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Richter, peintre
d’Allemagne
– le drame
d’une famille
direction éditoriale :
Xavier Douroux et Virginie Vuillaume
Autres titres :
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Richter, peintre
d’Allemagne
– le drame
d’une famille
[traduit de l’allemand par Mariette Althaus]
Dans les années cinquante, jour après jour, l’étudiant foule les
gravats de l’Académie des Beaux-arts, sur le sentier qui traverse
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le squelette du bâtiment de la Frauenkirche. Aujourd’hui encore,
le vide laissé par cette ville anéantie en quelques heures pèse sur
les âmes comme une douleur fantôme. « Steppe de briques »,
« néant » sont les qualificatifs qu’utilisent les chroniqueurs pour
désigner les épaves de ces monuments de la culture si souvent
décrits, ainsi Éric Kästner écrit-il : « On a l’impression de
traverser Sodome et Gomorrhe. » Ce vague à l’âme dresdois à
nul autre comparable, laisse la sensation d’une perte incommen-
surable. Aucune construction nouvelle, aucune réédification ne
pourra le guérir. Ce qui a « volé en éclats », comme on dit encore
sous le choc, ne pourra jamais renaître. Richter ne s’est jamais
senti « chez lui » dans ce provisoire qui a duré. L’oppression de
ce paysage urbain monstrueusement déchiqueté renforce en lui
le sentiment de désespoir politique. Finalement, en 1961, la
désillusion le poussera à fuir le socialisme pour le capitalisme.
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toute espérance : « juste le fait d’être là et parce que les
professeurs étaient de véritables artistes ». Des gens célèbres,
comme Otto Dix, Kretzschmar, Rudolph, ou les Grundig, ont
connu la statue. L’architecte Mart Stam en a parlé, à l’occasion de
la cérémonie de réouverture, comme d’une « effigie imposante ».
Comme un flot brûlant, le bonheur des premiers pas submerge
Richter. Rares sont les jours de fêtes comparables à celui-là.
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En 2004, lors d’une exposition à l’Albertinum, Richter repré-
sentera la scène, les avions qui détruisent sa ville natale. Où qu’il
aille, les salles sont remplies de ses œuvres. Même si Fama,
personnification de la renommée dansant sur la coupole de verre
de l’Académie, le lui avait soufflé, l’étudiant n’aurait jamais osé avoir
pareille ambition, même dans ses rêves les plus fous. En 1960, sa
Stilleben mit Muscheln (Nature morte aux coquillages) avait été
retenue par le musée dans la section Jeunes artistes. Aujourd’hui,
il lui suffit d’un clin d’œil pour que toutes les salles s’offrent à ses
envies. Le terrain d’expérimentation du jeune garçon qui voulait
devenir peintre, c’est la guerre. Et ce qui l’a effleuré alors laissera
des cicatrices. Son expérience du précipice produira plus tard
l’explosif War cut, son livre outrageusement coloré sur le conflit
irakien, réalisé 59 ans après la destruction de Dresde.
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du prestige de sa splendeur, la ville se croyait intouchable. La
paix n’était-elle pas proche ? Dresde avait foi en sa destinée de
bijou baroque abritant des trésors inestimables.
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Thierig » tente, au moins sur le plan statistique, de contingenter
le désastre. Mais le laconisme du rapport rend les choses encore
plus insupportables : « Alerte aérienne : 21h55 ; annonce de fin
de l’alerte: 22h40 ; fin de l’alerte : 23h27 ; bombardements :
22h09, jusqu’à 23h35. » Près de 12 000 bâtiments totalement
détruits, dont l’opéra Semper, le théâtre central, le cirque
Sarrasani, le palais Taschenberg, le palais Cosel, le vieil Hôtel de
ville. Presque détruits : l’ancien Château de la Résidence, la Voûte
verte totalement consumée par le feu, le quartier général de la
garde de Schinkel, etc., etc., etc.
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écrasée ? Un volcan réveillé ? Pourquoi Dresde crache-t-elle un
tel feu ? L’arc incandescent d’un brasier annonciateur de la fin
des temps.
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Richter. Ils creusaient des tanières, renforçaient des cabanes,
trouvaient des munitions. Sur la Butterberg, on tirait avec une
carabine 98 trop lourde et un pistolet calibre 08. Seuls les garçons
connaissaient les cachettes de ces jeux guerriers. L’artiste se
souvient avec bonheur de leurs vagabondages sur des mamelons
en forme de dômes, Butterberg ou Sonneberg. À bonne distance,
à partir de leurs nombreux points d’observation, ils guettaient les
troupes qui refluaient ou qui se rapprochaient. Un vrai spectacle :
« Je trouvais ça sensationnel. J’ai envié les soldats qui campaient
dans la grange. » Dans un lotissement plus à l’Est, près du logis
de Richter, se trouvait la morgue peinte en rouge. Se provoquant
mutuellement pour mesurer leur courage, les jeunes garçons s’ac-
crochaient à la fenêtre pour observer l’interdit, le lavement des
corps et leur mise en bière. Surplombant la « Kammel’schen
Familiengruft (Caveau de la famille Kammel) » toute proche, un
ange en pleurs, qui tient un crâne entre les mains, domine le mur
bas du cimetière. Au niveau du portail, une tête de satyre ailé
parée d’un sablier et d’une faux. Faite pour terrifier, pour conjurer
ce désir de peur des enfants.
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domicile des Richter dans le lotissement Est n°345b, qui
deviendra en RDA la Bebel-Strasse, des armes s’empileront,
jusqu’aux canons anti-aériens et autres obusiers. Question
flingues, Richter en connaissait un rayon.
Les enfants font preuve d’une certaine distance par rapport aux
événements, ils voient la guerre comme une simple aventure et non
la fin de quelque chose. La chronique villageoise elle, méticuleu-
sement, vient délivrer le message de vérité du Malheur : au cours
de la Seconde Guerre mondiale 1939-45 ou par dommages
collatéraux, 63 hommes figurent sur la liste des morts au jour de
leur décès. Localement, cette guerre interminable est résumée
ainsi : « Nous sommes devenus pauvres, c’était impossible de l’être
davantage. Tout était sens dessus-dessous. Tout le monde cherchait
à s’enfuir. Il y eut des pillages. » La guerre est entrée à pieds dans
le village. Georgine Haeder a vu de ses propres yeux les « Ivans »
faire leur entrée, en tête les Mongols, venus d’on ne sait quelle
steppe, « avec de longs manteaux noirs qui frôlaient le sol et des
toques de cosaques, des cohortes terrifiantes : on lisait la cruauté
sur leurs visages ». Les vainqueurs. D’autres Russes ont été obligés
de désarmer ces sauvages, ont voulu les contenir. Les chevaux
Pantje peinaient à tirer des charrettes remplies de munitions.
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son officier, observant la scène le pistolet à la main. L’argent
offert ou les bijoux l’avaient laissée de marbre. Hildegard Richter
reviendra sans cesse sur cet épisode, des années durant. Trois
morts et au minimum cinq viols ont été consignés. Le 18 mai,
le SS-Hauptscharführer Arthur Jochen Schmidt, sa femme et ses
trois enfants sont retrouvés morts dans le bois. Des gens de chez
eux. Le commandement russe s’était installé dans la
« Gewerbebank (Banque de l’industrie) » située face à l’église,
pas très loin de chez les Richter. C’est ici que les femmes
enceintes de viols pouvaient faire leur demande d’avortement.
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conséquent, minimisé la menace. C’est le seul moyen de
comprendre qu’il qualifie de « captivante » cette époque incon-
cevable, alors même que tout près, la guerre est en passe de
pulvériser le visage si célèbre de Dresde, sa ville natale, transfor-
mant ses habitants en troglodytes. Inoculé en février 1945, le
virus de l’expérience a dû attendre longtemps avant de pouvoir
s’exprimer. L’obsession de la fin de la guerre était chez Richter
d’une intensité presque insoutenable. C’est pourquoi sans doute
celle-ci présente un air nettement plus bienveillant dans son
souvenir qu’il n’en a été dans la réalité. Remisée dans une alvéole
de la mémoire, c’est dans l’art qu’elle prendra toute son
importance. Elle fera naître une suite infinie d’associations et de
signes renvoyant à la destruction, à la perte, au provisoire, à la
culpabilité, à l’espoir, à la responsabilité, à la naissance, à la mort,
à la terreur, aux enfants, à la famille, à la fin, à la renaissance.
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de l’enfance, absorbées comme par un papier buvard, font
ressurgir chez l’artiste ce qu’il a vu, imaginé ou subi, avec
l’intention de le peindre. Et puis il y a encore l’édition offset
Bridge indiquant dans son titre la date du « 14.Fb.45 », jour de
l’offensive sur sa ville natale, qui redouble une vue aérienne de
Cologne, la ville où il a élu domicile. La feuille est épinglée dans
son atelier. Ce n’est qu’en s’approchant que les impacts des
bombes, pointillés de cratères vus de loin, deviennent reconnais-
sables, comme le fait que le relevé de la cité englobe son domicile
actuel.
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Ce même février 1945, toujours. Dresde en cendres. Des photos
d’agence portent la mention « Dresde en feu, pris le 16 février
45, 13h30 ». Le Freiheitskampf (Combat pour la liberté),
imprimé prosélyte du NSDAP (Parti national-socialiste des
travailleurs allemands), fanfaronne : « Nous restons forts malgré
la terreur. » La déportation des derniers Juifs de Dresde est
programmée pour ce vendredi. Et c’est exactement ce jour-là, si
l’on s’en réfère au certificat de décès établi dans le département
n°11 de l’asile psychiatrique Landesanstalt Grossschweidnitz, que
meurt misérablement la tante de Richter, Marianne Schönfelder.
À même pas 20 kilomètres au nord de Waltersdorf, la plus jeune
sœur de la mère de Richter s’éteint à l’âge de 27 ans. Marianne la
schizophrène, l’une des quelques 250 000 victimes des crimes d’eu-
thanasie d’Hitler, condamnée à une « existence de fardeau »,
enterrée vivante dans divers asiles psychiatriques de la Saxe.
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proclamée parmi les « premières mesures administratives
d’éradication ».
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par alliance et l’autre par le sang. Vivant dans des univers
parallèles, apparemment infiniment éloignés l’un de l’autre. Ici la
malade incurable, condamnée à mort par les nazis. Là le
gynécologue à la santé florissante selon les critères de sa mentalité
fasciste, serviteur de la Grande Allemagne, sbire du « nettoyage
eugénique » hitlérien. L’un adversaire de l’autre. Unis par des
liens macabres. On pourrait croire à une intervention de l’au-delà.
Le 91 Wiener Strasse d’Eufinger comme épicentre secret d’une
tragédie que le peintre ignorait jusqu’à maintenant. Dans le
courant des années 60, Gerhard Richter peint le tableau Tante
Marianne, érigeant, avec ce portrait à la beauté douloureuse, un
exceptionnel monument en hommage à une victime du régime
hitlérien. À elle seule, cette œuvre permet à une existence
évanescente d’échapper à une disparition complète. Richter met
un visage sur le souvenir. Grâce à l’art, composer à partir de
fragments l’image d’une destinée sans espoir devient possible.
Un destin qui repose sur un dossier de malade tombé entre les
mains d’un meurtrier, qui sera, lui, condamné à mort à Dresde
en 1947, lors du procès contre l’euthanasie.
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Allemagne. Aucun metteur en scène ne pourrait concevoir un
spectacle plus macabre. N’importe quel roman construit autour
d’un tel matériau serait taxé d’exagération. Et si, prise dans les
filets d’une infinie tristesse, l’action se colore de romanesque,
l’énoncé des faits n’en est pas moins réel. La distance séparant la
tante et le professeur ne pouvait pas être plus grande, et pourtant,
sans quitter chacun son rôle, leurs destins finissent par se
télescoper. Marianne, pour son malheur. Eufinger, tout à son
bonheur. La lueur de l’incendie de Dresde rougeoyant l’arrière-
plan, le moment est venu de permettre aux vrais êtres de
s’extirper des tableaux, avant qu’on ne perde définitivement leurs
traces. Le chroniqueur se nomme Gerhard Richter. Le « grand
taiseux » laisse parler les toiles. Il les a peintes avant de se
souvenir, fidèle à la phrase de Faulkner : Memory believes before
knowing remembers (La mémoire croit avant que le savoir ne se
souvienne).
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qu’attendu, mais tel qu’on se l’imagine quant au tourment qui
l’étreint. Des anneaux de gymnastique pendent du plafond alors
qu’en dessous, des toiles abstraites aux cascades de couleurs
insolentes si caractéristiques de son art, jouent de leur fulgurance,
reflètent, attirent : irisations fluides, subtiles, chatoyantes,
passionnantes. Glacées aussi, imprégnées d’une laque connue de
lui seul, donnant envie de toujours en voir plus. Un véritable
maelström et ce désir de se laisser emporter. Sur le bureau, des
CD de Cage, Glass et Steve Reich. Minimalistes.
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lieux figurant sur les papiers punaisés sur le tableau de travail.
Comme un éternel reproche : pas assez de moments pour la
peinture. Le temps passant, Richter est devenu une entreprise
mondiale composée d’une seule personne, et à son goût, bien
trop de problèmes d’assurances, de transports et d’organisation
le détournent de l’essentiel. Il préférerait laisser tout cela
derrière lui.
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Pointilleux, Richter mesure au millimètre près l’accrochage de
copies de ses toiles au format timbre-poste. Visite suivante, dix
toiles préparées (blanc pur), de taille humaine, tendues sur leur
châssis de bois, pots de peinture, pinceaux prêts à l’emploi, des
pages de la Frankfurter Allgemeine Zeitung collées sur le sol pour
le protéger des taches. Une odeur de térébenthine flotte dans l’air.
Dès que le rideau bouge, je le vois près du poêle à l’autre extrémité
se servir de sa spatule pour éliminer le surplus de peinture qu’il
racle dans une brique de lait « Eifel » découpée à cet effet. Ça
avance bien. Richter se sent, selon ses mots, comme un cheval de
course qu’on aurait longtemps enfermé dans son box pour lui
redonner le goût de courir : « J’ai envie de peindre ». Bientôt
huit toiles abstraites sont ébauchées. On les devine New-
Yorkaises à cause de cette sensibilité à l’instantanéité.
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inquiétante. Il ne l’aurait jamais cru, maintenant il va falloir
s’ouvrir aux choses. Ce furent des entretiens approfondis sur hier
et aujourd’hui, sur le passé dans le présent, avec des détours par
la politique berlinoise. La désinvolture se mêlant au poids si lourd
de l’immersion dans la nuit. Richter est un artiste, pas un admi-
nistrateur : il lui faut, ici et là, interroger son mince agenda,
proposer une date, en donner une autre, préciser une donnée,
ajouter quelques traits délicats à l’esquisse. Le petit livre disparaît
immédiatement dans le tiroir. Richter est un maniaque de l’ordre,
son bureau est toujours rangé. Il y a du café, des biscuits, des
pralines d’Ostende, toujours une coupe de fruits. Sabine, sa
femme, nous rejoint parfois. Sa petite fille, Ella Maria, dans son
costume de « Funkenmariechen (Majorette du carnaval) », jette
un coup d’œil. L’accent saxon se glisse encore parfois dans
l’idiome de Richter.
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le pays. » Gerd y était en visite. On a beaucoup plus pleuré le
beau Rudi qu’Alfred. Il a remarqué la différence.
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direction le sommet. Les sentiers serpentent vers le sud traversant
le riche sous-bois d’une hêtraie. La grande pétasite, dite encore
« chapeau du diable », domine la variété des espèces dans cette
région bénie de la nature, lieu de découverte du botryche
lancéolé, de la gentiane des champs ou de délicates agrostides que
l’on retrouve listées et décrites dans le « Heimatkundlichen
Bestandsaufnahme (Inventaire des richesses locales) » de la RDA,
aux côtés du chilostega et du calamagrostis ou roseau des bois.
Sur les pentes escarpées croissent les fougères filicales et polypo-
diales, la fougère aigle et toutes sortes de variétés de ces
cryptogames vasculaires, nommés communément fougères, qui
font la passion des botanistes. Les cerfs et les mouflons se laissent
observer ainsi que quelques chamois. Mais ça grouille de vipères.
Les gens du coin parlent de « notre montagne ». La pointe des
hêtres est durement secouée là-haut, à l’endroit où les sentiers se
rejoignent, se figeant en d’étranges sculptures sous le givre épais
de l’hiver.
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luxe, même si le peintre souligne le fait qu’il fallait d’abord lancer
le fourneau pour chauffer l’eau. Les toilettes étaient sur le palier.
Reste que le lotissement était, selon les standards de l’époque, ce
qui se faisait de mieux dans ce hameau de maisons aujourd’hui
encore sans tout à l’égout. Les loyers coûtaient entre 20 et 40
marks. De la fenêtre de la cuisine, Richter avait vue sur une rangée
de marronniers.
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avoir du feu dans l’appartement. » Les parents prennent sur eux
courageusement. L’aquarelle Feldweg in Ramenau (Chemin de
campagne à Ramenau) au-dessus de la commode est aussi de lui.
Horror vacui : la pièce est surchargée de bibelots. Sous le plissé
des abat-jours, des bouquets de fleurs, des chandeliers, des
bouteilles, des plantes vertes dans des cache-pots, un service à
thé à motifs chinois, un pot en verre de Jena, des napperons. Sur
l’autel du confort trônent les cadeaux des noces d’argent des
parents de 1956. On comprend maintenant pourquoi Richter
a fait de son atelier de Cologne l’exact opposé du très cosy
Waltersdorf.
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communes qui portent des noms aussi étranges que Kunnersdorf
(à ne pas confondre avec Obercunnersdorf), repoussé par les 571
mètres du col vers Horni Svetla (Oberlichtenwalde). Pour lui, il
ne s’agissait pas seulement de passer de la ville à la campagne,
mais d’abandonner des salles hautes de plafond pour des pièces
trop basses, de quitter l’aisance pour la pauvreté. Il n’acceptait pas
cet exil.
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Reichenau, Waltersdorf. Les noms de son déracinement
l’éloignent chaque fois un peu plus de la maison de campagne de
Margarethe, sa grand-tante adorée. Tante Gretl, qui vivait à
Langebrück aux portes de Dresde. Au sud, la Moritzstrasse où
elle habitait, débouchait sur la lande, avec un large enclos, le
« Saugarten » ou « Ochsenkopf ». « Madame le professeur
Heger » est restée dans son souvenir comme une femme superbe :
« Je l’adorais ! » « Tante Gretl » a été son généreux mécène, une
figure identificatrice qui le choyait : il se sentait attiré par cette
bonne fée. D’ailleurs, Gretl n’a-t-elle pas également sauvé
Hänsel ? Richter la décrit comme « sereine, au-dessus des
conflits qui secouaient la famille ». Attendrissante, attrayante
même avec ses hautes pommettes. Elle s’offrait des perles grosses
comme des cerises. Elle jouait aussi aux cartes. Jeune homme, il
lui est resté dévoué. Les belles journées de Langebrück avaient
quelque chose de libérateur. Le besoin qu’il éprouvait de ce havre
de paix ne faisait que croître avec la distance qui l’en séparait.
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être ce jugement au fait qu’il existait, à ce qu’il paraît, une « branche
fortunée de la famille, des brasseurs ». Tout cela va aiguiser les
réflexes de survie du garçon qui un jour deviendra peintre.
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artiste. En permanence marqué par le sentiment d’être un
marginal : « Je ne suis pas d’ici. Ma seule issue dans l’existence
était de vouloir être quelque chose d’autre ! » Dans sa longue
fuite hors de la pauvreté, il prend alors sa vie en mains, moins par
optimisme juvénile que par désespoir. Richter parcourt une
incroyable distance par des chemins tortueux jusqu’à ce qu’enfin,
en 1982, il atteigne le zénith artistique. Pas de cadeau dans son
berceau, est-il écrit dans un roman. Aujourd’hui, le voici consacré
dans tous les grands temples de l’art à un niveau d’exclusivité tel
qu’il est difficile d’établir un lien quelconque avec son Waltersdorf.
Septuagénaire, Gerhard Richter est au sommet, courtisé et
illuminé par un succès auquel peu ont droit. Riche comme par
magie pour finir. Maintenant seulement, il peut en parler.
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Sa mère, Hildegard Richter, ne passait pas inaperçue avec sa
prédilection affichée pour les chapeaux extravagants. Ses foulards
noués en turban faisaient déjà sensation à Dresde. À Waltersdorf,
ils étaient carrément ébouriffants. La bibliothécaire était élégante
au quotidien, ce que la bourgade ne trouvait guère convenable.
Elle avait gardé de la ville son côté mondain et s’est mise en frais
aussi longtemps qu’il lui fut possible de le faire. Gerd prend sa
« box » pour photographier sa mère dans des robes s’arrêtant
aux genoux, smocks sur le bustier, les bras libres, manches courtes
en nid d’abeille et socquettes blanches. Des efforts incapables de
dissimuler l’évidence : un âge trop avancé pour cette mode de
jeune fille. Bien que n’étant pas eux-mêmes très riches, les Richter
se montraient généreux, offrant à d’autres enfants les habits de
Gerd devenus trop petits. Une tentative d’approche de la part des
beaux étrangers.
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marks selon la taille. Son premier gain de peintre, un complément
nécessaire et urgent au budget familial. Ces Richter incassables
finiront par s’égarer dans des vitrines poussiéreuses pour babioles.
La chasse aux souvenirs est ouverte.
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aucune relation avec mon père. Il revenait de la guerre, c’était un
étranger pour moi », raconte le fils, distant. Avant, sa tendresse lui
manquait, maintenant elle arrive trop tard, il n’a plus besoin que
quelqu’un lui pose la main sur l’épaule. Richter sort une lettre qu’il
a écrite à l’Obergefreiten Horst Richter envoyée à Lgpa Brüssel.
Matricule L 55844, avec tampon de la poste de Waltersdorf du
22 mai 1944, envoi à la dernière seconde, supposé arriver dans
les deux jours : « Mon cher papa ! D’abord tous mes vœux pour
ton anniversaire. Je te souhaite que tout aille bien, et surtout que
tu nous reviennes en bonne santé. Aujourd’hui c’est la fête des
mères. » La lettre se termine par : « assez pour aujourd’hui. Ton
fils qui t’aime Gerd et Gisi. » Le père, Horst, a conservé les deux
feuillets en écrivant en bas de la page qu’elle était arrivée alors
qu’il était en France. « L’invasion de l’Atlantique depuis
Cherbourg a commencé huit jours plus tard et en août 44 notre
retraite. »
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papa remplit « un questionnaire d’identité ». Dans la case
« profession actuelle », le professeur de maths inscrit : « béné-
ficiaire d’une rente ». Il a 42 ans. Il déclare son fils, Gerd, « au
chômage ». Ce dernier a 17 ans.
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non à cause de la frontière entre les deux Allemagne. Même de
loin, Richter ne voulait plus se laisser atteindre par ce qu’un vernis
bourgeois avait provisoirement recouvert. Les voisins racontaient
combien les parents, tout particulièrement sa mère, convaincue
de sa réussite, attendaient en vain la visite du fils, « passé » à
Düsseldorf. Pour le dissident, partir était moins une séparation
qu’une libération.
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Dans la grandiose cartographie Atlas, un panorama de sa vie
constitué de dessins, photos, collages, que Gerhard Richter a
accumulés au fil des années , se niche une photo d’Hildegard
de cette période tardive. Le fils feuillette le livre et me montre
le visage décomposé sur le cliché : « Là, elle était déjà très
malade. » Une femme ayant beaucoup souffert : Hilde la
brunette, la jolie, la chaleureuse, est méconnaissable.
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télévision, ce qui se produit de plus en plus souvent. Ils tentent
alors de faire le lien entre cette figure grisonnante et le jeune
galopin d’autrefois. Chaque nouvel écho prête à discussion lors
de la rencontre dominicale au « Männer-Saunaklub e.V. (Club
de sauna pour hommes) ». Après tout, ne sont-ils pas enviables,
eux qui ont été les premiers à côtoyer l’artiste en personne, qui
l’ont vu agir sans crainte, sûr de n’avoir rien à perdre, mais tout
à gagner. Le passage du temps, pas plus que le cours des choses,
ne décolore quoi que ce soit, et les patriotes du cru le comptent
parmi les événements importants de leur géographie locale. Ça
ne va pas traîner, bientôt un panneau viendra décorer le
lotissement où on pourra lire : « Ici a vécu Gerhard Richter, le
garçon qui deviendra peintre. »
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Reste que c’est précisément cette étroitesse qui fait éclore son
imagination. Entre une mère ambitieuse et un père déclassé, le
fils prend le contrepied de la créativité. Les conflits libèrent son
énergie, pour en faire ce « Picasso du XXIe siècle » (The
Guardian). Détenteur de toutes les récompenses imaginables,
encensé à la première page des magazines de renom et célébré
dans de prestigieuses expositions des USA jusqu’au Japon.
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et peu importe que les autres le prennent pour un fainéant.
Visionnaire talentueux, il trouve une compensation dans le fait
de se distinguer à l’extrême dans son apparence extérieure. Mais
le costume ne fait que recouvrir son incroyable volonté. Tout
extorquer aux circonstances.
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Accompagné de sa mère, il se présente au département concerné
où on lui dit qu’il devrait d’abord débuter comme ouvrier
forestier, mais qu’il est trop maigrichon pour ce travail. Malgré
tous les doutes de ses années de lycée, il a toujours su qu’il ne
deviendrait jamais, comme son père, un maître d’école à la
carrière volée. Alors il choisit la peinture. En secret, son papa
soumet ses dessins au salon de coiffure Brückelt, cherchant à
obtenir des avis sur le talent de son fils qu’il ne tient pas lui-
même en grande estime. Avec le recul, tout cela prend sens, on
pourrait déjà voir dans l’aura dont il semble commencer à jouir,
un signe de la gloire future. En vérité, tout le village pense : un
rigolo ce Gerd, un rêveur, mais cela impressionne déjà. Et puis
est venu ce succès.
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qui s’instruisait devant les panoramas de la Weberberg et qui
aimait la solitude. Fondu dans le paysage où il cherchait ses
motifs, tout à son dessin, avec un avenir qu’il trouvera loin
ailleurs. Certains jours, on le voyait sur la prairie derrière l’église
au clocher octogonal, avec un tabouret pliant et son bloc sous le
bras. Muni de son attirail il se rendait vers la Hauser-Berg.
Immergé dans la nature originelle, il s’abandonnait à la solitude
du dessin. En choisissant l’intitulé Mondlandschaft (Paysage
lunaire), traduit dans les catalogues par Landscape in Moonlight,
le voilà qui rend exotique la banalité de l’endroit. Les bals de la
Maison Kretscham donnèrent naissance à une aquarelle du même
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nom, un couple enlacé, des touches nuageuses, un spectacle plein
d’émotion. Pfeffi, une doucereuse liqueur à la menthe, était à la
mode chez les filles. Richter se sent plus attiré par sa boîte de
couleurs, d’autant que, vu sa petite taille, il fait souvent tapisserie
lors du choix des dames. Son meilleur copain, Kurti Jungmichel,
apprenti horloger et photographe, qui possède un appareil reflex,
a été autorisé à immortaliser l’élégant avec sa mèche façon artiste,
qui aurait bien besoin d’une bonne coupe. Impossible de
l’ignorer.
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descendre d’un cran, direction l’École supérieure de commerce.
Elle ferme bientôt à cause de la guerre, il change à nouveau et
rejoint l’actuel collège Pestalozzi à Grossschönau. Entrées
séparées pour les filles (à droite) et pour les garçons (à gauche).
« Ce qui l’intéressait le moins, c’était le cours le plus important,
celui des questions économiques. » Pourtant, selon Brendler,
« il a bravement tenu le coup ». Richter apprend à taper à la
machine et la sténographie. Pour le prouver, il me gribouille
quelques signes sur une feuille : « Cela veut dire Richter ! » Il
rit. Entre copains, il a la réputation d’être un « fonceur »,
« quelqu’un qui veut aller loin », un jeune type déjà inspiré en
un certain sens. De l’avis général : « Nous étions ceux du village,
les Richter étaient les autres ! »
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lui a ouvert la voie. Ce devait être vers 1949, le cœur battant la
chamade, il soumet au peintre Hans Lillig ses premières œuvres
dignes de ce nom. De collègue à collègue pour ainsi dire, un
instant qui a tout du passage du bac. Richter bout d’impatience.
L’artiste de Zittau, Lillig, décorait l’école communale de fresques
traitant du « cycle des saisons ». Gerd avait le droit de
l’observer dans son travail. Il a symbolisé le « Printemps » avec
une vue du village. Puis vient l’« Été » dans la salle n°2, des
scènes de récolte figurent l’« Automne » aux couleurs liées à la
caséine, dans la salle n°3. Dans la 4, on est au cœur de l’hiver
avec, au premier plan, une luge chargée de bois de chauffage. Son
cinquième motif, dans la salle « Freiligrath », célèbre la
« Gloire du travail », lettre après lettre peinte sur le mur.
N’importe quel véritable habitant de Waltersdorf peut encore
déclamer par cœur les strophes de vers à huit pieds : « Qui abat
le pesant marteau / Qui dans les champs moissonne / Qui
s’enfonce dans la moelle de la terre / pour nourrir femme et
enfants… »
– 54 –
Gerd se sent flatté d’être invité par Hans Lillig. La rencontre
avec le maître se déroule dans un jardin ouvrier de Zittau et
se termine, pour Richter, par une désillusion amère. Il
espérait rencontrer Lillig plongé dans un livre, disons par
exemple « Les dessins de Rembrandt », mais il bouquine un
truc nul du genre « Aventures en Afrique ». Par-dessus le
marché, son idole lui conseille vivement de modifier son
nom. Richter ne vaut rien pour un artiste. Il suggère une
alternative qui tue dans l’œuf toute tentative d’originalité :
« Gerd Waltersdorf ». Ça sonne comme une insulte à son
oreille. Tombée de rideau.
Il est cependant fort possible que ce Lillig ait donné son avis
sur un « autoportrait » de Richter, à la manière expression-
niste, daté de 1949. Une aquarelle sur papier. Un clin d’œil
audacieux à son propre potentiel. Le tableau est centré sur l’œil
droit, un œil qui examine le monde de manière inflexible et
critique pour le percer à jour. La partie gauche du visage est
totalement dans l’obscurité. Ombre et lumière, voyez combien
je suis déchiré par mes sentiments. Gerhard Richter ne sait pas
où se trouve ce portrait : « Je n’en ai aucune idée. »
– 55 –
– 56 –
Liebscher. Muni d’un diplôme de futur sculpteur, il occupe
toujours la fonction de directeur d’une troupe de théâtre
amateur. Pas un jupon n’est à l’abri du séducteur du village,
pas même Hildegard Richter. Son fils fait la preuve de son
talent comme peintre de décors. En 1949, année Goethe, ils
osent monter le Faust dans la grande salle du coin, le superbe
bâtiment à colombages Nieder-Kretscham qu’on essaie
actuellement de rénover. Heiner Weber, qui conduira plus
tard des recherches sur l’atome, obtient le rôle principal. Il
épousera plus tard sa Gretchen, mais pas pour toujours.
– 57 –
Gerd Richter formait une bande avec Kurt Brückelt, Walter
Guhlich et Kurti Jungmichel, ils se retrouvaient au cours de
dessin, lors de joyeuses soirées ou de représentations théâ-
trales organisées pour ceux qui revenaient au pays. Le
quatuor fréquentait de préférence l’auberge la plus populaire,
la Stadt Wien. Ils y buvaient de la bière brune, une bière
amère parce qu’on y ajoutait de la bile de bœuf pour rempla-
cer le houblon, ou alors des « boissons chaudes ». Lorsque
c’était plein à craquer, l’aubergiste, un « original », mar-
chand de bestiaux de profession, ne ratait jamais l’occasion
de faire son numéro : « Na, vous voilà à nouveau tous là pour
bouffer. Mais laissez-moi vous dire une chose : Waltersdorf,
c’est un coin où celui qui ne vole pas fornique ! » En dépit
de telles fréquentations, Richter gagne en épaisseur. Il se
trouve. De ce point de vue, il semble tout à fait logique de
découvrir la présentation biographique de l’artiste dans le
catalogue Kunst bleibt Kunst (L’art reste l’art) du Musée Wall-
raff-Richartz de Cologne (1974) indiquer par erreur
« Waltersdorf/Oberlausitz » comme son lieu de naissance,
au lieu de Dresde. Le peintre n’a certainement pas dû appré-
cier. C’est son père qui a dû payer pour les autres ces années
d’éloignement. Un tableau peint en 1965 Horst mit Hund
(Horst avec un chien) révèle le caractère irréversible de leur
séparation, et aussi comment Richter adulte se bat encore
contre ce complexe. Sa toile montre un papa clownesque et
ébouriffé, portant « Sherry » dans ses bras. Il était allé cher-
cher le loulou à Berlin-Ouest. Horst, qui a clairement un
coup dans le nez, fait le guignol lors du mariage de Gisela, à
l’Alten Post de Langebrück. L’artiste (et père de trois enfants)
voudrait bien faire disparaître cette toile. Il s’est longtemps
demandé pourquoi il l’avait représenté aussi minable, dans
– 58 –
une œuvre qui est quand même un adieu à son père. Pitié tar-
dive, il se retrouve souvent maintenant à parler de Horst, à
avoir pour lui des pensées nostalgiques, comme s’il l’avait
trahi. Un amour éprouvé après coup.
– 59 –
« Personne ne meurt si pauvre
qu’il ne laisse quelque chose derrière lui. »
Blaise Pascal
Victime
TANTE MARIANNE Tante Marianne était une belle
enfant. Même avec la distance des années, elle apparaît si pure, si
mignonne, si sage, à son neveu Gerhard Richter qu’il déclare sans
hésiter : « Elle ressemble à une madone. » Il dit que le portrait
qu’il en a fait pourrait être une image pieuse. À son domicile de
Cologne, Richter ouvre cartons et dossiers pour l’entretien. Un
trésor intime qui a gardé son mystère y compris pour lui et qu’il
n’a dévoilé qu’à une demi-douzaine de personnes de confiance
tout au plus. Dedans sont conservées les photographies jamais
publiées à l’origine de ses premiers tableaux, soigneusement
protégées par des pochettes transparentes. Il lui suffit de choisir la
photo en couverture de l'« album des débuts » ou encore du
« classeur de ma famille » pour que surgissent déjà les visions
d’un autre chef-d’œuvre inabordable. Work in progress. Richter n’a
pas attendu l’âge mûr pour constituer sa propre documentation.
– 62 –
Matériau source classé, preuves conservées et emportées avec soi,
peut-être le meilleur indice de sa conviction absolue : il devait
croire en lui ! Mais peut-être l’a-t-il fait aussi avec le pressentiment
que l’indicible qui y était enfoui ne devait en aucun cas disparaître.
– 63 –
Le peintre s’empare d’une loupe. Marianne est agrandie, la gentille
jeune fille à la raie sur le côté, une barrette dans ses cheveux d’un
blond encore enfantin. La petite dernière des Schönfelder. Une
silhouette d’une douceur fragile, vêtue d’une robe à manches
courtes, à la grâce tellement évanescente qu’on doute de sa présence.
Peut-être le photographe lui dit-il quelque chose car elle cherche
son regard. Un instant précieux quand on connait sa terrible fin.
– 64 –
13 ans plus tard, en février 1945, sa tante sera assassinée. Une des
8 000 victimes de l'euthanasie à la clinique Grossschweidnitz.
– 65 –
pour ressentir la douleur née de la compréhension quand la
conversation tombait sur Marianne. Sa sœur Gisela allait à l’école
depuis à peine deux semaines, entrée le 16 août 1943 : « Gisela
Richter, année de naissance 1936. Fille de Horst Richter,
enseignant, et de Hildegard, née Schönfelder. » Une époque
excitante, parce que tout est nouveau. Impossible de préciser
exactement combien de fois le neveu a rencontré sa tante, ni quand
il l’a vue pour la dernière fois. Donnant sur l’avant du bâtiment de
la Wiesentorstrasse 5 à Dresde, l’appartement des grands-parents
Schönfelder au 1er étage était « bizarre, sombre, grand ». Il ne
saura rien des circonstances exactes de sa disparition.
– 66 –
portait déjà en lui le mutisme entourant sa mort ordonnée par
les nazis. Véritable déclencheur de la toile.
– 67 –
un témoignage de sa « passion » qui me fait froid dans le dos. Le
dossier s’ouvre le 20 mai 1938, un vendredi noir comme l’encre.
– 68 –
restera estampillée du numéro d’identification « 14 ». En tout,
son historique médical couvre 120 pages. Un testament pour
ceux qui s’y plongent. Mince de 120 pages ? Gros de 120 pages ?
Tout dépend de la manière dont on envisage un long voyage
dans la nuit. Les feuilles bruissent. Note après note, rédigées par
des écritures différentes, en partie dans un vieil allemand plein
de fioritures, les lignes tapées à la machine perforées par la force
des frappes. Passées entre de nombreuses mains, qui ont épelé
sa souffrance. Ce compte rendu qui se déploie sur des feuillets
usés est le synopsis d’une biographie, comme si Mnémosyne,
déesse du souvenir et mère des Arts, lui avait porté un intérêt
tout particulier en veillant sur cet héritage.
– 69 –
emmener la jeune femme de vingt ans. Elles auront beaucoup de
mal à la faire monter dans l’ambulance qui l’emporte vers l’asile de
fous. Personne n’aurait pu prévoir qu’il s’agissait là d’un tragique
geste d’adieu à sa famille. À son admission, elle est inscrite dans la
classe inférieure. Ceux d’Arnsdorf confirment : « L’accompagna-
teur est en possession d’une attestation de remise. »
– 70 –
– 71 –
Marianne voyage avec ses derniers biens. La « liste des effets
personnels », dressée avec l’aberration bureaucratique habituelle,
comporte 11 indications. Qui restent quasiment les mêmes, une
pièce en plus ou en moins, tout au long de ces années d’enferme-
ment psychiatrique. L’« administration du service des biens »
énumère : « 1 chemise, nuit, 1 chemise, jour, 2 paires de bas, 1
culotte, 1 paire de jarretelles, 3 robes, 1 maillot, 1 manteau d’été,
1 jupon, 2 paires de souliers plats en cuir, 1 pyjama. »
Les Schönfelder n’avaient-ils plus rien? Ont-ils cru que son état
serait de courte durée? Le trousseau de Marianne est nettement
plus maigre que le minimum exigé par le règlement, qui dit : « 4
chemises, 3 robes longues, 6 paires de bas en laine ou en coton,
3 robes de chambre, 6 mouchoirs, 2 foulards, 3 robes (complètes),
2 jupons, 3 tabliers courants, 1 corset ou corsage, 2 paires de
souliers en cuir, 1 paire de pantoufles ou de chaussures
d’intérieur, 1 manteau d’hiver, 1 paire de gants d’hiver ». Ce n’est
que dans le courant des années quarante, à cause de la guerre, que
le règlement s’assouplira.
– 72 –
de la mort pour malades mentaux : à Ansdorf, à Grossschweidnitz,
dans les salles de regroupement pour l’extermination. Ceux qui
étaient considérés comme des « sous-hommes défectueux » par
l’idéologie nazie ne devaient pas faire partie du peuple, ils étaient
stigmatisés et bannis par des médecins exerçant leur fonction de
« gardiens sur les rives du grand fleuve de l’hérédité ». Sur le ques-
tionnaire (« seuls les certificats avec signatures lisibles sont
valables »), sous le menaçant point 4 demandant : « A-t-on connais-
sance d’une prédisposition héréditaire aux maladies psychiques
et nerveuses dans la famille ? », on peut lire « a priori non ».
Chez elle, cette Marianne était une enfant sans malice ni malveil-
lance. La petite chérie des Schönfelder, choyée et adorée au-delà
de tout. La petite dernière était une réussite. À la voir, comment
les parents auraient-ils pu s’imaginer la fin qui attendait leur fille.
Elle était leur étoile, sans aucun doute. Le seul fait de penser au
passé pouvait ranimer l’espoir ou au contraire exaspérer leur
inquiétude. Père et mère refusaient tout bonnement de voir en
Marianne un cas désespéré. La schizophrénie n’était pas une
maladie acceptable comme peut l’être la fièvre ou un bras cassé,
comme celui du neveu Gerd soigné à l’hôpital de Warnsdorf, mais
bien une idée insupportable. Jusqu’à la fin, en février 45, Maman
écrira « ma fille aimée » dans ses lettres à Marianne. Comme si
le souhait le plus fort pouvait combattre son désarroi grandissant.
Quelle force s’était emparé de la tante, qu’est-ce qui troublait son
esprit et l’avait envoûtée (sans aucun exorcisme pour la
soulager) ? L’expertise décisive réalisée le 30 octobre 1937 par un
certain Dr. Oppe ne dit rien là-dessus. Pratiquée le jour où le
journal local, le Reichsstatthalter Mutschmann décrit en majuscules
cursives les Juifs « comme la source de tous les maux ». À
Hambourg, le « Reichsärzteführer (Médecin-chef du Reich) »
– 73 –
Wagner inaugure l’exposition du Reich intitulée Ewiges Volk
(Peuple éternel), et réclame « un peuple sain et performant,
conservant un sang pur. » De son côté le Führer congratule
Goebbels pour son 40e anniversaire. Le médecin-chef de la
maternité de Dresde-Friedrichstadt, Eufinger, peut quant à lui se
glorifier depuis juin du titre de « SS-Unterscharführer ».
Marianne avait les deux pieds sur terre avant de perdre l’équilibre.
Aucune raison de la tenir alors pour une originale. Maintenant,
elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, privée du bonheur. À
l’époque nazie, avoir un « idiot » dans la famille, pas vraiment
« achevé » pour reprendre leur jargon, devait faire craindre le
pire. Avec la malade, c’est aussi toute la famille et les proches qui
– 74 –
devenaient suspects du point de vue du biologisme des fanatiques
de la race pure. Dresde ayant été élue « Stadt der Volkshygiene
(Ville de l’hygiène publique) » au temps de la croix gammée,
c’est dans sa banlieue que se dressaient les hôpitaux de la mort
pour des dizaines de milliers de « vies sans valeur ». Sous le
Troisième Reich, Bonitas (La bonté), une sculpture de la tour de
l’Hôtel de ville, souvent montrée après la guerre comme symbole
de la ville écrasée, est restée aveugle.
– 75 –
Un millier de spectateurs assistèrent à la conférence illustrée de
photographies consacrée à la question « Pourquoi une loi sur la
stérilisation ? », stigmatisant « la tendance à se reproduire des
malades ataviques et des races inférieures ». Exaltation pseudo-
scientifique des ressentiments les plus grossiers. Une autre preuve
indéniable de la terrible influence de l’infériorité héréditaire était
d’ailleurs apportée dans une section de l’exposition intitulée Volk
und Rasse (Peuple et Race) où était présenté l’exemple de « la
tribu du bandit de la poste Schüller », huit frères et sœurs
cumulant 221 années d’incarcération et ayant passé « pas moins
de 62 années en prison ». Où il était démontré que l’État avait
dû débourser près de 70 000 marks uniquement pour les procès
et les frais d’emprisonnement ! Un tas de brochures et de congrès
sur l’hérédité mettaient en avant l’« objectif final » de la
germanité, grisés à l’idée d’ennoblir le sang d’un peuple unique.
Quant à l’exposition Ewiges Volk (Peuple éternel), elle fustigeait
le « matériau inutile » des asiles d’aliénés, avec des phrases
empruntées au vocabulaire du monstre.
– 76 –
du musée aux côtés de Goebbels et d’autres premiers couteaux
d’Hitler. Un curieux méandre de la vie a voulu que Richter, en 1956,
ait sélectionné ce même Musée de l´Hygiène pour son travail de
diplôme et qu’il y ait réalisé à titre gracieux une fresque dans le genre
« progressiste naïf » alors très apprécié. Une œuvre de 5 x 15
mètres. De cette idylle de carte postale représentant le nouvel
homme socialiste, on ne peut plus voir aujourd’hui qu’un petit coin,
elle a été recouverte après sa fuite à l’Ouest.
– 77 –
inconsciente de sa situation, elle devait être transférée dans un
établissement spécialisé « vu sa tendance à la violence et son
comportement asocial ». Sommation lapidaire. En 1938, la clinique
la plus proche était Arnsdorf avec onze médecins pour 1 596
malades, 119 patients en surnombre. À peine enfermée au deuxième
étage, dans le service B3, Marianne va manifester son désir
d’« évasion », ce qui semble parfaitement logique. Elle tentera,
selon le rapport établi plus tard, « tout ce qui est possible », comme
s’il était urgent pour elle de retrouver son foyer de Dresde.
– 78 –
Nouveau qu’on pourrait prendre pour l’original. En réalité il a été
découpé en 1945 par des soldats soviétiques en maraude et
remplacé par une copie.
Dans le dortoir prévu pour vingt patients sont coincés un lit et une
table de chevet pour chaque malade, une armoire personnelle aurait
été un luxe. Le sol de la salle de séjour d’à peine 15 mètres carrés est
recouvert d’un tapis pour étouffer les bruits : au mur, un paysage.
Elfriede Lohse-Wächtler transposera ce décor au bien-être trompeur
* Traduction libre
– 79 –
dans Um 1933 (Vers 1933), une vue d’intérieur intense, effrayante de
justesse, tracée à coup de crayons de couleur. Le vide se fait sentir très
fortement. La scène pourrait se situer dans un pensionnat pour jeunes
filles si elle ne portait pas en sous-titre : « In der Krankenstube (Dans
le salon des malades) » . Têtes baissées, six patientes en tablier sont
assises autour d’une table. Elles brodent ou ruminent, surveillées par
une garde-malade. Contre le mur, un piano aux piètements courbes,
avec dessus un maigre bouquet de fleurs. La chaise attend un
musicien, certainement le professeur de l’Institut Scholz qui leur jouait
quelques mesures tant pour leur édification que pour leur permettre
d’échapper quelques instants à leur tristesse. En pensée, j’installe tante
Marianne à l’instrument. Fille de pianiste, elle devait connaître
quelques mélodies. Peut-être que ses doigts n’avaient pas encore tout
oublié et pouvaient jouer quelques accords surgis de sa mémoire.
– 80 –
Lors de ma visite dans sa galerie berlinoise, Werner Fischer
emballait l’original (43 x 50,5 cm) de Lohse-Wächtler pour une
exposition. Dans des couleurs douces, la situation partagée par tante
Marianne est parfaitement rendue. Deux schizophrènes, toutes les
deux dans le service B3. Puis encore ensemble, ensuite, dans le B4.
– 81 –
Elfriede Lohse-Wächtler supplie qu’on lui donne du papier, elle
dessine comme d’autres respirent, pour survivre dans son inima-
ginable solitude. Elle laisse des portraits bouleversants intitulés
Kopf einer Frau mit buschigen Augenbrauen (Tête de femme aux
sourcils broussailleux). En 1931 déjà, à l’encre de Chine et
gouache, elle peint le Aufschreiende Gruppe (Groupe hurlant). Le
galeriste Fischer présente d’autres travaux du même style, et parle
de la « série noire ». Puis voilà Der Anfall (L’attaque) : un
homme et une femme enlacés en une forme cauchemardesque,
observés par un monstre aux pattes de bouc sur un fond rouge
sang. Reflet de son état pathologique et métaphore menaçante
d’une personnalité dédoublée redoutant la prochaine attaque. La
critique estime que « chaque nerf de l’expérience vécue » frémit
dans ses travaux.
– 82 –
Gerhard Richter étudiera et trouvera l’inspiration d’où sortira le
portrait de tante Marianne. L’anéantissement de l’une est déses-
pérément semblable à celui de l’autre. Sans beaucoup s’avancer,
on peut penser qu’elles ont dû se rencontrer à Arnsdorf. « Vous
pouvez en être pratiquement certain », affirme le médecin-chef
Heilemann. Les nazis ont détruit beaucoup de portraits réalisés
par Lohse-Wächtler à Arnsdorf dans la frénésie de leur opération
« Entartete Kunst (Art dégénéré) » de 1937 à Dresde. Le recteur
de l’Académie des Beaux-arts de l’époque, Richard Müller, était
l’un de ses instigateurs. À Dresde, en 1937, Marianne Schönfelder
était déjà tombée aux mains de la psychiatrie nazie.
– 83 –
voisin, le terrifiant Gauleiter Martin Mutschmann du NSDAP.
Comme on peut le lire dans son agenda à la date du 14 décembre,
le père d’Elfriede, en désespoir de cause, s’est également tourné
vers lui. Eufinger, Mutschmann : il a supplié en vain les deux
hommes d’épargner sa fille, mais ses interventions n’ont pas pu
empêcher l’opération du 20 décembre. La biographie de Lohse-
Wächtler : Im Malstrom des Lebens versunken… (Noyée dans le
tourbillon de la vie), évoque Eufinger comme « le médecin qui
a certainement réalisé la stérilisation à l’hôpital Friedrichstadt ».
Si l’on se réfère aux quelques pages des documents de l’hôpital
conservés aux archives de Dresde, les médecins qui ont opéré
l’artiste étaient le médecin-chef Redmann et le Dr. Bäuerle. Reste
que le médecin-chef Eufinger était le directeur responsable.
« Une intervention contrainte dans le service 41 », note son
frère : « Je suis allé voir Frieda, op. 20.12.35. Triste ! » Au
Bureau de la santé publique, l’Ob.-Reg.-Med.-Rat und Amtsarzt
Bremme paraphe sèchement la facture, tout comme il le fera
bientôt pour tante Marianne. Suivant le barème des tarifs de
Saxe édicté le 5 septembre 1934, les médecins facturaient 58
reichsmarks pour les femmes (22 pour les hommes), le montant
forfaitaire pour les médicaments et le matériel de pansement
était de quatre marks. Les deux sommes seront remboursées par
le « Bezirksfürsorgeverband Dresden-Stadt (Service d’action
sociale du district de la ville de Dresde) ». En 1935, Eufinger
laisse sortir l’artiste pour la Saint-Sylvestre, puis signe son retour
à l’asile. Auparavant, le 27, le père Wächtler s’était une nouvelle
fois entretenu avec lui.
– 84 –
garantissent une renommée posthume aux côtés de gloires telles
que Géricault, Hodler ou Edvard Munch. En 1936, Frieda dessine
encore Leben (Vie) représentant une parturiente la tête en bas et
les pieds en l’air, emblème de sa souffrance devant sa créativité
anéantie, le réquisitoire d’Elfriede Lohse-Wächtler. Plus tard, les
Stiefmütterchen in Glasvase (Pensées dans un vase en verre)plutôt
banales de 1939 (15 x 10,5 cm), et quelques cartes postales
viennent témoigner de son rapide déclin.
– 85 –
comme celle de Marianne Schönfelder. Sur les formulaires d’ac-
cueil, les malades sont répertoriés et sélectionnés selon la date
de leur prochaine « désinfection ». Chaque décision paraphe
une vie. Il organise les transports, livre les candidats à leurs
bourreaux. Selon des déclarations de témoins ainsi que les rap-
ports du ministère public, les autobus du « Transportstaffel
(Service de transport) » qui circulent au rythme de la catas-
trophe secrète, sont stationnés devant le département C1 de
Leonhardt pour la collecte de leurs victimes.
– 86 –
Ils quittaient leur espace étroitement clôturé, rien n’était très
clair. Une horde docile, rameutée pour le dernier charroi. La
seule différence, c’est qu’il ne s’agissait pas de bétaillères.
– 87 –
« jolies hauteurs » de Dürröhrsdorf-Dittersbach. Obliquant
ensuite légèrement vers l’ouest par Kohlberg ou Liebethal, de
village en village, jusqu’à Pirna-Sonnenstein : sur la ville règne
une odeur de brûlé un peu douçâtre, celle des cadavres incinérés.
C’est l’heure de recharger les fours.
– 88 –
considérer, comparativement, comme sain de corps et d’esprit.
Il s’est maintenant attaqué à l’étude du plus sombre chapitre de
la psychiatrie allemande envisagé depuis son poste de travail
d’Arnsdorf. Quelques mots d’encouragement pour soutenir mes
recherches et le voilà qui me remet le dossier de la patiente
Marianne rempli sans une faute : « numéro 428, diagnostic :
schizophrénie » imprimé noir sur jaune. Chaque formulaire est
une preuve de l’infernale étreinte administrative qui la tenait
prisonnière. Prise comme dans les bras d’un polype par le
système de contrôle, tamponnée du double « enregistrement de
police réalisé. Enregistrement de police réalisé. » L’ancienne
adresse, « Wiesentorstrasse 5, 1er étage », dans ce Dresde de plus
en plus lointain, est biffée. 20 kilomètres infranchissables.
– 89 –
faibles d’esprit inaptes à l’amélioration » devaient être déplacés
vers l’hôpital d’État de Grossschweidnitz. Concernée par cet
ordre : tante Marianne.
– 90 –
Le directeur conduit l’entretien au premier étage de l’ancien
bâtiment C 16, à l’arrière du « jardin des hommes » sur les
plans d’autrefois, c’est aujourd’hui la bibliothèque, avec une vue
renversante sur l’Elbe qui coule vers l’ouest. Les arbres scintillent
sous le soleil hivernal, mais même sous de tels auspices, on a du
mal à prêter attention à la vue. Je dois m’imaginer l’espace de
promenade compartimenté par des palissades et des murs, dont
un vestige a survécu sur le talus. À l’époque, les « chauffeurs »
ou « brûleurs » logeaient ici, juste au-dessus du crématorium,
ils étaient 12 préposés aux fours et à la morgue, les grades les
plus bas chez les SS. À peine déchargés, les malades qu’on avait
transportés se pressaient sous l’actuelle salle de conférence.
Hommes, femmes, enfants, le plus jeune avait 2 ans, le plus âgé
86. La promesse de la douche les attirait dans la cave par
l’escalier Ouest. Des savons et des serviettes de toilette sur les
bancs de bois du vestiaire. À côté, les chambres à gaz avec leurs
murs nus. Pour faire vrai, des pommes de douche au plafond. 12
mètres carrés. Une surface prévue pour un maximum de trente
victimes.
– 91 –
département. Condamnation : la décapitation. Le poste de police
était constitué de 15 hommes, leur chef Paul Rost était également
responsable des transports et avait autorité sur les huit
conducteurs membres du personnel. Plus tard, il fera un petit tour
en prison, mais demeurera impuni.
– 92 –
Tout marche comme sur des roulettes. Au rez-de-chaussée du
bâtiment C, les arrivants sont mesurés, pesés, photographiés. Puis
contrôle d’identité, soit par le Dr. Schumann soit par son
suppléant le Dr. Schmalenbach. Les infirmières conduisent les 25
femmes en chemise au sous-sol, referment les portes en acier
derrière celles qui sont à présent complètement nues. Le chef
ouvre les soupapes des bouteilles de monoxyde de carbone d’une
contenance de 40 litres. Telle est la procédure mise au point par
les nazis pour exécuter les plus faibles, plus de la moitié des
patients des asiles d’aliénés de Saxe.
– 93 –
travail avec une affabilité insupportable : sur certains corps
spécialement marqués, « Boehm, Karl » était chargé d’arracher
les dents en or, le métal précieux, qui passaient ensuite au
« département des successions ». D’autres retiraient les cerveaux
« destinés à la recherche ». Une fumée aux couleurs étranges
s’échappait dans les airs. La cheminée carrée crachait en
permanence de la fumée. Comme dans une usine chimique. Le
nuage nauséabond refusait de se dissiper, flottant sur Pirna à
certaines heures. Tout particulièrement en juillet 1941, le pire
mois selon les statistiques, avec 2 537 exécutions, plus de cent
par journée de travail. Sans que jamais cette saleté stationnée au-
dessus de la ville n’ait ouvert les yeux de ses habitants.
– 94 –
du camp de Treblinka II, qui laissait son chien loup Barry
déchiqueter les prisonniers. Jusqu’au 1er septembre 1941, ce sont
exactement 70 273 malades en tout qui ont été « désinfectés »,
comprenez gazés. Le bilan final des six institutions du Reich
spécialisées dans ce genre de travail représente une économie de
(attention à la virgule avant les centimes) : 885 543 980,00 marks,
ou 33 733 003,40 kilos de produits alimentaires, sans compter
« 2 124 568 œufs » et 19 754 325,27 kilos de pommes de terre.
– 95 –
Le 7 août 1940, les Wächtler devaient aller chercher leur Frieda
pour des vacances préalablement autorisées. Arrivés au « château
des fous », un gardien renvoya la mère, comme dans Le Château
de Kafka. Une pitoyable comédie au sujet d’un déplacement à
venir d’Elfriede. On ferait parvenir prochainement des
indications sur son nouveau lieu de résidence. Ce qui arriva, c’est
la nouvelle, inventée de toutes pièces, de son décès le 12 août à 2
heures d’une « pneumonie avec faiblesse cardiaque ». Une carte
postale montrant une couronne de fleurs avec une dernière rose
en guise d’adieu à sa mère : « Cesse donc de te faire tellement de
soucis, tout finira par aller mieux. » Peu avant son assassinat, la
schizophrène avait trouvé sept trèfles à quatre feuilles, augures
d’un avenir meilleur.
– 96 –
Tout proche de Dresde, Arnsdorf est un hôpital situé dans la ville
sans y être. Pour les parents, cela signifie un déplacement de
seulement «18 minutes » en train. Ce que la mère explique sans
détour dans ses lettres adressées aux médecins. Une correspon-
dance qui révèle son terrible désespoir. Et pourtant, malgré tout
cela, et la vieillesse, ce mot étranger, imprononçable, de « schi-
zophrénie » n’apparaît jamais dans sa correspondance écrite de
sa belle calligraphie. On touche là à la peur originelle de la folie.
En s’emparant de Marianne, la « maladie 14 » s’était aussi
emparée de sa famille. La mère et la fille avaient passé 20 ans
ensemble, il n’en restait rien, l’avenir ne pourrait compenser
toutes ces souffrances. Peu de temps encore auparavant, elles
avaient joué de la musique ensemble, s’étaient raconté des petits
secrets, avaient fait des projets. Il était difficile, de plus en plus
difficile, de se raccrocher aux heures passées des belles années
face à la désintégration de Marianne. Sa métamorphose détruisait
ces moments de vie harmonieux, leur donnait l’apparence d’une
belle illusion, encore plus lumineuse rétrospectivement.
– 97 –
demande la question 8 de sa première consultation. « Sans
problème ! » est la réponse. Les Schönfelder ne comprennent plus
rien à rien. Que va-t-il se passer ? Comment tout cela va-t-il finir ?
– 98 –
D’abord Marianne interrompt sa formation de secrétaire, elle est
renvoyée du service du travail volontaire. Le déséquilibre
s’insinue en elle de plus en plus profondément. Elle est souvent
méchante, têtue, agressive, un derviche impossible à raisonner,
qui peut avoir de terribles crises d’énervement. Les complications
déstabilisent et blessent chaque fois un peu plus les parents. À
vrai dire, Marianne se retire en un lieu inaccessible, elle ne veut
plus rien avoir affaire avec personne. Même quand surviennent
parfois des moments de lucidité, terrifiants, elle reste sourde aux
remontrances. Son mutisme est un miroir opaque. Ses yeux ne
voient personne. Ces voix qui ne lui appartiennent pas, mais
auxquelles elle obéit. L’égarée connaît encore le calendrier. Parfai-
tement informée, la patiente fournit les renseignements souhaités
lors de l’« examen de son état psychique » du 27 mai 1938. Elle
sait qu’elle est à Arnsdorf dans un « hôpital pour aliénés ». On
l’a amenée en auto. Elle « s’oriente parfaitement dans les lieux »
et se dit instruite :
« Je n’ai tout simplement pas d’esprit, il s’est enfui. Je connais les
lois. Vous verrez, je suis folle. Mais je parle allemand.
– À quelle province appartient Dresde ?
– La Saxe. »
Les réponses aux questions sur les capitales de l’Allemagne, de la
France, de l’Angleterre, de la Belgique, des Pays-Bas, de la Tchéco-
slovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie sont rapides et correctes.
« Qui était Luther ?
– Un réformateur allemand, il a vécu au XVe-XVIe siècle.
Bismarck ?
– Un Führer, un chancelier, l’unificateur des toutes les provinces
allemandes.
– Quand ?
– 1870-71. »
– 99 –
Elle identifie sans peine Colomb comme celui qui a découvert
les Amériques, doit expliquer « Qu’est-ce que l’on veut
démontrer en disant que l’eau est bouillante ? », ce qu’elle fait en
répondant : « qu’elle atteint son point le plus chaud, elle
commence à faire des bulles et est à 100 degrés. »
« Eau gelée ?
– 0 degré. »
Elle traduit la phrase « la faim est la meilleure cuisinière » par :
« ce qui est le plus savoureux. »
« La pomme ne tombe pas loin de l’arbre ?
– Ça je ne le sais pas (hésitation) : le fils devient comme le père ?
– Pourquoi apprendre ?
– Pour plus tard se…. servir son peuple.
– Comment voyez-vous votre avenir ?
– Je dois d’abord parler de ça avec mes parents, on n’est pas très
doués intellectuellement.
– Que voulez-vous faire ?
– Je reste à la maison, c’est une question tellement intellectuelle. »
Et ça continue. Marianne envoie des messages clandestins d’un
pays connu d’elle seule, dans lequel tout a un sens selon une
logique qui nous est inconnue. Elle s’invente des histoires, que
l’ancien interné et poète Robert Walser n’aurait pas pu formuler
selon une logique plus farfelue :
« Dit en allemand, une raison quelconque doit pourtant venir
de moi.
– Voulez-vous rester ici pour toujours ?
– Non, non. Vous ne devez rien me suggérer. »
Et le jeu des questions réponses se poursuit :
« Que savez-vous d’Hitler ?
– J’aimerais garder cela pour moi.
– Avez-vous ressenti une secousse en vous ?
– 100 –
– Oui, Hitler a traversé Dresde, et il m’a regardée, c’était de
nouveau ma folie. Alors j’ai reçu une secousse comme si l’homme
s’était retourné et avait voulu me donner une gifle. »
Plus loin : « J’aimerais téléphoner à Hitler une fois, comme c’est
le cas chez les catholiques. »
Vision clairvoyante ou terrible : Hitler fait partie des esprits qui
hantent la folie de Marianne et la poursuivent. Il est venu à
Dresde début mai 1936 pour une croisière sur l’Elbe avec
d’autres notables nationaux-socialistes et a tenu sa cour au
« Bellevue », hôtel de « première catégorie avec jardin, 80
chambres avec salles de bain », sur la place Adolph Hitler. À
l’époque où la folie s’empare de Marianne. Plus loin, toujours en
style télégraphique :
« Vous sentez-vous malade ?
– Non, pas intellectuellement. »
Ajouté en annexe par le directeur de l’hôpital Kurt Sagel : « Se
lève et tournicote dans sa chambre, parle dans le vide. Très
énervée. Fait sans arrêt des gestes avec ses mains. Ne peut pas
rester assise tranquillement. Sourit. » Pas un sourire d’apaise-
ment, mais un sourire de certitude et de protection. Le sourire
extatique d’une déphasée.
– 101 –
diagnostic déjà établi : on a affaire à une folle. La panique due
au fait d’avoir été arrachée à sa famille, d’avoir perdu tous ses
repères, de se retrouver toute seule et particulièrement
bouleversée, laisse Sagel de marbre. Son entretien avec la
patiente nous montre le pouvoir des institutions et de la
domination qu’on peut exercer sur un individu. Le fait qu’elle
parle, même si elle tremble sous le choc, est déjà en soi un
exploit. Pendant l’examen, pas de proposition de thérapie, rien
sur ses perspectives futures. Marianne a bien perdu le contrôle
de sa destinée.
– 102 –
Elle se bat, dérange et importune les autres malades dans la salle
commune. Puis soudain, l’esprit absent, perdue dans des visions
insupportables, elle lutte avec des êtres invisibles, la rage tord ses
membres, poupée pétrifiée, somnambule. En 1938, l’expert écrit
que Marianne est devenue « une malade négative, irritée,
renfermée, de temps à autre agressive », impossible à occuper
dans le foyer des parents. Auparavant, à l’automne 1937, des états
de surexcitation hypomaniaque aggravés ont fait leur apparition,
de plus en plus fréquents, des hallucinations très réelles et toutes
sortes d’idées folles qui « rendent impossible toute vie familiale ».
– 103 –
femme qui doit être attachée pour recevoir les injections de
l’infirmier. Fatalité, la série de piqûres donne un résultat inverse
à celui attendu et ne fait qu’augmenter « l’intensité des halluci-
nations et de l’excitation ». Introduite en 1935, il s’agit d’une
méthode violente aussi discutée que discutable. Aucune expéri-
mentation sur les effets à long terme. Son « inventeur », Ladislas
von Meduna, conseille de « provoquer 30 attaques régulières à
trois jours d’écart » – un programme de charge extrême. Pour
faire simple, il s’agissait de provoquer, à l’aide de médicaments,
des attaques pseudo-épileptiques éventuellement susceptibles
d’influencer positivement le syndrome dissociatif. Une
alternative encore plus abominable consiste à sectionner
certaines fibres nerveuses de la substance blanche du cerveau :
on parle alors de leucotomie, comme celle qu’on pratique sur le
personnage principal de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ça
plonge les malades dans un état d’apathie généralisé.
Le Dr. Ernst Arnold Schmorl est l’un des trois « experts » qui
condamnent sans pitié tante Marianne à la stérilisation contrainte
au cours d’une réunion privée. La même année, il écrit un article
dans la Allgemeinen Zeitschrift für Psychiatrie und ihre Grenzgebiete
– 104 –
(Revue générale de la psychatrie et ses domaines limitrophes)
sur l’« Einwirkung der Cardiazol-Krampfbehandlung auf das
klinische Bild von Psychosen (Influence du traitement des
convulsions au Cardiazol sur le tableau clinique des psychoses) »
en s’appuyant sur 130 cas. Il constate pratiquement chez tous,
une « désinhibition certaine » allant jusqu’à une « libération
verbale ». Les occupations deviennent plus agréables. Il prétend
même avoir remarqué « une certaine grâce dans les
mouvements », mais aussi des syndromes confusionnels
accompagnés d’un état d’agitation extrême. Schmorl cherchait à
les apprivoiser, le « poison à crampes » est indiqué « pour
calmer », et il conseille de répéter régulièrement d’autres
« chocs au Cardiazol ». Du point de vue du médecin, c’est
précisément ce résultat qui justifie le martyr des patients. Il est
toujours difficile de savoir si ce type d’investigations sert d’abord
aux patients, dégradés au rang de cobayes, ou seulement à enrichir
le curriculum vitae de l’auteur.
– 105 –
bâtiment du parti en grès de Kelheim porte au front l’imposant
symbole de 85 mètres de long de « l’indestructible » Reich. C’est
ici que tout a commencé. En face, la Lenbachhaus exposant l’Atlas
de Richter, et l’une de ses toiles majeures (51,7 x 66,7 centimètres),
un tableau représentant l’ex-SS Heinrich Eufinger.
– 106 –
que son nom orthographié par erreur « Enfinger » a été corrigé.
Concernant Schmorl, la direction régionale de Saxe fait la
demande au « département adhésions » à « Munich 43 »
« d’un double de la carte d’adhérent perdue du Pg. Dr. Ernst
Adolf Schmorl, Pirna a. d. Elbe, Sonnenstrasse ».
– 107 –
« Vénus » de Botticelli. On peut discuter longtemps sur ce que
cette composition de commande, style renaissance, huile et tempera
sur bois, nous enseigne sur son rôle. Mais il est certain que le sujet
désirait témoigner de son importance.
– 108 –
m’imaginer sa fatuité face à ses patients, gesticulant et claquant
des talons. En fait, le psychiatre donne l’impression que sa
réputation de « plus jeune psychiatre de Saxe » lui est montée
à la tête. Trois ans plus tard, il siège au Tribunal de santé
héréditaire à Dresde et formule un avis qui s’avérera décisif pour
le destin de Marianne, participant ainsi activement à son anéan-
tissement. Puis il s’embourbe de plus en plus dans le crime d’eu-
thanasie. Début 1942, il sera « mis en congé » de son poste en
Saxe et déplacé au siège central du NSDAP à Berlin. Son nom
se trouve sur la liste des experts « T4 » avec pour adresse
Heidelberg-Wiesloch. Logement et pension gratuits. Schmorl,
qui en 1946, s’est vanté de tout connaître sur l’architecte baroque
Balthasar Neumann sous le pseudonyme de Theodor Aarkadi
Schmorl (et est représenté avec cet ouvrage à l’Institut de
Munich), était chargé de recherches dans le contexte du
« programme d’euthanasie », plus concrètement concernant
« la consommation d’hydrogène chez les malades atteints de
convulsions, idiots compris ». Celui qui a fait son portrait
tombe en Russie en 1944, Dodel est un artiste « qui s’est réalisé
tôt ». Schmorl souligne dans une note de bas de page pleurni-
charde de son curriculum de nazi confirmé, qu’il a été
« totalement bombardé » le 13 février 1945 à Dresde. Il
disparaît dans l’Erzgebirge, déménage en 1949 à Francfort-sur-
le-Main, dissimule ses activités « T4 » sous le terme de
« travaux d’habilitation » dans ses demandes d’emploi et
obtient le droit, après la guerre, de poursuivre sa carrière en tant
que médecin-chef et pédopsychiatre avec le titre de « Landeso-
bermedizinalrat (Conseiller médical régional en chef) » à la
clinique Herborn d’Idstein. Son portrait avait dû lui coûter dans
les 3 000 reichsmarks. Il est resté longtemps dans une collection
privée à Cologne, et a été mis en vente en 2003 lors d’une vente
– 109 –
aux enchères, proposé à 7 000 euros, il est parti à 17 000 et se
retrouve maintenant pratiquement à l’endroit où il a été créé.
– 110 –
sonnantes et trébuchantes. Stoltenhoff a été incapable de justifier
« 360 grammes de teinture d’opium et 225 grammes de solution
de Panopton ». Diriger une clinique exige « un soin tout
particulier et de la fiabilité, dont le médecin directeur est
largement dépourvu ». Jusqu’à se demander s’il « ne porte pas
illégalement son titre de docteur ». En 1938, une ancienne colla-
boratrice lance de graves accusations contre Stoltenhoff. Petit à
petit, elle dévoile qu’il « ne s’occupe que très peu des patients »,
par contre « il leur facture toujours les médicaments qu’il reçoit
en échantillons gratuits ». Il a dépouillé jusqu’à six malades après
leur sortie. Un filou suspecté par les autorités. Et c’est lui qui va
sceller le sort de tante Marianne, qu’il fait transférer de
Stoltenhoff à Arnsdorf précisément en 1938. En RDA, il
deviendra même chef du département de psychiatrie à Arnsdorf.
Un directeur compétent, selon les dires.
– 111 –
une fierté timide, veille sur un nouveau-né qu’elle câlinera dans
les secondes suivantes. Peut-être le portrait le plus tendre de
Richter, un instant de symbiose qui le place dans une étroite
communion avec la morte. Il ne se serait pas cru lui-même
capable d’une telle sensibilité, qui transparaît dans cette
déclaration d’amour élégiaque. Une sollicitude qui ne s’est jamais
répétée après.
– 112 –
paragraphe 1, alinéa 2, numéro 2. Un torchon rédigé par un
forcené du règlement, qui comporte soixante notifications, appli-
cations et obligations. L’arrêt tombe, accompagné des habituelles
formules toutes faites : après une enfance sans histoire et de
bonnes prestations scolaires, Marianne Schönfelder avait dû
interrompre son apprentissage dans une grosse entreprise en
raison d’un manque de compétences commerciales.
– 113 –
donner une réponse immédiate » indiquant quand et dans quel
hôpital Marianne pourrait être transportée « en vue de
l’opération ». La réponse arrive promptement trois jours plus
tard : « L’opération doit avoir lieu à l’hôpital Friedrichstadt de
Dresde ». On est prié de préparer le transfert. La copie de cet
écrit est à remettre à l’accueil. Le médecin-chef de l’hôpital était,
comme chacun sait, le Dr. Heinrich Eufinger. La tante de Richter
sera donc stérilisée de force chez le futur beau-père de ce dernier.
À ce moment-là, Monsieur le Professeur est sur le point d’être
promu SS-Untersturmführer. Ceux qui étaient habilités à
effectuer une stérilisation contrainte devaient « s’appuyer sur la
vision du monde nationale-socialiste », comme le dit le
commentaire de la loi. Le père de Marianne, Alfred Schönfelder,
est incapable de résister à ce dernier coup, il peut juste demander
que l’opération soit réalisée à Dresde. Fort possible qu’il se soit
résigné en pensant satisfaire la folie hitlérienne une fois pour
toutes. Par un imprimé du 15 juin 1938, le département « Race
et hérédité » de la ville lui confirme « Pas de frais à votre
charge. » Avec copie à l’hôpital « pour prise de connaissance.
Additif : à l’intention du médecin-chef pour exécution ».
– 114 –
médecin traitant a pitié d’elle et décide, le 25 juin, que
« L’opération est impossible en raison de son état psychique. Dans
8 semaines à nouveau ! » Le 5 juillet, il fait à nouveau part de ses
doutes, « La stérilisation de Dora Margarete Marianne Schönfelder
ne peut pas être actuellement réalisée vu son état psychique. » Le
12 septembre, la direction insiste à nouveau : « Est-ce que la stéri-
lisation peut être réalisée ? » Réponse : « non ».
– 115 –
le 17 février dans l’église voisine de la Trinité. Un agréable
quartier, tout près de l’atelier de l’Académie des Beaux-arts, avec
vue sur l’Elbe au-delà de la Vogelwiese. 1932 est également
l’année au cours de laquelle Eufinger, toujours à Francfort-sur-le-
Main, informe l’administration : « Par la présente je vous
informe que ma fille Ema est née le 18 avril...! » La future femme
de Richter. L’allemand officiel de papa Eufinger est correct, ne
traduisant aucune joie particulière.
– 116 –
– 117 –
repérer la moustache à la Hitler, typique des membres du NSDAP,
mais elle a l’air aussi factice que son sourire.
– 118 –
administrateurs bruns choisissent Heinrich Eufinger, mieux vu
dans les petits papiers de l’Hôtel de ville. À l’époque du SED
(Parti socialiste unifié d’Allemagne), Fischer finira par obtenir
enfin le poste de médecin-chef de la Friedrichstadt, qu’il quittera
en 1960 sans jamais avoir nié sa mégalomanie.
– 119 –
en raison des attaques aériennes. L’aveuglement persiste. À Dresde,
pour la Saint-Sylvestre, Victor Klemperer note: « Des dix années
d’existence du NS, cette année 42 a été la pire jusqu’à maintenant.
Nous avons encore subi de nouvelles humiliations, des persécu-
tions, des mauvais traitements, des dégradations... »
– 120 –
bien poussé ». Puis vient l’argument abject, grâce aux vers à soie
on pouvait étudier « la réalité de la dégénérescence de la race »,
les conséquences d’un « manque de sélection », ainsi que « la
sélection, l’élimination, le contrôle du rendement, le facteur
héréditaire », et peut-être même disposait-on ainsi d’« une illus-
tration concrète pour le cours de biologie héréditaire, adaptée au
contexte scolaire et disponible toute l’année ». À condition qu’on
s’en tienne « aux races appropriées et qu’on dispose d’un matériel
expérimental solide » poursuit l’auteur. Possible que les malades
aient pris plaisir à observer les vers nus et les vilains papillons velus
ramper et bruisser, ou qu’ils en aient été au contraire dégoûtés. Ils
se rapprochent de leur fin. Jusqu’en 1941 encore, les buissons sont
taillés, et cette fois, 63,7 kilos de cocons frais sont récoltés pour
20 grammes du brut. Les poupées mijotent pendant des heures
dans la vapeur d’eau, jusqu’à ce qu’elles meurent. La vapeur est
l’état gazeux de l’eau. Une analogie cauchemardesque entre ce qui
arrive aux vers à soie et ce qui va bientôt arriver aux malades
mentaux. Ils seront gazés.
– 121 –
ses milliers de meurtres. Mais le gibet est encore trop noble pour
lui, il mourra sous la guillotine. Au début de la guerre, il est encore
au sommet. Hitler envahit la Pologne. Mais l’administration de
la ville de Dresde émet dès le mois de septembre un décret
d’« organisation des sépultures en cas d’attaque aérienne » :
« Les cadavres seront enveloppés dans un suaire afin qu’ils soient
soustraits à la vue du public. »
– 122 –
spéciale ». Tante Marianne est à la clinique de Grossschweidnitz.
À chacune de ses visites, Dora pouvait constater les ravages de
la schizophrénie. Pendant toutes ces années, le contraste entre
ce qui était et ce qui est advenu, est restée une énigme pour elle.
Sa fille perdue, loin, tellement loin de tout ce qu’elle a soigneu-
sement conservé à la maison : des dessins d’enfant, des poupées,
des livres. Restes de l’être cher, protégés par Dora comme des
trésors, bien rangés à leur place, comme si les anciens jeux
pouvaient servir encore une fois et la vie commune reprendre
un jour ou l’autre. Fuir dans l’illusion est pour madame
Schönfelder mère comme une nécessité à laquelle elle ne peut
résister, même si ça la fait souffrir. Elle ne pouvait se résoudre à
la perte définitive de son enfant pourtant toujours vivante. En
– 123 –
ressentant les choses avec elle, on peut très bien imaginer ce qui
se passait dans la tête de Dora.
– 124 –
Martha Johanna Dora Schönfelder, année de naissance 1883, la
fidèle. À peine a-t-elle reçu la nouvelle du transfert qu’elle mani-
feste son irritation dans ses lettres. Elle se plaint en appels
constamment martelés : « Nous regrettons beaucoup ce déplace-
ment car nous pouvions rejoindre Arnsdorf en 15 minutes par le
train à partir de notre lieu d’habitation, donc rendre souvent visite
à notre enfant. » Marianne a 23 ans, une pensionnaire de plus
pour l’administration de Wiesengrund, le numéro de soins 15424
dans la division 9. « J’ai l’intention, écrit la mère, plus loin, de ren-
dre bientôt visite à notre fille à Wiesengrund. » Ça sonne comme
une menace envoyée à la direction. Elle prie auparavant l’infir-
mière du service de faire en sorte que « notre enfant nous écrive
bientôt ». Elle joint une enveloppe affranchie dans le petit paquet
du 5 mai. « Heil Hitler ! Dora Schönfelder, Langebrück/
Dresde. » Annexe « timbres ». Une autre fois, elle conclut par
« Mit deutschem Gruss ». Le 23, la réponse arrive de l’hôpital:
« Visite autorisée chaque mercredi et dimanche. Autorisation
d’écrire accordée. »
– 125 –
est tombé gravement malade, incapable d’entreprendre ce long
déplacement. Il n’a plus « que peu de temps à vivre et il désire
encore rendre souvent visite à son enfant. » Il est prêt à payer les
frais occasionnés par une infirmière ou une surveillante pour
accompagner sa fille lors du voyage de retour de Wiesengrund
(Dobrzan en tchèque), cet hôpital surchargé de 2 200 femmes et
hommes, jusqu’à Arnsdorf. Elle met tout en œuvre pour que son
enfant revienne à Arnsdorf. Et triomphe : « Par la présente je
vous fais savoir que je ramène ma fille dans votre institution le 16
ou le 17 du mois en compagnie d’une infirmière diplômée. » Suit
la confirmation : « sur ordre de la fédération régionale des soins
à Reichenberg, la Schönfelder a été retirée de cette institution par
sa mère le 18 septembre 1942… : sans amélioration » ! Le
directeur de Wiesengrund, le Dr. Hever, envoie le « dossier et
historique de la malade Schönfelder Dora Margarete Marianne
à transmettre à qui de droit.» À ce stade, on pourrait se demander
si elle n’aurait pas été mieux protégée dans cette province reculée,
peut-être y aurait-elle survécu aux années Hitler.
– 126 –
tous les sens, pourquoi donc nourrir et soigner des patients
destinés de toute façon à être supprimés? À son retour, la malade
est particulièrement bavarde, atterrit à nouveau dans le cabinet
du Dr. Sagel pour un « bilan psychique », donne correctement
la date, et ajoute, maligne, « c’est le début de l’automne ». Elle
donne son âge exact : « 24 ans ». Elle tient à souligner : « ... j’ai
appris dans un vrai bureau, au bureau Mende, où il y a des haut-
parleurs, c’était ma spécialité. » Effectivement, l’OHG
H.Mende &Co. de Dresde produisait des récepteurs de radio,
les « Goebbels-Schnauze », à travers lesquels la vérité politique
s’étouffait en onomatopées retentissantes. Les Richter en
possédaient un dans leur salle à manger. Les monologues
métalliques d’Hitler faisaient vibrer les haut-parleurs. La firme
de Marianne proposait aussi le type 148 avec boîtier de bakélite,
un appareil très apprécié dans les salons avec « 2 tubes
récepteurs grillagés ». L’entreprise Mende donnait également
dans l’armement. Au départ le père « voulait qu’elle se dirige
dans la branche des chocolats, Hartwig und Vogel ». Sa mère,
continue encore la fille, a déménagé à Langebrück dans la Villa
Christina, « à trois stations d’ici », elle veut sans doute parler
de la maison de la Moritzstrasse 2. Lancée, elle continue : « son
papi » dirige « la protection fédérale du crédit, et j’y suis parfois
allée pour l’aider » : « ce doit être mon papi qui est venu
dimanche. » Elle a hérité de son large nez, un trait saxon. Le
front lisse lui vient de sa mère. Peu importe d’où elle venait, à
l’intérieur elle était fragile.
– 127 –
« Pourquoi êtes-vous venue ici?
– Il ne me manque pourtant rien.
– Qu'est-ce qu'il vous manque alors?
– Je suis en bonne santé, je sais que je viens d'une famille en
bonne santé.
– Pourquoi êtes-vous internée?
– J'aimerais aussi le savoir. Je me sens parfois déracinée.
– Avez-vous entendu des voix?
– Je n'ai encore rien entendu. Je suis tellement en bonne santé
que je n'y crois pas du tout, je peux le prouver à chaque médecin
qui me met sous suggestion. Certains médecins ont un tel
pouvoir psychique que le patient en tombe malade ou retrouve
la santé.
– Alors qu'est-ce qui vous est arrivé?
– Rien ne m'est arrivé... mon anniversaire a été écrit en 1917.
Provisoirement.
– Est-ce que quelqu'un tente de vous mystifier?
– Non.
– 7 x 8 = 56
– 13 + 14 = 27
– 211 : 25, c'est impossible, 8, reste 11.
– 157 – 63 = 94.
– Calcule relativement vite et correctement. »
– 128 –
Bilan médical : « conception correcte des choses, de temps à
autre très brusque et incohérente, hallucine, tente cependant de
le dissimuler maladroitement. »
W.G. Sebald, qui prend pour exemple des textes du poète schizo-
phrène Ernst Herbeck, remarque qu'il existe bien plus de passages
souterrains entre les pôles du sens et du non sens que « notre
savoir scolaire n'en peut rêver. »
Diagnostic ?
« 14 »!
Tante Marianne pèse 52,2 kilos, mesure 1,66 mètre. En 1938, lors
de son entrée, elle pesait 69,5 kilos pour 1,67 mètre. Rondouil-
lette, boursouflée, probablement à la suite du repos forcé au lit et
du traitement à l'insuline prescrit à la clinique Stoltenhoff.
Données conservées sur la « liste du poids et des mensura-
tions », formulaire 148 pour être exact.
– 129 –
« Seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste en mémoire. »
Friedrich Nietzsche
Famille
promesses de bonheur Dans son
bureau de Cologne, Gerhard Richter sort du carton la photo de
mariage de ses parents, le 15 août 1931. Il l’a faite agrandir pour
que je puisse mieux examiner les visages. Combien de fois sa
grand-mère Richter et sa mère ont-elles dû la regarder pendant les
inévitables périodes de crise ? Elle, tout en blanc. Son long voile à
la bordure brodée, parsemé de fleurs, est déployé devant elle. Qui
donc savait broder de si jolis motifs ? Le bouquet dans ses bras
serait éblouissant sur n’importe quel tirage en couleur. Horst, le
jeune marié avec pochette et boutonnière fleurie. Ils sont groupés
sur l’escalier devant l’église de montagne de Tharandt « Zum
Heiligen Kreuz (À la sainte croix) », un petit bijou très prisé avec
sa tour visible de loin. Le poète Schiller y pleurait autrefois ses
amours. Gerhard Richter s’étonne de la noblesse des débuts de
ses parents. Une belle excursion en famille aux portes de la ville.
– 132 –
On rejoignait Tharandt à partir de la gare centrale de Dresde en
prenant le train de banlieue « Mittelhalle », tarif 75 pfennigs par
personne pour les 14 kilomètres en deuxième classe. Une
destination pittoresque. Le château margrave trône sur un éperon
montagneux dans l’angle aigu formé par Weisseritz et Schloitz-
bachtal. En cette année de noce, le guide de voyage Grieben, tome
5, Dresde et environs, fait l’éloge « du magnifique coup d’œil »,
conseille la promenade d’une heure et demi à pied depuis les
ruines, parmi les conifères du parc botanique forestier (ouvert
jusqu’à 18 heures), en passant devant le « chêne des trois rois »
vers les « coins d’Henri », à travers la « sainte Halle », une
chênaie superbement entretenue. Retour à la gare par la route de
la plaine. Le guide Baedeker L’Allemagne en un volume conseille
quant à lui le chemin grimpant vers la maison de Dieu, signale le
tilleul de Luther planté en 1883 ainsi que le monument à la guerre.
De nombreux témoignages qui confirment que les Richter ont fait
le bon choix en visitant l’église fraîchement rénovée. Un ciel peint
sur les voûtes, une crucifixion sculptée dans le bois près de l’autel
à colonnes, ainsi qu’un crucifix de taille humaine portant une
perruque en crins de cheval, récompensent la visite. En bas, la
Burgkeller, une auberge fort appréciée, convie au retour. Un coin
de terre choisi avec un certain respect pour le rituel par deux êtres
désireux de mettre en scène leurs vœux une journée entière, de
célébrer solennellement leur « oui » béni par le pasteur Kirsten.
Entre-temps, un photographe a déjà dressé son appareil sur les
marches de l’église.
– 133 –
comme si on avait utilisé la technique de la peinture à l’estompe,
devenue plus tard le style caractéristique de Richter. Fidèles à la
coutume dans ce genre d’occasion, les hôtes entourent les jeunes
mariés. À côté de la mariée de 25 ans, les parents de son conjoint,
plus jeune d’une année. Ses parents à elle sont à côté de lui. Ils
s’en tiennent au classique : c’est une page dans le livre de la vie.
Surtout ne pas montrer l’effort que coûte ce sourire qui ne doit
pas sembler routinier ou prétentieux. Je peux presque sentir le
nuage d’eau de Cologne et de brillantine qui les enveloppe.
– 134 –
travaille le conseiller exécutif Wilhelm Richter. Les parents de
Gerhard Richter se croisent dans le quartier, c’est à un saut de puce
de l’appartement des Schönfelder sur la Wiesentorstrasse. Hildegard
et Horst ont été confirmés ensemble à la Dreikönigskirche. Une
relation de bac à sable.
– 135 –
le baptême. Maman Dora se fera à nouveau lisser les cheveux et
portera ses bijoux, ce qu’elle adorait faire selon sa petite-fille Gisi.
– 136 –
Richter. Son oncle a étudié le droit à Kiel et à Leipzig,
normalement, est promu en 1936 magna cum laude avec un travail
sur « Einbau der Kartelle in die staatliche Ordnung nach dem
Gesetzgebungswerk…vom 19.7.1933 (Mise en conformité des
cartels avec le règlement de l’État... depuis le 19.7.1933) ». Il était
également membre du NSDAP. En juin 1943, il fréquente la fille
d’un propriétaire foncier, se marie à Eythra, Zwenkau aujourd’hui.
Aucun des invités de la noce n’a survécu. Le garçon qui deviendra
peintre naîtra à Dresde 6 mois plus tard, le 9 février 1932. Pour des
raisons de convenance, les parents le déclarent « à sept mois ». «
Une naissance aux forceps » ajoute Richter ému. La photo est un
document exceptionnel, tous retiennent leur souffle, personne ne
veut rater la pose à l’occasion de cette réunion qui jamais ne se
renouvellera. Un jour pareil doit rester lumineux dans le souvenir,
sans nuage. Deux expressions populaires traduisent cette
impression : « On ne sera plus jamais aussi jeunes ensemble ! »,
mais aussi « Sous chaque toit un abri ! »
– 137 –
Sa Marianne bientôt promise à la mort est en pleine efflorescence.
Une tête fière sur un long cou, sans aucun doute la plus élégante
des demoiselles d’honneur. Sa robe incrustée de dentelles, d’une
coupe raffinée, avec la jupe taillée en pointe, lui va à ravir. Le
couturier, ou la couturière, l’a réalisée avec une élégance du
dernier chic. La coiffure enfantine, les joues rondes, le corps
encore tendre, la poitrine naissante, les épaules étroites, les bras
nus, le regard timide, toute son allure souligne son effort pour
« faire dame » –on devine une adolescente de 14 ans à l’âge
difficile, pas encore modelée, au stade intermédiaire, quelque part
entre la jeune fille et l’adulte, maladroite, qui a « poussé trop
vite ». La princesse du jour deviendra bientôt un méchant lutin.
– 138 –
sourire se veut apaisant comme peuvent être les hommes en ce
genre d’occasions. Horst Richter entrevoit sa nomination au poste
de « Studienassessor und Probe- bzw. Aushilfslehrer (Assesseur
et Assistant) », c’est sous ce titre qu’il apparaît dans le « registre
des enseignants » de 1934. Il va bientôt grossir, s’alourdir, comme
s’il devait s’armer contre les attaques perpétuelles de la petite Hilde.
C’est elle qui porte la culotte dans leur couple, jusqu’à ce que,
devenue très malade, elle dépende de son Horst, le bon samaritain,
et que les rapports de force s’inversent. La mère de Richter meurt
en 1967. Horst se remarie peu de temps après. Les gens de
Waltersdorf racontent que son second mariage avec une infirmière
« veuve des chemins de fer, avec de bons meubles et une bonne
pension » avait sans doute été une débâcle. Horst Richter se
suicide à la Ostsiedlung 347, dans le galetas proche de l’apparte-
ment où il a vécu avec Gerd, un an presque jour pour jour après le
décès de sa première femme. C’est arrivé juste avant la fête du
solstice d’été célébrée avec la tente à bière et la fanfare des pompiers,
qui grimpe sur le rocher de basalte de la « Sängerhöhe », appelée
depuis toujours dans le langage populaire « la pierre du malheur ».
– 139 –
mentionnée. Son silence charge encore plus ceux qui restent.
Hildegard et Horst meurent presque au même âge. Elle à 61 ans,
un mois et 2 jours. Lui à 61 ans et 27 jours. Horst a choisi la corde,
comme si, au-delà de toutes les querelles, il voulait réaffirmer sa
fidélité à Hilde, rester lié à elle. La fille Gisela a clos le chapitre
d’un geste ostentatoire qu’on n’a pas compris à Waltersdorf, en
choisissant de faire enterrer ses parents et ses grands-parents chez
elle, non loin de Leipzig, coupant ainsi court à tout commérage.
La tombe familiale extrêmement soignée ne porte aucun nom,
uniquement le numéro 481.
– 140 –
scepticisme sur son visage âpre et masculin, la conscience que le
temps du bonheur est compté, comme si elle devinait les coups
à venir. Elle ne connaîtra plus l’insouciance. Plus jamais elle ne
pourra poser son fardeau. La grand-mère de Richter aura pleuré
son mari Alfred, leurs quatre enfants et son beau-fils jusqu’à sa
mort à l’âge de 86 ans en 1969. Elle a survécu 24 ans à sa cadette,
assise chez elle, au milieu des souvenirs de tous ses morts, c’était
difficile d’être la rescapée.
– 141 –
toiles. Les tableaux semblent traiter de banalités alors qu’ils sont
chargés du malheur du passé, le drame se dissimule dans le jeu
de l’imagination. Une telle série de malheurs et de deuils… je me
demande, pourquoi justement les Richter ? L’art naît d’une méta-
morphose compliquée.
– 142 –
Mädchengymnasium (École supérieure de jeunes filles de
Neustadt avec lycée de jeunes filles) », de loin on aurait pu les
prendre pour des guirlandes dorées. Des bâtiments imposants
qui devaient paraître gigantesques aux écolières. Au sommet,
entre ciel et terre, brillent les représentations allégoriques de la
« Formation de l’âme et du caractère », de « l’Histoire et la
Littérature » suspendues dans le ciel, comme s’il fallait souligner
que notre pédagogie était la meilleure. Qu’elle soit insolente ou
bûcheuse, une élève de 11 ans devait pénétrer avec une certaine
appréhension dans ce « temple du savoir ». Un petit détour en
passant l’aurait conduite sur la rive en terrasse, devant le
bâtiment de la « Sächsisch-Böhmischen Dampfschifffahrt A.G.
(Société de croisières en bateaux à vapeur de la Saxe-Bohême) »
avec son débit de boissons. Prendre des chemins de traverse dans
la vie, ce n’est pas une mauvaise école.
– 143 –
mathématiques, deux de religion, d’histoire, de géographie,
d’histoire naturelle, de dessin, de gymnastique et de chant. Un
programme scolaire semblable à ceux de 2005. S’y ajoutait deux
fois une heure de « travaux à l’aiguille » pour s’exercer au métier
de femme. Aucun professeur n’aurait pu s’imaginer que
l’habileté de Marianne à manier l’aiguille s’épuiserait à coudre
les boutons du linge de divers asiles. Plus loin, on signale
« l’intense activité » des « Landheimen (Colonies de vacances
d’État) » : « Particulièrement en ces temps de pénurie, les
parents tout comme les élèves considèrent avec une profonde
reconnaissance la bénédiction que représentent pour la plupart
des élèves ces colonies…leur offrant une possibilité unique de
fortifier leur esprit et leur âme au contact de la nature pendant 2
semaines. »
– 144 –
mesquin, Marianne obtient de meilleures notes partout. Le père et
la mère notent chaque progrès avec attention.
– 145 –
12J et 13J. Des allers-retours dans le quartier, école, foyer, cirque,
amis, mamie. Si on découpe sur la carte une portion allant d’un
point de départ à l’autre, on obtient un segment en cercle de la taille
d’une part de tarte. Sa périmètre correspond exactement au secteur
touché par les attaques aériennes sur Dresde, comme si les
événements étaient déterminés par un champ de force invisible.
Jusqu’au hasard qui obéit à la logique d’une géométrie effarante:
on retrouve la même forme en délimitant les lieux de souffrance
de tante Marianne en Saxe. Aucun planificateur n’aurait pu arranger
les scènes avec plus de rigueur.
– 146 –
cartable, Marianne porte le Deutsche Hilfsbuch de Mensing. Le
Learning English (Dinkler, Zeiger, Humpf) fait partie de l’ensei-
gnement obligatoire. À quoi il faut ajouter les vieux bouquins de
chimie et de physique. En calcul, c’est Einheitsausgabe. Manque
encore le Liederbuch für Sachsen (Livre de chants de Saxe), le
Nouveau Testament et le Petit Catéchisme.
Puis c’est le tour de la biologie avec ses singes. Les plus petites
entament avec joie le chapitre sur les « vertébrés », et
apprennent « comment porter un animal », le lapin par la nuque,
l’oiseau dans une paume protectrice, les poules par les ailes. Les
plus grandes, comme Marianne, découvrent le monde sauvage
des autres continents sous la houlette du Dr. Schmeil : « Les
forêts vierges de Sumatra et de Bornéo abritent un singe sans
queue qui, debout, atteint la taille de 1,40 m, appelé orang-outan
par les Malaisiens, ce qui signifie homme des forêts. » Son corps
est recouvert d’une fourrure touffue jaune ou rouge-brun. Il lance
un cri terrifiant. On le rencontre uniquement dans la canopée,
« c’est donc un véritable animal des arbres ».
– 147 –
ou en argile. Point 4 : rends-toi le plus souvent possible au zoo et
observe attentivement pour, point 5, dessiner leurs empreintes
ici. » Au zoo de Dresde, on pouvait observer l’orang-outan mâle
« Buschi » pour les leçons. Un beau spécimen, le premier de son
espèce à être devenu père en captivité.
– 148 –
En plongeant dans ces vieux manuels scolaires, je vois se dessiner
une nouvelle image de Marianne. Ce riche assortiment de
classiques et de titres oubliés semble peut-être poussiéreux pour
l’esprit d’aujourd’hui, mais il manifeste pourtant de nobles
objectifs éducatifs, mettant toujours l’humain au centre. Cela n’a
pas beaucoup changé. Le Schatzkästlein des rheinischen Hausfreunds
(Petite boîte aux trésors de l’ami de la famille rhénane) de Hebel,
embelli de miniatures de l’« habile Richter », qui montrent
« comme tout est en relation dans la vie humaine », est toujours
au programme aujourd’hui. Le roman de Hebel qui parle de ces
enfants malheureux aux « ongles bleuis » par la faim décrit ce que
Marianne vivra plus tard en psychiatrie.
– 149 –
tempérament artistique, son père Alfred et sa sœur Hildegard, de
onze ans plus âgée, accompagnaient au piano la « ronde des
chansons », selon l’ancienne technique de cadence à 4/2 temps :
« Je viens d’un pays étranger et je vous rapporte une foule de
nouvelles histoires, une foule de nouvelles histoires je vous
rapporte/ plus que je ne peux vous le dire ici. »* Ou bien suivant
leur professeur dans une entraînante mesure à quatre temps, ils
jouaient le tendre Abschied von der Heimat (L’adieu à la patrie) de
von Fallersleben : « J’ai versé beaucoup de larmes, j’ai beaucoup
pleuré, de devoir partir d’ici, mais comme mon père le pensait,
de notre patrie nous nous éloignons… »*
– 150 –
pu être le plus heureux de sa vie ou le plus angoissant. Le
document officiel est sans appel : les prestations de Marianne,
son élan, son ambition, laissent à désirer alors qu’elle est stimulée
par une sœur et deux frères dont elle a sûrement profité. Puis elle
est devenue de plus en plus étrange. Quelque chose a pris
possession d’elle, contre quoi elle n’a pas pu lutter et à quoi sa
fierté non plus n’a pas pu résister. En regardant en arrière, je vois
une personnalité à fleur de peau, très sensible, ainsi que son
entourage la percevait. Fragile à l’extrême.
– 151 –
insoumission cachée, dans ce repli sur soi, une contradiction
psychique élevée contre l’oppression de la société. Cette théorie
conduit à l’idée provocatrice selon laquelle les vrais malades sont
en réalité les personnes saines d’esprit. Ça n’est qu’une question de
point de vue. Celui qui a perdu l’esprit est plus lucide que celui qui
a gardé les pieds sur terre dans un monde devenu fou. La vulnérable
Marianne a-t-elle été aspirée par la folie parce qu’elle était incapable
de s’adapter, parce qu’elle ne parvenait pas à prendre sur elle ?
Impossible sans cela de trouver une raison à la fêlure qui la détruisait.
Les nazis ont catalogué son exil de la réalité sous le chiffre 14.
– 152 –
Le Temps du désArroi Je vois les parents
revenir de la clinique Stoltenhoff à leur appartement de la
Wiesentorstrasse 5, assommés par un diagnostic qui serre la
poitrine comme une peur indéfinissable. Ils viennent d’entendre
quelque chose d’incompréhensible. Un instant, ils ont pensé qu’il
était impossible de continuer. Mais il fallait continuer. Quelles
que soient les complications de la maladie que les parents aient
voulu envisager (ils l’évoquaient sous le terme lénifiant
d’« hébéphrénie »), le temps du désarroi avait commencé. Au
début, personne ne voulait croire au pire. Rien ne semblait plus
aberrant que de penser que leur Marianne allait se noyer dans les
remous. Elle irait mieux. Mais il me suffit de feuilleter et de lire
les rapports médicaux pour voir se renforcer, mois après mois, la
conviction que Marianne ne reviendra pas. Comme un effet de
vases communicants, la détresse grandit chez les parents.
– 153 –
visite ? Prendre le long chemin, le suivre par la gauche, entrer
dans le service B3 en passant devant les gardiens et les terrifiantes
« cellules d’isolement » juste à côté des escaliers. Retrouver son
enfant à l’étage supérieur réservé aux « femmes gravement
dérangées et agitées », dans l’étroite salle affectée aux visites de
9 mètres carrés. Avec en tête la question : va-t-elle me
reconnaître ? Dora préparait des petits paquets pour Marianne,
une note pour chaque envoi, consignée méticuleusement dans le
dossier de la patiente: « un paquet de la mère », ou alors « un
paquet avec de la nourriture ». Ces envois pleins de tendresse
disaient : nous ne t’oublions pas ! Et peut-être: nous te sortirons
de là ! Même si elle avait perdu sa lucidité, prisonnière d’un moi
aussi emmêlé qu’une pelote inextricable, il fallait qu’elle sache
que père et mère ne l’abandonneraient pas.
– 154 –
signifiait un danger de mort, exposait les Schönfelder à une
existence perpétuellement menacée du pire, en plus de tous leurs
autres malheurs. Alors que dans la famille elle avait peut-être été
une cause de conflit, leur Marianne était devenue, sous Hitler, un
objet de haine. Le fils Alfred et le gendre Horst, fût-ce seulement
pour la forme, s’étaient inscrits au NSDAP. Les parents étaient
bien seuls alors même que l’« anormalité psychique » de
Marianne diagnostiquée par les médecins ne leur laissait plus
aucune chance de retenir leur fille cachée chez eux. Sous le feu
roulant des tambours de l’endoctrinement, les parents ont dû
penser qu’ils étaient des ratés. Personne ne peut accepter de voir
son enfant sombrer dans la folie. Leur Marianne contredisait
l’idéal humain germanique.
– 155 –
longs – glorifiaient le mythe du sang pur, montraient les malades
mentaux s’avancer en un « cortège interminable d’horreur »
comme disait le commentaire. En contrechamp s’affichaient des
athlètes blonds comme la bière. Pourtant, le Chancelier du Reich
avec sa paranoïa correspondait bien mieux à l’image qu’on peut
se faire d’un déséquilibré total.
– 156 –
à la famille de 1 000 reichsmarks chacun pourraient être
distribués chaque année avec cet argent ? »
– 157 –
ironie cruelle que le psychiatre Leonhardt ait été la personne de
confiance des Schönfelder, qui ont confié tout spécialement leur
Marianne à ses soins attentifs et ont dû avoir foi en lui. Comme
tous les parents, ils s’attendaient à ce qu’un médecin fasse preuve
d’une sensibilité particulière.
– 158 –
abandonné de Dieu s’est jamais incarnée dans une réalité, c’est
bien ici. Le village, niché dans l’ancien pays frontalier, touche au
sud-ouest le « Höllengrund (Terre d’enfer) » sur 800 mètres de
large, partageant avec lui le même climat de mauvais augure. La
route régionale S 148 passe à côté, des sentiers de ferme se perdent
dans le néant. Les chemins deviennent de plus en plus étroits et
silencieux, la forêt plus sombre. Les corbeaux plus noirs.
– 159 –
serons toujours prêts à engager toutes nos forces pour la
renommée de cette belle institution. » Selon les 34 points des
statuts, on était tenu de se conduire « de manière humaine,
patiente et pleine d’égards pour les malades ». Même les grilles
en corbeille des fenêtres de la division fermée des malades
dangereux étaient joliment ciselées et permettaient « aux patients
de regarder dehors ». Le professeur attaché à l’hôpital chargé
« de l’enseignement, des distractions et des jeux » était également
le chef d’orchestre, et si l’on s’en remet aux annales, l’employé le
plus important. Un théâtre de verdure avait été construit. La
bibliothèque des malades contenait 1 700 livres. Le directeur nazi,
Alfred Schulz, y a ajouté des ouvrages de référence. « Pour
enrichir la collection », il commande la Zeitschrift für Rassenkunde
(Revue pour la théorie des races) et quarante exemplaires de Mein
Kampf de Hitler, distribués par la poste militaire à 7,20
reichsmarks chacun ; le 13 mars 1941, il paie la somme de 288
reichsmarks à « J.G.Walde, marchand de livres-art-musique et
instruments, à Löbau », d’après la facture 12 090 délivrée par la
firme. À payer pour le 10 avril.
– 160 –
Déjà les grands jardins avec leurs arbres fruitiers. Les patients
étaient chargés du réseau des chaussées et des sentiers. Et puis les
salles de couture, et de retouches, l’arrière-cuisine, la buanderie et
les salles de repassage. Les salles d’écriture. Il y avait une
menuiserie, une serrurerie, une plomberie, un atelier de reliure,
un atelier de couture, une cordonnerie. Des cours de sténographie,
d’initiation à la machine à écrire faisaient partie de la thérapie.
Avec la volonté « d’occuper le patient selon ses capacités, son
éducation et ses envies grâce aux alternatives offertes ». Pas de
kapo pour accélérer le rythme de travail, même les plus faibles
devaient se voir offrir des possibilités. À peine une génération plus
tard, les nazis auront reconverti cette institution modèle en centre
d’« euthanasie sauvage ». Ce qui est diabolique, c’est d’avoir
choisi de faire disparaître les malades dans un lieu où par le passé
on les avait particulièrement protégés. Les « fous » n’auraient pu
être sauvés que grâce à une ruse comparable à celle qu’Edgar Allan
Poe raconte dans le conte fantastique Le système du docteur
Goudron et du professeur Plume, dans lequel les internés échangent
leurs places avec leurs gardiens, les enferment, sans que les
visiteurs de l’asile remarquent l’inversion des rôles.
– 161 –
à associer une alimentation carentielle à une surdose médicamen-
teuse, le Véronal, le Luminal ou le Trional étaient préconisés pour
accélérer « l’abrutissement définitif ».
– 162 –
vantable » avec des œdèmes aux jambes, le ventre gonflé, les lèvres
qui saignent. Monsieur le directeur Schulz loge alors dans sa villa
de fonction, maison n°8, le deuxième bâtiment après l’entrée, facile
à trouver maintenant que la pharmacie y est installée. La tante de
Richter, tout comme ses compagnons d’infortune, est en train de
devenir un squelette ambulant. Dans cet état volontairement
provoqué par l’administration, quelques pilules suffisent pour
anéantir des patients déjà affaiblis.
– 163 –
question d’une vie d’hôpital organisée, les malades étaient le plus
souvent livrés à eux-mêmes. Chaque patient vivait comme un
ermite au milieu des autres. Les soins et les traitements de tante
Marianne se limitaient à une prise de température de temps en
temps et une remarque laconique sur ses selles ou son pouls une
fois par mois. Et encore.
– 164 –
mortalité atteint 1 012 morts, soit 67,8 pour cent. En
comparaison, en 1936, ce n’était que 5,3 pour cent. Holm
Krumpolt a recensé près de 8 000 meurtres de malades sur son
lieu de travail actuel. C’est le médecin-chef. Sa thèse a dévoilé
la dimension cachée de l’« euthanasie sauvage ». 8 000 morts.
Comme après une bataille. Pour le chef de guerre suprême Hitler
c’est juste une autre forme de combat, une campagne de
destruction menée contre les plus faibles. Alors commence un
enfouissement ininterrompu, comme pour effacer le crime. On
retrouve la même pratique chez les tueurs en série. Le cimetière
devant l’entrée de l’hôpital n’avait pas été fait pour ça.
– 165 –
fermement la porte, elle demeure fermée. L’horloge sonne l’heure.
Deuxième rue à gauche, deuxième maison, numéro 11, avec une
lampe d’alarme rouge et une plaque moderne : « Neurologie,
EMG Diagnose ». Là a vécu, ou plutôt, a végété, Marianne. Je
tente de me repérer dans son environnement, de comprendre ce
qu’être seule, être murée dans la peur comme elle l’était, peut
signifier. Je voudrais au moins voir l’endroit où cela s’est passé,
autour du bâtiment, je cherche la fenêtre derrière laquelle elle
logeait, je m’assieds en espérant que la tristesse s’envole. Un
érable s’étend au-dessus du bâtiment. Les malades s’attardaient-
ils sous sa frondaison pour se protéger du soleil ? Marianne a-t-
elle remarqué la beauté des ombres qui glissent ? A-t-elle attendu
le retour du printemps ? S’est-elle réjouie de la douceur de l’été ?
A-t-elle écouté la pluie battre sur le feuillage ? A-t-elle vu les
feuilles tomber à la fin de l’année, la première neige les recouvrir ?
Condamnée à dépérir sans espoir d’être sauvée. Abandonnée de
tous dans une zone de non-droit, puis éliminée selon la méthode
sournoise de la maison.
– 166 –
Wiener Strasse 91 à Dresde. La carrière du SS-Obersturmbann-
führer est loin de s’être achevée avec le Troisième Reich.
– 167 –
avantageuses étaient proposées par le D-Train de Dresde à Löbau
via Bautzen, départ 7h29. Arrivée à Schweidnitz 9h05. L’horaire
de guerre est appliqué. Depuis 1942, à cause de l’affluence des
soldats, même sur des trajets courts, les civils étaient obligés de
présenter une « autorisation de voyage » aux heures de pointe.
Elle leur était délivrée au poste de police après examen de leurs
raisons. Des sorties toujours plus coûteuses. Elle connaissait
chaque arbre de la ligne, une répétition familière qui n’avait rien
d’apaisant, elle mettait plutôt les nerfs à rude épreuve. D’abord
les gares de Radeberg, Arnsdorf. Puis Litanei avec Grosshartau,
Weickersdorf, Bieschofswerda, Demitz-Thumitz, Seitschen,
Bautzen, Kunschütz, Pommritz, Löbau. Autrefois un important
centre de liaison vers l’Est, aujourd’hui des gares pratiquement
abandonnées, certaines sont à vendre. Dora voit défiler les noms
et les hameaux avec un chagrin croissant. Facile de l’imaginer.
Elle était bouleversée, une mère aux abois.
– 168 –
Spree. Plus de 15 arches. Entrée dans Bautzen, la « Nuremberg de
Saxe » aux mille tours. Elle ne pouvait plus attendre jusqu’à ce
que surgisse finalement la cuvette de Löbau, la « ville à la
montagne » derrière Breitendorf. Chaque fois un passage dans
un autre univers, l’univers de Marianne. Chaque fois une arrivée
au bout du monde. Peut-être ces visites donnaient-elles un sens à
ses journées de plus en plus solitaires, transformaient les relations
avec sa fille en un déplacement perpétuel, symbole de sa vaine
tentative pour la retrouver. Des semaines entre les visites. L’espoir
d’une amélioration s’effritait systématiquement. Le moindre écho
d’un progrès pouvait suffire à la réjouir. Qu’est-ce que la
protectrice impuissante allait encore découvrir à l’hôpital ?
L’essentiel était que Marianne soit encore en vie.
– 169 –
urgent de quelques mots de sympathie, c’est pourquoi elle
couplait ses visites avec un passage chez Hildegard Richter et les
petits-enfants à Waltersdorf. Ils pouvaient la réconforter. Gisela
Richter se souvient en tout cas que « la grand-mère était très
souvent chez nous pendant trois mois ». Chez elle, à Langebrück,
elle n’occupe plus qu’une seule pièce au premier étage, à droite du
balcon. Seule avec ses soucis depuis que son mari est mort du
cancer, Dora recherchait la compagnie. Elle la trouvait chez Hilde,
bien que le petit-fils Gerhard décrive leurs rapports comme assez
peu sereins. Sa mère pouvait être une vraie râleuse, d’autant que
sa grand-mère était une grosse buveuse de café. Ça coûtait cher. Il
était très commode de rendre visite à la malade depuis
Waltersdorf. On prenait l’autobus rouge « vers Grossschönau »,
départ devant l’église, puis le train pour civils Zittau-Löbau, de
là jusqu’à Grossschweidnitz. Ce qui faisait 36 kilomètres de
correspondance selon le « Museum zur Geschichte der Zittauer
Schmalspurbahnen (Musée de l’Histoire des trains à ligne
étroite de Zittau) ».
– 170 –
raconté qu’on pleurait beaucoup à ce sujet ? Comment aurait-il
pu en être autrement face à la catastrophe de Marianne. La mère
estimait qu’on lui avait pris sa fille. Maigre comme un clou, plus
que la peau sur les os, c’était cela Marianne ? Elle veut lui caresser
les cheveux qu’elle avait autrefois soyeux, ils sont maintenant
cassants et ébouriffés. Elle veut tapoter ses joues, autrefois si
rondes. Elle veut la faire jolie, autrefois elle aimait cela. Elle vérifie
et met de l’ordre dans son linge, c’est peu mais suffisant. Parfois
un signe de joie souligné de tristesse. Dora peut devenir furieuse
dans sa compassion, dans son amour, comment ne pas la
comprendre. Humiliée par les circonstances, elle se bat pour
sauver la face. Surtout ne pas s’énerver, mais elle ne peut
s’empêcher de tenter de convaincre Marianne de retrouver la
raison. Je ne vois que du découragement dans cette figure du
désespoir.
– 171 –
pouvait aussi parfois être agressive et belliqueuse. C’est ce que
disent ses dossiers. Elles étaient étrangères et proches à la fois.
Foi, amour, espoir, tel devait être le plan de sauvetage de Dora,
voué à l’échec dès le départ.
– 172 –
Personne ne savait où. Prisonnière d’une asocialité que la
littérature spécialisée décrit comme l’un des effets principaux de
la schizophrénie chronique. Gisela Richter se souvient
clairement de la « force de vie » de sa grand-mère Dora. Ah, si
sa bonté, son dévouement avaient réussi à bloquer les rouages
qui tournaient et tournaient encore à l’intérieur de Marianne.
– 173 –
reste le numéro 826 complété du « 14 », le chiffre de la mort.
La tante de la lointaine enfance de Richter s’est figée en une
petite statue. Ceux qui lui rendent visite ont du mal à en tirer
une réaction quelconque. La folle nostalgie d’un moment est
dépassée par la folie de l’autre. Encore 15 autres diagnostics
médicaux dans son dossier de Schweidnitz confirmant en
phrases laconiques le dépérissement de l’être de la jeune femme.
Repliée sur elle-même, elle coud « avec application » des
boutons. « Gentille et disponible », note-t-on par exemple en
novembre 1943. À Dresde, la promesse de la « victoire finale »
commence à se fissurer. L’administration fait circuler sous le
manteau des « lettres express » concernant : « l’identification
des enfants à la suite des gros bombardements ». Pour tante
Marianne, ça va ça vient. Elle se retire parfois dans sa coquille
« totalement inaccessible », se perd dans de longs monologues,
prononcés sur différentes tonalités, qui se suffisent à eux-mêmes.
Parfois « extrêmement bruyante ». Le mois suivant « elle
batifole » au lieu de travailler, ça «lui est égal », elle « raconte des
bêtises, ne fait que des bêtises », le « contact émotionnel avec la
malade est impossible. Sale, se laisse aller, ne travaille pas. » On
pourrait discuter longtemps autour de ces remarques standard pour
essayer de savoir si ce « mauvais état » était chronique ou la
conséquence d’une hospitalisation dans un asile d’aliénés, qui de
toute façon, n’améliore pas la santé. L’expression qui convient pour
décrire ce type de situation est « carrière de malade »,
accompagnée des phénomènes connus que les patients apprennent,
imitant à la perfection les crises d’hystérie ; nombreux sont ceux
qui se sentent persécutés par leur psychiatre. Elle devait être maigre,
et pâle. Les organes vitaux sans défaillance pourtant. C’était déjà
beaucoup que soit mentionné, dans le dossier de ses huit années de
souffrances, un état « sans grand changement ». Elle respire, elle
– 174 –
se meurt lentement, silencieusement. En septembre 44, « elle parle
peu », mais sait s’orienter. Les toits de la clinique sont toujours
visibles avec leur croix rouge sur fond blanc.
– 175 –
SA en toute situation », donne par exemple des conseils qui
démontrent combien il s’inquiète de la descendance du Führer.
Eufinger se soucie « tout particulièrement des proches des SS »
continue le silésien dans un autre paragraphe. Le professeur,
grâce à un piston particulièrement abject, se hisse jusqu’aux
« hauts rangs de la direction de la police et des SS », participant
assidûment aux affaires, il est condamné à la fin de la guerre à
vingt ans et dix ans d’incarcération pour « appartenance à une
organisation criminelle ». Il n’en fera que sept.
– 176 –
à disposition. En supplément, on tenait « 325 cercueils non
rembourrés » en réserve. Pour chaque jour de travail, les aides
recevaient une « ration spéciale » de : 0,2 l d’alcool, 1,3 cigares,
4 cigarettes ou 5 paquets de tabac à fumer grossier ». Les nuits de
bombardements vont largement confirmer les estimations de l’ad-
ministration civile, puisque les fosses préparées « selon les
prévisions » pour « 2 000 morts au cimetière Johannis et 1 000
au cimetière Heide » se révèleront insuffisantes.
– 177 –
« Les photos sont belles.
Les photos sont irremplaçables,
mais elles sont aussi une souffrance ! »
Franz Kafka
Coupable(s)
Les pièces du souVenir La maison où
tout a commencé est vide depuis longtemps. À Dresde, Strehlen,
Wiener Strasse n°91, les châssis des fenêtres de la « villa avec clô-
ture » fraîchement rénovée, sont peints en vert. Le jardin est en
friche, le portail pendouille entre ses gonds. Le chèvrefeuille est
en fleurs, le lilas fané. Un noyer parfumé étend ses branches. Des
rosiers grimpants s’étendent jusque sur le terrain du voisin.
L’herbe a poussé sur l’histoire de la belle villa. C’était il y a long-
temps, mais seulement sur le calendrier.
– 180 –
Pour Richter, le « 91 » est apparu comme un îlot salvateur dans
les tourbillons de l’époque. Rien d’étonnant, cette villa de rêve sur-
passait de loin la « Villa Christina » de la très respectée tante Gretl
à Langebrück. Gerd était sans foyer, en tout cas il en cherchait un,
et la « Wiener » devint le camp de base de son ascension. Ema
était la fille d’un « médecin-chef », comme l’ont appris ceux de
Waltersdorf à qui il présentait parfois ses conquêtes. L’architecture
du bâtiment matérialisait les espoirs de l’étudiant : un écrin chic et
protecteur pour leur jeune bonheur. Les pièces larges servaient de
salons. Stuc, cheminée, toit en coupole, un pignon comprenant
deux étages avec fenêtres en saillie, ornementation fleurie aux
consoles, porte en chêne massif à la fenêtre ovale, grille en ferron-
nerie, le chemin du jardin recouvert de dalles octogonales. Le
bâtiment, qui avait échappé à la guerre sans une égratignure, res-
pirait la distinction d’autrefois, jusqu’au numéro de la rue coulé
dans le métal toujours présent. Qu’est ce que Gerd pouvait sou-
haiter de plus ? L’amour était dans l’air, il avait l’âme à la bagatelle,
en sécurité peut-être pour la première fois dans sa jeune existence
chahutée par monts et par vaux. Ema lui donnait de l’élan, de l’as-
surance, elle était un beau parti, un gage de son bonheur, il était
amoureux du monde entier grâce à elle ! Son camarade Wieland
Förster, devenu plus tard un sculpteur renommé en RDA, appré-
ciait le petit couple. À Berlin, le septuagénaire raconte : « Gerd
l’adorait », mais laisse en suspens : « 55 pour cent d’amour et
peut-être bien 45 pour cent de confort, qui peut le dire. »
– 181 –
papier à beurre. Le professeur Eufinger achète la villa aux
« héritiers Müller » en juin 1940, le nom de cette famille est
porté dans le cadastre comme propriétaire depuis de nombreuses
années. On ignore la somme payée par Eufinger, les dossiers ont
brûlé. Dans un tel cas, les renseignements juridiques disent lapi-
dairement que ça a été « légalement acquis ». Appelé en 1935 à
Dresde, le gynécologue déménage tout d’abord à la Comenius-
strasse 35, Dresde A16, en compagnie de sa femme Erna née
Möhle, et de ses deux filles Renate et Ema. Originaire de
Wiesbaden, il trouve à la Wiener 91 le domicile correspondant à
son standing, exactement ce qu’il faut à quelqu’un qui veut
souligner son statut d’un symbole. Protégé du bruit par sa
barrière en fer forgé. Le zoo est au coin de la Wiener, le médecin-
chef s’y rend souvent avec ses deux filles. Plus tard, Gerhard
Richter collera une photo dans son œuvre Atlas, Eufinger avec
Renate et Ema au zoo, en arrière-fond un rhinocéros noir nommé
Hansi, l’unique exemplaire de sa race en Allemagne.
– 182 –
à tout point de vue sur le terrain de ce qui était autrefois les jardins
d’agrément royaux, une ville en soi avec « 20 494 cas à soigner »
par an. Eufinger a droit à 25 lits privés.
Le cadre SS avait une vue ouverte sur le plus beau jeu d’eau de
Dresde, la fontaine de Neptune bruissant puissamment à
intervalles réguliers. Une œuvre d’art de 100 000 Taler, avec les
dieux des fleuves Nil et Tibre, le Sphinx, des structures en
pyramide et un obélisque. On peut y voir Romulus et Remus avec
la louve, Neptune se tient sur un char couronné, Amphitrite et
Delphine sont gracieusement assises à ses côtés. Un décor à la
mesure d’un professeur qui étalait volontiers sa culture
humaniste. La « cour d’honneur » privée de l’hôpital était
placée sous la protection des ailes déployées d’un aigle du Reich.
Dans la « chambre Napoléon » ouverte au public, un buste
d’Hitler complétait la décoration étrange composée d’une
tenture peinte représentant « un paysage d’îles sur le fleuve Si-
Kiang en direction de Wutschou » et ses fleuves se séparant en
deux directions. Entrée pour la visite guidée de 16 heures des
« lieux d’édification du peuple » : 0,40 mark.
– 183 –
questions de fertilité. Qu’il s’occupe de « l’influence du climat sur
la grossesse et le déroulement de l’accouchement », présente son
habilitation sur « la structure colloïdale du plasma pendant la
grossesse » ou étudie le thème de « l’influence des facteurs
exogènes sur le cycle dans la perspective du traitement de la
stérilité », Eufinger figure en bonne place aux côtés de son maître
Seitz, parmi les auteurs du Handbuchs der Frauenheilkunde und der
Geburtshilfe (Manuel des traitements de la femme et de l’aide à
l’accouchement), sur le sujet « biologie et pathologie de la
femme ». Le sympathisant du parti était l’homme qu’il fallait au
bon endroit au bon moment, l’hôpital est déjà mis au pas. Huit
collaborateurs sont renvoyés en avril 1943, probablement des
membres du SPD (Parti social-démocrate allemand), des
communistes ou des Juifs. Il occupait une position stratégique dans
le cadre du remembrement du parti nazi. Faut-il rappeler que sur
les 33 médecins juifs pratiquant à Dresde et ses environs, il n’en
restait plus que 10 en 1939 ?
– 184 –
152, cahier 3 des « Archivs für Gynäkologie (Archives de la
gynécologie) ». Il est digne d’un tel poste parce qu’il a « fait ses
preuves en tant qu’homme, chercheur et maître de conférences »
et qu’il possède « un instinct très fin des choses médicales ».
Eufinger est un chirurgien aussi doué que performant et un
excellent orateur. Plus tard, la chronique de l’hôpital fait son
éloge, il domine parfaitement « la technique vaginale d’opération »,
ayant été formé à Budapest chez Todt.
– 185 –
accorder, selon son contrat, un soutien financier » pour le voyage
aller et retour ainsi que des indemnités journalières. En ouverture
du congrès, les participants adressent à Hitler, cet « homme qui
a sauvé l’Allemagne », cet « être noble », un message de loyauté,
la guilde dépose à ses pieds « sa vénération enthousiaste ». Le
rapport du congrès mentionne « des applaudissements longs et
vifs ». Dans sa conférence prononcée le deuxième jour dans l’aula
de la maternité de la Charité, le père spirituel d’Eufinger, Seitz,
s’étend longuement sur « les interventions médicales justifiées
par l’eugénisme ». Sans se laisser impressionner par les émissaires
de la direction du Reich assis aux places d’honneur, son collègue
de Görlitz, Albert Niedermeyer est le seul à s’y opposer « à
n’importe quel prix ». Pas une seule main pour l’applaudir. Ses
critiques vaudront à l’adversaire de la stérilisation d’être déporté
à Dachau et à Sachsenhausen. Un an plus tard, Eufinger demande
à nouveau à l’administration de l’hôpital de Francfort de lui
accorder des congés, cette fois du « 7. IX jusqu’au 11. IX compris
pour participer à la journée du parti à Nuremberg ». Une journée
consacrant « l’unité et la force » du parti. Leni Riefenstahl tourne
son Triomphe de la Volonté, première à l’Ufa-Palast de Berlin en
présence d’Hitler. Le fastueux déploiement du régime nazi
comme « rituel de mobilisation » avec ses dômes de lumière
étincelants, le fracas de ses commandos, les roulements de
tambour, les haut-parleurs et ses colonnes ondoyantes défilant
sous leurs faisceaux de licteur, est resté dans les annales comme
aucun autre avant lui. À peine douze mois plus tard, le plus jeune
candidat accepte en 1935 « avec fierté et bonheur » le poste à la
Friedrichstadt de Dresde. Dans une carte postale envoyée de Saxe
et conclue par un « Heil Hitler ! », un Eufinger euphorique prie
Francfort de le libérer de son contrat. En 1936, il a 42 ans,
professeur, médecin-chef, il porte le numéro 2 246 463 du parti
– 186 –
et le numéro 284 645 à la Schutzstaffel. Adhésion au parti et
carrière personnelle sont synchronisées de la manière la plus
ingénieuse, comme si l’une promettait d’influencer l’autre positi-
vement. Au milieu de l’année 1935, au moment même où il
obtient sa mutation en Saxe, il adhère à la SS.
– 187 –
immatriculation dans le registre de la SS comme extrêmement
importante, je sollicite la permission de vous faire parvenir l’en-
quête manquante concernant ma femme. » Résultat : « pas
d’objection » concernant le lignage, et également « aucune
objection essentielle » concernant la « santé héréditaire ».
Madame Eufinger obtient le « label de qualité », le jugement
concernant « l’estimation de l’aptitude au mariage » demande
au passage : « La procréation est-elle souhaitable dans le respect
de l’esprit du peuple ? » : « Oui », ajouté à la main par l’époux
spécialiste de la question. Eufinger répond « oui » aussi
concernant « la capacité de procréer ». La consultation obli-
gatoire est menée par le professeur et collègue Letterer à la
clinique Friedrichstadt.
– 188 –
l’avant, pose classique ou complaisante ? Cet Eufinger adore
chaque pouce de Monsieur le professeur. Point fort, le « bonbon
du parti », l’insigne du NSDAP au revers gauche. Plus loin
encore, dans son uniforme de sortie, épinglé du EK1 et EKII,
insigne d’Esculape sur la poitrine, barrette de lieutenant aux
épaules.
– 189 –
Le « relevé de la liste des faits de guerre » en répertorie 36 pour
Eufinger qui « participe aux combats, prestations remarqua-
bles », et s’engage dans les batailles près de Roye, Frise, Andechy
sur les plaines sans fin de la Somme et de Verdun, qui semblent
n’avoir été créées que pour servir aux guerres patriotiques. Il
participe à la « prise de la colline 344 Beaumont », à la
« double bataille Aisne-Champagne », à la « troisième bataille
des Flandres », à la « bataille de la percée » de Saint-Quentin
et la Fère, aux « combats de poursuite » jusqu’à « Montdidier-
Noyon », à la « bataille de défense mouvementée » entre la
Marne et Vesle , à la « bataille de chars » autour du nœud
ferroviaire de Cambrai qui fait 95 000 morts et blessés. Dans la
Somme, à Verdun et à Cambrai, Eufinger danse « sur la piste de
la mort » comme Ernst Jünger, un carnage comme il n’y en avait
encore jamais eu. De l’autre côté, le jeune sculpteur Henry
Moore se bat contre les Allemands. Eufinger reste dans la troupe
malgré un empoisonnement au gaz, refuse de rentrer, ne se plaint
pas. Le sang-froid de ce franc-tireur à l’instinct de survie surdé-
veloppé lui permet d’échapper à l’hécatombe. Il pouvait se croire
invincible. Lors d’un entretien, j’apporte à Gerhard Richter le
plan des batailles d’Eufinger, les rapports sur un Allemand
coriace comme le cuir, dur comme l’acier. Il est incapable de faire
correspondre cette image à celle de l’homme qu’il a connu. Pour
l’expliquer, il sort une photo qui montre Eufinger debout sur ses
maigres jambes dans l’eau basse, se baignant avec son chien en
laisse.
– 190 –
parcours cet écrit roussi par le feu dans la salle de lecture de la
bibliothèque d’État de Berlin Est sous les yeux de Humboldt,
Leibniz et Buffon. 24 tableaux, 7 cartes, 14 pages avec les noms
de ceux tombés au champ d’honneur. Eufinger y a échappé !
Les autres ont gardé en mémoire l’intrépidité d’Eufinger face
aux « franchouillards ». « Bien que médecin, il a choisi de
combattre avec les armes. » Un gars de vingt ans qui cherchait
l’aventure. Le volontaire grave la terrible défaite au « cœur du
bois du souvenir » (Heimito Von Doderer), d’autant plus qu’il
fait partie des militaires. Cela peut peut-être expliquer cette
proximité sentimentale avec les bruns. Après l’humiliation, sa
propre ferveur s’était tarie, Eufinger était dévoré par un besoin
de réhabilitation, cherchait un point d’ancrage et une confirma-
– 191 –
tion chez les SS. Avec Hitler, le médecin se voyait du côté des
vainqueurs.
– 192 –
L’ambitieux n’a même pas dû être un grand fanatique. En tout cas,
c’est ce qui a été dit de lui dans les hommages prononcés plus tard
en sa faveur. Cependant, même s’il n’est pas allé jusqu’à la
vénération, il a été, comme beaucoup d’autres, suffisamment
souple pour se laisser corrompre par le pouvoir. Car il y avait deux
Eufinger : d’un côté le spécialiste consciencieux et exceptionnel,
de l’autre l’amoureux du rituel, suffisant, attiré par les grades et
les honneurs SS, l’esthétique nazie des bottes et des uniformes.
Tout cela collait parfaitement à la perception qu’il avait de lui-
même, lui permettait de se faire des relations, c’était une raison
suffisante pour se prêter à la mascarade de l’uniforme noir. Prêt
à tout oser avec Hitler.
– 193 –
exécuter ce type de travail, tout en étant doté en même temps
d’une sensiblerie exacerbée envers les siens. Son attitude était
parfaite dans les deux domaines. Derrière la fonction de brillant
gynécologue et de gradé SS fanatique se tenait le père de deux
filles qui connaissaient ses points faibles. Le passionné de chasse
et de pêche partait souvent en vacances avec elles, si l’on en croit
ses nombreuses demandes de congé, des semaines au « Hofgut
Ahlersbach », à Schlüchtern, notamment. Un homme à deux
visages, comme bien d’autres du peuple des coupables. Son
écriture méthodique, jugée par un expert selon les critères de
séparation des espaces, d’alignement et de mouvement des
lettres, exprime le dilemme en termes graphologiques : on a
affaire à un auteur intelligent, en accord avec lui-même, logique,
ouvert, artiste, si ce n’était ce « u » frappant dont l’arc
discordant dévoile, selon le spécialiste, une absence de franchise
évidente. La rigidité de l’alignement inférieur signale une
attitude obsessionnelle. Eufinger savait dissimuler son
intériorité.
– 194 –
complice, mais bien à un bourreau. Un être de froide raison. Ses
camarades SS l’ont aidé, il les a aidés. Ils ont dû se réjouir de tenir
des conseils de guerre ensemble. Plus tard, Eufinger ne pourra
pas prétexter avoir été obligé de s’accommoder de la situation.
Le docteur n’est de toute façon pas du genre à se laisser dominer
par les événements. Bien plus, son attitude envers les faibles
s’explique par son adhésion à 100 pour cent à la politique en
question. Seul point pour sa défense, on pourrait supposer qu’il
ignorait le fait que les stérilisations contraintes étaient un
préambule à l’élimination définitive des patientes de la
psychiatrie. Cela dit, si l’on croisait les données du dossier
« Euthanasie » des Archives fédérales et les documents sur la
stérilisation contrainte de la clinique Friedrichstadt, on pourrait
aussi arriver à une autre conclusion.
– 195 –
tard Obersturmbannführer), c’était déjà pas mal. En décembre
1942, revoilà Heinrich Eufinger dans une lettre à son Chancelier :
« concerne l’occupation du poste de Führer des SS-Oberab-
schnitt de l’Elbe ». Dans une parfaite synchronisation avec le
destin de tante Marianne, sa nomination tombe le même mois
que l’anniversaire de la jeune fille, le 30 décembre. Le même jour,
à l’Hôtel de ville de Dresde, on commande 143 brassards portant
l’inscription « troupe de ramassage des cadavres ». Le Dr. Alfred
Fernholz est promu en même temps qu’Eufinger. Si ça n’a été
qu’un hasard, alors c’est un hasard qui aura favorisé les relations
les plus douteuses. Quoiqu’il en soit c’est un concours de circons-
tances qui démasque Eufinger et le confirme comme un éminent
SS de Saxe.
– 196 –
de gazage ». Sur les photos SS, l’homme au cou de taureau aime
se présenter sous la mine infatuée d’un homme d’action, la
chevelure collée à son « crâne aryen ». Fernholz est effroyable-
ment allemand, effroyablement bien en chair. Dans son service
de psychiatrie, les malades meurent de faim. À l’hôpital
d’Arnsdorf, c’est ce Fernholz qui informe personnellement le
Dr. Ernst Leonhardt, chargé de tante Marianne, du plan d’éli-
mination: « C’est une loi édictée par Hitler qui envoie les
malades mentaux à l’extermination. » La consigne, transmise
l’air de rien, coûtera la vie à des milliers d’individus.
– 197 –
père est resté le même, porté par le cours des choses. Plus tard,
il a ouvert un cabinet de généraliste à Plettenberg. Le fils a senti
« qu’une peur très perceptible le saisissait dès qu’il s’agissait
d’aller à Dresde. Il le refusait strictement, ne voulait absolument
pas s’en approcher. Ce qui m’a étonné. » Le marionnettiste qui
a tenu entre ses mains les fils du destin de nombreux coupables
d’euthanasie jugés plus tard, est mort en 1993 à Karlsruhe sans
être inquiété. Ville connue, comme chacun sait, pour être « la
résidence du Droit ».
– 198 –
particulièrement fidèle des femmes SS », n’est pas avare de
conseils professionnels. Exalté par sa mission, il transmet le 8
mars 1943 à la suite d’un ordre, sur papier à en-tête officiel de
son supérieur SS, un compte rendu de ses impressions lors du
« traitement des femmes SS et de nombreuses auscultations sur
la capacité de reproduction des parents SS ». Avec cette
expression hybride caractéristique des élus, il s’étend aussi
pesamment que longuement sur « une recommandation de
durcissement » des règles d’auscultation. Propose « de rendre
obligatoire l’examen gynécologique de chaque fiancée SS dans
son formulaire santé » ainsi que d’« encourager l’examen
obligatoire du sperme de chaque SS avant de délivrer l’autorisa-
tion de mariage ». Cependant, l’expert en élevage poursuit,
moins sûr de lui, « il est évident que la qualité de procréation
de l’organe reproducteur ne pourra jamais être garantie en se
basant uniquement sur les auscultations habituelles du corps ».
Textuellement formulé par Heinrich Eufinger. Pour cet excité,
la sélection pratiquée pour le Führer, le peuple et la nation, n’ira
jamais assez loin. Il met sa connaissance de la sexualité au service
de la politique raciale élevée au rang de doctrine d’État, qui exige
« l’éradication des familles de malades héréditaires hors du
corps sain du peuple », et qui réclame, fidèle aux paroles de
Hitler, un « surhomme, sain, fort, de pure souche aryenne ».
– 199 –
parents SS ». À qui la direction envoie ses remerciements pour
« son engagement dans la Schutzstaffel ». Lu dans son dossier.
– 200 –
manifestations nationales-socialistes », une « monumentale
Place Adolf Hitler » est prévue, qui sera flanquée d’une « halle
des Trois milles » édifiée dans du grès de l’Elbe et tout ce que la
folie des grandeurs peut encore imaginer. En 1937, la commune
sera choisie pour bénéficier de grandes restructurations, tout
comme Nuremberg, Munich et Berlin. À l’occasion du 4e anni-
versaire de la nomination d’Hitler au poste de Chancelier Fédéral,
le maire lance un prix « pour prestations exceptionnelles »
destiné aux « artistes de souche allemande ». Hitler fait de Hans
Posse, longtemps directeur de la « Galerie de peintures » de
Dresde, son « Sonderbeauftragten (Conseiller privé spécial) »
pour l’art. Le spécialiste renommé est personnellement chargé de
la conception d’un « Musée du Führer » dans sa chère ville de
Linz. En 1938, Posse guide Hitler à travers la Galerie de peintures
de Dresde. Au cours de cette visite d’une heure, Hitler, enivré de
son « mythe du sang pur », et qui considérait l’art comme le
« miroir d’une race saine », s’est tout particulièrement intéressé
à la toile monumentale de Tiepolo Neptune et Amphitrite. Pendant
thématique de la fontaine de Neptune devant l’hôpital de Frie-
drichstadt où œuvrait Eufinger.
Il est fort possible que cette adoration d’Hitler pour Dresde ait
quelque chose à voir avec sa demi-sœur Angela Raubal, qui était
une amie d’Hans Posse. En secondes noces, elle avait épousé
Martin Hammitzsch, le directeur de la « Sächsischen Staatsbau-
schule (École supérieur technique d’état du bâtiment et des
travaux de Saxe) ». Selon les archives, le « Dr. Ing., Prof.,
Oberbaurat » habitait à la Wiener Strasse 61, il est l’auteur d’une
réclamation datée du 11 novembre 1938 adressée à « Messieurs
les Maires de Dresde, Leipzig, Chemnitz, Zwickau, Plauen,
Zittau ». Contenu : « Les synagogues brûlées dans la nuit du 9
– 201 –
au 10 novembre 1938 sont dangereuses pour la sécurité
publique, elles défigurent les environs immédiats, par extension
l’image de la ville, et provoquent la colère publique. Ces ruines
d’incendie ainsi que les restes éventuels du bâtiment sont…à
éliminer immédiatement, dans la mesure où une autorisation de
reconstruction de synagogues sur le même emplacement est hors
de question. » À part ça, tout se passe le mieux du monde pour
Hammitzsch. Fin mars 1933, la commune avait déjà « renvoyé
tous ses employés de race juive » et exigé que le cri de guerre
« Sieg-Heil » devienne « la formule de choix de notre adminis-
tration ! » Dans la même inspiration, en août 1940, la ville
interdit aux Juifs l’accès aux « Brühlsche Terrasse » et leur
interdit d’utiliser les bateaux sur l’Elbe, pour ne citer que
quelques unes des multiples tracasseries subies. Le 1er juillet
1942, le premier convoi Lkw V/I quitte Dresde, emportant 50
Juifs de plus de 60 ans vers le ghetto de Theresienstadt.
– 202 –
excellente adresse où l’argent aime habiter. La rue respire l’aisance.
Le monde pouvait voler en éclats, à l’abri de sa façade Art nouveau,
le médecin-chef Eufinger cultivait un fascisme teinté d’esthétique.
N’y manquaient même pas les fameuses « Julleuchter »,
lanternes à bougies décorées de signes runiques, objets de culte
totalement kitsch, mais offerts par le chef SS Himmler avec une
dédicace, comme le souligne le dossier personnel d’Eufinger. Il
n’était pas le seul à s’être constitué un reliquaire hitlérien à
domicile. Décorer son intérieur de « bougies Jul » couleur cire
ou rouge, cadeau du Reichsführer-SS pour la nouvelle année,
tenait lieu de fétiche pour les hommes d’excellence. Je m’imagine
volontiers l’amoureux de musique classique lors d’un concert à
domicile, ravi par les sonorités. Eufinger pratiquait le piano avec
ses mains de chirurgien. Les filles Renate et Ema faisaient de
même. On racontait dans Dresde qu’il adorait se faire masser sa
chevelure éclaircie par son aînée. Un doux monstre toujours à
disposition de la clinique, à n’importe quelle heure, au numéro
privé 41 080. Très âgé, il tapotait encore sur les touches, jouant,
plutôt mal, Beethoven et Mozart. L’Obersturmbannführer s’est-
il intéressé aux changements brusques et dramatiques intervenus
dans son voisinage ? Au numéro 25 s’installe le « Geheime Staats-
polizeiamt (Service secret de la Police d’État) », la Gestapo. Dès
1935, le « Judenabwehrstelle (Organisme de défense contre les
Juifs) » du NSDAP tenait son bureau au numéro 13 de la Wiener
Strasse, une plaque tournante de la chasse aux Juifs.
– 203 –
L’horloge à coucou chante bruyamment dans le couloir, elle s’en
excuse, mais c’est le dernier objet appartenant à son père qu’elle
ait sauvé de Lodz. Elle lance l’ordinateur, les données relatives à
la Wiener Strasse, classées sur Excel, défilent sur l’écran, une
chronologie des disparus, reconstituée avec une extraordinaire
persévérance par l’ancienne institutrice. Avec un flair de détective,
madame Ulbrich a reconstitué plus de 6 000 destins juifs, vie
après vie. Et cela dans une ville qui a laissé s’écouler des décennies
avant d’apposer ne serait-ce qu’une plaque à demi provisoire
informant de l’existence du « camp de Hellerberg ». En
novembre 1942, les 300 derniers hommes, femmes et enfants
porteurs de l’étoile jaune ont été parqués dans la « Dr.Todt-
Strasse » (aujourd’hui Radeburger) par la police. De là, on les a
envoyés à la mort pour que Dresde soit « libérée de ses Juifs ».
En voyant la villa d’Eufinger, les concitoyens juifs, enregistrés dans
les maisons 25, 29, 36, 51, 52, 53, 56, 59, 62, 78, 85, 86 et 95 de la
Wiener Strasse, tremblaient pour leur existence. « Un instant »,
dit madame Ulbrich, «je dois d’abord jeter un coup d’œil sur la
situation particulière du n°85, une porte vers les différents camps
de concentration, qui était nommée ”maison des Juifs” ». Selon
le plan, à trois maisons de distance de la parcelle d’Eufinger et
directement sur la Vossstrasse, du nom du traducteur d’Homère.
D’après les recherches d’Ulbrich (dont on a du mal à imaginer la
difficulté), neuf de ses occupants ont été assassinés par les nazis,
l’un s’est suicidé, l’un a survécu, deux ont émigré.
– 204 –
ment passés à la chambre à gaz. Le professeur certifié Albert
Pinkowitz qui enseignait à l’école juive. Année 42, déporté à
Theresienstadt dans le convoi V/7, en compagnie de sa femme
Martha, morte à Auschwitz. Alice Johanna Zimmermann, aussi
au camp de Hellerberg, déportée en 43 à Auschwitz, portée
disparue. C’est-à-dire : morte. Olga Zimmermann, née Breslau,
dans le convoi V/6 à Theresienstadt. Tuée le 1er janvier 1943. Ber
Kaplan, cultivateur de tabac à Minsk, disparaît au camp de
concentration d’Auschwitz. Bertha Merländer, également
locatrice au 85, est déportée dans le convoi V/4 à Theresienstadt.
Tuée le 14 septembre 1942. Le chemin de Gertrud Meyer va de
la Wiener Strasse directement à Theresienstadt. Rosalie Jordan
se suicide le 26 mai 1942.
– 205 –
du terrain. Une toile de son époque étudiante, Mädchen im Garten
( Jeune fille dans un jardin) aurait bien pu avoir été réalisée là.
– 206 –
Les ombres de la chasse aux Juifs s’étendent sur la rue. Le riche
Eufinger jouit du côté ensoleillé. Le médecin-chef a pu encore
acheter un autre bien : « Münchener Strasse 10, détruit pendant
la guerre », reporte-t-il de sa main sur un formulaire adminis-
tratif daté du 20 août 1945. L’officielle « carte de destruction »
confirme ses dires, la cession du registre foncier est datée de
1938. Eufinger a repris la maison du Dr. Med. Johanna Klara
Schanz qui en était propriétaire depuis 1902.
– 207 –
La réponse est sans ambiguïté, exemple Heinrich Eufinger, une
carrière allemande. Dans sa thèse sur la stérilisation contrainte,
la doctoresse Birgit Töpolt classe le médecin-chef Eufinger
parmi les « coupables ». Elle a découvert encore 719 autres
dossiers de malades datés de son époque dans les archives de
l’État. 708 concernaient des cas de Friedrichstadt avec le nom
et l’année de la stérilisation. La spécialiste des maladies
organiques est familière de ce type de sujets, dérangements du
cycle exogène et traitements de la stérilité, ainsi que la fertilité.
Si Eufinger savait parfaitement comment aider les couples
stériles, il savait également empêcher la procréation.
– 208 –
fonction. Plus que jamais auparavant, comme s’il s’agissait de
prouver son allégeance SS par des actes. Quand il se rendait à
l’hôpital depuis chez lui, il pouvait passer devant l’« asile municipal
-Löbtauerstrasse », longtemps dirigé par le Professeur Paul
Nitsche, plus tard accusé principal à Dresde dans le procès de l’eu-
thanasie. Cette clinique lui a aussi envoyé 35 patientes à stériliser
par contrainte. Eufinger ne craint pas d’humilier les patientes pour
le prétendu bien de l’État. Certains dossiers de malades portent la
remarque « amenée de force par la police » sans que cela le fasse
renoncer. Malgré cela, le docteur est resté une personne respectable
à la réputation irréprochable. Jusqu’à la parution de mon premier
article sur son passé de SS, son portrait est resté accroché dans la
– 209 –
rangée des cinq médecins-chefs dans le couloir d’un joyeux vert
tilleul au cinquième étage du bâtiment « M ». Même le professeur
Fischer, qui stérilisa tante Marianne, est à la place d’honneur à côté
de l’escalier. Un éclairage directement orienté sur leurs visages
dépose une froide auréole sur les dieux en tenue blanche. Dans
l’ancienne clinique d’Eufinger à Burgstädt en ex-RDA, son
prochain hommage est déjà en préparation.
– 210 –
« Malgré la destruction, l’hôpital ne signale aucun mort ou
blessé. » Des photos de 1945 montrent le bâtiment « M » prati-
quement intact. Eufinger a de nouveau disparu quand les Russes
arrivent le 8 mai. Un collègue courageux calme la situation.
– 211 –
Encadré de maigres forêts de pins, Mühlberg servait déjà de
« camp punitif » sous les nazis. 30 hectares de tentes et de bara-
quements provisoires s’étendant depuis 1939 le long d’une
route en ligne droite; les huttes sentaient le bois de sapin ; à
chaque angle des tours de garde occupées jour et nuit. Le
« Stalag IVB » retenait des prisonniers de guerre yougoslaves,
belges, polonais ou français comme le dragon Claude Simon.
Une expérience limite que le futur prix Nobel de littérature a
souvent cherchée à transcender dans ses romans : « la plaine
de Saxe doucement ondulée s’étirait sous le soleil », une prison
où il rêve de creuser une tranchée jusqu’à la sortie, et dont il
s’évade en octobre 1940. Au cours de la Première Guerre
mondiale, côté français, le père de Simon est tombé à Stenay
dans les Flandres ; côté allemand, Heinrich Eufinger survit à la
bataille. À présent le professeur est interné à Mühlberg sous de
tout autres auspices, derrière une barrière de fils barbelés
enterrée à plus de 30 cm de profondeur, il est bientôt nommé
médecin en chef allemand du lazaret du camp, et se retrouve
immédiatement à la tête de 40 autres praticiens, comme s’il était
prédestiné à occuper ce rôle. L’interlocuteur des Soviétiques a
joui d’un traitement relativement doux, il recevait une plus
grosse ration que les autres, avait le droit d’habiter dans la
baraque du lazaret, ses chances de survie étaient nettement
supérieures, comme le décrit son compagnon de détention H.
1 500 femmes étaient également internées à Mühlberg. La
circulaire n°29 du « groupe d’initiative du camp Mühlberg
e.V. » précise qu’Eufinger a travaillé presque collégialement
avec Nikita Woronkin, le médecin-major responsable.
– 212 –
gynécologue évite l’exil, il est libéré tôt, comme les jeunes loups
du dernier carré, qui ont été emprisonnés pour rien à Mülhberg.
Les services secrets du NKVD savaient tout des stérilisations
contraintes ordonnées ou réalisées par Eufinger, on peut donc
supposer que ces actes étaient considérés comme des péchés
mineurs dans l’esprit des communistes. Des broutilles. De toute
façon, ils le tenaient avec son passé de SS.
– 213 –
Dans son atelier de Cologne, Gerhard Richter reprend le fil de la
conversation et cherche de nouveaux documents. Des images, c’est
son métier. « Voulez-vous feuilleter vous-même, ou dois-je le
faire ? » Concentré, il sort une série de photos spectaculaire, des
portraits de l’artiste en jeune homme agencés avec soin sur la page
de l’album: est-ce vraiment Gerhard Richter ? Les joues rondes
comme le chéri de sa maman. L’étudiant a une cigarette collée au
coin des lèvres. Tout l’éclat de la jeunesse, les yeux dirigés vers
l’Olympe, la chevelure frisée qui frôle le col relevé du manteau.
Solide, décidé, sensible aussi, sans les lignes sévères qui strient
aujourd’hui son visage. Les stars de l’époque dégageaient une
incroyable beauté et une incroyable étrangeté aussi, comme dans
M – eine Stadt sucht einen Mörder (M le Maudit) de Fritz Lang. Le
– 214 –
peintre n´hésite qu’un instant, puis ajoute au crayon « Env.51 »
sous la photo. Le Richter plus âgé ne dira pas s’il se plaît en fonceur.
C’est là, sous les combles, que naît son œuvre de jeunesse,
encore peu connue, des vues d’intérieur et de la ville. Le premier
portrait d’Ema, Die Lesende (La liseuse) de 1960. Des toiles avec
– 215 –
des femmes, nues ou habillées, toujours de longues jambes. S’y
ajoutent diverses natures mortes aux bouteilles, flacons, cruches,
impressions changeantes de toutes les couleurs. Les œuvres de
cette époque ont des titres purement descriptifs, Liegewiese
(Pelouse), Sitzende (Femme assise), ou Bad (Bain), dans
laquelle on voit une foule de baigneurs dans une piscine.
– 216 –
l’Académie. Son camarade d’études Förster décrit de manière
très vivante « à quel point Gerd était ébloui par la Domröse ».
Förster, qui s’y connaît, l’a vue attirer sur elle tous les regards,
« flamboyante et le pantalon de cuir comme cousu sur elle ». Il
se souvient que Richter cirait chaque jour ses souliers d’une
couleur différente. Mais, malgré tous ses efforts, il ne put obtenir
plus qu’une limonade en compagnie de l’actrice.
– 217 –
On vivait bien à la « Wiener ». Proche de la grand-mère de
Langebrück qui offrait toujours volontiers le gîte et le couvert à
son petit-fils. Il se rendait en tram à l’Académie, il montait à l’arrêt
Tierpark, la sonnerie retentissait à 8 heures. Richter était issu d’un
milieu très favorisé pour la RDA, et ne recevait qu’une bourse
réduite. Mais l’argent n’avait que peu d’importance comparé au
fait de pouvoir disposer d’une chambre presque en toute liberté.
Il était hébergé gratuitement chez le professeur.
– 218 –
le titre d’Eufinger dans le camp, même si le médecin n’en parlait
pas personnellement. Même centenaire, il pourrait encore
décrire parfaitement l’opération : pour que l’ampoule éclaire
davantage, on avait suspendu un miroir au plafond. L’anesthésie
n’a pas fait effet longtemps. Il a donc bien été obligé d’assister à
la moitié de l’opération. Et si Noble a réussi à le supporter, c’est
peut-être parce que les Russes l’avaient obligé à assister à
l’autopsie d’un commandant SS dans la prison de la Münchner
Platz en 1946.
– 219 –
prescrit, et se retrouve dans le cercle des professeurs de
l’Académie de médecine « Carl Gustav Carus ». Au cours du
semestre de printemps, Eufinger est chargé du cours de la « 3e
année d’études 1954/55, 14h30-16h » sur un sujet qui n’a rien
d’anodin si l’on pense à son lourd passé : « Le système
hormonal de la femme ». Et, incroyable mais vrai, dans l’amphi-
théâtre de son ancienne clinique. Salaire horaire, 50 marks, plus
frais de transport, parce qu’« il vient en voiture ». Les temps
ont changé, mais on croise toujours les mêmes vieux noms, les
dictateurs passent, les médecins restent. Et il n’est pas question
de poursuites ou de procès, pas plus ici que là-bas. Dans une
belle harmonie, le gynécologue figure dans le registre du
personnel et des cours aux côtés de « Stoltenhoff, Dr. med.
Psychiatrie et Neurologie », celui qui a fait interner Marianne
Schönfelder à Arnsdorf sous le Troisième Reich.
– 220 –
être condamnés à des peines de prison pouvant aller jusqu’à 10
ans de réclusion et leurs biens devaient être saisis. Une exigence
stricte de l’administration militaire soviétique. Un document
daté de novembre 1948 et « signé Dr. Helm », procureur
général de Saxe, mentionne que le professeur a été libéré derniè-
rement du camp de prisonniers. Le conseil municipal,
département de la santé publique, a fait savoir qu’Eufinger était
gravement soupçonné d’avoir stérilisé une femme « par section
des trompes » sans son accord et sans justification. Une
déclaration sur l’honneur est annexée, attirant l’attention sur le
fait que, sans retenir l’accusation de crime contre l’humanité, tous
les éléments caractérisant l’accusation de coups et blessures
« devaient être considérés comme réunis ».
– 221 –
l’époque d’Eufinger, plus de « 900 stérilisations contraintes »
ont été réalisées sur des patientes de la maternité. Une lettre écrite
sur le papier à en-tête du « Conseil municipal de la ville de
Dresde » arrive à la police criminelle indiquant combien, « natu-
rellement », il était courant là-bas que les stérilisations soient
exécutées avec « le petit doigt sur la couture du pantalon ». « Ils
obéissaient tous à leur Führer ! »
– 222 –
chez lui pour être stérilisée et avortée par césarienne à six mois
de grossesse. On lui retire un fœtus de 31 centimètres sans faire
dans la dentelle. « Comme le fœtus donnait encore des signes
de vie après avoir été sorti de l’utérus, le décès a été déclaré à
tort après que ces signes aient disparu. À tort, parce qu’après
examen du fœtus, il s’est avéré qu’il n’était pas viable, l’acte de
décès était donc erroné », peut-on lire dans le rapport 694 de
1937. Suivi d’un « Heil Hitler ! » et de l’initiale « E » toute
en fioritures. E comme Eufinger.
– 223 –
Une logique tordue a cependant voulu qu’un état de fait criant
accouche d’un non-lieu. En raison de la lâcheté des amis russes ?
Il semble bien. Dans le rapport de la police criminelle on peut
encore lire : « après entretien avec le directeur des services de
santé, Monsieur Dr. Hahn, Tiergartenstrasse 8, il apparaît
qu’Eufinger est apprécié pour ses compétences par l’administra-
tion militaire soviétique qui ne souhaite aucune poursuite contre
lui. » « Par mesure de précaution, l’occupant » ne sera pas
informé des charges présentées. Bientôt, celui qui fut leur
prisonnier 78 880, l’ex-Obersturmbannführer SS, est en passe
de retrouver son statut habituel, « couvert » par la SMA comme
le prouvent des notes dans les dossiers du « Présidium de la
police du peuple de Dresde - Département K ». De plus,
l’enquête qui devait s’étendre aux dirigeants du Tribunal de la
santé héréditaire et aux médecins d’État, « ne peut pas être
réalisée en ce moment à cause de la surcharge de travail du
commissariat et de la quantité de matériel à compulser.» En
d’autres mots : Drechsler était paresseux, il n’avait aucune envie
de se coltiner de surcroît le Dr. Schmorl, le professeur Fischer et
tous les acteurs intervenus dans le cas de Marianne Schönfelder
par exemple. Le « directeur du groupe de travail Wolff » se rallie
à sa décision avec soulagement.
– 224 –
Voilà ce que dit Ernst Melsheimer lors de la 1re conférence de
juristes en mai 1947 devant le futur Procureur Général de la RDA
qui, comme cela devait être prouvé plus tard, a gagné sa vie en tant
que conseiller juridique du « NS-Volkwohlfahrt (Assemblée du
peuple nationale-socialiste pour le bien-être public) » pendant le
Troisième Reich. Le « premier État antifasciste sur le sol
allemand » n’était même pas encore fondé que sa crédibilité était
déjà ruinée. Des sanctions pour stérilisation contrainte ont
cependant été appliquées une seule et unique fois en 1946, contre
cinq médecins et un fonctionnaire du tribunal. Le tribunal de jurés
de Schwerin a exigé jusqu’à dix ans de pénitencier.
– 225 –
pas attendu avec impatience ce moment de vérité, mais il l’a tout
de même peint. Au cours de ces années décisives, sa biographie
s’imbrique dans celle d’Heinrich Eufinger. D’autant qu’il ne
s’est jamais entendu avec son propre père et, après une
approche difficile, les Eufinger sont devenus sa « famille de
remplacement ». Le gynécologue adorait plaisanter sur le fait
« qu’il n’était entouré que de femmes » et d’« un seul fils »,
Richter.
– 226 –
ton professoral d’Eufinger n’a jamais laissé aucun doute au chéri
de sa fille : un peintre était pour lui un inutile, il le dominait sur
le plan social, ils n’avaient rien à voir l’un avec l’autre. Une
suspicion à peine dissimulée était écrite sur le visage d’Eufinger
face au filou que sa fille avait ramassé. Plus tard, le divorce des
Richter a dû le confirmer dans son impression première. Pour
finir, les rapports entre Eufinger et Richter étaient aussi distants
que possibles.
– 227 –
« Mes tableaux sont plus intelligents que moi. »
Gerhard Richter
Tableaux
L’œuVre secrèTe Selon le registre des
habitants, le « 91 » a été le domicile de Richter du 7 avril 1953 au
30 mars 1961. Légère inexactitude puisqu’il a fui à l’Ouest en février
de la même année. Richter a écrit une courte lettre d’adieu à son
professeur Heinz Lohmar, se montrant désolé, mais ne s’excusant
pas pour autant. Son professeur avait fait le chemin inverse et
cherché asile dans la zone occupée par les Russes. Vers midi, Richter
a rapidement bradé sa Trabant, acquise avec l’aide financière de
plusieurs tantes et que tous lui enviaient. Il l’a vendue à une assistante
dentaire contre de l’argent liquide, il ne se souvient plus de la somme
exacte. Son camarade d’études, Wieland Förster, se souvient de lui
comme de « l’unique étudiant à posséder une voiture. Il savait qu’il
y avait une autre existence que celle des pauvres. »
– 230 –
ce le dernier jour du mois. Première étape d’accueil, les parents
Eufinger maintenant installés près de Wilhelmshaven. Le beau-
père est médecin-chef de l’hôpital de Sanderbusch. L’artiste est
assigné à résidence au camp de réfugiés de Giessen, avec lits
superposés et les autres douceurs qu’un ancien habitant de la
RDA recevait en signe de bienvenue. Cependant, même si le
changement de côté avait été méthodiquement organisé depuis
longtemps, le départ fut violent. Ils se sont enfuis précipitam-
ment. Laisser tout son art derrière lui, à Dresde, ne relevait pas
seulement de la prudence. C’était le prix pour un nouveau départ.
Richter était prêt à payer le prix fort, perdre l’œuvre déjà réalisée.
– 231 –
enfermées dans une armoire sulfureuse avec les œuvres d’autres
peintres déserteurs. Et il y en avait une grande quantité. À
l’Académie, quelqu’un raconte qu’à l’époque où l’on manquait de
toiles vierges, on aurait retiré des archives et réutilisé les toiles de
Richter, comme pour le punir a posteriori. Un autre affirme que
plusieurs toiles ont été jetées au feu lors d’un happening en 68.
Une chose est certaine : longtemps le peintre n’a plus voulu
entendre parler de sa période RDA. Ce qui éclaire d’une aura
toute particulière cette période largement méconnue. Il existe sur
ce sujet un travail de doctorat qui n’a jamais été terminé. Mais il
est vrai aussi que Richter n’avait aucune idée de ce qu’étaient
devenus les quelques 100 aquarelles et dessins laissés à la Wiener
Strasse. Il devait penser qu’ils avaient été perdus.
– 232 –
« Stammheim » exposé à Francfort, plus par curiosité pour
Ulrike Meinhof, qu’il avait connue par Konkret*, et parce qu’il
avait vu autrefois Andreas Baader flâner au bistrot de la « Lind-
wurmstüberl » de Munich.
– 233 –
suivant. L’économiste diplômé et informaticien a la stature du plus
gros des « Trois Ténors », il grimpe tant bien que mal l’escalier
étroit de l’appartement, et par erreur ou une trop grande
excitation, sonne un étage plus bas, chez le poète Ulrich Plenzdorf.
Il finit par rejoindre l’immense appartement de Stübner. Au-
dessus du canapé est accroché un vrai Richter, une nature morte
de 1959. Le maître de maison la désigne comme si la toile de 78 x
78 cm n’avait aucune valeur : « C’est un Richter ! Votre Gerhard
Richter ! » La toile a beaucoup voyagé depuis : en 2002 elle était
exposée à la Foire de New York au prix de 650 000 dollars, avec
l’indication erronée selon laquelle elle aurait été confisquée par le
régime de la RDA. Stübner est un collectionneur fanatique des
premières éditions de Goethe. Il les comprend mieux que l’art
moderne, mais a quand même été assez fou pour échanger à une
collectionneuse la précieuse toile de jeunesse inconnue de Richter
contre des œuvres, rares il est vrai, de l’écrivain de Weimar. Avec
l’argent de l’échange du Richter, la dame voulait s’offrir une
nouvelle vie en Amérique. Elle est revenue.
Stübner est un esprit brillant, c’est le moins qu’on puisse dire. Ses
compétences d’expert en art l’on amené à tutoyer la crème de la
crème des dirigeants de cette société dite sans classe qu’était la
RDA. Une anecdote souligne qu’une fois, il a confectionné le
gâteau d’anniversaire d’Erich Honecker. C’est lui aussi qui a
suggéré le nom du peintre fidèle au régime, Wolfgang Frankenstein,
pour décorer une aile du ministère au siège de la Stasi dans la
Normannenstrasse ; l’œuvre de commande, réalisée en 1971 pour
célébrer le jubilé du mur (!), est aujourd’hui encore accrochée
dans la salle de conférence « Mielke » tendue d’une tapisserie
rouge dynamo. La bibliothèque de Stübner est digne d’un musée:
à part Goethe, il possède, en homme de l’Est fidèle, des éditions
– 234 –
très rares d’Arnold Zweig, il est riche en John Heartfield, alias
Herzfelde, tous avec doubles dédicaces. De son père il a hérité de
Karl May signés, d’une valeur inestimable, qui rendraient fou
n’importe quel collectionneur de la trempe de K. Un stock
honorable pour un ancien maître boulanger! Stübner dit qu’il a
cessé d’exercer sa profession uniquement parce qu’il refusait de
travailler avec le charbon de mauvaise qualité qu’on lui donnait.
Parallèlement, il s’occupait de manière intensive de littérature et
d’art, et est passé du fournil de la boulangerie au « commerce d’art
d’État » à Dresde. De là, son chemin l’a conduit à ouvrir son
propre magasin sur la Karl-Marx-Allee de Berlin-Est.
– 235 –
K. a réalisé son premier million à la fin des années soixante en
vendant le Petit Livre rouge de Mao, prouvant ainsi son exceptionnel
sens des affaires en tant que membre du groupuscule « KPDML
(Parti communiste allemand marxiste-léniniste) » . L’idée de
financer une édition de Staline ne s’est pas révélée aussi lucrative. Il
a un peu honte aujourd’hui de ce qui n’apparaît plus que comme un
poste un peu particulier dans le capital à risque de l’homme
d’affaires. Plus tard, il a percé comme spécialiste en logiciels, son
univers mental est l’Internet. Il arrive le plus souvent chargé de deux
serviettes pleines, contenant un ordinateur portable et au moins un
dossier sur le peintre Gerhard Richter. L’objet de ses désirs serait un
May peint par Richter pour lequel il serait prêt à faire des folies
financières, même au-delà de ses moyens... Son rapport à May est
romantique. Celui qu’il entretient avec Richter n’est pas d’ordre
sentimental, mais obsessionnel. Pour faire court : Stübner lui a laissé
cinq œuvres de jeunesse et deux dessins.
– 236 –
historique pour les nouveaux locataires. Moins à cause des
crayonnages du peintre exilé qu’à cause du premier vol de
Gagarine dans l’espace ce jour-là. K. a jeté un coup d’œil dans
l’appartement : les meubles lui semblaient familiers. Il croyait les
avoir vus sur la toile de Stübner appelée Interieur (Intérieur) :
« Le canapé était toujours là ». Si le canapé entre temps a
disparu, le tableau lui, appartient toujours à Stübner.
– 237 –
de Richter doit en posséder une. Pour la pendaison de crémaillère
de son appartement, Stübner a offert Sitzende (Femme assise) à
une fonctionnaire de la culture. Il en a vendu d’autres sur le
marché de l’Est, au « Kupferstichkabinett (Cabinet des
gravures) » de Dresde d’où elles passèrent chez des propriétaires
privés sur les rives de l’Elbe. Sans jamais réaliser qu’il se
fourvoyait complètement, Stübner a dilapidé d’innombrables
Richter en échange d’œuvres de Paul Wilhelm, un peintre de la
RDA. Tous ces échanges et achats ramenaient le nom du beau-
père de Richter à la surface. À Dresde, tout le monde savait ce
que personne ne voulait savoir à l’Ouest. « Il y a quelque chose
là-dessous. C’était un médecin important sous le Troisième
Reich ». Des médisances venant de jaloux, de fanatiques du SED,
de laissés pour compte, des ragots venant de l’Académie sont allés
jusqu’à prétendre que Richter avait été obligé de fuir à l’Ouest
parce que, parent d’un nazi, il n’aurait jamais pu faire carrière à
l’Est. Quant à moi, j’étais parti chercher à Dresde une jeune fille
dont Richter avait fait le portrait. Qui était-elle ? J’ai commencé
par la maison où il avait longtemps vécu, la Wiener Strasse 91, et
j’ai découvert qui en était le véritable propriétaire, SS-Obersturm-
bannführer Professeur Heinrich Eufinger. À travers la simulta-
néité des parcours dissemblables, il n’y a plus qu’un pas vers tante
Marianne et sa tombe.
– 238 –
Soviétiques à la fin de la guerre, il n’est jamais revenu. L’insignifiant
PG Richter n’était pas grand chose en RDA, vraisemblablement
parce que sa carte du NSDAP portait la mention « chef du groupe
des professeurs NS de Reichenau ». Le grand ponte SS Eufinger
lui, était courtisé par le SED. Cet as de la survie s’adapte sans
difficulté aux nouvelles circonstances. En 1966, son beau-fils
Gerhard imprime une vue de la clinique de Burgstädt que dirigeait
Eufinger sur une affiche d’exposition, et plaque le nom de Richter
en biais sur la magnifique façade. Comme s’il s’agissait selon moi
de juger le médecin-chef Eufinger. D’après le dossier du personnel,
il entre en fonction le 1er février 1950 à Burgstädt et son contrat
se termine le 31 décembre 1956.
– 239 –
bénévole des femmes proches parentes des civils SS ». L’allégeance
du SS-Obersturmbannführer à Hitler est déjà reniée par celui qui
était encensé par ses supérieurs pour « son exceptionnel
engagement envers les SS ». Pas question de reconnaître les faits.
Son ego démesuré ne laisse planer aucun doute et le sauve de la
menace de la déchéance. Personne ne touchera plus jamais à ce
tabou, comme s’il s’agissait de la dernière volonté d’Eufinger. Au
lieu de cela, on évoque avec enthousiasme sa période à Dresde
« avec un travail clinique fortement impliqué », lui donnant après
coup une apparence de normalité. Ce sont les années où il prouve
son engagement, comme par exemple dans le cas ignoble de Lohse-
Wächtler. À Dresde, Eufinger n’a jamais dévié d’un iota de la ligne,
on ne connaît aucun cas qu’il aurait refusé de stériliser par contrainte.
Le règne nazi l’a amené au sommet de sa gloire au cours de ces
années à la clinique de Friedrichstadt, bâtiment « M », numéro de
téléphone 25101. Des faits honteux que le professeur efface
simplement de son bilan, élimine radicalement, mieux encore, qu’il
ajoute à la trame de la légende de son art de la médecine avec une
grande maîtrise de l’amnésie partielle. Intouché, intouchable,
Eufinger peut proclamer, le regard clair comme de l’eau de roche, que
ses années à la maternité « ont été les plus heureuses ».
– 240 –
dit très exactement le rapport du régiment. Le style officier n’est
plus de mise sous les communistes pour celui qui était auparavant
inimaginable sans uniforme. Malin, Eufinger baisse les armes, il se
contente d’effleurer ce chapitre en invoquant de bonnes raisons
plein de prudence : « J’ai été appelé au service militaire au début
de la Première Guerre mondiale ! » Dans des versions à peine
divergentes, il expurge sans équivoque les décisions qu’il a prises
en tant que SS, les nominations et les preuves. Des retouches
subtiles dissimulent rapidement l’accablante vérité de Friedrichs-
tadt, Dresde, service 41, corridor de la stérilisation contrainte. À
l’encre verte, Eufinger maquille les faits en employant toujours le
même truc : il n’a fait qu’exercer « son métier de gynécologue ».
Autre fausse déclaration, selon laquelle il a été démis de ses
fonctions de directeur à cause de « son appartenance au parti »
et interné au camp de prisonniers de Mühlberg. Selon les rapports
soviétiques originaux, il y est arrivé expressément à cause de son
« allégeance à la SS ». À cet égard, l’hommage stylé qui lui est
rendu dans la presse locale de Wilhelmshaven à l’occasion de son
90e anniversaire n’est guère exact : « À la prise de la ville, les
Russes l’ont pris et enfermé trois ans dans un camp de
prisonniers. » Eufinger se baladait encore libre comme l’air en été,
ce n’est qu’en automne qu’il a été arrêté.
– 241 –
brune. Il ne se morfond pas longtemps que déjà le voici reformant
l’ancien plan de bataille, Eufinger est le chef, comme toujours.
Membre du « Freien Deutschen Gewerkschaftsbundes (Syndicat
allemand libre) » de Burgstädt même, et ainsi affilié au SED (Parti
socialiste unifié d’Allemagne).
En 1939, les nazis avaient anobli Eufinger, l’un des leurs, lui
décernant le titre de « pur homme SS », « parfait à n’importe quel
– 242 –
poste de médecin SS ». En 1942, son chef de groupe Woyrsch
désire le « mettre en avant aussi au poste SS correspondant » avec
remise de la croix de guerre, KVK, 2ème classe, sans épée : cela corres-
pondait à une croix de fer gagnée au front. Chez les bruns, son
salaire était plus élevé que celui des autres médecins. Maintenant
les rouges célèbrent Eufinger pour son « comportement aussi bien
professionnel que personnel », le dotent de privilèges financiers
particuliers au titre de « contractant individuel ».
– 243 –
dures. Ema, en situation financière précaire et en l’absence de Papa
enfermé par les Russes, a dû apprendre le métier de couturière.
Dans ses vieux jours, un Eufinger pleurnichard y reviendra indi-
rectement en empruntant à Horace sa devise aequam memento
rebus in arcuis servare mentem, que je cite et traduis librement ainsi :
« garder sa position même dans les moments difficiles ». De quoi
donner l’impression que ses quelques 30 mois d’internement
avaient été une injustice criante. Gerhard Richter n’a jamais
entendu le nom du camp de Mühlberg dans la famille, mais
seulement celui de « Bautzen », la terrifiante adresse où l’on
conduisait ceux qui étaient recherchés en RDA.
– 244 –
dépend le couple d’artistes pendant une certaine période. Puis
Richter connaît ses premiers succès, d’abord son diplôme, puis
la fresque du Musée de l’Hygiène à Dresde. À Cologne, il ouvre
le dossier « personnel » qui contient les choses relatives à la
famille, comme les mariages, le livret de famille, les certificats. Il
en sort son diplôme de maîtrise et le pose devant moi sur la
table : note « excellent » pour le « cand. dipl. Gerd Richter ».
Il est propulsé peintre d’État à 25 ans, pour autant qu’il accepte
la tutelle de l’art d’État. La composition monumentale de la
fresque du jeune Richter laisse transparaître son admiration pour
Hans Lillig de l’école de Waltersdorf. Il en est sorti un tableau
déployant des nuages, des montagnes, de l’eau, des arbres et des
enfants qui dansent pour toute l’éternité. Leurs regards sont
dirigés vers l’avenir d’une société prolétaire victorieuse qui saura
enfin réaliser le troisième stade du marxisme. Sa représentation
du paradis est honnête, mais ennuyeuse, à l’image de ce que peut
être une carrière en RDA. « Sans signification de portée
symbolique ou scientifique », il voulait seulement représenter
« l’expression naturelle de la joie de vivre », dit le commentaire
de l’œuvre de l’époque. La prose activiste de Richter ne va guère
au-delà de l’agitprop et des paroles : « Juger de la bonne ou
mauvaise qualité de mon travail doit rester la mission du
spectateur. »
– 245 –
craignait que Gerd ne laisse tomber Ema alourdie par une cure
alimentaire à la suite d’une maladie des poumons. Richter était un
séducteur, assez original, effroyablement attirant, et les occasions
ne manquaient pas. Les Dresdoises passaient pour être ravissantes.
– 246 –
pose, une pipe dans la main droite. Son arrogance affichée
rivalise avec une insensibilité déjà gravée sur ses photos de SS.
Il est maintenant quelqu’un qui s’est retiré dans son lourd secret.
Son modèle s’était montré « conscient du sérieux de la chose »,
dit Richter aujourd’hui. Eufinger l’a surpris en lui faisant
remarquer : « Arrête, sinon tu vas le gâcher.»
– 247 –
une étiquette de la « Galerie Onnasch, Köln, New York » prouve
qu’elle a voyagé au-delà de l’Atlantique. L’image originale du
numéro 35 dans le catalogue des œuvres, est une photo privée
d’Ema, souvenir de vacances sur la mer Baltique en 1936 avec
l’homme qui a réussi : tout juste devenu médecin-chef et SS. Son
front, qui dissimule ses terribles secrets, est une réussite.
– 248 –
Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment d’énigmes autour
d’Eufinger, les experts se disputent sur la présence de Familie am
Meer dans la salle adjacente. Son biographe Elger pense « plutôt
que non ». Le Musée de Bonn (qui possède la toile en prêt
permanent), confirme par écrit qu’elle a été montrée à Venise.
Dans le catalogue de la Biennale, la mention de l’œuvre (Quadri
di famiglia) est portée à la page 50 : 4 personnes, un homme, une
femme, deux enfants. Le passé de SS d’Eufinger est ignoré de tous
ceux qui admirent cette toile, que ce soit à Bruxelles, à Brême et
partout où elle a été accrochée.
– 249 –
pantalon de golf, les jumelles sur le ventre, en vacances à
Oberstdorf. Les sérigraphies ont un joyeux fond vert et rouge.
Comme aucun autre, Richter a fait du floutage son principe. Sa
méthode, pour forcer le spectateur à se concentrer. Ici, le flou ne
rappelle pas seulement le caractère fuyant du souvenir, c’est
plutôt comme si son propre savoir ne lui paraissait pas très net et
lui avait donné le vertige. Comme si le portraitiste obsédé se
répétait la phrase du commissaire de Dürrenmatt dans son polar
Der Verdacht (Le soupçon) : « Plus je regarde l’image, moins c’est
lui. » Faut-il insister sur le fait que dans ce récit sur un criminel
nazi, la faute et l’expiation se jouent dans une clinique privée du
nom de « Sonnenstein » ?
– 250 –
les réponses. Son système de pensée excluait les contradictions. Il
y avait des secrets entre eux, le secret de tante Marianne et le secret
de la politique d’euthanasie. Par crainte de la honte, la réalité du
Troisième Reich est restée un tabou dans la vie de ce chantre du
Sieg-Heil et de ses enfants. « J’ai toujours pensé que je n’avais rien
à voir avec ça. » 38 ans les séparaient, pourquoi Eufinger aurait-il
dû se mettre à nu devant son futur beau-fils. Ils se sont rencontrés
comme des survivants dans les ruines de Dresde. Eufinger était à
nouveau un médecin très prisé, de ceux qui préfèrent se plonger
dans leur travail, se consacrer totalement à leur vocation, faire
passer leur devoir avant tout pour ne pas avoir à réfléchir sur eux-
mêmes. Manifestement, le nazi décoré était un expert dans l’art
de se dédoubler. « Déréalisation » serait le terme technique le
plus approprié pour désigner ce mal largement répandu.
– 251 –
ment arrondi : la vue de la fenêtre, montrée en 1959 à l’occasion
d’une exposition de Noël, et spécialement citée dans une
émission de la BBC. Toujours dans son cadre original, elle se
trouve aujourd’hui dans une collection privée de Munich et est
souvent appelée, à tort, Blick auf Elbe (Vue sur l’Elbe).
– 252 –
citoyens intègres, et qui n’ont rien vu, rien entendu, rien fait, que
les étudiants de 1968 se sont soulevés contre l’ « establishment ».
– 253 –
de concentration » distribuée en grande quantité par les
Américains à la population allemande pour lui ouvrir les yeux. Il
voulait peindre les victimes, et avait déjà choisi le titre provocant
Sex and crime pour l’exposition prévue. Mais Richter ne savait pas
encore traduire picturalement cette horreur insoutenable sans
risquer d’être kitsch ou incompris. Aussi, le projet resta à l’état
d’intention, documenté par des esquisses colorées et des études
pour une présentation à la galerie Niepel de Düsseldorf. Le
sentiment d’une dette impayée est resté en lui.
À l’Est, Hilmar Thate tient le rôle principal, ici Dieter Borsche. Là-
bas, la troupe est mise en scène par Konrad Wolf, ici par Erwin
* Traduction libre Piscator. En RDA, la musique a été
** L’instruction : oratorio en composée par Paul Dessau, en RFA par
onze chants, Seuil, 1966, trad. Luigi Nono. Gerhard Richter participe aux
Jean Baudrillard.
– 254 –
débats survoltés au sujet du texte de Weiss à Düsseldorf, la
« Städtischen Bühnen Köln » monte la pièce, ainsi qu’une
douzaine d’autres villes, presque devant sa porte. « J’ai compris. Je
sais de quoi il parle. »
Durant ces années où ils n’en savaient pas davantage, les Alle-
mands sont tourmentés par leur propre culpabilité. Le débat sur
les coupables s’enflamme. Il n’existe pas de potion magique contre
le retour du refoulé, ni la dénégation, ni la défense ne marchent.
D’après Freud, le refoulé est « libre comme l’oiseau, exclu de la
grande organisation du moi ». Mais il reste toujours présent dans
le potentiel psychique, guetteur incontrôlable, il vient quand il
veut, s’abat, est subitement là. Est-ce ce qui est arrivé à Richter et
a déverrouillé ses blocages ? Son collègue Peter Weiss, peintre et
auteur, a dit que certains mots et certaines images sont enfouis si
profondément qu’il faut d’abord longtemps les chercher, les
effleurer et les comparer « avant qu’ils ne livrent le matériel qui
se laissera transmettre». Au moment où je fais des recherches à
Dresde sur tante Marianne et le professeur Eufinger, on joue Die
Ermittlung de Peter Weiss au Staatstheater.
– 255 –
a accumulé de l’expérience, y compris au niveau personnel. Le
moment est enfin venu pour l’indicible, auquel il n’a pas voulu
toucher pendant si longtemps, pour quelque raison que ce soit.
Il ne peut plus y échapper. Il se livre aux ombres sans pour autant
savoir qu’il est en train d’illustrer sa propre histoire.
– 256 –
réalisé, la célébrité de Richter est indiscutable tout comme son
talent magique qui fait le bonheur des amateurs d’art. Il aura fallu
la moitié d’une vie pour qu’il prenne conscience avec fierté qu’il
pouvait faire confiance au succès et ne plus craindre de voir éclater
la bulle de savon. Même au zénith, il n’oubliera jamais que le
triomphe a besoin de la déception, comme la montagne de la vallée.
En 2005, Düsseldorf lui a rendu hommage en organisant une
rétrospective de son œuvre. Lors du vernissage, on pouvait le voir
planer à travers les salles en compagnie de sa femme Sabine,
entouré d’Américains et de Japonais, choyé par des directeurs
de musée doués en affaires. Euphorique, Richter parle de la
fantastique exposition qui a attiré 110 000 visiteurs. Ça lui fait
réellement plaisir. Tous sont venus voir cet artiste d’une jeunesse
intemporelle montrant l’étendue de ses possibilités. Je lui fais
remarquer que ça lui a pris du temps pour être aussi jeune qu’il
l’est à 73 ans. La formule lui plaît.
– 257 –
Dans un premier temps, Richter n’a pas cherché à démêler ses
conflits intérieurs. À présent, il n’a pas à chercher bien loin pour
en trouver la substance. Expéditions pour revenir à soi, excursions
dans l’intime. Comme sous la contrainte, Richter couvre toile
après toile de motifs qui forment comme un réseau de données
biographiques. D’imprévisibles références croisées qu’il ne
déchiffre pas. Une dialectique de la chance précaire : l’origine de
son succès est cette partie immergée de sa vie avec laquelle il ne
voulait plus rien avoir à faire. On peut se demander si c’est lui qui
a choisi le sujet, ou le sujet qui l’a choisi. En effet, les événements
le touchaient de très près. Pour le dire autrement : seul celui qui
a vécu une vie comme celle de Gerhard Richter peut peindre
comme Gerhard Richter.
– 258 –
que le Gerd de l’Est devient définitivement le Gerhard de l’Ouest.
« Nous avons l’art, afin de ne pas mourir de la vérité. » Nietzsche
encore.
– 259 –
peintre contrarié si l’on veut. Hitler apparaît une bonne douzaine
de fois dans l’Atlas. À Düsseldorf, Richter s’attaque bientôt à
Onkel Rudi (Oncle Rudi). Le héros porté aux nues dans les
nombreux récits racontés à Dresde et à Waltersdorf. Oncle Rudi
était son parrain, agent commercial de profession. La mère de
Richter aurait vu d’un bon œil que son fils suive son exemple. Sur
la photo de mariage des parents de 1931, le « beau Rudi » aux
cheveux plaqués en arrière est au deuxième rang, entre Marianne
et son père, d’une ressemblance frappante avec son père Alfred
qui se tient devant lui. La version en grand de papa est l’archétype
du vainqueur. Même pas besoin de ce nœud papillon de travers,
porté en tout cas avec décontraction, pour qu’on le repère : un
charmeur, un dragueur, un cavaleur, Rudi était parfaitement
conscient de l’effet qu’il faisait aux femmes. Son neveu pense
qu’aujourd’hui on le qualifierait de playboy. Le petit Gerd
considérait plutôt le modèle adulé par sa mère comme un frimeur
sans intérêt. Une fois l’oncle l’a encouragé d’un clin d’œil à presser
sa main couverte d’argile sur la joue d’une amie qui sommeillait
dans une chaise-longue. Gerd savait que cela ne se faisait pas, mais
il l’a fait quand même.
– 260 –
– 261 –
commune de Lidice. En 1942, les SS y ont massacré près de 200
hommes en représailles d’un attentat contre Reinhard Heydrich.
Le Musée de l’Histoire allemande de Berlin a exposé la toile
originale en 2004 dans l’exposition Mythen der Nationen (Mythes
des nations), elle est étonnamment petite. Dans l’« arène des
souvenirs » : le spectateur se met automatiquement à la place de
celui qui a photographié Rudi Schönfelder dans un lieu inconnu.
Pour la photo, l’homme et la machine se tiennent l’un en face de
l’autre, les yeux dans les yeux. La suggestivité de ce qui est
représenté est accentuée par la peinture. Avec la coquetterie du
provocateur, Richter dit : « Je trouve bien des photos d’amateur
supérieures aux meilleurs Cézanne. »
– 262 –
Portée par les vagues de l’Atlantique, la 4e division d’infanterie
de l’armée américaine a déferlé sur les Allemands le 30 juillet
1944 lors de la percée décisive en Normandie. Les Alliés ont
perdu 122 000 hommes. Un jour plus tard, au cours de la
bataille, oncle Rudi de l’« Einheit Regimentsstab Grenadier-
Regiment 921 », tombe près de Saint-Pois. À 25 kilomètres de
la plage, il ne pouvait pas voir l’océan, mais il pouvait sentir le
sel sur ses lèvres et dans l’air. Il sera allé se battre à la guerre en
France, et le cours inéluctable des choses l’a rattrapé au plus
profond de l’espace. Sur le champ de bataille, l’Oberleutnant
n’est plus cet élégant en uniforme que son neveu Gerhard a
immortalisé, et qui avait la réputation d’être « courageux ».
Rudi a tout de suite dû comprendre que l’ennemi, trop
nombreux, ne pourrait jamais être repoussé à la mer. À peine
âgé de 32 ans, il reposera dans la terre d’un pays qu’il avait dû
aimer. Au lycée de Dresde, il avait choisi le français comme
langue étrangère.
– 263 –
– 264 –
cimetière des soldats dessiné en vert, qui sert aujourd’hui
d’« Avertissement pour la paix ». Loin de chez lui, Rudi meurt,
avec les quelques 114 000 allemands inutilement sacrifiés sur
le front de l’invasion. À 1 350 kilomètres à l’est de St-Pois, sa
sœur Marianne sera éliminée par ces mêmes nazis qui l’ont
bombardé officier. Le mois de la mort de Rudi, Marianne ne
vaut pas plus qu’une douzaine de mots pour ses médecins. Le
protocole de juillet : « battements du cœur faibles, mais clairs.
Poumons et organes internes : rien à signaler. Psychisme:
orientée. Autiste ! »
– 265 –
disparu ». « C’est avec une certaine fierté », confie sa petite-fille
Gisela, qu’elle a reçu son porte-documents gravé de son titre et
de son nom : « Dr. Jur. Alfred Schönfelder ». Avec cette
recherche approfondie auprès des « bureaux allemands d’infor-
mation aux proches parents des soldats tombés de l’ancienne
Wehrmacht », le cercle se referme. L’institution est sur l’Eich-
borndamm de Berlin, dans l’ancienne « fabrique d’État de
munitions et d’armes », là où étaient produits par millions les
pistolets et les balles destinés aux bidasses.
– 266 –
Heyde par exemple, fils d’un fabricant de draps de Forst dans le
Lausitz. Le prof. Dr.med. était ordinarius en psychiatrie et soins
des maladies nerveuses à l’Université de Würzburg. D’abord
examens d’État avec la mention « très bien », puis promotion
grâce à son travail sur « Eingeklemmten Bruch mit Zystenbetei-
ligung (Fracture bloquée avec participation de kystes) », un sujet
étrange. Heyde passe l’examen de médecine avec la note 1 dans
les 7 branches. Sur le conseil de son patient Theodor Eicke, il
s’engage dans le NSDAP, puis dans la SS. C’était prendre conseil
auprès du diable lui-même. Eicke sera plus tard nommé
Inspecteur de camp de concentration, et Heyde, dans un parallé-
lisme frappant, « expert en chef » de l’euthanasie NS. Après la
guerre, il poursuit sa carrière de médecin dans le Nord de
– 267 –
l’Allemagne sous le faux nom de Dr. Fritz Sawade, comme
jardinier d’abord, puis médecin du sport. La justice allemande
avait lancé contre lui un mandat d’arrêt international, mais il
poursuit sa vie tranquillement dans le Schleswig-Holstein,
protégé par des complices dans les milieux de la justice et de la
médecine. Il livre des expertises pour les tribunaux, plus de 7 000
pour le Tribunal social et pour les assurances sociales, vit sans
être ennuyé, bien que sa véritable identité coure sous le manteau.
Un type aimable d’après son voisinage.
– 268 –
donc pas possible d’agir et de penser de manière indépendante et
objective. » C’est l’approche formulée par Richter pour l’exposition
Verweile doch... Traduction: un peintre se dévoile à travers son art.
– 269 –
– 270 –
Tante Marianne, comme figure de mort, complète le singulier
musée des ombres de Richter. Celui qui connaît son chemin de
douleur ne pourra plus détourner les yeux du tableau. Elle apparaît
comme estompée, avec un léger effet de distanciation, selon la
technique qui fera ultérieurement ses preuves, comme si la main
avait tremblé face aux sentiments qu’elle faisait renaître. Le rendu
des détails est d’une transparence trouble, comme si quelque
chose avait échappé à Richter alors qu’il se faisait une image d’elle.
Ludwig Wittgenstein déjà, avait posé la question philosophique :
« Une photographie floue est-elle vraiment le portrait d’une
personne. » Dans notre réflexion, la question devient : « Le flou
n’est-il pas ce dont nous avons justement souvent besoin ? » Et la
réponse : c’est sur ce genre de photo qu’il y a le plus à voir.
– 271 –
ment. À Stuttgart, dans la I.-Strasse se trouve une maison où vit
une veuve avec cette toile. Elle est encadrée d’une fine tige en bois
« sans chichis ». Madame G., 86 ans, dit que son mari s’est bien
entendu avec Richter. Le collectionneur a payé 1 000 marks en
1965, une belle somme à l’époque, une somme ridicule
aujourd’hui. « C’était un grand format » souligne de son côté le
galeriste René Block. Ni l’artiste, ni l’acquéreur et encore moins
le marchand ne connaissaient l’histoire de Marianne. Le tableau
est allé à Berlin, peut-être aussi à Vienne, selon madame G. La
« City Galerie » de Zurich l’a certainement montré. Ainsi le
portrait de Marianne a bien plus voyagé qu’il ne lui a été donné
à elle de le faire. À tous les niveaux de son être, on peut dire que
Richter l’a fait connaître. C’est l’art qui réunit les morts et les
vivants.
– 272 –
La jeune tante de Richter était solide. Elle a résisté presque huit
ans à cette situation impitoyable. La paix approche. Trois mois
trop tard pour elle. Elle n’est plus qu’un trait sur son lit de mort
(ou plutôt son grabat de paille), pèse à peine plus qu’un enfant.
Elle a capitulé depuis longtemps. Très fragile, apathique comme
ceux qui sont affamés, trop faible pour tenir le moindre
monologue balbutiant. Ses dernières forces se sont consumées.
Il suffira juste de quelques comprimés pour lui donner le coup
de pouce pouvant la faire basculer. Amorphe, terrée en elle-
même. Le spectacle de cette vieillarde de 27 ans ne touche
personne. Un masque de misère parmi des milliers d’autres. Elle
s’est rendue depuis longtemps. Marianne Schönfelder, sous l’effet
du poison anesthésiant, glisse hors de sa vie crépusculaire. Pour
les surveillants, le numéro 826 est déjà mort. Non, elle vit encore.
Son voyage n’est pas encore fini.
– 273 –
Sur le protocole que j’ai trouvé dans les archives d’État à
Leipzig, l’infirmière en chef Wedel déclare la mort de Marianne
à 5 heures 45, il faisait encore nuit. Sa tragédie se termine sur
un formulaire. Le poids des ténèbres est devenu trop lourd pour
Marianne Schönfelder, c’est à cette heure que l’âme quitte le
plus volontiers le corps. Le soleil devait se lever à 7h17. L’aurore
promettait un vendredi couvert. Le médecin de la section signe
la notice, dans la marge se trouve une mystérieuse remarque
« hérité » qui n’a aucun sens. Elle sera poursuivie par les sbires
d’Hitler jusque dans l’au-delà: le diagnostic « 14 », le sceau de
la folie jusque sept pieds sous terre, comme si cela avait encore
une importance. « Maladie héréditaire : oui », est spécifique-
ment répété sur le certificat de décès. Le père « devait être
informé par lettre » (il est mort depuis longtemps !), comme
les services sociaux de la ville, le service de santé, le ministère
public de Dresde, le registre civil et le presbytère Grossschweid-
nitz. À demi effacée, une croix ajoutée au crayon clôt le dossier
428.
– 274 –
Pour Marianne, le paragraphe « explications » est supprimé
« parce que la cause du décès est claire ». Autrement dit :
« meurtre ». Son « départ » est indiqué sur un formulaire bon
marché, une preuve supplémentaire que la mort était une routine
parfaitement organisée à Grossschweidnitz. Le registre des décès
de 1939 à 1945 aligne 5 773 morts, dont 5 636 étrangers et 137
habitants seulement.
– 275 –
Expéditeur inconnu. Deux lignes. La famille apprend avec retard
que « leur fille, mademoiselle Marianne Schönfelder », est
décédée. Une manœuvre dilatoire probablement planifiée dans ce
genre de situation : ils ne devaient pas avoir la possibilité de prendre
congé de leur enfant affamée, vraisemblablement anesthésiée
comme un chaton indésirable. Impossible de savoir quand la mère
lui a parlé pour la dernière fois à Grossschweidnitz, même si un
registre des visites a existé, il est désormais introuvable, il n’est pas
à la clinique ni aux archives de Dresde. Ce qui est certain, c’est que
Dora et Marianne se sont séparées en pleurant.
– 276 –
dire comment celui-ci s’est déroulé afin que je puisse prendre
d’autres mesures. » Signé « Dora, Vve, Schönfelder ». Le sol se
dérobe sous elle. Elle a 62 ans, vient de perdre le troisième de ses
quatre enfants. Des mots dans lesquels la douleur se mêle à
l’âpreté. Mais elle aura cependant tenu pour un heureux hasard
que cette nouvelle ait été épargnée à son mari qui avait tant
souffert jusqu’à sa mort. Aucune formule de salutation en
conclusion de sa lettre, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. L’ad-
ministration ignore la missive qu’elle fait suivre sans commentaire
au pasteur de l’hôpital, Johannes Axt.
L’AdminisTraTeur de LA souffrance
Fuir aurait été plus facile que de rester. Les exigences de sa charge
n’ont pas faibli sous Hitler. Il n’échappe pas à l’obligation de
– 277 –
devoir prouver « que lui et sa femme sont de pure souche
allemande par la présentation des documents afférents ». En
février 1939, le « Führer et Chancelier du Reich » lui décerne le
« 2. Stufe des Treudienst-Ehrenzeichens (Médaille d’honneur
2e classe pour services loyaux) ». Le 24 novembre 1941 – tante
Marianne est alors enfermée dans la lointaine institution de
Wiesengrund alors qu’à Berlin l’orateur Heyde renseigne les
juristes de pointe de l’Allemagne sur « l’euthanasie » pour en
faire ses complices silencieux – les dossiers du pasteur disent que
son travail à la cure concerne principalement les « cérémonies
d’enterrement et les tâches annexes : section de biologie
héréditaire, bibliothèque, encadrement juridique des malades
dans les procédures judiciaires liées à la santé héréditaire », donc
en cas de stérilisations contraintes. Depuis 1937, le tribunal de
Löbau l’oblige à devenir « le berger de celles qui doivent être
stérilisées ». Axt s’occupe encore de 20 « tutelles ». L’Organi-
sation des paysans du Reich l’a aussi chargé de la « mise en fiches
des livres de l’église pour la réalisation d’une bibliothèque de la
communauté du village ». Une description de sa charge qui n’a
rien d’édifiant, fort éloignée de son véritable office auprès des
démunis. En 1942, le ministère de l’intérieur de Saxe l’informe
qu’il doit « cesser toute activité en tant que pasteur de
l’hôpital ». Son ministère se limitait à être le gardien des morts.
Impuissant, il se tenait au pied des tombes.
– 278 –
aurions pu vous télégraphier. Mais la poste de notre circonscrip-
tion n’accepte plus ce genre de télégramme. » Quels que soient
ses efforts, ses mots sont ceux d’un administrateur de la
souffrance devenu complice des nazis, à l’ombre de son clocher,
sur la colline aux nonnes. Des affamés et des mourants, où qu’il
tourne son regard.
Johannes Axt était une institution, son nom a encore une certaine
résonance aujourd’hui. Le pasteur a débuté en 1926 à Gross-
schweidnitz. Il se peut qu’un puissant syndrome de secouriste ait
poussé ce fils d’un huissier du tribunal régional à choisir le
ministère. Un éloquent représentant de sa corporation. Le jeune
Johannes chantait autrefois dans le chœur de l’église. Ce n’était
pas un pantouflard, dès ses études terminées, il est devenu un
bouillant précepteur au « Schloss Chartreuse ». Conduire sur la
voie de la consolation une communauté de 750 âmes exigeait de
la force, car seul un miracle aurait pu secourir ces êtres bizarres,
tordus et tourmentés. Alors qu’Axt expliquait les Saintes Écritures
aux âmes en peine, il pouvait prendre appui sur la chaire et diriger
leur regard vers son relief en calcaire: une représentation du
Christ en prière à Gethsémani, sa trahison et son arrestation au
pied du mont aux oliviers. Jésus parla à ses disciples : « Asseyez-
vous ici, jusqu’à que je m’éloigne et priez. »
– 279 –
emporté la dernière image de la tante du peintre ? Le visage de
la morte: « Son corps a été exposé avec grand soin dans notre
jolie chapelle. Une rangée de couronnes reposait sur son cercueil.
Après la cérémonie, la disparue a été portée en terre dans notre
cimetière. La crémation n’a pas été possible car il n’y a aucune
possibilité de transport vers Zittau actuellement. » Il parle du
Zittau où étudiait le lycéen Gerhard Richter venant chaque jour
de Waltersdorf.
Les nazis ont confisqué trois des quatre cloches de l’église pour
les fondre. Est restée la plus petite, de tonalité B, coulée en 1920
et portant l’inscription « Je suis la résurrection et la vie. » Elle
résonne dans la solitude. L’harmonium se tait dans le hall des
départs en briques jaunes. A-t-il vraiment existé ce cercueil de
Marianne dont parle la lettre d’Axt ? On peut en douter. En 1942,
l’hôpital achetait encore de grandes quantités de cercueils en
bois. Mais des milliers meurent entre-temps. L’homme de Dieu
inventait probablement de pieux mensonges pour la paix des
survivants. Qu’aurait-il pu faire au nom de Dieu ?
– 280 –
Schönfelder, ne pas oublier que la mort qui vous enlève votre fille
a apporté la rédemption à une existence sans espoir ni valeur. »
Cette formulation peut nous le faire percevoir comme un
complice de la politique raciale d’Hitler. Du reste, la mort « est
une fatalité à laquelle vous devez être reconnaissante. Elle vous
libère aussi de tourments et de peines infinis. Surtout elle n’a ni
le dernier mot, ni le mot décisif dans le destin des hommes. Elle
n’est que le passage dans une forme permettant à l’âme humaine
de se libérer des entraves que lui inflige son corps malade, de
toutes les souffrances que les maladies lui ont fait subir. » Il
envoie également ses condoléances en février 1945 avec
« Meilleures salutations et Heil Hitler ! » En accrochant avec
plaisir un petit rond à la barre du T de son nom, une coquetterie
montrant sa soumission à la vanité terrestre. Dans les remous de
la guerre, la mère Dora a certainement dû avoir du mal à annoncer
le nouveau drame à sa fille, Hildegard Richter, à Waltersdorf :
quatre morts en huit mois, trois enfants, son époux.
– 281 –
uniquement pour la caisse en bois. D’ailleurs, à cette époque sans
foi ni loi, plus personne n’était disponible pour porter le cercueil.
– 282 –
personnes « comme un mur, bêche contre bêche, seau contre
seau » attendent de marauder des restes de pommes de terre
après la récolte. À Waltersdorf, les Russes distribuent de la soupe
d’orge. Gerd, en compagnie de son père, devait lui aussi sortir
« pour glaner ». Ces voyages en train pour aller grappiller
pouvaient durer des jours. Ils avaient acheté une grande quantité
de fouets de cuisine et allaient les marchander chez les paysans.
Vaisselle, couverts, tapis, tout était bon. « Tout ce que nous
possédions. » Le peintre ajoute qu’il était un piteux négociateur.
– 283 –
Deux ans après la chute de la dictature d’Hitler, le 16 juin 1947,
un tribunal d’assises exceptionnel juge les coupables des hôpitaux
de la mort de Saxe. Finalement, la « malédiction vengeresse »
que le père d’Elfriede Lohse-Wächtler avait promise au monde
en recevant le certificat de décès falsifié n°128 de sa fille, morte
dans les chambres à gaz de Sonnenstein, s’accomplit : l’anathème
serait jeté pour l’éternité sur « celui qui a ordonné, à la légère ou
en proie à une mégalomanie d’une brutalité sauvage et indiffé-
rente, de donner…le signal déclenchant, pour des motifs admi-
nistratifs et techniques, le massacre aveugle des patients des
hôpitaux ». Il prie de faire suivre sa lettre à Hitler. Lettre qui a
valu à Wächtler quelques jours entre les mains de la Gestapo.
Mais son inextinguible soif de vengeance a porté ses fruits: le
voisin d’Eufinger et gouverneur du Reich Mutschmann sera
fusillé à la Lubjanka de Moscou. Le gouverneur du Reich Philipp
Bouhler, un des planificateurs de l’« Action T4 », se suicide. Le
directeur du ministère chargé des hôpitaux Herbert Linden se
suicide aussi. Le chef de la santé du Reich, Conti, se supprime.
Accusé du meurtre d’enfants, le docteur Mittag de Schweidnitz
choisit la corde en prison. Les infirmiers Arhold, Bäurich,
Menschel, Eichler se sont déjà donnés la mort. L’accusé Felfe se
pend dans la prison de Zwickau.
Ce sont des maudits que l’on juge sur la Münchner Platz. La presse
avertit le public que la lecture de l’acte d’accusation « est décon-
seillée aux nerfs fragiles ». Une accusation volontairement
emphatique reproche aux accusés « d’avoir perdu la notion et le
sentiment de la vraie et authentique humanité », « le sang de
milliers d’hommes réclame le châtiment, car ils ont péché au-delà
de toutes les limites contre le commandement : tu ne tueras
point ! »
– 284 –
Le tribunal siège dans la Salle Haute sous l’autorité du bâtonnier
Dr. Fischer. Aujourd’hui, c’est un auditorium pentu de 150
places de l’Université des Techniques, dans lequel les voix se
perdent sans microphone. À l’époque de la RDA, la salle A251
était consacrée à des cours sur « la gestion socialiste », ce qui
ne veut pas dire grand chose… Aujourd’hui s’y tiennent des
cours sur le capitalisme : « pédagogie de l’économie », « statis-
tiques II », « économétrie ». Une plaque à l’entrée rappelle aux
étudiants le procès de 1947. À l’époque, une agitation extrême
régnait dans la salle : des télégrammes journaliers, des résolutions
de citoyens et d’associations d’entreprises formulant des
menaces précises contre les défenseurs de cette « bande
d’assassins ». La demande du public d’un châtiment sévère
impliquait de revoir constamment la procédure et le bâtonnier
Fischer dut demander aux protestataires de nommer des « obser-
vateurs » pour surveiller le bon déroulement des débats. Le
tribunal débattait sur la base de la loi No. 10, art. II du Conseil de
contrôle des Alliés réglementant la « punition des personnes »
qui « s’étaient rendues coupables de crimes de guerre contre la
paix ou contre l’humanité ». Déposée le 20 décembre 1945, dix
ans jour pour jour après la stérilisation contrainte d’Elfriede
Lohse-Wächter, cette nouvelle loi englobant les « crimes de
masse commis collectivement », dont l’extermination, l’esclava-
gisme, la déportation, était nécessaire, vu que les termes
juridiques employés jusque là auraient été incapables de rendre
compte de la « terrifiante accumulation » des faits.
– 285 –
blouse blanche aux manches courtes, les spectateurs appuyés sur
la balustrade de la galerie, l’odeur de la peur et de la lâcheté sur
les bancs des accusés. Le juge chargé de la direction des débats
en surplis, la pile de dossiers devant lui. Il dispose de 8 tomes de
matériel, que je demande à consulter sous le numéro 11 120 aux
Archives de l’État. Un fonctionnaire mal luné me les jette sur le
comptoir. Si ça me révolte autant, c’est peut-être aussi parce
qu’au cours de mes investigations sur cette période de
l’Allemagne, j’ai été confronté à la bureaucratie, ses démarches
préliminaires, ses délais, ses heures d’ouverture, ses interdits, ses
limitations, le pouvoir de ces gratte-papiers avec leurs conti-
nuelles admonestations morales sur d’insondables manuscrits
m’ont d’abord énervé, puis carrément paralysé. Les dossiers sont
reliés avec du papier brun, dos en lin et page de garde sur le
dessus, certaines pages sont déchirées, percées, certaines
renforcées au verso avec du papier transparent. Sur la fiche de
consultation qui les accompagne, je trouve les noms de Götz Aly,
Boris Böhm, Heinz Faulstich, ou Thomas Schilter, quelques uns
de ces auteurs devenus familiers qui se sont penchés sur une
histoire qui risquait de tomber dans les oubliettes de la mémoire
allemande.
– 288 –
Avec l’image de tante Marianne assassinée en tête, on s’attend à
rencontrer des bêtes, des individus sinistres. Au lieu de cela, on
a affaire à des types tout ce qu’il a de commun, des gens
quelconques, terrifiants de normalité. On ne peut pas se
contenter de les observer à contrecœur. Ces hommes en
costume du dimanche, pomponnés pour l’occasion, veulent se
donner l’apparence de la respectabilité. On leur a épargné les
menottes, y compris pendant le transport. Ils ne paient tellement
pas de mine qu’au cours d’un déplacement, le bus transportant
les prisonniers s’est même arrêté à un arrêt de tramway pour
prendre l’assesseur qui attendait, et le faire monter à côté du
chauffeur.
– 289 –
L’ivresse collective a pris fin. Chacun recevra le prix à payer pour
sa faute dans ce décor sobre et épuré. Ce sont des collègues de
travail, ils se connaissaient en tant que sympathisants d’une même
cause, rien ne lie plus étroitement que les abjections qu’on commet
collectivement. Sur les photos du tribunal, ils affichent des mines
faussement contrites, des yeux battus qui fixent le sol. Pétrifiés,
beaucoup moins par mauvaise conscience que par crainte de la
honte publique. Ils avaient signé un pacte avec Hitler, une
soumission totale, comme on en voit dans les sectes. Même si de
nombreuses études ont paru depuis sur l’euthanasie, dont les
travaux convergents de Götz Aly, Ernst Klee et Karl Heinz Roth,
ce que l’État hitlérien a fait subir aux plus faibles reste inconcevable.
– 290 –
il a, sur recommandation ministérielle, demandé à ses collègues
de « sélectionner les cas appropriés afin de réduire notre
nombre de malades par administration de médicaments », et
« de liquider les malades mentaux en administrant de plus
grosses doses de calmants. » Un arrêt de mort pour beaucoup,
dont tante Marianne. Le dernier directeur de son hôpital
expliquait avec une conviction fière : « D’un point de vue
moral, je dois encore préciser que nous nous considérions
comme les pourvoyeurs de délivrance des malades irrécupéra-
bles et non comme des meurtriers. »
– 291 –
inconnu. Schulz meurt de la tuberculose et de graves problèmes
cardiaques dans la prison de Zwickau le 1er novembre 1947. Le
destin est clément. La guillotine l’attendait. Sa dernière facture,
1230 marks pour 164 jours de soins, comme le précise une lettre
de rappel officielle, est restée impayée.
Personne ne peut deviner qui il est, qui il était. Assis là, on dirait
la bonté en personne. Le langage corporel bride l’horreur. Le
professeur est réellement convaincu que le gazage est une mort
– 292 –
« vraiment très douce et sans douleur », une opinion partagée
par nombre d’entre eux. Les initiés utilisaient entre eux la
locution « Messieurs », tenaient absolument au cérémonial de
leurs « communiqués secrets » portant la mention : « concerne :
élimination de vies inutiles ».
– 293 –
« que le malade sente toujours qu’on ne le considère pas comme
un cas désespéré.» L’administration de narcotiques devait « être
envisagée avec une extrême prudence ». En réalité, il pense à lui
quand il décrit, au procès, son compagnon d’homicide Werner
Heyde, comme quelqu’un de « très sensible », « un homme très
tendre », son frère en esprit.
– 294 –
Nitsche le nomme le 6 juin 1947 en tant que témoin numéro 4
pour certifier « que l’accusé, lors d’un entretien avec le Reichärz-
teführer (médecin-chef du Reich), s’est défendu d’appliquer l’eu-
thanasie secrète ordonnée par le gouvernement de Saxe ». La
lettre de l’avocat concernant Eufinger, surgie des archives d’État
de Dresde, confirme le fait qu’il a dû être intimement connu des
forces dirigeantes de l’euthanasie et qu’il naviguait dans leurs eaux.
Profondément impliqué dans le processus par sa fonction de
médecin SS, il lui était tout simplement impossible de ne rien
savoir sur l’euthanasie. Les juges n’émettent aucune réserve
concernant sa comparution « pour autant que les témoins soient
joignables ». Eufinger ne l’était pas. Le SS-Obersturmbannführer
était encore au camp de Mühlberg, chez les Russes.
– 295 –
demie für Rassen – und Gesundheitspflege (Le cours de
l’Académie d’État pour l’hygiène raciale et sanitaire) ». Il
adhère au NSDAP le 1er mai 1937. Spécialiste en neurologie et
maladies psychiques, il est fiché dans l’accusation en tant que
« responsable des actions de gazage ». Dans le dossier des
archives, on peut lire à côté de cette « accusation principale » :
« A avoué ! », griffonné au crayon.
– 296 –
en chef Heyde et Nitsche, il prétend également être d’une nature
« plutôt tendre ». Bientôt sa femme supplie en son nom : « sa
santé ne supporterait pas un prolongement de sa détention ».
Elle soutient qu’avec ses coaccusés, ils ont soigné les malades
« de manière tout à fait désintéressée ! » Des projets de fuite de
la famille sont découverts et déjoués. Leonhardt se défend : « Je
n’avais aucune fonction au parti. J’y suis entré à cause de mon
directeur le Dr. Sagel. J’ai subi une certaine pression. Je n’ai
obtenu aucun avantage du parti. Je n’ai jamais été politiquement
actif, mes convictions s’opposaient à celles d’Hitler. »
– 297 –
Il est difficile de comprendre pourquoi ce serviteur soumis a
précisément épargné la tante de Richter parmi les nombreux schi-
zophrènes d’Arnsdorf, lui laissant encore quelque temps de répit.
Elle était déclarée inguérissable, elle était célibataire, elle portait
la référence 14, elle faisait partie des proscrits, ne travaillait pas.
Le droit à l’existence était dénié à chaque « bouche inutile », la
jeune femme était depuis presque cinq ans en psychiatrie.
Marianne devait avoir quelque chose qui l’intriguait, elle ne
correspondait peut-être pas à cent pour cent au prototype
bureaucratique. De juillet 1939 à janvier 1941, personne ne s’est
occupé de son dossier de malade, comme si on avait oublié de la
retirer du service. Marianne est restée sur le côté dans le
marchandage de Leonhardt avec la mort. Pour le moment.
– 298 –
Leonhardt s’est révélé être une pseudo-personnalité dénuée de
toute éthique. En tant que médecin, il aurait dû effectivement se
demander pourquoi la mort exerçait une telle fascination sur lui
alors que son devoir était de guérir des malades. Le prototype
du « caractère autoritaire » : un fonctionnaire qui a gardé le
silence sur les meurtres par lâcheté, docile et soumis. La servilité
devient pour lui une seconde nature. Il fait le dos rond devant
ses supérieurs au ministère afin d’obtenir quelques jours de
congés, se lamente en juillet 1941, il n’a pas « pris de congés
depuis juillet 1939 et la forte surcharge de travail…m’a épuisé
physiquement ». Leonhardt veut parler de son activité de
meurtrier. Peu après, un ordre officiel (du 30 septembre 1941)
confirme qu’il est autorisé à poursuivre de son propre chef
« tous les travaux en rapport avec l’action spéciale ». Il est « très
bien entraîné et a su jusque-là résoudre toutes les situations
difficiles ». Au sommet de son pouvoir, le médecin signe le
rapport de santé de tante Marianne d’un paraphe sec « Dr.L. »
Il brûlait d’envie de devenir directeur. Tombé au plus bas, en
détention préventive, il griffonne son nom sur la ligne indiquée
du protocole d’interrogatoire. Il a peur maintenant, le « Dr.
Leonhardt » auparavant surdimensionné et arrogant, est devenu
instable et tremblotant.
– 299 –
académicien « concernant les choses de la vie spirituelle et
publique », « son manque de principes » a fait de lui « un
instrument de la politique d’extermination du nazisme ». À
travers cette description publique, et avant la condamnation à
mort déjà, Leonhardt a donc eu connaissance du verdict
accablant : une plongée dans la vérité d’une vie condamnée.
– 300 –
de son incompréhensible volonté de destruction ont donc été
sauvés grâce à lui. Peut-être la première fois qu’il a dit non. Mais
malheureusement, il devait plutôt penser qu’avec le temps, le
monde finirait par lui donner raison et approuver ses actes. Quoi
qu’il en soit : sans ces papiers je n’aurais jamais pu éclaircir le
destin de Marianne Schönfelder, il aurait été absolument
impossible de reconstituer son parcours.
– 301 –
QuAnd Les morTs VoyAgenT Un jour après
la lecture de la sentence, le garde trouve le condamné à mort
Leonhardt vers cinq heures du matin. À peu près l’heure à laquelle
il a laissé crever tante Marianne à Schweidnitz. Leonhardt se
balançait au bout d’une corde fabriquée à l’aide d’un mouchoir et
de fils de chaussettes fixée à la poignée de la fenêtre. À 9 heures, un
médecin a constaté le « suicide par pendaison » dans la prison de
Dresde. « Heure de la mort environ 4 h ». Auparavant, il s’est laissé
aller une dernière fois à pleurnicher, à dénaturer les faits jusqu’à la
fin, comme s’il y avait eu erreur fondamentale sur sa personne. Dans
une dernière velléité d’auto-absolution, il conclut les deux petites
pages de sa lettre d’adieu par : « La sentence est tombée. J’en tire
les conséquences. Je n’ai pas mérité la corde. Tous ceux qui ont
appris à me connaître le savent. Pas un mot d’excuse n’a été
prononcé pour moi quand la sentence a été justifiée.» Aucun
repentir. Aveugle jusqu’au bout, il veut encore suggérer qu’il voulait
aider les malades : « Je n’ai pas pu tous les sauver. » Pour finir, il
prie le président du tribunal « de se satisfaire de son sacrifice ».
On voudra bien « décharger sa femme des frais de prison ». Selon
le reçu n°3905, il avait à payer 202,50 reichsmarks pour 135 jours
de prison. Plus 50 pfennigs de taxe administrative. Le défenseur
complète la facture : « 1 382,34 reichsmarks », dont 22,08 pour
des télégrammes et 40,46 de taxe, et demande que les frais soient
réglés par la caisse de l’État, car la veuve Leonhardt vit dans une
situation financière précaire. Le journal rapporte son suicide en
titrant: « Suit l’exemple de Göring. »
– 302 –
l’urne portant l’inscription « pour envoi », voyage de Dresde
au cimetière d’Arnsdorf. Là-bas, à l’Hôtel de ville, tous les
documents concernant le vice-président de l’hôpital ont
maintenant disparu, Leonhardt est un parfait inconnu selon les
renseignements officiels. L’absence d’information est aussi une
information sur la manière d’aborder le passé national-
socialiste. L’histoire de tante Marianne n’a été révélée que parce
que le tableau de Gerhard Richter a attesté de son existence. En
février 1964, après une foule de papiers administratifs, les
cendres de Leonhardt, voyagent, à nouveau par la poste, depuis
Arnsdorf, elles traversent le « rideau de la mort », d’une
Allemagne à l’autre.
– 303 –
Le condamné Paul Nitsche sera guillotiné le 25 mars 1948 sur la
Münchner Platz. Il a été amené à Stollberg quatre jours
auparavant du pénitencier Hoheneck après que tous ses recours
en grâce aient été rejetés. Le procureur général ordonne
l’exécution immédiate de la sentence et le fait savoir « person-
nellement » au procureur général responsable. Judicieusement,
il s’appelait Richter. On lui adresse l’ordre de « procéder aux
mesures le plus rapidement possible ». Deux jours avant
l’exécution arrive une ration spéciale de 20 cigarettes. Nitsche,
qui se déclare « croyant », montre une « grande agitation
intérieure », et fait demander le pasteur Johannes Ungethüm,
« qui est resté longtemps ».
– 304 –
Un espace de 1 mètre sur 1 mètre, avec banc en bois, table pliable
et peut-être un seau. Il peut entendre les pas se rapprocher, puis
le lourd verrou glisser dans les charnières pesantes de la porte.
Nitsche est tenu par « 2 agents de police », emmené dans un
treillis sans col. Les observateurs présents étaient le « procureur
Spank, l’inspecteur de justice en chef Fincker en tant que fonc-
tionnaire du bureau ». Il doit sortir dehors, quelques mètres
jusqu’à l’emplacement de l’échafaud qu’il voyait chaque jour en
se rendant aux audiences. Un silence de mort régnait dans la cour.
Heure de l’exécution « 6 heures 7 minutes », durée « 35
secondes ». À peine Nitsche a-t-il réalisé que son cou était bloqué
sous la lame que tout était terminé. Suivi par son compagnon de
meurtre Gäbler, il est mort sous le tranchant d’une guillotine
construite pour l’occasion. Le sang a coulé à flots. « Pas
d’incidents » à noter. Couché sur l’échafaud selon des « directives
d’exécution » copiées sur celles des nazis jusqu’au moindre détail.
Dans la première version, le mot « Führer » y figurait encore.
– 305 –
transportés dans le bâtiment de l’administration du Tribunal de
grande instance pour traitement ultérieur. » L’exécution n’a
droit qu’à vingt lignes dans le Sächsischen Zeitung ( Journal de
Saxe).
– 306 –
visuelle que j’en viens à me sentir mal. « Anatomiste n’est pas
seulement un beau métier », me dit le professeur Schmidt pour
terminer.
À part ça, rien de particulier. Ce qui reste des criminels sera brûlé,
comme pour les autres « cadavres de l’institut d’anatomie de
Dresde », le 1 juillet à 11h30 dans le cimetière Sud de Leipzig.
Porté au registre sous le numéro 11 29 17, tout se déroule selon
– 307 –
l’ordre qu’aurait souhaité Nitsche. Le « responsable des
questions de règlement » me prie par écrit d’indiquer pour ce
renseignement « Ville de Leipzig, Archives du département des
surfaces vertes, division cimetières ». Dans le registre des
crémations, Nitsche est écrit avec l’orthographe du philosophe
Nietzsche qui a dit « Was lebet, muss vergehen (ce qui vit doit
mourir).* »
– 308 –
2 brosses à dents, 1 beurrier, 1 boîte en métal, 2 savons à raser,
1 crème pour la peau, 2 x 1/2 morceaux de savon, 1 pâte
dentifrice, 1 morceau de gomme, 2 lanières de cuir, 1 cache-
oreille, 1 cuillère, 1 couteau, 1 morceau de cellulose, 1 cintre, 1
gant de toilette, 1 paire de pantoufles, 1 chapeau, 1 papier
d’emballage et du papier à lettres, 4 bocaux, 1 petite nappe, 2
housses, 1 boîte de charbon, 1 boîte à pharmacie, 1 gomme à
effacer, 1 enveloppe avec des trombones, 1 montre à gousset
avec chaîne en cuir, 1 paire de chaussures à lacets noires, 1
pantalon sombre, 1 couverture sombre, 1 manteau gris, 1
passeport de travail, 1 carte postale, 1 facture de frais d’empri-
sonnement, 3 lettres, 1 diplôme. »
– 309 –
complexe où la RDA, jusqu’en 1965, a fait rouler 70 têtes de
condamnés, un camarade d’études de Richter, Wieland Förster
(qui a été lui-même emprisonné à l’âge de 16 ans) a réalisé en
1995 Namenlos-Ohne Gesicht (Sans nom-Sans visage), une
sculpture dédiée à ceux qui ici « ont été injustement poursuivis
après 1945 ».
– 310 –
mais ça peut tout aussi bien signifier « passe ton chemin, tu me
déranges ! » Une situation typique de double-bind, intéressante
chez un psychiatre. Sa secrétaire renfrognée est visiblement de
l’ancienne école. La communication du docteur de l’Ouest a
gardé elle aussi le style RDA. On aurait pourtant pu attendre une
certaine sensibilité de la part de l’actuel responsable d’une
clinique chargée d’une histoire si terrible, une clinique dans
laquelle sa corporation est tombée au plus bas sur le plan moral.
Pourtant, il fait des manières et demande une autorisation à son
ministère de tutelle pour me parler.
Il est assis, les bras et les jambes croisées, dans un mobilier aux
couleurs joyeuses. Un doigt monte de temps à autre vers son col
fermé. Hocke se révèle n’avoir aucune intuition des situations excep-
tionnelles. Où sommes-nous donc ? Dans un lieu étranger au
monde, pourtant au centre de l’Allemagne. Nous sommes dans
l’hôpital du Land de Grossschweidnitz, pas n’importe où, mais bien
dans un asile où les nazis ont exterminé 8 000 personnes. Quand
on prend en compte ces faits, tout ici est remis en question. On
souhaiterait n’avoir jamais entendu le nom de Grossschweidnitz.
– 311 –
temps nouveaux, il vient de l’Ouest et a réussi à établir une distance
entre le village et son principal employeur. Il lui manque une
certaine compréhension de la région.
L’expérience la plus intense que l’on fait dans cet endroit, c’est
de réaliser que tout doit disparaître dans le néant. Même le fait
de demander à lire une chronique de l’hôpital est ressenti
comme de l’espionnage, comme s’il y avait quelque chose à
dissimuler ou comme si le poids de l’histoire continuait à peser
personnellement sur les employés. Peut-être est-il impossible
de s’avouer l’inimaginable défaillance des médecins et des
soignants parce qu’on mettrait ainsi son propre avenir en jeu ?
Il se peut que Volker Hocke soit un brillant psychiatre.
Néanmoins, j’aurais aimé qu’il me dise ce qu’il pense du fait que
le chef nazi Alfred Schulz a pu couver ses crimes ici, dans cette
aile principale du bâtiment 41, pendant le Troisième Reich ? Ou
– 312 –
bien s’il se sent touché par la leçon d’humilité que devrait en
tirer un médecin ?
– 313 –
– 314 –
Le souvenir de l’extermination est délocalisé par rapport à la
clinique, les stèles commémoratives se trouvent comme
d’habitude au cimetière, sous les sapins argentés, un champ
rempli d’ossements humains abandonnés par les nazis. Deux
bégonias moribonds, quatre pauvres agaves en pots sont arrangés
en une tragique composition florale. Les frênes et les marronniers
font comme un toit en été. À présent, en hiver, les tilleuls sont
nus, taillés jusqu’au tronc. Celui qui croit en l’existence de l’âme
humaine se sent immédiatement oppressé, on a l’impression que
les âmes qui n’ont pas été sauvées errent encore autour de nous.
Ce n’est qu’après la réunification que le lieu est vraiment devenu
un mémorial. Une plaque bien intentionnée, tout ce qu’il y a de
plus conforme aux règles de la bienséance. Légèrement érodés,
les mots : « Aux plus de 5000 victimes de l’euthanasie, qui, de
1940 à 1945, ont trouvé ici, dans des fosses communes, leur
dernier repos. Parce qu’on les a considérées comme différentes à
cause de leur maladie, elles ont été marquées d’une croix et
éliminées. » En majuscules, le texte poursuit : « Leur destin doit
être un avertissement lancé pour tous les temps à ceux qui sont
en bonne santé. » Signé : « L’hôpital ». Un spectacle suffocant.
– 315 –
n’avait pas pu aider. Tous tombés en poussière, sans distinction.
Tante Marianne repose près du mémorial au milieu des
nombreuses autres victimes assassinées. Les herbes se
balançaient au vent et le champ était couvert de marguerites lors
de ma première visite en juin. « Les fleurs poussent sur les
tombes de votre cœur, mais ne nous oubliez pas », implore une
inscription sur une tombe. Gerhard Richter n’y est encore jamais
venu. Il lui reste encore un pèlerinage à accomplir.
– 316 –
– 317 –
une table avec 4 fauteuils, 1 petit élément mural. Libre utilisation
des toilettes tout comme de la cuisine. » Remarque finale des
services secrets : « Nous sommes responsables du nettoyage des
salles. » D’après certaines preuves, les informateurs de la Stasi
« Sommer », « Edel », « Hartung », « Naumann », « Seidel »
et « Engelmann, Heinz » sont venus à la 91 jusqu’à la chute de la
RDA pour se confesser auprès du « consul ». Körner aurait donné
en cadeau à l’espion « Sommer », la somme de « 84,25 marks »,
qu’il n’a pas manqué de récupérer auprès de la Stasi.
– 318 –
propos : « J’ai connu des hauts et des bas. Mais, en regardant en
arrière, ma vie a été bonne. » Le 15 mai 1988, l’avis de décès
annonce son enterrement au cimetière militaire. Avec une
profonde gratitude, on saluera un homme ayant manifesté au plus
haut point « fidélité, amour et bonté ». La presse locale le couvre
de compliments, mais le jour de la mort indiqué n’est même pas
correct. C’est sans importance. Eufinger est mort après une « vie
accomplie et bien remplie », « toujours au service de son
prochain ». Personne ne pourrait le contester, mais on aurait pu
ajouter certains faits au tableau, son appartenance à la SS et
presque 1 000 stérilisations contraintes de malades mentales à la
clinique de Friedrichstadt. L’existence accomplie et riche du
beau-père de Richter se termine avec tous les hommages. Il a vécu
de nombreuses vies. En face se tient la vie inaccomplie et
misérable de la tante schizophrène de Richter. À peine âgée de
28 ans, déjà emportée. Elle devait mourir. Les nazis en avaient
décidé ainsi.
– 319 –
que, dans l’Allemagne réunifiée, Richter se rapproche de sa ville
natale et envisage de faire don de ses archives à la cité de l’Elbe.
Son retour régulier a encouragé les recherches sur ses années de
jeunesse, elles ont conduit à ces tableaux, qui, quarante ans après
leur création, se révèlent être des chefs-d’œuvre sur sa famille, et
à travers lesquels l’artiste s’est involontairement heurté à une
histoire tissée de liens tragiques. Ainsi peints, ils vivront éternel-
lement dans ses toiles, comme s’il dépendait uniquement de l’œil
du spectateur d’y voir ce qu’il y voit. Ce chapitre revient
maintenant à lui. Que le beau visage de Marianne incarne le
destin de dizaine de milliers d’autres victimes, c’est à Gerhard
Richter que nous le devons.
– 320 –
aujourd’hui des dossiers les concernant, enfermés en RDA. Juste
en face de l’ancien appartement de son père à Dresde.
– 321 –
Le Temps perdu Salle de lecture des Archives
de Dresde, somptueuse, lambrissée et sombre, un caveau du
passé. Trente lampes avec abat-jour sur les tables, et huit au
plafond éclairent la recherche du temps perdu. Questionnés au
sujet de l’euthanasie nationale-socialiste, les bibliothécaires
répondent évasivement et s’abritent derrière la protection des
données qui vaut aussi pour les coupables. La moisissure héritée
de la RDA, qui recouvre encore toutes les institutions, ne
simplifie pas l’élucidation, mais au contraire, la complique à
l’extrême. Les dossiers des criminels exécutés, Nitsche et ses
comparses, ne peuvent pas être copiés, ce qui nous renseigne
aussi sur l’état d’esprit de l’Allemagne de 2005. On me promet
que je pourrai les consulter lors de ma prochaine visite, mais les
documents ne sont pas revenus du dépôt. Les « registres des
exécutions et des grâces » des condamnés du procès de l’eu-
thanasie ont de toute manière disparu sans laisser de trace, ils
n’ont « malheureusement pas encore été retrouvés et sont
recherchés », fait savoir le bibliothécaire après avoir été pressé
plusieurs fois de répondre : « Dès que le dossier est retrouvé,
je vous en informerai. » 40 kilomètres de documents reposent
à Dresde. Selon des sources bien informées, il faut trente ans
pour qu’un document égaré réapparaisse. Peut-être faudrait-il
un jour s’intéresser à ceux qui se sont occupés de l’Institut à
l’époque du SED, mais ce serait un autre livre.
– 322 –
si le passé s’adressait à quelqu’un en particulier et devait donc
absolument être couché sur le papier.
Il reçoit dans la salle fumeurs du service B7. Sous les nazis, les
compagnes de souffrance, tante Marianne et Elfriede Lohse-
Wächtler, étaient enfermées juste à côté, dans le bâtiment B3. Au
cours de sa « thérapie par l’art », Dierske apprend l’histoire de
– 323 –
sa collègue peintre assassinée. Quel mot terrifiant pour un tel
talent détruit par la maladie. Je lui amène une photo de la toile
Tante Marianne de Richter. Il médite longtemps sur la technique
picturale qui fait l’effet d’une « photographie floue ».
– 324 –
LA dernière imAge Mon année Richter a
duré de mai à mai. Puis l’été 2005 est arrivé. Je me suis rendu à sa
rétrospective à la Lenbachhaus de Munich. Plus de 100 œuvres
s’étalant sur quarante ans. Le soir précédant le vernissage, j’ai
vu le peintre et sa femme Sabine se promener sur la
« Königsplatz », la place des défilés sous le Troisième Reich.
Deux personnes plutôt petites, bras dessus bras dessous, plongées
dans une conversation, entre les imposants propylées et l’ancien
siège du NSDAP. Dans le tumulte du vernissage, je n’ai pas pu
raconter encore à Gerhard Richter que c’est précisément là, entre
les millions de cartes de membres du parti nazi, que sont archivés
les papiers de son beau-père Heinrich Eufinger, représenté par de
nombreuses photographies dans l’exposition de la Lenbachhaus.
Arrivé à la fin de mes recherches, j’ai eu l’impression que son
histoire voulait se manifester encore une fois dans une dernière
image, se saisir de lui, mieux encore, s’emparer de lui dans ce lieu
et à cet endroit précis. Le passé inachevé tourmentait encore le
présent et l’avenir, incarné par les portraits de ses enfants exposés
au rez-de-chaussée de la Lenbachhaus.
– 325 –
Table des matières
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Nuit 5
Victime 61
Famille 131
Coupable(s) 179
Tableaux 229
Légendes des illustrations
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Polices utilisées :
Arno Pro Standard, Italique, SemiBold
Arno Pro Subhead Italique, SemiBoldItalique
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