi pénétré l’hôpital. Une partie des médecins et des
autres employés se sont laissés séduire, ou ont cédé à la pression
politique, surtout parce qu’ils craignaient de perdre leur travail
en cette période de crise économique. » Le livre ne cite aucun
nom, et ne consacre à ce chapitre trouble qu’une petite page figée
dans des formules toutes faites : « Des médecins sont devenus
membres du NSDAP et de la SS. Il existait une Amicale de l’As-
sociation des médecins dans l’institution. » Le sujet principal
n’est pas abordé, la question parmi toutes les questions est
déléguée à la génération suivante : « Plus de cinquante ans ont
passé et le même besoin de clarification et de reconnaissance
demeure. Quelle était l’ampleur des implications avec le régime
NS ? Comment se sont comportés les employés ? Est-ce que cela
implique… une conduite coupable pour certains ? »

– 207 –
La réponse est sans ambiguïté, exemple Heinrich Eufinger, une
carrière allemande. Dans sa thèse sur la stérilisation contrainte,
la doctoresse Birgit Töpolt classe le médecin-chef Eufinger
parmi les « coupables ». Elle a découvert encore 719 autres
dossiers de malades datés de son époque dans les archives de
l’État. 708 concernaient des cas de Friedrichstadt avec le nom
et l’année de la stérilisation. La spécialiste des maladies
organiques est familière de ce type de sujets, dérangements du
cycle exogène et traitements de la stérilité, ainsi que la fertilité.
Si Eufinger savait parfaitement comment aider les couples
stériles, il savait également empêcher la procréation.

Fin 1933 paraît le Sächsische Gesetzblatt (Journal officiel de Saxe)


n°45 avec la liste des cliniques sélectionnées pour la « stérilisa-
tion ». Celle de Friedrichstadt arrive en tête. À côté des directeurs
sont cités les médecins-chefs Redmann et Nagel, qui furent
« démontrés » actifs. Également les assistants et spécialistes
Scheerer, Heinrici, Blau, Theuerling, Borris, Hofmann et Bannach.
Lieu du crime, le service 41.

En tout, Töpolt a compté 984 interventions jusqu’en 1944, la


plupart sous la direction d’Eufinger. Les victimes étaient en
moyenne âgées de 27,8 ans, la plus jeune avait 11 ans, la plus
âgée 47. La clinique de soins Arnsdorf – l’hôpital de tante
Marianne à l’époque – a envoyé 200 patientes au médecin-chef
jusqu’en 1939. Pour les stérilisations, Friedrichstadt a été
responsable « de la plus grande part des interventions », donc
le professeur Heinrich Eufinger.

Le directeur a occupé son poste de l’été 1935 jusqu’à mai 1945.


184 interventions au cours de la première année de son entrée en

– 208 –
fonction. Plus que jamais auparavant, comme s’il s’agissait de
prouver son allégeance SS par des actes. Quand il se rendait à
l’hôpital depuis chez lui, il pouvait passer devant l’« asile municipal
-Löbtauerstrasse », longtemps dirigé par le Professeur Paul
Nitsche, plus tard accusé principal à Dresde dans le procès de l’eu-
thanasie. Cette clinique lui a aussi envoyé 35 patientes à stériliser
par contrainte. Eufinger ne craint pas d’humilier les patientes pour
le prétendu bien de l’État. Certains dossiers de malades portent la
remarque « amenée de force par la police » sans que cela le fasse
renoncer. Malgré cela, le docteur est resté une personne respectable
à la réputation irréprochable. Jusqu’à la parution de mon premier
article sur son passé de SS, son portrait est resté accroché dans la

– 209 –
rangée des cinq médecins-chefs dans le couloir d’un joyeux vert
tilleul au cinquième étage du bâtiment « M ». Même le professeur
Fischer, qui stérilisa tante Marianne, est à la place d’honneur à côté
de l’escalier. Un éclairage directement orienté sur leurs visages
dépose une froide auréole sur les dieux en tenue blanche. Dans
l’ancienne clinique d’Eufinger à Burgstädt en ex-RDA, son
prochain hommage est déjà en préparation.

Lors du grand incendie du 13 et 14 février 1945, les flammes ont


attaqué le toit de la clinique Friedrichstadt. La salle des nouveau-
nés est en feu. Le plafond en verre de la salle d’opération explose
sous l’onde de choc, un patient couché sur le billard est évacué
dans la cave à la dernière seconde. Les infirmières enroulent les
malades dans des draps mouillés pour les protéger des flammes,
les mettent en sécurité, si ce terme peut encore avoir un sens dans
la ville dévastée. D’après tous les rapports, le chef n’est pas à
l’hôpital pendant ces heures terribles. Le médecin-chef Walter
Jüngst et l’efficace préparateur en chef Pfeiffer éteignent les
incendies avec l’aide des infirmières. Ses anciens collaborateurs
supposent qu’Eufinger se trouvait loin du danger en compagnie
d’autres dirigeants dans ses quartiers retirés de la clinique
d’Arnsdorf. Mais, selon la famille, Eufinger a enduré la nuit des
bombardements avec les siens, dans la cave de la Wiener 91,
protégeant ses filles de tout son amour. Ça lui ressemble.

Son nom manque définitivement sur la liste des sauveteurs effec-


tivement reconnus de l’hôpital. Ce qui n’empêchera pas un
laudateur de raconter plus tard qu’Eufinger a dû assister,
impuissant, au bombardement de sa clinique, et voir « des
nouveaux-nés dévorés par les flammes et écrasés sous les ruine
fumantes ». Un travail de doctorat de 1949 trace le bilan :

– 210 –
« Malgré la destruction, l’hôpital ne signale aucun mort ou
blessé. » Des photos de 1945 montrent le bâtiment « M » prati-
quement intact. Eufinger a de nouveau disparu quand les Russes
arrivent le 8 mai. Un collègue courageux calme la situation.

Le registre des déclarations de résidence de la ville mentionne sa


présence à la Wiener Strasse jusqu’au 21 août. Le 2 novembre,
les services secrets russes cueillent l’adepte inconditionnel
d’Hitler. Un vendredi. Le « groupe opérationnel » du NKVD
(Police politique soviétique) ne lui laissera même pas son week-
end. Un mois plus tard, il arrive avec 52 autres prisonniers au
camp d’internement Mülhberg, à quarante kilomètres au nord
de sa villa, l’enfer russe. Cause de son emprisonnement : SS-
Obersturmbannführer.

Les staliniens dissimulent leur « camp spécial n°1 » dans la « forêt


de l’oubli », un chapitre renié à l’époque de la RDA par égard pour
les compagnons d’armes russes. Ils soumettaient les 22 000
internés à un régime brutal. Au point 3, le « commandement des
commissaires du peuple pour les affaires intérieures de l’URSS
1945 » précise de manière « strictement confidentielle » que, en
plus des commandants politiques et militaires, les parents des
membres de la « Volksturm », de la « SA », et de la « SS »
doivent également être déportés au camp du NKVD. L’ordre
provisoire spécifiait sans équivoque « isolement total des
contingents présents dans le camp et entrave à toute tentative de
fuite ». Échanges de lettres et visites ne sont pas autorisés. Barbelés,
projecteurs, postes de garde armés surveillant le terrain. Près de
7 000 prisonniers meurent. Parmi les prisonniers, on trouve le
portraitiste d’Hitler, Otto Konstantin Gottlieb von Kursell, qui
livrait des illustrations du Führer pour les brochures populaires.

– 211 –
Encadré de maigres forêts de pins, Mühlberg servait déjà de
« camp punitif » sous les nazis. 30 hectares de tentes et de bara-
quements provisoires s’étendant depuis 1939 le long d’une
route en ligne droite; les huttes sentaient le bois de sapin ; à
chaque angle des tours de garde occupées jour et nuit. Le
« Stalag IVB » retenait des prisonniers de guerre yougoslaves,
belges, polonais ou français comme le dragon Claude Simon.
Une expérience limite que le futur prix Nobel de littérature a
souvent cherchée à transcender dans ses romans : « la plaine
de Saxe doucement ondulée s’étirait sous le soleil », une prison
où il rêve de creuser une tranchée jusqu’à la sortie, et dont il
s’évade en octobre 1940. Au cours de la Première Guerre
mondiale, côté français, le père de Simon est tombé à Stenay
dans les Flandres ; côté allemand, Heinrich Eufinger survit à la
bataille. À présent le professeur est interné à Mühlberg sous de
tout autres auspices, derrière une barrière de fils barbelés
enterrée à plus de 30 cm de profondeur, il est bientôt nommé
médecin en chef allemand du lazaret du camp, et se retrouve
immédiatement à la tête de 40 autres praticiens, comme s’il était
prédestiné à occuper ce rôle. L’interlocuteur des Soviétiques a
joui d’un traitement relativement doux, il recevait une plus
grosse ration que les autres, avait le droit d’habiter dans la
baraque du lazaret, ses chances de survie étaient nettement
supérieures, comme le décrit son compagnon de détention H.
1 500 femmes étaient également internées à Mühlberg. La
circulaire n°29 du « groupe d’initiative du camp Mühlberg
e.V. » précise qu’Eufinger a travaillé presque collégialement
avec Nikita Woronkin, le médecin-major responsable.

En 1946, les Soviétiques transfèrent en Sibérie une centaine


d’occupants de Mühlberg, dont de nombreux gradés SS. Le

– 212 –
gynécologue évite l’exil, il est libéré tôt, comme les jeunes loups
du dernier carré, qui ont été emprisonnés pour rien à Mülhberg.
Les services secrets du NKVD savaient tout des stérilisations
contraintes ordonnées ou réalisées par Eufinger, on peut donc
supposer que ces actes étaient considérés comme des péchés
mineurs dans l’esprit des communistes. Des broutilles. De toute
façon, ils le tenaient avec son passé de SS.

À peine trois ans plus tard, le 6 septembre 1948, le numéro 78 880


est libéré. À Waltersdorf, son futur beau-fils Gerhard Richter
s’exerce encore à la peinture et vient juste de terminer l’École
Supérieure de commerce à Zittau. Il connaît la sténo, tape à la
machine et sait tenir une comptabilité. Mais il sait aussi dessiner.
Les travaux de déblaiement de l’Académie des Beaux-Arts de
Dresde, sa future école, avancent. En ces temps de pénurie, le
rectorat, qui a urgemment besoin de 40 mètres carrés de verre de
fenêtre, doit envoyer sept lettres à quatre administrations.

méTAmorphoses Gerhard Richter ignore tout


de ces faits quand il déménage dans les ruines de la ville de
Dresde en 1951. À Waltersdorf, étudier à l’Académie était un
doux rêve, une lubie qui semblait irréalisable. Délégué de la VEB
Textil Zwickau, il se pavane maintenant dans ce lieu inhospitalier,
se sentant, non pas seulement appelé à être peintre, mais élu. Il
est prêt à faire des étincelles. Fort possible que Richter ait
cherché à masquer ses difficultés passées et son origine
provinciale par son apparence. De la veste au pantalon, sa tenue
devait manifester une assurance qu’il était loin de posséder. Il
aimait les vêtements, avait le sens de l’élégance, du tombé chic.
Sur les rives de l’Elbe, il se met en scène à la perfection.

– 213 –
Dans son atelier de Cologne, Gerhard Richter reprend le fil de la
conversation et cherche de nouveaux documents. Des images, c’est
son métier. « Voulez-vous feuilleter vous-même, ou dois-je le
faire ? » Concentré, il sort une série de photos spectaculaire, des
portraits de l’artiste en jeune homme agencés avec soin sur la page
de l’album: est-ce vraiment Gerhard Richter ? Les joues rondes
comme le chéri de sa maman. L’étudiant a une cigarette collée au
coin des lèvres. Tout l’éclat de la jeunesse, les yeux dirigés vers
l’Olympe, la chevelure frisée qui frôle le col relevé du manteau.
Solide, décidé, sensible aussi, sans les lignes sévères qui strient
aujourd’hui son visage. Les stars de l’époque dégageaient une
incroyable beauté et une incroyable étrangeté aussi, comme dans
M – eine Stadt sucht einen Mörder (M le Maudit) de Fritz Lang. Le

– 214 –
peintre n´hésite qu’un instant, puis ajoute au crayon « Env.51 »
sous la photo. Le Richter plus âgé ne dira pas s’il se plaît en fonceur.

Dans un premier temps le peintre se cherche dans l’image.


Quelle fabuleuse liberté en lui ! Il est enivré de rêves de
renommée, de l’exaltation vague de la réussite. Il est encore ému
par ces exercices de style qui feront de lui ce qu’il est aujourd’hui.
C’est long, mais le jour viendra où la BBC-News annoncera que
son nom représente un chiffre d’affaires de 120 millions d’euros
sur les 30 dernières années, ses toiles seront accrochées aux
cimaises du New York Museum of Modern Art et du Centre
Pompidou de Paris, il trouvera un public enthousiaste au Japon.
Richter a plus de 145 000 citations sur Google. À l’Académie des
Beaux-Arts, il n’était qu’un étudiant parmi les autres. Avec lui, 58
autres aspirants sont acceptés pour le semestre d’hiver 1951/52.

Le 29 septembre 1947, la danseuse Gret Palucca dépose une


demande de location pour le rez-de-chaussée de la Wiener pour y
ouvrir une « salle d’exercices pour l’école de danse ». Eufinger
était encore interné au camp de Mühlberg, sa femme accepte la
demande auprès de la ville. Plus tard, Richter était plus ou moins
le maître des lieux. « En bas, au rez-de-chaussée, les élèves de Gret
Palucca glissaient à travers le vestibule. C’était charmant ». En haut
vivait, aimait et travaillait l’artiste, dans un confort qui lui avait si
longtemps manqué. La villa dégageait un parfum de décadence
tout aussi révoltant que délicieux pour un jeune rebelle comme lui.
C’était comme un retour à la villa de Langebrück, en plus grand.

C’est là, sous les combles, que naît son œuvre de jeunesse,
encore peu connue, des vues d’intérieur et de la ville. Le premier
portrait d’Ema, Die Lesende (La liseuse) de 1960. Des toiles avec

– 215 –
des femmes, nues ou habillées, toujours de longues jambes. S’y
ajoutent diverses natures mortes aux bouteilles, flacons, cruches,
impressions changeantes de toutes les couleurs. Les œuvres de
cette époque ont des titres purement descriptifs, Liegewiese
(Pelouse), Sitzende (Femme assise), ou Bad (Bain), dans
laquelle on voit une foule de baigneurs dans une piscine.

En 1959, le réalisateur Slatan Dudow engage la toute jeune actrice


Angelica Domröse pour tenir le rôle de « Siegi » dans son film
Verwirrung der Liebe (Les désarrois de l’amour). La classe de
Richter est sélectionnée pour peindre un portrait d’elle destiné
au décor de cette histoire d’amour. Le portrait qu’il réalise nous
fait comprendre pourquoi la jeune étoile a fait fureur à

– 216 –
l’Académie. Son camarade d’études Förster décrit de manière
très vivante « à quel point Gerd était ébloui par la Domröse ».
Förster, qui s’y connaît, l’a vue attirer sur elle tous les regards,
« flamboyante et le pantalon de cuir comme cousu sur elle ». Il
se souvient que Richter cirait chaque jour ses souliers d’une
couleur différente. Mais, malgré tous ses efforts, il ne put obtenir
plus qu’une limonade en compagnie de l’actrice.

Le portrait de trois quarts réalisé par Gerhard Richter est flatteur


pour l’actrice: une mince robe à bretelles au décolleté bien garni,
la chevelure noir corbeau, indisciplinée, est repoussée sur l’épaule
gauche. Ses mains reposent l’une sur l’autre sur ses genoux. Un
langage des signes érotique tout à fait explicite. Lors de ma visite
à l’Hôtel de ville de Waltersdorf, le panneau des manifestations
annonce une lecture avec la Domröse au théâtre de Zittau, là où
Richter a séjourné quelques mois en 1950 pour suivre une
formation « d’élève dans la classe de peinture », et finir par jeter
l’éponge. Malchance, la DEFA a finalement sélectionné une autre
toile que celle de Richter pour figurer dans Verwirrung der Liebe.
Le peintre l’a retrouvée des décennies plus tard après bien des
détours - et a détruit de ses propres mains l’œuvre achetée 6 300
marks par le galeriste Günter Ulbricht.

Et pourtant les productions de Dresde n’on rien des travaux d’un


dilettante. Ce sont les essais aussi impressionnants qu’ambitieux
d’une future superstar. D’un style encore incertain, réaliste,
empreint de la manière cubiste. Des études préliminaires de haut
niveau. Des étapes dans son ascension vers le sommet. Le tableau
Fische (Poissons) signé d’un « R » et du bref « I/61 » est
probablement le dernier de la période RDA et atteint presque la
précision de ses futures photo-peintures.

– 217 –
On vivait bien à la « Wiener ». Proche de la grand-mère de
Langebrück qui offrait toujours volontiers le gîte et le couvert à
son petit-fils. Il se rendait en tram à l’Académie, il montait à l’arrêt
Tierpark, la sonnerie retentissait à 8 heures. Richter était issu d’un
milieu très favorisé pour la RDA, et ne recevait qu’une bourse
réduite. Mais l’argent n’avait que peu d’importance comparé au
fait de pouvoir disposer d’une chambre presque en toute liberté.
Il était hébergé gratuitement chez le professeur.

Hier encore Heinrich Eufinger craignait que la terre ne cesse de


tourner sans son Führer adoré à qui le monde entier aurait dû
appartenir demain. Tout ce qui avait de l’importance à ses yeux
s’était écroulé. Sa nouvelle carte d’identité en poche, zone 1949,
numéro 229 299, l’ex SS-Obersturmbannführer se remet
rapidement sur pied sous le règne des communistes. Ils ont vite
compris évidemment qu’ils avaient eux aussi besoin de spécia-
listes. Au camp de Mühlberg, il a sauvé la femme du
commandant lors d’un accouchement difficile, et à partir de là,
a bénéficié de la protection des Soviétiques. Les rapports de
l’époque décrivent Eufinger dans son rôle favori, mais
néanmoins mensonger, de bienfaiteur de Friedrichstadt, un rôle
qu’il avait l’habitude de s’arroger.

Dans le roman de sa vie de prisonnier, John Noble, qui sera


déporté plus tard par les Soviétiques de Buchenwald à Workuta,
raconte qu’il a été opéré d’une appendicite par l’« ancien
médecin privé d’Hermann Göring », « avec un couteau à pain,
sans désinfectant » sur la table de cuisine d’une baraque
transformée en salle d’opération. Pourquoi « médecin privé de
Göring » ? Noble, qui est aujourd’hui âgé de 81 ans et habite
maintenant à Dresde, m’a expliqué lors d’une visite, que c’était

– 218 –
le titre d’Eufinger dans le camp, même si le médecin n’en parlait
pas personnellement. Même centenaire, il pourrait encore
décrire parfaitement l’opération : pour que l’ampoule éclaire
davantage, on avait suspendu un miroir au plafond. L’anesthésie
n’a pas fait effet longtemps. Il a donc bien été obligé d’assister à
la moitié de l’opération. Et si Noble a réussi à le supporter, c’est
peut-être parce que les Russes l’avaient obligé à assister à
l’autopsie d’un commandant SS dans la prison de la Münchner
Platz en 1946.

Sa détention une fois terminée, Eufinger continue à travailler


avec les Russes, il commence comme « consultant » dans leur
hôpital de Rabenstein, une preuve supplémentaire de sa grande
capacité d’adaptation. Puis les Russes occupent un cercle de 30
kilomètres autour de Chemnitz et l’autorisent à redémarrer une
carrière dans ce rayon. Le gynécologue décide de participer à la
rénovation de la polyclinique de Burgstädt. Là-bas, l’oncle Alfred
de Richter avait été membre du groupe communal du NSDAP,
numéro 4 944 747. Renate, fille d’Eufinger, y est plus tard entrée
en tant qu’assistante médicale. Sa secrétaire aussi l’a suivi.

La vie avait repris son cours normal. Ni la chute, ni l’isolement


de la détention, n’avaient enseigné la modestie au professeur.
Bien au contraire, les mêmes vieux démons l’habitaient toujours.
Ressuscité des ruines, Eufinger a le port de tête bien fier pour
quelqu’un qui a transformé la morale du médecin en immoralité
totale. Pourtant, même avec la meilleure volonté du monde, la
Dresde d’après-guerre ne propose pas le moindre petit poste au
vieux camarade. De septembre 1948 à février 1949, Eufinger est
brièvement chef du département maternité de la Carolahaus.
Puis il réapparaît dans la ville, son enthousiasme nazi à peine

– 219 –
prescrit, et se retrouve dans le cercle des professeurs de
l’Académie de médecine « Carl Gustav Carus ». Au cours du
semestre de printemps, Eufinger est chargé du cours de la « 3e
année d’études 1954/55, 14h30-16h » sur un sujet qui n’a rien
d’anodin si l’on pense à son lourd passé : « Le système
hormonal de la femme ». Et, incroyable mais vrai, dans l’amphi-
théâtre de son ancienne clinique. Salaire horaire, 50 marks, plus
frais de transport, parce qu’« il vient en voiture ». Les temps
ont changé, mais on croise toujours les mêmes vieux noms, les
dictateurs passent, les médecins restent. Et il n’est pas question
de poursuites ou de procès, pas plus ici que là-bas. Dans une
belle harmonie, le gynécologue figure dans le registre du
personnel et des cours aux côtés de « Stoltenhoff, Dr. med.
Psychiatrie et Neurologie », celui qui a fait interner Marianne
Schönfelder à Arnsdorf sous le Troisième Reich.

En 1954, son ancien supérieur Fromme sollicite le retour d’Eufin-


ger qu’il verrait volontiers directeur de la maternité Johannstadt.
Un ex-nazi rencontre un ex-nazi, le fauteuil du chef est en effet
déjà occupé par le professeur Fischer qui a stérilisé tante
Marianne. Le roque n’aura pas lieu. La tentative de Fromme
échoue, mais en envoyant ses meilleurs vœux pour l’année
1956, il profite de l’occasion pour féliciter Eufinger de « sa
nouvelle voiture ».

Le 11 novembre 1948, la police criminelle de Dresde avait


ouvert une enquête sur le gynécologue. Dossiers V-4/2520/
48/B1. Un cas limpide au niveau juridique. Selon les décrets du
5 décembre 1946, les juges, médecins, fonctionnaires ou
personnes privées ayant ordonné, conseillé ou commis des stéri-
lisations forcées pour des raisons politiques ou raciales, devaient

– 220 –
être condamnés à des peines de prison pouvant aller jusqu’à 10
ans de réclusion et leurs biens devaient être saisis. Une exigence
stricte de l’administration militaire soviétique. Un document
daté de novembre 1948 et « signé Dr. Helm », procureur
général de Saxe, mentionne que le professeur a été libéré derniè-
rement du camp de prisonniers. Le conseil municipal,
département de la santé publique, a fait savoir qu’Eufinger était
gravement soupçonné d’avoir stérilisé une femme « par section
des trompes » sans son accord et sans justification. Une
déclaration sur l’honneur est annexée, attirant l’attention sur le
fait que, sans retenir l’accusation de crime contre l’humanité, tous
les éléments caractérisant l’accusation de coups et blessures
« devaient être considérés comme réunis ».

Déclaration sur l’honneur de Charlotte Ebert : en 1934, elle avait


été engagée par l’institution Tobiasmühle pour y suivre une
formation d’aide à domicile et de lavandière. Après y avoir travaillé
pendant deux ans, on lui a demandé, ainsi qu’à une autre jeune fille,
d’aller à Dresde pour y chercher quelque chose. Mais elles ont été
toutes les deux conduites à la maternité de l’hôpital Friedrichstadt
à Dresde. Personne ne lui avait jamais parlé d’une opération, à sa
mère non plus. On lui a dit « qu’on devait l’opérer de l’appendi-
cite ». Ni elle ni son éducatrice n’avaient donné leur accord. « Je
me sens gravement lésée d’avoir été stérilisée. » Elle demande une
enquête à l’organisation des « victimes du fascisme ». « Lu,
approuvé et signé, Charlotte Ebert. »

Drechsler, membre de la police criminelle en charge du dossier,


reçoit l’ordre d’enquêter sur les taches sombres qui salissent la
blouse du docteur Eufinger. Il avait cessé d’être protégé par les
insignes civils SS et autres breloques. Drechsler résume : à

– 221 –
l’époque d’Eufinger, plus de « 900 stérilisations contraintes »
ont été réalisées sur des patientes de la maternité. Une lettre écrite
sur le papier à en-tête du « Conseil municipal de la ville de
Dresde » arrive à la police criminelle indiquant combien, « natu-
rellement », il était courant là-bas que les stérilisations soient
exécutées avec « le petit doigt sur la couture du pantalon ». « Ils
obéissaient tous à leur Führer ! »

Interrogatoire des accusés : « connaissant les faits et dans le souci


de la vérité », Heinrich Eufinger déclare : « En ma qualité de
médecin SS, je n’ai eu aucune fonction politique quelconque ni
aucun rôle actif. » Pas un seul mot dans sa défense concernant
l’accusation grave de stérilisation contrainte. La police criminelle
n’a posé aucune question sur le sujet, aucune non plus sur son
appartenance à la SS, ni sur le cercle de SS réuni autour de lui.
Jouer l’idiot était le meilleur alibi. À titre de preuve, il met en
avant son « attitude humaine », affirme « qu’il a, comme cela
est prouvé, soigné des malades juifs ». Comme si le simple fait
d’enquêter sur lui était déjà une injustice. Il n’a également jamais
quitté l’Église. Bref : l’innocence en personne.

Celles que la terminologie nazie déclarait « sans valeur » n’ont


tout simplement pas eu de chance avec Eufinger, comme « les
infirmes » livrées par la psychiatrie d’Arnsdorf. Ou celles qui
étaient envoyées par l’« asile de sourdes et muettes » (2 cas), ou
par l’« institution pour épileptiques Klein-Wachau » (7 cas),
ou encore par l’« hospice pour enfants Marienhofstrasse » (20
cas), l’« institution éducative pour filles Berthelsdorf » (3 cas),
l’« asile de l’Armée du Salut » dans la Österreicher Strasse (2
cas), ou encore le « foyer d’enfants Omsewitz ». Ou celles qui
ont subi le même sort que Linda K., déclarée débile, internée

– 222 –
chez lui pour être stérilisée et avortée par césarienne à six mois
de grossesse. On lui retire un fœtus de 31 centimètres sans faire
dans la dentelle. « Comme le fœtus donnait encore des signes
de vie après avoir été sorti de l’utérus, le décès a été déclaré à
tort après que ces signes aient disparu. À tort, parce qu’après
examen du fœtus, il s’est avéré qu’il n’était pas viable, l’acte de
décès était donc erroné », peut-on lire dans le rapport 694 de
1937. Suivi d’un « Heil Hitler ! » et de l’initiale « E » toute
en fioritures. E comme Eufinger.

L’enquête bâclée contre le professeur piétine. Une farce. Pas une


fois le criminaliste ne détecte la « liste des dossiers de malades
du 5.11.46 concernant les stérilisations contraintes… de la
maternité de Friedrichstadt ». Pas plus que la « liste des
femmes de la maternité stérilisées par contrainte jusqu’en
1944 ». Des quatre décès enregistrés, il n’est pas non plus
question. Préférait-il ne rien trouver ? Le cas Eufinger prouve
de manière flagrante à quel point le fameux antifascisme dont
se vantait tant la RDA n’est resté qu’un mot vide de sens.
Pendant ses trois années d’internement en camp de prisonniers,
l’herbe a recouvert les coups de main d’Eufinger à la politique
raciale. Certes, le 14 février 1949 – quatrième anniversaire des
bombardements alliés sur Dresde – les enquêteurs résument
ainsi le résultat, qui semble très mauvais pour lui, de leurs
recherches : « Le prof. Eufinger est coupable d’avoir ordonné
aux médecins placés sous ses ordres d’opérer sans diagnostics
justifiés et sans avoir examiné les jugements du Tribunal de la
santé héréditaire». Est considéré comme un fait avéré son
« soutien effectif à la dictature nationale-socialiste ainsi que sa
reconnaissance officielle ». À quoi s’ajoute son appartenance à
« une organisation criminelle ».

– 223 –
Une logique tordue a cependant voulu qu’un état de fait criant
accouche d’un non-lieu. En raison de la lâcheté des amis russes ?
Il semble bien. Dans le rapport de la police criminelle on peut
encore lire : « après entretien avec le directeur des services de
santé, Monsieur Dr. Hahn, Tiergartenstrasse 8, il apparaît
qu’Eufinger est apprécié pour ses compétences par l’administra-
tion militaire soviétique qui ne souhaite aucune poursuite contre
lui. » « Par mesure de précaution, l’occupant » ne sera pas
informé des charges présentées. Bientôt, celui qui fut leur
prisonnier 78 880, l’ex-Obersturmbannführer SS, est en passe
de retrouver son statut habituel, « couvert » par la SMA comme
le prouvent des notes dans les dossiers du « Présidium de la
police du peuple de Dresde - Département K ». De plus,
l’enquête qui devait s’étendre aux dirigeants du Tribunal de la
santé héréditaire et aux médecins d’État, « ne peut pas être
réalisée en ce moment à cause de la surcharge de travail du
commissariat et de la quantité de matériel à compulser.» En
d’autres mots : Drechsler était paresseux, il n’avait aucune envie
de se coltiner de surcroît le Dr. Schmorl, le professeur Fischer et
tous les acteurs intervenus dans le cas de Marianne Schönfelder
par exemple. Le « directeur du groupe de travail Wolff » se rallie
à sa décision avec soulagement.

La police s’alignait totalement sur le parti. L’autoépuration après


la dictature d’Hitler, une blague. Le SED n’appréciait pas du tout
la demande initiale des occupants d’une procédure sévère à
l’encontre des coupables de « crimes de stérilisation ». Pragma-
tiques, les camarades ont plaidé pour « une limitation des
poursuites », on ne pouvait tout de même pas « vider toute une
zone de ses médecins… vu qu’il n’y avait pratiquement aucun
médecin qui n’ait pas participé à l’entreprise de santé héréditaire ».

– 224 –
Voilà ce que dit Ernst Melsheimer lors de la 1re conférence de
juristes en mai 1947 devant le futur Procureur Général de la RDA
qui, comme cela devait être prouvé plus tard, a gagné sa vie en tant
que conseiller juridique du « NS-Volkwohlfahrt (Assemblée du
peuple nationale-socialiste pour le bien-être public) » pendant le
Troisième Reich. Le « premier État antifasciste sur le sol
allemand » n’était même pas encore fondé que sa crédibilité était
déjà ruinée. Des sanctions pour stérilisation contrainte ont
cependant été appliquées une seule et unique fois en 1946, contre
cinq médecins et un fonctionnaire du tribunal. Le tribunal de jurés
de Schwerin a exigé jusqu’à dix ans de pénitencier.

L’actuel médecin-chef d’Arnsdorf, Heilemann, me présente une


décision capitale émise par la VIIème Chambre de Première
Instance du Tribunal de Chemnitz datée de mai 1950 : le
chirurgien Schmidt a été « jugé comme criminel responsable »
pour « exécutions de stérilisations » à l’hôpital d’Arndsdorf, et
puni de 25 années de prison ainsi que de la saisie de son énorme
fortune et autres biens. Il lui est reproché d’avoir participé au
« pire » et d’être responsable d’au moins « 15 stérilisations
forcées ». Schmidt a été libéré en 1954. L’enquête contre le
professeur Eufinger, concernant plus d’une centaine de stérilisa-
tions contraintes, est « provisoirement » close fin 49 par le
commissariat K5/B et n’a jamais été rouverte. Paragraphe 3 de la
décision de Drechsler : « classer archive 201 ».

Le cas Eufinger y reposerait pour toujours si son ex-beau-fils ne


l’avait pas peint à diverses occasions et n’avait pas déclenché
cinquante ans plus tard, bien involontairement, une enquête sur
les traces de ce sinistre personnage dont il croisa la route. Est-
ce vraiment si loin ? Oui, c’est si loin! Richter n’a certainement

– 225 –
pas attendu avec impatience ce moment de vérité, mais il l’a tout
de même peint. Au cours de ces années décisives, sa biographie
s’imbrique dans celle d’Heinrich Eufinger. D’autant qu’il ne
s’est jamais entendu avec son propre père et, après une
approche difficile, les Eufinger sont devenus sa « famille de
remplacement ». Le gynécologue adorait plaisanter sur le fait
« qu’il n’était entouré que de femmes » et d’« un seul fils »,
Richter.

Leur relation est cependant restée longtemps tendue. Non


seulement parce qu’il est difficile pour un père de donner sa
fille à un autre homme, mais surtout parce que cette jeune
sauterelle choisissait l’opposé de celui qu’un haut fonctionnaire
rond de cuir désirait voir fiancé à son Ema. Le professeur était
l’incarnation parfaite du conservateur nationaliste, connu pour
avoir été nommé officier à « dix-sept ans ». Il exigeait qu’on
s’adresse à lui d’un « Herr Professor », même la famille de
Richter n’y a pas échappé. Autoritaire, dominateur, il appréciait
la distance, accueillait l’étudiant avec « scepticisme », le traitait
« de haut, comme un officier ». Des mondes les séparaient.
Richter ressentait son mépris, il allait bien au-delà du simple
dédain habituel qui fait enrager les jeunes face aux vieux. Au
souvenir de tout ce qu’il a dû supporter, le peintre hoche encore
la tête aujourd’hui.

Pas médecin, pas académicien, pas soldat, mais « peintre


indépendant ». Le futur époux d’Ema, avec cette profession de
crève-la-faim, ne pouvait paraître que suspect au médecin-chef.
Méfiant, il observe l’ami de la maison, tombé d’une planète
étrangère, celle de la fantaisie. L’étudiant est suffisamment
téméraire pour oser se présenter dans sa tenue excentrique. Le

– 226 –
ton professoral d’Eufinger n’a jamais laissé aucun doute au chéri
de sa fille : un peintre était pour lui un inutile, il le dominait sur
le plan social, ils n’avaient rien à voir l’un avec l’autre. Une
suspicion à peine dissimulée était écrite sur le visage d’Eufinger
face au filou que sa fille avait ramassé. Plus tard, le divorce des
Richter a dû le confirmer dans son impression première. Pour
finir, les rapports entre Eufinger et Richter étaient aussi distants
que possibles.

– 227 –
« Mes tableaux sont plus intelligents que moi. »
Gerhard Richter
Tableaux
L’œuVre secrèTe Selon le registre des
habitants, le « 91 » a été le domicile de Richter du 7 avril 1953 au
30 mars 1961. Légère inexactitude puisqu’il a fui à l’Ouest en février
de la même année. Richter a écrit une courte lettre d’adieu à son
professeur Heinz Lohmar, se montrant désolé, mais ne s’excusant
pas pour autant. Son professeur avait fait le chemin inverse et
cherché asile dans la zone occupée par les Russes. Vers midi, Richter
a rapidement bradé sa Trabant, acquise avec l’aide financière de
plusieurs tantes et que tous lui enviaient. Il l’a vendue à une assistante
dentaire contre de l’argent liquide, il ne se souvient plus de la somme
exacte. Son camarade d’études, Wieland Förster, se souvient de lui
comme de « l’unique étudiant à posséder une voiture. Il savait qu’il
y avait une autre existence que celle des pauvres. »

Quelques temps auparavant, Richter était revenu désillusionné


de Leningrad et de Moscou. On raconte que cette visite au
paradis des soviets l’a définitivement guéri du communisme.
Richter avait déjà déposé ses valises à Berlin-Ouest sur le chemin
du retour. Il avait envie de goûter aux « cerises de la liberté » et
était prêt à tout abandonner pour la RFA. Il vient chercher son
Ema à Dresde, rien ne retient plus le couple à l’Est. Un collègue
les emmène à Berlin pour « passer de l’autre côté » dans un
« coupé Skoda blanc très chic ». Une scène digne d’un film à
l’atmosphère pesante. Les Richter montent dans le S-Bahn, ils
portent quelques tomes de l’œuvre de Thomas Mann dans un
filet à provisions pour détourner l’attention. Les bagages
attendent déjà à Berlin-Ouest. En y repensant, il est surpris « que
cela ait été si facile ». C’était en février 1961.

Richter ne se souvient plus de la date exacte, comme si passer les


frontières interdites faisait partie de ses habitudes. Peut-être était-

– 230 –
ce le dernier jour du mois. Première étape d’accueil, les parents
Eufinger maintenant installés près de Wilhelmshaven. Le beau-
père est médecin-chef de l’hôpital de Sanderbusch. L’artiste est
assigné à résidence au camp de réfugiés de Giessen, avec lits
superposés et les autres douceurs qu’un ancien habitant de la
RDA recevait en signe de bienvenue. Cependant, même si le
changement de côté avait été méthodiquement organisé depuis
longtemps, le départ fut violent. Ils se sont enfuis précipitam-
ment. Laisser tout son art derrière lui, à Dresde, ne relevait pas
seulement de la prudence. C’était le prix pour un nouveau départ.
Richter était prêt à payer le prix fort, perdre l’œuvre déjà réalisée.

Aucune bibliographie de Richter n’inclut comme « premières


œuvres » les travaux réalisés pendant ses années à l’Académie de
Dresde. La liste officielle de ses œuvres souligne la césure en
faisant démarrer son œuvre en 1962 avec la toile Tisch (Table),
un an après le départ de RDA. Cette toile « numéro 1 » a été
vendue 860 000 marks en 1996. Les innombrables toiles de la
période de l’Est n’existent que sous la forme de photos qui
reposent, comme scellées, dans ses albums privés. De temps en
temps, une reproduction réapparaît dans un catalogue ou un
article de journal. À part ça, c’est un blanc dans sa biographie.
Son ancien assistant Dietmar Elger l’interprète ainsi : « Gerhard
Richter souhaitait ne plus jamais être confronté à son œuvre de
jeunesse. »

Son compagnon de route Wieland Förster a même fait courir le


bruit selon lequel, avant de partir, Gerd aurait brûlé toutes ses
toiles dans un autodafé. Richter pense pour sa part que la Stasi
pourrait avoir confisqué ce qu’il avait laissé derrière lui. Officieu-
sement court aussi la rumeur selon laquelle elles seraient

– 231 –
enfermées dans une armoire sulfureuse avec les œuvres d’autres
peintres déserteurs. Et il y en avait une grande quantité. À
l’Académie, quelqu’un raconte qu’à l’époque où l’on manquait de
toiles vierges, on aurait retiré des archives et réutilisé les toiles de
Richter, comme pour le punir a posteriori. Un autre affirme que
plusieurs toiles ont été jetées au feu lors d’un happening en 68.
Une chose est certaine : longtemps le peintre n’a plus voulu
entendre parler de sa période RDA. Ce qui éclaire d’une aura
toute particulière cette période largement méconnue. Il existe sur
ce sujet un travail de doctorat qui n’a jamais été terminé. Mais il
est vrai aussi que Richter n’avait aucune idée de ce qu’étaient
devenus les quelques 100 aquarelles et dessins laissés à la Wiener
Strasse. Il devait penser qu’ils avaient été perdus.

Il aura mis cinquante ans à accepter, progressivement, ce lointain


passé de l’Est. Il aura fallu la chute du mur, la réunification, les
inondations causées par la montée de l’Elbe en 2002 et, en
réaction, ce geste d’une grande noblesse, offrir plusieurs
douzaines de ses œuvres à l’Albertinum de Dresde. Il en a fallu
du temps pour que le Saxon se rapproche de sa Saxe. Mais Richter
ne pouvait pas prévoir que les toiles réapparaîtraient tant d’années
après la séparation.

En avril 1989, le collectionneur munichois Hans-Joachim K.


achète un portrait de Maïakovski chez un libraire-antiquaire
de Kreuzberg (Berlin). Il ne savait alors pas grand chose de
Richter, à part le fait qu’il avait pris part à l’occupation de
l’Académie des Beaux-arts de Hambourg à l’époque où il y était
professeur invité. Employé chez BMW, il passait souvent devant
les trois grandes toiles abstraites accrochées dans le foyer au
siège de la société à Munich. Il avait également été voir le cycle

– 232 –
« Stammheim » exposé à Francfort, plus par curiosité pour
Ulrike Meinhof, qu’il avait connue par Konkret*, et parce qu’il
avait vu autrefois Andreas Baader flâner au bistrot de la « Lind-
wurmstüberl » de Munich.

Un vieil homme assis dans un coin de la librairie prend part à la


conversation sur Maïakovski, en faisant des objections très
pertinentes, raconte K. Le nom de Karl May apparaît dans la
conversation. K. est l’un de ces éternels gamins qui n’est jamais sorti
du mythe de l’écrivain aventurier. Cette passion frénétique a déjà
coûté une fortune au Bavarois. À l’âge tendre de neuf ans, il lisait
déjà Durch die Wüste (À travers le désert), et à 57 ans, il est encore
capable de citer le début du roman : « Ist es wirklich wahr... ? (Est-
ce réellement vrai... ?)» À treize ans, il pouvait replacer correcte-
ment n’importe quelle citation de May dans le roman d’origine,
pouvait énumérer les 65 tomes de son œuvre dans le bon ordre.
Un exercice enfantin pour lui. K. s’est fait photographier, fier
comme un Apache, avec la légendaire « Silberbüchse (Carabine
en argent) » de Winnetou. À part pour ce qui touche à ses héros,
K. est un homme d’affaires redoutablement doué.

Celui qui prête l’oreille chez l’antiquaire est un retraité de l’Est,


nommé Bernhard Stübner, autorisé à circuler des deux côtés du
mur. Ses parents habitaient autrefois à Hohenstein-Ernstthal dans
la même rue que Karl May. Stübner dit : « Il n’était pas grand
chose chez nous. » K. ne croit pas au hasard, plutôt au destin
auquel il fait confiance. Cette information déclenche la plus
importante cascade de décisions de son existence. Il promet à
Stübner de lui rendre visite dans son * Revue fondée à Hambourg en
appartement de l’Alexanderplatz. K. passe 1957 par Klaus Rainer Roehl et
le poste de contrôle de la frontière le jour dont Ulrike Meinhof a été ré-
dactrice en chef.

– 233 –
suivant. L’économiste diplômé et informaticien a la stature du plus
gros des « Trois Ténors », il grimpe tant bien que mal l’escalier
étroit de l’appartement, et par erreur ou une trop grande
excitation, sonne un étage plus bas, chez le poète Ulrich Plenzdorf.
Il finit par rejoindre l’immense appartement de Stübner. Au-
dessus du canapé est accroché un vrai Richter, une nature morte
de 1959. Le maître de maison la désigne comme si la toile de 78 x
78 cm n’avait aucune valeur : « C’est un Richter ! Votre Gerhard
Richter ! » La toile a beaucoup voyagé depuis : en 2002 elle était
exposée à la Foire de New York au prix de 650 000 dollars, avec
l’indication erronée selon laquelle elle aurait été confisquée par le
régime de la RDA. Stübner est un collectionneur fanatique des
premières éditions de Goethe. Il les comprend mieux que l’art
moderne, mais a quand même été assez fou pour échanger à une
collectionneuse la précieuse toile de jeunesse inconnue de Richter
contre des œuvres, rares il est vrai, de l’écrivain de Weimar. Avec
l’argent de l’échange du Richter, la dame voulait s’offrir une
nouvelle vie en Amérique. Elle est revenue.

Stübner est un esprit brillant, c’est le moins qu’on puisse dire. Ses
compétences d’expert en art l’on amené à tutoyer la crème de la
crème des dirigeants de cette société dite sans classe qu’était la
RDA. Une anecdote souligne qu’une fois, il a confectionné le
gâteau d’anniversaire d’Erich Honecker. C’est lui aussi qui a
suggéré le nom du peintre fidèle au régime, Wolfgang Frankenstein,
pour décorer une aile du ministère au siège de la Stasi dans la
Normannenstrasse ; l’œuvre de commande, réalisée en 1971 pour
célébrer le jubilé du mur (!), est aujourd’hui encore accrochée
dans la salle de conférence « Mielke » tendue d’une tapisserie
rouge dynamo. La bibliothèque de Stübner est digne d’un musée:
à part Goethe, il possède, en homme de l’Est fidèle, des éditions

– 234 –
très rares d’Arnold Zweig, il est riche en John Heartfield, alias
Herzfelde, tous avec doubles dédicaces. De son père il a hérité de
Karl May signés, d’une valeur inestimable, qui rendraient fou
n’importe quel collectionneur de la trempe de K. Un stock
honorable pour un ancien maître boulanger! Stübner dit qu’il a
cessé d’exercer sa profession uniquement parce qu’il refusait de
travailler avec le charbon de mauvaise qualité qu’on lui donnait.
Parallèlement, il s’occupait de manière intensive de littérature et
d’art, et est passé du fournil de la boulangerie au « commerce d’art
d’État » à Dresde. De là, son chemin l’a conduit à ouvrir son
propre magasin sur la Karl-Marx-Allee de Berlin-Est.

Combien d’œuvres de grande valeur de Richter sont passées


entre ses mains et lesquelles, qui les a livrées, d’où venaient-elles,
là-dessus il n’y a que spéculations et rumeurs. S’il est difficile de
croire tout ce que raconte ce baratineur autrefois qualifié de
« bavard, curieux, vantard » dans le dossier d’observation de la
Stasi, il a cependant bien trouvé des Richter lors d’une évaluation
du stock de la cave du « Staatlichen Kunsthandels (Marché d’art
d’État) », « une quinzaine si je ne me trompe pas ». Il les saisit,
les jugeant avec son œil de connaisseur « intéressants sur le plan
artistique. Ne doivent pas partir ». Stübner ne connaissait pas le
peintre, mais il a acheté les toiles. Alors que sa mémoire des
chiffres est brillante dès qu’il s’agit de Goethe, il est incapable de
se souvenir combien il a payé pour les Richter. Mais la somme
devait être suffisamment conséquente pour qu’il ait demandé
l’aide financière « de maman ». Même s’il a aligné 1 500 marks
de l’Est, il ne retrouvera jamais une occasion pareille.

K. et Stübner se sont trouvés, ils ont le même genre de personnalité


obsessionnelle. Ils partagent la même passion du collectionneur.

– 235 –
K. a réalisé son premier million à la fin des années soixante en
vendant le Petit Livre rouge de Mao, prouvant ainsi son exceptionnel
sens des affaires en tant que membre du groupuscule « KPDML
(Parti communiste allemand marxiste-léniniste) » . L’idée de
financer une édition de Staline ne s’est pas révélée aussi lucrative. Il
a un peu honte aujourd’hui de ce qui n’apparaît plus que comme un
poste un peu particulier dans le capital à risque de l’homme
d’affaires. Plus tard, il a percé comme spécialiste en logiciels, son
univers mental est l’Internet. Il arrive le plus souvent chargé de deux
serviettes pleines, contenant un ordinateur portable et au moins un
dossier sur le peintre Gerhard Richter. L’objet de ses désirs serait un
May peint par Richter pour lequel il serait prêt à faire des folies
financières, même au-delà de ses moyens... Son rapport à May est
romantique. Celui qu’il entretient avec Richter n’est pas d’ordre
sentimental, mais obsessionnel. Pour faire court : Stübner lui a laissé
cinq œuvres de jeunesse et deux dessins.

Depuis, le Munichois explore l’univers sans fin de Richter sur son


ordinateur. Personne au monde ne possède une banque de
données aussi sophistiquée sur le peintre. K. peut afficher sa cote
selon des courbes et des graphiques, et en même temps en « prix
maximum annuel », le degré de baisse, selon la tendance des prix,
en courbes rouges, qui, à sa grande satisfaction, grimpent souvent
en flèche. Comment le marché japonais réagit, un obscur vendeur
qui met un Richter aux enchères quelque part dans le monde,
rien ne lui échappe.

Une fois, il avait eu vent de l’existence dans le grenier poussiéreux


de la Wiener 91, de cartons à dessins, d’esquisses et d’une grande
enveloppe pour un concours à Zittau. Le 12 avril 1991, il sonna
chez la famille H. alors installée dans l’atelier de Richter. Une date

– 236 –
historique pour les nouveaux locataires. Moins à cause des
crayonnages du peintre exilé qu’à cause du premier vol de
Gagarine dans l’espace ce jour-là. K. a jeté un coup d’œil dans
l’appartement : les meubles lui semblaient familiers. Il croyait les
avoir vus sur la toile de Stübner appelée Interieur (Intérieur) :
« Le canapé était toujours là ». Si le canapé entre temps a
disparu, le tableau lui, appartient toujours à Stübner.

Par quelles voies mystérieuses, les travaux de Richter abandonnés


dans son atelier, ont-ils rejoint Berlin, reste du domaine des
hypothèses. Mais quelqu’un a fait passer petit à petit les œuvres
de Richter sur le marché de Berlin-Est. De nombreuses et
excellentes pièces du stock de Dresde doivent se trouver dans des
cabinets d’avocats de Wiesbaden, sur les rives du Starnberg, chez
une doctoresse proche de Zittau. Même l’ancien médecin traitant

– 237 –
de Richter doit en posséder une. Pour la pendaison de crémaillère
de son appartement, Stübner a offert Sitzende (Femme assise) à
une fonctionnaire de la culture. Il en a vendu d’autres sur le
marché de l’Est, au « Kupferstichkabinett (Cabinet des
gravures) » de Dresde d’où elles passèrent chez des propriétaires
privés sur les rives de l’Elbe. Sans jamais réaliser qu’il se
fourvoyait complètement, Stübner a dilapidé d’innombrables
Richter en échange d’œuvres de Paul Wilhelm, un peintre de la
RDA. Tous ces échanges et achats ramenaient le nom du beau-
père de Richter à la surface. À Dresde, tout le monde savait ce
que personne ne voulait savoir à l’Ouest. « Il y a quelque chose
là-dessous. C’était un médecin important sous le Troisième
Reich ». Des médisances venant de jaloux, de fanatiques du SED,
de laissés pour compte, des ragots venant de l’Académie sont allés
jusqu’à prétendre que Richter avait été obligé de fuir à l’Ouest
parce que, parent d’un nazi, il n’aurait jamais pu faire carrière à
l’Est. Quant à moi, j’étais parti chercher à Dresde une jeune fille
dont Richter avait fait le portrait. Qui était-elle ? J’ai commencé
par la maison où il avait longtemps vécu, la Wiener Strasse 91, et
j’ai découvert qui en était le véritable propriétaire, SS-Obersturm-
bannführer Professeur Heinrich Eufinger. À travers la simulta-
néité des parcours dissemblables, il n’y a plus qu’un pas vers tante
Marianne et sa tombe.

deux poids eT deux mesures Le père de


Richter, Horst, était enregistré sous le numéro 2452292 au
NSDAP de Dresde, puis de Reichenau et enfin de Waltersdorf.
Franz Scholze était son chef de groupe, il exigeait d’être salué bras
à l’équerre par les écoliers. Ce devait être un naïf, le sofa de son
bureau était brodé d’une croix gammée. Embarqué par les

– 238 –
Soviétiques à la fin de la guerre, il n’est jamais revenu. L’insignifiant
PG Richter n’était pas grand chose en RDA, vraisemblablement
parce que sa carte du NSDAP portait la mention « chef du groupe
des professeurs NS de Reichenau ». Le grand ponte SS Eufinger
lui, était courtisé par le SED. Cet as de la survie s’adapte sans
difficulté aux nouvelles circonstances. En 1966, son beau-fils
Gerhard imprime une vue de la clinique de Burgstädt que dirigeait
Eufinger sur une affiche d’exposition, et plaque le nom de Richter
en biais sur la magnifique façade. Comme s’il s’agissait selon moi
de juger le médecin-chef Eufinger. D’après le dossier du personnel,
il entre en fonction le 1er février 1950 à Burgstädt et son contrat
se termine le 31 décembre 1956.

Le gynécologue a servi les nazis, il a servi les communistes et il a


servi les capitalistes jusqu’à la fin, conservant la même secrétaire
à ses côtés à chaque changement de front. Elle fait partie de son
inventaire inutile. Durant toute sa vie Eufinger a été épargné, il
n’a jamais été obligé de remettre sérieusement en question ses
différents rôles. Ici comme là-bas, un représentant de l’élite de sa
profession, à la tête d’une clinique, puis d’une autre, et encore
une autre : Heinrich le chanceux.

Quand Eufinger explore après coup l’époque nationale-socialiste,


le chapitre SS est totalement sorti de sa mémoire. Il en fait un secret
médical, enferme ce qui a été dans un recoin sombre de son cœur.
Déjà à la mi-1945, il maquille les faits sur un formulaire destiné au
maire de Dresde, préparant sa métamorphose en honnête
démocrate. D’une extrême correction, il explique son retrait du
NSDAP à la date du « 7 mai 1945 ». Mais à la question : « Avez-
vous appartenu à la SS ?... » Il répond évasivement et ment :
« depuis 1936, conseiller gynécologue à titre honorifique et

– 239 –
bénévole des femmes proches parentes des civils SS ». L’allégeance
du SS-Obersturmbannführer à Hitler est déjà reniée par celui qui
était encensé par ses supérieurs pour « son exceptionnel
engagement envers les SS ». Pas question de reconnaître les faits.
Son ego démesuré ne laisse planer aucun doute et le sauve de la
menace de la déchéance. Personne ne touchera plus jamais à ce
tabou, comme s’il s’agissait de la dernière volonté d’Eufinger. Au
lieu de cela, on évoque avec enthousiasme sa période à Dresde
« avec un travail clinique fortement impliqué », lui donnant après
coup une apparence de normalité. Ce sont les années où il prouve
son engagement, comme par exemple dans le cas ignoble de Lohse-
Wächtler. À Dresde, Eufinger n’a jamais dévié d’un iota de la ligne,
on ne connaît aucun cas qu’il aurait refusé de stériliser par contrainte.
Le règne nazi l’a amené au sommet de sa gloire au cours de ces
années à la clinique de Friedrichstadt, bâtiment « M », numéro de
téléphone 25101. Des faits honteux que le professeur efface
simplement de son bilan, élimine radicalement, mieux encore, qu’il
ajoute à la trame de la légende de son art de la médecine avec une
grande maîtrise de l’amnésie partielle. Intouché, intouchable,
Eufinger peut proclamer, le regard clair comme de l’eau de roche, que
ses années à la maternité « ont été les plus heureuses ».

Pressée par son manque criant de médecins, la RDA n’avait aucun


intérêt à fouiller dans des faits qui risquaient d’empêcher Heinrich
Eufinger de pratiquer. Le médecin-chef de Burgstädt retravaille
soigneusement son curriculum, ne s’écartant de la vérité que de
quelques degrés, mais les plus décisifs. Courtisant les nazis, il
tenait à souligner son engagement dans la Première Guerre
mondiale en tant que « soldat volontaire », il se fait particulière-
ment remarquer par son expérience du front. Comme
« lieutenant de réserve », il « a tout supporté avec vaillance »

– 240 –
dit très exactement le rapport du régiment. Le style officier n’est
plus de mise sous les communistes pour celui qui était auparavant
inimaginable sans uniforme. Malin, Eufinger baisse les armes, il se
contente d’effleurer ce chapitre en invoquant de bonnes raisons
plein de prudence : « J’ai été appelé au service militaire au début
de la Première Guerre mondiale ! » Dans des versions à peine
divergentes, il expurge sans équivoque les décisions qu’il a prises
en tant que SS, les nominations et les preuves. Des retouches
subtiles dissimulent rapidement l’accablante vérité de Friedrichs-
tadt, Dresde, service 41, corridor de la stérilisation contrainte. À
l’encre verte, Eufinger maquille les faits en employant toujours le
même truc : il n’a fait qu’exercer « son métier de gynécologue ».
Autre fausse déclaration, selon laquelle il a été démis de ses
fonctions de directeur à cause de « son appartenance au parti »
et interné au camp de prisonniers de Mühlberg. Selon les rapports
soviétiques originaux, il y est arrivé expressément à cause de son
« allégeance à la SS ». À cet égard, l’hommage stylé qui lui est
rendu dans la presse locale de Wilhelmshaven à l’occasion de son
90e anniversaire n’est guère exact : « À la prise de la ville, les
Russes l’ont pris et enfermé trois ans dans un camp de
prisonniers. » Eufinger se baladait encore libre comme l’air en été,
ce n’est qu’en automne qu’il a été arrêté.

Le professeur s’est « auto-dénazifié » après la guerre. Il se brode


un nouveau curriculum comme s’il n’avait absolument pas été
impliqué dans le Troisième Reich. Quelle époque que celle où des
individus de ce genre font partie de la meilleure société, c’est un
carriériste parmi d’autres, qui se décharge de toute culpabilité, en
l’ignorant tout simplement, et se tire d’affaire à bon prix. Eufinger
a perfectionné sa méthode de détournement de la vérité avec un
talent certain, en esquivant l’essentiel ou en édulcorant sa tonalité

– 241 –
brune. Il ne se morfond pas longtemps que déjà le voici reformant
l’ancien plan de bataille, Eufinger est le chef, comme toujours.
Membre du « Freien Deutschen Gewerkschaftsbundes (Syndicat
allemand libre) » de Burgstädt même, et ainsi affilié au SED (Parti
socialiste unifié d’Allemagne).

En 1933, le 8 septembre très exactement, l’ex-médecin-chef avait


confirmé avec enthousiasme, « je déclare ici que je n’ai jamais eu
aucune relation avec le parti social-démocrate allemand ».
Désormais Eufinger marche main dans la main avec les
communistes. 1953 – Richter a emménagé chez lui – le professeur
réussit à se faire nommer « Verdiensten Artz des Volkes (Médecin
émérite du peuple) » par le « Kulturbund zur Demokratischen
Erneuerung Deutschlands, Ortsgruppe Burgstädt (Association
culturelle pour le renouvellement démocratique de l’Allemagne,
groupe de Burgstädt) ». La médaille assortie au titre (avec une
impression en relief de Robert Koch côté face) devait être portée
en barrette. Côté cœur, « du côté gauche de la poitrine »,
justement là où l’insigne SS était épinglé autrefois. Jusqu’en 1945
la SS a pu compter sur l’engagement « positif » du médecin envers
l’idéologie nationale-socialiste. Maintenant, en juillet 1954, le
secrétaire du SED affirme dans un style proche des directives du
parti qu’Eufinger pense « de manière très progressiste ». La
direction du SED de la ville approuve d’un « Salutations socialistes,
signé Dobritz, signé Franz » la demande de décoration. Les
membres de l’organisation désirent unanimement le récompenser.
Le cœur de l’argumentation est « qu’il participe très activement à
la construction de notre République démocratique ».

En 1939, les nazis avaient anobli Eufinger, l’un des leurs, lui
décernant le titre de « pur homme SS », « parfait à n’importe quel

– 242 –
poste de médecin SS ». En 1942, son chef de groupe Woyrsch
désire le « mettre en avant aussi au poste SS correspondant » avec
remise de la croix de guerre, KVK, 2ème classe, sans épée : cela corres-
pondait à une croix de fer gagnée au front. Chez les bruns, son
salaire était plus élevé que celui des autres médecins. Maintenant
les rouges célèbrent Eufinger pour son « comportement aussi bien
professionnel que personnel », le dotent de privilèges financiers
particuliers au titre de « contractant individuel ».

Et quoi encore ? À Burgstädt, Eufinger organise une banque du


sang. Ses subalternes le célèbrent parce qu’il introduit « la
pénicilline dans la section de la rougeole », agrandit l’institution
de 50 à 300 lits. Ils encensent « son attitude agréable et aimable »
qui lui « gagne tous les cœurs » : il apporte aux patientes « une
compréhension d’une grande finesse psychologique » ; dès qu’il
constate qu’une patiente est en danger « il n’économise ni son
temps ni ses efforts ». Apparemment réconcilié avec les circons-
tances, il participe aux « cercles intellectuels de notre ville », fait
partie selon ses propres allégations du « Kreisfriedenkomitees
Rochlitz (Comité régional Rochlitz pour la paix) », est affilié à la
« Gesellschaft für Deutsch-Sowjetische Freundschaft (Société
pour l’amitié entre les peuples allemand et soviétique) ». Le
revirement est tel qu’on pourrait le renvoyer au syndrome que les
psychologues appellent « activité de déplacement ». Sa mutation
de fasciste en antifasciste confine à l’autopunition, le prix à payer
pour son opportunisme. Sous l’autre dictature, le bourreau
phalangiste n’avait rien trouvé de mal à stériliser les patientes en
psychiatrie.

Tout naturellement, le professeur se glisse hardiment parmi les


victimes. Les années au camp de prisonniers de Mülhlberg ont été

– 243 –
dures. Ema, en situation financière précaire et en l’absence de Papa
enfermé par les Russes, a dû apprendre le métier de couturière.
Dans ses vieux jours, un Eufinger pleurnichard y reviendra indi-
rectement en empruntant à Horace sa devise aequam memento
rebus in arcuis servare mentem, que je cite et traduis librement ainsi :
« garder sa position même dans les moments difficiles ». De quoi
donner l’impression que ses quelques 30 mois d’internement
avaient été une injustice criante. Gerhard Richter n’a jamais
entendu le nom du camp de Mühlberg dans la famille, mais
seulement celui de « Bautzen », la terrifiante adresse où l’on
conduisait ceux qui étaient recherchés en RDA.

Heinrich Eufinger est un prototype allemand, revenu de nouveau


en grâce avec l’assentiment du peuple qui ne voulait plus entendre
parler d’Hitler. À 63 ans, le professeur postule encore à la maternité
d’Oldenburg, l’année où son ex-Führer SS von Woyrsch est
condamné à dix ans d’emprisonnement supplémentaires. À
l’hôpital de Sanderbusch, les médecins et les infirmières l’adorent :
« papa Eufinger, vous êtes un modèle pour notre profession ». Ce
ne sont pas ses compétences professionnelles qui expliquent qu’il
s’en sorte ainsi, mais plutôt la manière dont les malades
considèrent leur médecin-chef. Les gynécologues bénéficient d’un
statut particulier auprès des femmes, des héros munis de forceps
en quelque sorte, qui ne peuvent faire que le bien. Ce fluide
magique accompagne et protège Eufinger, glorifié à l’Est comme
à l’Ouest. Ça a marché, le professeur pouvait se considérer comme
moralement inattaquable, sa vie lui a donné raison.

Ema et Gerd fêtent leur mariage en 1957 chez les Eufinger à


Sande, Basse-Saxe. Ils leur paient leur voyage de noces à
Worpswede. Le médecin, pourtant avare, est le mécène dont

– 244 –
dépend le couple d’artistes pendant une certaine période. Puis
Richter connaît ses premiers succès, d’abord son diplôme, puis
la fresque du Musée de l’Hygiène à Dresde. À Cologne, il ouvre
le dossier « personnel » qui contient les choses relatives à la
famille, comme les mariages, le livret de famille, les certificats. Il
en sort son diplôme de maîtrise et le pose devant moi sur la
table : note « excellent » pour le « cand. dipl. Gerd Richter ».
Il est propulsé peintre d’État à 25 ans, pour autant qu’il accepte
la tutelle de l’art d’État. La composition monumentale de la
fresque du jeune Richter laisse transparaître son admiration pour
Hans Lillig de l’école de Waltersdorf. Il en est sorti un tableau
déployant des nuages, des montagnes, de l’eau, des arbres et des
enfants qui dansent pour toute l’éternité. Leurs regards sont
dirigés vers l’avenir d’une société prolétaire victorieuse qui saura
enfin réaliser le troisième stade du marxisme. Sa représentation
du paradis est honnête, mais ennuyeuse, à l’image de ce que peut
être une carrière en RDA. « Sans signification de portée
symbolique ou scientifique », il voulait seulement représenter
« l’expression naturelle de la joie de vivre », dit le commentaire
de l’œuvre de l’époque. La prose activiste de Richter ne va guère
au-delà de l’agitprop et des paroles : « Juger de la bonne ou
mauvaise qualité de mon travail doit rester la mission du
spectateur. »

Impensable aujourd’hui, cette formule toute faite signale sa


disposition à se soumettre aux habituelles critiques du parti. Ce n’est
certainement pas un hasard s’il montre aujourd’hui à San Francisco
une impressionnante peinture murale de 9 x 9 m dans laquelle il se
surpasse, faisant preuve d’une audace et d’une vitalité incroyables :
un retour aux sources. Fidèle à lui-même, le professeur Eufinger se
réconcilie avec Richter au moment où son succès s’accroît. Il

– 245 –
craignait que Gerd ne laisse tomber Ema alourdie par une cure
alimentaire à la suite d’une maladie des poumons. Richter était un
séducteur, assez original, effroyablement attirant, et les occasions
ne manquaient pas. Les Dresdoises passaient pour être ravissantes.

forages en profondeur Gerd avait déjà


une touche particulière lorsque, encore en RDA, Heinrich
Eufinger lui a servi de modèle pour une représentation « à la
Liebermann ». La toile existe-t-elle encore ? « Pas sûr » pense
Richter, peut-être chez des parents si c’est le cas. Ce qui en reste
est un cliché aux rebords dentelés comme un timbre que le
peintre n’avait encore jamais montré : un remarquable portrait
du gynécologue dans un cadre néo-rococo. Eufinger, profondé-
ment enfoncé dans un fauteuil, en chemise à manches courtes,

– 246 –
pose, une pipe dans la main droite. Son arrogance affichée
rivalise avec une insensibilité déjà gravée sur ses photos de SS.
Il est maintenant quelqu’un qui s’est retiré dans son lourd secret.
Son modèle s’était montré « conscient du sérieux de la chose »,
dit Richter aujourd’hui. Eufinger l’a surpris en lui faisant
remarquer : « Arrête, sinon tu vas le gâcher.»

La toile la plus célèbre de ce cycle familial est très certainement


Familie am Meer (Famille à la mer). La mer écume derrière un
groupe de quatre personnes sur la plage, deux adultes et deux
enfants. Son beau-père affiche un large sourire au centre;
l’étude de sa physionomie révèle une pointe d’antipathie.
Grosse tête ronde, large calvitie, fierté possessive: Eufinger. Au
verso de la toile remarquablement peinte, jusqu’à reproduire
le bord dentelé de la photo, on peut lire « Famille Eufinger »,

– 247 –
une étiquette de la « Galerie Onnasch, Köln, New York » prouve
qu’elle a voyagé au-delà de l’Atlantique. L’image originale du
numéro 35 dans le catalogue des œuvres, est une photo privée
d’Ema, souvenir de vacances sur la mer Baltique en 1936 avec
l’homme qui a réussi : tout juste devenu médecin-chef et SS. Son
front, qui dissimule ses terribles secrets, est une réussite.

À la gare de Venise, il faut grimper dans le vaporetto de la ligne 1,


de Santa Lucia à travers le Grand Canal en forme de S jusqu’aux
Giardini, où se dressent les pavillons entourés d’arbres de la
Biennale de Venise. Le pavillon allemand édifié en des temps
record sur ordre d’Hitler en 1938, est orienté vers le Sud, en
direction du Lido. À l’emplacement de l’ancienne muraille se
dressaient les propylées monumentaux typiques du national-
socialisme. Sur l’architrave, les nazis ont gravé le mot
« Germania » selon un graphisme particulier. C’est un nouveau
lien qui se tisse avec le Richter de Dresde : le 16 février 1945, jour
de la mort de tante Marianne, les victimes des bombardements
aux membres grotesquement disloqués s’entassaient sur des
bûchers au vieux marché, juste sous « Germania », le monument
à la victoire. À Venise, les nazis ont agrémenté leur démonstration
internationale d’un buste en pierre du Führer par Josef Thorack
(Busto del Führer) claironnant : « Encore et toujours l’art
allemand se nourrit essentiellement de son patrimoine
héréditaire germanique.»

C’est dans une ambiance chauvine que la communauté artistique


internationale découvre en 1972 la star mondiale qui n’était
jusqu’alors qu’un nom pour les connaisseurs. Dans la salle
centrale, à trois mètres de hauteur, Richter aligne en frise 48
Porträts (48 Portraits), son panthéon de grands personnages.

– 248 –
Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment d’énigmes autour
d’Eufinger, les experts se disputent sur la présence de Familie am
Meer dans la salle adjacente. Son biographe Elger pense « plutôt
que non ». Le Musée de Bonn (qui possède la toile en prêt
permanent), confirme par écrit qu’elle a été montrée à Venise.
Dans le catalogue de la Biennale, la mention de l’œuvre (Quadri
di famiglia) est portée à la page 50 : 4 personnes, un homme, une
femme, deux enfants. Le passé de SS d’Eufinger est ignoré de tous
ceux qui admirent cette toile, que ce soit à Bruxelles, à Brême et
partout où elle a été accrochée.

On doit légitimement se demander pourquoi il faut creuser à une


telle profondeur archéologique pour le démasquer. Tant de
sédiments et de strates recouvrent les années à Dresde. Celui qui
s’intéresse à Eufinger doit péniblement assembler les détails,
comme si un Obersturmbannführer de ce nom n’avait jamais
existé. Comme un chalut draguant dans des fonds d’un brun
trouble, il m’a fallu emprunter bien des voies sans issue pour
trouver des informations sur lui. On aurait dit parfois que
quelqu’un voulait délibérément m’écarter de mon objectif. À
Oldenbourg par exemple, les archives de son dernier employeur
étaient noyées sous les eaux à la suite d’une rupture de tuyau. J’ai
dû mettre des bottes et des gants en caoutchouc ainsi qu’un tablier
protecteur pour pouvoir faire mes recherches. Après des heures
de fouille, un échec total, comme si des sympathisants avaient
tout rangé derrière lui. Ils avaient seulement oublié les célèbres
tableaux de Gerhard Richter. Ils lèvent littéralement le voile sur
Eufinger et font resurgir ce passé commun de ses profondeurs.

En 1966, Richter fait un nouveau portrait estival de son beau-


père, mais cette fois c’est « monsieur Tout-le-Monde » en

– 249 –
pantalon de golf, les jumelles sur le ventre, en vacances à
Oberstdorf. Les sérigraphies ont un joyeux fond vert et rouge.
Comme aucun autre, Richter a fait du floutage son principe. Sa
méthode, pour forcer le spectateur à se concentrer. Ici, le flou ne
rappelle pas seulement le caractère fuyant du souvenir, c’est
plutôt comme si son propre savoir ne lui paraissait pas très net et
lui avait donné le vertige. Comme si le portraitiste obsédé se
répétait la phrase du commissaire de Dürrenmatt dans son polar
Der Verdacht (Le soupçon) : « Plus je regarde l’image, moins c’est
lui. » Faut-il insister sur le fait que dans ce récit sur un criminel
nazi, la faute et l’expiation se jouent dans une clinique privée du
nom de « Sonnenstein » ?

À Cologne, chez Gerhard Richter, le silence est de plus en plus


assourdissant. Comme si une vieille histoire flottait au loin. C’est
de toute façon un chroniqueur discret, dont la barbe grise
souligne le caractère renfermé. « Je n’ai rien su de son rang de
nazi. La famille ne me l’a jamais raconté, ou alors en enjolivant. »
On disait qu’Eufinger avait été membre d’honneur de la SS :
comme il était connu, il n’avait pas pu l’éviter. Le médecin avait
aussi soigné la femme de Göring ou celle de Goebbels. Peut-être
les deux. « On disait que ce n’était pas de sa faute s’il avait été
incorporé dans la SS. » Richter l’affirme clairement : « C’est Ema
que j’aimais, pas lui ! »

Son récit a la sonorité d’une évidence familière, infiniment


allemande. S’il avait soupçonné quelque chose, les mots lui
auraient tout simplement manqué, comme les mots ont manqué
à beaucoup dans ce pays de sourds et muets. L’essentiel est resté
tu entre les vieux et les jeunes. À la Wiener 91, il n’y avait pas
besoin d’un accord tacite. Richter évitait les questions et Eufinger

– 250 –
les réponses. Son système de pensée excluait les contradictions. Il
y avait des secrets entre eux, le secret de tante Marianne et le secret
de la politique d’euthanasie. Par crainte de la honte, la réalité du
Troisième Reich est restée un tabou dans la vie de ce chantre du
Sieg-Heil et de ses enfants. « J’ai toujours pensé que je n’avais rien
à voir avec ça. » 38 ans les séparaient, pourquoi Eufinger aurait-il
dû se mettre à nu devant son futur beau-fils. Ils se sont rencontrés
comme des survivants dans les ruines de Dresde. Eufinger était à
nouveau un médecin très prisé, de ceux qui préfèrent se plonger
dans leur travail, se consacrer totalement à leur vocation, faire
passer leur devoir avant tout pour ne pas avoir à réfléchir sur eux-
mêmes. Manifestement, le nazi décoré était un expert dans l’art
de se dédoubler. « Déréalisation » serait le terme technique le
plus approprié pour désigner ce mal largement répandu.

Richter aurait-il dû mettre en doute la probité d’Eufinger, aurait-


il dû s’attendre à un tel arrière-fond ? Auprès de la fille ? N’a-t-il
réellement pas eu connaissance de sa terrible relation avec la SS ?
Il s’agit tout de même de l’homme dont il dépendait pour vivre.
Même si l’artiste n’avait pas été aveuglé par l’amour ou le souci
de se protéger (et avait deviné cet abîme), insister là-dessus aurait
outrepassé ses possibilités. Il s’est battu pour son statut, a fait la
cour à Ema, sauvagement décidé à obtenir la fille du professeur.
Elle était la chaîne qui les reliait, et la Wiener Strasse une
forteresse du silence et du non-dit. Supposons qu’Eufinger ait su
ce qui était arrivé à la tante Marianne de Richter et ait tout de
même sauvé les apparences. Inconcevable. Le débutant affamé
de gloire anoblit la maison n°91 sur la toile Stadtbild (Paysage
urbain), « tempera sur toile », peinte en 1956 sous le toit
d’Eufinger. Elle vaut aujourd’hui des millions et est signée au
verso d’un vigoureux « Gerd Richter », au « G » remarquable-

– 251 –
ment arrondi : la vue de la fenêtre, montrée en 1959 à l’occasion
d’une exposition de Noël, et spécialement citée dans une
émission de la BBC. Toujours dans son cadre original, elle se
trouve aujourd’hui dans une collection privée de Munich et est
souvent appelée, à tort, Blick auf Elbe (Vue sur l’Elbe).

Sans nom. Sans parti. Sans histoire. Ainsi le « non mort »


consolide sa position dans l’œuvre de Richter. Richter a peint
Eufinger dans le contexte familial, exactement comme ce dernier
désirait être vu. Mais les esprits ne connaissent pas le repos, et le
professeur Heinrich Eufinger décoré de ses symboles nazis
émerge des dossiers de son ex-beau-fils. Un éternel revenant qui
a toujours su se contrôler et n’a rien à confesser. C’est aussi à cause
de ces suiveurs, qui se sont toujours comportés comme des

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citoyens intègres, et qui n’ont rien vu, rien entendu, rien fait, que
les étudiants de 1968 se sont soulevés contre l’ « establishment ».

expédiTions Le procès d’Eichmann débute


à Jérusalem en 1961, deux ans plus tard, un livre d’Hannah
Arendt explore la « banalité du mal » en prenant pour exemple
les SS-Obersturmbannführer et autres organisateurs du
génocide juif. Le 20 décembre 1963 s’ouvre le procès
d’Auschwitz à Francfort-sur-le-Main. Pas un quotidien, pas un
magazine qui ne décrive l’« univers du meurtre » allemand,
responsable de l’assassinat de millions de Juifs. Vingt accusés se
serrent derrière les tables occupées d’habitude par les conseillers
de l’Hôtel de ville. Sur les murs de la salle, les plans du KZ.
Dehors, sur la Römerberg, se dresse la fontaine de la Justice, avec
à son sommet la déesse et sa balance. 359 témoins de 19 nations.
60 000 pages dans le dossier d’accusation. Le « procès contre
Mulka et autres » est la plus grande procédure de ce genre
jamais organisée en République Fédérale.

Dans la Frankfurter Allgemeinen Zeitung , l’excellent Bernd


Naumann relate les débats avec une intensité exceptionnelle pour
notre époque. La FAZ s’empilait à l’Académie des Beaux-arts de
Düsseldorf. Gerhard Richter en saisissait un exemplaire chaque
matin. De manière progressive d’abord, le thème émergent de la
mise à jour : « m’a touché et préoccupé », confirme le peintre dans
la conversation. Dans son volumineux et insondable Atlas, Richter
place sur les planches 16,17 et 20, des photos de prisonniers de
camps de la mort le crâne rasé. Déjà, quand il était étudiant à
l’Académie de Dresde, il avait vu des photos de l’holocauste, proba-
blement issues de la documentation « KZ – Images de cinq camps

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de concentration » distribuée en grande quantité par les
Américains à la population allemande pour lui ouvrir les yeux. Il
voulait peindre les victimes, et avait déjà choisi le titre provocant
Sex and crime pour l’exposition prévue. Mais Richter ne savait pas
encore traduire picturalement cette horreur insoutenable sans
risquer d’être kitsch ou incompris. Aussi, le projet resta à l’état
d’intention, documenté par des esquisses colorées et des études
pour une présentation à la galerie Niepel de Düsseldorf. Le
sentiment d’une dette impayée est resté en lui.

Début 1965, Marcel Reich-Ranicki critique dans le Zeit « l’in-


compréhensible silence » des écrivains allemands lors du débat
sur la prescription des crimes du national-socialisme. Le 19
octobre 1965, la première de la pièce de théâtre de Peter Weiss
tirée du procès d’Auschwitz, Die Ermittlung (L’instruction) , jouée
en même temps à l’Est et à l’Ouest, éclate à la une des journaux.
Plus de 1000 articles paraissent. L’auteur annonce son Oratorium
in 11 Gesänge (Oratorio en 11 chants) dans son « carnet » : « Ici
sera établi / ce qui s’est passé dans l’un de ces camps / le plus
grand.* » Weiss nomme sa tentative une « contribution pour
surmonter le passé allemand ». Il finit par une conclusion toujours
d’actualité, énoncée par l’« accusé n°1 »: « Aujourd’hui / que
notre nation / a retrouvé / une position dominante / nous avons
autre chose à faire / que de remuer des accusations / qui devraient
être couvertes / depuis longtemps / par la precription.** »

À l’Est, Hilmar Thate tient le rôle principal, ici Dieter Borsche. Là-
bas, la troupe est mise en scène par Konrad Wolf, ici par Erwin
* Traduction libre Piscator. En RDA, la musique a été
** L’instruction : oratorio en composée par Paul Dessau, en RFA par
onze chants, Seuil, 1966, trad. Luigi Nono. Gerhard Richter participe aux
Jean Baudrillard.

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débats survoltés au sujet du texte de Weiss à Düsseldorf, la
« Städtischen Bühnen Köln » monte la pièce, ainsi qu’une
douzaine d’autres villes, presque devant sa porte. « J’ai compris. Je
sais de quoi il parle. »

Durant ces années où ils n’en savaient pas davantage, les Alle-
mands sont tourmentés par leur propre culpabilité. Le débat sur
les coupables s’enflamme. Il n’existe pas de potion magique contre
le retour du refoulé, ni la dénégation, ni la défense ne marchent.
D’après Freud, le refoulé est « libre comme l’oiseau, exclu de la
grande organisation du moi ». Mais il reste toujours présent dans
le potentiel psychique, guetteur incontrôlable, il vient quand il
veut, s’abat, est subitement là. Est-ce ce qui est arrivé à Richter et
a déverrouillé ses blocages ? Son collègue Peter Weiss, peintre et
auteur, a dit que certains mots et certaines images sont enfouis si
profondément qu’il faut d’abord longtemps les chercher, les
effleurer et les comparer « avant qu’ils ne livrent le matériel qui
se laissera transmettre». Au moment où je fais des recherches à
Dresde sur tante Marianne et le professeur Eufinger, on joue Die
Ermittlung de Peter Weiss au Staatstheater.

projeT souVenirs Depuis la Wiener Strasse,


Richter, encore étudiant, devait se projeter dans cette liberté qu’il
choisit finalement en 1961 avec « sa fuite à l’Ouest ». Il emporte
avec lui le débat autour du complexe d’Hitler. Il ne pouvait pas
se contenter d’ignorer le sujet pour pouvoir l’assumer. C’était
tellement angoissant qu’il faudrait bien un jour ou l’autre qu’il
peigne ce qu’il a sur le cœur. Jusque-là, la famille Richter était une
famille allemande normale qui avait simplement fourni plus de
victimes que d’autres au régime nazi. Richter a plus de 30 ans, il

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a accumulé de l’expérience, y compris au niveau personnel. Le
moment est enfin venu pour l’indicible, auquel il n’a pas voulu
toucher pendant si longtemps, pour quelque raison que ce soit.
Il ne peut plus y échapper. Il se livre aux ombres sans pour autant
savoir qu’il est en train d’illustrer sa propre histoire.

En 1959, Gerhard Richter est un inconnu, rôdant à la Documenta


II de Cassel. Parmi les collègues exposés, il est particulièrement
impressionné par Pollock, Fontana et Fautrier. Il était revenu
déçu d’un voyage à Paris qui aurait dû lui ouvrir les portes de
nombreux artistes. Il venait de l’Est, à l’Ouest il exposait à Fulda,
loin du centre de l’activité culturelle, mettait en scène, avec ses
collègues Konrad Lueg et Sigmar Polke, une « Démonstration
pour le réalisme capitaliste » dans le « magasin de meubles
Berges » de Düsseldorf, exposait à Munich, ignoré du public.
Richter n’était pas vraiment sur le devant de la scène. L’art ne
nourrissait pas son homme et on ne pouvait vraiment pas dire
que ce nouveau départ était placé sous le signe de la chance.
C’était insuffisant, en tout cas au regard de ses aspirations,
insuffisant pour quelqu’un qui, en RDA, comptait parmi les
grands talents pleins d’avenir.

Des années difficiles. Richter se battait, se battait pour être reconnu.


Personne ne semblait l’avoir attendu. Sa carrière, qui n’en était pas
encore une, était pleine de frustrations, et il a lui aussi longtemps
pensé que son travail ne valait rien. Ceux qui doutent éprouvent
en général le sentiment d’être au mauvais endroit au mauvais
moment. L’idée de réaliser quelque chose d’important ne lui est
apparue que progressivement, raconte-t-il en passant. Personne ne
peut mesurer la tension existentielle qui le poussait à peindre et
combien elle l’a usé. Aujourd’hui, le rêve de Waltersdorf s’est

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réalisé, la célébrité de Richter est indiscutable tout comme son
talent magique qui fait le bonheur des amateurs d’art. Il aura fallu
la moitié d’une vie pour qu’il prenne conscience avec fierté qu’il
pouvait faire confiance au succès et ne plus craindre de voir éclater
la bulle de savon. Même au zénith, il n’oubliera jamais que le
triomphe a besoin de la déception, comme la montagne de la vallée.
En 2005, Düsseldorf lui a rendu hommage en organisant une
rétrospective de son œuvre. Lors du vernissage, on pouvait le voir
planer à travers les salles en compagnie de sa femme Sabine,
entouré d’Américains et de Japonais, choyé par des directeurs
de musée doués en affaires. Euphorique, Richter parle de la
fantastique exposition qui a attiré 110 000 visiteurs. Ça lui fait
réellement plaisir. Tous sont venus voir cet artiste d’une jeunesse
intemporelle montrant l’étendue de ses possibilités. Je lui fais
remarquer que ça lui a pris du temps pour être aussi jeune qu’il
l’est à 73 ans. La formule lui plaît.

Alors que ce Richter serein et plein d’assurance n’a plus aucune


limite aujourd’hui dans le choix de ses moyens, les affaires
n’allaient pas très fort dans les années soixante. Ce n’est qu’à
partir de cinquante ans que Richter a commencé à bien vendre,
pour devenir aujourd’hui le peintre le mieux coté au niveau
international. Insatisfait (et s’accusant presque lui-même),
Richter devait jouer le tout pour le tout. Son exigence extrême
le contraignait à essayer sans cesse de nouvelles techniques et
de nouveaux sujets. Guidé par cette quête d’absolu apprise à
Waltersdorf, il cherchait désespérément la reconnaissance.
Richter abandonna l’informel et l’abstrait pour se lancer dans le
photoréalisme du pop art. Ce sont aujourd’hui ses œuvres les
plus recherchées, la période préférée de ses fans. Il avait touché
le nerf de l’époque.

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Dans un premier temps, Richter n’a pas cherché à démêler ses
conflits intérieurs. À présent, il n’a pas à chercher bien loin pour
en trouver la substance. Expéditions pour revenir à soi, excursions
dans l’intime. Comme sous la contrainte, Richter couvre toile
après toile de motifs qui forment comme un réseau de données
biographiques. D’imprévisibles références croisées qu’il ne
déchiffre pas. Une dialectique de la chance précaire : l’origine de
son succès est cette partie immergée de sa vie avec laquelle il ne
voulait plus rien avoir à faire. On peut se demander si c’est lui qui
a choisi le sujet, ou le sujet qui l’a choisi. En effet, les événements
le touchaient de très près. Pour le dire autrement : seul celui qui
a vécu une vie comme celle de Gerhard Richter peut peindre
comme Gerhard Richter.

Subitement ça prend forme, comme si, dans le langage pictural,


il avait trouvé une issue pour exprimer ce qui le harcelait. Son
espace de résonance reste la guerre, l’écho de la nuit embrasée de
Dresde en février 1945. L’arc tendu de ses motifs tourne autour
des scènes primitives de son enfance, des thèmes qui l’accompa-
gnent, qui le fascinent : destruction, perte, éphémère, culpabilité,
espoir, responsabilité, naissance, mort, terreur, enfants, famille,
fin, nouveau départ. Jeune, Richter était déjà un lecteur enthou-
siaste de Nietzsche, c’était le dieu de sa mère, qui le harcelait avec
ses idées. Le peintre passe maintenant volontiers ses étés à Sils-
Maria, le village où, en 1887, le philosophe écrivait dans sa
Généalogie de la morale : « Seul ce qui ne cesse jamais de faire
souffrir reste en mémoire. » L’histoire devient visible dans
chaque motif de la galerie du souvenir de Richter. Une histoire
qui porte une histoire en elle, qui déclenche une nouvelle histoire,
sur le principe des poupées gigognes. Comme si chaque histoire
butait toujours sur une autre. C’est seulement à ce moment-là

– 258 –
que le Gerd de l’Est devient définitivement le Gerhard de l’Ouest.
« Nous avons l’art, afin de ne pas mourir de la vérité. » Nietzsche
encore.

L’artiste venait d’un « pays de malheur, j’avais deux dictatures


derrière moi ». Richter est vacciné contre les mots en « ismes ».
Il s’est imposé le silence, considérant que la « prudence » était
indiquée, il ne voulait pas « être un de ces peintres politiques »,
et surtout pas témoigner en faveur de quoi que ce soit. L’art n’est
pas didactique. Rien n’est plus éloigné de lui que la posture du
gourou politique qui manifeste. Richter apporte pourtant sa
contribution à l’éclaircissement, justement parce qu’il n’explique
rien, mais confie aux autres le soin d’interpréter. Il pousse cette
neutralité apparente jusque dans la discrétion, voulue, de ses
vêtements, il a l’apparence d’un banquier. Il commence par
brouiller les pistes en nommant le tableau de tante Marianne
Mutter und Kind (Mère et enfant), numéro 87 dans le catalogue
officiel de ses œuvres de 1969. La peinture d’après photo
convient à merveille pour dissimuler le processus de transforma-
tion du modèle en image. Au premier coup d’œil, ça ne semble
être rien de plus qu’un instantané quelconque tiré de la rubrique
« banalités du quotidien », et traité comme une peinture sur
toile : des gens quelconques projetés dans l’éternité ? L’iconogra-
phie de l’intime renvoie à l’émotion libérée en lui, l’éruption de
ce qui a été tenu au silence. En peignant, il surmonte « l’incapa-
cité à faire le deuil ». L’œuvre de Richter est qualifiée de « laby-
rinthique ». Il faut trouver l’entrée.

Un an après sa fuite de RDA, Gerhard Richter fait le portrait


d’Hitler, le peintre de cartes postales qui a échoué en 1907 aux
examens d’entrée à l’Académie des Beaux-arts de Vienne, un

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peintre contrarié si l’on veut. Hitler apparaît une bonne douzaine
de fois dans l’Atlas. À Düsseldorf, Richter s’attaque bientôt à
Onkel Rudi (Oncle Rudi). Le héros porté aux nues dans les
nombreux récits racontés à Dresde et à Waltersdorf. Oncle Rudi
était son parrain, agent commercial de profession. La mère de
Richter aurait vu d’un bon œil que son fils suive son exemple. Sur
la photo de mariage des parents de 1931, le « beau Rudi » aux
cheveux plaqués en arrière est au deuxième rang, entre Marianne
et son père, d’une ressemblance frappante avec son père Alfred
qui se tient devant lui. La version en grand de papa est l’archétype
du vainqueur. Même pas besoin de ce nœud papillon de travers,
porté en tout cas avec décontraction, pour qu’on le repère : un
charmeur, un dragueur, un cavaleur, Rudi était parfaitement
conscient de l’effet qu’il faisait aux femmes. Son neveu pense
qu’aujourd’hui on le qualifierait de playboy. Le petit Gerd
considérait plutôt le modèle adulé par sa mère comme un frimeur
sans intérêt. Une fois l’oncle l’a encouragé d’un clin d’œil à presser
sa main couverte d’argile sur la joue d’une amie qui sommeillait
dans une chaise-longue. Gerd savait que cela ne se faisait pas, mais
il l’a fait quand même.

Richter nous montre Rudi dans son lourd manteau de la


Wehrmacht, touchant presque le sol. Très jeune, pas encore fait,
les joues rondes rasées de près, un portrait aux tonalités
plombées. La casquette, l’uniforme, les godillots cirés, le
poignard d’honneur pendu à son cordon blanc, tout est
impeccable et une taille au-dessus. Même le rang d’officier. Un
individu parmi d’autres dans la masse des soldats inconnus.
Exposé, il ne peut pas se cacher derrière d’autres camarades. Rudi
sourit vaguement. À travers lui, Richter personnifie la guerre et
ses millions de victimes. L’artiste a offert la peinture à l’huile à la

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commune de Lidice. En 1942, les SS y ont massacré près de 200
hommes en représailles d’un attentat contre Reinhard Heydrich.
Le Musée de l’Histoire allemande de Berlin a exposé la toile
originale en 2004 dans l’exposition Mythen der Nationen (Mythes
des nations), elle est étonnamment petite. Dans l’« arène des
souvenirs » : le spectateur se met automatiquement à la place de
celui qui a photographié Rudi Schönfelder dans un lieu inconnu.
Pour la photo, l’homme et la machine se tiennent l’un en face de
l’autre, les yeux dans les yeux. La suggestivité de ce qui est
représenté est accentuée par la peinture. Avec la coquetterie du
provocateur, Richter dit : « Je trouve bien des photos d’amateur
supérieures aux meilleurs Cézanne. »

Alors qu’un projecteur promène sur le sol le mot « l’aveu »,


j’étudie les conférences et les critiques sur l’exposition Verbrechen
der Wehrmacht (Criminels de la Wehrmacht), avec en vitrine, une
édition du Spiegel du 10 mars 1997. À droite est suspendue
l’affiche : « Le passé met en garde ». Au milieu, Onkel Rudi
(Oncle Rudi) attire tous les regards. Dans la vitrine en face
surveillée par une caméra, l’original du Journal d’Anne Frank. Le
texte d’accompagnement révèle l’état d’esprit de la nation : « Avec
ce portrait, Gerhard Richter thématise…. un problème qui jusque
là... n’avait pas été abordé ni discuté. Il veut non seulement
rappeler que les membres de la Wehrmacht ont participé aux
crimes de guerre, mais surtout qu’ils auraient pu être nos oncles.
» Oubli, doutes : le « Rudi » de Richter est devenu le symbole
de l’attitude de monsieur Tout-le-Monde en temps de guerre et
de paix. Aucun des 80 000 visiteurs ne sait qu’il s’agit vraiment de
son oncle, les organisateurs de l’exposition ne le savaient pas non
plus. Mais Richter lui le savait en le peignant. C’est le calme avant
la tempête. Son oncle allait mourir. Un tireur abattu.

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Portée par les vagues de l’Atlantique, la 4e division d’infanterie
de l’armée américaine a déferlé sur les Allemands le 30 juillet
1944 lors de la percée décisive en Normandie. Les Alliés ont
perdu 122 000 hommes. Un jour plus tard, au cours de la
bataille, oncle Rudi de l’« Einheit Regimentsstab Grenadier-
Regiment 921 », tombe près de Saint-Pois. À 25 kilomètres de
la plage, il ne pouvait pas voir l’océan, mais il pouvait sentir le
sel sur ses lèvres et dans l’air. Il sera allé se battre à la guerre en
France, et le cours inéluctable des choses l’a rattrapé au plus
profond de l’espace. Sur le champ de bataille, l’Oberleutnant
n’est plus cet élégant en uniforme que son neveu Gerhard a
immortalisé, et qui avait la réputation d’être « courageux ».
Rudi a tout de suite dû comprendre que l’ennemi, trop
nombreux, ne pourrait jamais être repoussé à la mer. À peine
âgé de 32 ans, il reposera dans la terre d’un pays qu’il avait dû
aimer. Au lycée de Dresde, il avait choisi le français comme
langue étrangère.

En temps de paix, on pouvait visiter les nombreuses églises en


pierres de taille de la région. La cathédrale de Coutances et ses
graciles tourelles n’était pas loin. Comme les pèlerins au Moyen
Âge, il aurait pu être refoulé par la marée jusque sur le granit du
Mont Saint-Michel, le long des chemins et des haies qui
réjouissent le regard en temps de paix. Le millepertuis qui allait
bientôt recouvrir sa tombe poussait dru. Sur la côte des perdus,
Rudi a été touché, par un coup de feu, un bombardier, une
grenade lancée d’un char, on ne le saura jamais précisément.
Sur la carte d’information du « Volksbunds Deutsche Kriegsgrä-
berfürsorge (Association allemande pour l’entretien des tombes
de guerre) », les flèches rouges, bleues et noires marquant le
mouvement des troupes convergent toutes à la fin vers le

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cimetière des soldats dessiné en vert, qui sert aujourd’hui
d’« Avertissement pour la paix ». Loin de chez lui, Rudi meurt,
avec les quelques 114 000 allemands inutilement sacrifiés sur
le front de l’invasion. À 1 350 kilomètres à l’est de St-Pois, sa
sœur Marianne sera éliminée par ces mêmes nazis qui l’ont
bombardé officier. Le mois de la mort de Rudi, Marianne ne
vaut pas plus qu’une douzaine de mots pour ses médecins. Le
protocole de juillet : « battements du cœur faibles, mais clairs.
Poumons et organes internes : rien à signaler. Psychisme:
orientée. Autiste ! »

Oncle Rudi, qui a tout d’abord reposé à Le Chesne, sera déplacé


en 1963 à Marigne, dans un petit bois de chênes et de hêtres.
11 172 Allemands sous une croix en granit gris accessible
directement par un bâtiment copié sur une église de village. Dans
la « salle des listes », le reliquaire en métal avec le répertoire des
noms : Rudolf Schönfelder, enterré au bloc 3, rangée 1, tombe 2.
C’est ce que Gerhard Richter apprend maintenant à travers ce livre.
Plusieurs dates de l’arbre généalogique de la famille qu’il me confie
sont erronées. Oncle Rudi et oncle Alfred ne sont pas morts en
1940. 1943 n’est pas non plus la date du décès de tante Marianne.
Sa sœur Gisela est née en 1936, et non en 1937, comme c’est
indiqué avec un certain flou artistique dans la généalogie.

À la même époque qu’oncle Rudi, le père de Richter, Horst, est


également au front sur la côte. Entre le 27 et le 30 juin, Alfred,
frère de Rudi, est déclaré disparu dans les environs de Borissow
(Russie Blanche). Caporal de réserve auprès de la « Einheit 8,
Kompagnie Sicherungs-Regiment 61 », Fred est marié depuis
un an à peine, les jeunes époux n’auront rien eu l’un de l’autre.
Dora Schönfelder n’a rien appris de plus concret que « porté

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disparu ». « C’est avec une certaine fierté », confie sa petite-fille
Gisela, qu’elle a reçu son porte-documents gravé de son titre et
de son nom : « Dr. Jur. Alfred Schönfelder ». Avec cette
recherche approfondie auprès des « bureaux allemands d’infor-
mation aux proches parents des soldats tombés de l’ancienne
Wehrmacht », le cercle se referme. L’institution est sur l’Eich-
borndamm de Berlin, dans l’ancienne « fabrique d’État de
munitions et d’armes », là où étaient produits par millions les
pistolets et les balles destinés aux bidasses.

chiffres Où en était Richter dans les années


soixante ? Il faisait du sur place. Puis lent retournement de la
situation. Tout ce qui le hantait, ce dont il ne parlait jamais, ce qui
reposait prêt en lui depuis le bombardement de Dresde, se libère
en 1965 avec la toile Herr Heyde (Mr Heyde). Werner Heyde, SS-
Standartenführer, était un stratège déterminant du programme
d’euthanasie, il sera accusé plus tard d’avoir la mort de 100 000
personnes sur la conscience. Le tableau de Richter, qui porte le
numéro 100 dans son registre, fonctionne comme un classique
« souvenir-écran », une notion inventée par Freud dans son
étude sur l’interprétation des rêves, dans laquelle il détermine
comment une seule image peut représenter un cercle de plusieurs
thèmes refoulés. Gerhard Richter, un peintre d’Allemagne,
connaissait, au moins par ouï-dire, la relation de son beau-père
Eufinger avec la SS. Chaque jour, la une des journaux faisait éclater
de nouvelles révélations sur les escadrons de protection d’Hitler.
Ce « souvenir-écran » a permis à l’artiste de montrer quelque
chose sans le révéler. Le motif Heyde désignait-il aussi Eufinger,
deux fidèles du mot d’ordre hitlérien « SS-Mann, Deine Ehre heisst
Treue (Homme SS, ta gloire se nomme fidélité) ».

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Heyde par exemple, fils d’un fabricant de draps de Forst dans le
Lausitz. Le prof. Dr.med. était ordinarius en psychiatrie et soins
des maladies nerveuses à l’Université de Würzburg. D’abord
examens d’État avec la mention « très bien », puis promotion
grâce à son travail sur « Eingeklemmten Bruch mit Zystenbetei-
ligung (Fracture bloquée avec participation de kystes) », un sujet
étrange. Heyde passe l’examen de médecine avec la note 1 dans
les 7 branches. Sur le conseil de son patient Theodor Eicke, il
s’engage dans le NSDAP, puis dans la SS. C’était prendre conseil
auprès du diable lui-même. Eicke sera plus tard nommé
Inspecteur de camp de concentration, et Heyde, dans un parallé-
lisme frappant, « expert en chef » de l’euthanasie NS. Après la
guerre, il poursuit sa carrière de médecin dans le Nord de

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l’Allemagne sous le faux nom de Dr. Fritz Sawade, comme
jardinier d’abord, puis médecin du sport. La justice allemande
avait lancé contre lui un mandat d’arrêt international, mais il
poursuit sa vie tranquillement dans le Schleswig-Holstein,
protégé par des complices dans les milieux de la justice et de la
médecine. Il livre des expertises pour les tribunaux, plus de 7 000
pour le Tribunal social et pour les assurances sociales, vit sans
être ennuyé, bien que sa véritable identité coure sous le manteau.
Un type aimable d’après son voisinage.

1959 marque la fin de la double vie de Heyde. Gerhard Richter le


peint avec son garde d’après une photo parue dans un magazine.
Des magazines que lui envoyait généralement sa tante Lenchen de
Kiel. Dans le magazine Quick, autrefois très prisé, la légende disait :
« Dr. Werner Heyde, le psychiatre du diable à la porte de la prison.
Dix ans trop tard, mais la justice a finalement mis la main sur lui –
parce que des médecins, des professeurs, des fonctionnaires et un
procureur étaient tombés entre ses mains… » Sous le portrait, le
peintre d’enseigne expert qu’est Richter, trace dans le plus pur style
du reportage les lignes suivantes : « Werner Heyde en novembre
1959, au moment où il est présenté à la justice». Heyde, alias
Sawade, se pend le 13 février 1964 au radiateur de sa cellule dans la
prison de Butzbach, peu avant le début de son procès.

L’image de presse peinte par Richter en 1965 est codée. Elle


contient tout en elle, pensées, imagination, attentes, sentiments.
Qui la déchiffre connaît le secret du peintre. Nous sommes ce qui
nous est arrivé. Des questions exigeaient des réponses. Des
perceptions devenues de l’art : « chaque mot, chaque trait, chaque
pensée nous est donnée par notre époque, par ses circonstances,
ses combinaisons, ses efforts, par leur passé, leur présent. Ce n’est

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donc pas possible d’agir et de penser de manière indépendante et
objective. » C’est l’approche formulée par Richter pour l’exposition
Verweile doch... Traduction: un peintre se dévoile à travers son art.

Tante Marianne, le beau-père Eufinger, Mr Heyde, Oncle Rudi,


l’une mesure 120 x 130 centimètres, l’autre 150 x 200 centimètres,
la suivante 55 x 65 centimètres, la quatrième 87 x 50 centimètres.
L’artiste utilise 5 mètres carrés de toile pour son requiem, un
travail colossal sur l’effondrement du monde humain.
Apparemment sans rapport, ces œuvres composent pourtant un
système cohérent. La frontière imaginaire qui les entoure ne sera
franchie qu’au prix de la vérité. La résolution de l’énigme ne sera
trouvée qu’au prix du malheur. Ce qui a été, ce qui est, se montre
au grand jour : la catastrophe familiale, le naufrage dans le
naufrage du Troisième Reich. Messages aux descendants, matière
pour un film sur l’art et la réalité qui traite de coupures, de failles,
de fragments, chaque morceau renvoyant au tout, et en dernier
lieu restent des certitudes sur la blafarde mère Allemagne.

En novembre 2004, l’évêque de Würzburg (et historien d’art


diplômé) Friedhelm Hoffmann remet à Gerhard Richter le Prix
des Catholiques pour l’Art avec toute la joie exubérante qui
accompagne une telle cérémonie. Il accepte la distinction avec
cette joie retenue qui lui est propre. Une projection de diaposi-
tives déroule une rétrospective de ses toiles. L’orateur cite l’Épître
aux Corinthiens 1, 13, verset 12 : « Car nous voyons, à présent,
dans un miroir, en énigme ; mais alors ce sera face à face. À
présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je
connaîtrai comme je suis connu. » Richter, à travers la magnifi-
cence virtuose de ses couleurs, est le peintre de l’éphémère. Le
public fait de lui le témoin de la douleur.

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Tante Marianne, comme figure de mort, complète le singulier
musée des ombres de Richter. Celui qui connaît son chemin de
douleur ne pourra plus détourner les yeux du tableau. Elle apparaît
comme estompée, avec un léger effet de distanciation, selon la
technique qui fera ultérieurement ses preuves, comme si la main
avait tremblé face aux sentiments qu’elle faisait renaître. Le rendu
des détails est d’une transparence trouble, comme si quelque
chose avait échappé à Richter alors qu’il se faisait une image d’elle.
Ludwig Wittgenstein déjà, avait posé la question philosophique :
« Une photographie floue est-elle vraiment le portrait d’une
personne. » Dans notre réflexion, la question devient : « Le flou
n’est-il pas ce dont nous avons justement souvent besoin ? » Et la
réponse : c’est sur ce genre de photo qu’il y a le plus à voir.

Le numéro 87 a d’abord été accroché sur le mur de l’atelier de


Richter, à côté de travaux comme Horst mit Hund (Horst avec un
chien) , et a été photographié par hasard pour un catalogue. La
toile n’est pas mélancolique, simplement saisissante par la
tragédie qui y est peinte, et pour laquelle Richter éprouve de la
compassion. Une représentation chargée d’un pathos involon-
taire. L’hommage rendu à sa tante dépouillée de sa vie. À maints
égards, c’est une peinture de la folie, une peinture-monument
aussi. À Schweidnitz, aucune croix, aucune pierre tombale, aucun
nom ne rappelle la Melancholia de Richter. Si l’on ne connaît pas
le parcours de Marianne, la toile n’est d’abord qu’une toile parmi
d’autres de cette année 1965 particulièrement productive. Elle
est toujours une toile parmi de nombreuses autres, mais
maintenant la mort se tient derrière elle.

Je n’arrive pas à m’expliquer comment des lignes de vie toujours


nouvelles s’éloignent de l’artiste pour revenir à lui, inexorable-

– 271 –
ment. À Stuttgart, dans la I.-Strasse se trouve une maison où vit
une veuve avec cette toile. Elle est encadrée d’une fine tige en bois
« sans chichis ». Madame G., 86 ans, dit que son mari s’est bien
entendu avec Richter. Le collectionneur a payé 1 000 marks en
1965, une belle somme à l’époque, une somme ridicule
aujourd’hui. « C’était un grand format » souligne de son côté le
galeriste René Block. Ni l’artiste, ni l’acquéreur et encore moins
le marchand ne connaissaient l’histoire de Marianne. Le tableau
est allé à Berlin, peut-être aussi à Vienne, selon madame G. La
« City Galerie » de Zurich l’a certainement montré. Ainsi le
portrait de Marianne a bien plus voyagé qu’il ne lui a été donné
à elle de le faire. À tous les niveaux de son être, on peut dire que
Richter l’a fait connaître. C’est l’art qui réunit les morts et les
vivants.

LA grande morT Grossschweidnitz, 1945. Les


derniers jours de tante Marianne. Pas d’amélioration en
perspective, pas un rayon d’espoir, les nuages qui courent dans
le ciel ne signifient plus rien. La malade a faim. Avoir faim fait
mal. Une femme détruite, fanée tôt, fragile, courbée, dont les
bras embrassent tout son corps. Une créature éthérée, en voie
d’évaporation, un état décrit par un terme bien trop poétique :
« être l’ombre de soi-même». L’institution « appliquait à la
perfection » le système que l’historien Boris Böhm nomme
« médicaments-faim-mort ». Les patients étaient parqués
comme des animaux, désespérés, les « humiliés » se jetaient
aux pieds des infirmiers, suppliaient pour un morceau de pain.
Ils imploraient des oreilles qui restaient sourdes. Leur calvaire,
décrit avec de terrifiants détails par des témoins visuels,
dépasse l’imagination.

– 272 –
La jeune tante de Richter était solide. Elle a résisté presque huit
ans à cette situation impitoyable. La paix approche. Trois mois
trop tard pour elle. Elle n’est plus qu’un trait sur son lit de mort
(ou plutôt son grabat de paille), pèse à peine plus qu’un enfant.
Elle a capitulé depuis longtemps. Très fragile, apathique comme
ceux qui sont affamés, trop faible pour tenir le moindre
monologue balbutiant. Ses dernières forces se sont consumées.
Il suffira juste de quelques comprimés pour lui donner le coup
de pouce pouvant la faire basculer. Amorphe, terrée en elle-
même. Le spectacle de cette vieillarde de 27 ans ne touche
personne. Un masque de misère parmi des milliers d’autres. Elle
s’est rendue depuis longtemps. Marianne Schönfelder, sous l’effet
du poison anesthésiant, glisse hors de sa vie crépusculaire. Pour
les surveillants, le numéro 826 est déjà mort. Non, elle vit encore.
Son voyage n’est pas encore fini.

En février 1945, le Dr. Stankeer rapporte sur la feuille de la malade :


« maux de tête, rhume, diarrhée (sans sang ni mucus). Pat. Maigre,
affaiblie, tranquille ». Le 9 février, les battements de cœur de
Marianne sont « bas, sonorité claire dans les poumons, quelques
bruits humides ». Et ça continue : « Pat. Maigre et
détendue. »Trois jours plus tard ce sont les poumons « apparition
d’engorgement » remarque-t-on : « Pat. Très amaigrie. » Trois
jours plus tard encore : « Très faible, battements du cœur presque
inaudibles, pouls presque insensible. » Le dossier se clôt sur la
phrase : « La patiente est décédée le 16 février 1945. Diagnostic :
Schizophrénie, maladies qui l’accompagnent : myocardiopathie,
refroidissement. Cause du décès : arrêt cardiaque. » La nouvelle
est contresignée à nouveau par le médecin russo-allemand Stankeer,
engagé en 1943 par l’hôpital. Ses papiers personnels soulignent :
« N’est pas familier de la langue allemande courante. »

– 273 –
Sur le protocole que j’ai trouvé dans les archives d’État à
Leipzig, l’infirmière en chef Wedel déclare la mort de Marianne
à 5 heures 45, il faisait encore nuit. Sa tragédie se termine sur
un formulaire. Le poids des ténèbres est devenu trop lourd pour
Marianne Schönfelder, c’est à cette heure que l’âme quitte le
plus volontiers le corps. Le soleil devait se lever à 7h17. L’aurore
promettait un vendredi couvert. Le médecin de la section signe
la notice, dans la marge se trouve une mystérieuse remarque
« hérité » qui n’a aucun sens. Elle sera poursuivie par les sbires
d’Hitler jusque dans l’au-delà: le diagnostic « 14 », le sceau de
la folie jusque sept pieds sous terre, comme si cela avait encore
une importance. « Maladie héréditaire : oui », est spécifique-
ment répété sur le certificat de décès. Le père « devait être
informé par lettre » (il est mort depuis longtemps !), comme
les services sociaux de la ville, le service de santé, le ministère
public de Dresde, le registre civil et le presbytère Grossschweid-
nitz. À demi effacée, une croix ajoutée au crayon clôt le dossier
428.

En général, les infirmiers préféraient le Luminal au Véronal,


deux fois 0,3 gramme par jour, cette quantité thérapeutique
n’est toxique que sur des patients affaiblis et affamés. La
méthode éprouvée était de provoquer le trépas par pneumonie.
Puis, toujours d’après le même schéma, la famille était informée
du décès pour « causes naturelles, par exemple, paralysie
cardiaque, bronchite, pneumonie ». Le modèle d’avis est le
même pour d’autres patients. Un modus operandi qui sera
révélé au public lors du procès de l’euthanasie tenu à Dresde en
1947, au cours duquel ces énormités ont été étalées le plus
banalement du monde par ceux qui étaient plus de cent fois
meurtriers.

– 274 –
Pour Marianne, le paragraphe « explications » est supprimé
« parce que la cause du décès est claire ». Autrement dit :
« meurtre ». Son « départ » est indiqué sur un formulaire bon
marché, une preuve supplémentaire que la mort était une routine
parfaitement organisée à Grossschweidnitz. Le registre des décès
de 1939 à 1945 aligne 5 773 morts, dont 5 636 étrangers et 137
habitants seulement.

Le 16 février 1945, le jour du décès de Marianne, une couche de


fumerolles alimentée par divers incendies isolés reste suspendue
au-dessus de Dresde, ainsi que le décrit Götz Bergander dans son
œuvre de référence Dresde in Luftkrieg (Dresde sous le feu de la
guerre aérienne). On devine un « Fieseler Stroch* » en mission
de reconnaissance, volant bas, qui tourne au-dessus des feux
crépitant. Les survivants qui scrutaient nerveusement le ciel
pouvaient le confondre avec le prochain messager de la mort. Le
pilote, malgré l’air enflammé, a pris une série de clichés vers 15h30
pour confirmer ce qui causait le désespoir des habitants. Sur la
photo numéro 34 on reconnaît les « Brühlsche Terrasse », qui
deviendront si importantes pour Richter, et le centre-ville, ravagés,
la « Frauenkirche » éclatée, ainsi que la vieille ville incendiée sur
le front de l’Elbe. Dans le voisinage du ministère des Finances, très
abîmé, sur la Königsufer 1, on devait également pouvoir localiser
la maison en ruine des Schönfelder sur la Wiesentorstrasse.
D’après le plan de la destruction, Feuille 1, Source: 4.2.17
No.136/1, leur logis, directement situé à l’angle de la Grosse Klos-
tergasse (aujourd’hui Köpckestrasse) a été radié. Ses locataires
signalent une perte totale auprès du Service des dommages de la
guerre. Dans ce coin historique, seul le Jägerhof, un musée de
l’artisanat, épargné, est d’époque, à * La cigogne Fi156, avion à
l’exception de l’angle qui a été reconstruit. hélice utilisé comme agent de
liaison et d’observation

– 275 –
Expéditeur inconnu. Deux lignes. La famille apprend avec retard
que « leur fille, mademoiselle Marianne Schönfelder », est
décédée. Une manœuvre dilatoire probablement planifiée dans ce
genre de situation : ils ne devaient pas avoir la possibilité de prendre
congé de leur enfant affamée, vraisemblablement anesthésiée
comme un chaton indésirable. Impossible de savoir quand la mère
lui a parlé pour la dernière fois à Grossschweidnitz, même si un
registre des visites a existé, il est désormais introuvable, il n’est pas
à la clinique ni aux archives de Dresde. Ce qui est certain, c’est que
Dora et Marianne se sont séparées en pleurant.

L’enterrement est prévu le 21 février 1945 à 12h. Ce mercredi,


une alarme aérienne éclate sur Dresde à 14h05. Les machines
de la 8e flotte aérienne US, objectif Nuremberg, sont en vol.
D’autres alarmes aériennes à 20h25 et à 21h25, cette fois les
« Moustiques » de la Royal Air Force avec Berlin pour objectif.
En Saxe, le temps est nuageux, temps hivernal normal avec 6,2
degrés. Le soleil a fait son apparition deux heures durant. À travers
les vitraux de la chapelle perçait une lueur laiteuse lorsque la tante
de Richter a été mise en terre. Le bâtiment en briques aurait certai-
nement pu recevoir une cinquantaine d’hôtes en deuil. Mais
qu’est-ce que cela veut dire être mis en terre à Schweidnitz ?
Personne n’arrivait à suivre le rythme des enterrements.

Dresde continue de se débattre sous les impacts des attaques


aériennes. La réponse de Dora Schönfelder part le 27 février de
Langebrück pour Schweidnitz. Trois phrases poignantes : « La
nouvelle de la mort de ma fille chérie Marianne Schönfelder
décédée le 16 février de cette année, m’est parvenue aujourd’hui
par la poste. Ce choc me touche d’autant plus que je ne pouvais
pas être présente à son enterrement. Veuillez s’il vous plaît me

– 276 –
dire comment celui-ci s’est déroulé afin que je puisse prendre
d’autres mesures. » Signé « Dora, Vve, Schönfelder ». Le sol se
dérobe sous elle. Elle a 62 ans, vient de perdre le troisième de ses
quatre enfants. Des mots dans lesquels la douleur se mêle à
l’âpreté. Mais elle aura cependant tenu pour un heureux hasard
que cette nouvelle ait été épargnée à son mari qui avait tant
souffert jusqu’à sa mort. Aucune formule de salutation en
conclusion de sa lettre, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. L’ad-
ministration ignore la missive qu’elle fait suivre sans commentaire
au pasteur de l’hôpital, Johannes Axt.

L’ecclésiastique écrit une missive de condoléances datée du 8


mars 1945. Le ton formaliste laisse percer une tentative
d’approche personnalisée. Axt est sous pression. À Schweidnitz,
on meurt dix fois plus souvent qu’au cours des années normales.
Du coup, Axt ne se rendait pratiquement plus au cimetière déjà
agrandi, mais était uniquement occupé à écrire des centaines de
lettres de condoléances. Entre 1943 et 1945, l’hôpital n’est qu’un
cortège permanent de cercueils. On murmure même dans le
village que des tunnels ont été creusés et que les morts de « l’eu-
thanasie sauvage » sont transportés par charrettes entières à
travers les catacombes. Seule une fosse commune avec des corps
entassés les uns sur les autres pouvait contenir les victimes dans
cet espace réduit. Axt avait été endurci par ses services religieux
au front, l’ancien curé de division en avait vu plus qu’un seul
pasteur ne peut en supporter.

L’AdminisTraTeur de LA souffrance
Fuir aurait été plus facile que de rester. Les exigences de sa charge
n’ont pas faibli sous Hitler. Il n’échappe pas à l’obligation de

– 277 –
devoir prouver « que lui et sa femme sont de pure souche
allemande par la présentation des documents afférents ». En
février 1939, le « Führer et Chancelier du Reich » lui décerne le
« 2. Stufe des Treudienst-Ehrenzeichens (Médaille d’honneur
2e classe pour services loyaux) ». Le 24 novembre 1941 – tante
Marianne est alors enfermée dans la lointaine institution de
Wiesengrund alors qu’à Berlin l’orateur Heyde renseigne les
juristes de pointe de l’Allemagne sur « l’euthanasie » pour en
faire ses complices silencieux – les dossiers du pasteur disent que
son travail à la cure concerne principalement les « cérémonies
d’enterrement et les tâches annexes : section de biologie
héréditaire, bibliothèque, encadrement juridique des malades
dans les procédures judiciaires liées à la santé héréditaire », donc
en cas de stérilisations contraintes. Depuis 1937, le tribunal de
Löbau l’oblige à devenir « le berger de celles qui doivent être
stérilisées ». Axt s’occupe encore de 20 « tutelles ». L’Organi-
sation des paysans du Reich l’a aussi chargé de la « mise en fiches
des livres de l’église pour la réalisation d’une bibliothèque de la
communauté du village ». Une description de sa charge qui n’a
rien d’édifiant, fort éloignée de son véritable office auprès des
démunis. En 1942, le ministère de l’intérieur de Saxe l’informe
qu’il doit « cesser toute activité en tant que pasteur de
l’hôpital ». Son ministère se limitait à être le gardien des morts.
Impuissant, il se tenait au pied des tombes.

Charitable, Johannes Axt réconforte le cœur de Dora Schönfelder


avec de pieux euphémismes : « Nous regrettons du fond du cœur
que la nouvelle du décès de votre Marianne vous soit arrivée si
tard. Nous savons combien il est important pour les parents de
nos malades de pouvoir prier devant leur cercueil et à quel grand
sacrifice ils doivent consentir. Peut-être pensez-vous que nous

– 278 –
aurions pu vous télégraphier. Mais la poste de notre circonscrip-
tion n’accepte plus ce genre de télégramme. » Quels que soient
ses efforts, ses mots sont ceux d’un administrateur de la
souffrance devenu complice des nazis, à l’ombre de son clocher,
sur la colline aux nonnes. Des affamés et des mourants, où qu’il
tourne son regard.

Johannes Axt était une institution, son nom a encore une certaine
résonance aujourd’hui. Le pasteur a débuté en 1926 à Gross-
schweidnitz. Il se peut qu’un puissant syndrome de secouriste ait
poussé ce fils d’un huissier du tribunal régional à choisir le
ministère. Un éloquent représentant de sa corporation. Le jeune
Johannes chantait autrefois dans le chœur de l’église. Ce n’était
pas un pantouflard, dès ses études terminées, il est devenu un
bouillant précepteur au « Schloss Chartreuse ». Conduire sur la
voie de la consolation une communauté de 750 âmes exigeait de
la force, car seul un miracle aurait pu secourir ces êtres bizarres,
tordus et tourmentés. Alors qu’Axt expliquait les Saintes Écritures
aux âmes en peine, il pouvait prendre appui sur la chaire et diriger
leur regard vers son relief en calcaire: une représentation du
Christ en prière à Gethsémani, sa trahison et son arrestation au
pied du mont aux oliviers. Jésus parla à ses disciples : « Asseyez-
vous ici, jusqu’à que je m’éloigne et priez. »

Au moins le natif de Dresde compatit dans le mouroir de Gross-


schweidnitz, c’est certainement le seul dans cet environnement de
cœurs endurcis, il est bien triste de ne pouvoir en sauver aucun.
Une voix humaine, comme le prouvent les lettres archivées dans
le courrier de l’hôpital qui évitent la prose répétitive malgré des
textes standards. Est-ce vraiment Johannes Axt qui a prié pour elle
– et qui a rendu Marianne à la terre à 12 heures ? Est-ce lui qui a

– 279 –
emporté la dernière image de la tante du peintre ? Le visage de
la morte: « Son corps a été exposé avec grand soin dans notre
jolie chapelle. Une rangée de couronnes reposait sur son cercueil.
Après la cérémonie, la disparue a été portée en terre dans notre
cimetière. La crémation n’a pas été possible car il n’y a aucune
possibilité de transport vers Zittau actuellement. » Il parle du
Zittau où étudiait le lycéen Gerhard Richter venant chaque jour
de Waltersdorf.

Les nazis ont confisqué trois des quatre cloches de l’église pour
les fondre. Est restée la plus petite, de tonalité B, coulée en 1920
et portant l’inscription « Je suis la résurrection et la vie. » Elle
résonne dans la solitude. L’harmonium se tait dans le hall des
départs en briques jaunes. A-t-il vraiment existé ce cercueil de
Marianne dont parle la lettre d’Axt ? On peut en douter. En 1942,
l’hôpital achetait encore de grandes quantités de cercueils en
bois. Mais des milliers meurent entre-temps. L’homme de Dieu
inventait probablement de pieux mensonges pour la paix des
survivants. Qu’aurait-il pu faire au nom de Dieu ?

Axt tape hâtivement sa lettre. De nombreuses fautes de frappe,


de pluriel, des points au lieu de virgules, prouvent sa précipita-
tion. Marianne est décédée soudainement d’un « trouble circu-
latoire », il ajoute qu’elle avait « de toute manière des problèmes
cardiaques ». Quelle que soit la personne qui a transmis la
formulation au pasteur, il n’a jamais été question d’une telle
maladie durant ses huit années passées dans les hôpitaux. Encore
deux semaines avant sa mort, l’auscultation avait donné
« tranquille, indifférente, ne se fait pas remarquer, battements du
cœur nets, mais bas ». Et l’inévitable banalité d’usage : « Nous
prenons de tout cœur part à votre deuil. Veuillez, chère Madame

– 280 –
Schönfelder, ne pas oublier que la mort qui vous enlève votre fille
a apporté la rédemption à une existence sans espoir ni valeur. »
Cette formulation peut nous le faire percevoir comme un
complice de la politique raciale d’Hitler. Du reste, la mort « est
une fatalité à laquelle vous devez être reconnaissante. Elle vous
libère aussi de tourments et de peines infinis. Surtout elle n’a ni
le dernier mot, ni le mot décisif dans le destin des hommes. Elle
n’est que le passage dans une forme permettant à l’âme humaine
de se libérer des entraves que lui inflige son corps malade, de
toutes les souffrances que les maladies lui ont fait subir. » Il
envoie également ses condoléances en février 1945 avec
« Meilleures salutations et Heil Hitler ! » En accrochant avec
plaisir un petit rond à la barre du T de son nom, une coquetterie
montrant sa soumission à la vanité terrestre. Dans les remous de
la guerre, la mère Dora a certainement dû avoir du mal à annoncer
le nouveau drame à sa fille, Hildegard Richter, à Waltersdorf :
quatre morts en huit mois, trois enfants, son époux.

Pour en finir avec cette affaire, le pasteur passe à l’ordre du jour :


« Si vous le désirez, l’hôpital se chargera des soins de la tombe de
Marianne pour la somme de 6 reichsmarks par an. » Le 3 juillet
1945, les services sociaux, département Neustadt, écrivent « Nous
vous prions de nous faire savoir si l’enterrement de la Schönfelder
a provoqué des frais à la charge des services sociaux. De quelle
valeur et qui les a payés ? Merci de répondre rapidement. » Au
crayon, un fonctionnaire a écrit en dessous : « rembourser facture
des frais d’enterrement 70.10 reichsmarks ». Dans le détail,
transport du corps 24 marks, utilisation du hall du cimetière 3
marks. La somme finale semble plutôt indiquer que Marianne a
fini dans une fosse commune, car l’enterrement dans un cercueil
revenait normalement à 103.10 reichsmarks, dont 33.50

– 281 –
uniquement pour la caisse en bois. D’ailleurs, à cette époque sans
foi ni loi, plus personne n’était disponible pour porter le cercueil.

L’année 1945 s’étire sur le pays. « Madame Dora verw.


Schönfelder » envoie par virement postal la somme de 12.50
marks pour deux soins floraux de la tombe de Schweidnitz. En
mars 1946, elle se plaint de n’avoir pas encore eu la possibilité
« de visiter la tombe de sa fille chérie. Elle avait des choses à
régler. C’est pourquoi elle réclame instamment une attestation
« nécessaire pour l’autorisation du voyage en chemin de fer ».
En février 1947, le jour anniversaire de la mort, elle se plaint de
n’avoir « pas trouvé la tombe terminée en automne » et suppose
que « vous me créditerez la somme économisée sur 1947 ». Il
est certain qu’elle s’y est rendue de Waltersdorf, accompagnée
par sa fille Hildegard. Toute la folie de la politique d’extermina-
tion du national-socialisme a déjà été dévoilée, finie l’époque de
l’occultation, la police criminelle enquête sur les coupables.

Un monument incongru au « combattant contre le fascisme »


se dresse devant le portail de l’hôpital. Il n’a jamais été prouvé
qu’un tel individu ait existé à Grossschweidnitz pendant le
Troisième Reich. Bien au contraire. Aucune voix ne s’est élevée
pour dénoncer le « meurtre par la faim », il a été ignoré par les
complices du village qui trouvaient du travail à l’hôpital
(mangeaient à satiété et ont bien dû assister à l’indicible). Tous
les gens de Schweidnitz étaient dans le besoin. Les historiens
parlent d’une « profonde dépression », la distribution de
« petits pains et de viande hachée » allouée aux adultes pour la
fête des moissons de 1946 mérite d’être mentionnée. Dans les
champs, les affamés s’arrachaient « littéralement les épis des
mains ». Sur les bords des domaines appartenant à l’État, 800

– 282 –
personnes « comme un mur, bêche contre bêche, seau contre
seau » attendent de marauder des restes de pommes de terre
après la récolte. À Waltersdorf, les Russes distribuent de la soupe
d’orge. Gerd, en compagnie de son père, devait lui aussi sortir
« pour glaner ». Ces voyages en train pour aller grappiller
pouvaient durer des jours. Ils avaient acheté une grande quantité
de fouets de cuisine et allaient les marchander chez les paysans.
Vaisselle, couverts, tapis, tout était bon. « Tout ce que nous
possédions. » Le peintre ajoute qu’il était un piteux négociateur.

LA fAcTure Citadelle imposante, le tribunal


régional de Dresde se dresse sur la Münchner Platz. Son archi-
tecture est celle d’une forteresse qui aurait été réalisée à partir
d’une boîte de construction assemblant Renaissance, Art
Nouveau, Mouvement Réformiste et Réalisme. Prolongée par les
quatre ailes du bâtiment annexe de la prison, l’architecture est
écrasante, de quoi liquéfier le courage de n’importe quelle
canaille. Le quartier est dominé par la tour haute de 60 mètres
sur laquelle se dresse une main qui prête symboliquement
serment. La façade extérieure est ornée des symboles de la
domination que sont le lion et le griffon, du combat de Saint
Georges contre le dragon, ainsi que de hauts-reliefs sur les
thèmes « crime, aveu, jugement et pénitence ». Sur le fronton
principal, une figure féminine ne promet pas moins que « la
Vérité ». Au-dessus de l’entrée, la sentence : « Nichts ist so fein
gesponnen, dass es nicht käme zu Sonnen (Aucun fil ne sera jamais
aussi finement tissé qu’il ne se révèle au jour) *». En face, un
coup d’œil en biais sur la Münchner Strasse 10, entre la
Nürnberger Platz et la Bayreuther Strasse, permet d’apercevoir
l’autre bâtiment appartement au professeur Heinrich Eufinger.
* Traduction libre

– 283 –
Deux ans après la chute de la dictature d’Hitler, le 16 juin 1947,
un tribunal d’assises exceptionnel juge les coupables des hôpitaux
de la mort de Saxe. Finalement, la « malédiction vengeresse »
que le père d’Elfriede Lohse-Wächtler avait promise au monde
en recevant le certificat de décès falsifié n°128 de sa fille, morte
dans les chambres à gaz de Sonnenstein, s’accomplit : l’anathème
serait jeté pour l’éternité sur « celui qui a ordonné, à la légère ou
en proie à une mégalomanie d’une brutalité sauvage et indiffé-
rente, de donner…le signal déclenchant, pour des motifs admi-
nistratifs et techniques, le massacre aveugle des patients des
hôpitaux ». Il prie de faire suivre sa lettre à Hitler. Lettre qui a
valu à Wächtler quelques jours entre les mains de la Gestapo.
Mais son inextinguible soif de vengeance a porté ses fruits: le
voisin d’Eufinger et gouverneur du Reich Mutschmann sera
fusillé à la Lubjanka de Moscou. Le gouverneur du Reich Philipp
Bouhler, un des planificateurs de l’« Action T4 », se suicide. Le
directeur du ministère chargé des hôpitaux Herbert Linden se
suicide aussi. Le chef de la santé du Reich, Conti, se supprime.
Accusé du meurtre d’enfants, le docteur Mittag de Schweidnitz
choisit la corde en prison. Les infirmiers Arhold, Bäurich,
Menschel, Eichler se sont déjà donnés la mort. L’accusé Felfe se
pend dans la prison de Zwickau.

Ce sont des maudits que l’on juge sur la Münchner Platz. La presse
avertit le public que la lecture de l’acte d’accusation « est décon-
seillée aux nerfs fragiles ». Une accusation volontairement
emphatique reproche aux accusés « d’avoir perdu la notion et le
sentiment de la vraie et authentique humanité », « le sang de
milliers d’hommes réclame le châtiment, car ils ont péché au-delà
de toutes les limites contre le commandement : tu ne tueras
point ! »

– 284 –
Le tribunal siège dans la Salle Haute sous l’autorité du bâtonnier
Dr. Fischer. Aujourd’hui, c’est un auditorium pentu de 150
places de l’Université des Techniques, dans lequel les voix se
perdent sans microphone. À l’époque de la RDA, la salle A251
était consacrée à des cours sur « la gestion socialiste », ce qui
ne veut pas dire grand chose… Aujourd’hui s’y tiennent des
cours sur le capitalisme : « pédagogie de l’économie », « statis-
tiques II », « économétrie ». Une plaque à l’entrée rappelle aux
étudiants le procès de 1947. À l’époque, une agitation extrême
régnait dans la salle : des télégrammes journaliers, des résolutions
de citoyens et d’associations d’entreprises formulant des
menaces précises contre les défenseurs de cette « bande
d’assassins ». La demande du public d’un châtiment sévère
impliquait de revoir constamment la procédure et le bâtonnier
Fischer dut demander aux protestataires de nommer des « obser-
vateurs » pour surveiller le bon déroulement des débats. Le
tribunal débattait sur la base de la loi No. 10, art. II du Conseil de
contrôle des Alliés réglementant la « punition des personnes »
qui « s’étaient rendues coupables de crimes de guerre contre la
paix ou contre l’humanité ». Déposée le 20 décembre 1945, dix
ans jour pour jour après la stérilisation contrainte d’Elfriede
Lohse-Wächter, cette nouvelle loi englobant les « crimes de
masse commis collectivement », dont l’extermination, l’esclava-
gisme, la déportation, était nécessaire, vu que les termes
juridiques employés jusque là auraient été incapables de rendre
compte de la « terrifiante accumulation » des faits.

15 accusés se serraient sur les bancs. Cinquante autres prévenus


avaient filé sans demander leur reste, après avoir accompli
fidèlement leur tâche. Il faut s’imaginer les policiers dans la salle,
l’assesseur Thaler avec ses yeux épieurs, la rapporteuse dans sa

– 285 –
blouse blanche aux manches courtes, les spectateurs appuyés sur
la balustrade de la galerie, l’odeur de la peur et de la lâcheté sur
les bancs des accusés. Le juge chargé de la direction des débats
en surplis, la pile de dossiers devant lui. Il dispose de 8 tomes de
matériel, que je demande à consulter sous le numéro 11 120 aux
Archives de l’État. Un fonctionnaire mal luné me les jette sur le
comptoir. Si ça me révolte autant, c’est peut-être aussi parce
qu’au cours de mes investigations sur cette période de
l’Allemagne, j’ai été confronté à la bureaucratie, ses démarches
préliminaires, ses délais, ses heures d’ouverture, ses interdits, ses
limitations, le pouvoir de ces gratte-papiers avec leurs conti-
nuelles admonestations morales sur d’insondables manuscrits
m’ont d’abord énervé, puis carrément paralysé. Les dossiers sont
reliés avec du papier brun, dos en lin et page de garde sur le
dessus, certaines pages sont déchirées, percées, certaines
renforcées au verso avec du papier transparent. Sur la fiche de
consultation qui les accompagne, je trouve les noms de Götz Aly,
Boris Böhm, Heinz Faulstich, ou Thomas Schilter, quelques uns
de ces auteurs devenus familiers qui se sont penchés sur une
histoire qui risquait de tomber dans les oubliettes de la mémoire
allemande.

La bande est assise comme une rangée de spectateurs impatients


dans une salle de théâtre, on ne croirait pas avoir affaire aux
auteurs d’une série de meurtres sans précédent. Plus que
quelques pas jusqu’à l’échafaud. Dans le couloir qui mène à la
salle du jugement, le regard, à travers les fenêtres cintrées, donne
sur une cour fermée sans aucune issue. C’est là que sera dressée
la guillotine transportable. Ce sera bientôt leur tour ? Dès qu’ils
se déplacent dans le bâtiment labyrinthique, dès qu’ils en sortent,
ils ont en permanence l’estrade sanglante sous les yeux.

– 288 –
Avec l’image de tante Marianne assassinée en tête, on s’attend à
rencontrer des bêtes, des individus sinistres. Au lieu de cela, on
a affaire à des types tout ce qu’il a de commun, des gens
quelconques, terrifiants de normalité. On ne peut pas se
contenter de les observer à contrecœur. Ces hommes en
costume du dimanche, pomponnés pour l’occasion, veulent se
donner l’apparence de la respectabilité. On leur a épargné les
menottes, y compris pendant le transport. Ils ne paient tellement
pas de mine qu’au cours d’un déplacement, le bus transportant
les prisonniers s’est même arrêté à un arrêt de tramway pour
prendre l’assesseur qui attendait, et le faire monter à côté du
chauffeur.

Le banc des accusés occupe tout l’espace de la photo grand


format qui a fait le tour du monde. Avant même de lire la
légende, je sais déjà qui est l’accusé principal parmi les
« médecins meurtriers » : Paul Nitsche, l’homme de droite
dans la rangée supérieure ; il a l’air de quelqu’un qui se trouve là
tout à fait par hasard et assiste à un spectacle intéressant. Au
milieu, Ernst Leonhardt, longtemps médecin traitant de
Marianne à Arnsdorf. À l’avant-scène parmi les femmes, dans
son uniforme d’infirmière à la coiffe empesée, sévèrement
coiffée, le nez petit et pointu, l’accusée Wedel, l’âme damnée du
service de la mort 11 où se trouvait Marianne. Elle a péché, avec
ses collègues, contre ceux qu’elle était chargée de protéger, ce
qui rend ses actes encore plus insoutenables. Les unes et les
autres ont des joues creuses, sont amaigries et pâles. Leurs
pèlerines semblent dégager une odeur de camphre. Pleurni-
cheuses, en pseudo-repentir maintenant qu’elles ne peuvent plus
se mettre sous la protection des « ordres du Führer», comme
le souligne le tribunal.

– 289 –
L’ivresse collective a pris fin. Chacun recevra le prix à payer pour
sa faute dans ce décor sobre et épuré. Ce sont des collègues de
travail, ils se connaissaient en tant que sympathisants d’une même
cause, rien ne lie plus étroitement que les abjections qu’on commet
collectivement. Sur les photos du tribunal, ils affichent des mines
faussement contrites, des yeux battus qui fixent le sol. Pétrifiés,
beaucoup moins par mauvaise conscience que par crainte de la
honte publique. Ils avaient signé un pacte avec Hitler, une
soumission totale, comme on en voit dans les sectes. Même si de
nombreuses études ont paru depuis sur l’euthanasie, dont les
travaux convergents de Götz Aly, Ernst Klee et Karl Heinz Roth,
ce que l’État hitlérien a fait subir aux plus faibles reste inconcevable.

Tueurs en série enTre eux « Rapport


contre le Dr. Schulz et autres concernant le meurtre de malades
mentaux etc… » Le directeur de l’hôpital de Grossschweidnitz
est la figure centrale de l’horreur. Le 12 juillet 1946 – Wolfgang
Staudte tourne déjà Die Mörder sind unter uns (Les assassins sont
parmi nous) avec Hildegard Knef dans le rôle principal, première
prévue le 15 octobre 1946 – l’inspecteur justicier Sinny porte au
protocole la déclaration principale du prisonnier. Année 40, il
a, lui, Schulz, participé à un entretien avec Heyde à Dresde :
« Pour autant que je me souvienne, nous avons été informés des
règles de sélection des malades à envoyer en chambre à gaz. » Il
avoue de son plein gré à l’interrogateur : « Nous savions que
notre manière d’agir n’était pas en accord avec le droit. » Schulz
profite de ses crimes, et encaisse « au fil des années plusieurs
fois 1 000 reichsmarks » en plus de son salaire, « pour émission
de certificats de décès officialisés par le médecin à 10
reichsmarks chacun ». Début 45, vu le rapprochement du front,

– 290 –
il a, sur recommandation ministérielle, demandé à ses collègues
de « sélectionner les cas appropriés afin de réduire notre
nombre de malades par administration de médicaments », et
« de liquider les malades mentaux en administrant de plus
grosses doses de calmants. » Un arrêt de mort pour beaucoup,
dont tante Marianne. Le dernier directeur de son hôpital
expliquait avec une conviction fière : « D’un point de vue
moral, je dois encore préciser que nous nous considérions
comme les pourvoyeurs de délivrance des malades irrécupéra-
bles et non comme des meurtriers. »

Une petite feuille bleue au bord perforé et déchiré dépasse dans


les dossiers d’archives. On se souvient alors que le papier
manquait. C’est la lettre du professeur retraité Robert Schramm
de Plauen, d’une honnêteté sobre, accusant Schulz en octobre
1945 d’avoir été : « l’instigateur du meurtre de ma fille Wilfriede
Schramm » à Grossschweidnitz. Son enfant est tombée dans la
mire des fanatiques de la pureté raciale parce qu’elle était née sans
pouce. À l’hôpital, elle était paniquée. Elle a été assassinée. Le
professeur Schramm s’adresse les plus grands reproches de n’avoir
rien entrepris alors contre l’institution psychiatrique. C’est
pourtant grâce à son accusation que les événements se sont
précipités.

Schulz a vécu l’ouverture du procès en toute tranquillité, bien


soigné à l’hôpital, si judicieusement choisi, de Dresde-Frie-
drichstadt. C’est là que le beau-père de Richter, Eufinger, exerça
pendant une décennie. À l’époque du procès, celui-ci est encore
interné au camp de Mühlberg. Une fois de plus, une biographie
conduit à une autre. L’écrivain Wilhelm Genazino parlerait de
« dignité totale de la vie », mise en scène par un réalisateur

– 291 –
inconnu. Schulz meurt de la tuberculose et de graves problèmes
cardiaques dans la prison de Zwickau le 1er novembre 1947. Le
destin est clément. La guillotine l’attendait. Sa dernière facture,
1230 marks pour 164 jours de soins, comme le précise une lettre
de rappel officielle, est restée impayée.

Paul Nitsche est la figure centrale de l’affaire judiciaire 1 Ks


58/47. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il est l’intellectuel parmi
eux : Professeur Dr. Hermann Paul Nitsche, col blanc, cravate
sombre. Crâne poli qui tombera bientôt dans la corbeille de la
guillotine, séparé du tronc entre la quatrième et la cinquième
vertèbre cervicale comme le veut le procédé. L’aliéniste a choisi
la profession de son père ultra-dominateur, décidé à le surpasser.
Le septuagénaire à l’apparence très soignée fait carrière en tant
que stratège du « crime d’euthanasie », et se libère de son
complexe d’infériorité aux frais des malades mentaux. Nitsche
est un comptable de la mort dégénéré, imbattable à ce petit jeu.
Il inventa un système de cartes numérotées schématisées pour les
stérilisations contraintes. Il les a faites immatriculer, recenser,
contrôler, lister, répertorier, classer, comme pour pouvoir se
vanter de son bilan d’extermination. Une quête maniaque de l’ef-
ficacité mise en système, preuve que les bureaucrates bruns
étaient intouchables en tant que meurtriers et que leur risque
d’être découverts était nul. Son obsession de l’ordre escamotait
toute mauvaise conscience, métamorphosant les victimes en
chiffres. Les chiffres sont pour l’éternité. Le nombre de ses
victimes devait rendre Nitsche immortel.

Personne ne peut deviner qui il est, qui il était. Assis là, on dirait
la bonté en personne. Le langage corporel bride l’horreur. Le
professeur est réellement convaincu que le gazage est une mort

– 292 –
« vraiment très douce et sans douleur », une opinion partagée
par nombre d’entre eux. Les initiés utilisaient entre eux la
locution « Messieurs », tenaient absolument au cérémonial de
leurs « communiqués secrets » portant la mention : « concerne :
élimination de vies inutiles ».

Derrière Paul Nitsche, une route meurtrière se déploie. C’est à


lui qu’on doit l’« aide à la mort » pour les patients de psychiatrie,
« trois prises journalières de 0,3 g de Luminal pendant trois
jours ». Pour des milliers de cas, l’« expert en chef avait le
dernier mot sur le destin des victimes », et veillait à ce que
« ... les malades mentaux soient gazés ». Son défenseur Henning
a été horrifié en apprenant les faits reprochés à l’accusé, il a immé-
diatement rendu son mandat : « Je suis membre de l’Église
confessante. » Le premier procureur Pohl regretta que l’on ne
puisse appliquer que la peine de mort à l’accusé principal, il n’y
avait « malheureusement pas de peine plus lourde... »

En 1902, Nitsche a soutenu sa thèse sur « les dysfonctionnements


de la mémoire dans deux cas de maladies organiques du cerveau ».
À l’époque de Weimar, il avait la réputation d’être un psychiatre
d’avant-garde aux pensées modernes qui pouvait envisager une
carrière exemplaire. Exceptionnellement ouvert, le directeur
temporaire de Sonnenstein souhaitait que ses patients bénéficient
« de gymnastique rythmique et d’exercices de remise en forme »,
il encourageait les cours de géographie, les conférences avec diapo-
sitives, les bals, le théâtre, et les projections de films, y compris pour
les schizophrènes. En 1929, dans le « Handbuch der Geiteskran-
kheiten (Manuel des maladies mentales) », il préconisait un
« contact doux et amical » avec les patients. Ils devaient être
« traités comme des égaux et des êtres de valeur ». Il était important

– 293 –
« que le malade sente toujours qu’on ne le considère pas comme
un cas désespéré.» L’administration de narcotiques devait « être
envisagée avec une extrême prudence ». En réalité, il pense à lui
quand il décrit, au procès, son compagnon d’homicide Werner
Heyde, comme quelqu’un de « très sensible », « un homme très
tendre », son frère en esprit.

Il était entreprenant et assidu, dans l’actualisation des statistiques


sur la folie il révèle son obsession. En 1938, il était l’un des directeurs
de publication de la Allgemeinen Zeitschrift für Psychiatrie und ihre
Grenzgebiete (Revue générale de la psychiatrie et ses domaines
limitrophes), ce qui n’était pas bon signe du tout. En 1938-39, il fait
partie de la « Deutschen Gesellschaft für Rassenhygiene (Société
allemande pour l’hygiène raciale) » de Dresde et siège à la « Erbge-
sundheitsobergericht (Cour suprême de la pureté raciale) »,
convaincu que « l’État populaire » devait conserver « ses
précieuses particularités raciales ». Dr Jekyll et Mr. Hyde – ami de
l’humanité et meurtrier. Selon ses propres dires, il a assisté
« plusieurs fois au gazage », a entendu « les malades enfermés qui
se projetaient contre la porte ou frappaient » sans être particuliè-
rement ému. Intitulé Aufnahmen in Ausscheidungsanstalten (Accueil
dans une institution d’extermination), le film de propagande de
Nitsche montrait l’arrivée d’un convoi jusqu’à « l’évacuation de la
salle de douche » (c’est-à-dire la chambre à gaz !) Tout y était
décrit, y compris la « constatation de la mort », la « mise en
chambre froide », et pour finir, la « crémation ». C’était le point
« c » de son exposé de mai 1940. La plus macabre réalisation de
l’histoire du cinéma.

Ce n’est pas un hasard si un renvoi au professeur Heinrich Eufinger


se trouve dans le tome V des dossiers du tribunal. L’avocat de

– 294 –
Nitsche le nomme le 6 juin 1947 en tant que témoin numéro 4
pour certifier « que l’accusé, lors d’un entretien avec le Reichärz-
teführer (médecin-chef du Reich), s’est défendu d’appliquer l’eu-
thanasie secrète ordonnée par le gouvernement de Saxe ». La
lettre de l’avocat concernant Eufinger, surgie des archives d’État
de Dresde, confirme le fait qu’il a dû être intimement connu des
forces dirigeantes de l’euthanasie et qu’il naviguait dans leurs eaux.
Profondément impliqué dans le processus par sa fonction de
médecin SS, il lui était tout simplement impossible de ne rien
savoir sur l’euthanasie. Les juges n’émettent aucune réserve
concernant sa comparution « pour autant que les témoins soient
joignables ». Eufinger ne l’était pas. Le SS-Obersturmbannführer
était encore au camp de Mühlberg, chez les Russes.

Le commis L’illustré de Saxe Zeit im Bild (Image


du temps) d’août 1947 dissémine les photos du procès entre
des prises de vue de Blumenfrau am Postdamer Platz (La
Fleuriste de la Potsdamer Platz), Evita Perón en visite chez le
pape et « Miss Los Angeles, qui doit posséder les mensurations
idéales ». L’accusé Dr. Ernst Leonhardt est l’homme aux
lunettes, tête d’oiseau dans un col trop large, insignifiant,
courbé, ratatiné, pâle comme la mort. Son dossier personnel
extrait des archives de Dresde récapitule le parcours du parfait
sujet, un document unique sur l’infamie : cursus de physique
et examens d’État à Leipzig, chacun avec la mention « Zensur
I ». 1913 marque sa candidature à un poste de psychiatrie avec
« sentiments respectueux et dévoués ». Tous les documents
nécessaires prouvant « sa souche allemande » sont cochés
d’un soigneux : « aucune objection ». Il n’oublie pas de
mentionner tout spécialement le « Kursus an der Staataka-

– 295 –
demie für Rassen – und Gesundheitspflege (Le cours de
l’Académie d’État pour l’hygiène raciale et sanitaire) ». Il
adhère au NSDAP le 1er mai 1937. Spécialiste en neurologie et
maladies psychiques, il est fiché dans l’accusation en tant que
« responsable des actions de gazage ». Dans le dossier des
archives, on peut lire à côté de cette « accusation principale » :
« A avoué ! », griffonné au crayon.

Dans ses jeunes années, le médecin de Marianne était un type


smart à cheveux blonds et moustache. Il portait une veste aux
revers larges dans le style de l’époque, le nœud papillon suggère
le psychiatre ambitieux qui n’a encore rien à voir avec l’élimina-
tion des malades mentaux. Il est arrêté le 28 février 1946 à Pirna,
accusé de « crime contre l’humanité ». La dernière chose que
Leonhardt aura vue en liberté est la chambre à gaz de
Sonnenstein. Le fait de l’arrêter justement à proximité des lieux
d’extermination est extrêmement révélateur. Selon le
« formulaire d’incarcération » rouge, il est écroué le 1er avril à
la préfecture de police. Division A de la prison de Dresde,
légalisé par un tampon du 2 avril et couché dans le dossier 12 C
448/46 H. Il donne comme adresse le « lotissement de la
gendarmerie » et explique qu’il a gagné 8 000 reichsmarks par
an. Sous « autres documents », il est écrit « carte d’identité
retirée par les Russes ».

En détention préventive, il envoie une requête larmoyante à


« Monsieur le Procureur général de Saxe ». « Je suis depuis près
de huit mois en détention préventive et je suis terriblement
tourmenté et accablé de remords. » Écrit sur les deux faces d’un
papier répugnant, à la consistance de cuir à cause des produits de
conservation utilisés pour le préserver! Tout comme les experts

– 296 –
en chef Heyde et Nitsche, il prétend également être d’une nature
« plutôt tendre ». Bientôt sa femme supplie en son nom : « sa
santé ne supporterait pas un prolongement de sa détention ».
Elle soutient qu’avec ses coaccusés, ils ont soigné les malades
« de manière tout à fait désintéressée ! » Des projets de fuite de
la famille sont découverts et déjoués. Leonhardt se défend : « Je
n’avais aucune fonction au parti. J’y suis entré à cause de mon
directeur le Dr. Sagel. J’ai subi une certaine pression. Je n’ai
obtenu aucun avantage du parti. Je n’ai jamais été politiquement
actif, mes convictions s’opposaient à celles d’Hitler. »

Hitler est mort. Himmler est mort. Leur dévoué fonctionnaire


Leonhardt est encore en vie et se retranche derrière l’affirmation
protectrice selon laquelle il a été obligé d’appliquer la loi par
devoir. À peine les Russes l’ont-ils transféré à la justice allemande
que la police criminelle de Dresde joint au protocole du 8 avril
1946 ce dialogue pitoyable :
« Donc, vous avez suivi aveuglément le Führer ?
– Pas le Führer, mais mes supérieurs hiérarchiques.
– Vous saviez que vous vous rendiez coupable en le faisant ?
– Non, je ne savais pas que je me rendais coupable.
– Vous saviez que des êtres humains étaient exterminés ?
– J’étais convaincu que les ordres que j’avais à suivre respectaient
la loi.
– Donc commettre des meurtres ?
– Ce n’était pas considéré comme un meurtre.
– Est-ce que c’est autorisé par la loi d’assassiner des milliers de
gens ?
– Je considère que c’est faux aussi.
– Mais vous l’avez tout de même fait. Pourquoi ?
– J’ai suivi les ordres de mes supérieurs hiérarchiques. »

– 297 –
Il est difficile de comprendre pourquoi ce serviteur soumis a
précisément épargné la tante de Richter parmi les nombreux schi-
zophrènes d’Arnsdorf, lui laissant encore quelque temps de répit.
Elle était déclarée inguérissable, elle était célibataire, elle portait
la référence 14, elle faisait partie des proscrits, ne travaillait pas.
Le droit à l’existence était dénié à chaque « bouche inutile », la
jeune femme était depuis presque cinq ans en psychiatrie.
Marianne devait avoir quelque chose qui l’intriguait, elle ne
correspondait peut-être pas à cent pour cent au prototype
bureaucratique. De juillet 1939 à janvier 1941, personne ne s’est
occupé de son dossier de malade, comme si on avait oublié de la
retirer du service. Marianne est restée sur le côté dans le
marchandage de Leonhardt avec la mort. Pour le moment.

Dans les années de l’euthanasie 1940-1941, il remplace le Dr. Sagel,


son pire rival. Tel un seigneur régnant sur la vie et la mort, le
suppléant se sent pousser des ailes. Le 20 mai 1941, à la chancellerie
du Führer à Berlin, le Dr. Leonhardt assiste à une réunion de
directeurs d’hôpitaux triés sur le volet « ayant pour thème la mise
en œuvre de l’action ». Leonhardt est un psychiatre insignifiant et
personne n’a connaissance d’un mémoire qu’il aurait rédigé. Être
reçu par la fratrie secrète, être initié par les « affiliés » d’Hitler dans
les quartiers du Führer flatte sa vanité. Chaque nouveau convoi
pour l’extermination est un signe d’allégeance, un sacrifice humain
pour le Führer qui, selon la terminologie nazie, voulait que
l’« antique race des Germains », « ressurgisse, renaisse » du
corps du peuple allemand dans les prochaines 120 années. Le 26
janvier 1942, après à peine un an du « bon côté », l’exécutant est
promu par ordre du « quartier général du Führer »: de conseiller
médical, il passe conseiller médical en chef, « le Führer, signé Adolf
Hitler ». Copie sur papier double « signé Dr. Conti ».

– 298 –
Leonhardt s’est révélé être une pseudo-personnalité dénuée de
toute éthique. En tant que médecin, il aurait dû effectivement se
demander pourquoi la mort exerçait une telle fascination sur lui
alors que son devoir était de guérir des malades. Le prototype
du « caractère autoritaire » : un fonctionnaire qui a gardé le
silence sur les meurtres par lâcheté, docile et soumis. La servilité
devient pour lui une seconde nature. Il fait le dos rond devant
ses supérieurs au ministère afin d’obtenir quelques jours de
congés, se lamente en juillet 1941, il n’a pas « pris de congés
depuis juillet 1939 et la forte surcharge de travail…m’a épuisé
physiquement ». Leonhardt veut parler de son activité de
meurtrier. Peu après, un ordre officiel (du 30 septembre 1941)
confirme qu’il est autorisé à poursuivre de son propre chef
« tous les travaux en rapport avec l’action spéciale ». Il est « très
bien entraîné et a su jusque-là résoudre toutes les situations
difficiles ». Au sommet de son pouvoir, le médecin signe le
rapport de santé de tante Marianne d’un paraphe sec « Dr.L. »
Il brûlait d’envie de devenir directeur. Tombé au plus bas, en
détention préventive, il griffonne son nom sur la ligne indiquée
du protocole d’interrogatoire. Il a peur maintenant, le « Dr.
Leonhardt » auparavant surdimensionné et arrogant, est devenu
instable et tremblotant.

Pour Leonhardt, la justice sera un tribunal. Même en entendant


la condamnation, assez prévisible, l’homme de 62 ans ne
manifeste « aucune compréhension de l’horreur de ses actes ».
Le tribunal, fatigué d’entendre toujours la même rengaine, qu’il
ne s’intéressait pas à la politique, le tient pour l’un de ceux qui
« par leur absence totale de sentiments, leur renoncement à toute
attitude responsable, ont rendu possibles les crimes du
fascisme ». « D’une absence totale de repères indigne » d’un

– 299 –
académicien « concernant les choses de la vie spirituelle et
publique », « son manque de principes » a fait de lui « un
instrument de la politique d’extermination du nazisme ». À
travers cette description publique, et avant la condamnation à
mort déjà, Leonhardt a donc eu connaissance du verdict
accablant : une plongée dans la vérité d’une vie condamnée.

Il ratiocinait. Au lieu de reconnaître qu’il avait capitulé dans ce


conflit entre Hitler et ses patients, il avait considéré leur mort
comme le chemin le plus court pour faciliter son ascension. Les
tirades de Leonhardt incitaient la justice à faire preuve de la plus
grande sévérité. Le bâtonnier l’a ramené à plus de modestie:
« Quoi qu’il en soit, il aurait dû refuser de participer à l’action
ou, si c’était impossible, quitter son poste. » Basta.

L’exposé de plusieurs pages est sans appel. La sentence contre ces


coupables particulièrement cyniques veut être un mémorandum
à l’adresse des Allemands. Le tribunal écrit dans son registre :
« Considérant que l’essence de l’humanité tient dans le fait que
jamais un homme ne doit être sacrifié à une fin, il est interdit de
faire dépendre le droit à la vie des êtres humains exclusivement
de leur utilité sociale ou politique. L’humanité ordonne le respect
de l’être humain y compris sous sa forme mutilée. » Cette voix
de la raison ne sonne pas comme une voix vengeresse, mais
franche, incroyablement nouvelle et humaine.

Leonhardt, le fonctionnaire allemand pur et dur, livre son lourd


héritage à la postérité. Affaire classée. Il ne s’est pas résolu à la fin
de la guerre à faire disparaître les documents concernant ses
patients, des documents qui lui semblaient plus importants que
les malades qu’il a envoyés à la chambre à gaz. Les témoignages

– 300 –
de son incompréhensible volonté de destruction ont donc été
sauvés grâce à lui. Peut-être la première fois qu’il a dit non. Mais
malheureusement, il devait plutôt penser qu’avec le temps, le
monde finirait par lui donner raison et approuver ses actes. Quoi
qu’il en soit : sans ces papiers je n’aurais jamais pu éclaircir le
destin de Marianne Schönfelder, il aurait été absolument
impossible de reconstituer son parcours.

Leonhardt, la Wedel, ils suivaient tous la révélation de leurs actes


avec incrédulité. Mais ils préféraient interpréter les meurtres des
malades comme des « actes de délivrance », même pour les
proches. Seul le vieux Nitsche (dernier domicile connu : Rosens-
trasse 5 à Sebnitz), offrit des « aveux bouleversants exposés avec
une franchise presque cynique » : il reconnaissait la portée de
ses actes avec un calme glacial, mais refusait toutefois d’être
considéré comme « un meurtrier ». Le père de deux enfants,
âgés à l’époque de 30 et 36 ans, avait compris qu’en tant que
« principal responsable », il devrait poser sa tête sur le billot.

Un procès très rapide. Deux semaines. La procédure entre dans


les annales de la justice. 70 témoins étaient appelés à comparaître,
parmi eux Hubert, le frère d’Elfriede Lohse-Wächter, l’avant-
dernier à être entendu. Le tribunal se déplaça à Grossschweidnitz
le 24 juin 47, le président pria le gouvernement de « mettre à
disposition le carburant nécessaire ». La Chambre donna la
parole à trois experts et prononça, au vu de la gravité des crimes
commis, quatre condamnations à mort (le procureur en avait
demandé onze), et une condamnation à perpétuité. Le tribunal
avait eu affaire à des coupables déprimants à tout point de vue.
On ne leur reconnut aucune « circonstance atténuante ». Un
« silence solennel » régnait à la lecture du verdict.

– 301 –
QuAnd Les morTs VoyAgenT Un jour après
la lecture de la sentence, le garde trouve le condamné à mort
Leonhardt vers cinq heures du matin. À peu près l’heure à laquelle
il a laissé crever tante Marianne à Schweidnitz. Leonhardt se
balançait au bout d’une corde fabriquée à l’aide d’un mouchoir et
de fils de chaussettes fixée à la poignée de la fenêtre. À 9 heures, un
médecin a constaté le « suicide par pendaison » dans la prison de
Dresde. « Heure de la mort environ 4 h ». Auparavant, il s’est laissé
aller une dernière fois à pleurnicher, à dénaturer les faits jusqu’à la
fin, comme s’il y avait eu erreur fondamentale sur sa personne. Dans
une dernière velléité d’auto-absolution, il conclut les deux petites
pages de sa lettre d’adieu par : « La sentence est tombée. J’en tire
les conséquences. Je n’ai pas mérité la corde. Tous ceux qui ont
appris à me connaître le savent. Pas un mot d’excuse n’a été
prononcé pour moi quand la sentence a été justifiée.» Aucun
repentir. Aveugle jusqu’au bout, il veut encore suggérer qu’il voulait
aider les malades : « Je n’ai pas pu tous les sauver. » Pour finir, il
prie le président du tribunal « de se satisfaire de son sacrifice ».
On voudra bien « décharger sa femme des frais de prison ». Selon
le reçu n°3905, il avait à payer 202,50 reichsmarks pour 135 jours
de prison. Plus 50 pfennigs de taxe administrative. Le défenseur
complète la facture : « 1 382,34 reichsmarks », dont 22,08 pour
des télégrammes et 40,46 de taxe, et demande que les frais soient
réglés par la caisse de l’État, car la veuve Leonhardt vit dans une
situation financière précaire. Le journal rapporte son suicide en
titrant: « Suit l’exemple de Göring. »

Dans le « registre des crémations » du crématorium Tolkewitz,


on trouve Ernst Leonhardt à la date du 14 juillet 1947, à 11.25
heures: « numéro d’autorisation 9682 », un procédé qui exclut
toute présence publique, comme pour ses victimes. Le 11 août,

– 302 –
l’urne portant l’inscription « pour envoi », voyage de Dresde
au cimetière d’Arnsdorf. Là-bas, à l’Hôtel de ville, tous les
documents concernant le vice-président de l’hôpital ont
maintenant disparu, Leonhardt est un parfait inconnu selon les
renseignements officiels. L’absence d’information est aussi une
information sur la manière d’aborder le passé national-
socialiste. L’histoire de tante Marianne n’a été révélée que parce
que le tableau de Gerhard Richter a attesté de son existence. En
février 1964, après une foule de papiers administratifs, les
cendres de Leonhardt, voyagent, à nouveau par la poste, depuis
Arnsdorf, elles traversent le « rideau de la mort », d’une
Allemagne à l’autre.

Sa fille l’a fait transférer près d’elle à Düsseldorf, dernier repos


dans le caveau familial au cimetière Eller. La bretelle d’accès à
l’autoroute du Sud passe sous le camposanto. Je rejoins l’endroit
avec le bus 735, descends non loin du bistrot « Zur gemuetliche
Ecke (Au jeu de boules) ». Trouver la rangée 12. Sous des
bouleaux, la pierre du « Dr. Leonhardt » en granit rouge, proche
du monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale. L’urne
est arrivée le 4 mars 1964, Gerhard Richter vivait déjà à
Düsseldorf. Dans le courant de la même année et comme frôlé
par un esprit, il peint son beau-père le professeur Eufinger à la
Fürstenwall 163 dans le quartier de Düsseldorf-Friedrichstadt.
Tel un étrange ruban de Moebius, le lien entre les personnes, les
lieux, les noms, les dates et les signes fait exploser toutes les
frontières, de Dresde-Friedrichstadt à Düsseldorf-Friedrichstadt,
d’Est en Ouest. En mars 1964 meurt également le conseiller
médecin régional en chef Schmorl, qui, au Tribunal de santé
héréditaire à Dresde, avait accéléré la misère de tante Marianne
jusqu’à ses conséquences tragiques.

– 303 –
Le condamné Paul Nitsche sera guillotiné le 25 mars 1948 sur la
Münchner Platz. Il a été amené à Stollberg quatre jours
auparavant du pénitencier Hoheneck après que tous ses recours
en grâce aient été rejetés. Le procureur général ordonne
l’exécution immédiate de la sentence et le fait savoir « person-
nellement » au procureur général responsable. Judicieusement,
il s’appelait Richter. On lui adresse l’ordre de « procéder aux
mesures le plus rapidement possible ». Deux jours avant
l’exécution arrive une ration spéciale de 20 cigarettes. Nitsche,
qui se déclare « croyant », montre une « grande agitation
intérieure », et fait demander le pasteur Johannes Ungethüm,
« qui est resté longtemps ».

Alors que la mort s’abat maintenant sur lui, le fétichiste des


chiffres Nitsche n’est plus qu’un petit numéro dans la « commu-
nication du décès d’un prisonnier ou condamné ». Pour
l’exécution, références 1 Ks 58/47. (S) 1/47, motif : « exécution
de la sentence », formulaire « VollzO. A 27 » rempli par l’ins-
pecteur de l’administration Kästner. La précision avec laquelle
les circonstances extérieures de son exécution sont documentées
rappelle celle des nazis dans l’extermination des malades. Dans
le dossier du procureur, les condamnés à mort sont marqués
d’une croix rouge, exactement comme ceux qui étaient sélec-
tionnés pour l’extermination à Grossschweidnitz. Le repas du
condamné de Nitsche était composé de six tranches de pain, de
beurre, de deux œufs, acceptés « avec remerciements ». Un
festin par rapport à ce qu’il accordait à ses patients en psychiatrie.

Le rapport officiel dit qu’il a passé cette nuit, qu’il a dû voir


s’écouler minute après minute, dans une des six salles étroites
toutes proches du lieu d’exécution, les cellules 18 à 23 au sous-sol.

– 304 –
Un espace de 1 mètre sur 1 mètre, avec banc en bois, table pliable
et peut-être un seau. Il peut entendre les pas se rapprocher, puis
le lourd verrou glisser dans les charnières pesantes de la porte.
Nitsche est tenu par « 2 agents de police », emmené dans un
treillis sans col. Les observateurs présents étaient le « procureur
Spank, l’inspecteur de justice en chef Fincker en tant que fonc-
tionnaire du bureau ». Il doit sortir dehors, quelques mètres
jusqu’à l’emplacement de l’échafaud qu’il voyait chaque jour en
se rendant aux audiences. Un silence de mort régnait dans la cour.
Heure de l’exécution « 6 heures 7 minutes », durée « 35
secondes ». À peine Nitsche a-t-il réalisé que son cou était bloqué
sous la lame que tout était terminé. Suivi par son compagnon de
meurtre Gäbler, il est mort sous le tranchant d’une guillotine
construite pour l’occasion. Le sang a coulé à flots. « Pas
d’incidents » à noter. Couché sur l’échafaud selon des « directives
d’exécution » copiées sur celles des nazis jusqu’au moindre détail.
Dans la première version, le mot « Führer » y figurait encore.

Le bourreau Clemens Dobbak, employé de commerce de


profession, est venu exprès de la Delbrückstrasse 64 à Berlin-
Neukölln, il a encaissé 600 marks par tête pour cette première
décapitation, 400 pour chaque suivante. Ce matin-là, il a gagné 1
400 marks. Le contrat entre le bourreau et le procureur général a
été valide d’août 1946 jusqu’à fin 1948 avec prolongation de trois
mois avant sa fin si nécessaire. Il touchait un dédommagement
de 60 marks si une exécution était reportée.

En guise de final, l’équipe dépose la tête entre les jambes du


cadavre encore tressaillant dans le cercueil. C’est ainsi décrit
dans les nombreux rapports d’exécution. Le protocole se
termine par : « Le cadavre et la tête du condamné sont

– 305 –
transportés dans le bâtiment de l’administration du Tribunal de
grande instance pour traitement ultérieur. » L’exécution n’a
droit qu’à vingt lignes dans le Sächsischen Zeitung ( Journal de
Saxe).

Les guillotinés ont été transportés le jour même au


« Anatomische Institut Leipzig (Institut d’anatomie de
Leipzig) », Liebigstrasse 13, probablement dans un camion
recouvert d’une bâche. Nitsche porte le numéro 9 dans le
registre d’entrée. L’original était conservé à la morgue dans la
« section technique ». Après la réunification, et pour des
raisons de protection des données, il a été confié à la secrétaire.
Les documents ont été volés avec le coffre-fort à son bureau, le
vol n’a jamais été éclairci.

Après la guerre, la recherche sur des cadavres à des fins médicales


était rare. La justice l’aida avec les condamnés à mort. Les
médecins en devenir ne connaissaient pas les noms des criminels
sur lesquels ils pouvaient s’exercer, comme si Nitsche n’avait pas
suffisamment payé sa faute par la mort. 25 débutants assistaient
au « cours de dissection » du professeur Kurt Alverdis, du
printemps à l’été dans les ruines de l’Institut hâtivement
couvertes. Le toit en tôle laissait passer l’eau, il fallait installer des
seaux par temps de pluie. Ils prennent le cadavre comme « objet
de démonstration », ils dépouillent son torse jusqu’au squelette,
mettent à nu les muscles, leurs tendons et leurs réseaux de nerfs,
sortent le cœur. Sur le visage, ils laissent le muscle circulaire
autour de la bouche et des yeux, le nez n’est pas dénudé. Le reste
passe dans un seau. En arrière-fond, le tic tac insistant d’une
pendule alors que le prosecteur Wolfgang Schmidt de Leipzig me
décrit plusieurs fois le processus au téléphone, de manière si

– 306 –
visuelle que j’en viens à me sentir mal. « Anatomiste n’est pas
seulement un beau métier », me dit le professeur Schmidt pour
terminer.

L’acte d’une justice compensatoire. Nitsche, qui a laissé liquider


les victimes de l’euthanasie au nom de la « recherche scienti-
fique », est maintenant du « matériel humain » sur une table
de dissection. Il était le cerveau de l’opération-euthanasie et sa
thèse portait sur des « recherches concernant des fragments de
cerveau ». Quoi qu’il en soit, les étudiants de Leipzig scient
maintenant le crâne dans lequel ces idées lucifériennes
circulaient. Ils en sortent l’organe blanchâtre, le segmentent en
coupes horizontales pour se représenter la matière grise, siège
du système nerveux végétatif. Selon les documents, Nitsche
accordait le « transfert » des cerveaux des victimes à un
« expert T4 ». Selon la « liste des cerveaux », les récipients
envoyés allaient à Heidelberg dans des laboratoires de
recherches qui appartenaient aussi à ce Dr. Ernst Adolf Schmorl
qui fut déterminant dans la ruine de tante Marianne. L’institut
de la mort de Grossschweidnitz y expédiait aussi des prépara-
tions. Pourquoi est-ce que le cerveau de Nitsche ne flotterait-il
pas dans le formol d’un bocal poussiéreux destiné à un cabinet
des horreurs, préparé par quelqu’un qui voudrait conserver pour
toujours la terreur qu’il renferme? L’anatomiste Schmidt
considère évidemment cette hypothèse imaginaire comme une
aberration.

À part ça, rien de particulier. Ce qui reste des criminels sera brûlé,
comme pour les autres « cadavres de l’institut d’anatomie de
Dresde », le 1 juillet à 11h30 dans le cimetière Sud de Leipzig.
Porté au registre sous le numéro 11 29 17, tout se déroule selon

– 307 –
l’ordre qu’aurait souhaité Nitsche. Le « responsable des
questions de règlement » me prie par écrit d’indiquer pour ce
renseignement « Ville de Leipzig, Archives du département des
surfaces vertes, division cimetières ». Dans le registre des
crémations, Nitsche est écrit avec l’orthographe du philosophe
Nietzsche qui a dit « Was lebet, muss vergehen (ce qui vit doit
mourir).* »

pAuVre eT riche Tante Marianne est


morte pauvre comme un rat d’église. Sa dernière « liste de biens »
date du 21 septembre 1942, le jour où sa mère change sa garde-
robe plus que sommaire pour quelque chose de mieux, du moins
pour ce que « mieux » peut signifier en cette troisième année de
guerre. « Numéro de vêtements 337, Schönfelder, Marianne »,
avec la liste de tout ce qu’elle possède: « 1 chemise de jour, 2
culottes, 1 veste tricotée, 1 robe, 1 paire de socquettes, 1 tricot, 1
manteau d’été, 1 bonnet, 2 jupons, 2 tabliers, 1 paire de chaussures
en feutre ». Marianne portait plus ou moins sa garde-robe sur elle.
Ses affaires ne remplissaient pas un carton.

Pour comparer, voici l’« inventaire des biens » de Paul Nitsche,


« Actuel. Pas de salaire, pas de fortune. » En prison, il disposait
des « effets » suivants: « 1 valise, 2 chemises avec col, 3
chemises de toile, 2 chemises de nuit, 2 chemises de sport, 1
gilet, 4 paires de chaussettes, 1 écharpe, 1 serviette de toilette,
1 torchon, 11 mouchoirs, 2 gants, 1 gant, 10 livres (dont un sur
« la mortalité dans les asiles d’aliénés de Saxe », ses propres
statistiques de l’année 1936 sur les asiles, et deux études sur
l’euthanasie),1 boîte à tabac, 2 boîtes de poudre, 1 boîte à savon,
2 paires de lunettes avec étui, 1 pipe à tabac, 1 pierre à aiguiser,
* Traduction libre

– 308 –
2 brosses à dents, 1 beurrier, 1 boîte en métal, 2 savons à raser,
1 crème pour la peau, 2 x 1/2 morceaux de savon, 1 pâte
dentifrice, 1 morceau de gomme, 2 lanières de cuir, 1 cache-
oreille, 1 cuillère, 1 couteau, 1 morceau de cellulose, 1 cintre, 1
gant de toilette, 1 paire de pantoufles, 1 chapeau, 1 papier
d’emballage et du papier à lettres, 4 bocaux, 1 petite nappe, 2
housses, 1 boîte de charbon, 1 boîte à pharmacie, 1 gomme à
effacer, 1 enveloppe avec des trombones, 1 montre à gousset
avec chaîne en cuir, 1 paire de chaussures à lacets noires, 1
pantalon sombre, 1 couverture sombre, 1 manteau gris, 1
passeport de travail, 1 carte postale, 1 facture de frais d’empri-
sonnement, 3 lettres, 1 diplôme. »

Dessous il est écrit : « une copie au gouvernement du Land,


25,63 reichsmarks dans la caisse ». Il faudrait au moins une caisse
de déménagement pour embarquer son héritage. Rien dans les
dossiers du procès sur la « saisie de sa fortune » autorisée par le
tribunal. Deux listes. Un roman.

Ce sera le seul et unique procès de cette envergure à l’Est. La


RDA a clos le chapitre « crimes d’euthanasie » au début des
années 50. Il faudra attendre plusieurs dizaines d’années pour
qu’on reconnaisse, dans l’Allemagne réunifiée, ces victimes
jusque-là ignorées. Aujourd’hui, le « Gedenkstätte Münchner
Platz (Mémorial de la Münchner Platz) » occupe le rez-de-
chaussée du complexe judiciaire de Dresde. Le bâtiment est
envahi jusque sous ses combles par l’histoire allemande du XXe
siècle. Plus de 1 000 condamnations à mort y ont été prononcées
sous Hitler. C’est dans ce même bâtiment qu’ensuite les criminels
nazis ont connu leur juste châtiment. Plus tard, la justice du SED
y prononcera des condamnations totalement arbitraires. Dans ce

– 309 –
complexe où la RDA, jusqu’en 1965, a fait rouler 70 têtes de
condamnés, un camarade d’études de Richter, Wieland Förster
(qui a été lui-même emprisonné à l’âge de 16 ans) a réalisé en
1995 Namenlos-Ohne Gesicht (Sans nom-Sans visage), une
sculpture dédiée à ceux qui ici « ont été injustement poursuivis
après 1945 ».

pAysAge Après LA bATAiLLe Hôpital de


Grossschweidnitz. Le couloir du médecin-chef Volker Hocke est
au premier étage. La peinture est fraîche, mais l’odeur, âpre,
rappelle quand même l’ancienne RDA. Sur sa porte est écrit « ne
pas frapper svp ». C’est peut-être une invitation amicale à entrer,

– 310 –
mais ça peut tout aussi bien signifier « passe ton chemin, tu me
déranges ! » Une situation typique de double-bind, intéressante
chez un psychiatre. Sa secrétaire renfrognée est visiblement de
l’ancienne école. La communication du docteur de l’Ouest a
gardé elle aussi le style RDA. On aurait pourtant pu attendre une
certaine sensibilité de la part de l’actuel responsable d’une
clinique chargée d’une histoire si terrible, une clinique dans
laquelle sa corporation est tombée au plus bas sur le plan moral.
Pourtant, il fait des manières et demande une autorisation à son
ministère de tutelle pour me parler.

Il est assis, les bras et les jambes croisées, dans un mobilier aux
couleurs joyeuses. Un doigt monte de temps à autre vers son col
fermé. Hocke se révèle n’avoir aucune intuition des situations excep-
tionnelles. Où sommes-nous donc ? Dans un lieu étranger au
monde, pourtant au centre de l’Allemagne. Nous sommes dans
l’hôpital du Land de Grossschweidnitz, pas n’importe où, mais bien
dans un asile où les nazis ont exterminé 8 000 personnes. Quand
on prend en compte ces faits, tout ici est remis en question. On
souhaiterait n’avoir jamais entendu le nom de Grossschweidnitz.

L’unique contribution de Volker Hocke à notre enquête sur les


crimes consistera à affirmer qu’il ne peut rien en dire. Qu’on ne
possède aucune documentation, qu’il ne sait rien là-dessus. C’était
évidemment trop peu pour moi, d’autant que, juste avant, ses
collègues m’avaient dit que seul le directeur était autorisé à donner
des renseignements. J’interromps l’entretien au bout de vingt
minutes et disparais par la porte insonorisée. Je relis la plaque:
« Ne pas frapper svp. » Dans le couloir sont accrochés des dessins
de malades, des efforts en couleur d’une gaieté déconcertante. À
l’Hôtel de ville, on soupçonne Hocke d’être un pragmatique des

– 311 –
temps nouveaux, il vient de l’Ouest et a réussi à établir une distance
entre le village et son principal employeur. Il lui manque une
certaine compréhension de la région.

L’hôpital est aujourd’hui une clinique moderne. On se déplace


pourtant dans ce lieu idyllique comme sur des sables mouvants,
craignant à tout moment de perdre pied. Pourquoi cette mauvaise
volonté clairement affichée avec laquelle le chef et ses collabora-
teurs ont cherché à expédier mes questions sur l’histoire de l’ins-
titution? Un schéma bien connu en thérapie lorsque ceux qui
souffrent se braquent contre leur trauma parce qu’ils ne
supportent pas la puissance de leurs sentiments, mais celui-ci ne
fait ainsi que se renforcer. Marianne Schönfelder est morte dans
cet archipel absolument surréel et des milliers d’inconnus avec
elle. D’eux ne reste que cette unique image, celle de la tante de
Gerhard Richter. La direction de la clinique ne comprend pas ce
que ce tableau d’un peintre célèbre pourrait signifier pour le
travail de deuil d’un asile d’aliénés.

L’expérience la plus intense que l’on fait dans cet endroit, c’est
de réaliser que tout doit disparaître dans le néant. Même le fait
de demander à lire une chronique de l’hôpital est ressenti
comme de l’espionnage, comme s’il y avait quelque chose à
dissimuler ou comme si le poids de l’histoire continuait à peser
personnellement sur les employés. Peut-être est-il impossible
de s’avouer l’inimaginable défaillance des médecins et des
soignants parce qu’on mettrait ainsi son propre avenir en jeu ?
Il se peut que Volker Hocke soit un brillant psychiatre.
Néanmoins, j’aurais aimé qu’il me dise ce qu’il pense du fait que
le chef nazi Alfred Schulz a pu couver ses crimes ici, dans cette
aile principale du bâtiment 41, pendant le Troisième Reich ? Ou

– 312 –
bien s’il se sent touché par la leçon d’humilité que devrait en
tirer un médecin ?

Le médecin-chef cache un registre de décès esquinté dans une


armoire d’époque en bois de racine. Je dois intervenir plusieurs
fois pour qu’il se décide à le sortir et me permette d’y jeter un
rapide coup d’œil. Il ressent chaque question comme une attaque.
Solidaire, sa secrétaire virevolte autour de lui. Malgré plusieurs
réclamations, la copie de la feuille du rapport sur tante Marianne
n’est jamais venue. Le registre civil de Löbau refuse également de
donner l’avis de décès en invoquant la protection des données
personnelles. On se met soi-disant du côté des victimes, mais on
fait obstruction à la recherche de la vérité sur les coupables. Le
nom de Marianne apparaît à la page 16 du registre des décès, elle
a été enterrée « dans la rangée 8, tombe 42 » du cimetière. Un
grand champ.

Le docteur Holm Krumpolt, un collègue de Hocke, est l’auteur


du premier travail pertinent sur Grossschweidnitz. Le neurologue
exerce dans le bâtiment 11, là où Marianne Schönfelder est morte.
Pour lui parler, il faut attendre en compagnie des malades en chaise
roulante, entendre les plaintes d’un personnel débordé, voir des
patients perturbés passer rapidement la tête par l’entrebâillement
de la porte, disparaître tout aussi subitement et réapparaître un
peu plus tard. Au moins, assis là, on se fait une idée de l’épreuve
de Marianne. Krumpolt a finalement quelques minutes de libre;
c’est un interlocuteur débordé par sa tâche. Il refuse de répondre
avec si peu de temps devant lui. Il ne veut pas, ne peut pas ? Est-
ce qu’avec son travail de doctorat le chapitre est définitivement
clos pour lui ? Il ne nous donne pas son avis sur le cas de Marianne
Schönfelder : « Je suis neurologue. » Il file vers ses patients.

– 313 –
– 314 –
Le souvenir de l’extermination est délocalisé par rapport à la
clinique, les stèles commémoratives se trouvent comme
d’habitude au cimetière, sous les sapins argentés, un champ
rempli d’ossements humains abandonnés par les nazis. Deux
bégonias moribonds, quatre pauvres agaves en pots sont arrangés
en une tragique composition florale. Les frênes et les marronniers
font comme un toit en été. À présent, en hiver, les tilleuls sont
nus, taillés jusqu’au tronc. Celui qui croit en l’existence de l’âme
humaine se sent immédiatement oppressé, on a l’impression que
les âmes qui n’ont pas été sauvées errent encore autour de nous.
Ce n’est qu’après la réunification que le lieu est vraiment devenu
un mémorial. Une plaque bien intentionnée, tout ce qu’il y a de
plus conforme aux règles de la bienséance. Légèrement érodés,
les mots : « Aux plus de 5000 victimes de l’euthanasie, qui, de
1940 à 1945, ont trouvé ici, dans des fosses communes, leur
dernier repos. Parce qu’on les a considérées comme différentes à
cause de leur maladie, elles ont été marquées d’une croix et
éliminées. » En majuscules, le texte poursuit : « Leur destin doit
être un avertissement lancé pour tous les temps à ceux qui sont
en bonne santé. » Signé : « L’hôpital ». Un spectacle suffocant.

On retrouve dans la mort, dans les 15 757 mètres carrés du grand


cimetière, cette même symétrie qui avait été de mise dans la vie.
Séparés par un chemin, les gens du coin sont enterrés à gauche,
les persécutés à droite. Ici les victimes anonymes du nazisme, là
les jolies tombes fleuries pour les gens « normaux ». On peut
ainsi savoir immédiatement qui appartenait à quel groupe. Une
belle stèle commémorative pour le pasteur Johannes Axt, « né le
21.4.1883, mort le 28.12.1970 », la tombe est décorée de
branches de sapin argenté. Recouvert de terre, le voici réuni dans
la mort avec les plus pauvres, ceux qu’avec ses faibles moyens, il

– 315 –
n’avait pas pu aider. Tous tombés en poussière, sans distinction.
Tante Marianne repose près du mémorial au milieu des
nombreuses autres victimes assassinées. Les herbes se
balançaient au vent et le champ était couvert de marguerites lors
de ma première visite en juin. « Les fleurs poussent sur les
tombes de votre cœur, mais ne nous oubliez pas », implore une
inscription sur une tombe. Gerhard Richter n’y est encore jamais
venu. Il lui reste encore un pèlerinage à accomplir.

Les hommes de L’ombre Le tableau ne serait pas


complet si l’on ne jetait pas encore un dernier coup d’œil à la
Wiener Strasse 91. Après les adieux de Richter, le SED a confié la
villa Eufinger à la « VEB Kommunale Wohnungsverwaltung
(Administration communale des logements) », le 1er août 1961.
Suivant le prétexte habituel de « surendettement », la villa devient
ensuite propriété du peuple. On trouve dans les archives de la Stasi
un document portant l’inscription édifiante : « renseignements
opérationnels à sécuriser avant consultation par des personnes non
autorisées ! », il concerne l’installation d’un lieu de rendez-vous
pour la Stasi, précisément là où le jeune Richter poursuivait ses
rêves d’évasion, habité du pressentiment légitime que la liberté
socialiste ne mènerait jamais à rien. Le lieutenant-chef Körner, l’un
des héros de la sécurité intérieure du ministre Mielke, est en charge
du dossier XII 410/88. La villa « entrée séparée, grande circulation
des personnes et du public » obtient l’appellation de « consulat ».
S’y rendront des « Informelle Mitarbeiter, IM (Collègues
informels) » portant les noms de code « Gerlach », « Seide »,
« Winter » et « Sichert ». Körner se prend au sérieux : « L’utili-
sation de la chambre pour le dit rendez-vous sera possible de 6 à 21
heures. » Sont à disposition : « 1 poêle à accumulation de chaleur,

– 316 –
– 317 –
une table avec 4 fauteuils, 1 petit élément mural. Libre utilisation
des toilettes tout comme de la cuisine. » Remarque finale des
services secrets : « Nous sommes responsables du nettoyage des
salles. » D’après certaines preuves, les informateurs de la Stasi
« Sommer », « Edel », « Hartung », « Naumann », « Seidel »
et « Engelmann, Heinz » sont venus à la 91 jusqu’à la chute de la
RDA pour se confesser auprès du « consul ». Körner aurait donné
en cadeau à l’espion « Sommer », la somme de « 84,25 marks »,
qu’il n’a pas manqué de récupérer auprès de la Stasi.

À la réunification, la maison et le terrain sont restitués aux filles


d’Eufinger, Ema et Renate. 25 ans s’écouleront avant que le
peintre, lors d’un détour, retourne y jeter un œil à la fin des années
80. Récemment, une agence immobilière a mis en vente la villa
Art Nouveau pour la somme de 490 000 euros, ajoutant aux
informations données sur le bâtiment que, durant les années 60,
le peintre « devenu depuis mondialement célèbre » avait son
atelier sous les combles, salle 05, côté sud. La deuxième propriété
d’Eufinger, au 10 de la Münchner Strasse, a également été
rétrocédée à ses enfants. Les héritiers l’ont rapidement revendue
d’après les informations officielles.

AccompLi eT inAccompLi Le professeur


Heinrich Eufinger meurt en 1988 au bel âge de 94 ans. Pour ses
80 ans, le Wilhelmshavener Zeitung ( Journal de Wilhelmshaven)
l’intronise « modèle » de sa profession. La chambre des
médecins de Basse-Saxe, bureau du district Wilhelmshaven le
congratule : « Vous avez fait honneur à la profession médicale. »
Pour ses 90 ans, un nouvel hommage unanime au « Nestor des
gynécologues de Wilhelmshaven » est publié, qui cite ses propres

– 318 –
propos : « J’ai connu des hauts et des bas. Mais, en regardant en
arrière, ma vie a été bonne. » Le 15 mai 1988, l’avis de décès
annonce son enterrement au cimetière militaire. Avec une
profonde gratitude, on saluera un homme ayant manifesté au plus
haut point « fidélité, amour et bonté ». La presse locale le couvre
de compliments, mais le jour de la mort indiqué n’est même pas
correct. C’est sans importance. Eufinger est mort après une « vie
accomplie et bien remplie », « toujours au service de son
prochain ». Personne ne pourrait le contester, mais on aurait pu
ajouter certains faits au tableau, son appartenance à la SS et
presque 1 000 stérilisations contraintes de malades mentales à la
clinique de Friedrichstadt. L’existence accomplie et riche du
beau-père de Richter se termine avec tous les hommages. Il a vécu
de nombreuses vies. En face se tient la vie inaccomplie et
misérable de la tante schizophrène de Richter. À peine âgée de
28 ans, déjà emportée. Elle devait mourir. Les nazis en avaient
décidé ainsi.

chemins La recherche de Marianne Schönfelder


conduit au tableau d’Heinrich Eufinger. Le professeur a stérilisé
avec application des patientes de psychiatrie pour les nazis. Il a
pu vivre honnêtement et faire carrière. Il s’est occupé avec grand
soin de ses trois femmes, son épouse et ses deux filles. Après la
guerre, il s’est rapidement retrouvé avec une bonne situation, a
pu financer le mariage de son Ema avec Gerhard Richter, leur
voyage de noces, puis entretenir les deux étudiants en art. En
extrapolant un peu, on pourrait dire que Richter a étudié aux
Académies de Dresde et de Düsseldorf pour pouvoir peindre en
1964 un tableau de son mécène, et en 1965 un tableau de sa tante.
Puis la frontière entre les deux Allemagne a dû s’écrouler pour

– 319 –
que, dans l’Allemagne réunifiée, Richter se rapproche de sa ville
natale et envisage de faire don de ses archives à la cité de l’Elbe.
Son retour régulier a encouragé les recherches sur ses années de
jeunesse, elles ont conduit à ces tableaux, qui, quarante ans après
leur création, se révèlent être des chefs-d’œuvre sur sa famille, et
à travers lesquels l’artiste s’est involontairement heurté à une
histoire tissée de liens tragiques. Ainsi peints, ils vivront éternel-
lement dans ses toiles, comme s’il dépendait uniquement de l’œil
du spectateur d’y voir ce qu’il y voit. Ce chapitre revient
maintenant à lui. Que le beau visage de Marianne incarne le
destin de dizaine de milliers d’autres victimes, c’est à Gerhard
Richter que nous le devons.

Quand on se plonge ainsi dans une histoire, on se trouve bientôt


pris dans un maillage presque impénétrable de liens et de
processus cachés. Ainsi par exemple, je pars chercher la maison
de Marianne à Dresde, sur la Wiesentorstrasse 5, je regarde ici et
là, et à la place du pâté de maisons détruit pendant la guerre, je
tombe en me baladant sur un terrain en friche avec des bâtiments
jaunes et sans éclat. Dessus, le logo d’une entreprise de construc-
tion de magasins du nom de « Richter ». De là, le regard s’étend
au-delà de l’Elbe vers l’Académie des Beaux-arts dont l’étudiant
le plus célèbre a certainement été Gerhard Richter.

Que faut-il penser de ce puzzle? Il a fallu que l’Allemagne soit


partagée pour que Gerhard Richter devienne une star à l’Ouest,
une star qui, à l’âge de 73 ans, affronte la vérité sur les entrelace-
ments tragiques de sa propre famille qu’il avait auparavant
racontés sur ses toiles. Il ne pouvait pas en comprendre seul le
sous-titrage parce qu’il ne pouvait tout simplement pas deviner
l’univers qu’elles dissimulaient. Il ignorait tout jusqu’à

– 320 –
aujourd’hui des dossiers les concernant, enfermés en RDA. Juste
en face de l’ancien appartement de son père à Dresde.

Voilà comment on pourrait résumer les choses : il aura fallu que


le gynécologue Heinrich Eufinger, SS-Obersturmbannführer,
soit déporté au camp de prisonniers de Mühlberg par les Russes
pour que sa fille, Ema, commence, pour des raisons financières,
un apprentissage de couturière. De bonnes bases pour suivre la
classe de mode de l’Académie. Ainsi a-t-elle rencontré sur les
rives de l’Elbe son futur mari Gerhard Richter, qui adorait la
voir coiffer sa lourde chevelure en forme de « ruche ». En
1966, il peint son amour dans Akt auf einer Treppe (Nu dans
l’escalier). Elle est enceinte de trois mois, de Betty. Ema est
l’image même de la beauté hautaine, elle a le teint « blanc-
rosé » de sa mère (comme l’a décrit Eufinger, conformément
à la loi, au ministère de la race aryenne) et cette impassibilité
glorieuse lui permettant de jeter loin d’elle ses vêtements et de
porter fièrement sa nudité. Elle devient une icône des
modernes, une figure féminine érotique de l’art contemporain.
Une célébrité difficile pour Ema parce qu’elle la doit à cet
instant. Le 17 mars 1982, juste après le cinquantième anniver-
saire de Richter, le couple de rêve divorce. Chez lui, Richter
vérifie la date pour être plus sûr. La septuagénaire tient un
second hand shop en Rhénanie. Malgré des demandes réitérées,
elle a refusé de s’exprimer sur son père, et sur sa vie avec
« Monsieur Richter ». Elle a tourné la page. Elle me demande
« de l’accepter ». Dans les gènes de leur fille Betty sont mêlés
les pôles opposés de cette tragédie familiale, l’ADN de la victime
et du coupable, tante Marianne et Heinrich Eufinger. Au cours
de notre entretien, j’ai eu nettement l’impression que c’était
aussi la première pensée de Gerhard Richter.

– 321 –
Le Temps perdu Salle de lecture des Archives
de Dresde, somptueuse, lambrissée et sombre, un caveau du
passé. Trente lampes avec abat-jour sur les tables, et huit au
plafond éclairent la recherche du temps perdu. Questionnés au
sujet de l’euthanasie nationale-socialiste, les bibliothécaires
répondent évasivement et s’abritent derrière la protection des
données qui vaut aussi pour les coupables. La moisissure héritée
de la RDA, qui recouvre encore toutes les institutions, ne
simplifie pas l’élucidation, mais au contraire, la complique à
l’extrême. Les dossiers des criminels exécutés, Nitsche et ses
comparses, ne peuvent pas être copiés, ce qui nous renseigne
aussi sur l’état d’esprit de l’Allemagne de 2005. On me promet
que je pourrai les consulter lors de ma prochaine visite, mais les
documents ne sont pas revenus du dépôt. Les « registres des
exécutions et des grâces » des condamnés du procès de l’eu-
thanasie ont de toute manière disparu sans laisser de trace, ils
n’ont « malheureusement pas encore été retrouvés et sont
recherchés », fait savoir le bibliothécaire après avoir été pressé
plusieurs fois de répondre : « Dès que le dossier est retrouvé,
je vous en informerai. » 40 kilomètres de documents reposent
à Dresde. Selon des sources bien informées, il faut trente ans
pour qu’un document égaré réapparaisse. Peut-être faudrait-il
un jour s’intéresser à ceux qui se sont occupés de l’Institut à
l’époque du SED, mais ce serait un autre livre.

Au bout de la salle, sur des estrades, deux surveillantes, les


gardiennes de l’histoire. Un calendrier avec des chats décore leur
lieu de travail, les chats du souvenir. La bibliothécaire apporte le
« répertoire provisoire » de la population de l’hôpital de Gross-
schweidnitz. La liste alphabétique accole le nom de Schönfelder
* Schreiber, nom de l’auteur, directement à celui de Schreiber*, comme
signifie « écrivain ».

– 322 –
si le passé s’adressait à quelqu’un en particulier et devait donc
absolument être couché sur le papier.

Le refLeT Art et folie. Un peintre vit de nouveau


à la clinique d’Arnsdorf. Winfried Dierske, un patient schizo-
phrène pensionnaire à vie né en 1934, qui vit là depuis des
décennies. Parmi ses œuvres impressionnantes se trouve le
tableau Erinnerungen an das zerstörte Dresden (Souvenirs de
Dresde détruite), la masse carbonisée de la ville sur la rive. Peinte
en 1961, l’année de la fuite de Richter à l’Ouest. Dierske et ses
copains, qui se nommaient Penck, Baselitz, Strawalde, se retrou-
vaient au Milchbar. « Je n’étais pas du même milieu que Richter,
lui il avait ses habitudes à la Wiener 91. »

Dresde est tout pour Winfried Dierske. Ses pensées tournent


compulsivement autour de la guerre aérienne. Le tableau Die
Wolke (Les nuages) raconte la destruction de sa terre. L’attaque
aérienne du 13 février est enregistrée dans les épaisses couches
de peinture appliquées à la spatule. Agé de onze ans, « Winie »
a survécu dans la cave de leur maison de la Görlitzstrasse 22. Un
communiqué avait annoncé des « bombardements sur le
secteur de la ville ». Ce fut l’enfer. La maladie de Dierske, c’est
de ne pas pouvoir oublier. Entre ses phrases, le septuagénaire
tire goulûment sur sa cigarette comme s’il y trouvait son
oxygène.

Il reçoit dans la salle fumeurs du service B7. Sous les nazis, les
compagnes de souffrance, tante Marianne et Elfriede Lohse-
Wächtler, étaient enfermées juste à côté, dans le bâtiment B3. Au
cours de sa « thérapie par l’art », Dierske apprend l’histoire de

– 323 –
sa collègue peintre assassinée. Quel mot terrifiant pour un tel
talent détruit par la maladie. Je lui amène une photo de la toile
Tante Marianne de Richter. Il médite longtemps sur la technique
picturale qui fait l’effet d’une « photographie floue ».

Dierske a échangé ses œuvres contre un costume ou l’édition


Rowohlt-Bändchen de Die Welt als Labyrinth (Le labyrinthe de
l’art fantastique) de Gustav René Hocke, avec son développe-
ment sur « Schönheit und Grauen (Beauté et horreur) ». Il
esquisse sa vie en fragments, son horloge intérieure est réglée
sur un ailleurs très lointain. Il tient ses doigts étonnamment
élancés devant ses yeux fermés, comme à l’écoute d’événe-
ments bizarres qui se dérouleraient dans un espace lointain, sa
jeunesse. Puis il feuillette un mince catalogue: Tableaux 1959-
1964. Sa langue cherche les dents manquantes dans sa bouche
déformée. Subitement, il s’arrête et désigne le gratte-ciel sur la
« Platz der Einheit (Place de l’unité) » , là gisaient les morceaux
du moteur d’un avion américain abattu, le pilote avait été
emmené par un commando de la police de protection. Pour lui,
la nuit des bombes sur Dresde est l’événement de tous les
événements, il n’a jamais pris fin. Comme pour Gerhard
Richter, cette nuit a tout changé pour Dierske. Ce qu’il a vu, il
ne l’a retrouvé dans aucun livre, il a dû le peindre. Comme
Gerhard Richter, qui trouvait les œuvres de Dierske très
bonnes d’un certain point de vue. Mais nous n’avons pas
approfondi la question, aucun de nous ne se sentait très à l’aise
sur ce sujet. Quand on lui fait des compliments sur ses toiles,
Dierske, de la voix la plus douce du monde, dit : « Je n’ai jamais
peint ! » Il s’arrête là-dessus avec un sourire nostalgique. Une
phrase de Richter : «…tous les enfants peignent, tous les fous
peignent. »

– 324 –
LA dernière imAge Mon année Richter a
duré de mai à mai. Puis l’été 2005 est arrivé. Je me suis rendu à sa
rétrospective à la Lenbachhaus de Munich. Plus de 100 œuvres
s’étalant sur quarante ans. Le soir précédant le vernissage, j’ai
vu le peintre et sa femme Sabine se promener sur la
« Königsplatz », la place des défilés sous le Troisième Reich.
Deux personnes plutôt petites, bras dessus bras dessous, plongées
dans une conversation, entre les imposants propylées et l’ancien
siège du NSDAP. Dans le tumulte du vernissage, je n’ai pas pu
raconter encore à Gerhard Richter que c’est précisément là, entre
les millions de cartes de membres du parti nazi, que sont archivés
les papiers de son beau-père Heinrich Eufinger, représenté par de
nombreuses photographies dans l’exposition de la Lenbachhaus.
Arrivé à la fin de mes recherches, j’ai eu l’impression que son
histoire voulait se manifester encore une fois dans une dernière
image, se saisir de lui, mieux encore, s’emparer de lui dans ce lieu
et à cet endroit précis. Le passé inachevé tourmentait encore le
présent et l’avenir, incarné par les portraits de ses enfants exposés
au rez-de-chaussée de la Lenbachhaus.

La promesse des débuts est honorée : le garçon qui voulait


devenir peintre est mondialement célèbre

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Table des matières
__

Nuit 5

Victime 61

Famille 131

Coupable(s) 179

Tableaux 229
Légendes des illustrations
__

p. 8 Gerhard Richter, Mustangstaffel, 1964, 88 x 150 cm,


© Gerhard Richter
p. 32 Gerd et Gissi Richter à Reichenau, 1938, Archives Richter
p. 33 Famille Richter à Reichenau, Gerd avec un cornet de friandises
offert pour la rentrée scolaire, 1938, Archives Richter
p. 34 Portrait de Gerhard Richter, 2004, ©Andreas Mühe
p. 36 Sa mère Hildegard Richter, en robe, prise par Gerhard Richter
avec son premier appareil photo, 1947, Archives Richter
p. 46 Foyer pour apprentis à Zittau, Réveillon de la Saint-Sylvestre
1947/48 (en-bas à gauche, Gerhard Richter avec une
pipe), Archive privée
p. 49 Gerhard Richter avec pinceau, 1951, Archives Richter
p. 51 Gerhard Richter devant un miroir, 1951, Archives Richter
p. 53 Gerhard Richter sur une clotûre, 1951, Archive privée
p. 56 Gerhard Richter, Selbstporträt, 1949, dimensions inconnues,
© Gerhard Richter
p. 62 Tante Marianne et Gerhard Richter bébé, Langebrück, juin
1932, Archive Richter
p. 64 Famille Richter dans le jardin de Langebrück, juin 1932 (de
gauche à droite : Tante Gretl, Hildegard Richter et son
fils Gerhard, Tante Marianne, le père et le grand père :
Horst Richter et Wilhelm Richter), Archives Richter
p. 71 Liste de 1938, Arnsdorf, Archives municipales de Leipzig.
Référence : SächsHStAD, LA, affaire Nr. 7256 Bl.7
p. 80 Elfriede Lohse-Wächter, Krankenstube, 1933, 43 x 50,5 cm,
Galerie Fischer, Berlin
p. 108 Wilhelm Dodel, Adolf Schmorl, 1935, collection privée
p. 117 Erich Fischer, médecin-chef de la Maternité de l’hôpital de
Friedrichstadt, Archives de l’Institut d’Histoire de la
Médecine à l’université technique de Dresde.
p. 123 Gerhard Richter, Familie, 1964, 150 x 180 cm © Gerhard
Richter
p. 132 Mariage des parents de Gerhard Richter, 1931 (au milieu
les parents de Gerhard Richter ; à gauche, près du
couple les grands-parents paternels de Gerhard Richter ;
au deuxième rang à gauche, l’oncle Alfred Schönfelder ;
au deuxième rang à droite, l’oncle Rudi Schönfelder ;
derrière les mariés, la grand-mère Dora Schönfelder ;
devant à droite, le grand-père Alfred Schönfelder à coté
de Tante Marianne Schönfelder.) Archives Richter.
p. 189 Professeur Heinrich Eufinger debout, 1934, Archives
fédérales, référence BDC 530
p. 191 Photographie d’identité du professeur Heinrich Eufinger,
1934, Archives fédérales, référence BDC RS
p. 209 Entrée de l’hôpital Dresde-Friedrichstadt, 2004, © Heinrich
Völkel
p. 214 Gerhard Richter avec cigarette, 1951, Archives Richter
p. 216 Gerhard Richter, Lesende (Ema Richter), 1960, 102 x
70 cm, collection privée © Gerhard Richter
p. 237 Gerhard Richter, Interieur (Wienerstrasse 91 à Dresde),
1960, 73 x 99 cm, privé, © Gerhard Richter
p. 246 Photographie de la peinture « Eufinger à la Liebermann »
de Gerhard Richter, Archives Richter
p. 247 Gerhard Richter, Familie am Meer, 1964, 150 x 200 cm,
© Gerhard Richter
p. 252 Gerhard Richter, Stadtbild, 1956, 60 x 80 cm, privé, ©
Gerhard Richter
p. 261 Gerhard Richter, Oncle Rudi, 1965, 87 x 50 cm, ©
Gerhard Richter
p. 264 Carte postale du cimetière militaire allemand à Marigny, ©
Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge e.V.
p. 267 Gerhard Richter, Herr Heyde, 1965, 55 x 65 cm, ©
Gerhard Richter
p. 270 Gerhard Richter, Tante Marianne, 1965, 120 x 130 cm,
© Gerhard Richter
p. 286 Tribunal, Procès des médecins à Dresde. 1947, Mémorial
Münchener Platz, Dresde
p. 310 Hôpital Grossschweidnitz, Station 11, 2004, © Heinrich
Völkel
p. 314 Tombeaux avec des marguerites, Großschweidnitz, 2004,
© Heinrich Völkel
p. 317 Wienerstrasse 91 à Dresde, 2004, © Uwe Steinert
Remerciements
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Gerhard Richter a soutenu mes recherches de manière généreuse. J’ai usé


et abusé de sa patience et je me dois de lui adresser ainsi qu’à sa femme
Sabine des remerciements particuliers. Ina Weisse a eu foi dans ce projet,
trouvant des solutions à toutes les difficultés : je lui dois également ma
reconnaissance. Wolfgang Prosinger fut le premier lecteur du manuscrit
et l’enrichit par d’importantes suggestions. Hans-Ulrich Jörges eut la
conviction que cela deviendrait un livre. Carola Schauer, des archives
municipales de Dresde, me réconcilia avec maintes administrations, qui
ne font qu’appliquer à la lettre les consignes de service. Dr. Boris Böhm,
du lieu de commémoration de Pirna-Sonnenstein, me donna à tout
moment des renseignements pertinents. L’historien d’art Dr. Wolfram
Lübbeke m’a fourni avec ses conseils tout l’appui possible. Konstanze Ell
de l’Atelier Richter a su montrer de la compréhension face aux
interrogations de l’auteur. Margit Ketterle a assuré mes arrières. Ma
femme Kathinka m’a aidé à retrouver des indices et à ordonner mes
pensées. Ceux que j’ai nommés et d’autres, qui m’ont aidé et que je n’ai
pas mentionnés, ont fait en sorte que ce projet soit achevé.
Sans les travaux d’auteurs réputés comme Götz Aly, Ernst Klee et Karl-
Heinz Roth, je n’aurais pas pu maîtriser le sujet. Signaler leurs travaux ne
répond pas seulement à la déontologie journalistique, mais correspond
aussi à une nécessité profonde. À Christian Strasser, qui a intégré mon
premier livre dans le premier programme de sa maison d’édition Pendo,
j’adresse également mes remerciements. Les pères qui écrivent sont
souvent fatigants et je remercie mon fils Benjamin pour sa patience.

L’édition française a bénéficié de l’attention de Xavier Douroux et


Virginie Vuillaume, ainsi que de l’investissement de Lionel Bovier,
Émilie Forget, Géraldine Minet et du Dr. Fabian Stech.
Conception graphique :
Xavier Douroux, Géraldine Minet
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Polices utilisées :
Arno Pro Standard, Italique, SemiBold
Arno Pro Subhead Italique, SemiBoldItalique

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