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Michel Bonetti

·Habiter
Le bricolage
• • •
1mag1na1re
de l'espace

ECOLE D' ARCHITECTURE DE BRET AGNE

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HOMMES """"
ET PERSPECTNES . . . . . .
Sommaire

Avertissement. ... ..... ........ :............. .... .. ...... .... ... ... ... .... ........ 11
Introduction : le bricolage imaginaire de l'espace ........ . 15
1. La fabrication imaginaire de l'espace ...... ................. 21
2. La spatialisation des identités sociales. ..... ... .... .. ... .. .. 33
3. La formation des relations socio-spatiales .... .. .. .... .... 45
4. La construction du sens de l'habitat à travers les
trajectoires résidentielles ............................................. 63
5. La protection contre l'environnement naturel... ....... . 135
6. La culture technique et le rapport à la nature..... .. . 161
7. Protection contre la nature et protection sociale ..... 187
8. Les dispositifs spatiaux de maîtrise des jeux
relationnels .... ........... ........... .. .. ... ~ .. . .... . .. ... .. . . ... ... ... . ...... 195
En guise de conclusion : l'habitat support de
recomposition de l'identité ou de sa
fragmentation ? ............................... .............................. 213
Bibliographie........ ............................ ... .. ... ............. ............ 227
Avertissement

Cet essai propose une exploration de différents phénomènes


qui contribuent à forger les rapports que chacun entretient avec
son habitat et les multiples sens qu'il y puise ou y projette. Il
s'agit d'un parcours, à bien des égards erratique et lacunaire, dans
cet univers de pratiques et de significations, susceptible de fournir
des éléments de compréhension des liens qui se nouent entre les
individus et leur espace.
Le lecteur risque d'avoir l'impression que ce travail, qui aborde
différents thèmes apparemment sans ·lien direct. les uns avec les
autres, manque cruellement de cohérence. Il n'aura pas totalement
tort, et nous nous en excusons par avance, cas nous avons tenté
de mettre en perspective des éléments de réflexion, souvent dis-
parates, que nous avons dégagés aussi bien dans d'autres travaux
de recherche et d'étude que dans des activités opérationnelles de
coopération avec des architectes ou des maîtres d'ouvrage aux-
queJles nous avons participé. Le résultat de cet assemblage est
ainsi à l'image du sujet que nous traitons, il peut faire l'effet
d'un «bricolage», même si l'imaginaire semble faire défaut. Sans
vouloir chercher à justifier les lacunes de certaines . de nos ana-
lyses, il nous semble néanmoins difficile d'échapper à un tel man-
que d'unité quand on s'efforce précisément de cerner les compo-
santes de l'imaginaire qui se greffent sur l'habitat, lequel met

11
allégrement en relation une multiplicité de significations et de
pratiques en puisant dans des registres très variés.
Nous ne prétendons pas réaliser une analyse exhaustive de ces
phénomènes, nous voulons seulement proposer quelques éclai-
rages sur certains d'entre eux, et, chemin faisant, nous avons en
fait eu l'impression d'avoir à peine effleuré le sujet. Notre ambi-
tion s'est limitée à rassembler quelques bribes et à tenter de leur
donner un sens, afin de mettre en évidence l'extraordinaire
richesse des significations croisées que l'habitat peut susciter.
Nous ne sommes pas parvenu à maîtriser la principale difficulté
que représente l'exposition de ces réflexions, à savoir que cha-
cun des phénomènes évoqués est polysémique. On ne peut pas
parler d'un élément, qu'il s'agisse des techniques de construction,
de l'organisation de 1' espace, des dispositifs de transition comme
les jardins ou les fenêtres, sans prendre en compte ses fonctions
sociales, son rôle de support de !'identité ou d'expression de la
temporalité. De ce fait ce texte est parcouru de redondances.• les
mêmes exemples sont parfois utilisés à plusieurs reprises pour
montrer les différents sens auxquels ils renvoient. Le même phé-
nomène est souvent exploré sous différentes facettes, et nous par-
tageons l'agacement que l'on peut ressentir à la lecture d'un texte
fragmentaire qui doit être considéré comme un voyage sporadi-
que dans l'univers des significations que recouvre l'habitat sans
jamais en épuiser le sens.
Cette réflexion s'appuie pour J' essentiel sur les travaux réalisés
par les chercheurs de la division Prospective de l'Habiter et de
la Construction du service sciences humaines du Centre Scienti-
fique et Technique du Bâtiment, et doit beaucoup aux échanges
et aux débats que nous avons eus avec chacun d'entre eux. A
ce titre nous tenons à remercier chaleureusement Barbara Allen,
Joëlle Bordet, Isabelle Marghieri, Manuel Périanez, Bernard Sali-
gnon et Patrice Séchet qui ont largement nourri cet ouvrage.
Nous avons bénéficié également du soutien et des critiques de
Michel Conan, responsable de ce service, qui a impulsé ces
recherches et nous tenons à lui témoigner notre gratitude. Ses
travaux demeurent pour nous une référence incontournable.
Enfin, nous ne pouvons passer sous silence l'apport précieux
qu'a constitué la coopération avec nos compères Jean Fraisse et
Vincent de Gaulejac dans le cadre du groupe Germinal.
Les fondements de notre approche de ces questions s' originent
dans les analyses développées par Jacqueline Palmade, bien que

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nous en fassions un usage dans lequel elle ne se reconnaîtra sans
doute guère, mais nous espérons qu'elle ne nous en tiendra pas
ngueur.
Nous tenons à remercier chaleureusement Chantal Latrille et
Pascale Pagliarini qui ont frappé les multiples versions de ce texte
et assuré sa mise en page.

Introduction
Le bricolage imaginaire de l'espace

Au risque de surprendre, nous n'habitons pas réellement


l'espace qui nous entoure et nous sert de logement, espace dans
lequel nous évoluons, où nous nous livrons à différentes activités
quotidiennes et que nous partageons souvent avec d'autres.
Contrairement aux apparences, les membres d'une famille habi-
tant sous le même toit ne vivent pas dans le même espace. Non
seulement ils utilisent différemment les lieux, n'ont pas les
mêmes activités et ne portent pas la même appréciation sur ses
qualités ou son confort, mais ils ne sont pas à proprement par-
ler dans le même endroit. Quand un logement change d'occu-"'I/
pants, les nouveaux arrivants se retrouvent dans un lieu qui n'a i
rien à voir avec celui qu'utilisaient leurs prédécesseurs, sans ,,
qu'ils aient eu besoin pour cela de le modifier. Même la plus J
banale des chambres d'hôtel change profondément de nature cha-
que fois qu'un nouveau visiteur se présente. Comme le proclame
le héros du livre de Koltès (1990), La nuit juste avant_ les forêts,
il suffit de petits riens pour s'approprier un tel espace: «... si
je rentre dans une chambre d'hôtel, c'est une si ancienne habi-
tude, qu'en trois minutes j'en fais vraiment un chez-moi, par de
petits riens, qui font comme si j'y avais vécu toujours, qui en
font ma chambre habituelle, où je vis, avec toutes mes habitu-
des ... » (p. 9).
Un lieu fait pour être habité n'existe pas en soi, indépendam-

15
ment de son utilisation, de sa raison d'être. Pour s'en convain-
cre il suffit de comparer un espace désaffecté, et le même espace
rempli des bruits et de's aller et venues des gens qui s'y sont
installés, ne serait-ce que depuis quelques heures.

l6
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loppent entre ses éléments fonctionnels et ses occupants, qui lui
confèrent tout son sens. Inversement, bien que chacun transporte
d'un lieu à l'autre ses façons d'agir, ses valeurs, ses sentiments
' et ses pensées profondes, ses conduites sont influencées par
' l'espace dans lequel elles se déploient, elles s'actualisênt de
manière spécifique selon les lieux qui leur servent de cadre.
l - Tout un système de relations se construit progressivement entre
) les habitants et leur espace, des liens se tissent qui vont jusqu'à
; modifier les relations entre les personnes. C'est ainsi_ que 1'espace
\ oevient un véritable habitat: celui-ci n'est pas donné a priori.
1 Au moment où l'on y pénètre pour la première fois, ça n'est

/ qu'une coquille vide, qui est investie progressivement de sens et


(_ se remplit de vie.
L'habitat est fabriqué par ses occupants à partir du matériau
que constitu~ l'enveloppe dans laquelle ils s' installent. C'est un
· espace potentiel, au sens où il autorise certaines pratiques mais
1
: : en rend d'autres plus difficiles, où il suscite des réactions et sug-
. ·gère des significations, mais résiste à l'émergence de certains sen-
timents, et de vieilles habitudes ne peuvent y trouver leur place.
; Un logement peut ainsi déstabiliser profondément certaines per-
.. sonnes ou leur renvoyer des images d'elles-mêmes insupportables.
c··- Nous n'habitons pas l'espace ccmstruit dans lequel nous nous
h installons, car nous le transformons en l'investissant de signifi-
1 ' cations et de souvenirs liés à d'autres lieux dans lesquels nous
1
.: avons vécu ou que nous continuons à fréquenter, même de
manière éphémère. Nous l'appréhendons également à travers les
significations sociales qui lui sont conférées par notre environ-
nement, même si nous n'y adhérons pas nécessairement. Nous
reconstruisons de fait sur un mode imaginaire l'espace dans lequel
nous nous installons.
Chaque espace est porteur de significations liées à ses condi-
tions de création, à la valeur des lieux dans lesquels il est
implanté, à ses formes et son esthétique. Mais ces significations

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ch~mgent selon les périodes historiques, diffèrent en fonction de
la culture et des classes sociales des gens qui s'y réfèrent et font
l'objet de réinterprétations par Jeurs occupants successifs. Elles
dépendent également du statut social des gens du voisinage, du
degré d'homogénéité, de la stabilité ou de l'évolution de cette
pgpulation.
', t Chacuri projette ainsi des éléments de sens sur l'habitat, qui
\ ~ont puisés dans sa propre expérience et dans ces référents. exté-
1,, rieurs à lui-même, qu'il reprend à son compte ou qui lui sont
;imposésJ Ces multiples sens sont envahis par le souvenir des gens
a:vec lesquels nous avons partagé le même toit, ou marqués par
leÙr .absence, par la perte de leur présence, mais dépendent aussi
des relations avec les personnes de notre entourage.
· L'habitat n'est pas perçu en lui-même mais par différence, en
fonction des autres espaces qui l'entourent et des autres lieux
que l'on a appréciés ou détestés, que l'on regrette ou dont on
rêve. Telle pièce nous rappellè ces lieux d'autrefois, la vue depuis
la fenêtre ne parvient pas à effacer l'image d'un paysage auquel
on reste très attaché; seul au fond d'une cuisine minuscule on
revoit cette maison de vacances peuplée d'amis réunis autour
d'une grande table, on foule ce jardin qui nous manque
désormais.
Malgré leur hétérogénéité, ces éléments disparates. se mélan-'\
gent, se superposent, se télescopent et se combinent pêle-mêle!
dans un processus de condensation. Jl §~agit .d-'-un- véFitable -bri -r
c..ola..ge d.e. . m.a.téri.aux spatiaux, d~-.~~.l1i!!Eati<:>~. s.... ~~.t. ~~. ~.~.e....S. •..~ ..-.~l..~. ~. ~..-\1l ·
r~~1:1!_s espaces _,gfil_.~onLprojet-ées-sw:-le:.:.liiàCS!a.ns .leqüel on vit,
'qui 's 'amâlgament au sens dont celui-ci est poteriifolîëmeilt'~por'... !
teur. Notre habitat est la résultante de ce processus complexe, 1
aboutissant à un agencement de significations plus ou moins sta- \
b}e et cohérent, dans lequel on opère des hiérarchisations, privi- :
légiant certains éléments au détriment d'autres. Il peut suffire .
d'un couloir sombre réactivant des angoisses enfantines pour que
l'on en vienne à détester une maison, ou au contraire d'une cham- ;
bre spacieuse donnant sur un jardin pour effacer le manque de !
confort ou l'exiguïté des autres pièces. Chacun opère son propre '
bricolage, peut avoir besoin que tous les éléments du logement
sôient à la mesure de ses aspirations pour lui trouver du charme,
ou bien se focalise sur certains d'entre eux seulement.
~~~S. -~~!1-~~rg,isgns ~Yll..l~P-P.9.r.U_gi~gin.é!iI~--lLl:.e.space, .~!,L.J>J:n.s,,, :j •
~~ - ~o~~~ - _c:-~~re s12~t!~L_est !e.t~~V_él~!-~~~ r,~~~~~~-~J?~~ .~~t,r_~--~~P~: r\
17
cité à y loger des images d'ailleurs, et des significations hétéro-
clitèsvfoinen1- se--Sûpefposèr--aiix--mùrs, s'interposer .. entre -ces''
murs et nous.

Imaginaire-symbolique-idéologique

Nous avons utilisé la notion d'espace imaginaire comme une


catégorie générique, recouvrant l'ensemble des processus par les-
quels l'espace brut est transformé en lieu de vie, recueille des
significations liées à son histoire ou projetées par ses habitants,
suscite des sentiments, est doté de valeurs qui en font un support
de statut social. Processus à travers lesquels l'espace est habité
par le passé, le souvenir d'êtres chers, entre en résonance avec
l' environnement, interagit avec ses occupants. Ces processus ren-
voient en fait à des registres distincts : la production imaginaire
proprement dite, le développement des significations symboliques
et la captation de valeurs idéologiques. Ces registres de trans-
formation de l'espace s'entrelacent, se composent, s'agglutinent,
entrent en tension pour former le sens toujours instable de
l'habitat.
La production imaginaire résulte des mécanismes d' associa-
I . tions libres par lesquels un espace suscite des sensations et des
\ sentiments variés, souvent contrac;lictoires, de malaise, d'agressi-
!; vité, de plénitude ou évoque des images d'ailleurs, rappelle des
souvenirs anciens, sans que l'on sache toujours pourquoi. Même
si on peut déceler certains rapports entre l'espace concerné et
les images qui lui sont associées, il n'existe pas d~ lien néces-
saire entre les formes ; les correspondances qui s'établissent sont
pour une large part aléatoires. Un couloir étroit et sombre peut
provoquer de l'inquiétude ou au contraire procurer un sentiment
d'intimité; une grande baie vitrée donnera l'impression d'ouver-
ture sur le monde, de communiéation avec la nature, ou d'être
sous le regard inquisiteur des autres et menacé d'effraction, ces
différents sentiments pouvant d'ailleurs fort bien coexister. Par
des jeux de rappel, l'espace peut ainsi se peupler de personnages
avec lesquels on a vécu, ou de fantômes menaçants. Des figures
se forment, évanescentes ou insistantes, quand on ouvre une porte
ou quand on entend les crissements d'un parquet.
Le développement des significations symboliques obéit à un
tout autre régime, car des liens étroits régis par des codes, des

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règles de correspondance, sous-tendent les relations entre des élé-
ments de l'espace et les significations qui émergent. Il peut s'agir
de rapport de ressemblance, quand un espace contient des élé-
ments qui permettent de l'assimiler à d'autres, et il se produit
alors un transfert de sens entre ces deux univers, le second
recueillant les significations attribuées au premier. Le mécanisme
peut fonctionner par opposition ou différence: l'exiguïté d'un
logement étant appréciée en référence à des espaces beaucoup
plus vastes auxquels nous restons attachés.
Des rapports de contiguïté ou de contenant à contenu peuvent
également s'établir, !'espace se prêtant particulièrement bien à
ses jeux métonymiques par lesquels des formes se voien~ attribuer
par « transvasement » les qualités ou la responsabilité des évé-
nements qu'elles contiennent. Ainsi les grands ensembles péri-
phériques, après avoir signifié la promotion sociale à travers
!'accès au confort, sont désormais associés à la pauvreté et à la
délinquance, sans qu'il y ait toujours un lien effectif avec ce qui
s'y passe réellement. De ce fait les efforts pour les revaloriser
butent souvent sur la prégnance de ces signifiants. On peut aussi
prêter à des éléments techniques comme les doubles-vitrages ou
les interphones des significations de statut scicial élevé, car ils
ont été empruntés aux « résidences » des classes supérieures et
symbolisent la modernité. On pourrait ainsi établir toute une
sémiologie des codes reliant des éléments spatiaux et des signi-
fications. Même si ces correspondances sont complexes, varient
selon les cultures et les classes sociales et se modifient à travers
le temps, elles ont une certaine stabilité.
La production idéologique constitue µne forme particulière de
symbolisation, les significations conférées à l'espace étant
formées socialement, les individus se référant à des systèmes de
valeurs extérieurs à eux-mêmes dans lesquels ils puisent pour se
situer socialement, par la médiation de l'espace qu'ils occupent.
Ces significations servent à construire un ordre hiérarchique. Les
individus sont obligés de composer avec çes valeurs, soit qu'ils
y adhèrent pleinement, qu'elles s'imposent à eux, qu'ils s'en
défendent ou tentent vainement de les rejeter. Elles se surimpo-
sent à l'expérience effective et affective de l'espa,ce, sur laquelle
elles ont souvent un effet réducteur, car cette expérience est dès
lors mesurée à l'aune du statut social que procure l'habitat.
L ' expérience se trouve en quelque sorte brouillée, «suspendue»,
réinterprétée, voire annulée par le jugement social intériorisé par

19 1

· 1
les personnes. •L'intériorisation de ces valeurs fait qu'elles finis-
sent par pénétrer, voire envahir l'expérience et lui donner son
sens. Ainsi des individus peuvent vivre négativement leur habi-
tat en raiso~ de l'image sociale dé.valorisée .qu'il leur r3J!Y?ie,
ou parce qu'ils ont honte d'y recevmr des amis, ou ce1;x'-"ci repu-
gnent à leur rendre visite en raison des connotations du lieu.
Pour les propriétaires, la valeur idéologique accordée à la
valeur économique de leur habitat peut oblitérer ou empoisonner
leur expérience immédiate de l'espace. Les préoccupations liées
à cette valeur économique finissent parfois par s'interposer entre
eux et leur habitat. La satisfaction procurée par l'augmentation
de cette valeur économique peut masquer les désagréments ou
l'ennui qu'ils ressentent ou inversement, lorsque leur patrimoine
se dévalorise, ils sont très inquiets et. peuvent revendre rapidement
un logement qui leur plaît, de peur d'être ruinés. Des propriétaires
peuvent renoncer à acquérir un logement qui les séduit, car son
originalité même rend .sa revente difficile. Il arrive qu'ils ne réa-
lisent pas certaines modifications qu'ils ont à cœur pour les
I
mêmes raisons.
/ C'e§.t· en définitive l'imbrication de ces registres imaginaires,
symboliques et idéologiques qui construit le sens particulier que
( chacun donne à son habitat.
1
,,,\/., .L...... ,fabrication imaginaire de l'espace

[~~~~-~ ~~.~ ~~ ' -


· , - •: Les multiples bricolages imaginaires que les ir1dividµs r~alisent
dafüiîeur--.rapport à · l'habitat -ne .font sans doute gue prolonger
· ·- 1·:imaginiiiff 'sôëiaC-inves(·i>~çv~h~que._gr~~p-e- ·1lîffiâiil-=~~~~S.~J~-.
Ià6iicàtiotf-conciète -éfe -1' espac-é.Trifaginairë sociar·avec lequel
- -Yèuf:propre':Tffiaglnairë-ëntre~ei=tî·ésonance à travers des rapports
;'.'::::·,
_ O ~e.~"séduction, de fascination ou au contraire de défiance ou de
" > tejet,<sans qu'ils en aient nécessairement conscience.
EU.;·-·· ·· ._,, Vor~~2ace --~é~~':!§~rt~L~'!lLJ!~f~...S~~-~cQ;
' '· . . ·. .. -noJI1iques .!?!Jo_11ç!iQ1Jn~lleLpropre.s., ,,à...,ch1tqgç__ ~Q<:;Ï.~~- t!L§.~ __pJ()-
., . _. . . .••.. · {lüctiofi"~IL§2!1§..:te~l}__q!!~ .e!1!.~§J~J?Rq__rt~_ê2~i11111L9.i:!Ll!lJrnYei;~.eiit,~
li'::··• __ _":[~fü:El~J}JL~ll!iJ~me~nt..,anaLy.s~~Ji._Jt~fÇ.QYf~ J1974). ~-~is les tra-
vaux d'anthropologues comme Rapoport (1972) ont rriontrê~·que"
-·.-· .· ·· -·.-· les" soiutîrrns··1fdOptéeS'··p-arcl1aqne~-sqctéte =në"=saufaîênCsê""féëlufre
'/ "à-:1:es..efüfifrali1i:è:S:- ' ~ ..-- . - ~-- · - -·- -··· .. - ·--- ---·· -- _.. · ~ --- ·- ....... _
,_,;~ft·ll'ôûs aâlîéro~s{)Îeinement aux analyses de Castoriadis (1975)
quandjl dit : « Une société ne peut exister que si une série de '
fon.c, tions -sont constamment ·accomplies, [ ... ] mais elle ne se1
réduit pas à cela [... ] elle s'invente et se définit aussi bien de\
nouveaux modes de réponse à ses besoins que de nouveaux 1
besoins. Cette "invention" permanente est liée au fait que tout / 1

~qui s~-~~r~s:~~: .. ~-~°-~~e!t..!iss~---~~- _syl11b~liq1Je...LJ_l~s-.. fi~~'. \


~~j!~'J~bJ',")~l~~o~:c~::r~llf :;:'ê~~e::; ~t~~~~~%~\\ 1
parcourue par des «opérations symoopqûes-»: .. . -·- -- · · -,W

21
Les réalisations architecturales et spatiales sont, plus encore
que toutes autres, prises dans ces réseaux symboliques et sont
l'expression de l'imaginaire social qui est pour Castor:iadis au
fondement de l'auto-création de chaque société et de son
historicité. ,1
Il n'est guère d'utopie ou de rêve qui n'ait été projeté dans
l'espace et ne se soit figé dans la pierre ou le béton. Les désirs
et les pensées les plus secrets, les songes éphémères, les tenta-
tions fugaces se sont ainsi matérialisés, inscrits dans le sol, érigés
dans le vide pour y laisser des traces durables et traverser Je
temps. Saisis au vol ou imposés avec acharnement, ces rêves ont
laissé une profusion de signes qui, dans certaines villes comme
Rome ou Prague, se superposent ou s'enchevêtrent au point de
vous en donner Je tournis. Il n'est pas une seule maison, si {
1Uodeste soit-elle .et apparen}mênt='Baiiàlê~ qui·.·ne· soît'"la:-conc~é"
't!sâîiôn--èl;une pt!rt .de--r~ve·; d;un sëhtiment,-J'expressiôrt'. d'üne! t
idéôlOgiè ou d'une. ccmceptiq,n dµ)119nde: la représentation ··spa-.f
tialé·d;u:rÏ état d'âme. La douleur, la tristesse, le plaisir, -la dévo-
tièin 'ef l'orguei1 "se ' Sont emparés des matériaux les plus divers
pour s'épanouir en. frises, en volutes, en décrochements, s'entas-
ser en masses ou s'élancer en flèches ciselées, se répandre en
parements sur des murs ingrats, déborder les toitures, ménager
de larges ouvertures ou se dissimuler discrètement derrière la
transparence des occultations. L'exubérance des couleurs, la
rigueur des lignes, la mollesse des formes, la froideur de l'acier
et du verre, la chaleur du bois, les jeux d'ombres inquiétants et
le surgissement de la lumière témoignent de cet effort pour trans-
crire inlassablement la nostalgie, 1' enthousiasme, les peurs et la
violence.
L'espace offre la possibilité de figurer symboliquement les
idées et les sentiments en les imposant brutalement au visiteur
ou au simple passant, ou bien en lui laissant découvrir progres-
sivement les mystères qu'il recèle, suscitant des impressions
vagues, suggérant un étrange sentiment de malaise, provoquant
des frayeurs. li autorise tout un jeu d'échanges entre les inten-
tions des concepteurs et les sensations de celui qui Je parcourt,
permettant des identifications à la puissance, entraînant l'indiffé-
rence, acceptant la projection des sentiments les plus variés, favo-
risant des réinterprétations successives.
Chaque rencontre avec les objets que l'on frôle ou qui se
découpent à l'horizon peut prendre une forme particulière ou

22
mêler plusieurs démarches, depuis la maison dans laquelle on
pénètre subrepticement, jusqu'aux palais que l'on contemple à
distance, en passant par les ruelles dans lesquelles on s~enfonce,
les dédales de rues où l'on s'égare, les jardins traversés noncha-
lamment, les cours intérieures à peine entr'aperçues depuis le
seuil. Certains préfèrent dériver sans but, d'autres explorent sys-
tématiquement· un quartier, avec un guide à la main qui dicte
Jeurs déplacements et leurs réactions, d'autres encore sélection-
nent minutieusement les « choses à voir ». A ce sujet nous ne
pouvons oublier ce touriste rencontré dans une auberge de Pon-
dichéry, absolument désespéré «d'avoir raté» un superbe temple
hindou que nous avions découvert par hasard, convaincu dès lors
que son voyage était un échec, ou ces touristes japonais coincés
par le mauvais temps dans un hôtel de Chamonix où ils ne res-
taient que deux jours avant de rejoindre Zermatt, accablés de ne
pouvoir visiter la région alors qu'ils avaient laborieusement pré-
paré leur périple (il est vrai qu'ils ont pu se procurer des dia-
positives, mais tout de même !).
L'espace construit est u. ne .véritable auberge espagnole, laissant i('
à chacun le choix de son mode de lecture et d'utilisation, de
son registre privilégié de perception. Il y a ceux qui analysent ·
doctement les différences de style ou sont émerveillés par les
performances techniques, ou encore qui reconstituent l'histoire
des édifices remontant jusqu'aux origines, et ceux qui se laissent
envahir par la magie des lieux, sont saisis par leur beauté, rêvent
de les habiter. Certains ne s'intéressent qu'à la fonctionnalité des
constructions alors que d'autres sont fascinés par le moindre
détail architectural. On peut voir dans une réalisation l'expression
d'une époque, l'ingéniosité de ses auteurs, la «commodité» des
installations, pour reprendre le terme d' Alberti (Choay, 1980), le
mode de vie qu'elle procure à ses occupants, ou la considérer
comme une œuvre d'art indépendamment de son usage. Chacun
peut ainsi trouver une réponse à ses préoccupations en donnant
à ces objets le statut qui lui convient.
L L'espace sollicite 1' ensemble de nos sens. La contemplation
langoureiîsêpëuT·«sucèêdcr~'au'fnegafü'sêfutâfêûl:', qui cherche à
discerner un détail sur une porte. Parfois nous nous contentons
d'un regard furtif, mais nous pouvons aussi disséquer chaque élé-
ment d'un bâtiment, ou laisser l'œil parcourir la façade jusqu'à
ce qu'il s'arrête sur une fenêtre dont la lumière l'intrigue. Même
si le regard est incontestablement privilégié, le toucher des pierres

23
ou. du bois, l'odeur d'un escalier ou d'un jardin, le «grincement
d'une grille rouillée», comme nous le rappellent les poèmes de
José-Maria de Hérédia de notre enfance scolaire, peuvent nous
émouvoir.
Nous le découvrons en mouvement, en flânant, en nous
asseyant sous un porche, en nous adossant à un mur, en glissant
le long d'un couloir. On peut frôler les murs, buter contre une
marche disjointe, saisir une rampe de chêne, .monter lentement
un escalier, se baisser sous une soupente. Il appelle ainsi toute
une gestuelle familière : ouvrir un volet, se pencher au balcon,
frapper à une porte, descendre dans une cave, grimper sur un
mur d'enceinte, se blottir dans un recoin.
Ce recours aux différents sens se fait simultanément, les
impressions s'enchevêtrent ou se répondent, produisant un senti-
ment d'harmonie ou au contraire un choc désagréable, la vue
d'un détail incongru ou le bruit d'une autoroute suffisant à rom-
pre le charme. Nous arrêterons là cette évocation des multiples
façons de découvrir l'espace qui concourent à former les sens et '
les sentiments qu'il peut inspirer; pour revenir à l'imaginaire que
1 ·ses promoteurs ont voulu y inscrire.
~! .!&...PJ.e.~L..s.Quci (!yJ..112Jllme_§_é!_j_té c.I~J~E~jeter dans l'espace

L 1 -~~e::~1;~~~If~:1!~~~
F 1màg'é ~ un reflet du . mondé~ êîlè' le
~ - -- - ··~ -...--•.·-·· ·····-•--- -· ··.-,,.-.._,... ,
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contient dans ses limites-:··. en~
.• ... __ ., .;.. ·,-••_..:._. ......... .... ... . _.-,.-,- ••...~, .,~ .., , . . . .. _. •.. -.--· -.
· ·.'·;-..· '
11 -m§me'"Jemp&_.qlJ'.xUt!. nousen sépare et nousprotègè- de ses dan-
/\ _j~~~,· C'est bien la conël:étisation -dè--l'idée qùeThoinmè se fair ~·
· - du monde. Cette idée du monde, dont il se figure être le centre
en chaque lieu qu'il occupe, est d'ailleurs organisée comme un
espace. Les différents éléments qui composent sa représentation
mentale reçoivent une affectation spatiale et ils sont reliés entre
eux selon un agencement qui dessine· un «topos», une figure
spatiale. Les forces maléfiques chtoniennes sont logées dans les
profondeurs, alors que le royaume des dieux est situé au ciel.
Les chrétiens sont allés jusqu'à inventer tardivement un espace
de médiation, le purgatoire, pour gérer la contradiction brutale
entre ces deux univers, espace dont la localisation reste
problématique.
L'une des préoccupations majeures a été d'orienter l'espace
horizontalement, d'organiser les constructions et de les localiser
en fonction de cette représentation. H. Lefebvre rappelle que le

24
·des camps militaires romains par le croisement de
connu un destin prometteur puisqu'il a .servi de
majorité des grandes agglomérations industrielles
qu'il s'agisse de New York, Chicago ou

,. ,·Les .façades et les murs ont reçu des significations et des .affec-
tations · partiCulières en fonction de leur orientation. Les toitures
représentent la voûte céleste et en même temps nous en séparent,
et' ·on retrouve cette fonction dans l'expression «le ciel de. lit ».
Un seul trou pratiqué dans la toiture des maisons grecques sUf-
fisait à les relier au ciel, à permettre aux dieux de pénétrer dans
la demeure pour s'y installer.
'·· L'imaginaire du pouvoir s' est également saisi de l' espace pour
. l'organiser et l'exprimer symboliquement, pour affirmer sa pré-
. sènce et sa maîtrise sur l'environnement. Pouvoir qui a faÇonné
. les villes, la plus parfaite expression en étant sans doute le déve-
1oppement de Florence par les Médicis, où la domination · des
princes peut se voir encore maintenant dans chaque constrüction.
C'esf·.e ncorè à travers l'organisation de l'espace et la construc-
de villas somptueuses que la bourgeoisie florentine a affirmé
· sur la campagne environnante qu'elle a progres-
sôumise à ses codes spatiaux. Pour conquérir fa ·place .
<>n·otl'\f'rg,t.,,. décadente, en Italie comme en E~pagne, là bour-

a dû lui ravir ses symboles inscrits dans 1' espace, allant


, dilapider sa fortune pour y parvenir, au lieu de la réin-
dans des activités productiv~s comme le
marchands des villes de l'Europe du Nord, qui réussirent
à supplanter leurs rivales méd.iterranéennes. · ·
le combat du catholicisme contre la Réforme donna. lieu à
de.s guerres 'sanglantes, utilisa les armes de l'inquisition, la lutte
idéologique fut également menée sur le registre de la symbolique
sp11tiale, chaque victoire de la C()ntre-réforme étant saluée et
çonfirmée par des réalisations somptueuses. L'écrasement du
· mouvement hussite en. Bohême nous valut ainsi les splendeurs
baroques de Prague, auxquelles contribuèrent les artistes. appar-
tenant aux pays vaincus , comme le sculpteur Brauner. Manifes-
tation du machiavélisme des jésuites, suprême humiliation ou
expression de leur magnanimité ? Sans doute un peu de tout cela.
L ' aire d' influence du baroque correspond d' ailleurs aux limites
d'expansion du catholicisme, et ses réalisations en Bavière ou

25
en Bohême constituent des lignes avancées, sortes d'emblèmes
défiant le protestantisme et visant à endiguer son développement.
_Chag~orf!_l~_j~ pouvoi_r. ~ secr~t~_U_!l~ _i~éologie particulière,
\ promu des valeurs; manipulé l'imaginaire et- nCînscrlf ëlans la
\ pierre pour à la fois l'affirmer, le rendre vi~ibie ef1ur-gafafüff
~' iîâ..pérêririité. La m3J}!fl!l.li!~ion-de l'illl<t:ginaire _.~p~tial est au~un
moyen d' actiôn qui yermetde renfof'cer~T~-.2..9-l!Yoirens' appuyant
'Si:lrfattraifqü' i.Cpëui s~sèite"f. Le riazis~1e est ail{s-am-doute le
plus loin dans cette utilisation du symbolique à des fins de pro~
pagande, et sa domination doit beaucoup au déploiement des ori-
flammes, aux défilés militaires, à la réquisition de la musique
wagnérienne et des chants mobilisateurs. Ces manifestations
avaient besoin d'un décor majestueux à la mesure de leurs pro-
moteurs et de leurs ambitions : grandes avenues, bâtiments
immenses, arcs de triomphe, etc. Tous les dictateurs l'ont clai-
rement compris, Franco, Mussolini, Staline comme Hitler nous
ont ainsi offert un urbanisme monumental qui paraît du plus
mauvais kitsch et petit nous faire sourire, maintenant que le péril
s'est dissipé, mais qui a frappé les esprits de l'époque, rappelant
l'omniprésence de ce pouvoir.
On a pu s'étonner que les alliés se soient acharnés à détruire
les villes allemandes,, alors que leur victoire militaire était pra-.
tiquement assurée, mais il leur fallait déchiqueter, anéantir cette
symbolique sous leurs bombes pour abolir la puissance qu'elle
incarnait, pour exorciser leurs craintes de la .voir refleurir, signi-
fiant ainsi clairement au peuple qui avait adhéré à ce rêve pro-
m~théen sa déchéance, qu'il devait expier comme tous ceux qui
ont osé ériger des tours de Babel.
Mais le pouvoir et l'idéologie s'expriment aussi à travers des
réalisations apparemment modestes. Salazar au Portugal a promu
des logements sociaux en s'appuyant sur un modèle de maison
individuelle inspirée des fermes rurales à la ·périphérie de Lis-
bonne, tentant ainsi de diffuser les "valeurs familiales rurales dans
la classe ouvrière. Ces valeurs soutiennent les politiques de déve-
loppement des maisons individuelles, depuis les premières expé-
riences du patronat mulhousien au XIX' siècle en passant par les
réalisations de Meunier à Noisiel ou de Schneider au Creusot,
jusqu'à l'avatar malheureux des chalondonnettes, idéologie à
laquelle le gouvernement socialiste a dû également céder pour
se défendre des accusations de collectivisme.
La symbolique architecturale léguée par l'histoire peut égale-

26
ment être appelée à la rescousse et réactualisée en fonction des
besoins du moment. Il suffit qu'un style ait correspondu à une
situation politique à laquelle les dirigeants se réfèrent, pour qu'ils
s'en emparent, afin de renouer avec cet état antérieur. C'est ainsi
qu'en 1870 la municipalité de Vienne a commandé aux archi-
tectes un hôtel de ville de style gothique, car au Moyen Age la
ville bénéficiait d' une large autonomie vis-à-vis du pouvoir impé-
rial, autonomie que les Habsbourg lui avaient retirée (Schorske,
1983). Les autorités locales ,affirmaient àinsi symboliquement leur
volonté de renforcer l'autonomie qu'elles commençaient à recou. -
vrer. Sc:horsk~ so_yligne ce paradoxe des . n~uvelles classes diri- ·\,
geantés, --qui fondent leur domination--s-ur-lâ- moèfoinité efseiéfè-
-rênf atfpassê poifrJ~Jradufre symboliqUêmeÜ.f <<Si, en Aiifriclie
'cômmea11foüi:s;-1a bout:g-eoisle-frlômphante -affirmait haut et fort
son indépendance du passé dans le droit et la science, chaque
fois qu'elle devait inscrire ses valeurs dans la pierre, c'est vers
le passé qu'elle se tournait. » (Schorske, p. 50.) Il n'est pas éton-
nant que la bourgeoisie ait recouru au style néo-classique pour
affirmer 'Sadominàtloiï.--Même si elle n'a réalisé que de pâles
copies des constructions de l' Antiquité, elle a pu ainsi se donner
l'illusion d'avoir acquis dans l'imaginaire le talent et la puissance
de ses lointains prédécesseurs. C'était aussi un moyen de clamer
. la prédominance de son univers industriel urbain sur l'agriculture
et le monde rural qui avaient dominé le Moyen Age. Car sa vic-
toire est bien celle de l'industrie sur l'agriculture, que les tenta-
tives désespérées des physiocrates pour freiner la liberté du
commerce n'avaient pu que retarder. Le recours au néo-classi-
cisme s'opposait au style gothique qui, par un curieux contresens,
restait attaché au Moyen Age dominé par la féodalité rurale alors
qu'en fait il a _été promu par la bourgeoisie marchande qui a
commencé à s'affirmer au XII' siècle en «sponsorisant»,
dirions-nous maintenant, la construction des cathédrales. Le gothi-
que est un style profondément urbain, marquant la sécularisation
de la religion puisque les cathédrales étaient des lieux de ren-
contres et d'échanges de la bourgeoisie, qui s'est imposé contre
le style roman du haut Moyen Age où les moines dominaient le
monde agricole. En Europe du Nord, les bourgeoisies industrielles
n'ont pas fait le même contresens et ont promu les constructions
gothiques, comme un retour aux origines célébrant l'émergence
du capitalisme marchand. Cette reviviscence du gothique étant
sans doute appuyée par le protestantisme, qui puisait ainsi sym-

27
boliquement dans les valeurs religieuses du Moyen Age pour effa-
cer le souvenir de la Renaissance. Cette période reste pour lui
marquée par sa lutte contre la décadence religieuse du catholi-
cisme, les œuvres de la Renaissance en étant non seulement
l'expression mais aussi le produit, puisque l'Église romaine y a
consacré une part non négligeable de ses richesses.
En Angleterre on peut aussi voir dans la référence à l'archi-
tecture gothique, au moment de la révolution industrielle, un
moyen pour l'aristocratie de se convaincre qu'elle reste fidèle à
ses valeurs traditionnelles, · alors qu'elle se mue en bourgeoisie
financière, et qu'elle puise dans sa splendeur passée sa légitimité
à conserv~r le pouvoir.
Les mêmes symboles peuvent donc être convoqués pour servir
des valeurs différentes, faire l'objet de réinterprétations multiples
pour étayer des intérêts en mal de légitimité.
L'importance qu'une classe dominante accorde à la symbolique
architecturale, les moyens qu'elle y consacre, sont aussi l' expres"'
sion de ses valeurs et de ses finalités. Le fait de renoncer appa-
remment au décorum, de feindre de ne pas chercher à célébrer
sa puissance, constitue en réalité un mode d'affirmation de l'idéo-
logie qu'elle s'efforce de promouvoir. On pourrait opposer la
luxuriance des Féalisations architecturales de la bourgeoisie· du
XIX' siècle, dont les usines sont souvent des œuvres d'art, à la
sobriété fonctionnelle du patronat d'après-guerre, préoccupé de
réduire les réalisations dispendieuses et soucieux d'efficacité.
Au XIX' siècle la bourgeoisie célèbre son triomphe récent,
exhibe son opulence dans des immeubles ventrus, recouvre les
façades de boursouflures, n'hésite pas à construire des châteaux
plagiant les demeures aristocratiques. Commerçants et artisans
agrémentent leurs maisons cossues de tourelles médiévales, de
statues, de faux marbre et de stucs, affichant, jusque dans les
réalisations les plus modestes, les rêves de grandeur de la classe
qui règne désormais. Certaines usines s' ornent de fresques,
s'ouvrent par de vastes portails en fer forgé qui sont de véritables
arcs de triomphe, souvent surmontés de devises en hommage au
travail industrieux, comme celle qui marquait l'entrée d' une
entreprise allemande : « Arbeit macht frei », avant de devenir, par
l'ironie sinistre de l'histoire, la plus effroyable machine d'exter-
mination, à savoir le camp de concentration d'Auschwitz .. . Un
industriel du textile de Glasgow n'avait pas hésité à ériger une
filature en brique sur le modèle du palais des Doges de Venise,

28
avec des céramiques reproduisant les célèbres fresques. Toujours
à' Glasgow, un immeuble de bureaux se voulait la réplique de
la ,Ca d'Oro. Nouvelles cathédrales, célébrant le triomphe du capi-
, de manière paradoxale, puisque ces grands gestes sym-
boliques engloutissent une part non négligeable de la plus-value
_accumulée dans des réalisations non productives. Il s'agit en fait
là · de rituels pré-capitalistes, une forme de consumation, pour
paraphraser G. Bataille (1967), qui montre la prégnance · des
valeurs symboliques, e~ contradiction même avec la prétendue
rationalité économique du système qui s'en empare.
- Après la Première Guerre mondiale, et surtout la Seconde, la
bourgeoisie s'est montrée plus discrète, même si elle a dressé
· des immeubles d'une hauteur jamais atteinte; tout s'est passé
comme si un vent d'ascétisme avait soufflé. Est-ce la mauvaise
conscience induite par les boucheries des deux guerres, dont elle
alargement tiré profit, ou la nécessité de faire preuve de retenue
et de décence, après le succès de la révolution communiste en
Russie, pour ne pas susciter l'envie des masses qu'elle exploite?
Ses bâtiments perdent leurs ornements, seul un peu de marbre
dans les entrées, quelques plantes vertes et l'épaisseur de la
moquette signifient encore la richesse. Comme si le rêve d'une
expansion infinie s'était brisé.
C'est que le capitalisme s'est transformé, il lui faut s'appuyer
les .froids calculs de la technocratie et de la ·comptabilité ana-
lytique pour maintenir sa prééminence. Le temps des fortunes
accumulées en quelques années est révolu. La propriété des entre-
prises échappe désormais aux dynasties familiales, de nombreux
empires industriels se sont écroulés'. La propriété du capital
devient plus abstraite, son accumulation exige la rigueur et les
nouvelles techniques de construction mariant Je verre et l'acier
apparaissent à point nommé pour exprimer ce revirement. On ne
peut plus se permettre de dépenses symboliques somptuaires. Le
commerce est lui-même étranglé par les grands réseaux de dis-
tribution qui se contentent d'installer de vastes hangars où la pro-
fusion des marchandises et le chatoiement des emballages
compensent la tristesse des constructions. Fini les escaliers en
fer forgé et les formes épanouies du Bon Marché ou de la
Samaritaine.
La production en série et la consommation de masse appellent
une architecture à leur image, répétitive, standardisée. Les tech-
niques industrielles s'emparent d'ailleurs de la construction, des

29
principes similaires sont appliqués indifféremment à l'habitat, aux
usines et aux bureaux. Les résidences pour cadres supérieurs dites
« de standing » des années 60 se distinguent à peine, malgré les
apparences, des grands 'ensembles de logement social, si ce n'est
par leur taille plus réduite, la qualité des matériaux et des fini-
tions. Des lambris et des miroirs dans l'entrée et le verre fumé
sur les balus~rades, des baies vitrées et des balcons filants suf-
fisent à donner le change. C'est comme si la bourgeoisie avait
soudain honte de sa réussite. Elle n'ose plus_ commander des
demeures raffinées à .des architectes de renom, comme elle le fit
au début du siècle en s' attachant les services de Guimard, Horta,
Gaudi, Wagner, Mallet-Stevens ou Franck Lloyd Wright. "
L'efflorescence de l' Art Nouveau ou du -Jugend Stil viennois
apparaît a posteriori comme un véritable chant du cygne, une
dernière explosion de talents, un geste exubérant avant le renon-
cement, même si quelques soubresauts s'ensuivirent. A moins que
ce mouvement n'exprime l'intériorisation des idéaux et des
valeurs protestantes conformes à la logique profonde du capita-
lisme, tirant ainsi les leçons des analyses de .Max Weber qui sont
apparues au moment où la bourgeoisie amorçait sa reconversion.
Cette .nouvelle éthique, que le capitalisme portait en lui et qu'il
ne fait qu'exprimer ou sur laquelle s'est appuyé son développe-
ment, selon les références théoriques que l'on préfère, est omni-
présente dans l'architecture moderne. Celle-ci n'en est pas moins
chargée symboliquement, bien qu 'elle ait pour vocation l'annu-
lation du symbolique conçu comme dépense gratuite du surplus
accumulé, consommation ostentatoire, geste formel sans contre-
partie économique immédiate, production anti~productive. Pour
reprendre Habermas ( 1973 ), la technique devient valeur idéolo-
gique alors qu'elle se présente comme sa réfutation. L'idéologie
se doit d'être productive et la symbolique qui l'exprime n'est
plus dispensée des exigences d'efficacité, de rentabilité, elle
incarne ces valeurs. De la même manière les automobiles ont
perdu leurs formes généreuses et leurs chromes rutilants qui frei-
naient la pénétration dans l'air, leur valeur esthétique se èonfond
avec leur qualité aérodynamique et se mesure à l'aune du coef-
ficient CX. Les valeurs symboliques s'alignent ainsi sur les cri-
tères de performance qu'une époque fait prévaloir, en ce sens
donnant raison au credo de Sullivan, « forms follow function »,
qui se fait en l'occurrence le chantre de cette idéologie
moderniste.

30
Si l'on se réfère aux trav_al]~ __g~~ ~nH1ropologues, il semblerait
que._ les sociétés consacrent une part de plus en-plus- ré-dufrê-·aü-x -
échanges symboliques au fÛr eià mèsùre qù'elfos -ie' dévëfoppe1:ït:
cO-mmê stle syinboliqùe était frappé d'entropie èroissante.-Même
si _la _nôtre _a transféré,.cfans _la symbolique _ _ marchande des _objefS
êfe-· c~nsommation coura11te., la -v aforisation des imàg~s qu'elle PI'Q-..
duit, et trouvéd(lns ia .télé:vision .un s.ucç~dan~ cf'µsjrle à rêves
stand~rdi~~-s 1:- ~n pe.ut s'in!~rrqg(;!rsur son devenir, en ratsg11__ _ge ...
s_()_n inc~p_a~it{à _11qyrrjr çly,_no_1:1Yt:l_I_e,~ ..~t()P.l.~_s, ~ pr()i?ollvo!! des_,
espaè~~s ge rêve, hormis les réalisations de pacotille du genre Dis-
-. -neyfan(f Comme sTeiïe-éiaiTëii -p~Jin~jl'Xfu!!ginJlfr~,j:ipr_èJT"a-y~~j__
ÏrloristrùeüX'-des· -grandi enseÏnbles porté par le mouvement
moâ.èrrie: - ·-· . .. - . ~ - .. . . - -~ --- ,_, ' . "''-'"- '
- ------I:e'S rrü::iuvements utopiques ont toujours fondé ou traduit leurs
idées par une conception et un mode d'organisation de l'espace
et Je recours à des dispositifs architecturaux : les phalan~-t~re~_ de
Fourier ou de Gaudin, l~~s_:Jardin~__Q'Owen efcf1Îoward, les
Salines de Ledoux à Arc-et-Senans, sont des univers clos où
s''incarne le rêve d'une société meilleure. L'utopie s'affirme à
travers ces figures spatiales qu, elle se don-ne, enë -doit sc:m-ëffi:-- -
êaciîé -aTapUi.ssanceffgüraîî.ve sans laquelle ses principes abs- 1
traits, aussi généreux soient-ils, restent inintelligibles et sans f
attraits.
L'échec majeur du communisme n'est sans doute pas d'ordre
économique ni même politique, il est d'abord culturel. Il n'est
pas dû seulement à son incapacité de remplir les magasins et de
supprimer les files d'attente, ni au fait de ne pouvoir se passer
d'une surveillance inquisitrice de tous les instants. Il réside aussi
dans son incapacité à faire rêver les citoyens, à leur offrir des
formes symboliques incarnant ces rêves et à les mettre en scène.
Le choix consistant, au nom du réalisme socialiste, à réduire l'art
à un redoublement des rigueurs de la vie quotidienne, en leur
donnant une allure joyeuse et triomphale, est assez peu crédible
et frise le cynisme, mais s'avère surtout maladroit. Il n'est pas
étonnant que les populations d'Europe de l'Est se soient tournées
vers les fastes et l'apparat des églises, qu'elles soient catholiques
ou orthodoxes, pour retrouver un semblant de spectacle permet-
tant d'oublier provisoirement leurs difficultés. On comprend éga-
lement la fascination que pouvait exercer le scintillement des mar-
chandises et les paillettes des stars de l'Occident, même s'il
s'agissait là d'un mirage dont la dissipation ne pouvait qu'être

31
brutale. Les défilés par trop statiques et ritualisés sur la place
Rouge ont eu leur heure de gloire sous Staline, mais leurs
charmes se sont ensuite rapidement épuisés, et faute de renouveler
les formes symboliques qu'offrait la vie culturelle, ces régimes
se sont condamnés à une implosion.


2

t '- '.Les producteurs de logements et les économistes tendent à assi-


\ ~iîêf·~131a~f~~=~~~~ _o&J~!~--~~. -E~~~-~~~~~~!i!li~~~~~~~- c~mi>a-
< 'f'a:~t~:~ l''âïifOmofüle OU aux lolSlrS, SOUmlS aux reg}es a ' arb1trage
; <laps le -b!ldget des ménages et pouvant, de ce fait, se voir appli-
'qµ~r,:-les principes du marketing pour sa conception, au même
< :~itr~~-ql1e. n'importe quel produit. Dans cette perspective, certains
.prqmoteurs estiment qu'il faudrait concevoir des constructions
§011tla durée de vie n'excède pas dix ou vingt ans et réaliser
:de,s objets jetables en quelque sorte. Un jeune architecte, qui
-J~nait ce discours avec fougue lors d'une conférence rassemblant
, plµsieùrs. professionnels de l'immobilier et stigmatisait le conser-
- y~tisme de ses clients, nous a cependant confié en privé qu'il
< 4,apjtait dans une ancienne abbaye du XII' siècle à Buy-les-Baron-

·•••·· .nies;;;>Étrange contradiction.


f- .Cette vision réductrice oblitère la complexité des fonctions que '
3! _remplit I:habitat_:_ Cet objet a un _J.~..!!l_!_J~_Ç!rticulier,_q~germet ·
-~ _:pas ..de 1ë" traiteieûmmeunp roduit bana[ïir même corn~-- V'.; ~
J ~ut -couf[-C' êsCa-Tâ-foiS -un--:S-üpporfâ'inveStîSSëriîellt ~ ~.
t 'ïlffec flCët"estlietique, il
sert de scène aux relations familiales et :
B- ~moureuses, autour de lui se nouent des relations sociales mul-
-1 tiples, c'est l'enjeu de conflits économiques parfois violents et
t.1e résultat de plusieurs siècles d'innovations techniques, sa
compréhension nécessite de faire intervenir une multiplicité de

33
\ registres, ce qui en fait par excellence :« un objet social total »
t. \ tel que le définit Mauss (1950). '•,,.,~.. ,~. - . - - ..
, . c:§ans être au fondement du développement psychique des indi-
~ \ \ vidus ou de la formation des statuts sociaux, l'habitat contribue
..,..\ f. à les nourrir, à leur donner des formes particulièr~ Il n'en est
:pas seulement l'expression spatiale, il en est aussi a plus d'un
titre le support et c'est précisément à travers lui que s'articulent
l'espace et les temporalités sociales, et se développent les iden-
. tü~s individuelles et collectives.
_·.f \.,.~ignélJQns...qu~iLest ·abusif· de,.limiter.J'h<11?!t!1t ~ .J~&.e,JE:~T1t C>HJ
)
1
\ · 1:
à)!!. ~lélison, ce quire:vient à réd~ire l'·habi~e_r~ a~te. de se loge!.J l
!I au fait d'occuper un espace clatrement dehm1te a titre de loca- \
; \ taire ou de propriétaire. Il ne ~'agit là que d'un aspect mineur
! du phénomène, sans doute la partie émergée de l'iceberg: l'habi-
tat intègre les rapports multiples et complexes du logement avec
l'ensemble des éléments qui composent l'environnement dans
. lequel il s'insère et qui confère tout son sens à l'espace habité
proprement dit, à cette unité close nommée « chez-soi » dans
laquelle chacun tend èffecfivemenfdej)îùs- ênplus"'à- !f·e11fermer.
Et quand nous parlons d'environnement, nous pensons non seu-
lement à J'espace topographique, à l'organisation des quartiers
ou des villes, aux voies de circulations qui les traversent et les
relient, à l'ensemble des constructions mais aussi aux diverses
activités économiques et sociales qui s'y déroulent et contribuent
à organiser et à qualifier l'espace.
' L'espace habité stricto sensu, la «cellule-logement» pour
. reprendre le terme carcéral mais ô combien significatif employé
i par l.es architectes, n'est qu':i? . élément.de l'hapita! ..Q. IJi e.n_t..re_en
l
'i
!\
J
l relat10n et se superpose avec une multitude d autres fn1gments
' d'espace pour former un système qui constitue pour chacun son
»,
«. hab~tat sans qu'il en ait bien entendu nécessairement
· \ · c~sc1ence.
' l,...Quand on réalise des entretiens' en profondeur sur le rapport
, à l'habitat comme l'a fait J. Palmade (1989), on constate en effet
J que chaque individu a délimité de façon particulière son ~SP<tC~
i1·

l-·· j h.abité en intégrant différents éléments puisés dans son expérience


{ de l'espacè:1Pour certains, l'habitat se limite effectivement au
i logement, ak>rs que pour d'autres il s'articule au quartier et à
une partie de la ville. D'autres encore habitent en réalité la mai-
son de leur enfance ou un lieu mythique, la maison dont ils
rêvent, à jamais inaccessible. Certains mêmes n'habitent en fait

34
nulle part et se bornent à utiliser fonctionnellement un logement
qui leur sert d'abri mais qu'ils n'investissent pas.
Il est donc illusoire de vouloir délimiter précisément l'espace
que recouvre la notion d'habitat, tellement les variations inter-
individuelles entre les espaces de référence sont importantes. Plus
que les significations attachées à chaque fragment d'espace, ce
sont les relations qui s'établissent entre ces significations qui
composent le sens de l'habitat, de même qu'une mélodie ne
résulte pas simplement d'unejuxtaposition de notes. Ce sens ren-
voie également à l'historicité des lieux, il n'est pas le produit
d'une combinaison synchronique mais jaillit de la rencontre entre
les expériences singulières et les sédimentations collectives
diachroniques. ,
Le plus frappant, quand on analyse finement les rapports des i. I'
indiy~c!1.l_~.-_!.J~urJ1çlfatat, c'est effectIVemenCt'@~ê.1!1~=:--aiy~!!Ï!~t
· des- II1?~~~. ~'iI1Y.~~ti_s,sen:i~I1t _~~ l '_~~p~~(!__~t- c!<-'.s_ ~igI]ific~!L~!1_s_~'l1:!i /\
y-·sorit assq,çi~es, ainsi que la multiplicité d~_factrur.a_contribuanu.
Tceite-différencia_!icm,. Même parmi les habitants de la plus banale
cité ..HC1V(-ayant pourtant des caractéristiques sociales et .cultu-
relles apparemment homogènes, on ne trouvera pas deux familles
vivant de manière identique leur situation habitante et adoptant
des pratiques spatiales similalrès.~.- -~--- -~----~ --------
De la même façon, deux quartiers construits selon les mêmes
techniques .et sur le même modèle architectural, occupés par des
populations .apparemment semblabks, çonnaîtront au bout de
quelques années des dynamiques sociales. et des wodes rela-
tionnels très diffénmts,) .....
Cette div~rsité -é~h~ppe bien entendu aux enquêtes .par ques-
tionnaires ou aux études de marketing qui se bornent à enregistrer
le discours manifeste des gens interrogés et le réduisent à
quelques catégories sommaires pour repérer les sujets de satis-
faction ou de mécontentement, quand elles ne construisent pas
des représentations par avance homogènes auxquelles les inter-
viewés ne peuvent que se conformer, ne serait~ce que pour répon-
dre aux attentes de leur interlocuteur.
L'habitat sert de support au développement des identités indi- 1
v}~~~~s ~~~~~!~~~~-~,;-r;:-trav~rs le,i.ilgnifications qurlur·sonf\-
attachées et les expériences dont il est la scène. Le décor de la 1

vie quotidienriefüffiiliale ou conjugale recueille le sens des évé-


nements qui s'y déroulent et se trouve investi de la valeur qu'ils
ont pu avoir pour les sujets qui les ont vécus.

35
\ tconsidérab@.et
l!:ertains lieux peuvent ainsi acquérir une charge symbolique
condenser des significations relatives à toute une
) période de la vie. Ces lieux symboliques permettent à chacun de
i se rattacher à ces événements passés et surtout de maintenir un
i lien avec les personnes qui en étaient les acteurs, rétablissant ima-
'1 ginairement ces relations. L'habitat opère ainsi une médiatisation

j de ces relations et spatialise ces moments, et à ce titre c'est une


concrétisation du temps, qu'il condense et matérialise.
~· 1 Chacun peut donner du sens à l'espace qu'il habite, non seu-
'tl; .: lement en l'aménageant mais en y logeant ses désirs .et ses fan-
~, tasmes, qu'il peut dissimuler ou exhiber ostensiblement devant
ses visiteurs selon ses intentions du moment, ou encore feindre
de les cacher tout en les laissant apercevoir à certains, en choi-
sissant ceux qui sont dignes de découvrir ces fragments d'inti-
mité. A travers la pe~op~alisation de l'espace et ces jeux d' iden-
tification se construit une--1deîifffé- êlifférenti@lk D'autres objets
peuvent également remplir cette fonction (I' automobile, une col-
lection, des vêtements) mais sur des registres beaucoup plus limi-
tés. Ils sont extérieurs aux individus et ne les englobent pas, ils.
ne les abritent pas ainsi que leurs proches.
La charge symbolique de l'habitat peut être négative, certains
lieux peuvent être l'expression d'une enfance malheureuse, ·"d'un
échec amoureux, d'un deuil insurmontable, qui les rend à pro-
prement parler inhabitables. Sur un autre registre, ils peuvent
signifier le rejet ou l'exclusion sociale et toute tentative d'inser-
tion peut'passer par la mise à distance de l'habitat qui rappelle
cet échec, ou de tout autre qui lui ressemblerait par trop.
Chaque individu se construit dans ces échanges par identifi-
cation ou contre-idenjification avec le cadre qui sert de scène à q·
son développement.( Les lieux habités au cours d'une vie devien- ~~[
nent ainsi les repères qui en scandent les différentes périodeyi~
chacun ayant une valeur particulière en fonction de la significa-
tion des événements qui ·s'y sont déroulés.
Chaque lieu habité' peut faire l'objet de différents modes
, d'investissement et servir de support à une grande variété de
constructions identitaires. II n'existe donc pas de rapports méca-
niques entre les caractéristiques de l'espace et la symbolique qui
s'y projette. L'espace manifeste une grande plasticité polysémi-
que et, même sur un plan social, sa signification n'est pas figée:
les palais baroques de Palerme sont désormais occupés par une
population vivant dans la misère, indifférente à leur splendeur

36
·passée, .et plus près de nous certains grands ensembles réalisés
p~~cles chantres du mouvement moderne sont devenus le symbole
dê'.:;fa .. déchéance sociale après avoir été considérés comme les
hefs. des :temps modernes · seulement vingt ans auparavant.
:sp 1'cne faudrait pas en déduire .pour autant que l'inverse fût vrai:
)es possibilités de valorisation symbolique, la symbolicité, ne sont
]Jas e-indifférentes à la valeur architecturale de l'espace. Chaque
êsp~ce recèle des capacités virtuelles d'usage et de signification
plus ou moins riches, dont l'actualisation renvoie à ses conditions
cte ·production et à ses modalités d'utilisation et ne dépend pas
.. nécessairement de lui . C'est pourquoi nous proposons la notion ; 1
Y<dh<<' espace potentiel » pour définir ce processus paradoxal par j
>Jequel un habitat donné peut à la fois se prêter à une grande (
' - -variété d'interprétations et d'utilisations et receler des capacités\
- particulières, C'est à l'_!!§AillL.e t SO.lJ.Yf<.I ll danL_~eL_C..Qnd~_!!Q_nsi i
imprévues qu~~ntial~tés j~cei:taines cçmception_â._J!If.hi!ec- y--
~pçonnée_s_ ~~_ leurs _eromoteu~!_(!~~~!:l!~E1Y~e révè- /
lent; ou que leurs limites apparaissent. Ainsi les immeubles.hausS:-
111:.~nijïêns .ouëërtaiïiS<<iffimeubïes oon marché» réalisés dans les
;fü\~p11ées vingt s'avèrent plus facilement adaptables aux modes
· · d'-habiter contemporains que des constructions récentes. On
ê~c:q~vre actuellement les qualités d'adaptation au climat et la
ya.leur esthétique des constructions de montagne et des chalets
):ilstiques qui signifiaient autrefois la pauvreté, depuis que le déve-
d oppement du tourisme en a fait un symbole de l'habitat des
C()\lches •supérieures. ·
• ·\Çette potentialité symbolique dépend notamment des possibi-
: ?lités: ·de réaménagement de l'espace, de modification des . usages
.> des -différentes pièces, de leur distribution et des communications
entre elles, d'enrichissement et de qualificati9n de l'espace initial, '
<pèrmettant à chaque nouvel occupant de l'adapter à son propre!:;
mode de vie et d' y inscrire les signes de son histoire, mais aussi/ f f
de- les effacer s'il le désire. Ces di:®.rentes ~ d'appro- ' i
1

priation semblent t:2éduites lorsq~e le support spatial est neutre ,/


·._·. ?'°1'J!.e pas ~pnse ~x proJect1ons 1magmaire~..._eene--hypü="-t
· · ·•• .· irnîe?'par les analyses de P. Baudon sur l'évo-
lution des réalisations de Le Corbusier à- Pessac (1985). Il pen-
> sait· a priori que les réahsat10ns les plus banales étaient les plus
aisément transformables par les habitants. Il a, en fait, découvert
·. · que .les modifications les plus importantes avaient été réalisées
dans les constructions ayant des caractéristiques très marquées.

37
p~~.ti~~t
'./ L' appro. . ~l-e· ·_·m.en· !_P.~.b.
é . ~~s>rsq_~~-!
l.e..' matiq.· '_espace est
.{i ~rtem~pt ~!!~<;:~!~ ~t_.sa~1:1r~ ~~--~~.~~~UJe_!_~~~t
! guère s'autoriser à pert1,1rber ou détourner un ordre si . pregnant.
: -- L'habitatest aus-s[biênentendu, le support deSldentités socia-
les, de l'identification à une classe sociale ou à un groupe cultu-
rel. Il constitue un registre privilégié de distinction, au sens où
l'entend Bourdieu (1919), et il est généralement aisé, en 11arcou-
rant une ville, de repérer la répartition des différentes fractions
de classe dans l'espace urbain à l'aide d'une série de signes tels
que la forme et la qualité des constructions et des espaces exté-
rieurs, l'entretien de l'environnement, l'aménagement des abords
et des jardins, les couleurs des revêtements. Alors qu'au l\,foyen
Age les membres de différentes classes sociales poüvaient coha-
biter dans les mêmes quartiers, la bourgeoisie triomphante s'est
empressée de projeter dans l'espace la stratification de la société
1selon ....des ·modalités variées.
. Dans les immeubles haussmanniens
l la'··hiérarchisation -~-~~. --~ ·---~-·- --- -.- - ...-~.
. ....
socio-spatiale obéissait à un axe vert1c.a.1, le sta-
tut social des occupants diminuant au fur et à mesure que l'on
s'élevait (organisation dont témoignent encore les «chambres de
\ bonne» conservées dans certains immeubles parisiens). La hié-
i ~~it é~l~meuLrul.fonction__Q~,.)~_0~_(ll~u~5î.~.s.. axes
\ de circulation, de la centralité, de ~_ groximifé d'un jarëtm ou
·d, un müllUment1fiië"".ê!épenêF~âüssicte la ai;tan--;;~-par--rapport à ---
l --fa tuê~foS:.hahltaÎits les plus pauvres, souvent les derniers arrivés
dans la ville, s 1 installant dans les arrière-cours ou les passages
mal famés, la spéculation foncière alimentant ·cette ségrégation
par densification des cours d'îlots comme en témoignent les
« courées » du Nord. Ces processus socio-économiques ont d'ail-
leurs produit différents types de formes urbaines, comme ces vil-
lages créés par les capitaines d'industrie où les maisons des
ouvriers entourent la maison du maître. Ailleurs l'espace social
s'est constitué en fonction des accidents topographiques, les
demeures bourgeoises étant implantées sur une colline, au bord
d'un lac ou d'une rivière, ou bien a été influencé par certains
facteurs climatiques (orientation du soleil, sens des vents), ·
l'exemple canonique étant fourni par les vents d'ouest en région
parisienne quï ont favorisé l'implantation des industries polluantes
à l'est et le développement. des zones résidentielles à l'ouest.
\
Toute une écologie sociale urbAint:LS~_est aiusi constituée.
r'Tiiîférëiifs-facteurs-ëf'ordre- économique, symbolique, institu-
tionnel ou écologique se sont imbriqués pour organiser l'espace

38
et hiérarchiser les supports d'identité · sociale. La valeur sociale
attachée à ces espaces peut changer historiquement, comme ·en
témoigne l'exemple des villes américaines o~ les classes Sl!J!~
rieur~~~~-~-- ?:~i:l~donne.- 1~~-~I!!re~yiTiëS-d~~~Te~~!i_D-ée~_Q_QQur
s'installer à la péfipliene et i:lctuellement un mouvement inverse
seoessine,-égaleilleiit-percepùble- elî EÜrope:
Ta -~< -iéconquêt~ »- --
ayanceté-· amorcée par les intellectuels qui, profitant de la déva-
lorisation de l'immobilier due à l'envahissement des quartiers
centraux par les -Noirs, y 0nt aménagé de superbes «lofts ». Un
processu~ .. permanent , _ d~ valorisation·dévalorisation affect7
l'espace urbain et il est nécessaire de reconstituer l'historique de
cè mouvement et retrouver les facteurs qui l'ont produit pour
expliquer l'organisation actuelle de l'espace social et la stratifi-
cation des significations identitaires.
La spéculation foncière joue un rôle très important dans la
· valorisation de l'espace et la distribution corrélative des classes
sociales, et certains mécanismes financiers contribuent à la pro-
duction des formes urbaines. Ainsi le développement de l'habj_:
..,....... ···-------
tat pavillonnaire péri-urbai~~~~ ~_tr!:l~lilff p~r~~~ !~fil~s___!ÜillnJ:lli,.
- .

tifürâes-c-·prêtifîmmofüliers d'accession .. à . l<l: R!QRU~!~LA. ta_ux


bonifié- qui..sélecti0Jinêf~C[1füji2@I~i_i~n · s'üC!alement . très homo: - --
gène;·esserii:féllêrrient composée d' employ.é s- qÜ-âHfiés--er :ae--teêh~
..niêîens ayant un ou deux enfants, dont les revenus mensuels se
situent entre 6 000 et 12 000 francs. L'homogénéité économique
et culturelle de cette population l'amène à choisir un type d'habi-
tat lui-même très stéréotypé.
Ce processus de normalisation des signes sociaux affecte éga-
lement le choix des couleurs, des matériaux et de certains amé- _
nagements. -Certains éléments ont d'ailleurs acquis une valeur
sociale canonique, qu'il s'agisse des nains en plâtre dans les
jardins ouvriers, du faux marbre et des plantes vertes dans les
halls des . résidences pour cadres supérieurs, du gazon dans les
résidences secondaires. La palme revient sans doute aux poutres
apparentes et leurs succédanés, pour les gens dont les moyens
sont plus limités mais qui n'en désirent pas moins paraître: les
fausses poutres en polyéthylène. Faussement vraies mais vraiment
fausses, elles représentent probablement le comble de l'artéfact,
car l'un des matériaux les plus modernes y est requis pour sym-
boliser la valeur du passé et de la tradition. Certes leur succès
semble actuellement s'atténuer.
Cette relation entre des formes, des symboles et des valeurs

39
sociales n'est pas rigide mais fluctuante, elle résulte pour l'essen-
tiel de processus d'ajustements culturels, en grande partie arbi-
traires - au sens où tout signe est arbitraire puisque, comme le
rappellent les linguistes, le mot chien ne mord pas. Il arrive
cependant que ces signes conservent une certaine stabilité au
cours de longues périodes . Ainsi pendant plusieurs siècles les
Japonais ont conservé un code de correspondance très strict entre
la forme, la superficie des pièces, l'organisation de l' habitat, la
nature des matériaux et l'appartenance sociale des occupants,
interdisant à quiconque de déroger à cet ordre technico-symbo-
lique sous peine de sanction grave.
L ' existence· d'une correspondance étroite entre les caractéris-
tiques de l'habitat et l'appartenance sociale ou culturelle, même
si elle n'atteint pas en Europe la prégnance qu'elle a pu avoir
au Japon, fait de cet objet un support privilégié de l'identité
sociale. Très peu d'individus sont indifférents à, l'image sociale
que leur renvoie le lieu qu'ils habitent. La plupart puisent là un
élément essentiel d'affirmation ou de confortation de leur statut.
Les gens en promotion n'ont généralement de cesse de confirmer
leur ascension par sa matérialisation spatiale, de même que la
régression sociale peut être durablement occultée, vis-à-vi~ de
l'entourage mais plus encore vis-à-vis de soi-'IDême, tant qu ' elle
n'est pas sanctionnée par la nécessité de se résigner à occuper
un logement plus modeste. On peut d'ailleurs se demander si
une certaine indifférence à l'égard de· l'habitat n'est pas une
manière d'éluder la question du positionnement social, une
manière de brouiller les codes d'identification sociale et de don-
ner ou se donner l'illusion de ne pas être assigné à une position
sociale précise. Tant que celle-ci n'est pas inscrite spatialement,
elle semble rester partiellement indéterminée.
· Le choix · du logement est généralement un compromis entre
les moyens financiers dont disposent les familles et leurs aspi-
rations sociales. Les trajectoires urbaines sont souvent le décal-
que des trajectoires sociales. Des stratégies d'attente et d'accu-
mulation peuvent être mises en œuvre, les jeunes couples
notamment acceptent provisQirement un logement dont le statut
social est dévalorisant pour eux, mais la faiblesse du loyer leur
permet d'épargner dans l'espoir d'accéder ultérieurement à la pro-
priété d'une maison individuelle. Dans les années 60 le logement
social a rempli cette fonction, mais beaucoup de gens se trouvent
piégés par cette stratégie et passent l'essentiel de leur vie ainsi

40
transit dans un habitat qu'ils n'investissent pas ou qu'ils rejet-
avec l'illusion de pouvoir le quitter unjour. Certaines études
. . . ~ . . . . .v . . . que cette situation de transit peut se poursuivre même

apr~s l'accession à la propriété, car les contraintes économiques


permettent rarement de satisfaire le rêve correspondant aux aspi-
sociales (Siran, 1980). Les victimes de ce mirage sont
ec alors condamnées à produire un discours dénégateur. de cet échec,
convaincre qu'elles n'ont pas consenti en vain des sacri-
financiers pendan~ plusieurs années. Mais ces discours ne
.lvO•.li>L'<OHL pas à une analyse en profondeur, les individus n'étant

- pas réellement dupes de leurs propres rationalisations.


L'insatisfaction à l'égard de l'habitat est souvent due à sa déva~
lorisation sociale, liée à la présence d'une population paupérisée
ou' rejetée spcialement (les immigrés ayant là une fonction emblé-
. plus qu'à ses carences fonctionnelles propres ou plutôt
.,.,,.l.,.,-..,, sont jugées intolérables quand elles signifient une perte
social : le dysfonctionnement des installations sanitaires,
ou du système de chauffage, les infiltrations d' eau, les boîtes à
cassées, sont des indicateurs de dégradation du statut social
les habitants sont extrêmement sensibles et provoquent
réactions .souvent sans commune mes lire avec les incm;wé-
. ....,v ... ~ r•n1F•t't1tc que cela représente.

locataires du logement social, ces problèmes sont


.comme l'expression du manque de considération, voire
que témoigne la société à leur égard, à travers ,le man-
des organismes HLM envers leurs demandes;
est particulièrement forte chez les gens ayant
bénéfiç:ié d'une légère promotion dont le statut social est fragi-
ils ne parviennent pas à le consolider, à l'étayer, en
appui sur l'espace. Au lieu de confirmer l'identité labo-
q._..,,,.,,..,,,.. acquise, celui-ci tend alors à la saper; elle se dérobe
sous leurs pieds.
·.\', Certaines caractéristiques techniques ou institutionnelles pren-
nen.t une valeur de signes incontoumaples, indépendamment de
· la: qualité même de l'habitat. Le fait d'habiter un . logement HLM
· est dévalprisant pour beaucoup de locataires, de même que la
désignation de « cité » (qui connote immanquablement cité .à pro-
blèmes). Cette image a d'ailleurs entraîné un relatif· échec de la
politique de construction de maisons en accession par les orga-
nismes HLM, car ces réalisations conservent l'empreinte du statut
conféré au maître d'ouvrage. Des techniques de construction peu-

41
vent acquérir une valeur sociale très prégnante. Nous avons été
frappés, lors d'une étude réalisée à Marne-la-Vallée, par le rejet
ma,nifesté par les habitants . à l'égard de certains bâtiments
d'excellente qualité architecturale, car il s'agissait de construc-
tions préfabriquées. La technique utilisée était lisible à travers
certains détails (joints entre les panneaux de façade, poteaux dans
ceitaines pièces) et signifiait qu'il s'agissait de logements de mau-
vaise qualité parce que construits en série, alors même que les
gens en étaient très satisfaits par ailleurs et _qu 'iLy avait une
grande diversité architecturale dans l'organisation des cellules et
Je traitement des modénatures . .Inversement les parlophones et les
digicodes sont très appréciés, notamment parce qu'ils donnent aux
bâtiments le statut de résidence privée. Ainsi certains signes appa-
remment mineurs peuvent annuler ou au contraire renforcer la
. valeur symbolique de l'habitat.
· Le territoire habité fait aussi l'objet d'une codification, souvent
construite par les habitants des quartiers environnants comme l'a
montré C. Backman (1989) à propos de la Courneuve, qui s'inter-
pose entre les individus .et leur habitat et par laquelle transite
leur propre identité sociale. Ce «code territoire», pour reprendre
le concept utilisé par B. Salignon (Conan/Salignon, 1987), peut
marquer un espace de manière indélébile, comme en témoigne
l'exemple de Sarcelles qui a gardé l'image de ville-dortoir de
ses origines alor.s que la vie sociale y est très active. Et c'.e st à
la condition de modifier ces représentations collectives que les
habitants peuvent modifier leurs propres identifications socio-spa-
tiales. Mais . il ne suffit pas pour cela de réaliser une campagne
de marketing, comme feignent de le croire ce1tains .promoteurs
sociaux, ou de vouloir changer Je « look » en ajoutant quelques
«plumes», pour reprendre l'expression malicieuse de l'architecte
B. Paurd.
Il nous est arrivé d'être surpris par la mauvaise réputation atta-
chée à certains quartiers d'habitat social dont les qualités archi-
tecturales et urbaines étaient indéniables. Ce fut le cas lors de
l'étude d'une cité située dans la proche p~riphérie de Limoges.
En reconstituant l'histoire de sa réalisation, nous avons découvert
qu'elle avait été imposée par l'administration d'État aux édiles
locaux et aux responsables de l'organisme gestionnaire . qui
avaient d'emblée rejeté et dévalorisé ce bébé. Considérant que
l'État leur avait fait un enfant dans le dos, ils avaient refusé de
s'en occuper. Vingt ans après ce quartier illégitime souffrait tou-

42
jours de ce déni de paternité. Des gardiennes d'immeubles jus-
qu'au maire de la ville, en passant par les ouvriers d'entretien
et les agents chargés de la location des logements, toutes les per-
sonnes assurant la gestion de ce quartier reproduisaient un dis-
1cours de dévalorisation et de stigmatisation de cette cité et de
ses occupants, discours repris par les relais de communication
privilégiés que sont les commerçants ou les chauffeurs de taxi,
1. amplifié par les méd;as locaux et ;ntériorisé par les hab;tants. TI
est illusoire de vouloir changer le statut de cet espace en amé-
liorant les constructions si on ne réalise pas un travail en pro-
fondeur pour effacer le déni et le rejet inaugural, en signifiant
symboliquement que ce quartier abandonné à sa naissance est
enfin reconnu et adopté par la collectivité.
La valeur sociale d'un espace est rarement homogène. Elle est
compaseepâflillemufffrude-d'éléments (qualité du logement, des
lieux collectifs, des bâtiments, des espaces extérieurs, localisation
urbaine, densité des services, caractéristiques de la population,
\
etc.). Leur importance respective est variable, de même que leur
valeur, et le sens de l'ensemble résulte d'une interaction
complexe, mais aboutit le plus souvent à une mosaïque identitaire
plutôt qu'à la construction d'une unité de sens.
Certaines conceptions architecturales peuvent créer une tension
voire un clivage de l'identité sociale. C'est notamment le cas de
certaines constructions réalisées par R. Boffill à Saint-Quentin-en:::.-
Yvelines ou à Marne-la-Vallée, dÛÏÏt les façades néo-classiques
majestU~.tJ:~§s_favorisent une identificatiOOauxCfasses-supéneures
àfois -que la pauvreté du traitement de l'intérieur des logements
rappelle brutalement aux occupants qiï'il s'agit de logements
sociaux, provoquant une sorte de schizophrénie de l'identité
sociale. Le même phénomène se retrouve sur un mode inversé
dans les constructions réalisées par Soria et Nouvel à Saint-Ouen
(Palmade/Périanez, 1989), dont les bâtiments sont assimiïéTà~
----~-----
usine ou une prison, alors. que les logements, spacieux,. originaux
éffrèsso1gneS,flatteiltf'amûUf..prôpre-deTeùrs-ôêcüi)ailis.- cetype··-
aë-è1ivaiié--ra:~~rise un reJJ.ILJ?!!Ll_'jn!~rieur du logement et peut
entraîner des tensions._sociales dans les relations de voisinage.
La symbolique sociale peut être liée à des avatars historiques,
c'est le cas dans le nord de la France pour les constructions en
bois qui sont assimilées aux baraquements dans lesquels étaient
logés les prisonniers de guerre. N'oublions pas, en outre, que\
ces éléments prennent une valeur différente pour chaque individu 1

43
•·;

f'l
~::.

;:: 1
!; et que chacun y puise à sa manière pour composer son identité
:~'::
'ii i:
_T·
\ socio-spatiale en fonction de sa propre trajectoire. Mais il doit
:~h 1 se positionner par rapport au sens collectif qui s'en dégage, soit
;';c pour y adhérer, composer avec, le mettre à distance ou le réfuter.
:·r
,,
'i
\
-;j! ·:
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3
La formation des relations
socio-spatiales

des relations sociales qui se déploient dans lespace


doit s'efforcer de saisir en quoi le rapport à cet espace
organisation contribuent à leur structuration. Ceci suppose
de distinguer clairement l'espace construit en tant que
le ... ~.e~..r~l~~iC>.1.1s. ~C>~!~l~s g~fs'y dévefopp-e. ·Mais
nombreux problèmes théoriques: Tout système de
,..,,,,..,.J .. ., entre des éléments dessine un espace, en l'occurrence
un espace social qui se confond avec l'espace construit dans
·lequel il se forme, car ces relations ont nécessairement un espace
, physique comme support, elles s'inscrivent dans un lieu et il n'est
pas sûr qu'on puisse les en abstraire, puisque cette inscription
. conditionne leur existence même et contribue à leur formation.
En introduisant cette distinction on risque de détruire l'objet que
l'.on s'efforce de saisir.' L'espace «physique>> est lui-même le
- produit d'une construction sociale, il porte la marque des groupes
...,..,,..,..,u"" qui ont contribué à le façonner historiquement et l'uti-
, ·lisent. Leurs relations participent à sa transformation et lui confè-
. · rent des significations particulières sans cesse renouvelées. Et
quand on parle de l'espace physique ou de l'environnement qui
sert de support aux relations sociales, il est difficile de s'en tenir
à ses caractéristiques topographiques voire esthétiques, aux
espaces dits « naturels », aux constructions et aux voies de cir-
culation. L' epvironnement est également composé d'équipements

45
et de services qui contribuent à son fonctionnement, son aména-
gement et son entretien.
Or ces équipements et ces services qui concourent à qualifier
l'espace construit, sont coproduits par les institutions, le personnel
qu'ils emploient et leurs utilisateurs (Conan, 1991). Leur fonc-
tionnement est largement tributaire des relations qui lient ces der-
niers et en retour ils jouent un rôle non négligeable dans leur
développement. Il suffit que ces services périclitent, qu'un quar-
tier soit mal entretenu, laissé à l'abandon, i:iour que les relations
sociales se dégradent également. Il faut donc rompre avec une
conception statique de l'environnement construit et le considérer
comme un système dynamique qui n'existe pas indépendamment
des usages sociaux qui s'y développent.
Plutôt que chercher vainement à séparer l'espace social de
l'espace construit qui lui sert de support, afin d'identifier en quoi
les caractéristiques de ce dernier influent sur les dynamiques rela-
tionnelles, il est préférable de s'efforcer de saisir les :qmltiples
interactions entre ces deux niveaux qui s'interpénètrent largement.
Nous allons présenter sommairement différents courants théo-
riques d'analyse des relations socio-spatiales, en examinant plus
précisément comment ils traitent les articulations entre les rela-
tions sociales et l'espace, quel statut ils confèrent à celui-ci dans
le développement des processus sociaux. Dans un premier temps
nous n'expliciterons pas la notion de « relations sociales» en
incluant sous ce terme toute forme de contact et d'échange entre
les individus situés dans un espace donné. Nous essaierons à
l'issue de cette exploration de distinguer les formes et les moda-
lités que cela peut recouvrir.
Les principales théories portant sur l'analyse des relations
socio-spatiales tendent ·soit à considérer les relations sociales
comme l'expression ou le produit de l'organisation de l'espace
construit, soit inversement à autonomiser le développement des
relations sociales du contexte spatial dans lequel elles s 'inscri-
vent. Il est cependant possible d'envisager cette question de façon
plus nuancée en s'interrogeant sur les différents modes d 'inte-
raction et de médiation qui peuvent s'établir.

46
Les approches f onctionnalistes

Les courants fonctionnalistes, notamment d'inspiration anglo-


saxonne, attribuent à l'organisation de l'espace un rôle d' orga-
nisateur social. Certains chercheurs n'hésitent pas à établir des
liens de causalité -en:tre--1a hauteur des bâtiments, la forme des
voiês--ae ___ëoinmun1catio~-- ~'t des espaces naturels, les - distances '
entre les- immeubles ef les relations sociales. Confondant allégre-
menrièiecorr~fatfons - qui pëiîvent- s'établir~-entte' plüsieurs séries ·
statistiques et l'existence de rapports de causalité~ -US onnnontré
à travêfs une série de mesures que l'intensité dës liens sociaux
est fonction de la taille · des bâtiments ou bien encore que les
bâtifriënts ·situés autour -d' une cour ou -dàns une nie en impas~~
favorisent les interactionsiJsoCiaies:·· Selon· eüx-ia· 10C3.lisatiÜlf --dès ·-··-.
habitants conditionne la nature des ___relatiohs~ qù'ils entr~tiennent
avec le voisinage: lorsqu'ils sont situés à la périphérie d'un quar-
tier ils ont tendance à s'isoler alors que ceux qui sont situés au
centre, ayant plus d'opportunités de contacts s'insèrent plus aîsé-
ment. Ces chercheurs accordent également une grande importance
à la densité de la population, dont la croissance jusqu'à un certain
seuil favoriserait le développement des interactions, seuil au-delà
duquel les relations deviendraient de plus en plus conflictuelles.
Cette conception semble confondre les possibilités ·d'échanges
et la nature effective des relations. Ces résultats semblent décou-
ler des instruments méthodologiques employés, basés sur des
enquêtes statistiques et des tests socio-métriques qui ne permet-
tent pas de qualifier les relations identifiées. Ces chercheurs
oublient tout simplement que la dynamique relationnelle, entre
les habitants d'immeubles identiques, peut varier considérable~ -
ment selon les caractéristiques de la populatiôn, les ' conditio~~
qui orit déterminé son peuplement, les aspirations d'y rester g~
d'en partir, .etc. , Lem~me immeuble, _selQ!! _q1,1'!l__~~L~~P-~§ -<l1:1 cen-
tre ville ou _en périphérie, suscitera des relations _d~ voisinage
très différentes, même .si la population est ideJ)tiqUS!:· Ils ignorent
également que les relations peuvent se modifier radicalement avec /
le temps, même si les habitants ne changent pas, ou sont rem-
placés par d'autres ayant des caractéristiques sociales similaires.
Ces analyses ne tiennent pas compte non plus des normes sociales
et culturelles. Ainsi, par exemple, la densité n'a peut-être pas la
même signification et les mêmes incidences sociales pour des

47
Chinois qui disposent seulement de 4 m2 par .personne pour se
loger et pour les Scandinaves qui ont plus de 20 m2 •
Néanmoins, nous serions tentés de dire que ces résultats ne
sont même pas faux: les modes d'organisation de l'espace ont ~.
effectivement une incidence surTé_s-rèfations__sôÇiâles,- à ~ond1ü~n tL
de ne pas fos prëiidre en compte de manière mécaniste -etde ne ~
pas les considérer comme des facteurs uriivoques: ·Le ï·àpport J
entre l'organisation dé l'espace ·et les relations sociales n'est pas
direct, il se trouve médiatisé par différents processus sociaux et
culturels. Il n'est pas étonnant que ce courant ait connu beaucoup
de succès auprès des architectes et des urbanistes, car il leur
confère un rôle prométhéen : dans cette perspective les produc-
teurs de l'espace produisent également les relations sociales et
maîtrisent de ce fait l'évolution de la société: il suffirait donc
de modifier l'espace pour changer la société. Quand ils tentent
de dépasser les démarches technicistes ou formalistes - pour
s'ouvrir aux sciences humaines, architectes et urbanistes ont spon~
tanément tendance à adopter un point de vue fonctionnaliste. En
effet, outre le rôle social que celui-ci leur êonfère, ils ne _peuvent
penser et prendre en compte les relations · sociales qu'.en terme
d'organisation de l'espace, car c'est le seul plan sur lequel ils
peuvent agir et il leur faut trouver des correspondances Univoques
entre la conception de l'espace et les usages sociaux: il leur _est
difficile d'admettre que le même espace puisse indu1re des modes
relationnels différents et que d'autres facteurs sociaux ou poli-
tiques puissent jouer un rôle majeur.
Cette conception fonctionnaliste a traversé toute l'histoire de
l'architecture et de l'urbanisme. Guérand (1967) rappellè que le
patronat à l'origine du développement du logement social s' effor-
çait de . supprimer les coursives et les lieux de rencontre <pour
empêcher les ouvriers de s'organiser collectivement. Berlage*;
qui a joué un rôle déterminant dans la rénovation urbaine en
Hollande, estimait que la standardisation de la ·construction était
l'expression parfaite de l'égalité des - membres de la classe
ouvrière et favorisait sa cohésion sociale. Henry Chombart de
Lauwe (1963) voyait, quant à lui, dans les grands ensembles
1' apparition de laboratoires sociaux dans lesquels allaient s' éla-
borer de nouvelles formes de vie sociale; Ces auteurs prêtaient

* Cité par Donald GRINBERG, Housing in the Netherlands -1900-1930,


Delft University Press, 1972, p. 148.

48
ainsi au développement de nouvelles formes d'organisation de
l'espace la capacité de générer des modes de relations sociales
·\ inédits. Cette conception se retrouve condensée dans le slogan
· qui a fait f~~l!§....les~nË~s ~~~~~S~.~11,8-~L!~.Yi!!~~~~!:lge!._
lav1e. » _Lës espérances placées dans les villes nouvelles qui arbo-
-ratelltêet emblème ont cependant été quelque peu déçues. ·
Pour les villes nouvelles comme pour les grands ensembles,
on a tout simplement oublié à la fois le poids de l'historici!é
dans la formation d'un milieu urbain et dês rehitloris-soëfalës.qui
s'y--gréffenÇef qu'iféfaitimpossible de fa1re -t~bierase de l'orgâ~c
nisâtioiï sociale ]Jré:..existanté. . -
- Cette surestiination de la capacité de l'espace construit à trans-
former la société, s'exprime également à travers le mythe de
l'homme nouveau que de nombreux urbanistes et architectes ont
prétendu promouvoir. A commencer par Frank Lloyd Wright, qui
se proposait dans les années 30 de détruire l'ordre ancien fondé
sur la concentration urbaine, dans lequel l'homme est captif et
aliéné, et de contribuer à l'émergence d'une société nouvelle où
il vivrait en harmonie avec la nature, dans des maisons dispersées
dansTespace, l'individu et son chez-soi familial devenant le seul
centre. Dans cette perspective il considérait que « l'architecte a
.<lonc pour tâche de mettre au monde la société nouvelle » (Conan,
1988, p. 33). Remarquons au passage que cette utopie s'appuie
sur le .progrès technique et notamment le développement de
l'automobile, qui permet à la fois l'autonomie de chaque famille
installée dans une maison à la campagne et le libre accès aux
services urbains. Avec un certain sens. du paradoxe, Wright esti- .
mait que le recours aux techniques de construction modernes
(verre, acier, vapeur, électricité) facilite l'atteinte d'un équilibre
naturel. ,Quelques décennies auparavant, J. Cerda à Barcelone et
O. Wagner à Vienne (Schorske, 1983) considéraient également
que les nouvelles techniques de locomotion et l'électricité appe-
laient une transformation de l'organisation urbaine et permettaient
de faire éclater le tissu urbain. Mais il s'agissait pour eux de
s' affranchir du carcan de l'espace médiéval et d ~ assurer l'expan-
sion des villes. Pour Cerda l'urbanisme constituait un moyen effi-
cace pour modifier la société, construire une société égalitaire,
fondée sur l'indépendance des individus et le développement des
relations sociales grâce aux moyens de communication : selon lui
la ville _« do~t [...) tout en préservant l'indépendance du foyer,
permettre et faciliter les relations sociales grâce à un système

49
efficace de communication» (Lopez de Aberaturi, 1979, p. 29).
On voit que les mêmes moyens ont pu être mis au service de
conceptions urbaines fondamentalement opposées, mais reposant
toujours sur un principe caractéristique de l'utopie, à savoir
«l'utilisation de l'espace comme véritable inducteur de pratiques
sociales» (p. 24). · ·
A la même époque que Wright, Le Corbusier ( 1977) concevait
la machine à habiter comme un instrument orthopédique des
conduites humaines, visant à libérer l'homme de sa coquille, de
son appartement «qui se dresse contre lui», afin d'adapter son
mode de vie aux exigences de l'homme nouveau créé par le
progrès technique. Il proposait également une organisation
urbaine fonctionnelle qui constituait un modèle ·d'organisation
sociale fondé sur la séparation des zones d'activité et notamment
.sur la disjonction des relations sociales liées au travail et à l'habi-
tat, qui connut le succès que l'on sait.
Ces conceptions (qui constituent différents avatars du fonction-
nalisme) visant à favoriser l'émergence d'un homme nouveau à
travers la transformation de l'espace urbain sont à rapprocher du
projet de Staline de faire advenir une créature similaire, même
si les moyens susceptibles selon lui d'accoucher d'un tel projet
ne conféraient pas à l'espace un rôle majeur. Néanmoins, c'est
aussi au nom de ce projet qu'il entreprit d'éradiquer les mani-
festations de !'ordre ancien et notamment ses traces architectu-
rales et urbaines, au profit de la construction d'espaces « pui:e-
»
ment fonctionnels.
Pour revenir au présent, la pensée fonctionnaliste marque pro-
fondément le discours populaire sur les rapports entre la société
et l'espace construit. Ce discours, relayé par les médias, attribue
plus que jamais aux formes des grands ensembles et àleur gigan-
tisme la responsabilité de la délinquance et des tensions sociales.
Plusieurs urbanistes, constatant que dans certains immeubles les
relations de voisinage sont particulièrément dégradées, proposent
purement et simplement de les détruire, situant donc la cause·
des maux sociaux dans les formes spatiales et croyant qu'il suffit
de les anéantir pour supprimer du .même coup les problèmes
sociaux qu'elles sont censées générer. Ce processus métonymi-
que, par lequel un contenant a le pouvoir de déterminer les carac-
téristiques d'un contenu d'une nature radicalement hétérogène et
d'en absorber en retour l'essence, n'est pas sans rappeler la pen-
sée magique. L'humour veut que ce mode de pensée, jugé a

50
\

priori irrationnel dans notre monde, s'applique principalement


aux constructions qui furent considérées comme l'expression
même de la modernité, si l'on en juge par les discours laudatifs
qui ont salué leur avènement.

Les conceptions écologiques des rapports sociaux

Ces conceptions, développées tout particulièrement par les


chercheurs de l'école de Chicago (Grafmeyer/Joseph, 1984) dès
les années vingt (Burgess, Park, Mac Kenzie, Wirth notamment)
considèrent pratiquement l' enviro11_n!?Il1}\!! __~rl:?_é!il1_ co111,m_e. Ja
matrice des rapports sociaux. ~r:ï~-développement urbain est lar-
. gefiienr rüifüralisé;-·obéissani sémble-t-il aux nécessités fonction-
nelles de la modernité, et la ville, érigée en sujet, apparaît comme
un organisme produi~nt une culture et des relations sociales spé-
cifiques. Park va jusqu'à affirmer: «La ville a toujours été ... la ·
source et le centre du changement social » (p. 172).
Pour lui il s'agit d'un gigantesque mécanisme «qui sélectionne
infailliblement dans lensemble de la population les individus les
mieux à même de vivre dans un milieu particulier » (p. 171).
On peut se demander d'où vient cette capacité de sélection infail-
lible et s'interroger sur son efficacité réelle, quand on connaît
les tensions sociales qui traversent les villes américaines. Ce
mécanisme caractérise le fonctionnement de 1' espace urbain et
est supposé offrir l'environnement le mieux adapté à chacun :
« La ville croît par expansion, mais elle tient son caractère de
la sélection et de la ségrégation de sa population, de telle. sorte
que chacun trouve en fin de compte 1' endroit dans lequel il peut
vivre et doit vivre» (p. 171).
Le dernier terme de cette phrase (l'endroit dans lequel chacun
doit vivre) tempère ce qui précède et laisse supposer que les pos-
sibilités de choix de l'environnement offertes à chacun ne sont
pas nécessairement identiques, mais en même temps cette concep-
tion légitime les processus de ségrégation non seulement comme
inhérents aux exigences de la modernité, mais permettant à cha-
cun d'y trouver son compte. Ce mode de distribution des indi-
vidus dans l'espace urbain n'est pas fondé sur la recherche d'une
proximité sociale et le renforcement des liens sociaux entre les
individus appartenant à une même classe, mais sur leur utilité
réciproque: «Les gens vivent ensemble non parce qu'ils sont

51
semblables, mais parce qu'ils sont utiles les uns aux autres »
(p. 172). La ville organise les relations sociales en distribuant
les individus rationnellement dans l'espace et ceux-ci sont amenés
en retour à s'adapter aux conditions qui leur sont faites : « (les
individus) ... apprennent à s'adapter plus ou moins aux conditions
et au code du secteur dans lequel ils s'installent » (p. 172) (on
peut apprécier le « plus ou moins » ). Les comportements humains
sont également posés comme des réponses aux situations aux-
quelles les individus sont confrontés et à l'environnement dans
lequel ils se trouvent. Les problèmes qu'ils rencontrent, et notam-
ment les tensions sociales, semblent dus aux difficultés d' adap-
tation à cet environnement qu'éprouvent certains d'entre eux. Il
n'est pas suggéré que l'environnement lui-même rende problé-
matique cette adaptation.
\ Park ' en reste à une analyse de la distribution des individus
dans !' ~space urbain pris dans son ensemble, et des règles géné-
rales d'adaptation à cet espace, alors que'~ Mac Kenzie examine
plus précisément les facteurs qui conditionnent les re(~tions de
voisinage. Tout d'abord la ville favorise le développement de
l'individualité et la différenciation entre les individus. Les unités
de voisinage se définissent moins par l'intensité des relations
entre les personnes qui en font partie, que par leur homogénéité
sociale et ce qui les distinguent des autres entités urbaines. Il
met essentiellement !'accent sur les facteurs morphologiques
concernant aussi bien les caractéristiques de la population que
celles de l'espace. Selon lui, les relations de voisinage se trou-
vent renforcées par l'homogénéité sociale de la population, l'exis-
tence de fortes différenciations par rapport aux autres entités, ou
la faible mobilité des habitants, d'où une plus forte cohésion lors-
qu'ils sont en majorité propriétaires. La mobilité serait un facteur
empêchant le développement d'un sentiment d'appartenance à
l'unité résidentielle. Il concède cependant que les possibilités de
choix de l'installation conditionnent également fortement ce sen-
timent d'appartenance. La concentration de la population dans
l'espace lui paraît être un facteur favorisant le développement
des tensions. Les caractéristiques de l'espace jouent également
un grand rôle dans le développement des relations de voisinage :
celles-ci auraient tendance à se distendre dès lors que la taille
du quartier s'accroît : « La difficulté d'intéresser la population
locale aux projets du quartier varie directement avec l'étendue

52
de la zone concernée et le nombre des familles qui y vivent»
(p. 250).
Lorsqu'un quartier se développe le long d'une avenue, plu-
sieurs groupes de voisinage tendent à se former, chacun étant
limité à quelques îlots . Le développement des moyens de trans-
ports et des loisirs contribue à distendre les relations de voisinage
en accroissant la mobilité interne au sein d'une agglomération.
A la différence de Park, pour lequel la ville constitue-une-s.orte
de deus ex machina organisant les rapports sociaux, Mac •
Kenzi~1
qui adopte une approche plus précise des relations sodales en
s'intéressant aux relations de voisinage, a le mérite de s'interroger
sur les interactions entre les dynamiques sociales et l'organisation
de l'espace. Cependant le souci de dégager des facteurs fonc-
tionnels structurant le rapport à l'espace, tels que le taux de mobi-
lité, la densité, la dimension des unités résidentielles, l'amène à
opérer des généralisations et l'on pourrait aisément réfuter cha-
cun de ses arguments. Les variables invoquées peuvent avoir
effectivement des incidences non négligeables sur les relations
sociales, mais elles ne sont pas nécessairement univoques, elles
opèrent différentiellement selon les groupes sociaux et les cultures
concernées, leur incidence dépend des conditions de formation
des entités sociales. En tout état de cause, c'est moins la valeur
de ces variables que leurs évolutions qui peuvent affecter les rap-
ports sociaux dans un espace donné: l'extension d' un quartier,
l'accroissement de la densité, l'arrivée d'une nouvelle population
sont effectivement susceptibles de rompre des équilibres préexis-
tants et d'engendrer des tensions. Mais encore une fois, tout
dépend des conditions dans lesquelles s'opèrent ces changements,
de leur ampleur et de leur rythme.
E. Burgess, pour sa part, n'hésite pas à considérer les modi-
fications de l'organisation sociale induites par le développement
urbain comme un processus métabolique analogue à celui qui
assure le développement du corps humain. Il en vient à penser
la croissance urbaine comme «résultant de processus d'organi-
sation et de désorganisation analogues aux processus anaboliques
et cataboliques du métabolisme corporel» (p. 134). Ce modèle
vise à dépasser la conception de la croissance urbaine en terme
de croissance physique à laquelle se réfèrent les urbanistes (ce
qui montre que les choses n'ont guère changé depuis le début
du siècle). Il en vient de ce fait à considérer toute croissance
dépassant le renouvellement « naturel » de la population comme

53
une perturbation du métabolisme et à voir dans les déséquilibres
démographiques (excédent d'hommes par rapport aux femmes,
proportions élevées d'enfants par rapport aux adultes) comme
«des symptômes d'anomalies dans le métabolisme social»
(p. 134). Bien que la croissance entraîne nécessairement des pro-
cessus de désorganisation, elle s'accompagne de nouvelles formes
d'organisation et se traduit à terme par un progrès et une adap-
tation plus efficaces : « On peut normalement concevoir les pro-
cessus de désorganisation et d'organisation comme étant en rela-
tions réciproques et comme contribuant à un équilibre instable
de l'ordre social s'orientant vers un terme considéré de façon
plus ou moins précise comme un progrès» (p. 134). La désor-
ganisation affecte les attitudes et les conduites des nouveaux cita-
dins, qui se trouvent momentanément désorientés et traversés · par
des conflits, car ils sont contraints d'abandonner leurs habitudes
et leurs valeurs antérieures. Mais ceci débouche généralement
selon lui sur des possibilités d'émancipation et la poursuite de
nouveaux objectifs. Les processus de désorganisation-réorganisa-
tion n'affectent donc pas seulement les structures urbaines et les
relations sociales mais modifient en profondeur les conduites des
individus. De même que Park, Burgess considère l'expansion
urbaine comme un système qui sélectionne les individus et les
resitue par résidence et par métier. Il est donc normal que des
« aires en cours de détérioration » se développent dans la ville,.
ces aires de délabrement constituent également des « aires de .
régénération » dans lesquelles les œuvres sociales, les artistes, les
groupes revendicatifs sont «tous préoccupés par la vision d'un
monde nouveau et meilleur» (p. 136).
L'expansion urbaine produit une différenciation par « regrou-
pements naturels » sur une base économique et culturelle. Burgess
va jusqu'à légitimer la ségrégation qui s'ensuit, car « la ségré-
gation offre au groupe, et par là même aux individus qui le
composent, une place et un rôle dafls l'organisation totale de la
vie urbaine » (p. · 136). Les processus de développement urbain,
en différenciant les aires de peuplement sur un mode ségrégatif,
influent sur les conduites qu'ils contribuent également à diffé-
rencier : « Ces aires tendent à accentuer certains traits, à attirer
et promouvoir leur type particulier d'individu et à connaître ainsi
un surcroît de différenciation » (p. 136). On ne peut être plus
clair sur l'incidence de l'environnement sur les conduites humai-
nes, mais ce sont moins les caractéristiques de l'espace que son

54
mode de formation et de développement qui sont à l'origine de
ces modifications sociales et culturelles. La mobilité constitue la
cause principale des transformations. Elle constitue une stimula-
tion favorisant l'expression des désirs : « La mobilité, c'est évi-
dent, implique changement, expérience nouvelle, stimulations. La
stimulation induit une réponse de la personne à ce qui, dans so.n
environnement, permet l'expression de ses désirs.» On retrouv~
là le vieux schéma comportementaliste stimulus-réponse, les sti-
mulations étant considérées comme indispensables à la croissance
des individus. Des difficultés peuvent naître lorsque les réactions
aux stimulations ne sont pas intégrées à la personn<J.lité, l'accrois-
sement trop brutal des stimulations induites par une forte mobilité
entraînant la confusion et la démoralisation des individus, carJa
cohérence d,u système de contrôle social exercé par les groupes
primaires se trouve menacée. C'est pourquoi les zones de forte
mobilité connaissent une forte délinquance et une concentration
de la pauvreté ! La mobilité apparaît donc comme le principal
facteur à l'origine du désordre et des tensions sociales lorsqu'elle
est trop rapide, mais en deçà d'un certain seuil (lequel ?) elle
offre des stimulations qui favorisent le développement des indi-
vidus. Même si les conclusions qu'il en tire nous paraissent dou-
teuses, Burgess a néanmoins le mérite de mettre l'accenJ: sur le
rôle de la dynamique urbaine dans la transformation des hpports
sociaux.

Les conceptions marxistes


A l'opposé de ces conceptions pour lesquelles l'organisation
spatiale détermine les relations sùciales, la pensée marxiste ortho- 1
doxe tend à autonomiser ces deux: niveaux de réalité: les rela-
tions sociales dans l'espace construit ne seraient que l'expression
spatialisée des rapports sociaux de production. L'habitat n'est que
le lieu de la reconstitution de la force de travail et ne saurait
en tant que tel contribuer à la formation <;les rapports sociaux,
car il s'agit .là de deux ordres de réalité de natµres radicalement
différentes, le support matériel des relations sociales ne pouvant
induire ces dernières.
On peut se demander si cette position n'est pas partiellement
en contradiction avec les fondements mêmes de la pensée
marxiste, dans la mesure où les rapports sociaux de production

55
sont conditionnés par Je développement des forces productives,
donc induits par la base matérielle de la société, par l'état de
développement des techniques. Il est vrai que !'espace construit,
hormis les voies de circulation, fait partie de la sphère de la
reproduction sociale et ne constitue pas à proprement·parler une
force productive mais un capital immobilisé. Dans cette perspec-
tive, organisation spatiale et relations sociales entretiennent néan-
moins des liens d'extériorité par la médiation des rapports sociaux
de production qui les déterminent toutes deux. Nous ne dirons
pas simultanément, car l'organisation spatiale, en raison de son
inertie propre, peut résulter d'une formation sociale antérieure et
perdurer alors que les rapp01ts sociaux de production se sont
transformés. Ainsi peuvent coexister des formes spatiales relevant
de modes de production historiquement différents, les formes les
plus archaïques étant progressivement détruites et remplacées par
celles qui correspondent aux nouveaux modes d'organisation de
la production ou réaménagées en fonction de ces dernières.
Si on prolonge ce raisonnement, on en vient alors à s'interroger
sur la nature de ces liens d'extériorité; entre organisation spatiale
et n;lations sociales. Bien que ces systèmes soient hétérogènes,
ils sont codéterminés par les rapports sociaux de production et
de ce fait entretiennent nécessairement des correspondances. Par
ailleurs l'organisation spatiale sert de· support etloge les relations
sociales nécessaires à la reproduction de la force de travail, il
doit donc exister à tout le moins une congruence entre elles. Dans
un mode de production capitaliste, l'organisation spatiale est fon-
dée sur la ségrégation sociale et vise à la renforcer; .Elle est tra-
versée par la contradiction entre la nécessité d' assurer la repro-
duction de la force de travail au moindre. coût (à: Ja fois pour
économiser du capital productif et maintenir les· salaires au· plus
bas niveau possible) et les intérêts des propriétaires immobiliers
et du capitalisme financier spéculatif, pour lequel .cela . constitue
une source de profit. Mais l'organisation spatiale .vise également
à opérer un contrôle social sur la classe ouvrière afin ·de main-
tenir sa soumission, et remplit à ce titre une fonction socio-poli-
tique. Ces considérations font .que l'on ne peut pas ·.disjoindre
radicalement organisation spatiale et relations sociales hors tra-
vail, sans oublier que la ville capitaliste s'est organisée à la fois
pour favoriser la concentration industrielle et accueillir les popu-
lations nécessaires à son développement.
Ce mode d'analyse ne permet pas de penser la diversité des

56
------ ------ ----

relations sociales liées à l'habitat et notamment le fait que des


quartiers abritant des populations appartenant à la même fraction
de classe, ayant la même position dans les rapports de produc-
tion, connaissent des dynamiques sociales extrêmement variées.
Il ne permet pas de saisir la spécificité de ces relations.

Les approches psychanalytiques

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous sommes tentés


d'établir une homologie entre les approches marxistes orthodoxes
et certaines approches psychanalytiques. En effet ces deux types
d'approches font, chacune à leur manière, l'impasse sur l'analyse
des relations sociales liées à l'habitat. La psychanalyse interroge
les rapports que chaque individu entretient avec l'espace habité,
ignorant que les relations sociales dans lesquelles les individus
sont pris puissent médiatiser ces rapports, voire seulement les
infiltr~r. Les tapports à l'habitat sont conçus comme des relations\
d'obj~t soutepues par les pulsions propres au sujet, indifférentes\
aux c;;:tractéristiques de l'objet lui-même. Celui~ci n'existe qu'en11
tantqµe support d'investissement libidinal, symbolique et imagi-
naire,; en tant qu'il recueille les traces des souvenirs du sujet et
constitue la scène sur laquelle se sont déroulés des êvénements
signi~icatifs, le lieu symbolisant ses relations affectives ou amou-
reus~.$. qu'il s'agisse des relations parentales ou conjugales. Il
peut notamment symboliser l'unité familiale perdue, des relations
tendres ou. destructrices, le sujet s'efforçant alors soit de retrouver
ce passé dans son habitat actuel, soit de le tenir à distance ou
de s'en affranchir:
Pour caricaturer, habiter un hôtel du xvw siècle ou l!I1 imme:u-
ble HLM n'aurait pas de sens en soi, la qualité architecturale
serait-sans imp6ffance si ce n'est à travers les significations affec-
0

tives qu~elle peutsl1sciter. On peut toutefois s'interroger sur ce


' qui fonde la capacité d'un iieu à symboliser le passé du sujet,
à en recueillir les traces, et on peut supposer que les lieux ayant
une histoire sont sans doute susceptibles de fournir des récep-
tacles plus efficaces à ce titre que les constructions neuves surgies
ex nihilo. L'organisation des logements ne nous semble pas non
plus sans incidence sur les relations affectives familiales. Pour
prendre un exemple, lorsque la chambre des enfants est comman-
dée par celle des parents, cette configuration nous paraît favoriser

57
la réactivation du fantasme de scène primitive, plaçant les rela-
tions amoureuses des parents sous la dépendance des .enfants, en
quelque sorte sous leur regard. Cela ne signifie pas pour autant
que ce mode d'organisation de l'espace produise par lui-même
ce genre de processus, il peut seulement le rendre possible ou
le .favoriser, car il dépend avant tout des dynamiques .familiales.
On ne peut néanmoins nier l'existence d'interactions entre
l'espace et les dynamiques familiales, et postuler brutalement une
indépendance entre ces domaines et une neutralité des formes
spatiales.
1 Le rapport intériorité/extériorité constitue un autre exemple de
' ce type d'interaction. Les constructions légères, voire les loge-
ments dotés de façades-rideaux très. fines et ne disposant pas de·
sas d'entrée (on entre alors directement dans le salon). alimentent
le sentiment d'insécurité, donnant aux gens l'impression qu'ils
ne sont pas protégés du monde extérieur et menacent souvent
l'intégrité des personnes. Mais encore une fois ces réactions
varient fortement selon les dynamiques psychiques des individus
et se manifestent seulement lorsque la fragilité de l'espace ren-
contre une fragilité personnelle rendant nécessaire un renforce-
ment de la protection contre la présence des autres. Ces phéno-
mènes jouent d'ailleurs différemment selon les cultures: dans
certaines sociétés les gens vivent dans des habitats largement
ou verts sans que cela ne leur pose problème.
Les psychanalystes rétorqueront à juste titre que les relations
sociales ne constituent pas pour eux un objet d'analyse, car elles
n'interviennent pas dans la formation de l'inconscient, elles
constituent tout au plus la scène sur laquelle celui-cic se déploie.
Cependant Lacan accorde une grande importance_ à E~volu_tion
des relations familîales (qui n'est pas sans . ràppgrt ave.c ..c.elle des
relations sociales), la réduction des familles au couple conjugal
renforçant l'emprise des rapports œdipiens, cette « déhiscence »
de la famille en faisant un étau qui n'offre plus de supports de
dégagement (Lacan, 1966).
Nous avons identifié deux pôles théoriques, l'un faisant de
l'espace construit la matrice des relations sociales, l'autre lui
déniant toute capacité de les influencer. Or ces positions extrêmes
nous paraissent intenables. La première annule la différence de
nature entre les relations humaines et l'espace, et ·. les soumet
entièrement à sa matérialité, la seconde fait disparaître ou obli-
tère tout processus d'interaction.

58
,_,-)-'! Après .ce bref examen de différents courants théoriques, nous
voudrions esquisser une problématique s'~ffu.rç_flnt_d_e.___s_ais4-1es
interactions entre les rehltiO!lS. ~qcjaJes et l'espace habité. En '
iiëcôi-d. avèE1e marxisme nous considérons que la positfon sociale
et le statut économique des individus se forgent dans les rapports
de production et ces facteurs conditionnent dans une large mesure
leur distribution dans l'espace urbain, ainsi que leurs représen-
tations et -les relations qu'ils entretiennent, mais ils ne les déter-
minent pas pour autant. Celles-ci ne sont pas réductibles à la
position dans le système productif et résultent de l'interaction 1 '
d'une multiplicité de facteurs, culturels, idéologiques voire psy- Ji
chologiques, qui contribuent à façonner les trajectoires indivi-
duelles et les groupes sociaux. L'insertion d'un individu et son
positionnement à l'égard des autres dépendent moins de son
appartenance sociale à un moment donné, liée notamment à son
statut professionnel, qu'à sa trajectoire et aux conditions par les-
quelles il a acquis ce statut. Selon qu'il s'agit d'un «héritier»,
d'un autodidacte, d'une personne ayant réalisé une brillante réus-
site scolaire, selon les milieux qu'il a successivement fréquentés,
il n'aura pas le même rapport à sa situation sociale présente, _
qu'il vivra d'ailleurs comme plus ou moins provisoire ou dura- '-'
ble, inéluctable ou passagère.
De ce fait, dans des quartiers ou des immeubles occupés par
des populations dont les caractéristiques sociologiques sont rela-
tivemenLproches, les relations sociales peuvent être -très diffé-
rentes. La communication, les pratiques collectives, les conflits
_rtesoilf pas -nécessairement de même nature-. Les conditions de
éhdtJCetd'-àccès -au-logement, le ·modë de formation de la popu-
lation, les trajectoires des gens qui la composent, son mode de
renouvellement et son degré de stabilité sont autant de facteurs
qui induisent une dynamique sociale particulière. Il se peut que
la plupart des gens proviennent du même quartier et aient de ce
fait une expérience antérieure de cohabitation, ou bien qu'une
grande partie d'entre eux aient la même origine culturelle; c'était
le cas notamment des habitants du grand ensemble de Sarcelles
qui étaient en majorité pieds-npirs lors de sa création dans les
années soixante. Certains bâtiments peuvent regrouper les
employés de la même entreprise, quand celle-ci détient des droits
de réservation des logements. Dans certaines communes les loge-
ments sociaux sont attribués en priorité aux employés municipaux
ou aux adhérents du parti politique qui domine la ville. L'exis-

59
tence d'un lien culturel entre les habitants crée une identité
commune, même partielle, et peut engendrer une certaine soli-
darité ou du moins limiter les tensions de voisinage. La dépen-
dance à !'égard d'une institution (entreprise, parti politique, asso-
ciation, etc.) joue un rôle de tiers médiateur assurant la régulation
des conflits. Les habitants peuvent aussi être dans une situation
telle qu'ils ne peuvent pas s'autoriser à entrer en conflit, car cela
pourrait se répercuter dans d'autres domaines de leur vie: les
habitants logés par leur employeur risquent toujours de perdre
leur emploi s'ils défraient la chronique.
Un quartier peut être habité en majorité par des gens s'étant
installés depuis son origine et ayant créé une forte cohésion entre
eux, en constituant des réseaux de solidarité, mais excluant les
nouveaux arrivants. Plusieurs groupes d'origines différentes, dont
les pratiques et les aspirations divergent fondamentalement, peu-
vent se retrouver à partager le même immeuble. Dans certains
cas les habitants sont arrivés individuellement, venant d'horizons
divers, sans que rien ne les réunisse, si ce n'est le fait de par-
tager fortuitement le même espace.
Ces différents exemples montrent que les rapports sociaux dans
l'habitat sont des constructions arbitraires. Ils résultent rarement
d'un désir des individus de se retrouver ensemble. Ils dépendent
de facteurs économiques (coût du loyer ou des prêts à I' acces-
sion) ou professionnels, mais , sont souvent des constructions ins-
titutionnelles : c'est la politique de construction d'·une collectivité
locale ou d'un promoteur, les règles d'attribution et de gestion
des organismes de logement social, qui peuvent regrouper en un
lieu des individus et produire leur cohabitation. Seule l'analyse
du mode de production de ces relations et de leur reproduction
permet de comprendre leur dynamique, car les conditions de la
genèse des processus sociaux orientent ·leur développement.
Les . travaux de Murard et Zylberman (1976). ont montré
comment au x1x· siècle le patronat des mines, de . la sidérurgie
ou du textile a été.conduit, pour recruter et fixer la main-d'œuvre
d? origine rurale, à produire des espaces urbains fournissant
l'ensemble des fonctions nécessaires à l'entretien et à la repro-
duction de la force de travail. Ces espaces étaient organisés sur
un mode disciplinaire (au sens donné par Foucault à ce. terme)
de manière à assurer un contrôle social efficace de la population
ouvrière. Les employés licenciés perdaient non seulement leur
emploi mais se voyaient aussi privés du logement mis à leur

60
disposition par l'entreprise et de l'accès aux services sociaux
qu'elle contrôlait également. L'ensemble de ces services était en
réalité réservé à une élite ouvrière dont la dépendance était ainsi
renforcée. Ce système a d'ailleurs fonctionné jusque dans les
années 60 dans les houillères du Nord ou dans certaines firmes
comme Michelin à Clermont-Ferrand, Schneider au Creusot ou
Boussac dan·s les vallées des Vosges.
Les promoteurs du logement social poursuivaient le même but
et insistaient sur la nécessité de moraliser la population ouvrière
en lui fournissant un logement décent qui l'inciterait à renoncer
à fréquenter les cabarets et les lieux de débauche au profit de
la vie familiale. Les règlements de location insistaient même sur
le maintien de la paix sociale et interdisaient les réunions (Gué-
rand, 1967).
A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, le problème pour '!
le patronat n'était plus de fixer la main-d'œuvre, mais au ! k "'
contraire de favoriser sa mobilité, le capitalisme devenant lui- ·1
même beaucoup plus mobile et la durée des investissements se ~
réduisant, de sorte que l'habitat, dont l'amortissement exige plu- 'i
sieurs décennies, est devenu un frein à cette flexibilité. L'État a
alors pris en charge la production et la gestion du logement
social, les entreprises concourant à son financement par le biais
de sociétés immobilières (les CIL) qui leur confèrent des droits
de réservation de logements pour leur personnel, droits généra-
lement disproportionnés par rapport à leur mise de fonds initiale
Gusqu'à 80 % des logements pour 20 % du financement).
L'objectif était aussi de mobiliser ks ressources des ménages
déposées dans les Caisses d'épargne et de favoriser l'accession
à la propriété, de manière à réserver l'essentiel des capitaux dis-
ponibles des entreprises et du système bancaire à l'investissement
productif tout en favorisant l'idéologie de petits propriétaires indi-
viduels. Notons la contradiction entre cette priorité accordée à
l'accession à la propriété et la recherche d'une plus grande mobi-
lité de la main-d'œuvre, puisque les propriétaires sont beaucoup
plus stables que les locataires. Comme quoi les pressions poli-
tico-idéologiques peuvent l'emporter sur les impératifs
économiques.
Tout rapport social entre des individus nécessite l'existence
d' un support de médiation. Dans l'industrie c'est le détenteur du
capital et des moyens de production qui met en rapport les tra-
vailleurs et organise leurs relations. Dans d'autres domaines ce

61
peut être une institution religieuse, la croyance à un être supé-
rieur, ou bien un objet ludique, l'adhésion à des règles (cas du
sport). L'habitat joue un rôle homologue, là c'est l'espace
construit qui sert de support de médiation autour duquel se règlent 1
l
les échanges. Les individus sont ainsi en relation à travers l'usage
d'un même espace, relation qui est redoublée pour les locataires
par leur dépendance économique et institutionnelle à l'égard d'un 1
même bailleur, et pour les copropriétaires d'un logement en
immeuble collectif par leur adhésion obligatoire au syndicat de .l
• l

copropriété.
Les rapports sociaux dans l'habitat ne sont donc pas St<ulement
l'expression des rapports qui s'originent ailleurs. Le fonctionne- 1
l
ment social et le statut des individus ne sont certes pas structurés -oj
par les rapports qui se nouent dans l'espace habité, mais celui-ci,
en fo1Jction de ses caractéristiques propres, de son mode de pro-
duction et de gestion contribue à leur formation, à leur donner 1
des formes particulières et entraîne des effets en retour sur le ·I
1
fonctionnement social. Le rapport à lespace et les rapports dans 1
l'espace «travaillent» en quelque sorte les rapports sociaux, leur
impriment des dynamiques spécifiques, les orientent et contri-
buent à l'élaboration de leur sens, leur fournit un support d'orga-
nisation au lieu de n'en être que l'expression.
L'habitat est à ce titre un opérateur soc.ial, car il actualise selon
des modalités chaque fois spécifique les rapports sociaux et leur
donne une forme spatiale en spatialisant ces rapports. Mais par
cette fonction d'opérateur il contribue à les modifier différentiel--
lement selon son propre fonctionnement.

1
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La construction du sens de l'habitat
1 à travers les trajectoires résidentielles
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, , Les multiples significations que les individus attac,f:i.ent à leur '
~ h habitat se construisent progressivement à travers l'accumulation
'(;...:\( des expériences et des liens qu'ils tissent entre les différents lieux
U qu'ils ont fréquentés. Chacun se constitue une histoire spatiale,
souvent sous-tendue par un projet qui s'élabore au fil de l'eau,
et met en jeu des stratégies, car cette histoire est infiltrée par la
quête d'une reconnaissance, la défense ou l'accès à un statut
social valorisant, quand elle n'est pas dominée par cette
préoccupation.
Ces processus de construction historique du sens de l'habitat
sont rarement linéaires, mais le plus souvent chaotiques, et ces
modes de composition du sens constituent également des formes
de bricolages réalisés à partir des matériaux que nos expériences
successives mettent à notre disposition et dans lesquels nous
puisons en fonction de nos besoins, ou s'imposent à nous mal-
gré les tentatives réitérées pour s'en déprendre. Il s'agit toujours
de bricolages imaginaires, car les significations attachées aux dif-
férents lieux dans lesquels nous avons vécu et leur mise en rela-
tion sont le fruit d'une patiente élaboration chaque fois singulière
et ne renvoient à aucune nécessité objective, ce qui ne veut pas
dire pour autant qu'elles _soient irrationnelles.

63
Les processus de mobilité résidentielle
Les stratégies individuelles de mobilité résidentielle s'inscri-
vent dans des processus économiques et sociaux, mais ceux-ci
ne les déterminent pas mécaniquement et les significations atta-
chées à ces trajectoires ne sont pas réductibles au nombre et à
l'ampleur des changements de lieu.
La mobilité résidentielle diffère sensiblement selon les pays,
tenant à la fois à des facteurs culturels, aux transformations éco-
nomiques et aux politiques d'emploi des entreprises (selon
qu'elles recherchent des salariés stables ou favorisent les muta-
tions internes ou externes), ainsi qu'aux politiques d'habitat et à
l'évolution du marché immobilier. La mobilité tend à s'accroître
avec la délocalisation des entreprises, l'évolution du marché du
travail et l'affaiblissement de 1' attachement (ou plutôt de la
dépendance) aux entreprises et à l'environnement d'origine. Cet
accroissement est néanmoins freiné en période de crise écono-
mique, chacun s'accrochant à son emploi de peur de ne pas ·en
retrouver un autre, et par les politiques favorisant l'accession à
. la propriété de l'habitat, les propriétaires étant beaucoup moins
mobiles. La France est en effet passée de 45 % de propriétaires
ou accédants en 1960 à près de 55 % actuellement.
Il faut néanmoins relativiser l'importance de la croissance de
la mobilité car la majorité des changements s'effectue au sein
de la même agglomération ou entre des communes proches. Envi-
ron - 5 % de la population change de domicile chaque année, ce
qui signifie qu'en moyenne chaque habitant se déplace tous les
vingt ans et occupe moins de quatre logements différents au cours
de sa vie. Mais ce chiffre dissimule de fortes disparités selon
les professions et les milieux d'origine, les trajectoires indivi-
duelles pouvant aller de la stabilité totale à plus de vingt chan-
gements au cours d' une vie. Ils sont évidemment plus fréquents
en milieu urbain qu'en milieu rural ·et leur rythme varie fortement
selon l'âge ; très nombreux entre vingt et trente ans, période de
grands réaménagements précédant une véritable « installation »
dans la vie, ils fléchissent nettement entre trente et quarante ans,
moment de stabilisation très marqué, pour devenir très rares
ensuite, sauf au moment de la retraite. Le nombre de changements
au cours d'une vie dessine des trajectoires très contrastées entre
des gens qui n'ont pratiquement pas bougé et d'autres en per-
pétuel mouvement. Mais on ne peut se contenter de distinguer

64
les trajectoires en fonction seulement de la diversité des lieux
habités, du nombre de déménagements, de l'ampleur et du rythme
des migrations effectuées.
L'importance des déménagements dans la construction du sens
de l'habitat est probablement inversement proportionnelle à leur
fréquence. Ils constituent une rupture profonde pour les personnes
n'ayant conn9 qu'un ou deux changements correspondant à leur
mariage, à l'émigration vers la ville pour les gens d'origine
rurale, à l' açcession à la propriété ou au départ en retraite. Les
grands migrateurs habitués à ces changements y accordent sans
doute moins d'attention, mais parmi toutes leurs pérégrinations,
certaines peuvent avoir une valeur particulière, qu'il s'agisse du
mariage, d'un divorce, de l'installation dans un nouveau lieu en
vue d'une fixation définitive, qui constituent pour eux une rup-
ture significative avec leur vie antérieure.
La durée d'occupation d'un logement n'est pas sans incidence
sur l'importance qu'on lui accorde, mais il faut veiller à ne pas
établir de lien mécanique entre cette durée et les modalités
d'appropriation. Le fait de vivre longtemps dans un espace ne
signifie pas nécessairement que l'on y soit profondément attaché
et que l'on ait pu se l'approprier. Sans parler des gens assignés
à résidence, qui ne peuvent accéder à un autre logement pour
des raisons économiques ou sociales, notamment si leur habitat
est lié à leur emploi ou à la nature de leur activité profession-
nelle, de nombreux individus vivent une forme d'aliénation dans
leur rapport à l'habitat. Ils ne peuvent se résigner à en partir
alors qu'ils y sont malheureux. Ils sont dépendants de cet objet,
comme prisonniers de cet autre qui se dresse face à eux. Certains
ne peuvent affronter l'inquiétude que suscite la perspective d'un
changement ou sont soumis au choix de leur conjoint et logent
ainsi dans l'espace de l'autre, ou bien encore craignent de per-
dre les maigres avantages que leur offre leur logis, ne pouvant
revendre une propriété qui s'est brutalement dévalorisée. Il ne
faut pas confondre en effet allégrement dépen~ance et approp~
l~:cene.d<;i'nieresignifiant une_adhésion non contramte_~
~li espace habite.
.......-=:;~ .. · -~·~·--,,_.
·•· Inversement, le bref séjour dans un logement, les quelques
mois passés dans un nid d'amour douillet avec une compagne
merveilleuse, une retraite transitoire dans un lieu enchanteur,
l'accès momentané à une maison séduisante, peuvent marquer à
jamais une trajectoire, rendant fades les logements occupés plus

65
longuement. De nombreux sociologues lient l'accroissement de
la mobilité au déclin de l'attachement pour l'habitat, y voyant
un signe de désinvestissement de l'ancrage spatial, confondant
en l'occurrence des processus très différents : l'attachement à des
lieux précis doit être en effet d.istingué de l'importance accordée
aux · différents espaces dans lesquels on vit, quels qu'ils soient.
On peut être très mobile tout en étant très sensible aux signifi-
cations de chacun des lieux que l'on a choisi avec attention. Ces
sociologues font un contresens en s'appuyant sur !'-exemple des
États-Unis qu'ils connaissent visiblement mal. La mobilité des
Américains ne signifie pas une indifférence à l'égard de leur hàbi-
tat. Au contraire, le processus de mobilité renforce l'importance
de l'intégration dans un quartier, qui est rendue aisée par l'accueil
des nombreux clubs qui y fleurissent, et souvent facilitée par
\.· l'identité culturelle commune et les liens qui unissent les
membres des communautés ethniques. Intégration qui, en retour,
facilite la mobilité: on hésite d'autant moins à changer que l'on
est sûr de pouvoir reconstituer rapidement un réseau de relations
sociales. En France, a contrario, dans certains villages on risque
parfois d'être toujours considéré comme un étranger des dizaines
d'années après s'y être installé.

La carte du tendre des changements

On doit distinguer la recherche d'appropriation de l'habitat et


sa réalisation effective. La mobilité peut être le signe d'un renou-
vellement de tentatives d'appropriation, qui échouent lamentable-
ment, ou d'une formation réactionnelle : dans l'impossibilité de
parvenir à s'approprier un habitat de façon satisfaisante, on y
renonce, en estimant comme le renard de la fable de La Fontaine
que cela est bon pour des goujats. Mais ce renoncement peut
aussi bien intervenir précisément au moment de la décision d'ins-
tallation définitive : lassé des échecs successifs, on cesse de se
mouvoir en vain, sans attacher une valeur particulière à la der-
nière demeure choisie; choix qui est un peu l'antichambre de
l'ultirne demeure, à savoir le cimetière.
La mobilité résidentielle est soumise aux différents facteurs
sôêi~"-écon'Z>miq-~-~~--ei--ëufi:Ürels mentionnés précéde~ment, mais
chaque individu ajuste sa propre dynamique psychique à ce sys-
tème de contraintes avec lesquelles il entretient des rapports spé-

66
cifiques. n peut s'appuyer sur elles pour réaliser ses aspirations
à la mobilité, si elles sont congruentes avec ses. propres tendances,
les intérioriser de manière passive bien qu'elles lui pèsent, s'y
confronter lorsque la tension est trop vive entre les conditions
objectives dans lesquelles il est placé et ses besoins intérieurs.
La mobilité peut viser à échapper à un univers familial étouffant,
ü u -iliversemëncn=etfoüver en -vafo-un liêU-ràppelaht l'espace de
l'enfance perdue, être soutenue par une quête désespérée d'un
habitat idéal, par là même à jamais inaccessible, être portée par
une représentation futurisée de son devenir ou simplement être
soumise aux aléas de la vie par lesquels l'individu est ballotté.
Il peut s'agir de tentatives de rapprochement de l'environnement
familial ou de _ @§:fi~~Li!m~IIS:ëaë- cefûT::CCaveé- Cies·--strâtéiies
îriterméëlfahes de recherche de compromis afin de trouver la
bonne distance. Ni trop éloigné, pour ne pas se sentir sous
l'emprise familiale ou trop coupable de s'en être détaché, ni trop
proche pour ne pas être sous sa coupe et envahi.
Bien que les individus expliquent souvent Jeqrs choix de loca-
·;
1'. lisation par les contraintes professionnelles ouoêsopportunttêS
âeCaîTière, ils sont toujours faits en référen~~fili.Qru>_lfillli:_
liales et l'on 'vo1Cfié"quemmenr -aespersônnes préférer subir de .
longs .trajets domicile-travail pour se maintenir à proximité des
réseaux familiaux.: _
~- ---- - - - ---· - ----
Ceux qui cherchent à mettre à distance l'univers familial cèdent
à l'illusion courante selon laquelle l'espace interposé entre soi
et ses parents suffirait à les protéger de cette emprise et garan-
tir leur autonomisation. Or ils portent en eux ces rapports de
dépendance, leur prégnance ne saurait être effacée par la distance
et ils n'échappent pas pour autant aux injonctions intériorisées,
aux difficultés dues aux relations passées et aux figures du théâtre
familial dont l'ombre les poursuit et dont les fantômes s'instal-
lent avec eux au fond des chambres successives où ils ~e réfu-
gient. Cette illusion permet de faire l'économie de la confronta-
tion avec l'histoire familiale et de se préserver des tensions
violentes que cela provoquerait, mais entretient cette dépendance.
Néanmoins, elle peut la rendre plus supportable, à défaut de pou-
voir s'en affranchir, et constitue parfois une condition indispen-
sable de survie, lorsque les relations familiales prennent un carac-
tère névrotique marqué (nous pensons notamment aux
toxicomanes).
Plus largement, comme le signale justement Gisela Pankow

67
(1993), de nombreux individus sont en proie au mythe selon
lequel il Sliîfira!Cae-èlf@gir::<:ttisj)ace pour-- clrn!!&~r de -vie,
\ ~croyanffôUJours laisser-dans l'endroit qu'ils quittent les êiif:ficùfré_s_
qui les assaillent, en se débarrassant ainsi des différentes strates
accumulées de leur histoire et de l'incapacité à les assumer. Or
ces couches sédimentaires nous collent à la peau et nous les trim-
balons avec nous où que nous allions.
Parm.i_le~,"~!~~~nts a~~~~ -!~~9-l1~~~--~ ·~lab<2~e p_our ~~~~-~E _}~_~s
de l'habitat, lès significations attachées à l'habiter de l'enfance
. cons;rvent Ünej]i~gpancê .R.i!riicuÏi~!i-=üliîsqu ;eÏles consfüuennes
fândatioôs ~.!!L .. 1~s_gp~lks ___y_o nL.s.e . constiüirë:_:-leS :~expeii~iiZës-
'ûffenéùTeS:~-

A la recherche de l'enfance perdue

A travers les moindres activités de la vie quotidienne on n'en


finit pas de régler ses comptes avec l'enfance, d'en réactiver avec
nostalgie la mémoire ou d'en enfouir désespérément les souvenirs
toujours menaçants.
L'habitat constitue sans doute l'un des supports privilégiés de
cette quête, de ce travail de deuil ou d'oblitération du passé ori-
ginaire. Il n'est pas un lieu qui n'ait été vécu en référence aux
souffrances, aux émois ou aux drames de cette période constitu-
tive du sujet, et le sens conféré à chaque nouvel espace se forme
en tension avec celui que l'on conserve, à travers les multiples
reconstructions opérées depuis lors, de ces moments merveilleux,
tristes ou insupportables selon les destinées. Même si ce passé Il
lointain a été oublié, refoulé ou annulé, le raiœ,ort àl'habiter de ~
l'enfance infiltre le _vécu _de l'espace guo_!i_<#~n c9ffiillel!D.:~l1.~P-~ !
souîérrâiile:-ifsôùrifimpercëptibîemênt et rejaillit-parfois violem-
meritâii -rnoment où l'on s'y attend le moins, au point de rendre
insupportable le fait de vivre dans -'un lieu qui rappelle par trop
un espace de l'enfance renvoyant à des moments douloureux que
l'on croyait à jamais oubliés.
Par-delà l'histoire du sujet, l'habitat établit un lien avec le
passé, malgré les ruptures successives éventuelles, comme une
arche invisible reliant les constructions Üll, l'on a vécu avec ses
parents et chacune de celles que l'on a occupées ultérieurement.
Ce mécanisme se comprend aisément si l'on considère qu'une

!------------------------·
maison ou un bâtiment continue à se dresser, immobile malgré

68
...........~-.,.._-....-..,.,_-..-~____,,-__,,.~ -~~· ·
- --- ~----
le temps qui passe. Leur résence demeure, et c'est là le sens
pro on u mot demeure, ce sont souvent lesseuls éléments maté~
riels tangibles du passé auquel chacun peut se référer, comme
autant de bornes ou de stèles qui ponctuent et rappellent l'histoire
d'une vie. Nous serions tentés de dire que chaque habitat consti-
tue à ce., ...tiiï~· ·ün: fri()il\1.mênr·"!T~é·:~uû-~«1ieü'"êfè-~mél'iioi;-;
, .., . ...., . ......-• ..-~ .... ., .. -~- .., . , . -~--,_ •.... · ··-···~-
. .
~> ..,iilâî:.
. _ _,,., . ..""''
. vfüuê[p_o\1r r(!prendre l'expr~~~j.Qij.~5t~..f : .tl9ra .098'4), 'jouant de
., fait ' un' rôle' homolügùe ' à''cetui que remplissent les bâtiments
publics pour la société. Dans notre culture, ces constructions se
doivent d'être inaltéràbles et la dégradation de ces signes maté-
riels du passé ou leur éradication pure et simple ne vont pas
généralement sans poser problème aux gens qui en sont victimes.
Que l'on songe à ce vieux Berlinois du film de W. Wenders
Î Les ailes du désir, à la recherche de la Potsdamer Platz qu'il a
longuement fréquentée et qui ne peut se résoudre à sa disparition.
Il revient rituellement dans le terrain vague qui est tout ce qui
reste de cette place et la reconstitue inlassablement d&ns son
imaginaire.
\
/ (\ Mais alors ~- l'habiter de l'enfance, ou plutôt les . dif-
~p ~ents 'lieux habit~~-~~ns l'enfance, car il s'agit souvent d'une
~·~ rriêmoîfëPIUiiëITe, auraient-ils un statut particulier? On ne s'ape-
santira pas sur le tiiiCqûePëiifâïfêë-;-vorreîesconditions de la
genèse antérieures à la naissance qui ont concouru à l' advenir
de chacun, marquent de leur sceau la vie ultérieure et que l'on
n'en finit pas de se débattre avec ses origines, les travaux psy-
chanalytiques l'attestent suffisamment. ç:~JL-en~f~-
~ parcours souvent doulo,:u.rf1.Y2C9l!L.XiL~le.J1u2rime enfanceà ù&IQ:,__

q:~~~~~!~~~~~~~:;~=.";::
, Joue un role nodal dans la formation du su3et comme l'a mon-
! tré Winnicott (1975), puisque le bébé n'existe pas à l'origine
· indépendamment de la mère qui l'a porté et à ce stade ne se
différencie pas de l'environnement qui l'entoure et se vit en çon~i­
nuité avec. celui-ci, sans qu ' aucune limite ne l'en sépare: il est
le monde. La séparation progressive d'avec la mère coïncide avec
l'émergence douloureuse, jamais achevée, d'une distinction entre
soi et le monde extérieur, cette différenciation spatiale ouvrant
la voie à l'altérité, par la constitution d'un corps propre et l'appa-
rition des limites spatiales.
Il n'en demeure pas moins que cette délimitation reste souvenf
fragile et précaire, et l'enfant continue à percevoir l'espace envi \

69
1
: ronnant comme un prolongement du corps propres et ce d' autimt
\ plus que l'espace proche est à sa portée et qu'il peut se l'appro-
j prier librement. De nombreux phénomènes de la vie quotidienne
attestent que ce rapport_g~- cont.inuité entre .soi et l'espace se pour-

1' suit . à l'j ge..Jtdüïi~:= to_Ùtê"""iiitèrventlon~èt'1mtmi-~dansî' esE:il~~ -


r:
'- fi-.ao~.1. t-.e'"-C
. . .. · ·O·u. t.ou. t.e. m. en.ace .d'i.n.lrusîon")····es·'f."vë·'··cûe"com..m.e u.ïiê"".agres-
'siôà" contre soi, cont~e_ son propre_ cotps:··or1 retroùve" mêmtna.-'
\A . . ' ' ,.. ' -~· --- ···.·.· ,. _. ·. .. -· . -·. . . . . .

~
~ riiafque·-ae· C"ê principe dans le Code ëivll et il faut prendre au
\{ pied de la lettre le fait que toute intrusion dans un logement
i constitue une « violation de domicile ».C ' est bien d'ün- v iol"'""fill
~·ri~
- sèn~ corporel.aü"".'tê..~~.:·ë,·.~·..~.·-·.·:0·.n-.I~~.[.·.&:ài.tî,=car .l'h_abitat e.s~~~
,b_ iq~~uu:~~J!!~::;.t~?Si~?~~-?P~1:-~o~~_. §t l'attrait de l'ac~es­
f . s10n a la propnete est s1 pmssant, ce n es ' as seulement en raison
de la valorisation idéologique dont il fait l'objet ou du statut
social qu'il procure, il s'agit là de quelque chose de beaucoup
i ,pl. us profond. Ê~f~.J2..r. __O
·J.?_.1:~~~a.-.~r._e, _. .~_e.·-. _s<?n .l9g. e1mm!_ c:'.~_sJ a'!<:!DUQJJ.L.....
avoir le sentiment de se posséder soi-même, se doter d'une capa-
1l/ citécFexte~ion--<lè -sëii' eCéie_ s_on- coïl)s , qui en retour permet de Io
/ . protéger le noyau intime de sa personnalité, son véritable corps.
· Cette extension du corps propre s'étend à la propriété foncière
pour les paysans et il n'est pas étonnant que toute atteinte à
celle-ci suscite des réactions violentes, pouvant aller jusqu'au
meurtre. Dans les sociétés modernes ce mouvement englobe les
automobiles, autre espace d'extension de soi qui réactive la nos-
talgie de la fusion avec l'espace environnant. Car avant cette
séparation, l'être qui se confondait avec le cosmos se vivait tout-
puissant. Cette hypothèse éclaire singulièrement le statut de loca-
t~ire, __g~~~yiendrfilLà_habitç;Lshe.?i_J.1.!!. at!!I.~1_!__1C?Z~E___Q~~-l!!!è
certaine mesure dans le_ ~.21:'.P.L<!'~.!L~..!:!!f~.. à être privé de cette
poss1bilifé-a'extens1oî:l- de soi dans l' espace, privation qui
s'accompagne généralement de l'interdiction de - l'altérer, d'y
imprimer sa marque, ceci pouvant être considéré comme une
attemte au corps de l'autre, une sorte de scarification. Inverse-
ment, même quand ils en ont la possibilité, les locataires répu-
gnent ou ne s'autorisent pas à réaliser des aménagements dans
un espace qui ne leur appartient pas, et ce n'est pas seulement
pour des raisons économiques. Le statut de locataire prolonge
bien souvent celui de salarié, la dépendance étant renforcée pour
ceux qui sont logés par leur employeur et qui, de ce fait, se
trouvent doublement dépossédés d'une part essentielle d'eux-
mêmes. Quoiqu'on en pense par les temps qui courent, les propos

70
de Marx à ce sujet restent profondément pertinents : les salariés
ont cessé de s'appartenir et ils sont aliénés, au sens premier qu'il
donnait à ce terme, ils ne s'appartiennent plus, ils sont dépossédés
d'eux-mêmes.
L'accession à l'individuation exige la formation de limites pour
se constituer comme entité distincte du monde et des autres, mais
le prix à payer de cette auto-délimitation est très cher, puisqu'on
renonce du même coup au fantasme de toute-puissance. Ce renon-
cement n'est bien entendu jamais entériné totalem~nt par le sujet,
qui n'a de cesse de reconquérir l'espace perdu. Il n'est pas anodin
que la rf(cherche de la puissance ait toujours eu pour objet la
conquête et la maîtrise de 1' espace et qqe pour symboliser cette
puissance, les dirigeants choisissent de l'inscrire dans l'espace
en érigeant des palais ou des monuments, tendance qui ne se
dément pas, même sous la république.
Pour revenir à l'habiter de l'enfance, on imagine que Je lieu
où s'opère la distinction entre soi et le monde puisse avoir un
statut privilégié, car il constitue la matrice de toute expérience
! ·.
future du rapport à l'espace. L'individu y vit une contradiction
fondamentale, puisque cet espace ne fait plus partie de lui et en
même temps il cherche à maintenir ce lien, à le récupérer comme
prolongement de lui-même et est condamné à préserver cette fic-
tion. Une autre épreuve attend l'enfant puisque ses parents lui
signifieront rapidement que l'espace habité non seulement n'est
pas co-extensif à son corps propre, mais ne lui appartient même
pas comme objet extérieur: c'est leur espace à eux, dans lequel
il n'est qu'un invité. Il est alors pris dans une autre contradiction,
puisque ses parents lui interdisent d'en sortir, ou du moins contrô-
lent étroitement et codifient ses déplacements à l'extérieur, alors
que ses droits à l'intérieur sont limités et qu'ils en régissent
l'usage, l'empêchant même parfois d'y inviter des amis. Toute
une gamme de modes de contrôle du rapport dedans/dehors peut
être mise en place, qui va de l'interdiction de sortir seul de
l'appartement familial, jusqu'aux enfants qui sont au contraire
expulsés de chez eux et jouent dans la rue en l'absence de leurs
parents, ces modèles éducatifs renvoyant souvent aux classes
sociales d'appartenance. On aura reconnu daqs le premier cas les
pratiques de la bourgeoisie, mais ceci peut être également le fait
de ménages ouvriers dont la femme reste au foyer, ou de femmes
seules fragilisées, qui maintiennent un rapport fusionnel avec
leurs enfants, ou pour lesquelles l'environnement est menaçant.

71
Dans les familles sous-prolétaires les enfants sont souvent laissés
dans la rue, parfois dès l'âge de trois ou quatre ans.
r L'espace habité constitue la scène sur laquelle s'inscrivent les
modèles éducatifs et constitue souvent le supp01t et l'enjeu qui
! médiatise les relations parents-enfants, ainsi que les rapports entre
1 l'univers familial et d'autres formes de relations sociales, où se
J joue la socialisation. Ce n'est pas par hasard que la fugue, le
départ momentané et brutal de l'appartement familial, constitue
le moyen privilégié qu'utilisent les adolescents pour manifester
leur mal-être par rapport à leurs parents. Si c'est apparemment
l'expression d'un désir de rupture avec un univers étouffant, c'est
en fait souvent une forme efficace de chàntage affectif exprimant
une demande d' attention. Les adolescents sont pris entre le désir
d'autonomisation par rapport à l'espace familial et le besoin de
conserver des liens avec celui-ci, de bénéficier de la protection
qu'il offre, contradiction qu'ils résolvent souvent en s'installant
dans les halls d'entrée des immeubles, à _la jonction de l'intérieur
et de l'extérieur.
Les pratiques éducatives utilisent le rapport à l'espace habité
pour différencier le traitement dont bénéficient les garçons et les
filles, les droits de sortie de ces dernières étant d'autant plus
limités qu'on se trouve dans une culture plus traditionnelle, l'écart
le plus fort concernant bien entendu les sociétés islamiques.
A l'intérieur des logements Jes enfants font également l'expé-
rience de rapports à l'espace, qui leur signifient à la fois les
règles éducatives auxquelles leurs parents adhèrent, leur place
dans la famille et l'affection dont ils bénéficient. Ces expériences
marqueront durablement leur vécu de l'espace. C'est ainsi que
des enfants conservent un souvenir pénible d'avoir dormi plu-
sieurs années sur un canapé qu'on dépliait le soir, ou dans un,
divan sitµé dans un couloir, ou bien encore dans une chambre
démunie de porte servant également de salon. Le souvenir est
encore plus douloureux lorsque la distribution des enfants dans
l'espace signifiait une inégalité flagrante entre eux, renvoyant à
des différences de l'attention et de l'affection que les parents
leur portaient. Les enfants sont très sensibles aux différences de
taille, de décoration, d'ameublement entre les espaces attribués
à chacun d'eux, au fait que certains devaient faire leurs devoirs
dans la cuisine alors que d'autres disposaient d'un bureau, ce
qui révèle des inégalités affectives dont les parents n'ont pas tou-
jours conscience.

72
D'autres phénomènes concernant l'organisation de l'espace
familial conservent une valeur symbolique très prégnante, comme
de faire dormir un enfant dans la chambre conjugale jusqu'à cinq
ans voire au-delà, ou bien d'avoir vécu dans une chambre dont
1' entrée est commandée par celle des parents, ce qui nécessite
de traverser celle-ci pour y avoir accès, portant ainsi atteinte à
l'intimité ·conjugale. L'inverse peut être tout aussi problématique,
lorsque l'accès à la chambre des parents nécessite de traverser
celle des enfants. Ils .ne peuvent alors disposer d'une véritable
intimité ; mais en contrepartie ceci leur permet de contrôler les
-.i
allées et venues de leurs parents. On peut également évoquer les
' problèmes posés par les cloisons trop fines, voire l'existence
d'une baie vitrée entre les chambres, ou les portes fermant mal,
ce qui oblige les parents à freiner l'ardeur de leurs élans amou-
reux ou réactive les fantasmes de scène primitive.
Rappelons néanmoins que ces phénomènes prennent un sens
différent à la fois selon les cultures concernées et les dynamiques
familiales ; les mêmes pratiques ou des modes d'organisation de
l'espace idèntiques peuvent en effet renvoyer à des significations
' ./ multiple.s: Avant .le x1x• siècle il n' éta.it pas rare que les membres
d'une famille partagent le même lit (Dibier, 1987), la chambre
se réduisant au Moyen Age à une alcôve donnant sur la salle
)
·. commune; la partition rigoureuse de l'habitat et la séparation
·. des corps, éléments d'une stratégie disciplinaire selon Foucault
(1975), sont somme toute récents. Ce sont surtout les écàrts des
pratiques .par rapport aux normes dominantes, dans une société
ou une classe sociale, qui ont une .valeur significative.
De nombreuses pathologies infantiles dont les traces perdurent
parfois à l'âge adulte se repèrent souvent à travers le rapport à
l'espace. Ce peut être la porte de la chambre qu'on n'osait pas
fermer ou la nécessité de dormir en laissant une lampe allumée
ou les volet.s mi-clos de peur de l'isolement. Il est fréquent que
les enfants dont le père voyageait souvent pour des raisons pro-
fessionnelles en profitaient .pour dormir avec leur mère, suppor-
tant mal de ce fait le retour du père.
L'habiter de l'enfance recueille également les signes de l'atmo-
sphère familiale et de ses changements, qui se déposent comme
par sédimentation sur l'espace. La dégradation de l'entretien du
logement par la mère, le vide laissé par un père de plus en plus
absent, le fait que les visites des amis se fassent rares et que la
salle à manger soit de moins en moins utilisée, sont autant de

73
manifestations qui transitent par le Il)Ode d'usage de l'espace et
imprègnent le souvenir qu'on en garde, de lieux devenus vides,
tristes, mortifères.
La liberté laissée aux enfants d'aménager et de décorer leur
· chambre, de pouvoir s'y enfermer sans que les parents ne fassent
brutalement irruption pour contrôler leur activité, sont significatifs
des droits et du degré d'autonomie qui leur sont concédés, de
l'emprise affective et morale qu'ils exercent sur eux. La liberté
en la matière pouvant également signifier un manque d'attention
ou une forme d'abandon. La possibilité laissée aux enfants d'invi-
ter des ,amis atteste du degré d'ouverture vis-à-vis de l'environ-
nement et les réticences à cet égard manifestent une tentative de
clivage entre l'univers familial et les relations extérieures.
Un autre registre important de l'habiter de l'enfance concerne
le statut social de l'habitat et ses modifications, soit que celles-ci
traduisent une promotion ou fassent suite à une régression sociale.
C'est souvent à travers la perte d'un espace privilégié, la nécessité
de déménager dans une maison où ils doivent désormais s'entas-
ser à plusieurs dans la même chambre, que les enfants prennent
conscience de la dégradation du statut social de leurs parents,
évolution qu'ils ne comprennent pas toujours et dont ils gardent
pourtant un souvenir amer, le rapport à l'espace constituant
parfois le seul repère tangible de ce phénomène. Il se peut aussi
que l'habitat protège les enfants d'une régression sociale, lorsque
les parents peuvent conserver leur logement malgré la chute de
leurs revenus. Cette évolution n'étant pas perceptible dans
l'espace, elle peut échapper aux· enfants.
Pour les enfants des gens en promotion, l'accès à un pavillon
et à l,)ne chambre spacieuse peut se payer cher, par l'interdiction
de sortir du jardin et par une perte de liberté au nom du fait
qu'ils disposent désormais d'espace pour jouer, les parents utili-1
sant l'opportunité que leur of.fre désormais l' espa.ce pour renforcer
leur emprise, les mères ayant des, tendançes possessives disposant 1
ainsi. d'un prétexte objectif pour satisfaire leurs pulsio~~· ,
L'histoire de l'habiter de l'enfance peut être îiiàrquée par une
très grande stabilité, sans aucun changement de logement, ou bien
traversée de multiples déménagements, chacun d'eux correspon-
dant à un événement particulier revêtant diverses significations.
La stabilité dans le même logement n'implique pas nécessaire-
ment une absence de modification de l'espace. Celui-ci a pu être
agrandi progressivement ou réaménagé et embelli ou bien se

74
\
dégrader lentement. Sans changement de logement, la croissance
de la famille entraîne souvent des réaffectations des pièces, sou-
vent à la suite de négociations laborieuses, qui ne vont pas sans
laisser des traces dans la mémoire individuelle, laissant à chacun
le souvenir que l'espace se rétrécissait. Il arrive que !'environ-
nement du logement se modifie profondément au cours de
l'enfance, une maison autrefois isolée se retrouvant progressive-
ment intégrée à la ville par la croissance urbaine, le quartier
s'étant dégradé ou l'installation d'une ZUP à proximité l'ayant
brutalement dévalorisée. La stabilité dans le logement n'a pas ·
des effets uniformes, elle a pu être traversée de modifications
profondes, marquée de tensions et de conflits parfois violents,
ou bien s'accompagner d'améliorations sensibles des conditions
de logement. Les changements internes du logement ou de l'envi-
ronnement n'ont pas un sens univoque en eux-mêmes, chaque
membre de la famille a pu les vivre différemment.
Il se peut que le fait d'avoir vécu toute son enfance . dans le
même logement renforce la prégnance du souvenir de cette
période et l'identification entre les significations accordées à
l'espace et le vécu de l'univers familial. Il est probable qu'une
certaine osmose se réalise entre ce vécu et !'espace qui lui a
servi de cadre, qu 'une correspondance étroite s'établisse entre les
sentiments qu'inspire ce lieu et ce que l'on éprouve envers sa
famille, au point qu'il soit difficile de les distinguer dans le sou-
venir. Ceci est d'autant plus probable quand il existe une forte
corrélation entre la stabilité de l'habitat et la stabilité familiale,
l'habitat ayant sans doute d'autant plus de chance de symboliser
l'unité familiale que les changements de lieu sont moins fré-
quents. Inversement, les tensions au sein d'un couple, et a for-
tiori les séparations, se traduisent généralement par des déména-
gements, même si on peut constater que des familles contraintes
de changer de lieu pour des raisons diverses tendent parfois à
resserrer leurs liens pour faire face à ces changements d'envi-
ronnement et se protéger contre l'anxiété qu'ils peuvent générer.
La stabilité spatiale vécue dans l'enfance entraîne sans doute
une plus grande difficulté d'autonomisation par rapport aux
parents, une plus grande difficulté à se déprendre de cet univers.
à se dégager de leur emprise, tout en l'exacerbant ou en la ren-
dant plus aiguë. Le fait de rester dans une certaine dépendance
vis-à-vis des parents ne signifie pas pour autant une adhésion,
un désir de rester sous leur coupe. Leur emprise peut a contrario

75
être ressentie comme intolérable, et l'habiter de. l'enfance peut
laisser un souvenir d'enfermement, d'étouffement, et provoquer
un rejet. Mais le fait de quitter brutalement la maison familiale
ou de s'en éloigner ne signifie pas pour autant que l'on se dégage
de l'univers qu'elle symbolise et que sa prégnance s'estompe,
.bien au contraire. Paradoxalement, ce sont peut-être les gens qui
tentent de partir le plus loin possible, qui émigrent ou changent
fréquemment d'habitat, qui · subissent le plus une sorte d'attrac-
tion-répulsion pour ce pôle magnétique que _çonstitue la .maison
de leur enfance.
Ceci est encore une fois à relativiser selon les cultures et les
milieux sociaux, car pour des agriculteurs, des commerçants ou
des artisans, la tradition veut que les enfants ou tout au moins
· l'aîné reprennent l'exploitation familiale, de même que dans cer-
tains milieux ouvriers dans le secteur des mines, du tissage, de
la métélllurgie, il était normal que les enfants reproduisent le mode
de vie de leurs parents, soient embauchés dans la même entre-
prise et s'installent à proximité. On peut d'ailleurs faire l'hypo-
thèse que les individus originaires de ces milieux, qui échappent
oµ tentent d'échapper à cette reproduction, cherchent à se dégager
d'une emprise qui leur a été intolérable.
Il se pourrait que l'ancrage spatial induit par la stabilité de
l'habiter de l'enfance renforce la dépendance par rapport à
l'univers familial, sans pour autant la produire, et conduise soit
à l'accepter et à s'y conformer, soit à chercher à s'en dégager
par- tous les moyens, ce qui requiert une dépense d'énergie consi-
dér:able, ces tentatives étant généralement vouées à l'échec mal-
gré les apparences. Les individus qui tentent d'échapper à l'orbite
de ce point focal sont quelque part maudits, condamnés parfois
à l'errance, pour avoir cherché à s'extraire d'un milieu qui les
enserre. Certains ne peuvent plus revenir en ce lieu qui leur rap-
pelle par trop l'enfermement alors que d'autres, tr.aversés d.' ambi-
valence, y reviennent rituellement, 'Comme attachés par une force
qui les ramène inexorablement à ce point de départ, malgré leurs
efforts pour s'en affranchir.
l.Jn autre cas de figure, fréquent chez les émigrants, consiste
à revenir sur les lieux de l'enfance après avoir réussi socialement,
généralement pour acheter ou faire construire une maison
luxueuse qui témoignera de leur réussite, car c'est en ce lieu et
à travers la symbolique spatiale qu'ils peuvent l'inscrire, souvent
comme une revanche. Certaines personnes ne peuvent revenir

76
dans la maison familiale qu'après la mort de leurs parents, car
c'est à cette condition qu'ils peuvent y acquérir une place qui
leur soit propre, ou bien pour y prendre leur retraite et y mou-
rir à leur tour, fermant ainsi une boucle en renouant avec leur
ancrage originaire, comme si leur vie d'exilés provisoires n'avait
été qu'une parenthèse.
Lorsque· l'habiter de l'enfance est marqué par plusieurs démé-
nagements, plusieurs configurations sont possibles. Il se peut que
la trajectoire spatiale St( limite à deux ou trois changements, cha-
que lieu habité con.s ervant une signification propre, ou bien que
l'enfance ne soit qu'une suite de déménagements dont on garde
un souvenir vague. Mais parmi les lieux successivement habités,
certains peuvent émerger comme des figures très importantes aux-
quelles les individus se raccrochent, ou qu'ils essaient vainement
d'oublier. Bien entendu le sens de ces déménagements peut varier
considérablement. Ils peuvent s'inscrire dans une chaîne linéaire
lorsque les parents étaient contraints de changer en raison de
mutations professionnelles fréquentes, constituer autant d'étapes
d'une trajectoire de promotion sociale régulière, ou a contrario
de régression. Il peut également s'agir d'un parcours chaotique,
fait de ruptures et de revirements de fortune. Les périodes entre
deux changements et l'amplitude des distances entre les lieux
habités peuvent être très différentes, certains déménageant à
l'intérieur de la même agglomération, voire du même quartier,
alors que d'autres se sont installés dans différentes régions ou
ont parcouru le monde et, de ce fait, chaque trajectoire est
singulière.
Hormis pour certaines professions qui impliquent nécessaire-
ment des changements fréquents, chaque déménagement résulte
généralement d'une combinaison de facteurs : modification de la '
situation familiale, professionnelle ou économique, impossibilité
de rester dans une maison devenue trop petite ou par trop incon-
fortable, désir de changer d'environnement, attirance pour une
région oµ une ville, besoin de se rapprocher (ou de s'éloigner)
d'amis ou de membres de la famille, rejet du voisinage, etc. Ces
changements sont toujours des compromis plus ou moins satis-
faisants entre des contraintes, des aspirations, des opportunités et
ces différents facteurs, de même que l'équilibre entre l'attrait du
logement que l'on quitte et celui que l'on découvre peut conférer
un sens particulier à ce dernier. Il est rare que des changements
relationnels au sein des couples n'interviennent pas, soit dans les

77
motivations de déménagement, soit au cours de la prise de déci-
sion, soit ultérieurement lors de l'installation dans le nouvel habi-
tat, et ces changements imprègnent l'investissement que chacun
des membres du couple va y réaliser.
Le désir de déménager peut être induit par des tensions ou au
contraire par un resserrement des liens conjugaux, ce peut être
un moyen pour tenter de s'isoler davantage ou bien développer
des liens sociaux, il peut s'agir d'une stratégie inconsciente pour
éviter ou masquer des conflits, une tentative désespérée pour se
retrouver, comme si le fait de quitter un lieu marqué par des
conflits permettait magiquement de les évacuer. Ces modifications
relatiqnnelles, quelle que soit leur nature, peuvent préexister au
projet de déménagement, être révélées, amplifiées ou atténuées
provisoirement par celui-ci. Autour d'un tel projet les couples
peuvent se réconcilier provisoirement ou bien se déchirer davan-
tage, trouver un nouvel élan, un sursaut, une raison de se mobi-
liser ou d'éviter l'enlisement.
Pour les enfants, un déménagement se traduit souvent par une
modification de leurs conditions d'habitat et de leur environne-
ment, la perte de leurs anciens amis, la découverte d'un nouvel
univers. Mais le sens du changement dépend pour une large part
de la façon dont il est vécu par leurs parents et de son incidence
sur leurs relations affectives, de la place qu'ils ont dans cette
décision. C'est l'imbrication de ces différents éléments qui va
construire le rapport au nouvel espace. Le fait d'avoir vécu dans
différents endroits permet de faire de multiples expériences, d'être
confronté à la nécessité de s'adapter à différents univers, à la
perte d'amitiés profondes, implique de s'ajuster à des contextes
variés. Mais c~la peut rendre impossible l'établissement de liens
durables, créer un sentiment d'instabilité permanent. Les effets
sur les enfants dépendent aussi des réactions des parents à ces
nouvelles situations, soit qu'ils renforcent leur emprise sur eux
car ils se sentent dans un univers inconnu et hostile, soit qu'ils
favorisent la découverte de l'environnement et l'établissement de
nouvelles relations.
Ces changements n'ont pas le même effet selon l'âge auquel
ils interviennent. De jeunes enfants ayant vécu dans des
immeubles se retrouvant dans un pavillon en périphérie disposant
d'un jardin peuvent y trouver un espace de jeu idéal, alors que
des adolescents vivant la même expérience risquent de se sentir
isolés au moment où ils découvrent l'attrait de la vie urbaine.

78
L'investissement d'un nouvel espace entraîne un réaménagement
des relations que les enfants ont avec leurs parents d'une part,
et avec l'environnement social d'autre part, réaménagement qui
s'effectue en partie à travers le rapport à l'espace, leur ouvrant
de nouveaux droits ou induisant un renforcement des contraintes,
qu'il s'agisse de l'utilisation de leur chambre, de l'autorisation
ou de la· possibilité de sortir de l'appartement, de se promener
seul, d'inviter des amis chez eux.
L'expérience de l'habiter de l'enfance se situe donc à des
niveaux très différents, puisqu'elle joue sur la structuration de la
personnalité au moment de la différenciation entre soi et le monde
environnant, elle exprime les relations entre les parents et les
enfants aux plans affectif, éducatif et culturel, et médiatise les
rapports entre l'univers familial et les relations sociales avec
l'extérieur.
Il s'agit d'une expériènce multiforme, souvent traversée de
conflits et de contradictions, avec des évolutions et parfois des
ruptures où différents éléments peuvent s'imbriquer, se fondre
ou bien se trouver juxtaposés, clivés. C'est par rapport à cette
expérience originaire que vont se situer les expériences d'habitat
ultérieures, c'est elle qui va orienter, selon des modalités diffé-
rentes, à la fois la recherche des formes d'habitat et le sens qui
sera investi dans ces lieux.
Cette référence à l'habiter du passé peut s'inscrire dans de mul-
tiples stratégies, en grande partie inconscientes, et le souvenir
que les individus en gardent n'est qu'un indice, pas nécessaire-
ment pertinent, de sa prégnance dans les choix et le vécu actuels.

Prégnance du passé
Le fait de ne conserver qu'un souvenir vague et flou de l'habi-
ter de l'enfance ne signifie pas nécessairement qu'il n'influence
pas le vécu ultérieur de l'habitat. Inversement, les individus qui
en gardent une image· claire et précise et l'évoquent avec nos-
talgie ou répugnance ne sont pas forcément les plus marqués par
cette expérience. Ce qui reste du passé est le résultat de recons-
tructions, de réaménagements successifs, et ce qui affleure à la
conscience ne constitue pas toujours l'essentiel. Des souvenirs-
écrans peuvent fort bien masquer des événements plus profonds.
dissimuler des sentiments enfouis en raison de leur caractère dou-

79
loureux ou parce que leur perte est insoutenable. La réminiscence
de moments heureux, à jamais disparus, peut être tout aussi insup-
portable que le souvènir d'épreuves. Les traces du passé dans la
mémoire sont toujours lacunaires et chaotiques et l' oubli de cer-
tains lieux de l'enfance est parfois plus significatif que le rappel
obsédant d'autres espaces apparemment plus importants. C'est
dans le jeu de la présence-absence de ces éléments que se
construit le sens. ·
·:
Les individus peuvent chercher à retrouver ce passé lorsqu'il :
renvoie au souvenir d'une enfance heureuse, bien qu'en grande
partie mythique, ou a contrario essayer de le mettre à distance
ou de l'annuler, quand le souvenir en est douloureux voire insup-
portable. Certaines personnes se trouvent en quelque s01te
condamnées à répéter ce qu'elles ont vécu dans l'espace de
l'enfance, malgré des tentatives réitérées pour s'en dégager, à
moins que sa prégnance soit telle qu'elles se contentent de repro-
duire ce qu'elles ont vécu, en se conformant aux modèles dont
elles ont hérité sans chercher à s'en déprendre. Ce jeu petit se
situer sur de multiples registres, ou bien privilégier certains I'
1
d'entre eux, qui seuls conservent à travers le temps une valeur ·.'
significative.
f1
I'

L'habitat ou le palimpseste
) Les multiples façons de vivre dans un lieu particulier, de
l'investir et d'y développer des pratiques, les significations qu'il
suscite, tiennent à la rencontre entre la culture de ses occupants
et les caractéristiques propres de l'espace. Mais ces interactions
sont infiltrées et retravaillées par les expériences d'habiter anté-
·eures, chacune d'elles marquant durablement, à des degrés
1divers et de différentes manières, le vécu des lieux. L'expérience
jd e l'habiter de l'enfance fonde le rapport à l'espace et sur ce
1socle viennent se greffer les expériences ultérieures qui prendront
L
/sens en référence à cette phase inaugurale. Chaque nouvel habitat
: ( oblige à des réaménagements de son rapport à l'espace qui s'ins-
i cri t dans la suite des changements successifs. Ces processus font
! de l'habitat un véritable palimpseste. Ainsi pour chacun se consti-
. tue une histoire singulière de l'habiter, dont le dernier épisode

80
est toujours à rapporter aux précédents, dont il est le produit, la
résultante. provisoire. Cette petite histoire, malgré son apparence
chaotique et les multiples avatars qui l'ont traversée, a toujours
un sens, .contrairement à la grande, même si ses auteurs n'en ont:
pas nécessairement conscience et l'ont plus ou moins maîtrisée-
Elle résulte d'un projet, aux contours souvent confus et contra-
dictoires; dont la formation et l'orientation sont le fruit de mul-
.1 tiples facteurs, qui se réalise rarement conformément aux inten-
i tions initiales, car son actualisation est soumise aux aléas et aux..
'i '
contraintes de l'existence et du marché immobilier.
Autrement dit, le sens conféré à un habitat et les satisfactions
ou les déceptions qu'il peut procurer ne tiennent pas uniquement
à ses caractéristiques propres, mais également à la place qu'il
occupe par rapport aux différents lieux occupés antérieurement \ ,,
et aux anticipations quant à l'avenir. Il est pris dans une chaîne \ '\
1
de significations, en tension entre le passé et le devenir. Nous i ··

n'habitons pas un lieu en soi et pour lui-même, mais pour ce


qu'il évoque, rappelle du passé, ou pour les écarts et les diffé-
rences qu'il instaure par rapport à celui-ci, et en fonction des
perspectives que l'on a d'y rester ou d'en partir, des perspectives !

~o~~~~~~~~~:~=~;"~~~::;;~~~~~;~r;f'.~~:~~. 1 ' J
<~~:~r1~~~;;~~e~~r,::~~~: u·
1

au futur. ·
Nous habitons la différence d'avec ce que nous avons connu
ou projetons. Différence qui peut se réduire au même, bien qu'un
écart subsiste toujours, si minime soit-il, car l'histoire ne se répète
jamais. Malgré les tentatives nostalgiques éventuelles de ressus-
citer le passé et de le rabattre sur le présent, il est à jamais
révolu, et nous ne pouvons qu'en rejouer une représentation tra-
vestie par nos réinterprétations successives, en nous référant à 1

~esuU~iJE~ll~~~lk-.se-dépl01e·:-·
·e·n·f.~\~.~~.~:~. ;'~~~éi;~o~ev;::;;~=~~es:~-
· l .
· ./l ·
Aucun habitat ne peut être identique au précédent, il est tout I
au plus similaire, mais cette similitude n'en fait jamais qu'une !
copie, dont l'apparente conformité au modèle initial suffit à nous l
abuser et nous faire accroire qu ' on y retrouve le passé alors qu'il i!
s'est évanoui, que l'on peut, ne fût-ce que provisoirement, sus- {
1
81 '
pendre le temps. Pour ceux qui essaient de retrouver des moments
heureux qu'ils ont vécus et le décor qui leur a servi de cadre,
afin d'en répéter indéfiniment la réalité qu'ils croient tenir, indé-
pendamment des distorsions introduites par la remémoration et
des décalages ménagés par le temps ou des difficultés pratiques
à reconstituer ce décor, le fait même qu'il s'agisse d'une répé-
tition, d'une duplication de l'expérience, lui donne le statut d'une
image dans un miroir. Mais la précision de la reproduction ne
l
suffit pas à restituer le modèle original.
:\ Chaque fois que nous débarquons dans un nouvel espace, nous I·
1
1Y arrivons non seulement chargés d'un mobilier plus ou moins
. :fourni, mais aussi de notre expérience passée, que nous emmé-
( ;nageons avec nous. Nous pouvons nous débarrasser des meubles
.,-\ Jes plus encombrants et des équipements ménagers devenus obso-
.. ~' :lesc.e):lts,. mais I_l~Us . n.' en.conservon..S.. P.élS. Il12.ÎJ!.~. 1'._yss~ptit!LQ{<JJoti:e
: .~quipement mênf!if,..-avec-1equër-iious nous installons et que nous
};iôgeons~·ur"aV°"êC--ptus ou moins de difficultés . C'est en fonctjon
,:·de cette expérience què nous apprécions ce nouvel environnement
et nous l'aménageons, le décorons avec nos références accumu-
lées. Le nouvel habitat prend place dans la galerie de tableaux
que nous nous sommes composée, et comme un peintre jette un
regard sur un paysage à partir de ceux qu'il a déjà réalisés, nous
l'appréhendons en fonction des différents lieux que nous avons
occupés, qui nous hantent encore, même à notre insu.
Dans chaque habitat nous déposons ainsi nos hardes, faites de
vêtements précieux auxquels nous tenons énormément et de linge
taché ou déchiré dont nous essayons en vain de nous débarras-
ser, dont la vue et l'odeur nous sont insupportables. Elles enva-
hissent l'espace à peine franchi le seuil, s'rdéploient, le colorent
et lui donnent une fragrance particulière. Chaque lieu accueille
de manière spécifique ces éléments que nous portons en nous et
interagit avec eux. Certains sont absorbés, d'autres éliminés ou
rejetés, formant des mélanges inattendus, recueillant des lam-
beaux pour produire des significations nouvelles ou se trouvent
écrasés par la prégnance du passé, qui parvient parfois à digérer
le nouvel espace et à le transformer au point d'annuler ses par-
ticularités, le réduisant à n'être que le support passif d'un sens 1
déjà là, qui s'installe en faisant fi du décor qu'on lui prête.
Il peut arriver que le nouvel espace refuse de se plier au sens )
que l'on tente de lui assigner et résiste à cet envahissement, se
prêtant mal à cette opération visant à l'absorber dans des signi-

82
fications qui lui sont radicalement étrangères, se dressant farou-
chement contre les tentatives de séduction ou de transformation
brutale de ses nouveaux hôtes, préservant son quant-à-soi. Une
lutte effrénée peut alors s'engager, dont l'issue est incertaine,
entre un lieu et ses nouveaux occupants, ces derniers parvenant
parfois à. maîtriser cet espace rétif ou se retrouvant réduits à s'y
maintenir, ·à y loger sans jamais l'habiter vraiment, renonçant à
faire ce chez-soi dont ils rêvaient, sans toujours pouvoir en partir.
Face à une telle adversité, ils peuvent aussi renoncer à .l'inves-
tir ou être réduits à le quitter en saisissant un prétexte ou une
opportunité.
Ces modalités d'ajustement entre l'habitant et son espace
dépendent bien entendu des possibilités de choix et de -l'appré-
ciation anticipée des capacités qu'offre le lieu sur lequel il a jeté
son dévolu à accueillir et intégrer son histoire et ses modes
d'investissements. Des indivielus dont les choix ne sont pas
contraints par l'urgence ou par les difficultés économiques, ou
en mesure de réaliser un compromis satisfaisant entre leurs
attentes et leurs moyens, peuvent néanmoins se tromper lourde-
ment. Il n'est pas rare de voir, parmi les acquéreurs de maisons
individuelles, des gens profondément déçus par le résultat de
décisions qui sont pourtant l'aboutissement de longues re.cherches
et le fruit de mûres décisions. Souvent placés dans l'impossibi-
lité de se déjuger, ils sont condamnés à justifier leur erreur et
à valoriser un lieu dont ils savent pertinemment qu'il n'a qu'un
rapport lointain avec le rêve qu'ils poursuivaient. Ce genre de
mésaventure s'explique par l'importance souvent accordée aux
performances fonctionnelles de l'habitat ou à ses valeurs pratiques
(proximité du lieu de travail, qualité de l'environnement et des
services urbains, etc.), laissant dans l'ombre ses significations
profondes par rapport à l'histoire des acquéreurs.
Le choix de l'habitat résultant souvent d'un laborieux
compromis parfois précaire entre les membres d'un couple,
auquel les enfants se mêlent dans certains cas, il est difficile de
l'inscrire de manière cohérente dans l'histoire de chacun d'eux,
il est rare qu'il soit au croisement de leurs trajectoires respecti-
ves, lorsque celles-ci diffèrent sensiblement. Mais si le hasard
veut qu'il en soit ainsi, il peut contribuer de façon décisive à la
consolidation de cette rencontre.
Chacun des conjoints court fréquemment le risque de ne pas
s'y retrouver et d'être profondément déçu, quand ils ne sont pas

83
tous deux victimes du compromis entre leurs moyens et leurs
aspirations respectives, l'un prêtant parfois à l'autre des intentions
qui se révèlent erronées à l'usage. Il n'est pas étonnant que des
couples traversent des conflits; qui ne font que révéler des ten-
sions sous-jacentes, pouvant conduire à des ruptures, à l'occasion
du choix d'un nouveau logis. Ces conflits sont d'autant plus vifs
que les contraintes matérielles sont moins fortes et ne suffisent
pas à oblitérer les divergences en imposant la loi de la nécessité.
Les conjoints peuvent alors découvrir avec stupéfaction qu'ils ·
avaient longtemps partagé le même toit, sans pour autant vivre
dans le même lieu.
1 1
r' k~ ..me,n.ace..des- tensions -est--particulièrement~v-We...quandJt.< __ç91;1-
/ ~ , pie a décidé ..cte....-><faire--cons.truirê.,J> sa maison et est amené à
l • B défü:iii -lùi=ll1ême sa conception, qui renvoie ses membres . à_J~!ITL
1

.·l ·ç:çnceptions g_e_J~_Yie-et~à--leurs::histoireS"'-respec::.tfüi~:~:Bi~n des


arciiltecte-s se sont laissés surprendre dans ce genre de contra-
diction et ont juré de ne plus se laisser piéger à un tel jeu. Il
faut tout le doigté des agents immobiliers, qui en savent plus
long que bien des sociologues sur le sujet, pour évacuer les ques-
tions litigieuses susceptibles de révéler les écarts et parfois les
gouffres qui séparent leurs clients apparemment unis dans la quête
de leur foyer. Leur expérience leur permet de découvrir imman-
quablement les failles et d'imaginer les arguments à même d'évi-
ter de s'y fourvoyer, rabattant la discussion sur des éléments de
confort objectif où il est plus aisé de trouver un terrain d'entente.

-" ~ ·{Il tan7i·· :r;~~~~oi~~sf~i:~def1~\\~1~,e ;:~cau~ntj~ct~ir~e~~~i:~e~a d~és~~


~ !..· tribulations amoureuses, de ses investissements professionnels,
.. , il' affectifs et existentiels successifs. Il en émerge des figures
h complexes et contradictoires, condensations de moments, de lieux,
d'événements, de ruptures, dont le sens puise dans ces différents
registres, qui sont plus ou moins bien articulés et cohérents. Il
s'agit toujours de compositions singulières, subtiles, lisses ou
transparentes, épaisses. ou convulsives, d'une linéarité exemplaire
ou chaotique, parsemées d'îlots de sérénité, traversées de tem-
pêtes et de souffrance, avec des failles, des blancs, des brefs
moments d'exaltation suivis de longues périodes de calme plat.
Ces figures constituent des écheveaux inextricables, dont les fils
se perdent ou se nouent, se cassent brutalement, pour reprendre
plus loin comme si de rien n'était.
__f;;, 1 ~ Le rapport à ces trajectoires résidentielles se forme à partir de
·~-'41" i1 .\ .,.·:'-'-·--.- -... . -- . . .. --· ---
84
~\ ce mécanisme de « bricolage imaginaire » que nous avons déjà
\ \évoqué, et s'apparente au travail du rêve. Les matériaux spatiaux
\ y sont repris en ordre dispersés et réarrangés, réaménagés selon
une logique apparente. Des images d'habitat, de lieux divers, des
sentiments attachés à des moments, · des personnes ou des. objets
s'y mêlen.t et sont dotés de valeurs et de significations qui sont
le fruit d'un processus de réinterprétation continu.
l 1· Nous av.ons vu qu'il convient d'accorder une place particulière
j ,1 au vécu de l'habiter d<;: l'enfance, dont les expériences foumis-
·.\
~·1 sent la matrice aux développements futurs, et peuvent marquer
\ à tout jamais les individus, condamnés à répéter ou mettre à dis-
tance les rapports aux lieux originaires. Mais nous croyons que
ces figures peuvent aussi être dynamiques et mouvantes, fragiles
et instables. La hiérarchisation des lieux et des images peut être
réagencée à la faveur d'une expérience récente, des repères _ou
des principes déterminants risquent toujours de s'effondrer au
profit d'autres éléments spatiaux jusqu'alors sous-estimés ou
ignorés. Ces compositions font lobjet de réévaluations incessan-
tes, ce qu'on avait cru être un lieu banal ou au contraire saisissant
se révèle être décisif dans l'histoire ou s'estompe. Des décou-
vertes sur Je passé, la résolution d'énigmes étranges, l'irruption
soudaine de personnages ayant disparu depuis longtemps, l'exhu-
mation de vieilles histoires familiales mettant à jour des cadavres
enfouis dans les placards, peuvent entraîner des réaménagements
profonds de ces paysages et bousculer les représentations que l'on
s'en était faites.
Lors èle séminaires explorant les relations entre le roman fami-
lial et la trajectoire sociale des participants, certaines personnes
ont ainsi découvert les clés d'énigmes étranges de leur passé,
retrouvé l'importance qu'avaient eu pour elles certains lieux:
oubliés de leur enfance, réévalué l'attachement excessif à des
endroits où elles avaient vécu*. On peut ainsi dessiner de véri-
tables cartes du tendre des espaces habités, avec leurs palais, leurs
cachots, leurs nids d'amour, leurs terras.ses merveilleuses ou leurs
forteresses imprenables. Cartes à jamais inachevées, qui se
complètent, se confirment ou se modifient après chaque nouvf(lle
expérience d'habitat.

* Séminaires animés dans le cadre du groupe Germinal avec J. FRAISSE


et V. de GAULEJAC qui en a fait le matériau d'un livre : La névrose de
classe, Paris, Hommes et groupes, 1987.

85
Il n'existe bien évidemment qu'un lointain rapport entre la
conscience que l'on a de cette géographie existentielle, le sou-
venir plus ou moins précis que l'on garde de ces lieux, les sen-
timents horribles, étouffants, indifférents ou merveilleux qu'ils
inspirent, et leurs caractéristiques architecturales ou ce qu'on y
a réellement vécu. Il n'y a pas non plus de lien immédiat entre
l'acuité de ces souvenirs et le sens qui leur est attaché, les rela-
tions qui s'établissent entre eux et le rôle qu'ils jouent dans la
façon dont on investit un habitat particulier. Ces éléments sorit
à l'œuvre dans notre manière d'appréhender l'espace, de lui
conférer un sens précis ou des significations contradictoires. Ils
sont projetés sur l'espace habité et médiatisent les rapports que
l'on entretient avec lui, influencent les qualités que l'on peut lui
prêter ou les satisfactions que l'on croit en retirer, sans que l'on
sache toujours pour autant par où passent ces significations et
quelles sont les influences du passé les · plus actives. Il n'existe
pas de relation linéaire entre un habitat antérieur, dont l'image
reste pourtant persistante, et la valeur que peut prendre un nouvel
espace, même s'il existe une ressemblance frappante entre eux.
Tous les aùtres éléments de ces configurations imaginaires (bien
que reposant sur des éléments spatiaux tangibles) interfèrent et
imprègnent le sens particulier de chacun d'eux. Il convient de
se méfier quand quelqu'un prétend avec force «j'aime ce lieu
(ou je le déteste) car il me rappelle tel endroit ou j'ai vécu ».
Les affinités électives, ou la répugnance pour certains objets, ren-
voient à des systèmes de représentation du passé qui s'emparent
d'eux, cùmme le mort saisit le vif, et non pas à des séries de
correspondance terme à terme entre ces éléments. Il est toujours
dangereux d'extraire du passé des moments ou des lieux parti-
culiers pour en faire des indices emblématiques expliquant
l'attrait ou la répulsion que peuvent inspirer certains espaces. Ce
serait trop simple.
Quant à la dynamique qui se manifeste à travers les modifi-
cations du sens attaché aux configurations spatiales du passé, elle
peut être due à des changements profonds de notre rapport à
notre histoire, à des réorientations de celle-ci ou simplement ser-
vir de légitimation à nos choix présents. On peut ainsi être amené
à réfuter le jugement que l'on a toujours porté sur un lieu cor-
respondant à un moment de notre vie, car il est par trop en déca-
lage avec la valeur que l'on s'efforce d'attribuer à un nouveau
logement. On ne dupe alors personne, même pas soi-même. Mais

86
on peut aussi se réconcilier avec un lieu qui ren.voie à des sou-
venirs douloureux, à la faveur d'une nouvelle expérience, qui per-
met de dépasser ou tout au moins de relativiser les sentiments
qu'il inspirait. C'est assez rare, car ces sentiments alimentent les
préventions que l'on nourrit à l'égard de toute nouvelle aventure
spatiale et l'on s'efforce plutôt de confirmer contre vents et
marées nos· a priori, ne serait-ce que pour conserver intacte
l'armature avec laquelle nous affrontons .les dangers qu'elle
.' comporte. Pour reprendri;: la merveilleuse formule de Gisela Pan-
kow (1993), tout changement de lieu nous confronte aux «périls
de l'espace», recèle une certaine dose d'étrangeté et il est confor-
table de pouvoir le rapporter au sens légué par les expériences
passées, fût-il confus et contradictoire. Il s'agit toujours de situa-
tions que nous ne sommes pas toujours préparés à affronter et
nous disposons ainsi de figures d'interprétations préétablies pour
les aborder plus sereinement. Nous les faisons ainsi entrer dans
notre imagerie en leur ménageant par avance une place pri vilé-
giée quand ils concrétisent un rêve, ou en leur conférant un rôle
subalterne quand ces lieux n'ont pas d'intérêt, et que nous faisons
mine d'y passer, même si nous sommes contraints en définitive
d'y rester plusieurs années. La réalité peut se dérober à notre
jugement, être par trop hétérogène par rapport à nos espoirs, nous
nous efforçons toujours de la faire coïncider avec ce que nous
en attendons, réduisant ainsi les dissonances cognitives, pour
reprendre la formule de Festinger (1978), nous réservant parfois
de cruelles déceptions, car à l'usage elle résiste souvent à nos
tentatives de réinterprétation. Inutile de préciser que notre théâ-
tre d'ombres fantomatiques du passé est une pure reconstruction,
où les lieux habités ne valent que par les expériences que nous
y avons vécues et les significations qui en émanent, elles-mêmes
fonction de notre histoire spatiale antérieure, ainsi mise en abîme
par un jeu de miroirs renvoyant aux origines. Pour prendre une
autre image, ces lieux s'agencent selon un système d1 emboîte-
ment où l'image de la dernière poupée russe est une réfraction
de toutes celles qui l'ont précédée, comme la mer qui se retire
laisse les traces des objets délaissés par les vagues successives
de la marée montante.
Les lieux ont. la capacité de recueillir et de fixer, à travers les
images qu'ils déposent en nous, le sens des scènes aµxquelles
ils ont servi de décor, non sans que nous les ayons préalablement
recomposées. Ils ont pu néanmoins avoir une influence sur ces

87
situations dont ils ont été souvent les témoins actifs, par exem-
ple en servant de prétexte à des conflits, en les aggravant par
leur exiguïté ou la tristesse qu'ils inspiraient, ou bien en les atté-
nuant par le charme que nous leur prêtions. Une souffrance peut
être rendue supportable par une maison avenante ou être accen-
tuée par son caractère sordide. Le lieu ne crée pas le souvenir
mais le recueille, sert souvent de repère tangible sans lequel le
temps 1' aurait effacé, il le tempère ou l'exacerbe par la lumière
qui s'y greffe et les connotations spatiales qu'il lui confère.
On comprend dès lors la difficulté d'une entreprise visant à
saisir en quoi les figures formées à partir de la spatialisation de
notre histoire affectent le sens donné à un nouvel habitat. Les
éléments qui font sens à travers le temps tiennent-ils aux rapports
entre le nouvel habitat et nos représentations des lieux dans les-
quels nous avons vécu successivement ? Ou ces représentations
spatialisées ne font-elles que servir de surface d'inscription, de
vecteurs porteurs du sens des événements qui s'y sont déroulés,
alors que derrière les images spatiales, ce sont en fait les signi-
fic;ations çie ces événements qui sont à l'œuvre? L'espace ne
serait alors qu'un support relativement passif, qu'un code per-
mettant d'enregistrer métonymiquement l'histoire qui s'y est
déroulée, où se déposeraient des traces mnésiques qu'il aiderait
à réactiver. A défaut de pouvoir se rappeler les événements, on
se 'souviendrait plus aisément de leur décor, parvenant ainsi par
cette médiation à faire affleurer à la mémoire les souvenirs qu'il
a captés .
. Pour le dire plus simplement, est-ce qu'un lieu est investi en
fonction des significations · des autres lieux dans lesquels nous
avons vécu antérieurement, ou bien cet investissement est-il tri-
butaire seulement de nos expériences, indépendamment de leur
décor et des images spatiales qui servent de support à leur remé-
moration? Dans cette dernière hypothèse, l'importance accordée
à la spatialisation de l'expérience humaine serait fallacieuse,
l'espace n'aurait ainsi qu'une valeur emblématique. Tl constitue-
rait le masque derrière lequel se cachent les significations des
expériences qui s'expriment à travers lui. Ce serait un opérateur
de représentation du passé visant ainsi à donner le change : pre- l
nant la proie pour l'ombre, nous attribuerions à l' espace des qua-
lités qui sont celles de nos expériences. Nous serions les victimes 1
consentantes d'un jeu d'illusions. Il ne serait qu'un miroir dans
lequel se reflète le passé et nous serions incapables de détacher 1

88
l
l'image spéculaire de son support, tant elle colle à sa surface de
réflexion. L'image de la réalité se substituerait ainsi à la réalité
même, l'apparence spatiale de l'expérience acquérant une valeur
d'authenticité déniée à celle-èi, par le fait même de la représenter.
L'espace se prévaudrait des attributs d'une réalité dont il n'est
que le double. Il est en effet courant de se remémorer des
moments heureux à travers le souvenir des lieux qui leur servaient
de cadre, d' attacher indissolublement ces moments à ce décor,
au point de lui attribuer la faculté de les avoir produits ou à
tout le moins de les avoir rendus possibles, et de ne conserver
pour l'essentiel en mémoire que l'endroit de leur occurrence.
Quand on ne se souvient plus très bien du contenu concret de ·
ces ·moments; ni des facteurs qui les ont fait advenir, on se rap-
pelle néanmoins l'espace dé).ns lequel ils se déroulaient. Sa valeur
figurative et sa matérialité prenant le pas sur la fugacité du vécu
auquel il renvoie.
Ainsi le plaisir retiré des jeux dans un jardin reste-t-il lié dans
la mémoire à cette._ figure, on en vient · à oublier leur nature, ou
les enfants avec lesquels on les partageait, et en retrouvant un
espace similaire on parvient à les revivre. On croit parfois pouvoir
retrouver ces instants de félicité, éventuellement par procuration,
en offrant à ses propres enfants la possibilité de s'ébattre dans
un endroit qui rappelle ce passé. A travers cet exemple, on perçoit
le genre de bénéfice que l'on peut retirer de cette opération. Il
suffirait magiquement de disposer de lieux propices à la rémi-
niscence des jours heureux, pour les .tenir à nouveau près de soi
ou, mieux encore, en réactualiser par~delà le temps la présence.
On pourrait penser qu'à l'inverse, la rencontre d'un espace évo-
quant des jours douloureux n'a que des effets négatifs. Cela réac-
tive des s.entiments désagréables, nous amène à rejeter des
espaces qui nous plaisent par ailleurs, ou peut nous rendre dif-
- ficile, voire insupportable, la vie dans un habitat que. nous
occupons depuis longtemps, quand nous y découvrons un fü~n
avec ce passé problématique. Nous pouvons néanmoins en reti-
rer des bénéfices secondaires, l'espace nous laissant accroire qu'il
est en définitive à l'origine de nos déboires, nous absolvant de
toute responsabilité, en nous évitant d'incriminer les personnes
qui peuvent y avoir une part, si nous tenons à les préserver de
tout soupçon pour en conserver un souvenir idéalisé. C'est ainsi
que de nombreux couples attribuent à l'exiguïté, au manque de

89
confort ou à l'isolement de leur logement l'origine des tensions
qui les ont amenés à se séparer.
On peut aussi trouver là un prétexte pour résoudre l' ambiva-
lence que suscite un logement ou attribuer au souvenir d'expé-
riences malheureuses la répulsion qu'on éprouve soudain pour
un lieu, alors que c'est la vie qu'on y mène qui commence à
nous peser. Plus étrange encore, on peut se repaître de la remé-
moration de moments douloureux tant, comme le dit un proverbe
brésilien, « nos souffrances nous sont parfois douces ». Elles peu-
vent nous permettre de masquer des douleurs plus graves encore.
Le fait de se les rappeler à travers l'espace permet néanmoins
de les localiser et de les tenir partiellement à distance, tout en
pouvant y accéder quand on le souhaite en se rendant, concrè-
tement ou par la pensée, sur ces lieux évocateurs. C'est notam-
ment la fonction des monuments ou des cimetières qui tiennent
en un lieu précis, fixent et assignent à résidence, des événements.
amers ou triomphants, ou des personnages sacrifiés au passé glo-
rieux, évitant ainsi que leur souvenir ne s'évapore mais aussi
qu'ils n'envahissent la scène quotidienne. Il est bien connu que
le meilleur moyen de se débarrasser de héros encombrants
consiste à les statufier et à leur consacrer une cérémonie rituelle,
avant de pouvoir effacer définitivement leur mémoire en suppri-
mant toute trace, même symbolique, de leur existence. On peut
ainsi se donner bonne conscience.
Un mouvement similaire se dessine quand un lieu nous rappelle
la perte d'un être cher, ou une période de félicité à jamais révo-
lue. Bien que pénible, le souvenir peut en être conservé dura-
blement, sous une forme inaltérable, annulant le temps. Cette opé-
ration est propice à l'idéalisation, l'écart entre la réalité des
personnes ou des événements et leur représentation spatiale per~
mettant de maintenir une distance et autorisant toutes les recons-
tructions. Comme les photos montrant les chers disparus sous
leur meilleur jour, les lieux qui servent à les évoquer peuvent
n'en retenir qu'un souvenir épuré. Mais les photographies, outre
qu'elles jaunissent et sont marquées par le temps, offrent une
image encore trop proche de l'original et ne permettent pas de
se dégager complètemept de sa réalité triviale, de le faire accé-
der au statut de mythe. On court cependant le risque d'être fas-
ciné par ces images, de ne pouvoir s'en détacher et de s'y englou-
tir, surtout si on vit encore dans ces lieux sans pouvoir se résigner
à les quitter.

90
Certaines personnes se raccrochent au souvenir de lieux pres-
tigieux qu'elles ont pu connaître dans un passé glorieux mais
révolu, qu'il s'agisse de résidences, d'hôtels, de paysages. Elles
en éprouvent en général un pincement au cœur, mais parviennent -
ainsi à oblitérer la médiocrité de la vie quotidienne à laquelle
elles sont désormais condamnées. De la même manière, ce n'est
pas un hasard si tous les malfrats ayant réalisé un casse profitable
s'empressent de «flamber » l'argent subtilisé en le dépensant en
quelques jours dans un palace, alors qu'ils pourraient en jouir
paisiblement pendant de longues années. Il leur faut acquérir,
même pour quelques heures, les signes les plus voyants de la
richesse de ceux qu'ils dépouillent, de préférence à travers l'accès
à un espace prestigieux qui leur est habituellement inaccessible.
Ils se fabriquent ainsi des souvenirs impérissables grâce auxquels
ils pourront épater leurs amis médusés, au lieu de se terrer dans
des endroits de rêve, dans quelque île tropicale, songe qu'ils
avaient d'abord caressé. Ils s'y ennuieraient à mourir et surtout
ne pourraient pas afficher leur triomphe d'un jour. L'ironie du
sort veut que le souvenir du bref passage dans ces merveilleux
palaces les aidera à supporter les rigueurs du long séjour dans
la prison sordide qui généralement les attend.
Pour en revenir à la question qui nous occupe, concernant le
statut des images spatiales du passé et l'efficacité symbolique de
leur actualisation, si nous conservons l'hypothèse réduisant
l'espace à une surface d'inscription des expériences, à un simple
code de traduction, il est nécessaire de faire un léger détour par
les principes qui organisent tout processus de transcription. La
linguistique nous apprend que les signifiants n'ont pas de relation
immédiate avec les référents qu'ils transcrivent: ce rapport, selon
Saussure (1972), n'est pas« motivé», il est arbitraire. Mais l'opé-
ration de désignation, de mise en forme du référent implique une
transformation de son sens. Le code s'interpose entre la réalité
à laquelle il renvoie et les significations qu'il nous livre: le signi-
fié n'est pas un pâle reflet du référent qu'il sert à traduire. Chaque
langage produit un sens particulier, travestit, édulcore ou magnifie
la réalité dont il rend compte, qu'il saisit à travers ses catégories
et ses propres modes d'élaboration du sens. Le même mot prend
des significations différentes à travers l'histoire, et de plus locu-
teurs et interlocuteurs lui impriment un sens particulier, variant
selon les cultures locales et les classes sociales. Enfin les modes
d'usage, le contexte d'emploi et l'intertextualité (sens conféré en

91
référence à des utilisations consacrées par certains auteurs, que
l'on songe .à la madeleine de Proust) lui assurent une certaine
plasticité signifiante. Chaque langue offre des possibilités
d'expression plus ou moins riches selon les registres. On connaît
le fameux exemple des langues esquimaux qui disposent d'une
vingtaine de mots pour désigner les multiples nuances du blanc
de la neige. Elle enserre également l'expérience dans un. nombre
limitéde catégories et oblige d'y recomir, ce qui distord et res-
treint nécessairement la façon d'en rendre compte. Plus important
encore, elle exerce une influence en retour sur l'expérience, et
contribue à sa formation même, puisque celle-ci n'est accessible
qu'à travers les catégories qui permettent de la saisir, elle est
pensée et restituée par l'intermédiaire du langage, lequel, selon
Lacan, structurerait même l'inconscient.
Bien que 1' architecture ne soit pas un langage, ces principes
restent pertinents pour interroger l'efficacité propre de tout sys-
tème signifiant. Déjà le fait de privilégier une forme d'expression
utilisant des éléments spatiaux, pour préserver la trace d'expé-
riences vécues et les rapporter, constitue une première opération
de réduction, que la contiguïté entre les signes utilisés ne suffit
pas à expliquer. L'espace n'est pas une surface disjointe de
l'expérience qui s'y déroule, il en est partie prenante bien qu'à
titre secondaire. Il la colore de connotations diverses par sa
lumière, son étendue et les multiples configurations qu'il lui offre.
Les écrivains établissent ainsi des séries de correspondances entre
les états d'âme de leurs personnages, leurs actions et le décor
. dans lequel ils évoluent. L'espace se prête particulièrement bien
aux projections ·anthropomorphiques associant la tristesse des
lieux sombres et malpropres, la joie des espaces lumineux, le
sentiment de puissance des constructions majestueuses, processus
qui sont le produit de conventions culturelles fortement établies
plutôt que de processus «naturels », puisque les couleurs ou la
lumière peuvent avoir des significations différentes selon les
cultures. Il fournit des signifiants «flottants », un espace exigù
pouvant exprimer l'intimité, et un univers vaste renvoyer à un
sentiment de liberté, mais tous deux étant susceptibles de susciter
l'angoisse.
On peut donc puiser dans les matériaux spatiaux pour recom-
poser le sens d'une expérience, et en donner des traductions dif-
férentes. Mais ces matériaux sont également porteurs de multiples
sens antérieurs aux expériences qui s'y déroulent, sens consacrés

92
socialement avec lesquels les acteurs doivent compter. Même si
chacun peut les réaménager en partie en fonction de ses propres
codes, ils infiltreront nécessairement Je vécu qu'il en a et le sou-
venir qu'il en garde. Les grands ensembles sont aînsi le signe
de la dévalorisation sociale sans que cela corresponde toujours
à leurs caractéristiques réelles, après avoir été salués comme les
hauts lieux· de la modernité et du progrès, ce qui n'était pas moins
excessif, et un habitant ne peut pas s'abstraire de significations
aussi massives. Il ne .peut aller à l'encontre de désignations
sociales d'une telle force et une expérience qui pourrait repré-
senter pour lui objectivement plutôt une réussite, sera contaminée
par ces significations et non seulement perçue en fonction d'elles,
mais intrinsèquement marquée et modifiée par la valeur sociale
attribuée à son contexte.
La spatialisation des souvenirs imprime leur contenu également
par la forme qu'elle en donne. Elle les délimite et les enserre
en les clivant souvent de leur contexte. Il reste une chambre, un
jardin, voire un Î!llmeuble, rarement l'environnement dans lequel
ces unités s'inscrivaient et relativisaient leur valeur. A moins que
ce ne soit l'inverse, l'environnement submergeant de ses signi-
fications les lieux auxquels t;événement restait circonscrit. Le
souvenir peut procéder par juxtaposition d'éléments spatiaux dis-
parates ou homogènes, éventuellement éloignés ou sans liens
réels, recomposant ainsi des séquences logiques, comme le font
les cinéastes qui situent leurs personnages dans des logements
dont les, fenêtres donnent sur des paysages filmés ailleurs, quand
ils n'utilisent pas une photographie · pour figurer l'arrière-plan.
L'espace est ainsi diégétisé, réorganisé par ce processus de repré-
sentation et réaménagé en fonction des besoins. Sans parler des
déformations opérées par le temps ; chacun a fait l'expérience
de retrouver une chambre d'enfance ou un appartement qu'il ima-
ginait immenses et d'éprouver une grande déception devant l'exi-
guïté des lieux . .
Mais ce recours aux possibilités de transformation et de trans-
position qu'offre la représentation de l'espace ne permet pas de
détacher complètement le sens que 1' expérience acquiert à travers
le souvenir, des matériaux spatiaux utilisés à cette fin. Les rap-
ports étroits entre l' expérience et son cadre, son inscription dans
la trame des significations préexistantes qui lui sont attachées,
la délimitation formelle qu'elle lui impose, établissent un lien

93
que l'on ne peut annuler sans modifier profondément lé sens du
souvenir que l'on en garde.

Trajectoires sociales et trajectoires résidentielles

Toutes les sociétés fonctionnent en créant des systèmes de dif-


férenciation ou de hiérarchisation en leur sein, et c'est autour de
ces différences qu'elles s'articulent. L'écart différentiel, qu'il soit
symbolique ou matériel, est indispensable à la communication et
aux échanges, car on ne commerce pas (à trave.rs des biens ou
des paroles) avec le même. C'est l'erreur de certains projets poli-
tiques utopiques d'avoir cru pouvoir abolir ce principe fondateur,
et dans les sociétés qui ont tenté de supprimer les différences,
ces écarts se sont reconstitués rapidement sous des formes
perverses.
Lévi-Strauss (1962) a montré que les sociétés primitives uti-
lisaient à cette fin les matériaux dont elles disposaient, en indui-
sant des différences symboliques entre les hommes regroupés en
clans à partir des repères différentiels que leur fournissait la
nature. Ces hommes ne s'identifiaient pas stupidement aux ani-
maux qu'ils utilisaient comme emblèmes, ainsi que le pensaient
certains ethnologues, mais y puisaient leurs écarts différentiels.
D'autres sociétés ont fondé leur système différentiel sur leur
culture en constituant des castes basées sur la hiérarchie des
statuts conférés aux activités sociales, comme l'a montré Louis
Dumont (1979), reprenant d'ailleurs pour référents les trois
ordres, prêtres, guerriers et producteurs, communs aux sociétés
indo-européennes, révélés par les travaux de Dumézil (1968).
Notre société opère de manière homologue en articulant les
statuts conférés aux activités sociales, notamment professionnel-
les, qui constituent le capital symbolique de chaque classe, et la
possession des richesses accümulées qui représentent leur capital
économique, Bourdieu (1972) ayant montré que la détention de
ces différents capitaux n'était pas nécessairement homogène: on
peut disposer d'un statut élevé grâce à un capital symbolique
important en étant démuni de capital économique. C'est notam-
ment le cas des intellectuels. Notre société s'efforce à tout prix
de créer des écarts différentiels hiérarchisés, de produire de la
différence hiérarchique en puisant dans les éléments à sa portée,
nous dirions même d'exacerber ces différences en amplifiant la

94
valeur différentielle des moindres écarts objectifs existant entre
ces éléments.
Parmi les éléments qui servent de support matériel pour creuser
les écarts symboliques entre les statuts sociaux des individus qui
les possèdent ou accèdent à leur usage, l'habitat constitue un ins-
trument privilégié. On y repère des différences qui ont valeur de
distinction pour leurs utilisateurs, qui se voient ainsi parés des
signes distinctifs attachés à ces objets. L'efficace de l'habitat
comme support de ce processus est d'autant plus grande que les
individus vivent à l'intérieur de cet objet et sont prompts à s'iden-
tifier à lui, certains allant même jusqu'à se prendre pour lui. Il
est donc normal que pour signifier et inscrire les différences de
statut social on utilise préférentiellement cet objet, qui a, en outre,
une grande capacité à capter le symbolique.
, Quand il s'agit de définir ou de trouver sa place dans l'espac~·-·
foociaÇirn_'êst. piisétoiîiiâiiCa' utilisèf--comiîie._rei)è-re-iès-..ëâraét~::. _
jfis~~g_!!_es <le~J~ __
I!îiç:_~~QÇ~~P~~jfatis-r~eiiP.:aêe.Il!FIT.i~ê.Ili~:. ·~~~~~~-- -
. -- / à "travers cette opération à une spatialisation des identités socia-
l les. On octroie ainsi dès valèürs s,Yiiiliôliqües -à ces cafattenstî= .. --
-: qtles, qui sont transmuées en valeurs sociales de classement et
on établit des correspondances avec le statut social, réel ou
usurpé, de leurs occupants. Par un renversement métonymique,
ceux-ci se voient attribués les qualités sociales conférées à leur
habitat.
Ce processus ne suffit pas à fonder le statut social des indi-
vidu,ey qui s'enracine ailleurs, principalement dans le champ de
la production, mais il contribue puissamment parmi d'autres fac-
teurs (éducation, postures, langage, réseau social...) à sa forma-
tion. C'est un processus non négligeable de correction ou de
confirmation du statut acquis par ailleurs. Certes, lorsque l'écart
est trop grand entre la valeur sociale attribuée à l'habitat et le
statut social de ses occupants, écart que d'autres signes laissent
supposer, le processus fonctionne mal et peut se retourner contre
l'usurpateur. On crie à la supercherie et on dénonce les préten-
tions du parvenu, témoignant aussi à travers ce mépris de l'envie
qu'il suscite. Certains parviennent néanmoins ainsi à donner le
change et à s'octroyer le statut attribué aux murs qui les entoure.
Il reste qu'avoir « pignon sur rue » vaut toujours son pesant de
reconnaissance et la déchéance se marque d'abord à travers la -
dégradation du logis.
Les trajectoires spatiales fournissent ainsi un support de lecture

95
des trajectoires sociales et professionnelles, dont elles sont en
même temps partiellement la résultante. Les lieux et les formes
d'habitat sont en effet fortement connotés socialement et per-
sonne, quelles que soient les dénégations à ce sujet, n'y est jamais
indifférent, même si l'importance accordée à la valeur sociale
des lieux et les représentations que chacun en a varient
sensiblement.
Les lieux habités sont des supports de statut social et consti-
tuent le registre privilégié d'inscription de l'évolution des posi-
tions sociales, bien que les relations entre ces deux plans puis-
sent être complexes. C'est à travers l'habitat que les individus
donnent à voir, révèlent ou dissimulent leur appartenance sociale,
et il est rare qu'une promotion importante ne se traduise pas par
un embellissement du logement occupé ou, de préférence, par
un déménagement vers un lieu plus valorisant.
La valeur sociale attachée à l'habitat tient d'abord à sa loca-
lisation, mais aussi à sa forme et à sa qualité. Elle est fortement
influencée par le statut social des occupants et des gens du voi-
sinage. Il ne s'agit pas d'une valeur en soi, adhérante à l'objet
qui en est le support, car cette valeur peut changer historique-
ment : un processus de classement/déclassement affecte en per-
manence les différents quartiers d'une ville et les types d'habitat.
La valeur d'un habitat résulte d'une composition complexe
entre une multitude d'éléments plus ou moins homogènes. Si on
peut distinguer aisément des différences massives entre les
maisons somptueuses situées dans des quartiers « résidentiels »
occupées par les classes supérieures, et les logements précaires
des bidonvilles où vit le sous-prolétariat, les effets de cette
composition peuvent donner des résultats plus confus lorsque
dans un quartier la population est plus hétérogène, les logements
sont de différents types et plus ou moins bien entretenus. On
peut avoir des situations où les éléments composant la valeur
sont très contradictoires : logements très confortables dans des
immeubles dégradés, population pauvre ayant investi un quartièr
délaissé progressivement par les classes supérieures qui se sentent
menacées par ce mouvement qu'elles vivent comme un envahis-
sement dévalorisant, ou inversement logements vétustes dans un
quartier pauvre réhabilités par la petite bourgeoisie intellectuelle,
etc. Ceci peut troubler les modes d'évaluation de la valeur sociale
de l'habitat, rendant difficile l'établissement d'une hiérarchisation
linéaire. C'est aussi ce qui permet de jouer avec les signes de

96
statut et de se construire des jugements différents d'un même
lieu.
La valeur de l'habitat fait également l'objet d'appréciations dif-
1 férentes selon les classes sociales et les individus en fonction
des critères qu'ils privilégient: qualité du site, confort des loge-
ments, statut social des habitants, valeur historique des immeu-
1 bles, etc. ·ces appréciations dépendent moins de la position
sociale de leurs auteurs que de leur trajectoire sociale et des lieux
\, qu'ils ont successivement habités. Des personnes occupant la
même position à un moment donné porteront des jugements
contradictoires selon qu'elles sont en promotion ou en régression
1 sociale, et selon que le fait d'occuper un certain type de logement
constitue pour elles une amélioration' sensible de leurs conditions
d'habitat ou une dégradation. Sans compter le fait que l'impor-
tance accordée au statut social de l'habitat oriente également leurs
représentations de sa valeur. Ceux qui y sont apparemment peu
sensibles atténueront les différences que d'autres repèrent iinmé-
diatement entre certains lieux, ces derniers attribuant une')valeur
de distinction ail moindre signe.
La conscience qu'ont les individus de la valeur sociale qu'ils
attachent à un habitat et les représentations qu'ils se forgent de
son statut sont rarement significatives de l'importance qu'ils y
accordent et du sens que cela peut avoir pour eux. Ceux qui
prétendent que leur attirance pour certains lieux ou des formes
patticulières d'habitat est une pure question d'esthétique ou de
réaction, sentimentale ont, comme par hasard, une prédilection
pour des constructions très appréciées dans leur milieu social ou
qui leur rappellent des lieux qu'ils avaient fréquentés avant d'être
victimes d'une déchéance sociale, ou bien encore sont fascinés
par les signes distinctifs d'une bourgeoisie à laquelle ils aspirent
secrètement sans pouvoir se l'autoriser.
Les lietJX que l'on choisit d'habiter résultent toujours d'un
compromis entre les aspirations, les moyens dont on dispose et
les possibilités qu'offre le marché, et même si d'autres considé-
rations familiales, affectives, professionnelles entrent évidemment
en jeu, les arguments de commodité (proximité du travail et des
amis, fonctionnalité) ou d'opportunité (prix du loyer très faible,
logement trouvé par hasard) ne sont guère convaincants. Ce n'est
pas tout à fait innocent de se retrouver dans un immense appar-
tement à Neuilly ou dans un modeste studio sans confort à Saint-

97
Germain-des-Prés, même si on feint de n'y attacher aucune
importance.
La valeur sociale attachée à l'habitat sert d'abord, plus encore
que les objets de consommation, les vêtements et les autres pra-
tiques sociales, de système de lecture et de repérage des positions
sociales acquises, que ce soit la sienne propre ou celle des autres.
Elle permet de se situer socialement, même si certains s'ingénient
à brouiller ces codes en faisant, comme dirait B. Rochette, de
la «sous-consommation ostentatoire». On dispose ainsi d'une
grille immédiate, malgré certains risques de confusion, pour se
situer et situer les autres. C'est très commode, quand on est invité
chez des gens que l'on connaît mal, car leur seule adresse suf-
fit à les positionner et à se préparer en conséquence lorsqu'on
doit s'y rendre, bien que l'on ait parfois des surprises, l'adresse
du quartier dissimulant parfois un habitat auquel on ne s'attendait
pas. Mais quand on est invité au Vésinet on a peu de risques
de se tromper. On fait parfois des découvertes surprenantes en
entrant pour la première fois chez des amis rencontrés dans le
cadre d'activités professionnelles, militantes ou de loisir, car leur
appartement détonne singulièrement avec l'image de respectabi-
lité ou, au contraire, désinvolte ou modeste qu'ils donnaient
d'eux. Dans les deux cas ils arborent généralement un sourire
gêné, voire crispé, lors de l'accueil, et on les sent mal à l'aise
de devoir ainsi révéler brutalement leur véritable statut social.
Ils s'excusent alors platement de vous accueillir dans un appar-
tement si peu avenant en ajoutant que c'est provisoire ou bien,
au contraire, vous expliquent laborieusement qu'ils n'ont pas
choisi d'habiter une demeure si cossue qu'ils doivent à un héri-
tage inattendu. Ils mettent parfois sur le dos de leur femme ou
d'impératifs professionnels ce qui pourrait être pris pour de la
prétention ou ùne attirance pour les charmes du confort bourgeois.
Certains, néanmoins, jouissent de votre déconvenue ou de votre
surprise, leur regard malicieux signifiant « tu vois, je ne suis pas
aussi riche que tu le croyais » ou bien « ça t'épates, tu ne
t'attendais pas à ça». Un léger malaise vous prend quand vous
décelez dans le choix de l'ameublement, l'amoncellement des
bibelots ou la façon dont le logement est entretenu, des éléments
qui témoignent d'un goût douteux, rappelant que vos amis cèdent
à la fascination de choses qui signent des aspirations de parvenus
ou ne réussissent pas à se dégager de leurs origines sociales
modestes. L'habitat est un révélateur social implacable qui trahit

98
dans
les ambitions, le conformisme ou l'échec de l'intégration
une classe .sociale supérieure. ,. . 0 bs tiné
Ceux qui brouillent ces codes signifient par là leur des 1; 10 ar-
de paraître détachés de ces contingences, de s'extraire d un être
quage social réducteur pour se donner l'illusion de ne r;:srs de
aliénés par ces références, et se sentir au-delà ou en d~ t pas
0

ce jeu· social mesquin. Pour en arriver là, ils ne dépJoienbtilité


moins d'efforts que les autres, car il faut beaucoup de su dons
pour se dégager ~e ces codes et échapper aux connot~ gou-
sociales de l'habitat qui sont d'autant plus prégnantes et fl ga.rd
reusement réglées qu'elles sont fortement naturalisées. Le re des
se révèle ainsi formé par un long apprentissage du repér~gee de
signes de statut, sans que l'on ait eu besoin d'ouvrir un }lV\e à
décoration; il se trompe rarement. L'indifférence appare~e la
l'égard de codes sociaux peut s'avérer être l'express10!'1 qui
recherche de la distinction la plus raffinée, distinctt 0 Il
s'affirme par son annulation même. ·ndre
Cette sensibilité au statut social de l'habitat n'est pas rrio~oge­
dans les classes les plus démunies qui peuvent rejeter Ll~ q.ui
ment confortable et attrayant en raison de la dévalorisatt? 0 é :>->,
frappe le style de l'immeuble: «ça fait HLM ou préfabrlq~, un
ou du voisinage, ou des signes de paupérisation résultan.t re s
mauvais entretien (taches d'humidité, saleté de l'entrée, pe1otu
défraîchies des halls, etc.). - don--
Certains en viennent à croire, comme les habitants des '?
1
r à
villes ou les ouvriers en promotion, qu'il leur suffit d'accede t..Jc:C
0
un logement social neuf pour les uns, ou de « standing >> P 0 _
les autres, pour acquérir magiquement le statut social corres~f er
dant et la reconnaissance qui lui es~ liée. Ils peuvent en o l l
certaines qualités indéniables de l'habitat qu'ils souhaitent acde e:-
:-0-
ment quitter et qu'ils ne retrouveront pas toujours dans le 1ogdLJ.
ment auquel ils aspirent. S'ils y parviennent, ils mettroot Ue
temps à s'en rendre compte, mais leur fascination peut être te n-
qu'ils ne s'en apercevront même pas OU refuseront de le recO à
naître, l'identité sociale acquise par cette mutation suffis. ~?-\ 1 e
effacer les inconvénients pratiques ou esthétiques qt.!<·· e _
comporte. Mais quand cette revalorisation de l'identité tien seu t:
lement à l'image sociale attachée à l'habitat, elle reste frag ~e
risque toujours de s'effriter si l'immeuble se dégrade ou . . . . (;les
voisinage se paupérise. Une difficulté similaire peut affectei;'; ' > · 5
cadres supérieurs logés provisoirement dans des HBM des ao-q.e e
99
vingt, non seulement confortables mais bénéficiant d'une archi-
tecture exceptionnelle et situés dans des quartiers centraux. Leur
identité sociale se trouve fragilisée par l'image attachée à ces
immeubles. S'ils ne parviennent pas à la compenser par le
cynisme d'avoir obtenu par la ruse un logement auquel ils
n'avaient pas droit, ils ne peuvent réellement jouir de l'attrait de
ces logements en raison de leurs connotations sociales.
Pour en revenir aux adresses que nous évoquions précédem-
ment, chacun sait qu'elles peuvent suffire à stigmatiser certains
habitants des quartiers pauvres, qui se verront affublés d'une
identité dévalorisée ou douteuse, ou auront du· mal à trouver un
emploi, dès qu'ils annonceront l'endroit où ils habitent. La topo-
nymie est ainsi chargée de valeurs sociales, elle nourrit l'imagi-
naire, et peut tenir lieu d'identité, chacun disposant d'une carto-
graphie socio-spatiale pour apprécier ses interlocuteurs. Son
efficacité est telle qu'elle ruine les efforts de ceux qui essaient
de donner le change par leur façon de s'habiller ou de parler.
Lorsqu'un quartier auquel est attachée une telle image est réha-
bilité techniquement, sa réhabilitation sociale n'est pas acquise
pour autant et si sa population évolue il faut beaucoup de temps
pour que ces significations s'estompent. Différentes .études ont
montré que la réhabilitation de certains quartiers ne modifiait pas
réellement leur position dans la hiérarchie des valeurs attachées
aux différents quartiers d'une ville.
A ce propos, on peut aussi citer les efforts touchants des
membres ruinés de la bourgeoisie qui essaient de s'accrocher au
16e arrondissement pour maintenir ce chiffre prestigieux sur leur
carte de visite, certains acceptant même, pour continuer à donner
le change, de s'installer... dans une chambre de bonne ou une
loge de concierge. Même s'ils n'ont pas de carte de visite à exhi-
ber et si c'est plutôt pour jouir à leur propres yeux de ce genre
de privilège, certains intellectuels n'ont pas une conduite sensi-
blement différente. Le 16e arrondissement est simplement rem-
placé par le Quartier latin, le Marais ou Beaubourg. '
Au-delà de sa fonction de repérage du statut social, l'habitat
joue également un rôle dans la gestion des rapports que l'on
entretient avec sa trajectoire sociale et permet d'en tirer des béné-
fices symboliques, quand il ne contribue pas à sa réalisation. Le
premier avantage tient au fait que l'on peut marquer sa réussite
sociale aux yeux d'autrui comme aux siens propres, à travers
lamélioration, lagrandissement, le changement de logement et,

100
mieux encore, si cela s'accompagne du passage de statut de loca-
taire à celui de propriétaire.
A quoi serviraient les efforts consentis pour s'assurer une pro-
motion sociale si on ne parvenait pas à en exhiber les résultats
et si on ne disposait pas d'un miroir qui l'atteste? Mais ce besoin
de visibilisation varie selon les classes sociales. Certaines préfè-
rent faire preuve de discrétion et répugnent à afficher leur opu-
lence. Nqus avons ainsi en mémoire des paysans ou des ostréi-
culteurs qui ont conservé leur modeste maison alors qu'ils étaient
devenus de notoriété publique les plus riches de la région, mais
rien ne permettait dans leur façon de vivre de le soupçonner.
Cela peut être une manifestation de pudeur, de pingrerie ou de
conformité à une culture ascéti'que. Adhérant à des règles de
conduite les rapprochant de la morale protestante dont Max
Weber (1964) a montré la cohérence avec le développemen,t du
capitalisme, même s'ils ne s'y réfèrent pas expressément, ils pré-
fèrent consacrer tous leurs moyens à une accumulation silen~
cieuse, laissant à leurs héritiers .le soin d'en jouir.
Mais pour les salariés qui n'ont pas à distraire une partie de
leurs revenus pour les réinvestir dans un appareil productif, ou
les gros commerçants, les artisans, les professions libérales, qui
n'ont pas besoin d'accroître leurs investissements professionnels,
car ils n'auraient pas grand-cnose à y gagner, ou parce qu'ils ne
disposent pas de la culture ou des compétences nécessaires pour
développer leurs activités économiques, l'arbitrage se réduit entre
la consommation immédiate et l'investissement dans la pien;e.
Ce dernier choix leur assure à la fois une amélioration de leurs
conditions de vie, une reconnaissancè sociale et un capital immo-
bilisé dont la valeur économique ne peut que s'accroître.
En outre, il est difficile, à l'âge souvent avancé aµquel la réus-
site se présente ou se confirme (en général après 40 \lllS), de
modifier ses pratiques consommatoires et de transformer son
mode de vie. L'investissement dans l'habitat permet de conforter
sa situation sociale et d'acquérir de l'aisance sans bouleverser
ses pratiques culturelles.
Un autre avantage d'un tel choix est de concrétiser de manière
tangible la réussite sociale, de la rendre palpable, de l'inscrire _
dans le sol et dans l'espace. C'est un attrait supplémentaire de
la maison individuelle dont les contours sont clairement identi·
fiables, à la différence des appartements noyés dans une masse,
ce qui ne permet pas d'en saisir immédiatement la valeur. Cet

101
investissement paraît inaltérable, il s'inscrit dans la durée et
demeure, protégeant ses bénéficiaires de tout retour de fortune
et des aléas de la conjoncture. C'est aussi un message adressé
aux générations futures, un monument témoignant de la réussite
qu'on pourra leur léguer, rendant cette reconnaissance éternelle.
D'où, d'ailleurs, le peu de succès des constructions légères, dont
la fragilité ne semble pas devoir résister aux assauts du temps,
et risque de s'effriter et d'effacer prématurément les signes des
exploits accomplis.
Selon les références culturelles des acteurs, les signes de recon-
naissance peuvent être recherchés de manière préférentielle sur
certaines composantes de l'habitat: la localisation dans une zone
dite résidentielle, la taille du terrain, la surface habitable de la
maison ou son volume, la qualité des matériaux de construction
ou des équipements intérieurs, le confort et l'ameublement,
l'épaisseur de la moquette, la valeur historique de l'immeuble
ou sa qualité architecturale. Ceci donne lieu à différents types
d'arbitrage et l'on peut reconnaître aisément dans le paysage une
maison de médecin, cossue mais discrète, de gros commerçants,
où les signes de richesse abondent, d'architecte qui a cru devoir
faire preuve d'originalité pour signaler sa maîtrise de l'art, de
jeune cadre avec de larges baies vitrées ouvrant sur une terrasse
et souvent une cuisine donnant directement sur la salle à manger,
d'employé ou d'ouvrier qui a cherché à optimiser la surface qu'il
pouvait obtenir avec ses moyens limités, rognant sur la qualité
des finitions et remettant à plus tard l'aménagement de certaines
pièces.
Ces signes de distinction peuvent s'acquérir à travers diffé-
rentes stratégies. Certains s'endettent' jusqu'au cou dès leur
mariage et sacrifient toute leur vie au remboursement des
emprunts, d'autres font les mêmes sacrifices mais vivent plusieurs
années dans un logement social qui leur pèse, avant de pouvoir
ou d'oser se lancer dans l'avénture. On peut choisir d'acquérir
immédiatement la maison de ses rêves ou d'améliorer progres-
sivement ses conditions d'habitat à la faveur de chaque promo-
tion sociale.
Ainsi s'établissent différentes relations entre la trajectoire
sociale et la trajectoire résidentielle. Celle-ci peut être le reflet
quasi immédiat de la première : chaque fois que les ressources
s'améliorent l'habitat en bénéficie, on acquiert un nouvel équi-
pement intérieur (par exemple le chauffage central), on agrandit,

102
on refait les peintures ou bien on change progressivement de
logement pour en trouver un mieux situé, plus grand ou plus
confortable. Dans d'autres cas on procède par sauts, mais on est
obligé de différer le changement, à la fois pour prendre le temps
d'accumuler les moyens nécessaires et pour s'assurer que la pro-
motion-ne risque pas d'être remise en cause.
Une autre stratégie consiste à anticiper sur les promotions
escomptées en acquérant un logement et les signes de statut qui
lui correspondent, .avant même de les avoir obtenus dans sa vie
professionnelle, confiant dans une trajectoire ascendante qui se
profile, avec parfois des surprises désagréables quand les espoirs
ne se confirment pas, quand un événement douloureux inattendu i
interrompt une carrière qui promettait d'être brillante. Ainsi de
grands é~ans se trouvent fauchés en plein vol, on ne peut plus
payer les. traites et l'on doit vendre et retourner à la case départ,
on ne peut achever les travaux et l'on vit des années dans un
logement sans confort et surtout on subit le mépris dés voisins,
pas mécontents de voir vos prétentions s'effondrer
lamentablement.
Certaines stratégies résidentielles ne visent qu'à conforter et
consolider des positions -sociales solidement acquises de longue
date, plutôt dans la perspective de léguer un bien aux enfants
que d'afficher une réussite qui n'a pas besoin d'être confirmée
spatialement, car sa reconnaissance puise à d'autres sources et
se manifeste sur d'autres registres. Quand la profession exige de
maintenir une capacité de mobilité, on se tourne plutôt -vers
l'acquisition d'une résidence secondaire où l'on s'installera plus
tard. On peut également mentionner les stratégies des immig~és,
déjà évoquées, qui recherchent l'affirmation de leur réussite dans
leur village d'origine pour s'offrir une revanche éclatante.
Un projet plus ou moins conscient et affirmé visant à préserver,
consolider ou améliorer son statut social sous-tend généralement
les trajectoires résidentielles, projet qui oriente les choix d'habitat,
ou prend forme et évolue à travers sa réalisation, dans un par-
cours parfois chaotique, marqué par des retours et des relances
ou de brusques accélérations, grâce à. un héritage ou une pro-
motion subite. Parcours s'ajustant aux contraintes du marché
immobilier et du travail, réorienté par des événements ou des
rencontres inattendues (mariage, divorce, décès du conjoint, etc.),
fonction des opportunités que l'on a su saisir et des échecs que
l'on a subis. On peut ainsi identifier des modèles de «carrières

103
résidentielles » allant du milieu rural à un habitat insalubre en
centre ville vers un logement social en périphérie, pour aboutir
au rêve convoité de l'accession à la propriété d'une maison indi-
viduelle en zone péri-urbaine. Ces parcours peuvent être freinés
momentanément, voire bloqués définitivement par une maladie,
le chômage où un divorce, ce dernier événement entraînant sou-
vent une régression sociale ou un retour à la case départ.
Un autre modèle consiste à acquérir un modeste logement dont
on était locataire, à l'aménager et l'agrandir progressivement à
la faveur du départ ou du décès d~s voisins. Il est très fréquent
dans la petite bourgeoisie intellectuelle, que ses préoccupations
éthiques et son profond désintéressement n'empêchent pas d'éla-
borer des stratégies subtiles, compensant ses faibles moyens
financiers par une sagacité et une pugnacité remarquables. Après
les moments de bohème de la vie étudiante et de la période qui
la prolonge, avec parfois un passage pour élever des chèvres ou
faire du miel dans les Cévennes, ou un investissement politique
dévoué à la défense des classes opprimées (bien que ce soit de
plus en plus rare), elle met au service de ses aspirations immo-
bilières jusqu'alors refoulées ses talents de négociation et ses
connaissances du marché. Elle a l'avantage décisif sur la bour-
geoisie opulente, comme sur le prolétariat, de faire fi des conno-
tations soci;lles négatives dues à la présence massive des gens
pauvres ou des émigrés, ou à l'état provisoirement dégradé des
quartiers dans lesquels elle s'installe. Au contraire, sa « complai-
sàhce populiste», comme le rappelle Bourdieu (1979), l'amène
à - valoriser la proximité spatiale de ces couches sociales, ne se
sentant pas menacée dans son identité car elle peut aisément
s'appuyer sur la distance sociale qui l'en sépare pour la préser-
ver. Le dernier chic consiste à valoriser le « cachet » de ces quar-
tiers ouvriers - «c'est une ambiance vraiment sympa» - et de
s'attendrir sur le petit peuple qui colore le paysage, à condition
toutefois que les immeubles aient une valeur historique et soient
proches de la centralité; car il n'est pas question de s'expatrier
dans un grand ensemble à La Courneuve ou ailleurs. Les intel-
lectuels retrouvent ainsi à moindre frais le peuple dont ils
s'étaient faits les protecteurs au nom de grands idéaux mis en
sommeil, s'épargnant au passage la culpabilité de les avoir
délaissés et le risque d'être taxés de parvenus. Certains poussent
très loin leur sens de l'abnégation, et, au nom de la défense des
intérêts des habitants pauvres menacés par la rénovation urbaine

104
(ce fut notamment le cas lors de la rénovation du Marais à Paris),
ils n'hésitent pas à s'installer courageusement parmi eux, contri-
buant en fait à les chasser progressivement. Par leur simple pré-
sence et leur empressement à transformer d'anciens taudis ou
aménager des lofts somptueux, acquis pour une bouchée de pain,
ils ont tôt fait de modifier en profondeur ces quartiers, attirant
avec eux les pourvQyeurs des signes consommatoires qui leur sont
chers : .galeries, marchands de prêt à porter, restaurants bn\nchés.
Ils ont beau se lamenter de voir ainsi disparaître l'épicier du coin,
le bistrot populaire, le restaurant où la patronne les accueillait
avec sa gouaille (trop contente d'avoir une nouvelle clientèle qui
rehausse le standing de son établissement et garnit son tiroir-
caisse), ils constituent souvent l'avant-garde de la spéculation
immobilière. D'abord isolés dans ces ghettos, ils sont vite rejoints
par la bourgeoisie, la vraie, qui peut enfin s'aventurer dans ces
lieux autrefois inquiétants et sordides qu'ils ont contribué à reva-
loriser. C'est la conjonction tout à fait particulière d'un capital
symbolique élevé, les mettant à l'abri de l'inquiétude suscitée
par la pauvreté, et d'un capital économique restreint, qui leur
permet d'affronter ce genre de situation en faisant un coinpromis
entre leurs aspirations et leurs moyens, et de réaliser à terme
une opération financière fructueuse, car ces quartiers, grâce à
l'appui des habitants nantis qui s'installent à leur suite, prennent
rapidement de la valeur. Ainsi la Goutte-d'Or, le Faubourg Saint-
Antoine, la Butte-aux-Cailles à Paris, le quartier Saint-Jean à
Lyon, une partie du West-End et la frange sud de Harlem à New
York, ont ainsi été peu à peu grign{)tés par la spéculation. Ceux
qui n'ont pas «flairé le coup» à temps ou ne disposaient pas
au moment opportun du minimum indispen,sable pour acquérir à
bas prix un hangar délabré ou des chambres de bonne sans
confort, ne peuvent que s'en mordre les doigts, car ils risquent
ensuite d'être rejetés à la périphérie. Les aspirations à l'originalité
de cette classe sociale, la rencontre de la nécessité et de l'oppor-
tunité que représentaient les hangars ou les ateliers désaffectés, .
a favorisé l'apparition d'une forme architecturale nouvelle, à
savoir le loft qui a traversé l'Atlantique après avoir fait fureur
à New York.
Une variante de ce type de stratégie consiste à acquérir d'abord
un logement modeste, généralement grâce à un apport fin.ancier
initial des parents ou un héritage arrivant à point nommé, et à
le revendre quelques années plus tard après l'avoir réhabilité, en

105
jouant simultanément sur la réduction des charges d'emprunt due
à l'inflation, les èffets de la spéculation immobilière .et le recours
au travail au noir pour rafler tous les bénéfices que laisse ce
double mouvement.
Certains, par une patience de fourmi et une ingéniosité finan-
cière que ne renieraient pas des spéculateurs , chevronnés, ont
renouvelé plusieurs fois cette opération et sont passés ainsi d'une
minable chambre de bonne à un luxueux cinq-pièces, conjµguant
l'agrandissement de leur home et l'amélioration de son. confort
et de son standing, en se rapprochant progressivement, des quar-
tiers chics.
Une autre voie, empruntée par les moins audacieux ou les plus
cyniques, consiste à faire confiance au destin et attendre patiem-
ment dans un logement provis9ire ou même dans la maison fami-
liale, le décès de ses parents ou celui d'un oncle fortuné, qui
aura eu la délicatesse de disparaître prématurément, mais ces spé-
culations sur l'espérance de vie sont désormais très . risquées au
moment où celle-ci s'accroît démesurément, et on n'est pas à
1' abri de nouveaux progrès de la médecine ou de la mesquinerie
de la Sécurité sociale qui peut, dans certains cas, revendiquer
l'héritage. La cupidité du fisc ou d'autres héritiers peut ainsi per-
ttJrber ce genre de plan et certains attendent encore .au bout de
plusieurs dizaines d'années ce moment tant espéré où ils pourront
réaliser leur rêve. Le même genre de mésaventure guette ceux
qui ont placé toutes leurs économies et leurs espoirs dans une
· rente viagère au profit (sic!) d'un propriétaire qui ne se décide
pas à quitter ce monde, déjouant les calculs de probabilité les
plus élaborés.
D'autres, plus sages ou moins courageux, paralysés par une
culture familiale rurale qui proscrit l'endettement, ou par le sou-
venir des déboires de l'un de ses membres qui s'était retrouvé
ruiné et .couvert de honte pour avoir défié cette morale, amassent
laborieusement des économies, 'et vivent chichement en attendant
d'accéder à la propriété sans avoir pratiquement à emprunter.
Peut-être trouvent-ils une secrète jouissance à différer ainsi leur
plaisir.
La carrière des émigrés les plus chanceux ou les plus avisés
consiste à vivre des dizaines d'années dans des logements sans
confort, au loyer dérisoire (c'est souvent le cas des Portugais),
en sacrifiant leur existence à 1' accumulation de l'argent nécessaire
à la construction d'une maison dans leur pays ou leur région

106
d'origine, dans lesquels ils retourneront triomphants, après leur
retraite, marquant ainsi leur réussite qui n'a de sens qu' auprès
de leur environnement initial, s'offrant une éclatante revanche
sociale puisque ce sont souvent les plus pauvres qui sont
contraints de s'expatrier. Malgré les bénéfices narcissiques qu'ils .
procurent, ces retours sont souvent douloureux et traversés de
drames, car la réadaptation est difficile et les enfants rechignent
à suivre leurs parents.
On a pu remarquer que les gens les plus mobiles, les cadres
supérieurs et les hauts fonctionnaires notamment, disposent sou-
vent d'une maison familiale ou d'une résidence secondaire, dans
laquelle ils peuvent séjourner régulièrement ou se replier transi-
toirement en cas de difficulté à trouver un logement à la hauteur
de leurs aspirations. Leur investissement affectif se déplace sur
cette résidence qui leur sert d'ancrage spatial, de point fixe à
partir duquel ils peuvent imaginairement rayonner. Ils accordent
alors une importance mineure aux logements successifs qu'ils
occupent (hormis leur valeur de représentation sociale) et ne cher-
chent pas à acquérir une résidence principale en milieu urbain,
bien qu'ils en aient les moyens financiers, afin de préserver leurs
capacités de mobilité. Une sorte d'inversion se produit, la rési-
dence secondaire jouant un rôle central, même si elle est rarement
utilisée.
Dans certains pays comme l'Italie, la vitalité des réseaux fami-
liaux joue un rôle d'accélérateur et d'amplificateur des trajectoires
résidentielles promotionnelles. L'ensemble de la famille élargie
est parfois associé chaque année à la construction de la maison
de l'un de ses membres, sous la houlette d'un oncle ou d'un
cousin promu au rang de chef de chantier. Des ouvriers peuvent
ainsi acquérir un habitat sans commune mesure avec leurs moyens
économiques.
La mise en œuvre de ces différentes stratégies est fortement
influencée par les fluctuations du marché financier, les évolutions
culturelles qui renforcent l'attrait de certains _types de logement
ou de certains quartiers (désertion des centres vétustes pour le
confort des grands ensembles ou les pavillons péri-urbains), les
politiques d'habitat et d'épargne, et les mécanismes de prêt. Ces
derniers favorisent les ménages disposant de ressources limitées
au moment de l'acquisition d'un logement, et qui connaissent
ensuite une promotion rapide~ Ils ne tiennent pas compte des aides
financières familiales dont ils pounaient bénéficier par ailleurs.

107
Ces ménages ont accès à des prêts à taux privilégiés qui ne sont
pas réévalués en fonction de la croissance de leurs revenus.
L'inflation est également un ressort puissant, puisqu'elle réduit
en francs constants la charge de remboursement des emprunts,
mais elle peut avoir des effets en retour désastreux pour ceux
qui ont misé sur sa poursuite, lorsqu'elle diminue subitement. Le
réveil est encore plus douloureuJÇ. pour ceux qui bénéficiaient de
prêts à taux progressifs dont l'inflation devait réduire les effets.
Actuellement de nombreux ménages sont confrontés à l'effon-
drement de leur rêve car ils ne sont plus en mesure de rembourser
leurs prêts et doivent revendre leur maison acquise au prix de
grands sacrifices, Ils se retrouvent souvent couverts de dettes (le
prix de vente n'atteignant pas toujours le montant de leur ardoise)
et doivent retourner, penauds et aigris, dans le logement social
qu'ils avaient quitté, fiers et radieux alors à la perspective de
fausser compagnie à la 'misère ambiante. Accueillis par ,les sar-
casmes à peine voilés de leurs anciens compagnons d'infortune
qui n'avaient pas été saisis par ce mirage ou n'avaient pu se
l' offrir, ils s'en remettent difficilement.
Au cours des années 60 et 70 la politique de l'habitat a soutenu
massivement la filière de promotion sociale par le logement, per-
mettant aux locataires du logement social d'accumuler un pécule
pour bénéficier de l'accession à la propriété. Avec la mise en
place en 1978 de I' Aide personnalisée au logement modulant le
loyer en fonction des revenus, elle a contribué à vider les grands
ensembles des classes moyennes et des moins pauvres, et conduit
à leur paupérisation, évolution dont on mesure actuellement les
effets sociaux catastrophiques et à laquelle on s'efforce de remé-
dier sans grand succès. Cette politique s'est effondrée sous leffet
conjugué de la persistance de la crise de l'emploi et la réduction
de l'inflation qui constituait l'un de ses moteurs essentiels, blo-
quant brutalement les carrières de promotion de nombreux
ménages qui se trouvent désormais assignés à résidence.
Mentionnons également l'augmentation rapide des prix des
logements et des loyers suite à la libéralisation introduite en 1986,
aux effets des programmes de rénovation des centres villes, à la
pression sur le marché du -logement exercée indirectement par le
marché des bureaux en raison de l'internationalisation de la spé-
culation immobilière entraînée par le développement du grand
marché européen. Ces phénomènes freinent les possibilités.de car-
rières résidentielles. Rappelons toutefois que !'aide de l'État à

108
l'accession à- la propriété reste beaucoup plus élevée que celle
dont bénéficient les locataires, contrairement aux idées reçues.
Ces carrières, de même que l'industrie de la construction, s'effon-
dreraient totalement sans l'intervention active de l'État, y compris
dans les pays réputés les plus libéraux.
Les trajectoires résidentielles diffèrent également par leur pré- 1

dictibiliié; leur continuité et la maîtrise que peuvent en avoir ceux


qui les conduisent. Il faut se méfier des analyses a posteriori
qui peuvent laisser accroire qu'elles étaient prévisibles tant elles
paraissent limpides. Elles résultent souvent de la conjonction du
hasard et de la nécessité, soumises qu'elles sont aux aléas de
l'existence et d'événements économiques ou politiques, que les
individus ne maîtrisent pas mais auxquels ils s'ajustent plus ou
moins bien. Certaines trajectoires étaient largement prévisibles et
parfaitement maîtrisées par leurs auteurs, en raison de leur inves-
tissemen_t dans ce domaine et de leur capacité à se frayer un
chemin conforme à leurs attentes et cohérent avec leurs moyens,
mais aussi à anticiper leur devenir et à saisir les opportunités
qui se présentent à eux. D'autres, par contre, étaient plus incer-
taines et s'avèrent chaotiques, avec des promotions fulgurantes
inattendues suivies de régressions qui ne le sont pas moins, de
grandes périodes de stagnation pendant lesquelles les individus
accumulent ou se désespèrent de ne pouvoir changer de logement,
des ruptures ou des mouvements erratiques souvent induits par
les aléas de la vie amoureuse. Un changement de politique d'habi-
tat, la variation subite de l'inflation, mais aussi des ruptures
conjugales intempestives peuvent réduire à néant des plans lon-
guement élaborés.
L'énergie déployée pour concevoir, affiner, réaliser ces stra-
tégies est parfois prodigieuse. Elle alimente toutes les discussions,
suscite des conflits conjugaux, les épouses déplorant le manque
d'ambition de leur mari ou au contraire, s'inquiétant de leur pro-
pension à s'engager dans des aventures financières insensées. Ces
projets peuvent renforcer provisoirement la cohésion des couples
fragiles, tendus vers la réalisation d'un rêve longuement caressé,
mais ne suffisent pas toujours à empêcher leur effondrement
quelques années après l'installation, car ce soutien dynamique
s'évanouit avec le succès de l'opération. Des couples peuvent
ainsi passer leur temps à échafauder de multiples plans qui ne
verront jamais le jour, chacun restant à l'état d'ébauche et ne
dépassant pas le stade du projet de projet. Des ménages passent

109
ainsi l'essentiel de leur vie dans la perspective de changer de
logement, sans jamais s'y résoudre ou y parvenir, ne s'installant
jamais vraiment puisqu'ils sont censés partir prochainement. Cer-
tains peuvent trouver leur plaisir dans ce travail d'élaboration
dont la réalisation leur importe peu en définitive. Le fait de pro-
jeter un départ sans cesse différé peut les aider à supporter une
situation précaire ou difficile, justifier un refus d'insertion dans
un milieu qu'ils rejettent, mais aussi les empêcher de s'intégrer
et de bénéficier des avantages qu'offr~ une réeUe installation.
Chamboredon et Lemaire (1970) ont raison de dire que ces
projets résidentiels conditionnent les rapports à l'habitat et les
relations avec l'environnement : paradoxalement, le sens donné
à un logement peut dépendre de la perspective de le quitter. Cer-
tains individus paraissent ne pas tenir en place, les logements
successifs qu'ils occupent ne parvenant jamais à les satisfaire car
ils sont trop petits, trop éloignés du centre,. pas assez conforta-
bles, sans se rendre compte que cette insatisfaction chronique est
indépendante des logements, que pour eux aucun lieu n'est réel-
lement habitable, car ils sont tous peuplés des fantômes de leur
théâtre familial ou parce qu'ils ne peuvent remplacer un espace
à jamais perdu. Il arrive qu'ils portent en eux cette insatisfaction;
ils ne peuvent qu'habiter le rêve et sont alors condamnés à
l'en-ance.
La capacité à élaborer et réaliser des projets peut être atténuée
voire annihilée par les craintes que suscite toute perspective de
changement, par l'impossibilité de faire face aux ruptures que
cela peut impliquer : perte des relations sociales ou familiales,
renoncement à des pratiques ritualisées, peur de l'inconnu. La
représentation anticipée des épreuves à affronter (problè111es maté-
riels à résoudre, difficulté d'intégration dans un milieu. inconnu,
perte de repères familiers, etc.) peut être paralysante. Sans comp-
ter le déchirement que peut représenter le détachement d'un lieu
auquel on s'identifie fortement. L'expérience de déménagements
antérieurs dont on s'est reiµis péniblement peut tempérer, sus-
pendre ou refroidir définitivement tout désir de mobilité, malgré
une forte insatisfaction envers le lieu dans lequel on habite, des
possibilités financières évidentes ou une opportunité intéressante.
Il faut parfois une contrainte extérieure décisive (mutation pro-
fessionnelle obligatoire, menace d'expulsion) pour se résigner à
changer ou s'autoriser à réaliser un désir profond.
L'ajustement des aspirations aux moyens mobilisables lors de

110
l'élaboration des projets résidentiels est un facteur important dans
ce domaine comme dans d'autres. Si P. Bourdieu (1972) a rai-
son de dire qu'en général les membres de chaque classe sociale
ajustent apparemment « naturellement » leurs ambitions à leurs
chances objectives de réalisation, ne s'autorisant de rêver qu'aux
logements auxquels ils peuvent légitimement prétendre, cette adé-
quation est souvent le résultat d'un travail laborieux et n'exclut
pas les tensions et les dérapages, surtout pour les gens dont les
référents sociaux ne sont pas homogènes ou stabilisés, ayant des
parents originaires de classes sociales différentes ou vivant un
processus de mobilité sociale. S'il est rare que les ambitions sous-
estiment les potentialités réelles, l'inverse est plus fréquent,
notamment lors des projets d~accession à la propriété. Des indi-
vidus peuvent naïvement s'imaginer pouvoir changer de logement
et accéder à un habitat de statut supérieur, d'autant plus que
l'argumentaire des agents immobiliers, peu soucieux des diffi-
cultés financières qu'ils rencontreront après la signature du
contrat d'achat, exploitent les incertitudes sur les possibilités
réelles qui s'offrent à eux et leur méconnaissance des contraintes
auxquelles ils devront faire face.
Le brouillage des codes d'appréciation peut être provoqué par
un changement de milieu, une brutale ascension, l'euphorie pas-
sagère provoquée par un événement heureux, qui suspendent
même provisoirement les capacités d'ajustement aux contraintes,
font croire que tout devient enfin possible. Inversement un échec
cuisant, une maladie, la crainte du chômage, une promotion labo-
rieuse, conduisent à la prudence et à une sous-estimation des pers-
pectives, bloquant même parfois toute velléité d'imaginer le
moindre projet, si modeste fût-il.
Les contraintes qui freinent la mobilité ne s'imposent pas
mécaniquement aux individus, elles agissent à travers les rapports
qu'ils entretiennent avec elles, transitent par les modes d'intério-
risation, les capacités d'appréciation et d'affrontement des situa-
tions, les compétences de résolution des problèmes, propres à cba-
cun. Certains peuvent être submergés, écrasés et finalement
paralysés par ce qu'ils perçoivent comme une montagne de dif-
ficultés. Les schémas d'appréciation, forgés par l'accumulation
d'expériences et l'ensemble des dispositions générées par les
appartenances sociales successives, contenant l'ensemble des
prescriptions, injonctions, interdits, hérités de la culture familiale,
constituant les habitus de classe, pour reprendre le concept car-

lll
dinal de Bourdieu, sont mobilisés pour faire face à ces situations,
générant à leur tour des pratiques dont les résultats orienteront
les conduites ultérieures, permettant d'aborder le cas échéant de
nouveaux problèmes. Les individus capitalisent leurs expériences
successives, mais ne disposent au départ que de l'héritage de la
morale et des savoir-faire familiaux, par rapport auxquels ils peu-
vent d' ailleurs se situer différemment. Soit ils l'incorporent en
l'état et s' y conforment, soit à l'inverse ils tentent de rejeter cet
héritage, sans toujours y parvenir; car il. leur pèse, ils en ont
souffert ou ont pu constater les échecs auxquels il conduisait. Ils
peuvent également chercher à s'en déprendre ou élaborer des
compromis plus ou moins satisfaisants.
Il convient d'insister sur la multiplicité et la diversité des
compétences requises par la conduite des stratégies de mobilité
résidentielle : clarification des aspirations, appréciation des
moyens et des contraintes, ajustement entre ces facteurs, connais-
sance du marché immobilier et des mécanismes de financement,
planification du budget familial, anticipation sur les dépenses
d'aménagement et d'entretien, repérage des opportunités, connais-
sances techniques pour estimer la valeur des différents logements
envisageables et leurs déficiences, négociation avec les vendeurs,
arbitrage entre les différentes solutions possibles, etc. Tout loge-
ment comporte des avantages et des inconvénients au regard des
exigences et des aspirations, paraît plus ou moins adapté aux pra-
tiques, renvoie des significations multiples. II est difficile d' appré-
cier sa valeur car il recèle souvent des vices techniques cachés.
Une foule de facteurs entre en jeu : localisation par rapport à
la famille et aux amis, au travail et aux services urbains, orien-
tation, espace disponible, organisation interne, accessibilité,
confort, statut social et valeur symbolique, état du gros œuvre
et des équipements, sécurité et protection offertes ... Des centaines
de critères interviennent qu'il faut évaluer, hiérarchiser, mettre
en relation et entre ·lesquels., on doit finalement arbitrer. Ils
influent les uns sur les autres et un logement peut être pratique-
ment parfait au regard des critères que l'on privilégie, mais
comporter un inconvénient majeur qui amène à l'écarter, et si
on n'en tient pas compte, on risque de le regretter amèrement:
une seule pièce mal conçue, des relations de voisinage difficiles,
le manque de lumière dans Je salon, le sentiment d'être à l'étroit,
peuvent suffire à le rendre progressivement insupportable.
Les compétences dont chacun dispose dépendent largement du

112
réseau relationnel · dans lequel il évolue, des informations, des
conseils et du soutien dont il peut bénéficier dans cette épreuve,
de sa capacité à les mobiliser, avec le risque toujours d'être ren-
voyé à des jugements contradictoires ou lacunaires, n'intégrant
pas ses propres désirs et ses moyens limités, les amis sollicités
projetant à cette occasion leurs propres modèles ou leurs
frustrations.
Les contraintes ne sont pas pour autant immuables, elles tien-
nent pour une larg~ part aux exigences que l'on se fixe et aux
représentations que l'on a de leur prégnance. Le rapport à ces
contraintes peut contribuer à les modifier, à les rendre intangibles
ou à les atténuer. Dans ces situations interviennent souvent des
mécanismes de « prédiction èréatrice » décrits par Merton, par
lesquels la conviction, fondée ou non, qu'un événement favora-
ble puisse se réaliser contribue à le faire advenir, de même que
la crainte d'un échec risque fort de le confirmer dans les faits.
Ces convictions créent une tension qui soutient la pugnacité de
leurs auteurs, leur permet de déployer une énergie farouche et
de ne pas céder à l'abattement ou à la panique devant l'adver-
sité, de dépasser des difficultés apparemment incontournables en
mobilisant les ressources de leur environnement, en imaginant
de multiples solutions à chaque problème. Mais elles peuvent
aussi enfermer des individus dans un syndrome d'échec lorsqu ' ils
sont envahis d' «ondes négatives)>, pour employer un concept peu
scientifique mais tellement opérant. Certains sont ainsi voués à
l'échec ou renoncent par avance à toute recherche, ne serait-ce
que pçmr confirmer leurs prémonitions ou justifier un refus secret
de changement de lieu dont ils n'ont pas nécessairement
conscience.
L'élaboration de compromis entre les aspirations, les moyens ·
disponibles et les opportunités qu'offre le marché immobilier peut
constituer une difficulté majeure. Le choix d'un logement étant
toujours un choix sous contraintes, il est parfois douloureux voire
impossible de trouver une issue satisfaisante à ce délicat problème
en raison de l'enjeu économique, social, affectif, existentiel consi-
dérable qu'il représente pour le devenir de chaque individu. Cer-
taines personnes ne peuvent se résoudre à sacrifier une part de
leurs aspirations à l'autel de la réalité et préfèrent renoncer à
quitter un logement pourtant peu apprécié, mais par rapport
auquel ils ne se sentent pas engagés. Il arrive aussi que des indi-
vidus résolvent ce problème en acceptant un habitat pour des

113
raisons purement fonctionnelles, dans lequel ils ne se reconnais-
sent pas, afin de préserver intact leur rêve d'un habitat idéal qu'ils
ont peu de chance de jamais réaliser.
Quels que soient les bénéfices symboliques retirés ou attendus
de l'inscription de la réussite sociale déjà réalisée ou espérée,
qu'elle soit flagrante ou fragile, le prix à payer peut en être rela-
tivement lourd. Des individus peuvent consacrer voire sacrifier
leur vie à cet effort, et ce qui n'était au départ qu'un moyen
d'afficher un succès peut devenir la finalité essentielle de l' exis-
tence. Ceux qui investissent par avance les dividendes de leur
carrière à venir se réservent parfois des réveils douloureux et
surtout s'engagent dans un processus dont ils peuvent difficile-
ment s'extraire, car y renoncer reviendrait à perdre le bénéfice
de leurs efforts, la revente étant toujours problématique car les
banques prennent la précaution d'exiger d'abord le rembourse-
ment des intérêts à venir. Ils signeraient ainsi leur échec et
seraient amenés à perdre la face. En s'endettant pour plusieurs
dizaines d'années ils s'assignent eux-mêmes à résidence dans un
lieu dont l'attrait peut s'estomper. Ainsi, comme nous le verrons
pour ceux qui s'installent à la campagne ou en zone péri-urbaine,
les charmes du retour à la nature s'épuisent souvent rapidement.
Si le projet d'habitat est· également soutenu par un projet de
vie familiale, passé la phase euphorique de l'installation où les
couples renforcent ou retrouvent · leur cohésion, il risque d'être
mis à mal par les vicissitudes des relations conjugales, et a for-
tiori par le départ prématuré du conjoint (séparation, divorce ou
décès), quand l'affichage de la réussite sociale est en grande par-
tie destiné à séduire l'épouse car, celle-ci, cruelle et volage, ne
s'en satisfait pas toujours. On peut concevoir une certaine amer-
tume d'être sanctionné de la sorte, après avoir consenti de tels
sacrifices pour les yeux de Chimène qui n'en a cure. Il est par-
ticulièrement dur de continuer à payer ses traites et à Vivre dans
un espace · qui vous signifie à., tous moments · l'absence de celle
qui en fut l'inspiratrice. Sans compter les joyeux démêlés de la
séparation des biens, lorsque la déesse du foyer était également
copropriétaire, qui s'ajoutent aux affres de la séparation des corps.
Il en est ainsi qui ont perdu corps et biens.
L'accession à la propriété ou l'aménagement laborieux d'un
appartement, dont on est seulement locataire, peut faire perdre
toute capacité de mobilité, au moment où celle-ci est d'autant
plus nécessaire que l'on est tendu vers la réussite sociale. Nous
1
114
1
abordons là les effets en retour des projets d'habitat sur la réussite
sociale qui les sous-tend. Malgré les risques et les inconvénients
de ces projets évoqués ci-dessus, ils peuvent contribuer de
manière décisive au succès d'une carrière.
En effet, quand on est engagé dans de tels projets on est tenu
de les réaliser, il s'agit là d'une contrainte ou d'une motivation
supplémentaire pour ne pas relâcher ses efforts de promotion pro-
fessionnelle. On dispose ainsi d'un ancrage qui offre un support
de sécurisation face aux affres et aux difficultés que l'on peut
rencontrer sur le plan professionnel, et de réassurance quand le
doute pointe; l'amélioration du statut de l'habitat concrétise de
manière tangible les résultats des efforts de promotion et assure
leur visibilisation. La stabilité ainsi acquise, si elle gêne la mobi-
lité géographique, permet d'affronter les autres formes de chan-
gement qui accompagnent tout processus de promotion. Pour cer-
tains, il n'est pas négligeable de pouvoir recevoir dignement leurs
supérieurs hiérarchiques et les personnes avec lesquelles ils entre-
tiennent des relations de travail, car ils nouent ainsi des liens et
étendent de cette manière leur réseau professionnel. En tout cas,
l'inverse peut être catastrophique, l'image des cadres supérieurs
qui vivent dans des conditions déplorables n'inspire guère
confiance à leurs employeurs. Ceux-ci s'informent d'ailleurs sou-
vent discrètement sur leurs conditions de logement et les ambi-
tions de leur épouse lors de l'embauche. Enfin les principes qui
animaient les promoteurs du logement social gardent toute leur
valeur (et leur saveur): rien ne vaut un logis attrayant pour éloi-
gner un mari du cabaret ou d'autres frasques, afin qu'il se cons.a -
cre entièrement à sa famille et à son travail (Gl!érand, 1967). Le
bricolage et lentretien de la pelouse offrent d~ saines dis tractions.
Il en est bien qui s'assoupissent après avoir conquis leur somp-
tueux chez-soi, quittant prématurément leur bureau pour l'amé-
nager ou voir pousser les fleurs, ou qui renoncent à toute ambi-
tion au profit de leur confort intérieur, estimant avoir dépassé
leurs plus folles espérances, mais c'est relativement rare. Il reste
toujours une pièce à .finir, de nouveaux équipements ménagers à
acquérir, le salon à décorer, et les épouses s'emploient à stimuler
c~ux dont l'ardeur et les ambitions faibliraient, même si elles
trouvent toujours qu'ils passent trop de temps à leur bureau et
ne se précipitent pas assez promptement pour goûter les charmes
du foyer.
A défaut d'être dans une ascension sociale irrésistible, ou de

115
pouvoir anticiper sur une réussite qu'ils croient ou espèrent immi-
nente, certaines personnes investissent tous leurs efforts dans un
habitat qu'ils acquièrent ou améliorent, ou économisent à cette
fin . Au lieu d'exprimer leur réussite professionnelle dans l'habi-
tat, ils transfèrent sur celui-ci les espoirs qu 'ils ne peuvent atten-
dre de leur travail et ils en font le support de leur promotion.
L'habitat peut devenir même un instrument de compensation de
l'échec de leurs tentatives ou de l'absence de perspectives pro-
fessionnelles. Il est alors investi d'une fonction réparatrice. Ils
peuvent ainsi gagner un statut social qui leur est dénié profes-
sionnellement. Pour peu qu ' ils soient bricoleurs, bénéficient d'un
morceau d'héritage ou parviennent à épargner comme des fourmis
sans être la proie de promoteurs véreux, ils parviennent à acquérir
un logement qui leur offre un statut supérieur à celui de leur
classe d'appartenance, l'écart obtenu, si minime soit-il, leur per-
mettant de se détacher du lot commun et d'atténuer l'aigreur ou
les difficultés que leur inflige le spectacle de leur vie profes-
sionnelle. Le problème pour eux est de maintenir cet écart, sou-
vent fragile, et ils supportent particulièrement mal que des
ménages bénéficient de mesures d'assistance sans avoir eu à
payer comme eux le prix d'efforts démesurés pour obtenir une
amélioration de leurs conditions de logement. Toute menace de
dévalorisation de leur habitat (construction de logements sociaux
ou de routes à proximité, dégradations, etc.) les touche profon-
dément, non pas tant en raison de leurs inconvénients objectifs,
souvent réels, que de la perte de cette petite différence à laquelle
ils tenaient tant, car c'est d'elle qu'ils tirent la reconnaissance
sociale que la vie professionnelle leur refuse.

Régression sociale
L'évolution de l'habitat joue un rôle sans doute crucial pour
les gens en régression sociale : il accompagne, amplifie, dissimule
ou atténue leur déchéance sociale. Comme pour les gens en
ascension, il importe de distinguer les types de dynamiques
sociales selon qu'il s'agit d'une régression par rapport au statut
de leurs parents ou d'une régression dans leur propre trajectoire.
Si le problème se pose par rapport au statut des parents, il n'a
pas le même sens selon qu'ils ne parviennent pas à retrouver le
statut qu'ils avaient lors de leur enfance ou leur adolescence, ou

116
n'atteignent pas le statut auquel leurs parents étaient parvenus
ultérieurement. L' affaire peut encore se compliquer, car leurs
parents peuvent avoir également subi une régression pendant
qu'ils vivaient avec eux ou. après qu'ils les eurent quittés. La
régression prend une autre signification si les parents avaient
obtenu un~ forte . promotion, que leurs enfants ne parviennent pas
à pourstiivre ou à consolider.
Lorsque la régression affecte la propre trajectoire des personnes
concernées, diverses ~ituations se présentent également: soit ils
se débattent en permanence dans des difficultés et effectuent un
parcours en dents de scie, soit ils déclinent lentement mais sans
pouvoir se stabiliser, soit ils s'effondrent brutalement, alors que
leur statut paraissait stable, soit e.ncore .ils connaissent une chute
brutale après avoir réalisé une promotion fulgurante. Ces trajec-
toires personnelles prennent en fait le.ur sens par rapport à celles
de leurs parents et s'articulent aux cas de figure mentionnés
précédemment.
En réalité le sens des trajectoires se forme sur plusieurs géné-
rations, au moins trois ,sinon quatre, car chacun vit sa trajectoire
en partie en fonction de celle de ses parents (ces derniers portant
des jugements ~uxquels on est toujours sensible même .si on les
rejette), qui eux-mêmes réagissent à partir des référents que leur
ont légués leurs propres parents.
Pour les couples; il faut également tenir compte du sens des
trajectoires respectives des . deux conjoints, car chacun d'eux . vit .
aussi sa trajectoire en fonction de celle de l'autre. Avec une dif-
férence cependant, suivant que chacun poursuit une trajectoire
professionnelle ou que l'épouse reste au foyer et vit par procu-
ration les aléas du statut de son mari, dont elle se préoccupe
parfois plus que lui. Ces trajectoires peuvent être similaires, se
superposer de manière décalée, s'écarter progressivement ou se
rejoindre. La rencontre peut avoir eu lieu au point de croisement
de deux trajectoires contradictoires, l'une en régression, l'autre
en promotion. Ce chevauchement des trajectoires, avec tous les
risques de mésalliances flagrantes ou discrètes qu'il comporte,
peut être lourd de drames. Une riche héritière ne pardonnera
jamais au brillant jeune homme rencontré dans une soirée chez
des amis communs, sur lequel elle avait misé pour consolider sa
position, de ne pas avoir tenu ses promesses de réussite. On
connaît le cas classique des étudiants amoureux d'une belle secré-
taire qui ne comprennent plus, après avoir acquis le . statut

117
conforme à leur diplôme, pourquoi ils vivent avec une femme
dont les valeurs et les capacités leur paraissent si limitées. Le
cas est très fréquent chez les médecins : la belle infirmière de
jadis ayant souvent entretenu son amant pendant ses études se
retrouve abandonnée au moment où celui-ci gagne confortable-
ment sa vie, et s'adonne d'ailleurs toujours aux amours ancillai-
res, mais avec plus de circonspection.
On voit que les cas de figure et les facteurs sous-tendant les
significations des trajectoires sont extrêmement variés. Il serait
fastidieux de les analyser tous et nous nous limiterons à quelques
situations particulières.
Dans les cas les plus favorables la régression sociale n'affecte
pas directement les conditions d'habitat, les personnes parvenant
à conserver leur logement ou à s'en procurer un similaire, l'effi-
cacité de leur réseau social compensant la réduction de leurs
moyens dans cette recherche. C'est souvent le cas lorsque ce sont
des propriétaires, des accédants ayant déjà remboursé l'essentiel
de leurs emprunts, les miracles de l'inflation leur permettant de
payer des traites d'un montant ridicule. Il se peut aussi qu'ils
paient un loyer très faible, ce qui facilite grandement l'affronte-
ment de ce genre de difficulté. L'habitat joue alors un rôle
d'amortisseur de la chute sociale, comme au plan macro-écono-
mique la construction a un rôle régulateur de crise en maintenant
un certain niveau d' activité. Il atténue alors la régression car il
permet de conserver le même cadre de vie. Même si les récep-
tions sont moins somptueuses et si on change moins fréquemment
la moquette, on peut parvenir à dissimuler ses déboires. L'habitat
permet de conserver l'image de la splendeur passée et surtout
de préserver les pratiques domestiques, les modes relationnels et
la croyance de toujours appartenir à la classe que l'on a perdue.
Le décor suffit parfois à donner le change. Certes les enfants
s'étonnent de partir moins souvent en vacances et de voir leur
père différer le remplacemenC de sa voiture essoufflée, mais ils
conservent néanmoins leurs chambres et leurs amis du voisinage,
et les mésaventures ·de leurs parents ne les touchent guère.
Face à une telle situation, l'habitat constitue un support de
sécurisation auquel les gens s'accrochent parfois désespérément
et qu'ils s'efforcent de préserver jusqu'au bout. Il constitue une
base qui résiste à la tempête qui les secoue. Le fait de disposer
d'un cadre stable confère le sentiment que l'on n' a pas tout perdu
et surtout préserve une image valorisée qui atténue le sentiment

118
de dévalorisation ou d'échec que l'on éprouve. Il est sans doute
plus facile de conserver la fiction du maintien du statut antérieµr,
lorsque lieu de travail et lieu d'habitat sont disjoints et que les
réseaux amicaux et professionnels ne se confondent pas. C'est
un avantage indéniable que procure la vie dans les grandes agglo-
mérations et un effet positif inattendu de l'urbanisation moderne
fondée sur ce clivage.
Les femmes accordent en général plus d'importance que les
hommes à la qualité du décor. Leur grande sensibilité dans le
choix des aménagements et du mobilier est aussi mise au service
de ·stratégies de préservation des apparences grâce auxquelles
elles parviennent à conserver l'image de leur statut antérieur,
quand leur époux trahit leurs espérances de promotion. 0µ
s'étonne parfois de voir, dans des familles ouvrières ou
d'employés vivant en logement social, des intérieurs relativement
luxueux, avec des meubles «de style», et l'on comprend ces
phénomènes quand on sait que l'épouse est fille de commerçants
ruinés ou de fonctionnaires. Malgré une alliance peu fructueuse,
ces femmes sont parvenues à récupérer symboliquement une part
de leur statut d'origine grâce à la décoration de leur intérieur.
L'autre domaine où elles jouent cette carte est la tenue vesti-
mentaire, généralement impeccable à défaut d'être élégante.
Nous n'évoquerons que pm,ir mémoire les situations assez rares
où la régression économique s'accompagne d'une amélioration
sensible des conditions d'habitat. C'est ce qui arrive lors du décè.s
du conjoint, quand celui-ci avait un statut professionnel nettement
supérieur à celui de son épouse (et a fortiori si elle ne travaii-
lait pas), et que cette dernière bénéficie d'une prime d'assurance
qu 'elle s.'empresse généralement d'investir dans l'achat d'une
maison ou l'agrandissement de sa demeure. Ses revenus s' effon-
drent alors, obligeant souvent les femmes au foyer à rechercher
un emploi, mais elle dispose d'un capital qui permet de sauver
les apparences.
Plus problématiques sont les situations où la régression sociale
s'accompagne d'une dégradation des .conditions d'habitat, car les
personnes ne peuvent plus rembourser les traites de leur pavillon
ou payer leur loyer. Il leur faut alors déménager dans un loge-
,ment plus modeste ou dans un quartier moins valorisé, perdant
ainsi simultanément les bénéfices du confort, de la centralité et
des images sociales qui leur sont attachées. Rien ne vient alors
freiner la chute ou la dissimuler, on ne dispose pas de support

11,9
auquel s.e raccrocher. Les enfants sont très sensibles à ces rup-
tures lorsqu'elles affectent leur espace de vie. Pour eux, devoir
quitter une maison confortable en perdant leur chambre, en étant
obligé de s'entasser avec leurs frères et sœurs dans la même pièce
est très inquiétant, surtout qu'ils ne comprennent pas très bien
ce qui leur arrive.
Les difficultés sociales peuvent réactiver des conflits familiaux,
faire resurgir de vieilles rancœurs qui · se trouvent exacerbées par
l'exiguïté, la tristesse ou le manque de confort du nouvel espace.
Celui-ci renvoie chaque jour, de manière obsédante, par diffé-
rence avec le précédent, l'image de l'échec. Nous ne pensons
pas que ces épreuves engendrent par elles-mêmes des difficultés
psychologiques mais elles jouent un rôle de révélateur, faisant
émerger les problèmes enfouis, rompant les équilibres précaires,
faisant éclater les compromis peu satisfaisants. Ces situations
contribuent à exacerber les zones de fragilité des individus, or
ce sont les plus fragiles qui sont souvent victimes de ce genre
de mésaventure.
La perte des repères spatiaux, des signes valorisant l'identité
sociale, d'un environnement dans lequel on était ancré et dans
lequels' inscrivaient de multiples pratiques ritualisées, fait éclater
les supports de référence et d'étayage qui soutenaient l'identité.
Les effets de cette perte varient bien entendu selon le degré
d'identification à l'espace et son importance dans la consolidation
des liens familiaux. Elle peut amplifier les processus de régres-
sion sociale. Des individus ayant connu dans leur enfance ou
leur adolescence des conditions d'habitat décentes, particulière-.
ment confortables ou luxueuses, ont intériorisé ces références, qui
prennent une valeur normative pour eux, en fonction de quoi ils
évalueront les formes d'habitat qui leur seront proposées
ultérieurement.
Les jugements portés sur la valeur de l'habitat sont complè-
tement naturalisés et vont de soi; les personnes y adhèrent au
point que toute interrogation à ce sujet leur paraît parfaitement
incongrue. Quand on leur renvoie ·que leurs appréciations sont
relatives et ne sont pas .sans lien avec leur expérience de l'espace
et leur trajectoire sociale, ils opposent un déni farouche. Il est
surprenant de voir la prégnance de ces référents lorsque ces per-
sonnes gardent un souvenir très vague des lieux de leur enfance.
Elles ne sauraient accepter ·des conditions inférieures sans avoir
le sentiment de déchoir, hormis celles qui adoptent une attitude

120
réactionnelle et rejettent provisoirement le confort bourgeois dans
lequel elles ont baigné, mais elles le regrettent généralement assez
vite et le retrouvent avec délice quelques années plus tard.
Des jeunes démunis et sans emploi souhaitant s' autonomiser
refusent souvent, offusqués, des propositions d'habitat provisoire
légèrement moins intéressantes que les conditions que leur offrent
leurs parents· et préfèrent continuer à vivre avec eux, malgré les
inconvénients que cela comporte en terme d'indépendance. A
l'arrivée d'un enfant, des cadres moyens ne comprennent pas
qu'ils doivent s'installer en banlieue s'ils veulent trouver ·un
appartement plus grand, car ils ne peuvent admettre que les loge-
ments dans les quartiers centraux atteignent des prix nettement
supérieurs à leurs moyens. Ils ne peuvent se résoudre à perdre
les avantages de la centralité, car cela signifierait une déchéance.
Certains peuvent ainsi subir une paupérisation relative, même en
étant en promotion, car la croissance des prix du marché immo-
bilier est plus rapide que celle de leurs revenus. En raison de
ces problèmes d'habitat, ils peuvent se vivre en régression sociale
alors que leur situation économique s'est objectivement
améliorée.
L'habitat constituant le registre privilégié de repérage des sta-
tuts, car c'est souvent l'élément le plus visible et apparemment
le plus tangible, les phénomènes économiques affectant le mar-
ché immobilier peuvent brouiller les codes sociaux. Le fait de
ne pouvoir se maintenir dans un quartier ou conserver un certain
type d'habitat, peut ainsi annuler au plan des représentations
l'acquisition d'un statut plus élevé, ou oblitérer le fait que l'on
a une situation plutôt privilégiée. En constatant que des gens
ayànt un statut sensiblement inférieur bénéficient de conditions ·
de logement plus satisfaisantes, car pour différentes raisons (pro-
priétaires généreux, statut de l'immeuble, ancienneté du bail,
etc.), ils ont eu la chance de ne pas subir d'augmentations de
loyer aussi importantes, certaines personnes ont le sentiment de
voir leur situation menacée et sont amères ou inquiètes.
La naturalisation des références en matière d'habitat produit
la conviction que les exigences esthétiques ou de confort que
l'on exprime sont fondamentalement légitimes, et l'impossibilité
de les concrétiser constitue une menace sur la représentation que
l'on a de son statut. L'ajustement de ces exigences imposé par
les tensions du marché est souvent très douloureux voire intolé-
rable. Seules des compensations en termes de surface disponible,

121
de proximité d'un parc, de disposition d'espaces annexes, per-.
mettent d'atténuer le sentiment de dévalorisation que peut entraî-
ner un déménagement forcé en périphérie,
Pour supporter une telle dégradation, les individus jouent sur
les multiples éléments qui composent la valeur d'usage de l'habi-
tat et tentent de modifier leur système d'évaluation de leur loge-
ment, en mettant l'accent sur des facteurs susceptibles de rehaus-
ser le prestige de leur nouvelle demeure : « C'est petit mais on
a une belle vue », « on est loin du centre, mais on a un superbe
jardin, vous savez», « les gens du quartier sont peu reluisants
mais nos voisins sont charmants». Ces personnes feignent de
découvrir ainsi soudain des mérites inattendus à des appartements
qui ne les avaient guère enchantés lors de la première visite, lais-
sant parfois pantois les invités devant un tel bouleversement des
critères d'appréciation mis en avant pour justifier ce qui est pré-
senté comme un choix, alors que ces gens s'étaient retrouvés
contraints et forcés de déménager. De la capacité à opérer ces
remaniements des significations de son espace dépend souvent
la préservation de la représentation du statut, et la possibilité
d'investir un habitat dont les charmes ne sont pas évidents pour
le visiteur. Il faut parfois beaucoup d'efforts d'imagination et de
réaménagement du sens pour se persuader que l'on ne déchoit
pas, bien qu'au fond le doute subsiste toujours, et que l'on ait
les plus grandes difficultés à se duper soi-même.
Nous voudrions explorer maintenant les difficultés qu'éprou-
. vent les individus dont les parents avaient été victimes d'une
. régression sociale ou dont l'habitat pouvait signifier une dévalo-
risation. Le souvenir pénible d'une enfance passée dans un
médiocre pavillon de banlieue ne correspondant pas au statut
social supposé des parents, alors que leurs amis vivaient dans
des maisons somptueuses, laisse un sentiment amer frisant parfois
l'humiliation. Ces individus sont alors pris dans un système
d'appréciation contradictoire, où les caractéristiques de l'habitat
correspondant au milieu social de leurs parents servent de réfé-
rence, dans une opposition à leur maison d'enfance qu'ils rejet-
tent, tout en se sentant quelque part coupables. Parfois ils ne
parviennent pas à sortir de cette contradiction et trouvent diffi-
cilement un compromis satisfaisant.
Des gens ayant vécu dans un habitat signifiant clairement la
déchéance de leurs parents peuvent être confrontés à un problème
homologue. Certains ont pu rejeter violemment l'image de cet

122
habitat, car ils éprouvaient parfois de la honte quand ils devaient
inviter des camarades, mais ils ressentent de la culpabilité face
à une attitude qui revient à exprimer' du mépris à l'égard de leurs
parents. Ils ont du mal à se situer car ils ne peuvent accepter
un logement leur rappelant cette humiliation, mais en recherchant
un habitat. d'un statut sensiblement plus élevé, ils signifieraient
à leurs parents une forme de rejet. Ceux qui bénéficient d'une
promotion savent qu'ils n'appartiennent pas réellement à la classe
sociale que leur réussite leur permet d'atteindre, et à laquelle ils
cherchent désespérément à s'identifier, sans pouvoir s'y intégrer
pleinement. On leur rappelle toujours, par de menus détails ·et
des signes imperceptibles, mais qu'ils comprennent fort bien,
qu'ils n'ont pas la légitimité sociale pour occuper la place à
laquelle ils aspirent. Malgré leurs efforts pour effacer les stig-
mates de leur passé, il en reste toujours quelque chose, il y a
là une faille qui ne sera jamais comblée et qui s'inscrit jusque
sur les murs pourtant ravalés de leur maison.
L'éclat des façades ne suffit pas à dissimuler les fissures inté.-
rieures. Le rapport à l'habitat ne fait qu'exprimer un processus
plus large, qui affecte les différents domaines de leur existence,
parfaitement analysé par Vincent de Gaulejac (1987), dans son
analyse du vécu des processus de régression sociale, même si
nous ne pensons pas comme lui qu'il s'agisse d'une névrose. En
effet si le rapport à la trajeçtoire sociale peut induire le déve-
loppement de difficultés psychologiques, il ne produit pas ces
dernières mais contribue à les exacerber. Les enjeux de position-
nement social servent de support d'expression et de surface d'ins-
cription des troublés psychiques, qui peuvent cependant utiliser
d'autres registres pour se manifester. Il ne faut pas confondre
les symptômes, les phénomènes et leurs fondements structurels.
V. de Gaulejac fait référence à ce sujet au concept de «Roman
familial» de Freud (1973) qui n'est pas sans lien avec notre pro-
pos. Il s'agit de ce rorpan que se construisent les enfants lors-
qu'ils sont mécontents de l'attitude de leurs parents à leur égard,
en s'imaginant qu'ils ont été enlevés par des nomades à leur
naissance et que leurs vrais parents étaient beaucoup plus riches
et souvent vivaient dans un château. On retrouve ainsi la figure
menaçante des gens vivant dans l'errance qui les ont privés de
leurs privilèges, et il n'est pas anodin que ce soit généralement
une forme spatiale qui soit utilisée pour signifier imaginairement

123
une origine privilégiée. Un lien ontologique est ainsi établi entre
une forme prestigieuse et le satut qu'elle sert à désigner.
Mais il ne faut pas se leurrer sur l'interprétation de ce pro-
cessus. On pourrait y voir la preuve d'une formation précoce des
aspirations relatives au statut social jouant un rôle déterminant
dans la structuration des rapports des enfants à leurs parents. En
réalité cette image mythique n'est que le support du mouvement
d'idéalisation qui sous-tend ce stratagème. Il n'est pas étonnant
que le fantasme utillise un registre social pour traduire ce mou-
vement, puisque c'est le registre privilégié de valorisation de
notre société, le château étant en outre la figure emblématique
des contes exprimant le bonheur et la vie idéale. L'essentiel pour
les enfants reste de s'inventer des parents idéaux, et en laissant
accroire que leurs parents ne sont pas leurs vrais géniteurs, ils
dégagent la voie pour donner libre cours à leurs pulsions inces-
tueuses, ils peuvent les désirer sans crainte de sanction. Mais
pour cela ils doivent feindre de les rejeter au plan conscient, . le
meilleur moyen pour y parvenir étant de les dévaloriser sociale-
ment. Ceci n'empêche pas par ailleurs, sur un plan psychosocio-
logique et non pas psychanalytique, qu'ils rêvent de vivre dans
un château. Ils utilisent ce décor sur deux plans distincts, accré-
ditant d'autant mieux leur manœuvre qu'ils se réfèrent, pour don-
ner le change, à des aspirations auxquelles ils adhèrent. Ce pro-
cessus, par lequel un référent est utilisé comme signifiant,
renvoyant à un signifié inconscient, est très subtil. Dans ce jeu,
les formes spatiales ne sont pas prises pour elles-mêmes mais
comme figures, elles alimentent d'autant mieux la confusion entre
le sens immédiat et les significations qu'elles servent, qu'elles
ont également une forte valeur sociale et paraissent concrètes. .

Les identités futurisées et l'orientation


.,
des trajectoires

L'orientation des choix de mobilité dépend également des capa-


cités d'élaboration et des modalités de formation des «identités
futurisées », pour reprendre le concept proposé paï Françoise
Lugassy ( 1985). Au-delà de leur identité actuelle, les individus
anticipent sur leur devenir en imaginant les contours qu'il peut
revêtir et agissent en fonction de ·cette identité en devenir. Mais
cette capacité à se projeter dans l'avenir varie fortement selon
les classes sociales, car elle est dépendante à la fois du degré

124
d'ouverture du champ des possibles et de la prégnance des contin-
gences immédiates. Les gens dont la survie même est difficile
vivent en fonction d'un horizon temporel très limité et ne peu-
vent songer à épargner, même s'ils en ont la possibilité, et dépen-
sent immédiatement l'argent dont ils disposent. Ils sont la proie
des organismes de crédit à la consommation car ils peuvent
s'endetter pour jouir dans l'instant des biens qui leur sont pro-
posés, sans pouvoir imaginer les difficultés ultérieures qui en
résulteront pour eux.
Sous la pression des multiples contraintes quotidiennes et
n'ayant guère 'de chance de voir leur situation évoluer, ils ne
peuvent imaginer d'autres perspectives que la répétition de leur
situation. Ils ne peuvent s'offrir le luxe de penser à l'avenir, à
moins qu'ils ne préfèrent y renoncer car la perspective qu'il offre
est plutôt déprimante. Ils vivent dans la précarité qui est redou-
blée par celle de leur logement et ne peuvent investir dans un
projet de trajectoire résidentielle.
A l'inverse, ceux qui ne sont pas en permanence le dos au
mur face au présent et disposei::tt de moyens pour préparer un
avenir qui leur offre des perspectives ouvertes, peuvent envisager
différents scénarios entre lesquels ils peuvent choisir. Néanmoins
cette ouverture même peut être troublante, la nécessité de choi-
sir entre différents possibles peut les amener à faire plusieurs
tentatives et les mettre dans l'impossibilité de dépasser leur ambi-
valence, leur identité futurisée n'étant pas stabilisée. Mais ils peu-
vent s'offrir ce luxe de goûter à plusieurs modes d'existence
avant de s'engager dans une voie précise, lorsque les images
qu'ils ont de leur avenir se seront décantées. C'est ce qui expli-
que, comme l'a montré la recherche sur les processus d'instal-
lation réalisée par Barbara Allen et Patrice Sechet (1988), que
des individus issus de la bourgeoisie peuvent vivre plusieurs
années dans une apparente précarité, accumulant les expériences
amoureuses et de vie dans des conditions d'habitat souvent som-
maires, avec des moyens limités, sans jamais se sentir réellement
menacés, car ils sont en mesure de sortir de ces situations chao-
tiques s'ils le souhaitent grâce au capital symbolique dont ils dis-
posent et surtout à l'assurance que leur confèrent leur apparte-
nance sociale et les réseaux sociaux qu'ils peuvent à tout moment
mobiliser. Ils mettent provisoirement entre parenthèses leur iden-
tité futurisée, qui est déjà à l'œuvre, même s'ils s'en défendent
et paraissent la rejeter. C'est en effet en s'appuyant sur les

125
garantks que leur assure l'avenir qu'ils peuvent s'autoriser à
vivre dans une certaine marginalité. D'ailleurs, autour de trente-
cinq ans, tout rentre généralement dans l'ordre, ils se stabilisent
et reprennentavec un peu de retard la voie qu'ils avaient momen-
tanément délaissée. Ayant longuement batifolé, ils retournent aux
choses séi:ieuses et, souvent, se fixent rapidement.
Entre ces extrêmes se situent ceux dont la voie est toute tra-
cée, qui sont condamnés à reproduire le statut de Jeurs parents,
soit par nécessité car ils n'ont pas les_ moyens d'_e n sortir, soit
a contrario, malgré des possibilités objectives d'envisager diffé-
rents futurs possibles, parce qu'ils sont soumis aux injonctions
des modèles familiaux et du projet parental qui, dès leur enfance,
les ont amenés à intérioriser une image de leur devenir dont ils
ne peuvent se déprendre sans courir le risque de la désapprobation
familiale.
On peut imaginer une multitude de cas de figures intermédiai-
res, où il existe une certaine plasticité et des incertitudes demeu-
rent quant aux devenirs possibles, les identités futurisées ne se
formant que progressivement, conservant longtemps un certain
flou, qui se traduisent par des trajectoires résidentielles hésitan-
tes. A moins que cette incertitude quant à l'avenir induise une
certaine inquiétude et que les individus concernés ne se fixent
provisoirement en utilisant la stabilité que procure J' habitat pour
se sécuriser en attendant d' y voir plus clair, ce qui leur permet
de supporter le caractère mouvant des autres domaines de leur
existence.
La détermination du devenir peut être sécurisante ou produire
un sentiment d'enfermement qui peut être combattu par la mobi-
lité résidentielle, même si les individus changent de lieu sans
réellement changer leurs conditions de vie ou de mode d'habiter.
Elle peut constituer le pôle de référence qui oriente et soutient
l'investissement de l'habitat, tendu vers la réalisation de cette
perspective.
De même le flou quant au devenir peut donner un sentiment
de liberté infiltré ou submergé par l'insécurité qui en résulte. Il
n'a pas le même sens selon qu'il est .dû à une impossibilité ou
à une incapacité de se forger une représentation de son devenir
en raison d'un contexte social ou familial mouvant ou soumis à
des influences contradictoires. Il peut être l'expression d'un refus
ou d'une mise à distance d'un devenir imposé par l'environne-
ment familial. Des individus peuvent être pris entre des perspec-

126
tives précises mais contradictoires entre lesquels ils ne parvien-
dront jamais à se déterminer, passant successivement de l'une à
l'autre ou se résignant à une voie moyenne.
Ces différentes dynamiquès de formation des identités futu-
risées orientent le sens des. trajectoires résidentielles plus encore
que leur contenu même. On voit ainsi des individus tendus vers
un devenir précis auquel tous leurs efforts sont consacrés et leur
trajectoire y est soumise, en même temps qu'ils s'appuient sur
elle pour y parvenir. D'autres semblent effectuer des mouvements
erratiques dont le sens leur échappe, ils ne parviennent pas à
forger un projet cohérent, s'en défendent ou s'y refusent.

La diversité des trajectoires


et des espaces de référence
Les trajectoires individuelles sont composées d'une ·grande
variété de lieux, et chacun convoque une diversité d'espaces qu'il
puise dans son expérience personnelle, et qu'il agence de manière
originale en conférant à chacun d'eux des significations particu-
lières, pour en fabriquer le sens. Pour comprendre ce processus
de formation du sens de l'habiter, il importe de reconstituer les
chaînes signifiantes en repérant .les différents lieux dans lesquels
les gens ont habité successivement, ou occupé même de façon
provisoire (notamment les lieux de vacances), ou dans lesquels
ils se rendent régulièrement (résidences secondaires, maisons
familiales, l!éjours chez des amis), ainsi que les lieux qui ont eu
un rôle important pour eux, même s'ils ne les ont jamais fré-
queptés, ou dans lesquels ils rêvent de se rendre. On peut éga-
lement ajouter les endroits qu'ils détestent au plus haut point.
Pour reprendre une métaphore qui nous est chère, nous
pouvons dessiner ainsi la «carte du tendre» des espaces signi-
ficatifs pour chacun, en s'efforçant de dégager les connotations
qui s'y greffent et l'importance qui leur est attachée, les expé-
riences ou les représentations ayant nourri la valeur qui leur est
attribuée. Il peut s'agir de lieux où l'on a été heureux, où l'on
a souffert, dont on s'est échappé, ou que l'on a quittés avec
regret, d'espaces où l'on n'a fait que passer mais qui ont laissé
un souvenir impérissable, dans lesquels on n'a jamais pu se ren-
dre bien que l'on en ait fait le projet à de multiples reprises.

127
Lieux symbolisant une rencontre, un idéal inaccessible, marqués
d'un sentiment d'ambivalence ou signifiant la déchéance.
Si on fait cet exercice* avec les habitants d'un même immeuble
ou appartenant à un groupe social très précis, on sera tout d'abord
frappé par la grande diversité des trajectoires résidentielles et des
autres lieux de référence, ainsi que par la multiplicité des signi-
fications qui s'en dégagent, confirmant la singularité des expé-
riences relatives au rapport à l'espace.
Comme ces trajectoires marquent profondément l'investisse-
ment de l'habitat actuel, on voit donc que les occupants d'un
même immeuble n'investissent pas leur logement de la même
manière et qu'en définitive ils logent dans le même lieu mais
n'habitent pas le même espace. Si l'on ne tient pas compte des
trajectoires spatiales et de leur sens, on fait des erreurs grossières
d' appréciation du rapport à l'habitat, attribuant à ses caractéris-
tiques propres et à l'expérience immédiate des individus des
significations qui renvoient en fait à leur histoire.
De même il est réducteur de prétendre dégager des modèfos
culturels ou des profils sociaux déterminant le rapport à l'habi-
tat. Certes çes facteurs jouent un rôle important, ils sont à l' œuvre
dans les modes d'investissement de l'habitat mais leur actualisa-
tion est toujours singulière, ils interagissent avec une multitude
d'éléments qui tiennent aux dynamiques familiales, aux effets
d'événements conjoncturels (divorce, décès, maladie ... ), aux dif- ~I
!
férentes stratégies et aux compétences de chacun.
Le second constat concerne la richesse et les limites de ce
que . nous appelons l'espace de référence de chacun, l'espace
auquel il se réfère et dans lequel s'inscrivent ses expériences et
,.
ses représentations. Pour certains, l'espace de référence se limite 1
à une ville, voire parfois un quartier, hormis quelques lieux de 1-
vacances, alors que d'autres font mention de lieux dispersés dans 1

* Nous avons mis au point cet exercice dans le cadre d'actions de for-
mation en demandant aux participants de dessiner leur trajectoire spatiale
et Jeurs lieux de référence en utilisant des couleurs différentes selon qu'il
s'agit de lieux habités, occupés transitoirement ou ayant de l'importance
pour eux sans les avoir fréquentés. Ensuite, ils ont reliés ces lieux entre
eux en indiquant les dates et les durées d'occupation, les événements mar-
quants qui s'y sont déroulés, les causes des départs, etc. Puis nous avons
procédé à une analyse comparée en exposant les dessins sur les murs. Les
couleurs utilisées et les formes des dessins sont également significatives du
contenu symbolique que représente chaque lieu.

128
1
.I
le monde ·entier. Cette dispersion va souvent de pair avec une
profusion de souvenirs, d'images, de significations, d'expériepces.
Il existe ainsi un lien entre l'ouverture au monde et la richesse
symbolique de l'expérience spatiale.
L'importance symbolique et affective d'un lieu n'est pas liée
à la durée d'occupation : des gens peuvent avoir passé dix ou
vingt ans dans · un logement sans avoir rien à en dire, alors qu'un
bref séjour dans un endroit peut les avoir marqués à tout jamais.
Ces endroits peuvent avoir, eu un rôle décisif sur leur existence
ou leur conception de la vie. La valeur attachée aux lieux ne
dépend pas toujours du moment auquel ils ont été fréquentés et
les plus récents ne sont pas nécessairement les plus marquants.
Par-delà la diversité des expériences, on peut dégager des struc-
tures ou des dynamiques récurrentes. Ces dynamiques confirment
l' importance décisive de l'habiter de l'enfance et de la prégnance
des origines, car de nombreuses trajectoires s'organisent en fonc-
tion de ces pôles, même si elles prennent des formes apparem-
ment variées.
Un premier cas de figure, encore très répandu malgré les bou-
leversements entraînés par la concentration urbaine, concerne les
gens qui n'ont pratiquement jamais quitté leur ville ou leur vil-
lage et se sont installés à proximité ,de leurs parents, quand ils
ne sont pas restés dans le même quartier, voire le même immeu-
ble. Ce phénomène peut se retrouver même dans les grandes
agglomérations ou les cités de logement social. Souvent ces per-
sonnes sont parties vivre ailleurs au moment de leurs études ou
de leur mariage et sont revenues à leur point de départ quelques
années plus tard, ou se sont efforcées de s'en rapprocher.
D'autres, au contraire, ont cherché à prendre de la distance
par rapport à leurs parents, en prenant pour prétexte les impératifs
de leurs études ou de la recherche d'emploi, sans toujours se
l'avouer.
On peut avoir également des trajectoires linéaires. Partant de
leur lieu de naissance à la campagne, certains se sont rapprochés
par étapes d'une grande ville. Il existe même des modèles qua-
siment parfaits où l'individu s'est rendu successivement au chef-
lieu du département, puis à la capitale régionale, pour aboutir à
Paris qu'il n'a plus quitté. · Une autre variante consiste à multi-
plier les aller et retour entre deux villes ou deux régions, mar-
quant une forte ambivalence entre ces lieux. Quand l'alternance
se fait entre le lieu d'origine et une capitale régionale ou natio-

129
nale, elle traduit une tentative réitérée de s'échapper du milieu
d'origine sans jamais y parvenir, le premier exerçant une attrac-
tion constante dont l'individu ne réussit pas à rompre le charme ...
ou la malédiction, comme aspiré malgré lui par ce pôle originaire.
D'autres trouvent une autre forme de compromis en s'installant
définitivement à bonne distance de leur lieu d'origine, mais en
y retournant régulièrement en vacances, en y acquérant une rési-
dence secondaire dans laquelle ils s'installeront après leur retraite,
terme qui prend alors tout son sens de mouvement de retrait ou
d'aveu d'échec de leurs multiples tentatives d'autonomie. Le
retour aux origines les travaille et constitue une référence
constante. Toute leur trajectoire s'organise autour de cet axe, de
ce cordon ombilical plus ou moins puissant, élastique ou distendu.
L'importance de ce pôle d' origine peut se retrouver sous une
autre forme, pour des individus qui s'installent successivement
dans différents lieux de manière erratique, sans lien entre eux,
mais, entre deux réinstallations assez longues, font souvent un
bref séjour dans leur ville ou village d'origine. C'est le signe
que chacun de ces lieux successifs n'a pas réellement d' impor-
tance, leurs caractéristiques varient fortement et aucun ne paraît
satisfaisant, témoignant qu'il ne leur est pas possible de s'installer
nulle part ailleurs, en raison de la prégnance des origines qu'ils
trahiraient en leur préférant définitivement un autre lieu.
On peut avoir un autre modèle, où les individus semblent tour-
ner indéfiniment autour du pôle d'origine, comme placés sur une
orbite, n'arrivant pas à échapper à cette force de gravitation. Le
rayon de rotation peut être variable, se limiter à l'agglomération
ou s'étendre à un département ou une région . Bien qu'ils évoluent
de préférence autour du pôle d'origine, on peut déceler parfois
quelques brèves tentatives d' autonomisation qui se sont soldées
par un échec. C'est seulement après avoir effectué un tour
complet voire plusieurs rotations que certains s'en détachent et
sont comme propulsés assez lofo par ce mouvement. Mais cer-
tains échouent également et reviennent à leur position précédente.
Ces départs peuvent être dus à l'implosion du centre, la maison
familiale ayant été détruite ou les parents ayant déménagé ou
étant décédés. Mais il arrive aussi que des individus se réinstallent
dans la maison familiale après ce décès, se retrouvant alors
absorbés par leurs origines.
Le décès des parents marque fortement toutes ces trajectoires
et les réoriente souvent. On voit notamment des hommes ayant

130
éprouvé le besoin d'interposer plusieurs milliers de kilomètres
entre eux et leurs parents en s'exilant provisoirement, qui se
réinstallent en France après le. décès de leur père, en invoquant
la nécessité de se rapprocher de leur mère pour lui venir en aide.
Une chanson célèbre résume parfaitement la place du père dan~
de nombreuses trajectoires : « Je ne peux pas rentrer chez m01
car l'ombre de mon père y est déjà. » Pour d'autres il s ' agi~sait
plutôt d'échapper à l'emprise maternelle étouffante.
Le rapport aux origines peut structurer les trajectoires alors
même que ce lieu · focal en est apparemment absent. Des gens
paraissent avoir organisé leurs installations s.uccessives sans en 1

avoir tenu compte, sans y être jamais retournés. Certains ont


même perdu le souvenir du lieu où ils étaient nés et où ils avaient
vécu leurs premières années d'enfance. Mais comme par hasard,
c'est le seul lieu dont ils ne se rappellent pas ou dont ils ont
gardé une image très vague. Un peu comme pour la lettre volée
d'Edgar Poe exploitée par Lacan (1966), Je lieu des origines peut
jouer un rôle d'organisateur des trajectoires par défaut, c'est le
lieu vidè dont l'efficace repose sur son absence. Il peut s'agir
d'un lieu dont la perte, que redouble sa trace dans la mémoire
(correspondant merveilleusement à l'expression «avoir une
absence») est insoutenaole, ou dont la réminiscence serait dou-
loureuse. Certains, par contre, sont conscients d'avoir délibéré-
ment mis à distance ou a~nulé ce lieu. Y revenir ou même s'en
rapprocher eût été insupportable. D'autres o~t préféré l'effacer à
jamais. C'~st souvent le cas des réfugiés d'Afrique du Nord, qui
gardent toujours la blessure profonde de leur départ précipité et
retournent rarement dans leur village d'origine. Certains n'y font
jamais plus référence alors que d'autres se nourrissent avec nos-
talgie de ce lieu mythique, d'autant plus idéalisé qu'il est devenu
inaccessible.
Les enfants de fonctionnaires , de cadres supérieurs des grandes
entreprises ou de militaires, semblent moins marqués par Jes
divers lieux habités au cours de leur enfance ; ils sont nés dans
des villes ou des garnisons au hasard .des mutations profession-
nelles de leur père et ont souvent tendance à se fixer rapide1nent
pour rompre le souvenir difficile de cette erranc.e qui les ernpê-
ch!lit de se constituer un réseau d'amis et les confrontait régu-
lièrement aux problèmes d'intégration dans une nouvelle école.
Les lieux de vacances, les souvenirs de voyage, les espaces
qui exercent une fascination constante sur les individus sans

13 1
qu'ils ne s'y soient jamais rendus, jouent souvent un rôle fon-
damental par rapport aux endroits effectivement occupés . Ils
constituent parfois des lieux d'attache, des pôles de référence
stables par rapport à des trajectoires mouvementées. Ils ont faci-
lité la mobilité en constituant un cadre permanent à l'intérieur
duquel il est plus facile de se déplacer. Ils perrpettent aussi , dans
certains cas, de supporter des lieux que l'on n'apprécie guère,
dans lesquels on se sent en transit, ou une activité professionnelle
offrant peu d'intérêt. L'évocation de ces souvenirs, la perspective
d'y retourner ou d'y aller un jour alimentent les rêves, servent
à mettre entre parenthèses une situation présente difficile, et per-
mettent de vivre dans un univers parallèle à l'existence quoti-
dienne, dont ils constituent un antidote.
La précision des souvenirs attachés aux différents lieux occupés
varie considérablement ainsi que les manières d'en parler. Cer-
tains ont une image très claire de ces lieux, des événements qu'ils
y ont vécus et des sentiments qu'ils y ont éprouvés, alors . que
d'autres en gardent une mémoire vague et lacunaire, avec
d'immenses vides. Il arrive que les souvenirs se bousculent et
se mélangent dans la plus grande confusion, avec néanmoins
quelques repères stables, comme si ce qui s'est passé entre ces
périodes n'avait pas réellement d'importance ou était trop dou-
loureux, les individus préférant refouler ces phases.
Le fait d'évoquer tout ce passé peut susciter une grande jubi-
lation, les personnes éprouvant un profond plaisir à décrire minu-
tieusement des lieux dans lesquels ils ont vécu, à se rappeler des
moments qu'ils avaient en partie oubliés. Mais ce peut être un
exercice laborieux ou angoissant, certaines personnes se refusant
même à laisser refluer les images spatiales de ce passé qu'ils
mettent à distance, car il continue à les poursuivre et à les mena-
cer, alors qu'ils ont tenté vainement de rompre avec lui et de
l'annuler.
Chacun opère ainsi une reconstruction de sa trajectoire et se
fabrique une fiction de son histoire en remaniant les matériaux
dont elle se compose de manière à les idéaliser, ou en enfouis-
sant les éléments menaçants, sélectionnant, triant, découpant les
espaces vécus pour les réagencer conformément à l'image qu'il
veut en garder, annulant des pans entiers et se focalisant sur des
lieux privilégiés. Le support spatial sert de socle de construction
de ces repères, de trame à cette réécriture. Ce n'est jamais un
travail anodin, il fait apparaître le degré d'intégration de l'histoire

132
personnelle, fait émerger des souvenirs insupportables, révèle
parfois le caractère fictif de la façon dont on se racünte sa. vie
ou la fragilité de ce roman, oblige à réévaluer des choix que
lon croyait pertinents, peut montrer sous un éclairage cruel des
stratégies douteuses. Le fil rouge des déplacements successifs
empêche de faire l'impasse sur ce qu'on a vécu dans ces diffé-
rents lieux et contraint à s'y confronter de nouveau.
5
La prQtection
contre l'environnement naturel

L'habitat support de médiation


entre l'homme et la nature
~ !-'habitat sert de support de médiation danslestransactions
\ ~~ffim~: -~!J~-=.~-â~~re:·· rLl§fü~~lL~à:!t§futJl2~Cü».
f' protégêr en apportant des répQJ?S_e.s._ '!EJ2f.Oprjées . aux divers J?.1:<?.-
f .blèmé-s~qu'elfè" füï 'pose:··ae=m.an.ièç; spécifi(iliê"""éncllâêiilê' lieu~ '
' ën pùisàht"en· elle les ' matériaux et les ressources nécessaires, en
développant des capacités techniques prodigieuses, pour les trans-
former en fonction des exigences qu'il se fixe et des contraintes
qu'elle lui impose, selon une subtile dialectique. Il dresse devant
elle des barrages à son impétuosité et s'acharne à relever les
multiples défis qu'elle lui lance, en retournant inlassablement
. contre elle les armes qu'elle lui fournit, en s'ingéniant à les per-
fectionner chaque jour davantage. Cet élan créateur ne l'empêche.
pas néanmoins de perdre parfois certains savoir-faire qu'il a péni.,-
blement acquis, ou une partie des connaissances sur son fonc-
tionnement et les ruses qu'elle lui oppose, ou les pièges qu'elle
peut lui tendre.
Tour à tour bienveillante, nourricière et enjouée, violente et
fantasque, la nature demeure inaccessible et insaisissable en ses
principes, amenant l'homme à produire des représentations

135
contradictoires auxquelles il s'accroche désespéréme:nt, sans tou-
jours savoir quelle est la plus pertinente dans ce jeu un peu fou
dans lequel il est pris;

L'environnement : une figure hostile

~ Dans une période où les discours écologistes font florès et où


i:'l'on feint de se préoccuper de la protection de l'environnement
"- )! naturel, perçu comme fragile, nourricier et bienveillant, il peut
!/ sembler paradoxal, voire incongru, de rappeler que de tout temps
t\ l'homme a consacré une part essentielle de son énergie à s'en
t préserver. La nature a d'al::lord été considérée comme violente et
hostile à l'hommë~- qû1 s'est efforcé, selon les cultures, de compo-
. ser avec -ell~, de s'y adapter ou de la maîtriser. Si les religions
. ont été inventées pour donner un sens à l'existence et rendre
intelligible le rappott au monde, elles ont également eu pour fonc-
tion de se prémunir imaginairement contre les caprices et les vio-
lences du climat. L'invocation des dieux et les rites propitiatoires
saisonniers ou lors de la fondation d'un village ou d'une simple
maison témoignent de cette crainte universelle à son endroit.
Luc Fery (1992) rappelle que la modernité fondée par la phi-
losophie des Lumières vise à extraire l'homme de ses contin-
gences naturelles, à l'émanciper de ses déterminations . Il a~Uu
que les sociétés industrieH~s acquièrent une maîtrisejama!Sêgalée
dCla -riaforé --pout-qÛe._le' sentiment de . dépendance -à 's?n -'égârd _·-
s'atténue, que;)e~Jii:lns avec _elle se distendeiit _ët..quel'on
'fin1ssë ·
paf'avoff l'impression de s'être affranchi de sa violence. !Ln'~st
pas ' ariocli11- qüe le rpythe-â'ûne nature fondamerifalêm'ent bonne
aü été déployé par certains poètes romantiques en pleine révo-
lution industrielle; période - qui · a également vu le triomphe du
pittoresque en Angleterre dans l'aménagement des jardins, la pré-
servation -d'une nature apparemment''sauvage ·apparaissant commè
l'antidote de l'urbanisation -destructrice. La ville a d'ailleurs tou-
. jours été présentée comme un lieu pollué, malsain et corrupteur,
, \ en opposition à l'innocence et au caractère vivifiant de la vie
campagnarde. Ce mythe est régulièrement réactualisé : on se sou~
vient d-es -chantiers du Maréchal, censés régénérer une jeunesse
corrompue par la viè urbaine, dont les bienfaits viennent d'être
redécouverts par les responsables de la politique de la viIIe, qui
espèrent résoudre les problèmes des jeunes des banlieues en les

136
envoyant aux champs. L'écologie n'est que Je dernier avatar de
ce mythe.
Mais les catastrophes climatiques rappellent régulièrement avec
br~tafiié~· - ra- -··riailiit.Cè:le~ "(is-_:t~!Jxê~iiîi~fü?rïs. :.~~tiJÇü·i~ëS.~:9~·l1nE.
riatûte saine.et ?ieI!veHlapte. En réalité, la sophistication des arté-
faëts interposés entrè l'homme et son environnement ne suffisent
pas à supprimer le sentiment de menace que celui-ci fait peser
sur l'humanité. Ce sentiment reste tenace et marque encore pro-
fondément Je rapport d~ l'homme à son habitat et il resurgit avec
force dès qu'il se dégrade.
Des huttes de branchage des aborigènes d'Australie aux fermes
fortifiées du Danube, en passant par les constructions sur pilotis
ou les paillotes africaines, les moyens et les formes utilisés pour
se protéger de la chaleur, du froid, de l'eau ou des intempéries
varient à l'infini. Chaque type de construction vise à produire
un milieu artificiel plus ou moins protégé de · ces éléments et
susceptible d'en atténuer les variations, en créant une . zone
d'interface homéostatique et isotrope entre le corps humain et le
monde extérieur. Ce1tains anthropologues voient dans chacune de
ces formes d'habitat un mode d'adaptation écologique et fonc-
tionnel à l'environnement, en fonction des capacités économiques
et techniques élaborées par chaque société et des matériaux dont
elle dispose. Nous sommes en profond désaccord avec cette
conception, car tout en reconnaissant que ces facteurs influencent
nécessairement la nature des constructions et conditionnent · leur
évolution, elles ne se réduisent pas pour autant aux contraintes
matérielles qui s'imposent à leurs utilisateurs. Sans cela on ne
comprendrait pas pourquoi des sociétés placées dans des condi-
tions similaires et dotées de moyens techniques équivalents
auraient adopté des solutions sensiblement différentes, ou bien
pourquoi certaines sociétés, dont la nôtre, n'utilisent pas toutes
les possibilités techniques qui s'offrent à elles. Comme le rappelle
Leroi-Gourhan (1978), chaque société, même celles dont les
moyens paraissent rudimentaires, effectue des choix techniques
qui renvoient au sens de son rapport au monde et de ses relations
internes.
L'ingéniosité de l'humanité dans la conception de son habitat ,
réside dans une articulation permanente entre les exigences fonc-
tionnelles qu'elle se fixe, ou qu'elle peut atteindre, et les signi-
fications esthétiques et symboliques qu'elle recherche. Ou plus
exactement la satisfaction des exigences fonctionnelles prend des

137
"' 1 ,ï form~.~ .J,l_!ffÇJeJlJe.~ . l>~lon. k~ finaJit~s__symboliques __que _ pnur~it
\~. \ C,, · ~.Ti_âq1:_1_e;_~gr2YP<:L~J?sia!.•. L,L<i_~~r.mi_nation
des exigences fonction-
·ll;.i -, L neÜes elle-même ne dépend pas séiileinenr·âe·tirtiature -des ' pfo~
k .
( ~iAq;.'(\j' blèmes .' r ·ré~ouéfre' -~t--det mo-yèns ai spànibles ·pour y parvenir.
i ""te-s exigences qlie -s'. assigne .i.me société sont foriétion de ·l 'impor-
! tance rèlative acëordée à ces problèmes, des valeurs. attribuées à
' ' leifr l'ésofotion et ôu statut que procurent les résultats aux per-
"J sonnes qui en bénéficient. Ainsi _ge,s,_ gg~stillnL.P.l!.rn.m\!DLt~ch­
niques en apparence, comme Ïa protection .contre le froid ou .fa
chaleur~ donnenriieu à ·des pratiqües eC des· iriterpréfations fon-
dâniehtâ.lemeiù différentes selon ·· les sociétés · et les g"t'oupes

Réponses aux contraintes,


supports de création architecturale

. La nécessité de se protéger contre l'environnement naturel


_:conditionne la localisation et l'orientation des constructions, et
/: parfois leur regroupement, comme dans les villages des îles du
Ponant balayées par le vent ou dans les villes arabes pour pré-
, server un peu de fraîcheur. Elle influence la conception de la
plupart des éléments composant l'habitat: la pente des- toits, la
taille et la forme des ouvertures, l'épaisseur des murs, sont en
partie déterminées par cette exigence. Il en est de même pour
"''' les bardages OU }es enduits de façade, voire le choix des COUlel!rS.
Ces contraintes ont en fait contribué à la création des formes
architecturales : aménagement de terrasses, de porches ou de
vérandas, invention de systèmes d'occultation diversifiés faisant
appel à une grande variété de matériaux: volets, persiennes, sto-
res, moucharabieh, etc. Pour certains architectes, les formes
,d'habitat ne seraient en fait que l'expression d'une adaptation
.· fonctionnelle aux conditions écologiques ·utilisant les moyens
' techniques et les matériaux disponibles. Cette conception est résu-
/ mée par le célèbre « form follows fonction » de Sullivan, dont
on a vu qu'il constituait un résumé de l'idéologie moderne qui
guide la conception. Sans vouloir trancher ce vieux débat, nous
dirions plutôt que l'architecture s'est efforcée de trouver des solu-
t ions esthétiques à des problèmes fonctionnels, qui constituent
en quelque sorte les supports de son développement, offrant une
grande variété de réponses aux mêmes questions qui ne sont en

138
fait jamais posées dans les mêmes termes selon les cultures. t
L'habitat témoigne ainsi de la capacité des hommes à transfOr-' !\ \
mer des difficultés en supports de création et en formes signi- 1\\.
. fiantes, et à conjuguer des exigences fonctionnelles et esthétiques. ~ I
· Le meilleur exemple est fourni par les toits débordants chers aux ,
architectes du Jugenstil autrichien ou à Frank Lloyd Wright, qui i
protègent les façades du ruissellement de l'eau et dessinent des 1
lignes de ciel très épurées. Il en est de même pour les corniches ·
qui ne sont pas seulement des éléments décoratifs, mais assurent
une fonction similaire. A ce propos, nous ne résistons pas au !
plaisir d'évoquer le dispositif subtil, apparemment anodin, qui ·
porte le merveilleux nom de «larmier» : cette petite échancrure
qui court sous les entablements de fenêtres et le long des cor- j
niches, empêche l'eau de ruisseler sur les façades, car les gouttes i
s'y arrêtent pour tomber en larmes. Il est d'ailleurs curieux de 1

constater que cet élément, ainsi que les corniches, ont disparu l
des constructions modernes, provoquant des traînées ·noires ou l
des infiltrations d'eau dans les murs, qui vont jusqu'à provoquer/
le décollement des panneaux de façades. Ceci a été fait au nom1
des exigences formalistes visant à réaliser des façades lisses en 1
supprimant tout décrochement. On a là un bel exemple de perte /
~e s~voir-faire et d'abandon de pri.nc~pes t~chniques simples, tout!:
a fait paradoxal dans une soc1éte qm se veut avant tout.
fonctionnelle. /

1
La vivacité du sentiment de menace

De nombreux exemples nous montrent que notre société per-


çoit toujours l'environnement naturel comme hostile, elle est loin
de s'être affranchie du sentiment de menace qu'il fait peser sur
elle. Les réactions d'inquiétude, frisant parfois la panique, que
peuvent susciter les fuites des toitures, les infiltrations d'eau dans
les murs, les taches d'humidité ou les moisissures dues à la
condensation sur les tapisseries, sont significatives à cet égard.
Ces réactions sont généralement disproportionnées par rapport à
la réalité des problèmes et montrent que tout débordement naturel
est vécu comme une véritable agression.
Dans notre société l'importance accordée à 1' épaisseur des
murs témoigne également de ce besoin de protection, à tel point
que les constructions légères, réalisées avec des matériaux de syn- 1

1391
1
thèse permettant d'atteindre des performances très élevées en
matière d'isolation thermique, se développent difficilement. C'est
l'obstacle majeur que rencontre la diffusion des maisons à ossa-
ture métallique ou en bois, ces dernières réactivant en outre la
peur des incendies. Les promoteurs et les architectes qui déve-
loppent ces types de construction en sont parfois réduits à dis-
simuler à leurs clients qu'il s'agit de constructions légères et
s'efforcent d'accroître l'épaisseur apparente des murs par l'aug-
mentation des rembourrages de laine de verre et de donner
l'impression de solidité en les ornant de parements en briques
ou en pierre. Certains se sont vus intenter des procès par des
clients furieux qui avaient découvert la supercherie. On -rencon-
tre un problème analogue dans les immeubles dotés de façades-
rideaux très fines ou de grandes baies vitrées, qui donnent aux
habitants l'impression de ne pas être réellement protégés de
l'extérieur.
Les promoteurs et les architectes mettent ces réactions sur le
compte du conservatisme de leurs clients, qui refuseraient de
s'adapter et de bénéficier des avantages que procure le progrès
technique, alors qu'elles renvoient en fait à des problèmes plus
profonds. En l'occurrence, le sentiment de ne pas être protégé
contre l'environnement se double de la crainte qu'inspire la fra-
gilité apparente de ces constructions et de les voir se dégrader
rapidement, entraînant une perte de leur valeur patrimoniale.
Les questions touchant la protection contre le froid constituent
un ~autre domaine d'inquiétude, montrant que les craintes qu'ins-
pire la nature sont loin de s'atténuer, tant s'en faut. Il est tout
à fait singulier à cet égard que les efforts d'amélioration de la
qualité des constructions et du confort aient principalement porté
ces dernières années sur l'isolation thermique et l'accroissement
des performances des systèmes de chauffage. Ces préoccupations
correspondaient certes à la nécessité de réaliser des économies
en raison de l'augmentation des coû'ts de l'énergie suite aux crises
pétrolières, mais elles répondaient également aux exigences de
plus en plus fortes des habitants sur ce point. La mauvaise qualité
du chauffage et de l'isolation constitue avec le bruit la principale
plainte des locataires du logement social, à tel point que dans
le cadre des réhabilitations il est souvent difficile de les convain-
cre qu'il existe de nombreux problèmes plus importants à résou-
dre. C'est aussi l'un des critères majeurs des acquérÇ!urs de
maisons individuelles, comme l'ont fort bien compris les promo-

140
teurs qui axent souvent leur publicité sur ce thème. Il n'est pas
- anodin qu'un objet technique comme le double vitrage exerce
une véritable fascination sur les habitants, acquérant ainsi une
valeur emblématique de signe par excellence de la modernité.
Signalons au passage que son efficacité thermique est souvent
réduite et disproportionnée par rapport à son coût, ce qui mon-
tre bien que les représentations de la technique ont peu de rap-
p01t avec ses performances.
Nous ne développyrons pas l'analyse des phénomènes
complexes relatifs à la perception du froid ou de la chaleur, sinon
pour dire qu'ils ne dépendent pas seulement de la température.
De nombreuses études ont montré que les habitants pouvaient se
plaindre du · froid alors que la température amb~ante dépassait
vingt-deux degrés. Un mur humide, une paroi ou un sol non
chauffé, un courant d'air persistant dû à une fenêtre fermant mal,
suffisent à provoquer une sensation de malaise.

Les difficultés d'adaptation à la nature

On .ne peut .ql! '. §JrçJ rnnnË .mu:..l'..açcu1i§s~m<:'.l1t"çi~ J1l . §~ns!gilité


' "'àîéâS-ëïi;Jlâtiqu~s 'ët . des ' exigences de protection . à'cer~ùii-- •..
ta
se pàss-e commë-sCia élomesdèaticfo"' èiit "nàtüiè'-s~--pay~it '.
d'une difficulté croissante d'adaptation à ses rigueurs. Ou plus
exactement, comme on peut le constater dans d'aut,res domaines,
dans une société qui est supposée maîtriser son environnement,
tout ce qui paraît échapper à cette maîtrise devient de plus en
plus menaçant. IL~ILr.ésulte.•paradoxalement--une~.f.ragilité,,acctue ,,\
xis-à~vis de l'enyir~mn~m~nt, .c;:_ar, to_µt ~y~f911çtiq_np~!fl_e.n~ de_s~rt~- \
f;i,Çis Çqi:istrni~~- pqµr _(e11_ wéserv~~-- pre11ci ci~~prnJ:mJtionS~.ç~tas.:.. \
trnp4igues. Il suffit d'une panne d'électricité ou d'une rupture
de l'approvisionnement des centres urbains en pétrole pendant
quelques jours en hiver pour que l'on soit frigorifié et que
1' ensemble du fonctionnement social sQit perturbé.
1 En paraphrasant G. Bataille, la nature serait en quelque sorte
i la part maudite de notre société, dont les caprices ne se laissent
f pas dominer par nos systèmes techniques. Dans un univers soumis
[ à une rationalisation croissante, l'irruption de phénomènes p.erçus
1 comme irrationnels, car n'obéissant pas à la logique technicienne,
\ est troublante et inquiétante. Une double dialectique s'instaure,
car en cherchant à maîtriser la nature on met en place des sys-

141
, ; tèmes techniques de plus en plus élaborés et on se trouve à la
\fois dépendant de ces systèmes et dans l'incapacité de s'adapter
L :à l'environnement sans leur secours. Autrement dit, les artéfacts
·Jconstruits pour se protéger de la nature tend.ent à nous en éloi-
lgner davantage et nous mettent en fait à sa merc1.
\

Les modalités de rapports à l'environnement


Ces phénomènes correspondent à une modalité particulière de
rapport à l'environnement que l'on pourrait qualifier de rupture,
~- d'opposition ou de do.mination, se traduisant par une tentative
éperdue pour le mettre à distance ou s'en abst~~iW_· :S1~la abouti~ '
à l'invention de multiples systèmes de ventilàti6iU 'càrftrôlée où i,,,,
l'air est capté, filtré, séché ou humidifié selon les besoins, et
rediffusé à la température souhaitée. On assiste ainsi à la proli- :
fération de systèmes de traitement tels que les épurateurs, les
humidificateurs, refroidisseurs, extracteurs d'air, les apparells de
filtrage, de régénération, d' ozonification ou de iodification de
l'eau. On est loin des grands éventails des monarques africains
agités mollement par des esclaves zélés ou des modèles portatifs
manipulés avec grâce par les courtisanes. On ne peut qu'éprou-
ver une certaine nostalgie en pensant au doux ronronnement des
ventilateurs en cuivre dont les pales brassaient inlassablement
l'air étouffant des maisons coloniales, dans les romans de Ten-
nessee William ou de Marguerite Duras, qui font désormais figure
d'objets archaïques très prisés par les amateurs d'antiquités.
~ f L' app_~~ition ~eJ' ai~ . cli!ll~tj${ dans les. bâtiments .va dans_Je_~-­
'. (serif de cette reche~c;h~. g~_. §.éparation par rapport à l'environne-
/meiii
/ .
'et -de -sÙppression
·- ·.. .
..
des variations
. . ·· - - ... - .. _. .
climatiques,
--·-·- . ·- .. -· . -
se .-payant
- -·-

r ia · ?.é~~~~!.t~ (;fe Vi.Yf~ . ~~-V<1:S_e ~~.?S et accessoirement d'une sen: -
, i \sat10n d'étouffement et d'un bon rhume lorsqu'on se retrouve a
1r 1 ·extérieur confronté à une chaleur tonide. r.,a <::Fmatisat}on pour~

1 .suit Çt'Uêve_d~ v,iv.('e _dans un univers étale, adapté au fonction-

Ir:·, nement humain, J,_


0

-pat
ama1s 'pei:furbé le moiÔd-re rayor}' de soleil
i' intempestif, . <tn_~ul~~fj\!sqlÎ, aux v'aiiaiions saisonni~rës ~t . sÜspeij- '.'
1 dant'ali1sil'écoulement du temps: Serait-ce la manifestation d'une
certaine ·nos-talgië de la· période-à jamais révolue de la vie intra-
utérine dans un milieu isomorphe et isotrope par excellence?
La clôture de l'espace entraînée par la climatisation se traduit
également, notamment dans.les espaç~s cl.e bl1reaµx, par des rup-

142
tures ·.de communication . et un . repli ·.·individ~~l . puis9ue
néc_
q e.s t lL
ëss~1~·e ·ae tenh.::.-ies, p. ort.é;;·ferm. é~. · s. ··a·.1o.·.r. s· q.·ue···. pôu· r.··1.. ·. t.ter_· -.·c·o.· ···n·.t. ~.e
·.·.u· !
'1

la chaleur on est géneralement_obl1g(~e·· I~s,ja~s~~~:.otry~rl;~$:'. ;!{HJ~ .


de · faire des cq11r~.ii.ts.. çl' 11.i r b:,P"oür prendre un autre exemple de '
ëé phênomène, l'installation de la climatisation dans les navires
a provoqué la suppression des relations conviviales au sein des
équipages et un accroissement de la solitude, au point que les
dépressions dues à ce renforcement de l'isolement se sont
multipliées.
Dans l'habitat, la climatisation génère des conduites . de sur- \ 1
veüT~riç~· ,4\?j'lj!Ùm~tÜre cl~~ P.c>i·ieS.:.etf~ilgirês;· ùri-enfânt ou un ·:t
fotrus risquant toujours de laisser échapper par une porte entre-
bâillée la précieuse fraîcheur si chèrement acquise. Il faut toujours
être aux aguets, on n'est jamais sûr qu ' une fenêtre n'est pas restée
légèrement ouverte. Se développent ainsi des réflexes de vigilance
frisant parfois l' obsessionnalité, et on __est,e!l per111an~~s~.}.~1!~.t?.:. t
de régler la tempér!ltµrS<, _I.' bp!!.!idité, l'intensité des flux d'air. La l
reèhérche -de maîtrise de la clôture de Tespace et du . milieu '
ambiant est constante. Dans les lieux collectifs, à l'inverse, cha-
cun est soumis au réglage imposé par les . techniciens et subit les
aléas du fonctionnement du système qui, à bout de souffle, tombe
généralement en panne ou doit être nettoyé les jours de grande
chaleur. Il en résulte une perte totale de maîtrise de l'atmosphère
ambiante et de l'interaction avec l'extérieur. Malheur aux claus-
trophobes ou aux maniaques du silence qui supportent mal le
sifflement imperceptible de l'air.
Un nouveau stade de la frénésie techniciste a été franchi depuis
qyi J'~f~~ti~QÏ}ii:iii.~ ~I>~~ii:.~-~I~..~înii~ée:--camïüe ·pa:rniisard, ~~
«domotique» (nom donné à ces systèmes électroniques domes-
tiques) a pour 11ri_ncipaux champs d'application le cont~ôledu
chauffage et de_ 1i"vèiitilâfiôn"o'uri~ .l)aj'( e(la sëcurité contré ' lês'
èîfracfiôiis d'autre part. Par lës miracles de li iëchnlque;· lf P!f"~·
tec_fü:li:i. .Çi9.iiJiiJi ..:rùi:tµr~ ~t )~ protection contre les. personnes se .
trouvent -~J11~}1:1n.t!.112µv_el. l«? J<?!.~.Îéllni~s :· 't: éfodro.n iqùè.lnti-oduit ···
· ·üiiê ' (lfsianciation et une abstraction supplémentaires, car le
contrôle de la température ou de l'humidité se fait par l'inter-
médiaire d'Ùn écran et de simples touches connectés à un ordi- ,
nateur et à des «palpeurs». Q~~i~EP.~iJE.e du même coup le _ "'1 ''
recours ,a,!;!~. §.!'.!l}~~t.!<?.1:!§ .JaçJilys, les réactions de l'épiderme sont" .
frlvaliëlées par la sensibilité extrême des cellules photo-électriques . .· ·
et les gestes familiers qui consistaient à baisser un store, entrou- ,.1

14)
vrir une fenêtre, tirer un volet, deviennent obsolescents. Même
_
ie-ëôllf~êt_,_àY~è I~î-füifriîfl.1~iîis': p~imëîfanca"~êf()~cir' l(l rf8ij~l.ii
èlû-d1mat ~~LP~H:l!!. et remplacé par des systèmes automatiques
-ae--régJagê- èt de fernietute·;~Heüreusement' pour 'i'lnsfari( 'iriais
-po11Ycomoieif' de- tèiiips- encore, ces systèmes fonctionnent assez
mal et la plupart des personnes que nous avons rencontrées habi-
tant des logements qui en étaient dotés nous ont montré avec
' fierté leur « tableau de bord électronique domestique » en nous
annonçant qu'il ne marchait pas ou qu'ils répugnaient à s'en ser-
vir, préférant encore faire confiance à leurs propres cellules sen-
sorielles et se déplacer en recourant parfois à la vieille technique
d'aération par courant d'air.
Le point ultime _de cette dynamique de contrôle de t~~p_a_çe
aml5fanCesr:aq~tnca11ec:--les'";"«:fifürieüDles .'iîiiëïHgents ~> comme
l'Arché. de fa Défense, entièrement climatisé, avec un système~
de--doubles-"fenêttes'- plactfo~dd'extérieùf et à l'intérieur des ' niürs
èr-ôistaiites · de cinquante centimètres, où _il _ est -pralfque riient-
iinpossible -de _regarder ce qui se passe -dehors, ëàr lè' 'refleedes---
Vitres voiis renvoie souvent votre propre image. Ces consfruetiohs
s'iriscdvent d'ailleurs dans un cadre urbain où la nature a 'complè~
_ temènt disparu, si ce n'est le vent qui déferle l'hiver en r'afales
· sur les espfanaqes et le soleil qui vous écrase l'été.
On pourrait penser que le mouvement écologiste (encore lui),
défenseur des énergies douces et renouvelables, s'inscrit en faux
contre cette tendance, mais il ne fait en réalité que la prolonger,
voire l'amplifier sous d'autres formes: certes les discours poé-
tiques des promoteurs de l'énergie solaire qui nous encouragent
à puiser notre énergie dans les forces cosmiques et à nous abreu-
ver de lumière, réactivant en cela les mythes primitifs, laisseraient
à penser qu'ils tournent le dos à ce rapport défensif vis-à-vis de
la nature. Signalons au passage que le culte du bronzage intégral
constitue une autre version moderniste des rites solaires renvoyant
au même mouvement. Mais il-suffit de voir les appareillages tech-
niques dont sont dotées les maisons dites solaires et les
contraintes auxquelles sont astreints leurs habitants pour compren-
dre qu'il n'en est rien. Les toits sont bardés de capteurs, les
pignons exposés au nord sont aveugles, l'ouverture des fenêtres
est commandée par des dispositifs de contrôles électroniques et
l'intérieur est conçu de manière à ne pas perturber la circulation
de l'air, empêchant de cloisonner l'espace et de préserver ainsi
des zones d'intimité. Ces dispositifs visent à contrôler en per-

144
manence la pénétration, la réflexion et la diffusion de la lumière j
et de la chaleur. Le moindre rayon de soleil est ainsi capté, dis- 1

séqué, réfracté, et ses différentes composantes sont dirigées vers


les appareils chargés d'en extraire · les éléments à . usage
domestique.
Des artéfacts sont ainsi mis en place pour créer une zone de
séparatfon entre l'homme et son environnement, fonctionnant
comme des filtres de traitement technique des éléments naturels.
La meilleure illustration est fournie par les serres solaires qui
constituent de véritables sas thermiques perm~ttantd 1 accumuler
,.l'énergie des· rayons .infrarouges ·filtrés.-pâr -lès 15aies· extêriêüres,
'·ces···rayons ne pouvant pas les travers~r ei1 sens 'lnverse, cai ils
ohf p~rèlu une partie ~e leur puissance en fra!lchissirif foS: . vffres
et"~~ . tr~~~ent_.~i~steo~~i~l:sopnè~} ëo?cJçi~nnés à s~ ~éfl~c_hir -~o_ntre \ 'l
tes parois. Ce d1spos1tif de domest1cat10n de l'energ1e nature!fe \:
constitue une paroi active et permet, ô comble du bonheur ! d'ins- 1\
taller des jardins d'hiver en s'offrant le luxe d'y faire pousser 1

des plantes tropicales, reconstituant ainsi un climat artificiel qui \


représente le stade ultime de la maîtrise de la nature, puisque i
on parvient ainsi à la recomposer après l'avoir décomposée en \
éléments. On se procure le plaisir de fabriquer un espace « plus ·
vrai que nature», pour paraphraser Coluche qui était fasciné par
le blanc, plus blanc que blanc, promis par certaines marques de
détergents. Ce tour de force n'est pas sans rappeler la fabrication
des produits chimiques de synthèse reconstituant des produits dis-
ponibles dans la nature. C'est à croire que l'homme n'a de cesse
de maîtriser la nature jusqu'à vouloir la reproduire artificielle-
ment, le fin du fin consistant à imiter parfaitement ses éléments
les plus fugaces comme la lumière ou les odeurs.
On ne peut imaginer des systèmes plus élaborés de maîtrise
de la nature, l'ironie du sort faisant que l'idéologie, qui se veut
une philosophie de libération des errements de la société tech-
nicienne, a recours à ses connaissances et ses moyens les plus
raffinés et se retourne contre ses prosélytes, qui voient leur mode
de vie asservi aux contraintes techniques les plus draconiennes.
Le couplage des hasards de l'aménagement urbain et de cette
volonté apparente de vivre en symbiose avec la nature, en pui-
sant lénergie de lastre qui la symbolise par excellence, aboutit
parfois au renforcement de l'isolement social (Dard, 1986). En
effet, les façades orientées au nord sont démunies d'ouvertures
pour assurer une meilleure efficacité thermique. Lorsque ces

145
façades donnent sur la rue, leurs habitants sont coupés des rela-
tions visuelles avec l'activité sociale, ce dont souffrent particu-
lièrement les femmes au foyer. Cet exemple n'est qu'une illus-
tration particulière d'un processus plus général par lequel les
systèmes d'isolation thermique de séparation par rapport aux élé-
. ments naturels contribuent à l'isolement social, phénomène que
l'on retrouvera de manière encore plus marquée avec les systèmes
d'isolation phonique, et introduisent des contraintes orientant
l'usage de l'espace intérieur et les conduites relatives aux rapports
dedans-dehors .

Le rêve du retour à la nature

Le mouvement de désurbanisation et de départ des centres


villes vers les zones péri-urbaines, en vue d'accéder à la propriété
de pavillons dotés de jardins, ou le succès des « nouveaux vil-
lages » implantés à la limite des forêts qui se sont développés
au cours des années soixante-dix aux États-Unis et en Angleterre,
et à moindre échelle dans les pays d'Europe, laisserait supposer
que l'on assiste à un retour à la nature. Outre le fait que ce
mouvement est singulièrement freiné depuis quelques années,
puisqu'actuellement on assiste plutôt à un retour vers les centres
urbains, en particulier aux États-Unis, il ne faut pas oublier qu'il
était pour une large part sous-tendu par des processus de res-
tructuration urbaine (dégradation des centres, crise industrielle ou
inversement valorisation foncière liée à l'implantation de bureaux,
etc.). Le développement de l'individualisation et la valorisation
de l'accès à la propriété visant à acquérir un statut social plus
gratifiant, généralement soutenu par les politiques· publiques,
s'accompagne de la reviviscence d'une idéologie de rapproche-
ment de la nature, fondée sur des représentations mythiques
construites par des populations~ imprégnées de culture urbaine,
dont l'expérience de la nature se limite à ce qu'elles en perçoivent
à travers les week-ends dans des résidences secondaires ou pen-
dant les périodes de vacances. C'est-à-dire dans des situations
transitoires, soustraites aux pesanteurs de la vie quotidienne, favo-
risant la déréalisation et l'éclosion des fantasmes . L'attrait de
cette nature est d'autant plus fort que les gens en sont plus
éloignés et qu'ils sont moins soumis à ses caprices et ne sont
pas dépendants d'elle concrètement, notamment pour assurer leur

146
survie économique. Il n'y a que des poètes profondément urbains
comme Baudelaire (1972) pour idéaliser le métier de marin et y
voir le prototype de l'homme libre (bien qu'il reconnaisse que
l'homme et la mer se livrent un combat sans merci) ou des écri-
vains comme Chateaubriand ou Jean-Jacques Rousseau pour se
pâmer devant la douceur des paysages. C'est une chose de tirer
des profits symboliques du spectacle de la nature, c'est autre . 1

chose d'en vivre ou simplement d'y vivre. 1

Ce renouveau subit de l'attrait de la nature est 1' expression l l\


conjoncturelle d'une subtile dialectique, dont l'aspect menaçant \
que nous avons évoqué ne constitue qu'un versant. Si l'humanité 1
.\

s, l!Cb~Œ~-~~ ' ~'?. pr~~~-~_f:E__cl~-~s__p_~Ij_l~. ~()rsq ~,elle pârvienT_~_--lë 5·'' 1 l\


neutraliser, eJ!e ~P~~mve alors une sorte de manque et une pro- · j/
fonde nostalgie s'empare d'elle. Elle invente alors des rites pour 1 li'i
--·· ' -- .. " ..
retrouver cëtte nature, s'immerger en elle ou s'y confronter régu- '
i
lièrement pour des périodes brève~omme en témoignent les ' 1

::. migrations, touristique~ saisonnières.\!?an_s des sociétés dominé~s


~' par les artefacts techmques et soumises a des changements rapt-
~' des, traversées de tensions et de conflits violents, la pérennité
11_ de la nature et son apparence inaltérable, l'impression d'harmo-
;\ nie qui s'en dégage, réactivent le mythe d'un espace intemporel,
(: paisible, nourricier et protecteur, d'un lieu de ressourcement nous !
\;permettant d'échapper aux convulsions qui agitent le monde et J
J;de nous protéger contre l'inquiétude générée par les changements 1
~ociaux;J'Mythe qui ne cesse de s'affirmer au fur et à mesure
que l'htrinanité s'acharne à maîtriser et détruire cet univers auquel
elle s'accroche dans l'imaginaire, comme par antidote à sa pro- \
pre énergie destructrice, convoquant les figures de la nature bieIJ.-
veillante pour se protéger de sa propre fragilité que ses réalisa-
tions prométhéennes ne suffisent pas à dissimuler mais tendent
plutôt à accroître.
Malgré des discours enflammés vantant les mérites de la vie
à la campagne, nos pavillonnaires ont généralement limité leurs
équipées sauvages aux franges des _?:ones urbanisées, emportant )
avec eux les éléments de confort leur permettant d'affronter les (
intempéries, pour se regrouper frileusement à proximité des
centres commerciaux, en s'assurant qu'il y avait des médecins à
proximité. Les études de G. Dupuy (1981) ont montré que cet \
exode vers les champs , et les forêts n'aurait même pas pu se \ (
produire sans le développement du téléphone, et nous ajouterons \
de la télévision, instruments indispensables pour maintenir les //'

147 1
liens avec la civilisation urbaine. N'oublions pas en effet que la
télévision a joué un rôle important dans la diffusion des modèles
urbains, jusque dans les campagnes les plus reculées.
Si l'importance accordée au fait de disposer d'un jardin semble
témoigner d'un désir profond de contact avec la nature, leur amé-
nagement et leur utilisation tranche singulièrement avec les pra-
tiques des populations rurales. Il s'agit d' une nature domestiquée
: à l'extrême, tirée au cordeau, où les herbes folles qui ont l'audace
\ de pointer sont éradiquées en permanence et les insectes pour-
chassés vigoureusement. Il serait intéressant de connaître la .
consommation au mètre carré de désherbants, d'insecticides et
de tous les produits qui servent à endiguer et détruire les
moindres menaces de débordement des forces naturelles, ainsi que
le nombre d'heures consacrées au maniement des tondeuses, des
cisailles ou des sécateurs, pour obtenir des pelouses et des haies
où rien ne dépasse. Signalons au passage l'ingéniosité des fabri-
cants de matériel de jardinage, qui ont saisi rapidement tout le
profit qu'ils pouvaient tirer de cette phobie éradicatrice en inven-
tant des appareils extraordinaires permettant de couper l'herbe
dans les moindres recoins, de tailler, ébarber, émonder, arracher
ou extraire sans efforts les racines pernicieuses. Leur imagination
inépuisable rencontre une demande avide de solutions aux mul-
tiples pièges que la nature semble s'ingénier à tendre à nos
émules de Marie-Antoinette, car elle offre une résistance achar-
née, a priori insoupçonnable, que seule leur pugnacité parvient
à ·vaincre. Cette conjonction entre les intérêts mercantiles des uns ·
et les aspirations scarificatoires des autres en fait un marché pro-
metteur. On peut penser qu'en l'occurrence la nature s'offre géné-
reusement pour satisfaire des pulsions ablatives· qui sans cela se
reporteraient sans doute sur des actes moins anodins.
En fournissant un espace de nature aseptisé, le jardin .assure

! une médiation protectrice généralement renforcée par de solides


clôtures, et une transition avec ce"qu'il reste. de nature incontrôlée
aux alentours, bien que l'industrialisation de l'agriculture et la
politique d'aménagement des espaces naturels aient laissé peu
d'endroits vierges. Néanmoins l'espace rural aménagé s'apparente
encore à une jungle inquiétante pour des citadins fraîchement
débarqués, l'espace parfaitement maîtrisé et clos du jardin n'en
demeure pas moins indispensable à leur survie dans un milieu
hostile.
Il est vrai que sa fonction peut s' inverser lorsque les pavillons

148
s'inscrivent dans des zones, certes à la campagne, mais déjà for- ~
tement urbanisées, et a fortiori lorsque des maisons isolées à )
l'origine se trouvent progressivement enserrées par le dévelop-
pement du tissu urbain. Le jardin permet alors de conserver un
simulacre d'ancrage naturel, attestant malgré ses limites que l'on
est encore, sinon à la campagne, du moins proche de ce milieu,
justifiant les sacrifices concédés pour réaliser ce rêve.

Le retrait vis-à-vis de la nature

Un curieux phénomène semble accompagner cette focalisation


sur l'espace du jardin. On a pu constater que les gens vivant en
milieu urbain qui avaient coutume de se promener dans la nature
ou en forêt pendant leurs loisirs et qui ont cherché à s'installer
précisément à proximité des lieux qu'ils aimaient fréquenter afin
d'en jouir davantage, finissaient souvent par ne plus s'y rendre
ou s'en désintéressaient, ne sortant plus de leur propriété sinon
pour retourner à la ville qu'ils avaient quittée. C'est comme si
le fait de vivre à proximité de ces espaces autrefois appréciés
les dispensait de les fréquenter, le fait de les sentir tout proches
suffisant à leur procurer le plaisir qu'ils avaient à y flâner. On
peut aussi penser que la facilité même pour s'y rendre et la pos-
sibilité de les parcourir quotidiennement leur ôte l'attrait qu'ils
pouvaient susciter, supprimant la dimension onirique attachée à
des lieux éloignés dont la jouissance exige de se préparer et
d'organiser une véritable expédition familiale pour en bénéficier.
L'attirance que peut exercer la nature serait à la mesure de son
inaccessibilité, car il se pourrait que sa mise à distance condi-
tionne la séduction qu'elle indllit et la préservation de sa charge
symbolique.
Cette évolution est également liée à l'investissement de
l'espace du jardin, car celui-ci doit aussi sa valeur à celle des
lieux proches, et recueille ou capte l'attrait qu'ils exerçaient, il
les représente avantageusement tout en les tenant à distance ; on
peut ainsi en jouir en faisant l'économie de s'y déplacer et d'avoir
à se frayer un chemin parmi les ronces et les insectes. C'est
ainsi que la découverte de la nature environnante se réduit pro-
gressivement à l'exploration du jardin sur lequel on peut exercer
une domination sans risque et que le rêve se referme à l'abri
d'un portail jusqu'à ce que les enfants, tout d'abord émerveillés

149
de pouvoir s'ébattre dans un espace qui leur paraît immense, aient
l'impression de le voir rétrécir au fur et à mesure qu'ils gran-
dissent et ne supportent plus cet isolement, et soient fascinés par
les fureurs de la ville qu'ils découvrent à leur adolescence, lors
des rares incursions qu'ils y font àvec leurs parents.
La nature pavillonnaire peut aussi s'avérer un piège mortifère
pour les femmes au foyer, qui supportent d'autant plus mal leur
isolement, que leur mari conserve sa vie professionnelle et rela-
tionnelle en milieu urbain et savoure épisodiquement le calme
de la campagne car il échappe à sa monotonie quotidienne. Les
services sociaux opérant dans ces zones font en effet état d'une
fréquence anormale de dépressions nerveuses parmi ces femmes,
qui souffrent de voir leur rôle confiné à l'éducation des enfants,
ce qui se traduit également par un nombre très élevé dè mauvais
traitements. Alors que l'attention des pouvoirs publics et des
médias est focalisée sur la violence dans les grands ensembles,
il se pourrait que les zones pavillonnaires péri-urbaines réservent
à l'avenir des surprises désagréables. Mais il s'agit là d'une vio-
lence feutrée, qui ne trouble pas la vie publique et de ce fait ne
défraie pas la chronique, car elle est gérée sur un mode privé,
se traduisant par des troubles psychologiques et non pas sociaux.
Il y a généralement loin entre les représentations que nourris-
sent les populations urbaines sur la vie près de ·la nature lors-
qu'elles envisagent de s'y installer, et la réalité qu'elles décou-
vrent quand leur rêve se réalise enfin. Il est toujours périlleux
de concrétiser un fantasme car il se révèle alors souvent qu'être
un mirage, et le charme n'opère plus, quand il ne tourne pas au
cauchemar; on perd ainsi le bénéfice de la perspective radieuse
qu'il offrait. Si certains parviennent à reconnaître sans trop
d'amertume qu'ils se sont trompés, et opèrent un repli stratégi-
que vers la ville sans trop de difficultés, en utilisant généralement
un prétexte «objectif», comr,ne la nécessité de se rapprocher d'un
lycée, ou en saisissant l'opportunité d'une mutation profession-
nelle, nombreux sont ceux qui se remettent péniblement de leur
désillusion. La plupart d'ailleurs n'osent pas se déjuger ou ne
peuvent pas se résigner à vendre une maison dans laquelle ils
ont tellement investi, sans ruiner tous leurs efforts et rendre déri-
soire les sacrifices, notamment financiers, qu'ils ont consentis.
Tel le renard et les raisins de la fable de La Fontaine, ils sont
alors condamnés à se persuader que la ville est bonne pour des
goujats et à valoriser les charmes de leur environnement, par de

150
petites phrases rituelles infligées inlassablement aux amis de P':'- 5 -
sage, telles que «ici on est vraiment bien», «au moins on resp1re
l'air pur», «les produits du jardin ont quand même un aut:re
goût. » La banalité des termes soulignés dissimule mal les abîn:ies
de perplexité, de dépit ou de rancœur qu'ils recouvrent. Ils
s'acharnent à çet effort de rationalisation alors même qu'en Jeur
for intérieur ils ne supportent plus cet univers, sans, être toujoPrs
dupes pour autant de leurs propres propos.
Des processus analogues affectent les acquéreurs de résidences
secondaires, mais de manière moins problématique, car les enjeux
sont plus limités : ils ont toujours la possibilité de s'y rendi:::e
moins souvent ou d'y inviter des amis pour échapper à la sol:t-
tude face à la nature, lorsque celle-ci est vidée de sa valeur
symbolique.
Pour clore cette excursion en zone péri-urbaine, on rappellera
que l'enfermement parfois dramatique qui s'y dessine s' articU le
avec la recherche d'une mise à distance des autres, avec lesquels
les rapports sont problématiques, en interposant la nature pour
s'en protéger.

Le retour aux sources des ruraux émigrés


Signalons toutefois que l'on ne peut pas faire la même analyse
sur le retour à la nature des gens d'origine rurale, car ils s'e ffor-
cent de retrouver des Iambe.aux de leur passé et de leur cil}ture
antérieure, avec plus ou moins de bonheur, quand ils se soTl t::
acculturés à la vie urbaine depuis une assez longue périoGe. Ils
n'y recherchent pas le même sens et ne développen,t pa; }es
mêmes pratiques. Ils peuvent être victimes de l 'idéalisatfo1 du
souvenir qu'ils conservent de leur enfance à la campagne, !ors-
qu'ils ont dû en partir contraints et forcés, ou bien ce ritpur
peut être une tentative de déculpabilisation, de récupérationJ~r­
dive de racines enfouies, quand ils avaient quitté de leur i.~~in
gré un univers familial qui leur était devenu insupportable, q,gse
qu'ils feignent parfois d'avoir oublié et qui peut faire égal~~nt:
retour de manière douloureuse. Ce retour peut aussi entraîneiqp.,e
déstabilisation du compromis entre les différentes cornpo~.tes
de la culture hybride et des valeurs ruralo-urbaines auquf îls
étaient parvenus, ne sachant alors plus très bien à quel p6bse
référer. Avec le temps ils ne se reconnaissent plus dans la cu'.t ure

151
rurale qu'ils retrouvent et peuvent être rejetés, pour avoir trahi,
par un milieu qui leur est devenu étranger, par rapport auquel
ils expriment souvent une certaine suffisance (ou leurs. compor-
tements sont perçus comme tels) ou éprouvent des difficultés
d'adaptation.
Ce · mythe du retour qui saisit souvent les émigrés et les
retraités peut aussi entraîner des désillusions dramatiques. Il n'est
généralement pas fondé sur un rejet de l'urbanité et ne vise pas
tant le rapprochement de la nature en tant que telle, mais plutôt
une réimmersion dans un milieu culturel auquel ces personµes
sont restées attachées, même si elles ont dû y renoncer ou l'ont
rejeté. à un moment donné, milieu dont les valeurs et les pratiques
sont profondément articulées à l'espace naturel dans lequel elles
s'ancrent et sur lesquelles elles s'étayent, et qu'elles ont réamé-
nagé à travers un long processus historique. Sauf pour ceux qui
ont repris à leur compte les représentations urbaines de la nature,
cette dynamique ne repose pas sur une vision naïve d'une nature
vierge, infiniment bonne et protectrice et de ce fait elle n'est pas
clivée de 1eur culture. Ils n'éprouvent pas le besoin de la magni-
fier pour mieux s'en défendre en réalité, car ils ont intégré sa
brutalité foncière et en connaissent les rigueurs.
Pour certains, nous pensons notamment aux paysans pauvres
de Bretagne, d'Auvergne ou des autres pays de montagne qui
ont dû s'expatrier, mais l'analyse est également valable pour les
Kabyles, les Berbères ou les Portugais, il s'agit même d'une
revanche non seulement sur la population aisée de leurs villages
qui a pu se maintenir sur place, et sur cette nature dont l'âpreté
les a condamnés à l'exil; ils ne se font donc guère d'illusions
sur sa douceur ou sa bienveillance, puisque ils ont été précisé-
ment victimes de sa dureté. Ils n'ont d'ailleurs de cesse d'affirmer
socialement leur réussite en se faisant construire des maisons
massives et d'acheter des terres qu'ils ne cultiveront jamais, à
des prix sans commune mesure avec leur valeur productive, mais
aussi pour marquer leur domination sur un espace qui leur avait
imposé sa superbe. Le prix qu ~ ils paient cette revanche est peu
de chose à côté de celui que leur avait coûté l'humiliation de
n'avoir pu s'accrocher à cette terre.
C'est encore une autre analyse qu'il convient d'appliquer aux
habitants qui s'installent dans les campagnes de l'Italie du Nord.
A l'exception toutefois des zones de montagne, qui ont en fait
échappé à l'influence de la culture urbaine italienne, il n'existe

152
pas de rupture · radicale entre ville et campagne, cette dernière
peut être considérée comme un tissu urbain diffus. Le moindre
village est doté d'une église, de monuments, de places ou de
cafés qui n'ont rien à envier aux réalisations prestigieuses <les
grandes villes, si ce n'est leur taille. Leurs habitants ont un mode
de vie qui s'apparente largement à celui des citadins. Le langage,
les modes vestimentaires, le style des maisons, bien que plus pau-
vres, des villages situés à cent kilomètres de Milan ne manifestent
pas la rupture et la fermeture que l'on ressent par rapport à la
vie parisienne dans les villages isolés de la Beauce ou de la Brie,
qui n'ont pas été englobés par la croissance de la capitale ou
investis par les propriétaires de résidences secondaires en raison
de leur faible attrait touristique. Dans ces villages d'Ile"de-France,
on pourrait se croire dans la Creuse, voire plus loin encore. Dans
les villages italiens, la nature est appréhendée à travers les codes
urbains qui intègrent eux-mêmes cette dimension rurale et ne ten-
dent pas à la mythifier, sauf lorsque certains intellectuels s'en
emparent, car elle est pénétrée par ces valeurs urbaines.
Ceci tient aux conditions de formation de l'armature urbaine
depuis l'époque romaine, les villes ne s'étant . pas développées
en rupture par rapport aux campagnes, mais comme lieux du pou-
voir économique et politique qui régnait sur elles. Ce processus
s'est poursuivi à la Renaissance par le réinvestissement de. la
campagne par la bourgeoisie naissante, qui y a fait construire de
somptueuses demeures, car elle avait besoin d'une légitimité néo-
aristocratique foncière pour assurer sa reconnaissance symbolique.
Par un mouvement inverse, ce sont souvent les riches proprié-
taires fonciers qui ont commandé à Palladio (Ackerman, 1982)
nombre de ses réalisations pour acquérir le prestige que pouvait
leur conférer ce style développé en milieu urbain, contribuant à
le diffuser dans les campagnes où l'on en retrouve les formes,
certes aux ambitions plus modestes, sans que ce soit pour autant
toujours de pâles copies, jusque dans des villages insignifiants.
La bourgeoisie urbaine ou les classes moyennes qui s'installent
dans ces villages, de manière transitoire ou définitive, préfèrent
d'ailleurs souvent acquérir des maisons de ville situées en plein
centre (dotées généralement de jardins intérieurs) plutôt que se
réfugier à l'écart. II . n'est pas rare que des membres des profes-
sions libérales de renom ou des industriels s'implantent en milieu
rural, inversant le mouvement traditionnel de l'achat de rési-
dences secondaires, en disposant seulement d'un pied-à-terre en

153
ville. Ainsi se tissent des échanges qui construisent des repré-
sentations plus fluides, où la nature n'est pas opposée à l'urba-
nité. Il n'existe d'ailleurs pas à notre connaissance d'écrivain ita-
lien de renom qui se soit fait le chantre de la nature sauvage,
du moins -:- n ce qui concerne l'Italie du Nord, car le Sud reproduit
un clivage plus traditionnel. Encore que les princes siciliens se
paitageaient entre leurs demeures campagnardes et leurs palais
de Palerme, déployant le même raffinement dans les unes et les
autres.

La frénésie des loisirs naturels

Pour en revenir à la protection contre la nature, on peut aussi


nous opposer des arguments relatifs au développement des loisirs.
et à la valorisation de la culture du corps, qui semblent témoi-
gner a contrario d'une recherche de contact avec la nature et de
confrontation ou d'adaptation à ses rigueurs. Il n'est pas anodin
que ces phénomènes se développent en dehors de la vie quoti-
dienne et constituent probablement des tentatives éphémères pour
renouer des lièns distendus avec une nature largement domesti-
quée et éprouver les frissons que peuvent procurer des sorties
rituelles hors des immeubles forteresses dans le~quels nous nous
abritons. ·
Certes les cadres supérieurs et les professions libérales s' adon-
nent à des expériences de survie en milieu hostile, mais_ c'est
pouç affirmer leurs capacités d'affronter la jungle professionnelle
dans laquelle ils évoluent habituellement. Il n'est pas étonnant
que ce soit précisément des groupes sociaux menant une existence
climatisée qui raffolent de cette nouvelle forme de scoutisme.
Quant à la voile et l'alpinisme, il ne faut pas oublier qu'ils ont
été inventés par la bourgeoisie urbaine, anglaise de surcroît, pro-
voquant la sidération des populations locales condamnées à vivre
dans cet environnement hostile, avant qu'elles n'y voient un
moyen de se procurer une nouvelle source de revenus, moins
pénible et plus valorisante que leurs métiers traditionnels.
Ces loisirs «naturels» s'accompagnent généralement d'un
déploiement de matériel et d'instruments qui mobilisent, comme
l'indispensable nourriture lyophilisée, les résultats des recherches
techniques les plus sophistiquées. Il y a bien les randonnées sau-
vages dans le Hoggar en land-rover climatisée, le trekking au

154
Spitzberg accompagné par un avion d'assistance, la traversée de
!'Atlantique sur un trimaran en fibre de carbone relié par ordi-
nateur à un satellite, la dangereuse remontée de !'Amazone sur
des bateaux où l'on est réduit à manger de la nourriture surge-
lée. II reste le golf, qui permet de s'affronter aux éléments
déchaîné~ armé seulement d'un club. Nous allions oublier le cam-
ping. Outre qu'il est réservé à ceux qui sont obligés de faire de
nécessité vertu, il faut n'avoir jamais fréquenté un terrain de cam-
ping et pénétré dans l'antre d'une famille goûtant ainsi aux joies
de la nature, pour y voir la manifestation d'un rapport immédiat
et spontané à celle-ci. La capacité des familles à reconstituer
l'atmosphère de leur pavillon de banlieue est proprement stupé-
fiante. Télévision, aspirateur, réfrigérateur, ventilateur, il n'y man-
que rien, pas même la moquette, le bac à sable pour les chats,
ou le stérilisateur de biberons pour bébé.
II ne faudrait pas négliger non plus l'attrait des résidences
secondaires ou l'on affronte certes des périls plus modestès, mais
qui n'en sont pas moins réels. Qui n'a pas été saisi d'effroi en
découvrant une toile d'araignée dans sa chambre ou en entendant
le bruit furtif d'une souris dans le grenier, ou n'a pas été impor-
tuné par les nuées d'insectes qui grouillent dans les pelouses,
pourtant parfaitement entretenues par le paysan du coin, ne
mesure pas les multiples dangers que l'on y encourt. II est rare
qu'à l'issue de plusieurs week-ends on se soit aventuré au-delà
du portail, mais par-delà les murailles qui closent généralement
le jardin on peut apercevoir subrepticement la brutalité de la
nature quand le vent agite les champs de blé. Le plus dur dans
ces excursions péri-urbaines au sacrifice de son confort, reste tou-
tefois d'avoir à supporter l'odeur des fermes industrielles voisines
et le regard goguenard des autochtones.

Une lutte incessante

II ne suffit pas d'ériger des constructions susceptibles de résis-


ter à toute épreuve pour être à l'abri des forces naturelles. Il
s'agit d'une lutte incessante. Malgré tous les efforts de mise à
distance ou de domestication, de maîtrise de ses moindres débor-
dements, la nature ne cesse d'échapper à ces tentatives de
contrôle, d'endiguement de ses forces, de canalisation de ses éner-
gies. A peine suspend-on ce combat acharné, revient-elle à

155
l'assaut, au grand dam des vacanciers qui ont eu l'imprudence
de délaisser leur jardin pendant quelques jours : les herbes folles
envahissent le potager, les ronces, les orties prolifèrent, les
liserons étouffent les cultures, la vigne vierge grimpe le long des
murs au-delà des limites qui lui ont été assignées, s'accrochant
aux moindres aspérités. Cet univers fourmille d'insectes, les
larves éclosent à une vitesse prodigieuse.
On comprend que l'homme s'inquiète, car la nature s'attaque
à toutes ses œuvres. Les vers et les champignons s'infiltrent dans
Je bois et le rongent tandis que l'eau et les moisissures, de leur
côté, poursuivent leur lent travail de sape et le font pourrir. L'eau
surtout représente une menace permanente. Les torrents grossis
par l'orage sont capables d'emporter les barrages les plus impres-
sionnants, les ruissellements souterrains provoquent des glisse-
ments de terrain et anéantissent des collines entières, la remon-
tée des nappes phréatiques et des anciens marécages mal drainés
entraîne l'inondation des caves. L'humidité ambiante est encore
plus pernicieuse, elle imprègne les murs, s'immisce sous les
enduits qu'elle pulvérise, écaille les peintures, décolle les tapis-
series qu'elle fait jaunir. Alliée au froid, elle fait éclater le béton
précontraint le plus résistant en se glissant dans les joints ou en
rongeant les armatures métalliques. Elle remonte par · capillarité
dans les murs qu'elle« mange» littéralement (remarquons au pas-
sage la métaphore anthropophage). A peine décèle-t-elle une faille
dans la toiture qu'elle s'y précipite, élargissant progressivement
la brèche jusqu'à en faire un trou béant. Elle rampe sur les sols,
s'empare des caves, s'infiltre sous les fenêtres. L'alternance mali-
cieuse de la chaleur et du froid provoque des · dilatations et des
contractions des matériaux et malheur aux constructeurs négli-
gents qui n'auraient pas prévu les joints nécessaires ou ne les
vérifient pas régulièrement.
Le vent vient également à son ·aide, rabattant les pluies sur
les bardages et les façades, dépl'àçant les tuiles des toits ou la
couverture des cheminées pour lui livrer une ouverture dans
laquelle elle s'engouffre. Il travaille également pour son propre
compte, en soulevant le sable et les poussières qui s'insinuent
sous les portes à travers la plus infime ouverture. Il fait claquer
les volets et les fenêtres, brise les vitres, fait trembler les murs
et souffrir les charpentes qui craquent douloureusement, allant
jusqu'à déchirer les stores, arracher des toits entiers, faire s' écrou-
ler des pignons. Quand la neige arrive, son matelas protecteur

156
peut traîtreusement faire s'effondrer les toitures et les glaçons
qu'elle laisse pendre comme des épées de Damoclès s'abattent
parfois sur les. visiteurs imprudents. Elle colle aux chaussures et
quand elle fond se répand en flaques dans les salons.
Lorsque les premières chaleurs reviennent au printemps,
l'homme se croit enfin délivré de ces turpitudes, les maisons
commencent à sécher, on peut enfin ouvrir les fenêtres sans crain-
dre Jes morsures du froid, mais c'est bientôt pour les refermer,
faire appel aux volets, aux stores, aux voilages les plus divers
car on étouffe subitement. C'est alors que le vent complice
tombe, il n' y a plus un souffle d'air. L'eau également se fait
, rare, la sécheresse menace, les enduits s'écaillent, tout devient
irrespirable, les bébés se déshydratent et risquent l'insolation,
quand le feu ne se déclare pas à son tour. Les moustiques, les
guêpes, les taons, les mouches, les frelons, les fourmis déploient
leurs armées et s'acharnent en une danse incessante. On a beau
se munir de moustiquaires, .s'armer d'insecticides, installer des
leurres, la lutte est par trop inégafo. Il est alors inutile de · vou-
loir. gueiter de jour comme de nuit les menaces d'invasion, tra-
quer l'apparition du moindre puceron, notre vigilance est toujours
prise en défaut à un moment ou à un autre et l'on s' épuise en
vain : il est préférable de battre en retraite et chercher refuge
dans une cave, car le grenier est devenu une fournaise. Alors
commencent des manœuvres désespérées pour échapper à cet
enfer. On ferme les volets, baisse les stores, en laissant les
fenêtres ouvertes, on cherche à provoquer des courants d'air mais
il faut bloquer les portes. On se résigne à se munir d'une ven-
tilation dont le ronronnement est vite insupportable et on attrape
un rhume.
Devant ce tableau apocalyptique on comprend mieux l'insécu-
rité foncière à laquelle l'homme est en proie. Le plus désespérant
est de constater que les efforts déployés ne vous mettent jamais
à l'abri d'un incident, d'une fuite insidieuse, d'une poutre qui
lâche, d'un enduit qui s'effrite. C'est une tâche sans cesse renou-
velée, indéfiniment recommencée. On n'en a jamais fini de col-
mater, conforter, repeindre. Si au moins on pouvait se dire qu'en
jetant toutes ses forces dans cette bataille on a une chance d'être
définitivement préservé de ces turpitudes, d'être enfin au chaud
et au sec, mais c'est le rêve inaccessible d'une maison qui nous
protégerait indéfiniment, sans menacer en permanence de s'effri-
ter ou de s'écrouler. L'homme a cru y parvenir avec l'industria-

157
lisation de la construction qui a nourri la représentation d'édifices
inaltérables, défiant le temps, ne prenant dès lors plus la précau-
tion de les entretenir régulièrement par un patient travail d'amé-
lioration continue, mais il .a dû déchanter. Sa négligence a
entraîné une dégradation prématurée de ces bâtiments, la nature
prenant là une revanche cinglante. Les fissures qu'il n'a pas cru
bon colmater rapidement sont devenues béantes, les signes d'infil-
tration ont lentement désagrégé les bétons les plus résistants et
il faut maintenant réaliser des travaux de réhabilitation considé-
rables. Mais il est incapable de tirer les leçons amères de cette
expérience, croyant toujours qu'un investissement massif suffit à
endiguer ces processus, et il ne prend pas la. peine de mettre en
place un dispositif d'entretien régulier moins spectaculaire qu'une
rénovation brutale.
Ce processus d'altération lent mais continu inscrit l'habitat
dans un rapport au temps, à la durée, obligeant l'homme à lut-
ter contre l'entropie croissante qui l'affecte. La nature a en effet
le temps pour elle, et même si elle s' agite parfois violemment;
elle compte davantage sur l'usure progressive du bâti pour assurer
sa domination et réduire en. poussière les réalisations les plus
majestueuses de l'humanité. C'est par un patient travail de . sape
qu'elle mine ses édifices. Elle requiert son attention permanente,
ne lui laissant aucun repos, l'obligeant à dépenser sans cesse son
énergie pour ravauder ses abris toujours précaires, malgré leur
apparente solidité. Mais l'homme accepte difficilement cette sujé-
. tion qui l'excède. Impatient, il lui faut croire à sa capacité d'arrê-
ter le travail destructeur du temps. Il ne peut se résigner à ne
pouvoir réaliser qu'une œuvre inachevée, et l'on pourrait appli-
qu.e r à l'habitat ce vers de Valéry (1972) extrait du «Cimetière
marin » à propos de la mer : « la mer, la mer, toujours
recommencée. »
Curieusement, malgré les affres qu'elle lui fait subir, l'homme
ne parvient pas à se détacher complètement de la nature. Il
recherche sa présence, s'ingéniant à la faire pénétrer chez lui,
certes dans une version édulcorée, inoffensive et anesthésiée: les
fleurs au balcon ou les plantes vertes dans le salon sont parfai-
tement taillées, débarras~ées de leurs insectes favoris, installées
dans des lieux circonscrits. Les chambres leur sont interdites car
elles y représentent un danger. C'est sur les tapisseries des murs,
ou à travers des tableaux champêtres, de préférence agrémentés
d'une biche pour les adoucir, qu'il la préfère encore. Au moins

158
là elle ne ·risque pas de lui échapper. La forme ultime étant
atteinte avec les plantes artificielles qui paraissent plus vraies que
nature, la ressemblance est parfois confondante. Nombreux sont
ceux qui s'y méprennent à leur grande honte.
Ceci n'épuise pas l'attrait qu'il a pour elle. Il adopte à son
égard plusieurs formes de conduites. Nous n'avons que trop
insisté sur la recherche de domination et de maîtrise, dont les
descriptions précédentes constituent les traductions les plus abou-
ties. Une autre attitude face à la nature consiste à l'affronter dans
ses manifestations les plus sauvages et dangereuses : alpinisme,
voile, trekking, randonnées extrêmes, opérations survie, etc., en
s'entourant néanmoins de multiples précautions, et en utilisant le
matériel le plus sophistiqué. C'est en réalité une autre version
de la maîtrise, puisqu'il s'agit de répondre au défi qu'elle nous
lance, en bravant ses dangers pour se prouver que l'on parvient
à dominer les peurs qu'elle nous inspire et les souffrances qu'elle
nous inflige.
A défaut de s'assurer la maîtrise pratique et technique, il est
possible d'en acquérir la maîtrise symbolique à travers la connais-
sance de sa composition et de son fonctionnement, en répertoriant
laborieusement ses éléments, figés ensuite dans une taxinomie
impressionnante, ou en disséquant à l'infini ses mécanismes. On
peut aussi constituer des cartographies détaillées pour localiser
et décrire ses formes multiples afin de la sillonner en toute sécu-
rité, sans crainte de se perdre dans ses méandres. La littérature
et la poésie prolongent cette entreprise, sur le mode sensible, van-
tant ses charmes ou décrivant ses formes et ses manifestations
les plus inquiétantes, pour se familiariser avec ces menaces, en
procédant à une vaste catharsis comme on le fait avec les enfants
en leur lisant des contes horribles. Plus subtile encore, certains
se font protecteurs de la nature, procédant par dénégation de ses
méfaits pour valoriser sa fragilité et sa générosité, ou mieux
encore, tentent de la charmer en prodiguant tous leurs soins au
moindre bourgeon, à la plus petite graine, s'extasiant devant
l'apparition d'une feuille, l'éclosion d'une fleur, espérant ainsi
s'attirer ses bienfaits.
Après avoir chassé la nature de leurs villes, l'avoir étouffée
sous le bitume ou écrasée sous le béton, ne tolérant que de rares
arbres comme pour rappeler le .souvenir de cette victoire histo-
rique, il est étrange que les hommes la réintroduisent subrepti-
cement dans leurs maisons, dans de minuscules jardins ou

159
quelques parcs urbains. Serait-ce le signe d'une culpabilité, d'un
remords tardif ou d'une ultime humiliation de leur ennemie de
toujours, réduite ainsi à leur merci ?
Le plus étonnant est qu'ils recourent à elle pour se protéger
désormais contre leurs propres réalisations industrieuses et met-
tre à distance l'univers bétonné qu'ils ont construit, qui semble
se retourner désormais contre eux. Certains, peu satisfaits de leur
travail, ou doutant de l'utilité de leur production, se penchent
vers elle pour oublier leurs déboires et retrouver des sensations
à jamais perdues, émerveillés par la croissance de quelques
plantes auxquelles ils accordent toute leur attention. Il est vrai
que cette inclination, à de rares exceptions près, est propre aux
personnes enracinées dans la culture urbaine, qui peuvent d'autant
mieux en appeler à la bonté de la nature qu'ils sont éloignés de
ses dangers et ont participé à son anéantissement. En songeant
à ses immensités et sa sauvagerie du fond de leurs jardins soignés
ou devant leurs pots de fleurs, ils peuvent s'évader provisoirement
de l'univers de rationalité qui les enserre jusqu'à les étouffer.
Mais contrairement aux analyses que nous avons proposées jus-
qu'alors, nous devons concéder que le rapport à la nature est
soutenu par une constante dialectique. On la repousse quand elle
est trop envahissante, mais on l'invoque et on l'implore si elle
disparaît, on la soumet à des traitements draconiens pour la neu-
traliser ou l'annihiler, mais on lui prodigue tous nos soins quand
elle paraît fragile, on la recouvre de bitume, mais on la recher-
Che désespérément pour qu'elle nous protège à son tour de la
dureté du béton.
C'est aussi une quête des origines, de l'époque où l'homme
baignait dans l'environnement naturel, qui est ainsi poursuivie,
~- f dont on préserve les traces ; période d'autant plus mythifiée
qu'elle est lointaine et inaccessible, mais qui fait incessamment
retour dans les fantasmes.

160
6
La culture technique
et le rapport à la nature

Les techniques et les formes de construction renvoient à dif~


férentes conceptions du rapport à la nature et témoignent des
A modes d'adaptation des sociétés à ses contraintes et aux valeurs

\ qui lui sont conférées et qu'elle incarne.


On peut ainsi mettre en relation les modes de contrôle du cli·
mat et l'évolution de l'épaisseur des murs et de la taille des
ouvertures. Autrefois les murs épais et la réduction des ouvertures
avaient une fonction défensive contre les agressions humaines et
procuraient une inertie thermique assurant une protection contre
les variations climatiques. Déjà à la Renaissance la modification
des techniques militaires et les progrès des systèmes de chauffage,
avec l'apparition du chauffage central, avaient permis l'allége-
ment des constructions et l'élargissement des ouvertures des
demeures des classes dominantes, sans pour autant entraîner de
modifications notoires des autres types d'habitat. Rappelons pour
mémoire le singulier impôt sur les fenêtres, qui témoignait que
la surface des ouvertures constituait un indicateur de statµt social.
On connaît les effets de tels impôts. Au XIX' siècle, la révolution
pastorienne et le mouvement hygiéniste qui s'ensuivit plaidèrent
pour un agrandissement des fenêtres afin de laisser la lumière
entrer à profusion et favoriser le renouvellement de l'air, mou-
vement repris par les urbanistes modernes à partir des années
vingt.

161
Dans le même temps, le progrès des techniques de construc-
tion poteaux-poutres en béton armé libéra progressivement les
murs de leur fonction porteuse et permit l'apparition des fenê-
tres-bandeaux chères à Le Corbusier, puis des façades-rideaux
développées notamment par Prouvé. Grâce aux progrès du verre
et de l'acier et aux matériaux de synthèse, l'épaisseur des murs
peut être désormais réduite à quelques centimètres et l'isolation
thermique assurée par des matériaux isolants synthétiques relati-
vement peu épais, ou bien comme on Pa vu avec les serres et
d'une autre façon avec le double vitrage, en ménageant des
tampons d'air entre deux parois minces.
_!...,~~tèmc;s-.::!.~- clima.!ï,~ation pour~~:'.~?t ainsi ce mouvement
d' '!f.fÏ!1_el!l-~DL ..~_X "'..11".'el?!Z~~~~~ - ~~-~_11_t~.. ~L~ '. ~~c;_rgjs~-~I!.1.~!1-~. 9.f:_. ___
la transparence, en recherchant désormais une plus grande étan-
chéité' des zones de jointure et une continuité des traitements de
manière à éviter les ponts thermiques . Ceci permet d'obtenir une
plus grande efficacité thermique à des coût~ mofoçfr~-~-' . !l)~i~ ëe*
étanchéftê- atctue·~a --l~aifl~f'-à Tfaïi s'apparente à.Un . phénomène
0

. dé-·rénfermement et d'isolement. La proteètion càntrè ·r éXtérieur


' 1»assé' âê-1'·ép~îssëür" dêsrnùrs à Tétânchéite~·des· façades; pat
l'inforpûsitfon dë ' sas" profocfoui:s et le cori.ti:ôle de la circulation
deJ'a,ir; Après· avoir recherché la maîtrise des pleins, on entre-
rait dans une ère du vide, de maîtrise du vide. On aboutit au
paradoxe de pouvoir réaliser des constructions légères et trans-
. parentes, mais complètement étanches et closes, dans lesquelles
règne une atmosphère artificielle assurant une coupure plus radi-
cale . queJamais . avéc'J'tih'ivers· extérieur.· . . -·---· . . - .. .... - ....
· · Mâff' c·ètte ··affStraêiiori.· ch:Ï ·cônhôle"èle" l'environnement qui ne
recourt pas à des dispositifs tangibles, solides et palpables, s.e
heurte à de fortes résistances psychologiques et culturelles.
L'épaisseur des murs continue d'être le seul garant d'une pro-
tection efficace et un signe de statut social, entraînant le rejet
des constructions légères dont.'les promoteurs doivent dissimuler
l'apparente fragilité.
De même les systèmes de régulation des ventilations et du
chauffage suscitent des conduites aberrantes aux yeux des tech-
niciens, qui vont des fenêtres laissées ouvertes alors que le chauf-
fage fonctionne au maximum, aux bouches d'aération obstruées,
en passant par les meubles placés devant les radiateurs . La plupart
des habitants ne renoncent pas si facilement à la perte de la maî-
trise de l'interaction avec l'environnement. A travers les menus

162
. . , . , . la rationa-
gestes quot1d1ens que nous avons evoqués, ils deftent . · rnent
Iisation de leur univers, même s'ils y souscrivent idéologique
par ailleu~s. . , ature, et,,~
, Le. ~~!!-~!~~~!.~c;l_~..~~~~~~.~ .9~-~-"~us~~te le rapp~rt a .Ja_. ?-crniiîifie
·\ l~ .':'?1?~~~- .!?.~~~?.é~ ·. · ~~ ..~.'.~~--P~?,t~~~-r ~.t- ~9ë_J( .~~~tt~5c~~·- · 100 ·1es
L. ) avec · la soc1eté mdustnelle, mais ·._v ane sensiblement s~ _ -â\iec .
( cultut~~,:D'autres que la riôtre Së sont efforcées de composer i nei
' elli!'-ou de s'y adapter à moindre frais. Il en est même qu 5011 t \
se sont pas ree , Il ement preoc_
, cupees, de cette quest10n · et se
. ènes ,\
contentées de marquer leur place au soleil, comme les abofl~eUe- 1 i
d'Australie dont les huttes de branchages servaient ess~n pas 1
ment à délimiter un espace social et ne les abritaient meme 1

de la c~aleur o~ , d_es pluies; certes rares. des.),.,,..,§,~


1

Çl!rtames - soc1etes--(-tfue=,,l~0n" cSonge.~. aux___p~1JPl.e_s__naaia.-.· · t~~~·


· ~.· soht bornées à tendre un voile symbolique au-dessu~_,dt?~ l~LÏ:~r(~
1 s~!?s · épr_o~ver :I~ be_so!ll de clore les fases latéfalé~_ Ju_sq~ ·\·ë;J'lt- 1

\~:ge~· ~:'.,!;~·~.! ·~~~·~. ?~·'::'Jb)s:i' ~~(~~:',~~~;ôf~od~


\ pilotis.. · · ··· · ···. · · ntl
or dei si
0
. .... .Il "Importe sans doute de les distinguer des sociétés qui ce, Î
éprouvé le besoin d'ériger des murs afin d'enclore leur e~parne j
encore qu ' il faille tenir compte de l'importance et de la or de 1
des ouvertures, de l'utilisation ou n.on de portes, de fenêt;~s, :re - 1

~l~~g;; d~~u~:~:~:· s~~ 1~'~!:~;:~~~t d~~~:, c!~~:~~~:~.\;ii~:; 1


de même que la localisation des pratiques domestiques ( s toc t ) - 1
et préparation des aliments, cuisson, repas, lieux derepos, e c~t 1
L'érection des murs recourt à des techniques fondamenta1efU~re 1
différentes, selon que l'on se contente de fermer l'espace endeS \
les pilotis qui soutiennent le toit par des murs-rideaux avec 0 0
panneaux, par un remplissage de terre, de pierre, de briques 11
de bois, ou que)'on construit des murs porteurs de la toiture e ·
réalisant d~s fonda~ions: , de 5 ,)
,~ ,Çes _ ~h01x rçnxo1ent .11 ..~e_t, Rz:o,~,~-~,§.\1.§..SHlt!,!Iffe~..~~t_ pJ!_U~~!:F~ · J~r
' : d?,~ ~e~t.l??S ~u. lllm1de' dtametrafoment oppos~_;; ; Dans le r:eri:- p '
cas · cm ·commencé ·par ·marquer un · espace· :~ar _des p_~in_t ~. g~t,-1: -J , 9 .;,
implante les poteaux et l'ori s'abrite.de l'inclémence du c1e:!,.-~-~ LJ,
u~~ ~~itu:e, ~~: ne _c_Iôturânt 1'esp(lce.)ue Q~n~ f1ij ~s.es9f1d_;Jffipt{ét;
La forme de 1 habitat et son volume sont defm1s en prern1~~ - .t
et d'un seuJ coup, la maison est d'abord constituée par !~\/ toi "'
même si une fois achevée on ne s'en rend pas toujours coj,1'.1.Pte ~
1 63
les murs entourent ce dispositif comme un drapé déployé autour
de l'ossature centrale, ils ne font que compléter cette armature
qui reste d'apparence précaire. Il en émane souvent une certaine
légèreté, car les éléments de remplissage sont généralement fra-
giles. Les constructions donnentl'impression d'être posées déli-
catement, l'ancrage au sol se limitant aux poteaux d'angles, elles
ne sont pas fondées, arrimées à la terre, impression renforcée
lorsqu'il s'agit de maisons sur l'eau. Ces constructions se prêtent ')
aisément à des agrandissements succèssfüÇ p1if"'l'aj'o--ut -d'au\rents· L
pi'OgrêSsivement-,fermés, sans.-avoir à modifier lè · noyau · initl~l,
-l'occüpatîon · de· '1' espace -reste-fluide: · -- - - -- --
, _· La réalisatiorïdè rhiirs porteurs obéit à un mouvement inverse.
L' erriprisë'aù' s<:Jl-ësf ëfafrëmenf défünitée en · tous · ses ··points;- on
creusê' sbti\ieilt des tranchées et 1' on construit des fondations soli~-·
dés; accordant ainsi un . i-ô1è. prioritaire à r àncrage- au soCql.li se ·
trouve renforcé. Les murs sont nécessairement plus épais, puis-
que ils doivent soutenir le toit et parfois des planchers. La forme
et le volume bâti se dessinent progressivement, n'acquérant leur
aspect définitif qu'à l'achèvement du toit qui pai;achève l'édifice
et pour le coup paraît posé sur les murs.
La maison semble émerger de la terre avec laquelle elle fait
corps, qu'elle prolonge verticalement;· tbrrinie' urie' excroissance,
sans se distinguer complètement d'elle, -puisqu'elle êst bâtie avec
les mêmes matériaux, même si on mélange de la paille ou des
branchages au mortier. On pourrait d'ailleurs distinguer le recours
à l'assemblage de pierres sèches et l'utilisation de mortiers; faits
d'argile pétrie dans l'eau, ou les combinaisons des deux, le mor-
tier servant soit à lier les pierres et renforcer leur cohésion, soit
à confectionner des briques d'argile séchée qui sont ensuite empi-
lées. Ceci témoigne de modes de transformation et de combi-
naisons des éléments naturels différents, par taille, découpe,
assemblage ou malaxage et créatjon d'un nouveau matériau, la
cuisson des briques constituant un autre stade de transformation.
Le fait de recourir essentiellement à des éléments minéraux
ou au contraire végétaux manifeste des modes d'utilisation et
donc des rapports différents à la nature, chacun correspondant
de manière dominante à l'un ou l'autre de ces deux systèmes de
construction, même s'il est fréquent de les combiner selon des
dosages et des modalités variées. Ils sont parfois articulés comme
dans les maisons sur pilotis ou le remplissage des murs se fait
à l'aide de pierres, de briques ou de mortiers, et il arrive à la

164
longue que ces derniers deviennent porteurs, alors qu'ils n'avaient
à l'origine qu'une fonction de remplissage.

La fondation d'un rapport au l(l;lon,4,e eU.'ancrage au sol


(Ci' ., . __zt:,_ -·tÎ"J~
L'importance accordée aux. rites de fondation des villages ou
d'une simple maison attestent de l'enjeu que constitue l'installa-
tion des hommes dans un coin du monde, à travers les différentes
manières de nouer des liens à cette occasion avec la nature et
de se concilier sa bienveillance. Car Je fait même de se poser
quelque part, et a fortiori de s'y implanter, ce qui revient à se
«planter» à l'instar d' un élément végétal, constitue une sorte
d'effraction vis-à-vis de la nature qu'on accapare ainsi, l'homme
n'étant somme toute qu'un étranger sur terre réduit à solliciter
le droit de s'inscrire en un lieu. Le choix de ce lieu, la dispo-
sition des constructions et de leur orientation, les modalités de
délimitation et de défrichage du terrain sont réglés par des pra-
tiques minutieuses. Les sacrifices, les prières, les chants instau-
rent un dialogue avec les éléments naturels en vue de prévenir
leur courroux et malheur à ceux qui ne respecteraient pas .ces
principes, ou n'auraient pas tenu compte du moindre signe leur
enjoignant de s'installer ailleurs. Les tribulations du peuple juif
montrent bien que l'accès à une place S!Jr terre n'est pas assuré
d'avance, ou peut être remis en cause à tout moment. Les rites
de fondation sont d'ailleurs toujours vivaces dans. les sociétés
modernes. En Chine, la localisation et l'orientation d'un hôtel
international obéit à des principes ancestraux et le rite de la pose
de la première pierre, que nos édiles perpétuent avec ferveur, en
constitue une survivance, certes édulcorée.
De la même manière que l'homme doit s'enquérir de l'hospi-
talité d'un lieu et payer de sa personne pour l'obtenir, il lui faut
souvent purifier la zone où il a élu domicile, de préférence par
le feu, et le recours aux techniques du brûlis ne tient pas seu-
lement à leur efficacité pratique. L'environnement recèle en effet
toujours des dangers et des pièges qu'il est indispensable d'exor-
ciser avant même de l'habiter. Encore de nos jours, certains lieux
naturels sont chargés de connotations négatives et suscitent des
sentiments d'inquiétude ou d'effroi. Il faut savoir qu'il y a à peine
deux siècles, les habitants de la vallée de Chamonix n'osaient
pas s'aventurer sur les pentes du mont Blanc et demandaient à

165
l'évêque d'Annecy de bénir les fermes implantées à ses pieds
afin de les protéger des fureurs de la montagne, mécontente d'être
ainsi violée. Les promoteurs qui ont bravé ces menaces en ins-
tallant des chalets à proximité des zones d'avalanche offrent des
frayeurs continuelles à leurs occupants, quand ils ne leur font
· pas courir des risques insensés, que certains ont payé de leur
vie.
Les endroits humides, les marécages, les lieux sombres ou les
plateaux battus par les vents, avaient été souvent délaissés par
l'habitat de l'homme en raison de l'hostilité de ces milieux, mais
aussi de leur mauvaise réputation foncière. Ces zones dévalorisées
où grouillaient les miasmes nocifs, plongées dans des ombres
inquiétantes ou agitées par les turbulences de l'air, ont été urba-.
nisées récemment. Comme ils avaient une faible valeur foncière,
on y a installé de préférence des logements sociaux, qui sont
toujours frappés de la malédiction d'avoir été construits dans des
lieux douteux. Les significations qui étaient attachées autrefois à
ces lieux perdurent et se sont transposées sur les constructions
et leurs occupants, alors même qu'ils ont été transformés et
englobés dans le tissu urbain. Leur caractère maudit se maintient
d'autant plus fortement qu'il est inscrit dans la toponymie et il
ne suffit pas de les débaptiser artificiellement pour les effacer
de la mémoire collective.
Les multiples façons de traiter les sols à l'intérieur des maisons
complètent et parfois corrigent les modes d'ancrage des construc-
tions, et traduisent des formes d'interaction spécifiques avec la
terre. Certaines sociétés vivent à même la terre battue. C'était
encore Je cas dans de nombreuses fermes de Normandie il y a
quelques années à peine. Elles se contentent parfois d'installer
des nattes ou des tapis pour limiter les contacts avec le sol. Une
rupture a été introduite avec l'utilisation de dalles jointives, de
revêtements en ciment ou en céramique, et plus encore par l'inter-
position d'un plancher séparé du sol, ménageant un vide laissant
passer l'air. Le contact avec la terre est réduit au minimum dans
les constructions reposant sur des pierres disposées dans les
angles et a fortiori pour les édifices sur pilotis. Une autre moda-
lité consiste à creuser· un trou, une cave, maintenant ainsi la mai-
son de plain-pied tout en éloignant le plancher du contact avec
la surface de la terre. Ce trou semble alors jouer un rôle ima-
ginaire important, lieu inquiétant, nourrissant les fantasmes d' acti-
vités maléfiques. Ainsi que le rappelle merveilleusement Bache-

166
lard (1957), la cave « est d'abord l'être obscur de la maison»,
«l'être qui participe aux puissances souterraines» (p. 35). Il n'est
pas étonnant que ce soit des lieux en quelque sorte « maudits »
pour les habitants des grands ensembles qui craignent de s'y
aventurer, étant persuadés qu'il s'y déroule des scènes effrayantes
et qu'ils y risquent leur vie, surtout la _nuit. Mais ce sont aussi
des espaces qui nous séparent des forces telluriques dangereuses.
Il est à noter que dans les quartiers construits sur des dalles suré-
levées par rapport au sol, le sentiment d'insécurité des habitants
est particulièrement exacerbé.
A ce propos il convient de faire justice aux représentations si
répandues laissant accroire que l'homme primitif aurait vécu. dans
des cavernes. Si certaines populations de Cappadoce en Turquie,
des tribus indiennes d'Amérique du Nord, ou les Peuls du Bénin
sont troglodytes, il s'agit là de situations assez exceptionnelk~s.
dues à la nécessité de se réfugier pour échapper à de graves
périls. L'homme n'a généralement occupé les grottes et les
cavernes que de manière transitoire, souvent dans l'impossibilité
de faire autrement, car le contact direct avec la terre et a fortiori
l'installation dans ses profondeurs sont trop inquiétants . Les chré~
tiens se réunissant dans les catacombes n'avaient guère d'autres
choix, et le plus horrible supplice inventé par Denys de Syracuse
consistait à enfermer ses ennemis dans l'antre de Dionysos, ce
gouffre où les malheureux étaient terrorisés par le simple écho
de leur propre voix se répétant à l'infini.
On a pu noter de curieux malaises dans des maisons modernes
où les dalles étaient réalisées à même le sol. Tout un c;ourant
psycho-physiologique prétend, peut-être non sans raison, que les
ondes électro-magnétiques irradiant la terre se communiquent aux
constructions lorsqu'elles n'en sont pas séparées et influent sur
les sensations des habitants, voire sur leurs relations. te co11cept
de « grounding » utilisé par les bioénergéticiens, que nous pour-
rions traduire par ancrage au sol, renvoie à ces phénomènes, 1.a
force de ce lien conditionnant la stabilité psychique des individus
et il peut être associé au concept de « holding » proposé par Win-
niCott (1975), qui traduit le fait d'être tenu et porté par la mère,
association qui transite par la métaphore de la terre-mère nour-
ricière, courante dans la plupart des mythologies et qui fonctionne
encore selon nous dans l'imaginaire moderne, comme le montrent
de nombreuses expressions populaires ou les textes littéraires.
Bien que le traitement du rapport au s.ol fasse intervenir des

167
facteurs techniques ou écologiques, qu'il s'agisse de l'isolation
thermique, de la préservation des matériaux contre l'humidité ou
le ruissellement de l'eau, de la circulation de l'air, ou réponde
à des préoccupations hygiéniques et pratiques (facilités de, net-
toyage et d'entretien), il ne s'y réduit jamais.
Au traitement des sols s'ajoutent les aménagements, les ins-
truments et le développement de pratiques qui organisent le rap-
port à la terre selon des dispositifs réglés. Les formes du mobi-
lier : tatamis, coussins, matelas, lits, hamacs, sièges, sont conçues
de manière à favoriser le contact du sol ou au contraire à s' en
distancier. Elles sont cohérentes avec des postures et des gestes
qui privilégient différentes modalités de contacts en même temps
qu'elles renvoient à des form~s de sociabilité. Les positions cor-
porelles : couché, allongé, accroupi, agenouillé, manifestent ainsi
des positions sociales et certains modes de rapport au sol. Ces
préoccupations se prolongent par l'utilisation des semelles de
chaussures plus ou moins fines, allant de la simple peau jusqu'aux
chaussures japonaises à semelles de bois munies de barres trans-
versales qui réduisent le contact au minimum et surélèvent l'uti-
lisateur de plusieurs centimètres par rapport au sol, sans parler
des. populations qui s'en passent totalement et pas seulement en
raison de leur pauvreté. ·

Entre terre et ciel


Si de nombreuses cultures éprouvent le besoin d'une sépara-
tion, même symbolique, avec le sol grâce à une simple natte,
l'attraitdu plain-pied reste vif, et il convient de souligner la force
de cette expression qu'il faut prendre au sens littéral d'un enra-
cinement. Avec les constructions en hauteur, ce lien se distend
jusqu'à devenir problématique. Encore maintenant, pour des
populations d'origine rurale, il ·est difficilement concevable, voire
insupportable, de « vivre en étage » ·et ce n'est pas seulement la
perturbation de leurs pratiques et de leur mode de vie qui est
en jeu, mais la pe1te de ce rapport immédiat avec la terre. On
oublie trop souvent que les Anglo-Saxons, pourtant à l'origine
de l'érection de gratte-ciel impressionnants, répugnent pour la
plupart à vivre dans des immeubles. Les tours de Babel modernes
satisfont les rêves de toute-puissance mais menacent le besoin
d'ancrage au sol. Pour mon ami Manuel Périanès (1986), les mal-

168
heurs de l'homme ont d'ailleurs commencé chaque fois qu'il a
voulu quitter le plancher des vaches.
Néanmoins la maison, même la plus modeste, selon Bachelard
(1957), introduit à la verticalité: «Elle s'élève. Elle se différencie
dans le sens de la verticalité. [... ] La verticalité est assurée par
la polar.ité de la cave et du grenier» (p. 35).
Plus profondément, la maison assure la liaison entre les trois
niveaux d'espace que l'on retrouve aux fondements de toutes les \
religions indo-européennes et qui organisent la représentation du 'j\
cosmos dans ces civilisations, à savoir les profondeurs telluriques :1
généralement menaçantes et à l'autre extrémité le ciel qui ouvre ;/
vers un univers d'espoir et de félicité éternelle, mais peut aussi 1
manifester sa colère, et le monde ici-bas, sorte d'entre-deux au 1!
statut mal défini, à la jonction des précédents. La maison qui V;
puise ses fondements dans ·la terre et touche le ciel par son som- \ /
met offre une articulation et une médiation entre des mondes aux , ,
connotations contradictoires, comme si en s'y abritant nous étions ) !
à la fois protégés de leur rencontre toujours problématique, et
reliés simultanément à eux. Elle constitue le lieu de passage
obligé pour un homme émergeant des profondeurs aspirant à la
conquête du ciel. C'est pourquoi les zones de contacts avec ces
parties de l'univers sont si chargées symboliquement. Nous
l'avons vu pour le rapport au sol et au sous-sol. Mais ceci expli-
que sans doute également l'importance accordée à la forme des
toits. Nous nous sommes en effet interrogé sur le malaise que
ressentent souvent les habitants des tours ou des immeubles en
barres, à la vue des toits terrasses rectilignes qui coupent et déchi- .
rent brutalement le ciel, sans que cette rencontre soit préparée
par des éléments de modénature susceptibles de l'adoucir, et
inversement, sur le soin apporté dans les constrqctions anciennes
à la réalisation de corniches, de décrochements ou <l'ornementa"
tians dans cette zone apparemment critique. La modulation de
la « ligne de ciel », pour reprendre une expression architectural.e
chargée de sens, et sa pureté, constituent un enjeu qui dépasse
les considérations esthétiques, ou plutôt l'esthétique est mise là
au service du traitement d'un problème métaphysique. Les toits
terrasses des immeubles modernes ne doivent pas être confondus
avec ceux des maisons arabes qui sont a contrario des lieux
d'activité sociale, de séchage du grain et surtout de prière. Lieux
où l'homme, en l'occurrence, établit une relation privilégiée avec

169
le ciel et se ménage ses bienfaits, en y recueillant l'eau indis-
pensable à sa survie, don du ciel récompensant sa piété.
i Pour une fois nous serions reconnaissant à Le Corbusier
1
d'avoir proposé d'aménager les toits terrasses des immeubles pour
ien faire des jardins et des lieux d'activités, créant ainsi un espace
)de transition animé entre le béton et le ciel. On peut déplorer
qu'il n'ait pas été suivi et quand ses projets ont été effectivement
réalisés comme à la Cité radie.use de Marseille, ces lieux sont
désertés par les habitants, qui craignent sans .doute cette confron-
tation directe avec le ciel. II est vrai qu'un jardin suspendu a
quelque chose d'artificiel, la séparation d'avec la terre le .r endant
incqngru, et encore une fois . la nostalgie du plancher des vaches
chère .à Manuel Péri an ès l'emporte.
Les toits à deux pentes partagent le ciel en deux, atténuant la
brutalité d'une rupture linéaire et le poids que représente ce far-
deau, car dans l'imaginaire le toit porte encore le ciel. Les parties
débordantes, outre qu'elles protègent les murs du ruissellement
de l'eau, autre menace que le ciel fait toujours peser, laissent
filer jusqu'au sol, dans le prolongement des pentes, comme une
ligne imaginaire, reconstituant ainsi la tente primitive mais sur-
tout abritant syml:mliquement les alentours de la maison. Le toit
est ainsi arrimé au sol par des fils invisibles et ne risque pas de
se détacher. Certaines constructions de montagne matérialisent
cette image en ancrant le toit à des rochers avec des filins, ou
bien laissent carrément le toit déborder, soit jusqu'au sol, soit
en soutenant les extrémités par des poteaux; une variante consiste
à limiter le débordement de la couverture mais à laisser les
poutres atteindre le sol qui offre un point d'appui. Dans ces dif-
férents cas de figure le toit est effectivement ancré au sol.
Si le moutonnement des toits dans les villes nous charme, ce
n'est pas sans lien avec ce qui précède: vus d'en haut, les
immeubles serrés les uns contre les autres offrent l'impression
d'une continuité, comme s'ils étaient regroupés pour faire face
aux périls et à la pesanteur du ciel. Les rites que pratiquent encore
les maçons lorsqu'ils ont achevé une construction, qui consistent
à planter un sapin sur le toit et à fêter l'événement, attestent
également de son importance. C'est à la fois une façon de saluer
la réussite du défi lancé au ciel, de consacrer l'achèvement de
cet effort et de marquer la satisfaction de pouvoir enfin s'abriter
tollt en « naturalisant » la maison qui devient par cet acte un
arbre comme un autre et se trouve ainsi rendue à la nature. Dans

170
le jargon technique la maison est alors «hors d'eau», ce qu~[
signifie qu'elle en est protégée, mais aussi qu'elle est « hors d
l'eau», comme sortie de l'eau. L'achèvement de la constructio
consiste à installer portes et fenêtres pour qu'elle soit « hor~
d'air»,_ cette expression manifestant clairement la nécessité dÎ
s'affranchir des périls que le ciel nous réserve. Les espritf
rationnels s'étonneront de tels propos, ce qui ne les empêcher<;l
pas de préférer un toit à deux pentes, prétendument pour de~
raisons purement ·techniques, ou esthétiques. J

Le choix d'ériger des murs portant le toit, pleins, lourds e~


solides, à partir d'une fondation dans le sol, par un mouvemen~
qui va progressivement vers le ciel, les murs se rejoignant parfoi~
~.1L .Y.9.Û1e.cornrp~ dans les bories provençales, ?U d'utiliser un~
.(é'ssature aétienne''recouverte par de mi.nces façades-rideaux, terme
qufsignifie'-bieïr ··s a · légèretê;"à peine · posée ·sur Je· sol; effleuran~ ·.
sasûff1fce;-recouvre ·des ··significations··cùltutelles' profonde~ .· ·t~
prefrïiëi 'f âiCpenser-a ·un ~ nomine · émergeant · 1aboriëilserrient de~
L profondeurs de la terre, dans laquelle il reste englué, profondé~
ment inscrit et enraciné au sol, et le second évoque un être venanit
des airs, tombé sur terre, cherchant seulement · à '-s'y· ·-abrite~
murri'ëiifâîiéïiiènt pour en repartir bientôt,· comme invité ell ce ba~
m<:mde--: - ·· --~-- - · · '
~J::e_ premier. .semble installé.Jà .à .. demeure, .son ~j!hita.t.~st st~­
blè, Îil1Ql..QQile, il a quelque_. C::QO.§e.. d'inerte .et .de..dé~nsif,)il n'µ
. piütfle refaire 'aprèS"'êfiaque bourrasque, hormis 1e'~teïhpfiiceme~t
des ardoises ou des palmes du toit, mais il peut renforcer pr~­
gressivement sa solidité et son caractère défensif, car l,L§~2l~
plutôt se dê,fend~e contre lan.~~Ç!f~· Le seco~d est contraint d~
son''abfi
têfâifê ._, ''ré'gülfètërtiehÎ, Cà~ cfiâqûeînfempérie l 'endo~­
mage, mais ,iJ n'en a cure, il peut le modifier aisément sans effott
démesuré, ou le déplacer ~a§f~~PJ"9Ji!~@~,-'"iilêille ' .. sr·cêrtaiôè~
0
conSfrÜctlé:ins'"tlê êe.type cÔmme les fameuses maisons Toradjp_
des Iles Célèbes semblent très anciennes. A l'image des matériauk
végétaux qu'il utilise de préférence, son habitat est plutôt org~­
nique, vivant et périssable comme lui, il ne lui demande p<is
comme le précédent de durer définitivement, au-delà de sa prd-
pre vie, il s'agit rarement d'un pattimoine qu'il aura à léguer ft.
ses enfants qui devront reconstruire à leur tour leur abri ; échaP-:
pant ainsi aux pesanteurs de l'héritage, ils pourront s'installer
ailleurs. Il ne se défend pas contre la nature qui ne l'inquiète:
pas outre mesure, bien qu'elle puisse être aussi dangereuse qub.

171
pour l'autre, il vit d'elle, en elle, car il est plutôt installé dans
une végétation luxuriante, en pleine forêt, il joue avec elle et
déjoue ses pièges. D'une certaine manière, on retrouve là l'oppo-
sition nietzschéenne entre Apollon et Dionysos. On peut se
demander s'il ne s'agit pas de deux archétypes culturels fonda-
teurs de l'habitat, entre lesquels peuvent exister de multiples
combinaisons, opposant l'espace fermé, statique et l'espace
ouvert, dynamique.
1 Plus près de nous, ~n !~tt9.9X~._ce d~f!!i~~-- Il10dèle 4ans_j_!t__!!l:ai-
so~_ ]i!QQl1i,J~~- - - fr~~fü9!1Qelle -~v~c__ _!'._~pp~rente -fragilité de se"s
cloisons mobiles en papier t,.endu sur"u'ri bâfi:'"B1en~ qmnlans·-·Je-
1iord du "iapon 'oil ba'scû1e vers des ~or!Si:!·uctions en bois rustiques,
lourdes, massives, cette civi!i§.~~~9I1. ~st fondée sur une adaptation
à la,_ l1atl!re, l 'isofation JhS'.E!liql}e est quasimêriffnex~~_fii'~te,-Te ·
chauffage _est rudimentaire, l 'isolatiori ·12hsmJqµ_f'.. n' e;~LP'!§ __ ~ri'. iù:<?·-
blème, les bruits pénètrent JargerriëriCÇ,ar les qabitants _qe vivent
pa'.S° séparés de l'extérieur, comme en 'féinoignent les films d; Oiu~
ciù-' lê ''brùif des trâinspeut être assourdissant sans que lès per-
sonnages ne s'en préoccupent. Cette culture de l'adaptation à la
nature s'est curieusement transposée dans les constructions
modernes qui ne sont pratiquement pas chauffées ou peuvent être
étouffantes l'été et qui sont dénuées d'isolation phonique sans
que les Japonais ne s'en plaignent, permettant de faire des éco-
nomies de construction et d'entretien considérables. On peut voir
dans cette capacité d'adaptation à la nature la matrice de la capa-
cité d'adaptation tout court de cette société. Adaptation au chan-
gement, à la modernité, sachant que Je besoin de protection contre
la nature, ou de se réfugier imaginairement en son sein va sou-
vent de pair avec la peur du changement social.
Une autre traduction de ce modèle se retrouve dans les maisons
à ossature de bois, technique d'origine scandinave, qui s'est lar-
gement diffusée au Canada et_, aux États-Unis après avoir été
importée par les émigrants. Cet exemple montre d'ailleurs
l'absence de relation mécanique entre les conditions écologiques
et la diffusion des techniques de construction : si les forêts scan-
dinaves et canadiennes fournissent le bois indispensable, ceci est
moins vrai pour l'ensemble des États-Unis, et ce matériau n'est
pas nécessairement le mieux adapté aux climats froids, bien qu'il
s'agisse en l'occurrence de pin imputrescible, la faible hygromé-
trie de ces climats contribuant à accroître sa longévité. Çomme
dans de nombreux pays, l' utilisation du bois dans la construction

172
était autrefois un signe de pauvreté, mais ces significations ont
évolué avec l'amélioration des techniques et leur adoption par
des couches sociales plus aisées. Ce système s'est avéré parfai-
tement adapté àla nécessité de construire rapidement, en utilisant
les matériaux disponibles sur place, où en transportant des élé-
ments peu pondéreux, co.ntrainte à laquelle étaient confrontés les
immigrants lancés à la conquête de l'Ouest. Fondé sur la réali-
sation d'assemblages, il permettait éventuellement de démonter
les édifices et de les , reconstruire ailleurs en un temps record.
Sa faible durée de vie et sa fragilité ne constituaient pas un incon-
vénient majeur . pour une société très mobile, dont les membres
cherchaient à rompre avec un héritage historique qui les avait
rejetés. En contrepartie, il avait l'avantage de réduire considéra-
blement l'investissement en matériaux et en travail nécessaire à
l'acquisition d'une maison, ce qui permettait à des gens, plus
soucieux dans l'immédiat d'obtenir une revanche éclatante sur
leur passé que de léguer un héritage à leurs enfants à venir, d'affi-.
cher promptement leur réussite toute fraîche à moindres frais.
Fortement insécurisés par la perte de leur ancrage et par l'errance
à laquelle ils avaient été soumis, l'acquisition rapide d'un toit
suffisait à leur réassurance, oblitérant son apparente fragilité. Ce
système permet l'installation dans une durée limitée pour une
population ne pouvant guère planifier son devenir, et condamnée
à se ménager une capacité de mobilité afin de s'adapter géogra-
phiquement et professionnellement à une société en mutation
rapide, ce qui l'empêche d'investir à long terme.
Ceci permet en outre aux individus et à la société dans son
ensemble de limiter l'investissement non productif immobilisé,
dégageant ainsi des moyens supplémentaires pour les investisse-
ments productifs mobiles, pour favoriser la croissance économi-
que. Ce système est plus particulièrement adapté à la construc-
tion de maisons individuelles ou de maisons de villes, bien que
les risques d'incendie soient non négligeables comme en témoi-
gne le gigantesque incendie qui a frappé San Francisco. Il
convient tout à fait à une population essentiellement d'origine
rurale, fascinée par la réussite individuelle et influencée par le
protestantisme qui conçoit l'adhésion aux règles communautaires
sur la base de l'affirmation de la liberté individuelle. On retrouve
d'ailleurs çes principes dans le mythe de «La prairie» développé
par Frank Llyod Wright (Conan, 1986), qui prône la dissémina-
tion de l'habitat individuel dans l'espace rural et fustige la mas-

173
sification imposée par le développement urbain. On peut aussi
penser que dans une société fondée sur le mythe de la conquête
de l'Ouest et défiant la nature et ses périls, la crainte que celle-ci
inspire est en quelque sorte sublimée. Tendus vers la maîtrise
d'un espace immense, les nouveaux conquérants paraîtraient bien
frileux s'ils se squciaient d'être protégés par la solidité et l'épais-
seur des murs de leur maison.
Par la suite, tout en conservant ce modèle de construction qui
d'un point de vue économique et idéologique conserve toutes ses
vertus, ils l'ont aménagé de manière à acquérir le confort qui
lui faisait défaut, en renforçant l'isolation thermique et phonique
et l'étanchéité, évolution parachevée par la climatisation. Dès lors
qu'on accepte sa fragilité apparente, ce système permet en effet
d'intégrer aisément les éléments isolants dans les murs eux-
mêmes, car il se prête mieux que le béton à l'utilisation des maté-
riaux de synthèse. Ce système très ancien s'avère capable d'inté-
grer la modernité technique ; cette hybridation des techniques
relevant d'époques différentes en fait un support d'historicité éta-
blissant un lien entre la tradition et la modernité.
Les techniques d'ossature en bois ou en bambou soutenant les
planchers et les plafonds étaient a priori destinées à réaliser des
constructions légères relativement fragiles. Tout en conservant les
mêmes principes, elles se sont perfectionnées au point qu'elles
ont pu être appliquées à la réalisation de grands immeubles. Para-
doxalement, leur fragilité même a permis de les utiliser. pour se
protéger contre l'un des grands périls que l'humanité ne parvient
_pas à maîtriser, à savoir les tremblements de terre. Ainsi, après
le terriblè séisme qui a secoué Lisbonne en 1755, le marquis de
Pombal, qui devint ensuite Premier ministre, a fait reconstruire
subrepticement les immeubles du quartier situé à proximité du
palais avec une. ossature en bois recouverte de pierre. Il est remar-
quable de penser qu'au siècle des Lumières ce séisme, qui a
détruit principalement les riches demeures de la noblesse, ait été
considéré comme l'expression de la colère divine voulant frapper
les débauches et la corruption d'une aristocratie décadente. Pom-
bal s'est empressé d'accréditer cette thèse, mais son choix tech-
nique témoigne tout à la fois de sa rouerie, de son impiété et
de la manifestation de son esprit éclairé, puisque en choisissant
l'ossature bois il faisait confiance aux travaux des. ingénieurs de
l'époque, ce système permettant d'atténuer les effets dévastateurs
des tremblements de terre. Il manifestait ainsi son rejet de la

174
pensée religieuse, exprimant symboliquement à travers ce simple
choix, le basculement du Portugal dans la modernité. Comme
quoi l'adoption d'un système de construction peut traduire .un
profond changement .de conception du monde et constituer un
enjeu social et politique majeur.
Par la suite, la maîtrise du fer au x1xe siècle a permis de
construire des immeubles de grande hauteur avec des ossatures
métalliques, recouvertes de parements en brique ou en pierre,
selon la noblesse des bâtiments, réalisant ainsi un compromis
entre les exigences esthétiques de l'époque et les possibilités
qu'offrait le progrès technique. Ce système a ensuite été appliqué
en réalisant des façades-rideaux utilisant des plaques de fibroci-
ment, de métal et de verre accrochées aux armatures d'acier. Mais
les habitants de ces immeubles, comme ceux de la Grand Mare
à Rouen réalisés par Lods, sont très insécurisés car les bâtiments
bougent et ils craignent qu'ils ne s'effondrent (Périanès, 1986),
alors que leur souplesse est en fait la garantie de leur sécurité;
Plus tard, Je béton a également été mis à contribution pour réa-
liser des armatures poteaux-poutres auxquelles furent accrochés
les planchers et les éléments de façade.

Le développement technique et l'efficacité du symbolique

1
lII importe de s'interroger sur la valeur respective que chaque
\ société attribue à l'efficacité du symbolique et aux performances
i ~echniques pour se protéger contre la nature, ainsi que sur les
1

""' hpports qu'entretiennent ces deux formes d'action et de


r -r
croyance<! Au risque de surprendre, nous pensons en effet que
ces moyens. apparemment opposés s'articulent étroitement.
L'efficacité que les sociétés primitives accordent au symboli-
que semble les dispenser de recourir à des dispositifs matériels.
Leur choix n'est pas essentiellement dicté par les nécessités
d'adaptation écologique aux conditions climatiques, la rareté des
matériaux disponibles ou les limites de leurs capacités techniques;
même si ces facteurs ont indéniablement joué un rôle dans les
formes des solutions qu'elles ont apportées à leurs problèmes.
Elles n'ont pas toujours adopté la meilleure solution écologique
compte tenu des contraintes et de leurs compétences, et dispo-
saient souvent de capacités techniques élaborées qu'elles n'ont
pas jugées nécessaires de mettre à profit pour réaliser leur habitat.

175
Les aires de diffusion de ces modèles ne correspondent pas tou-
jours aux zones où les matériaux utilisés étaient les plus abon-
dants. C'est b~y~t plutôt.une .conception de l'organisation sociale, \ ;
du rapport' à' la nature et au monde qui esr ·énjeu, comme le \· ~-
ràppelle avec fotçe A. RapoporC(1972); i

La capacité de symbolisation de ces sociétés est sans doute


très profonde, et il leur suffit de penser que quelques feuillages
j, habilement tressés les abritent des intempéries pour s'en couvain-
. . . . cre et ne pas se sentir réellement incommodées. A· ce titre, elles
. suggèrent un rapprochement avec les enfants qui érigent des
palais merveilleux à l'aide de quelques bouts de bois, ce qui ne
; ~ signifie pas pourautant qu'elles en soient restées à un stâdê'lilîàn'.:"'
,;.,, : tile de développemeiJ.t; co~me 0-~t- vûüfu'ïe 't'afre"acci\)irê-de'ïiürll--
, füeüX 'êth:tïolognes; · cèmtre lesquels Claude Lévi-Strauss s'est
insurgé en montrant que la pensée mythique était fondée sur des
mécanismes intellectuels extrêmement complexes. Elles corrme!.1: .
s~1-1t la fai_~le~se de Jeur maîtrise -technique de~la.::ti-Aturi~.E,~ filt
dépfoieinent d'une maîtrise symbolique sans doute jamais égalée
depuis. Il ne ·s'agit d'ailleurs .probablemenipas dë conipërisafion" '
mais plutôt de substitution ou d'indifférence vis-à-vis d'une amé-
lioration de la maîtrise technique, qui pouvait s'avérer superflue
dès lors qu'elles étaient en mesure d'expliquer le fonctionnement
du monde de manière satisfaisante et cohérente avec les situations
auxquelles elles étaient confrontées.
i -tLe fait de ne pas disposer de moyens techniques puissants
.1 )'. encourage le développement des capacités de symbolisation, dont
~~- 1: la nécessité est"moins impérieuse dès lors que l'on peut disposer
d'artéfacts ~C'est sans doute un facteur de réduction des fonctions
symboliques de l'habitat, de sa perte partielle de sens ../ I'out se
passe comme si l'amélioration de ses qualités fonctionnelles
contribuait à sa réification, à le réduire à un objet technique
inerte, car on est d'autant moins en mesure de lui conférer une
efficacité imaginaire que celle-ci devient superflue. Plus exacte-
ment, nous assistons à un déplacement de la symbolisation.L<~'est
dans !'efficacité des artéfacts créés par l'homme qu'est irfvestie
désormais la capacité de protection, or cette efficacité demeure
_, pour une large part symboliquejbn en veut pour preuve la valeur
toujours attachée à l'épaisseur des murs de pierre ou de béton,
alors que des constructions plus légères peuvent être objective-
ment beaucoup plus résistantes, mais restent perçues comme fra-
giles. /Ce déplacement du symbolique peut aller jusqu'à se retour-

176
ner contre nous, car les défaillances de ces artéfacts laissant par
exemple l'eau s'infiltrer, génèrent de l'angoisse. Le rapport à
l'habitat reste pour une large part gouverné par la pensée magi-
que, bien que celle-ci soit profondément enfouie et refoulée et
n'émerge qu'à travers des indices de manière travestie, étant
condamnée à emprunter les oripeaux d'une pseudo-rationalité
pour être tolérées.
Les sociétés primitives sont paradoxalement d'autant mieux en 1
mesure d'accepter les rigueurs du climat qu'elles sont plus
démunies techniquement pour l'affronter. Cela signifie non seu-\ _
lement qu'elles disposent de capacités physiologiques et cultu- ;;
relles, à travers le développement de pratiques ingénieuses, par \'
exemple pour récupérer l'eau de pluie, se chauffer, se préserver :
de la chaleur, mais surtout de capacités d'adaptation mentale et :j
subjective. Schématiquement la nature paraît d'autant moins hos- ·
tile qu'on est plus dépendant d'elle et que l'on a moins de
moyens matériels pour s'en prémunir. Sachant confusé.tnent
qu'elles ne pouvaient pas faire grand-chose contre les éléments
déchaînés, ces sociétés s'en accommodent en déplaçant l'origine
du problème. Toute agression de la nature est perçue comme un
signe de la volonté des _dieux, mécontents de leurs ouailles, il
serait donc vain de s'acharner à se protéger contre les effets de
leur colère et de traiter le symptôme. Elles considèrent donc plus
pertinent de remédier aux causes qu'elles imputent à ces débor-
dements, en cherchant à se concilier les faveurs divines. Ces
sociétés témoignent par là d'une remarquable rigueur logique,
dont nous ne faisons pas toujours preuve, si on en juge par les
investissements considérables réalisés en pure perte pour réhabi-
liter techniquement les logements sociaux, alors que leur dégra-
dation ne tient pas essentiellement à la défaillance des matériaux
mais aux conditions de vie et aux relations problématiques entre
leurs habitants.
1
1 Il est probable que la nature soit apparue dangereuse seulement
f -1 à partir du moment où l'on a été capable de déployer des ins-
L · truments pour lutter contre elle, ruinant du même coup les
croyances qui nous en préservaient et l'efficacité accordée au
i symbolique. Autrement dit, le problème apparaît et s'aggrave au
: fur et à mesure qu'on sait le résoudre. Pour revenir à notre
société, nous avons déjà remarqué que les problèmes climatiques
deviennent de plus en plus insupportables car nous ne parvenons
:•pas à les maîtriser complètement, alors que l'on a atteint un très

177
haut niveau de maîtrise technique, et qu'ils suscitent des inves-
tissements et des efforts sans précédent. Ce manque de maîtrise
semble se réduire chaque jour davantage, mais chaque fois qu'il
vient à être comblé par un nouveau dispositif technique, il y a
toujours un reste, parfois infinitésimal, qui paraît d'autant plus
menaçant qu'il échappe à nos efforts de rationalisation, et nous
amène à redoubler d'acharnement pour colmater cette fissure.
Plus exactement, au fur et à mesure que cette quête nous rap-
proche du but fixé, celui-ci se dérobe et s'éloigne car, par un
double mouvement, notre besoin de protection se trouve exacerbé
et nos exigences s'accroissent. Ceci fait penser à lexpérience
déprimante que chacun a pu faire lorsqu'il a tenté d'enduire un
mur ou passer de la laque sur un meuble : chaque fois que lon
croit avoir atteint un résultat satisfaisant, on découvre de nou-
veaux défauts, car notre acuité visuelle s'est aiguisée entre-temps
et nous sommes condamnés, tel Sisyphe, à poursuivre inlassa-
blement cette quête de la perfection jamais saturée. Serions~nous
aspirés par une spirale infernale où nous chercherions vainement
de nouvelles solutions qui ne font qu'amplifier les problèmes que
nous tentons de résoudre ?

L'histoire des techniques et des matériaitx :


une dénaturation jamais achevée qui fait retour

L'histoire des techniques et des matériaux constitue une ten-


tàtive incessante visant à utiliser les éléments naturels pour s'en
déprendre progressivement en les transformant chaque fois davan-
tage, pour aboutir aux matériaux de synthèse. Ces derniers n'ont
plus qu'un lointain rapport avec les sources naturelles dont ils
' procèdent. Mais ce mouvement est traversé d'incertitude et
d'ambivalence. Non seulement·' il n'est jamais achevé, car
l'homme s'ingénie à réaliser des constructions hybrides mêlant
des techniques et des matériaux relevant de stades d'élaboration
historique disparates, mais il conduit à faire retour aux origines ;
au fur et à mesure qu'il affirme ses capacités de maîtrise sur la
nature et de transformation de ses éléments, il s'efforce d'en imi-
i ter au moins l'apparence. A travers les techniques les plus éla-
borées il déploie une énergie considérable pour reconstituer arti-
ficiellement les éléments d'origine, témoignant ainsi à la fois de

178
\ son acharnement à exercer son emprise sur la nature et de son
\impuissance à renoncer à la fascination qu'elle exerce sur lui.
A force de vouloir travailler les matériaux naturels à sa dis-
position et d'interposer des interfacts pour se protéger de son
environnement, l'homme finit par s'en distancier au point de ne
plus pouvoir le saisir. Toute l'histoife de la construction est une
lente évolution, partant des matériaux bruts, minéraux ou végé-
taux, jusqu'aux produits de fusion ou de synthèse pour élaborer
des instruments de moins en moins dépendants de leurs caracté-
ristiques et de leur contexte d'origine. Il y a comme un achar-
nement à se déprendre des propriétés « naturelles » des matériaux
tout en les exploitant, et à les transmuter afin qu'on ne puisse
reconnaître leur forme ou leur origine. Comme si l'homme avait
besoin d'effacer sa dette envers la nature qu'il combat et de se
donner l'illusion qu'il n'en est plus tributaire.
Ses premières tentatives consistaient principalement à utiliser
les matériaux naturels (la pierre, le bois, le bambou, les feuilla-
ges), à modifier leur forme et à les ajuster, les assembler ou les
lier. L'équarrissage, la taille, la découpe, le tissage et le tressage
constituaient les principales opérations qu'il s'autorisait. Le pas-
sage des techniques de construction « à sec » aux techniques dites 1
«humides » , avec l'introduction des mortiers et des briques de
boue séchée, constitue une première rupture, car l'homme pétrit 1

et malaxe alors les éléments, modifiant leur consistance et leur


structure interne pour en extraire des propriétés de durcissement '
(se préoccupant déjà de solidification) qu'ils n'avaient pas tou-
jours spontanément. Il se livre à des mélanges et des lllixages
avec tout ce qu'il trouve: cailloux, paille, fougères, palmes, mor-
ceaux de bois, avant de passer aux techniques de cui~son, de
compactage et d'imprégnation. Une grande découverte a consisté
à réaliser des briques creuses, économisant ainsi la matière .tout
en renforçant la solidité des édifices. Certains conquérants se sont
passionnés pour ces questions, comme l'empereur Adrien qui
dans sa villa de Tivoli a fait expérimenter de nouvelles techniques
d'utilisation de la brique. Les enduits et les revêtements de chaux,
de céramique, de peinture, se sont développés progressivement
pour à la fois protéger et orner les constructions, et sa frénésie
a conduit l'homme à inventer une multitude de modes d'assem-
blage du bois, du bambou, des pierres, avec des mortiers de boue,
de chaux, de plâtre, les ossatures en bois ou en bambou étant

179
remplies par du mortier ou utilisées en parements. Ces techniques
assurent ainsi la stabilité, l'étanchéité à l'air et à l'eau.
Avec le plâtre et le ciment apparaissent déjà les premiers pro-
duits qui n'existent pas à l'état naturel et peuvent être stockés,
dissociés de leur utilisation dans des mélanges préparés au
moment de la construction, s'.éloignant ainsi des matériaux
naturels.
Dans le même temps, le développement des échanges a intro-
duit une dissociation spatiale entre les lieux où sont puisés les
matériaux de base et leurs lieux de transformation et d'utilisation
ultime, rompant ainsi le lien entre leur milieu d'origine et celui
où ils sont employés, brouillant les rapports d'homologie entre
les problèmes que la nature pose à l'homme et les ressources
écoiogiques utilisées pour y faire face. Mais la construction res-
.· tera néanmoins marquée par la pesanteur des matériaux et, long-
temps, seuls les plus légers ou les plus prestigieux (marbre, bois
précieux, céramiques) voyageront aisément.
Progressivement, les techniques s'échangent et se diffusent,
notamment grâce aux invasions et aux migrations, mais elles font
souvent l'objet de réinterprétations locales, en fonction des capa-
cités, des besoins particuliers ou des moyens disponibles, de sorte
que se maintiennent des différences dans les systèmes employés.
Il faudra attendre Le Corbusier et sa fascination pour les construc-
tions sur pilotis pour que le rêve de constructions universelles
affranchies des contraintes du site se concrétise, la surélévation
des bâtiments permettant de ne pas être gêné par la fragilité, la
pente, les formes et les ondulations des terrains .
Le fer fait timidement son apparition dans la serrurerie et les
huisseries, déployant ensuite cette vocation d'instrument de fer-
meture dans les portails et les grilles, faisant oublier partiellement
cette fonction par les ornementations qu'il autorise et comme élé-
ment de décor des balcons et des fenêtres, mais toujours voué
a
à servir de garde-corps. Il sera l'origine d'une invention appa-
remment anodine qui bouleversera les techniques de charpenterie
et fera la joie des bricoleurs astucieux et les malheurs des doigts
les plus . malhabiles : Je clou, dont ]'histoire constitue à elle seule
,u ne odyssée. Le fer ne deviendra un véritable matériau de
ponstruction qu'au XIX' siècle avec les merveilleux édifices en
pssature métallique, mais ne parviendra jamais à .s 'imposer, mal-
gré les efforts de Prouvé ou Lods, comme matériau pour réaliser
l'enveloppe d'immeubles d'habitat.

180
Parallèlement d'autres métaux sont progressivement utilisés
dans la construction : le zinc pour les couvertures, le cuivre et
le plomb pour la tuyauterie, la fonte pour les descentes et les
poteaux imitant parfois les colonnes grecques, et plus récemment
l'aluminium, qui envahit les huisseries et les rambardes. Le fer
jouera un. rôle déterminant comme armature, noyé dans le béton
qui ne cessera de se raffiner : armé, précontraint, vibré, alvéolé,
rempli de billes de verre ou sous forme de fibrociment.
Le bois, de son côté, subira de multiples transformations :
séché en cuves, trempé dans des bains d'imprégnation, lamellé,
collé, perfusé d'insecticides, étanchéifié, vernis, ignifugé, à tel
point qu'à l'issue de ces différentes triturations on peut se deman-
der ce qui lui reste de naturel.
Un autre stade de dénaturalisation a été atteint plus récemment
avec l'introduction des matériaux de synthèse : fenêtres et volets
en PVC, mousses de polyuréthanne et goudrons pour assurer
l'étanchéité des toits terrasses, isolants en polystyrène expansé,
poutres en fibres de verre, plexiglas, etc.
Simultanément l'habitat a été envahi par toute une machinerie
ménagère et un appareillage électrique et électronique, jusqu'aux
merveilles de la domotique, dont les dernières trouvailles per-
mettent même d'analyser les selles automatiquement (mais si !).
Les vrombissements des aspirateurs, des sèche-cheveux, des ven-
tilateurs, des batteurs et des robots électriques, des vibromasseurs,
des machines à laver le linge, la vaisselle, les sols, les chiens,
les doux ronronnements des réfrigérateurs, des cuisinières ou des
fours à micro-ondes, allègent notre peine et nous installent dans
un confort jamais égalé.
Comme les menaces de la nature persistent toujours, une
armada de produits chimiques et de détergents est devenue indis-
pensable pour nettoyer tout cela, afin d'éradiquer les miasmes,
de chasser les mauvaises odeurs, d'anéantir les insectes qui osent
braver la modernité, de détartrer, de traquer les poussières, de
lustrer les carrelages et les parquets, bref d'éloigner sans effort
le spectre de la barbarie.
Mais la modernité ne triomphe pas aisément et la nostalgie
de l,a nature persiste, la tension entre ces deux pôles ·aboutissant
à de curieuses combinaisons et provoquant de surprenants rebon-
dissements. Schématiquement la modernité semble être accueillie
favorablement à l'intérieur des logements et soumise à une obli-
gation de discrétion à l'extérieur, jusqu'à devoir se dissimuler \i
181
derrière des parements traditionnels ou se fondre dans la masse
des murs. C'est ce qui est arrivé au fer, réduit à servir d'arma-
ture au béton. Les premiers immeubles en ossature métallique
étaient couverts de parements en pierre de taille, système que
l'on retrouve à la gare d'Orsay, dont la charpente elle-même doit
supporter une couverture · de pierres. L'acier n'est pas mieux
accepté en bardage dans l'habitat, sauf lorsqu'il est déguisé sous
une couche de peinture.
L'aluminium anodisé est toléré pour les châssis de portes, de
fenêtres ou pour les rambardes, mais doit aussi être peint lorsqu'il
est utilisé en panneaux de façade, et la tentative de Prouvé, de
réaliser des maisons entièrement en aluminium dont quelques
exemplaires sont encore visibles en bordure du bois de Meudon,
n'a pas eu de suite. Les matériaux de synthèse, hormis lorsqu'ils
sont transparents comme le plexiglas, sont rarement acceptés
quand ils sont apparents.
Les significations associées aux matériaux sont liées à leur
ancienneté, leurs rapports aux progrès techniques, et à leur usage
dominant. C'est ainsi que le fer est fortement connoté par son
développement au cours du XIX' siècle et il est d'autant plus mar-
qué par ce lien avec !'essor de l'industrie, qu'il en fut le prin-
cipal fleuron et qu'il est utilisé pour réaliser les bâtiments indus-
triels. Or, pour ceux qui ne trouvent pas dans le travail industriel
un espace particulièrement épanouissant, l'habitat est appelé à
mettre à distance cet univers, fondamentalement anti-nature., puis-
qu'il signifie la rupture avec la campagne, l'économie rurale et
les matériaux d'origine naturelle. Il n'y a guère que certaines
pràfessions intellectuelles supérieures, qui n'ont jamais eu à tra-
vailler dans une usine, pour s'extasier devant l'architecture « high
tech » des immeubles d'habitation proposés par Nouvel à Nîmes
ou Sàint-Ouen. Pour les autres, ces immeubles sont qualifiés de
p1isons, d'usines ou d'entrepôts (Palmade/Périanès, 1989). Il nous
revient en mémoire les propos désabusés d'un architecte sollicité
par les promoteurs de maisons en acier qui, après une étude de
marché, ont exigé qu'il propose des formes traditionnelles avec
des parements occultant l'acier. Lui, qui rêvait de réaliser enfin
des hymnes à la modernité, était dépité et furieux face à ce qu'il
.prenait pour du conservatisme.
Î, Même le béton, qui reste un compromis entre les matériaux
naturels qui le composent et les techniques modernes dont il pro-
\ cède, n'a jamais soulevé l'enthousiasme (sauf à être enduit) et

182
tout le courant des architectes qui a célébré les charmes du béton
brut, laissant apparaître .les traces de coffrages jusqu'à en faire
des trames décoratives au nom de sa pureté et de l'affichage .du
procédé de construction, n'ont guère séduit qu'eux-mêmes et
quelques prosélytes de l'art brut. Ils avaient pourtant trouvé un
soutien sans faille chez les dirigeants du mouvement ouvrier, fer~
vents adeptes du réalisme industriel dans l'art, et enchantés de
voir les demeures du prolétariat enfin ressembler à des usines
de préfabrication. Las, l.es ouvriers préférèrent des signes qui leur
rappellent moins leurs lieux d' exploitation. Nouvel (encore lui)
a eu beau interdire aux habitants de ses réalisations. de peindre
le béton brut vernis dont il avait délicatement orné leurs salons,
ceux-ci n'en ont eu cure et ont bravé les goûts sobres de l'esthète
en couvrant les murs ... avec des tapisseries abondamment fleuries
(nature quand tu nous tiens !).
Ces bienfaiteurs de l'humanité n'ont pas compris que les habi-
tants rejettent uon seulement les matériaux signifiant par trop la
modernité mais également les signes rappelant les pro"cédés
constructifs dont ils sont issus. C'est ainsi que toutes les construc-
tions, qui paraissent avoir été préfabriquées, sont unanimement
décriées. Nous avons déjà évoqué les. résultats d'une enquête
auprès des habitants d'un ensemble de logements sociaux parti-
culièrement original et soigné, faisant appel à un système
constructif modulaire, réalisé par Sarfati, Harburger et Venard .à
Marne-la-Vallée. Les occupants se sont plaints amèrement de
devoir vivre dans des logements préfabriqués, comme le laissaient
voir les joints entre les panneaux de façade, les caissons des plan-
chers dans les espac{!s collectifs et les quelques poteaux à l 'int~­
rieur des loge1nents. La signification de ces éléments oblitérait
complètement le plaisir que pouvait leur procurer par ailleurs lf:ur
habitat, elle envahissait leurs représentations et leurs sentiments.
Certains constructeurs de maisons individuelles sont allés jus-
qu'à abandonner des systèmes constructifs industriels performants
et ont repris le chemin de l.a truelle et du parpaing, car en cours
de construction, de nombreux clients s'étaient décommandés à
la vue des éléments préfabriqués utilisés, alors qu'une fois les
maisons achevées rien ne le laissait supposer. La récente recher:-
che de Bourdieu (1990) sur les constructeurs de maisons indivi-
duelles confirme nos propres travaux et montre que ces d~1-lliers
ont parfaitement compris cet attrait pour les matériaux et les tech-
niques traditionnelles, chacun présentant ses produits comme des

183
maisons construites « à l'ancienne» et vantant les charmes de
ces chaumières villageoises. Le plus malin d'entre eux, à savoi.t
Bouygues comme par hasard, a fait preuve d'une remarquable
intuition en choisissant commeJabel «la maison de maçon»,
alors qu'il s'agit de constructions entièrement préfabriquées et
nous vous mettons d'ailleurs au défi de trouver une truelle dans
les mains des « monteurs » qui assemblent les éléments.
1 Le succès des matériaux traditionnels peut se lire à la devanture
1des agences immobilières qui mettent !'accent sur les immeubles
[en « pierre de taille », alors que l'on n'en a jam ais vu aucune
\vanter les mérites du béton précontraint ou des panneaux préfa-
·\briqués. Les classes les plus riches restent en effet fidèles aux
.maisons en pierre, apparente de préférence, ou en bois, avec
)chauffage au gaz (bien qu'ils préfèrent le chauffage électrique,
)plus noble et rassurant). L'idéal étant d'avoir une maison dotée
1d'une cheminée (mais avec allumage électronique), d'un sol par-
/ queté (mais flottant) et de poutres apparentes, bien que ce der-
i nier élément perde un peu de son prestige actuellement.
· Ceux qui ne peuvent s'offrir ce luxe ont toujours la possibilité
de disposer quelques pierres apparentes émergeant du béton ou
(c'est moins bien) d'en dessiner en trompe I'œil à chaque angle,
ou encore d'utiliser des placages en bois, en pierre (quelques cen-
timètres d'épaisseur suffisent pour prés~rver l'illusion), voire en
marbre (ce qui est vraiment le must !). Lorsque leurs moyens
sont encore plus modestes, ils peuvent toujours recourir au pla-
cage en faux bois, fausse pierre ou faux marbre, mais c'est déjà
moins d1.ic. Pour les plus démunis, ou les plus pingres, il reste
l'utilisation des papiers peints ou des plastiques i.m.itant ces maté-
riaux. Ils encourent néanmoins les sarcasmes ou le regard mépri-
sant de leurs amis et connaissances mieux lotis qu'eux, ou pire,
de ceux qui, ne pouvant accéder à de tels fastes, sont prompts
à se gausser de ces aspirations . dépassant les moyens de leurs
hôtes, par des propos qui, pour être feutrés, n'en sont pas moins
cinglants.
Au fur et à mesure que le progrès des techniques de construc-
tion nous éloigne des matériaux naturels, ceux~ci deviennent plus
rares et voient leur valeur symbolique, et de ce fait leur coût,·
· s'accroître. Ce renversement, dernier pied de nez de la nature,
conduit les ingénieurs à dépenser des trésors d'imagination pour
inventer des produits synthétiques ... imitant parfaitement la pierre
ou l'ardoise. Les recherches de Boffil sur les bétons ont abouti

184
à des résultats prodigieux, leur grain et leur couleur leur donnent
l',àpparence d'une véritable pierre; même au toucher le sablé
obtenu force l'admiration. C'est à s'y méprendre. La palme de
la contrefaçon et du simulacre de la nature revient néanmoins
aux fausses poutres de bois, fabriquées en polystyrène. Une fois
teintées, elles sont plus vraies que nature, et seul l' œil exercé
est en mesure, ·en s'y reprenant à deux fois, de suspecter la res-
semblance avec le bois véritable. C'est sans doute une des réus-
sites les plus abouties de la société du spectacle, que ne renie-
raient pas Guy Debord (1967) et Raoul Van Eighem (1967), qui
parvient à simuler l'objet-signe de la tradition, de l'authenticité
et de la solidité, grâce à un matériau de synthèse, vaporeux et
fragile s'il en fût, résultat des recherches récentes de la chimie
organique, utilisé principalement comme emballage ou isolant.
Certes, le vers était déjà dans le fruit, puisque les poutres en
bois avaient déjà perdu pour la plupart leur fonction première
de soutien de la toiture et, détachées de leur usage matériel,
avaient déjà valeur de pur signe, posées sous les plafonds pour
leur donner ce cachet rustique dont la modernité raffole bien
qu'en apparence elle la nie. Pour une fois nous rejoindrons Bau-
drillard (1972) qui voit dans la modernité le triomphe de l'éco-
nomie du signe, la production et l'échange de signifiants ayant
un lointain rapport avec les .référents auxquels ils renvoient. Dès
lors qu'un objet vaut pour et par son apparence, on ne peut
qu'être perplexe, qu'il s'agisse de pierres, de poutres ou de stucs,
ceux-ci ayant néanmoins l'avantage sur les précédents de n'avoir
jamais trompé personne, ne devant leur existence qu'à leur valeur
purement décorative, réellement illusoire. Le progrès technique
nous permet peùt~être d'entrer dans une nouvelle époque baroque,
où les techniques de l'illusion et leur efficacité éphémère, comme
en témoigne le succès fugace de l'architecture post-moderne,
dévoilent enfin l'illusion des techniques, au risque de les forcer
à se voiler davantage. La construction n'est pas le seul domaine
où les succédanés de produits naturels, fabriqués artificiellement,
se développent (l'expression adéquate «produits naturels artifi-
ciels » pouvant prêter à confusion). La cosmétique, avec les algi-
nates, les sels régénérants, les crèmes -nutritives, constitue un
autre champ prolifique en la matière, mais là au moins il s'agit
d'une véritable industrie du trompe-l'œil (au sens propre) qui
d'ailleurs puise dans la nature les secrets du rajeunissement alors
que les recherches dans la construction visent à vieillir l' appa-

185
rence des matériaux neufs qu'elle produits. Qu'on nous pardonne
ce rapprochement entre deux industries qui s'efforcent avec plus
ou moins de bonheur de ravaler les façades .
Il y a de quoi être troublé par cet effort pour imiter la nature,
au moment où elle se dérobe, après avoir déployé tant d'énergie
, pour la mettre à distance. A moins que ce ne soit une manière
\ subtile de la maîtriser et l'éloigner davantage ; en feignant de la
plagier on s'immunise contre les dangers qu'elle recèle encore,
on la traite comme un ensemble de signes avec lesquels on joue,
.même si les acquéreurs de ces produits simili-naturels ne sem-
blent pas vraiment prêts à plaisanter à· ce sujet. Quelque part
nous ne serions pas dupes, tout comme ceux qui prétendent se
rapprocher de la nature pour mieux l'anesthésier. Les simulacres
de matériaux naturels et de vrais faux · semblants que nous pro-
duisons en série nous permettraient d'acquérir une maîtrise sym-
bolique sur elle, à défaut de pouvoir maîtriser les peurs qu'elle
suscite et les événements qui les déclenchent. Ce. serait un moyen
de réassurance, certes à bon compte, malgré les prix exorbitants
de ces produits. C'est tout de même un avantage considérable
que de pouvoir parodier les objets qui nous fascinent et nous
menacent, au point de copier jusqu'à leurs imperfections (qu'on
pense aux nœuds du bo.i.s parfaitement imités par les plastiques
ou les dessins sur le polystyrène). C'est l'essence même de la
tragédie ou du conte fantastique de mettre en scène des phéno-
mènes inquiétants pour s'en préserver. Le temps n'est pas si loin
où, en poursuivant notre effort, nous parviendrons à ce que les
habitants se plaignent que le bois naturel, bourré d'échardes et
de résine, fasse piètre figure à côté des panneaux en faux bois
qu'on prenait autrefois pour de pâles imitations dépourvues
d'authenticité. Nous y sommes parvenus avec le lait que les
enfants ne reconnaissent plus et méprisent lorsqu'ils sort chaud
du pis des vaches, car il n'est pas frais, écrémé et présenté en
pack de carton. Alors tous les espoirs nous sont permis.

186
7
Protection contre la nature
et protection sociale

\ Dans son. r<lJ2PQ_~t à. la nature l'homme joue . . ses. rapports ~ux


\auires~-oü--plus exactement ·ra·nature ··n'-èsf qu'un· ·élément au·
'moî:iâe extérieur par rapport auquel chaque individu doit à la fois
se situer et se protéger. Il est_ toutefois singulier de voir qu~_l'.on
utilise le rapport à la nature pour· se)Ositionner p<!rf'!PpQ!t aux:
··autres, à la: fois pour conquérii-sà pface dans ia société, s'y inté-
grer, cet la tenir à distance. Il n'est pas de technique, de matériau,
d'effort pour se protéger des rigueurs du climat qui ne vise pas
un usage social, qui ne soit pas sous-tendu par des significations
sociales.

La mise à distance des autres

L'organisation des rapports aux autres prend appui Sll.f}'()rga7!


nisation des rapports entre l'habitat et l'environnement naturel.r
Ces rapports s'articulent, se recoupent et se recouvrerif Eri.-éfa~
blissant une coupure entre l'espace intérieur et l'environneilleri(
èm établit une distinction entre soi et les autres, ou plus ex~Cte­
mefit entre· Je groupe domestique, conjugal ou famlliaf, et lès
etrangers à-cette unité. J'OUS les diSf'ositiff \lfafof(t.prtoj·i à se
protéger du froid, du vèïi(" de l'eau, -ont aussi pour fonction la
protection contre les intrus potentiels et leur mise à distance.

187
') L'épaisseur des murs assure la stabilité des édifices, leur résis~
tance-fàêê- aux déchaînements· des élfanents naturels et procure
îïne -· inertie thermique; im1is constitue également ·une - garantie
contre des ·agrèsseurs p~tentiels, réels ou imaginafre.s.:, thaqûe
màison est une forteresse plus .ou moins rènforcée et efficace.
Lès systèmes de protection contre la nature viennent conforter
et compléter les clôtures, les volets et les moyens de verrouillage
;. des accès. II existe des relations étroites entre la façon dont une
[· société conÇôif sori rapport à·t'envirotinêfuerïfnâtürel· et là dyna-

;;~~~1:~ti~~-~:~~~i8a·· ~~~~:~~~~e;~~e~;~e~e~~~~~~~e~~;~:t!~~i·a~~
'\ .•
I {Dans une société ou l'individualisme s'accroît; ou l'autre paraît
i\·de ·plus en plus menaçant, ou- les· interactions sociales èlevienl1ent
i\probléillâtitjùes; le renforcement de i'isolation therrhi'que ··sert
'aussi à" s'e"ri "'protéger, l'insfallatiOI1 de.là "tlimàtîsa:tion c()hstitùe
' )in éxceUentprétexte pour fermer portes et fenêtres, même si cer-
:tains souffrent par ailleurs de cette claustration. Le succès ·des
'techniques d' isolation est aussi l'expression du développement de
l'isolement social, qu'elles contribuent à renforcer. La frilosité
physiologique renvoie à la frilosité des relations humaines, le lan-
gage exprime clairement les liens entre ces· deux domaines à
travers les multiples significations de ce terme, mais la seconde
n'est pas pour autant mécaniquement la résultante de la première.
Les relations entre ces phénomènes s'établissent à travers la
médiation du rapport au corps, qui réagit aux différentes menaces
qui l' assaille;.n:t, quelle que soit leur n~.t.1,11e, confirmant ainsi les
1 1 liens étroits entre le corps et l'habita( ILn.'.est pas étonnant que
~: les personnes âgées ou malades, atteintes dans leur intégrité cor-
;·, 1: porelle, souffrent épalement dans leurs rapports aux autres et ten-

:/'i dent à se refermer; Mais elles sont également victimes d'une mise
.· ••. \à distance, c'esf particulièrement vrai pour les handicapés, car
·i jelles renvoient aux autres l'image Insupportable de la dégradation
'{ :qui les guette. 5·
Nous ne sommes pas sortis de la grande peur décrite par
M. Foucault (1961) qui s'est emparée de notre société au
XVIII' siècle, ayant conduit au grand mouvement de mise à l'écart
et d'enfermement des malades et des miséreux, cette conjonction
montrant bien les liens entre les craintes inspirées par la
déchéance sociale et celles dues à la déchéance physique ou men-
tale, craintes avant tout de contamination, le recours à cette méta-

188
phare médicale étant fréquent pour fournir des explications
commodes aux phénomènes sociaux.
Ce lien se retrouve dans les fondements du mouvement hygié-
niste qui voyait dans le rassemblement grouillant d'êtres dispa~
rates vivant dans des logis de fortune (grouillement qui évoque
spontanément la prolifération des miasmes ou des microbes) la
principale cause du développement des maladies. Ces dernières
sont en quelque sorte des manifestations pathologiques de la
nature, puisqu'elles puisent en elle leurs causes, mais c'est la
proximité des hommes engendrée par leur concentraiion qui pro-
duit leur développement et leur propagation.
L'homme, par ses comportements grégaires, perturberait ainsi
la nature qui resterait en elle-même fondamentalement pure et
bonne. Il n'est pas étonnant d'ailleurs que ces représentations se
soient développées au moment où l'homme, au grand dam des
physiocrates, cesse de puiser l'essentiel de ses ressources dans
son environnement naturel et s' en détourne. Il importait alors
d'engager le grand mouvement de séparation des corps, dont parle
Foucault (1961), qui n'a cessé de se poursuivre depuis lors, en
commençant par la mise en ordre et le cloisonnement de l'espace
domestique. Ce renversement par lequel l'homme rend la nature
dangereuse peut paraître en contradiction avec nos analysés pré-
cédentes, mais il signifie néanmoins que la nature, malgré son
apparente bonté, demeure potentiellement dangereuse et qu'elle
contient en puissance des éléments destructeurs dans ses zones
les plus troubles (eaux stagnantes, lieux sombres, matières féti-
des, etc.). Les vents eux-mêmes, pourtant appréciés pour le renou-
vellement de l'air et la fraîcheur qu'ils procurent, étaient sus-
pectés de transporter les mias~es et demeurent dangereux car ils
peuvent provoquer des courants d' air fatals. Seule la lumière du
soleil avait trouvé grâce aux yeux des hygiénistes, qui recom-
mandaient de la faire entrer à profusion dans les maisons, et pré-
conisaient l'exposition des tuberculeux sur les larges terrasses des
sanatoriums, jusqu'à ce que l'on découvre ses effets cancérigènes.
Certes c'est l'homme, à travers les dispositifs sociaux et spa-
tiaux qu'il construit, qui perturbe l'ordre naturel et réactive ses
éléments nocifs en agitant ses ombres et ses soubresauts malé-
fiques. On boucle ainsi le processus, puisqu'en contrôlant l'ins~
tallation et le développement des hommes, on se protège de leurs
effets sur les éléments pervers de la nature et en se protégeant

189
de cette dernière, comme on l'a vu, on neutralise au passage les
menées dangereuses des hommes.
La plupart des historiens voient plutôt l'origine de la construc-
tion d'édifices défensifs dans la nécessité de protéger les biens
acê:umulés, depuis les maigres récoltes des agriculteurs du néo-
lithique jusqu'aux multiples richèsses que nous a procu.rées le
développement du capitalisme industriel, et c'est indubitablement .
vrai. Tant qu'il devait sillonner un large territoire pour subvenir .
à ses besoins et ne cherchait pas à stocker ses proies en lieu
sûr, ou faire fructifier un lopin de terre, l'homme n'était pas
contraint de s'enclore. Mais on peut aussi concevoir qu'à partir
du moment où il a commencé à cultiver la terre et à constituer
des réserves, il s'est troµvé menacé simultanément par la cupidité
de ses congénères, moins laborieux ou fortunés, et par les
caprices du climat dont il pouvait mesurer directement les effets
sur la satisfaction de son estomac. C'est contre ces deux périls
qu'il s'est mis à lutter avec l'acharnement que l'on sait.

La protection contre la .nature : symbole de statut social

Le degré de protection contre les menaces naturelles, la càpa~


cité à construire un milieu artificiel, la solidité et la pérennité
des matériau.x employés à cet effet ou l'efficacité des dispositifs
mis au point dans cette perspective, permettent à chacun d'acqué-
rir ou de consolider son statut social et de se distinguer par là
des autres. ·
La pauvreté est toujours signifiée par des maisons froides et
humides, couvertes de salpêtre ou de moisissures, avec des fuites
d'eau dans les toits et des infiltrations le long des murs. On .
connaît le succès des toits en tôle en Afrique, qui remplacent
les palmes ou les feuilles de bananiers et permettent à leurs uti-
lisateurs d'accéder à la modelnité en même temps qu'à un nou-
veau statut. Ce bénéfice compense largement la chaleur étouffante
qu'ils doivent endurer, alors qu'auparavant ils jouissaient d'un
peu de fraîcheur, mais au prix d'infiltrations et d'une plus grande
précarité.
La fragilité des constructions qui ne semblent pas en mesure
de résister aux intempéries et dont il faut sans cesse colmater
les brèches, apparaît comme l'expression de la précarité sociale
et suscite une inquiétude qui exacerbe celle qu'engendre cette

190
dernière. Une chaîne d'homologies s'établit entre l'habitat et la
situation sociale de ses occupants : pauvreté, fragilité, in :sécurité
inhérentes à chacune de ces deux séries, s'expriment et se nour-
rissent mutuellement, à tel point que pour les habitants des
maisons en bois ou en pisé des Antilles ou des bidonvilles, accé-
der à une « maison en dur » constitue un rêve. C'est en effet
une condition nécessaire pour ne plus être stigmatisé par 1 a honte
attachée à la pauvreté, pour ceux qui sont parvenus à s'en
extraire. Tant qu ' ils n'ont pas quitté leur bidonville, tous les
efforts de promotion qu'ils ont consentis sont vains car la pau-
vreté de leur habitat leur colle à la peau. Mais inversement,
l'accès au confort d'un immeuble solide protégé de la pluie et
bien chauffé peut magiquement suffire à leur faire accroire qu'ils
se sont affranchis de leur misère. Ce mythe a soutenu l' idéolo-
gie des promoteurs du logement social au XIX' siècle, co!T1 me 1'a
montré Guérand (1967), et s'est trouvé réactivé dans les années
soixante en France, lors de la suppression des bidonvilles. Les
responsables politiques locaux partagent la même illusie> n, ali-
mentée par quelques exemples spectaculaires de familles qui se
sont effectivement engagées ·dans un processus de promotion
après avoir accédé à un logement social confortable, la rupture
avec leur environnement spatial précaire constituant pour elles la
condition préalable à d'autres changements. Mais nous Faisons
l'hypothèse qu'elles étaient, en fait, déjà engagées dans cette voie
sans que cela fût nécessairement perceptible, qu'elles s'y apprê-
taient ou disposaient des capacités potentielles pour le faire. Le
changement d'habitat est nécessaire pour marquer un chan~ emeilt
social et le consolider, mais suffit rarement à Je provoqu~r. Le
fait de croire qu'il en va autrement est à l'origine des déboires
que subissent les gestionnaires du logement social ou des désil-
lusions que connaissent les bonnes âmes qui ont voulu ofFrir un
toit accueillant à des personnes sans domicile fixe. La fasci ~ation
qu'exerce la pei:spective de quitter un logement humide e-1: mal
chauffé sur les habitants des bidonvilles que nous avoTis ren-
contrés à Lisbonne, va jusqu'à leur faire oublier les qualités indé-
niables dont ils disposent, qu'il s'agisse d'espaces apne>:e s, de
jardins, d'ornementations florales luxuriantes ou des relatioris de
solidarité qui les unissent. Ne pouvant imaginer les modifications
de leur.mode de vie qu'exige la vie dans un immeuble et fascinés
par l'attrait du confort, ils ne peuvent pas voir tout ce qu 'ils
vont perdre et les difficultés qu'ils vont rencontrer, alors rrJ.ême

191
qu'ils peuvent constater de visu que les logements sociaux qui
leur sont destinés sont dépourvus de ces éléments indispensables
à leur équilibre. On rejoint ici les analyses faites par Colette
Pétonnet (1982) sur ce type de situation.
Ceci permet également de mieux comprendre l'importance
accordée aux travaux d'isolation et de chauffage dans les opé-
rations de réhabilitation du logement social ou l'attrait du double
vitrage que nous avons déjà mentionné. La chaîne signifiante par
laquelle le froid et lhumidité dans 1' habitat entraînent la peur
de l'environnement naturel et la dévalorisation sociale, fait croire
aux techniciens qu'ils peuvent faire d'une pierre quatre coups en
améliorant l'isolation : le coût de ces travaux est compensé par
les économies de fonctionnement du chauffage qu'elles induisent
et leur patrimoine se trouve protégé et revalorisé, en même temps
qu'ils rassurent les locataires et pensent ainsi améliorer leur statut.
Mais si la dégradation de l'habitat signifie effectivement la déva-
lorisation sociale, cette association n'est pas automatiquement
réversible. Il faut d'abord être sorti de la précarité pour que 1'effa-
cement des stigmates de pauvreté sur les murs des logements
signifie l'amélioration du statut social avec une certaine chance
de crédibilité, tant aux yeux des habitants que du voisinage. Rien
n'est pire que le masque de respectabilité plaqué de manière clin-
quante sur des murs abritant toujours la misère de leurs
occupants.
Les habitants auxquels la fortune sourit n'ont de cesse d'éli-
miner les facteurs qui les mettent à la merci des rigueurs de la
nature, signifient cette dépendance et les fragilisent. Ils s' empres-
sent de solidifier leur habitat afin d'atténuer leurs craintes,
s'efforçant ainsi de renforcer simultanément la solidité de leur
situation sociale nouvellement acquise et de leurs défenses psy-
chologiques, les deux allant souvent de pair. En consolidant les 1

murs on conforte sa position : c'est sans doute le sens profond


du terme confort, dont le contenu matériel contribue à conforter
l'identité psychologique et sociale.
II est significatif que les maisons en bois ou en terre, dont
certaines ont plusieurs centaines d'années d'existence, aient été
historiquement associées à des images de précarité, car leur résis-
tance aux intempéries est censée être limitée, et que cet habitat
ait été réservé aux plus pauvres jusqu'à une période récente. Lors-
que les occupants des chalets de montagne voyaient leur situation
s'améliorer, ils cherchaient à acquérir une maison dont au moins

192
les fondations et le rez-de-chaussée, et si possible l'ensemble de
la construction, étaient en pierre. On voit ainsi la proportion de
la partie en pierre augmenter dans certaines vallées dans les
périodes de croissance économique et décroître en phase de réces-
sion. Des expériences ont été faites récemment, notamment à l'Ile
d' Abeau, pour développer les constructions en terre en utilisant
de nouvelles techniques très élaborées, mais elles se sont heurtées
à l'image de précarité et de pauvreté attachée à ce matériau.
A travers le rapport . à l'habitat et à la nature, se révèle le lien
entre la valorisation du statut social et l'idée de solidité à un
moment donné (on parle effectivement de la solidité d'une posi-
tion sociale ou de la fragilité d'une situation), mais aussi le lien
avec l'idée de solidité dans le temps, de pérennité. Les classes
supérieures ont su réinterpréter des habitats réputés fragiles et
signes de pauvreté et les revaloriser en se les appropriant, certes
après les avoir réaménagés de façon luxueuse tout en leur conser-
vant leurs caractéristiques originelles, en préservant leur
«cachet», pour reprendre un terme qui fait fureur dans les salons
et les revues de décoration. C'est ainsi que les vieilles fermes
et les chalets de montagne sont devenus très prisés, par la grâce
des touristes fortunés qui les ont investis, ce sens nouveau ayant
ensuite été repris par les populations locales. Il est vrai que la
bourgeoisie utilise ces constructions essentiellement de manière
transitoire, comme résidence secondaire, sacrifiant ainsi au rite
du rapprochement de la nature pour lequel l'utilisation d'un habi-
tat «rustique» s'impose quand on veut jouer à l'homme des bois,
ce qui n'empêche pas d'y vivre confortablement. C'est comme
si une fois dépassé un certain degré d'assurance, grâce à l'acqui-
sition d'une position sociale solide, on pouvait se passer du
besoin de réassurance que l'on recherche habituellement à travers
l'habitat et l'on peut jongler allégrement avec ses significations.

193
8
Les dispositifs spatiaux de maîtrise
des jeux relationnels

Chaque individu opère une condensation du système de rela-


tions qu'il entretient avec les autrës, dans l'ici et maintenant, et
son développement psychologique se fonde sur la sédimentation
des relations qui ont historiquement contribué à sa formation,
depuis sa genèse qui est le fruit d'une rencontre toujours pro-
blématique, voire au-delà, puisque avant même d'être conçu il
est investi d'un lourd héritage relationnel. Il est en effet appelé
à gérer les avatars relationnels des jeux et des enjeux d'alliance
et de filiation dont il procède. Le sujet est le point focal, la figure
nodale d'une configuration relationnelle, ce qui autorise Lacan
(1966) à le poser comme fondamentalement aliéné, au sens où
il se constitue dans le rapport à l'autre, comme expression de
l'autre: «Je est un autre.» Plus précisément, .comme le suggère r
Patocka (1988),le sujet se fonde à travers l'autre ': ·« Nous noüs '
ichël:riinons~ -vëïi noll's~mêmes à travers- l'autre. e·-est à travers
I' atfüé qü~,<~Ç\is -noûs'°ceïririaissons nous~mêmes, ·sous l'influence
formatrice de l'au"tre que ··nous devenons ce que nous ·sommes»
(p. 60).
Cette situation ontologique de l'être au monde rend les rapports .~ \
aux autres incontournables, mais en même temps problématiques, ; f
car notre dépendance à leur égard noùs place sous leur emprise, ;
qui peut aller jusqu'à réduire à néant notre autonomie et notre
singularité, effaçant toute « altérité » en nous réduisant au même,

195
c'est-à-dire à n'être rien. Chaque individu est ainsi condamné à
se distinguer pour exister et à se protéger de l'autre, qui demeure
irréductiblement étranger à soi, et à ce titre inquiétant. Il est_,
confronté à deux périls, celui d' être dominé, enya~i, absorbé et
englciuti,par et dans l'autre, et celui de ne pouvoir se construire,
faute de--ne poùvoir établir un rése!l,u çl~ relaüons sur lesqu~lles
-il s 'appüie -püut se constituer: Le ganger de la relation fusionnelle \,
à la mère ou de -la- menace de rejet et d'abandon, n'est que la
f}gure originaire èxacefüée de cètte problématique, qui se renou- '
velle au cours de 'l'existence en prenant d'autrès formes et en
recouvrant d'autres enjeux/ Chacun est ainsi pris dans une tension
dialectique entre la nécessité d'accueillir l'autre et de s'en pré-
munir, recherchant à la fois le contact et la mise à distance, t.e n-
tant vainement de contrôler et de maîtriser ces interactions en
. les différenciant et en les hiérarchisant.:Ces relations se déploient
- sur une scène, s' inscrivent dans un espace qui s'organise pour
chacun à partir et autour de l'habitat auquel il s'adosse pour gérer
cette dialectique. A cette fin chaque société a conçu des dispo-
sitifs spatiaux, des instruments matériels et symboliques suscep-
tibles de faciliter cette périlleuse tâche.
L'espace hl:l!?Jté est conçu danscette perspective et son mode
d •org-anlsâtion-est 1'expièssiorrnes·)l!()Mi -a.~:gesiiCiil des _relations
sociales sur lesqûelles~cliaquê' cülture repose et qu; elle' s'èfforce
de promouvoir. Mais les dispositifs spatiaux dont dispose chaque
individu sont plus ou moins efficaces et cohérents, ils ne cor-
respondent pas nécessairement à sa culture ou aux dispositions
sociales intériorisées orientant ses conduites et aux variations sin-
gulières résultant de son propre mode de développement. Il n'a
pas toujours la possibilité de choisir. Chacun est ainsi contraint
de s' ajuster aux dispositifs qui lui sont dévolus ou qu'il a pu
.obtenir et s'efforce d'en tirer le meilleur parti pour gérer ses
'\relations avec les autres, en réinterprétant leurs fonctions et leurs
lusages ou en tentant de les réaménàger, selon ses capacités, ses
[moyens et ses droits, afin de les adapter à ses visées.
\ Le problème, c'est que dans une relation on est au moins deux,
et pour faire face à cette situation il est nécessaire d'intégrer la
position de l'autre, ses attentes et ses codes d'interprétation des
situations relationnelles, qui peuvent varier selon les interlocu-
teurs. La gestion des dispositifs spatiaux doit donc permettre
d'intégrer ces différences et autoriser de multiples tactiques.
Quand on se demande si l'organisation spatiale produit les rap-

196
ports sociaux, comme le font les approches d'inspiration fonc-
tionnaliste, ou si les rapports à l'espace ne sont que l'expression
des rapports sociaux de production ainsi que le pensent Jes
marxistes, ou des pulsions psychiques comme l'affirment les psy-
chanalystes, on pose mal le problème.
La conception de l'espace se veut cohérente avec la concep-
tion qu'une société a des rapports sociaux, elle vise à faciliter
leur actualisation, mais quand un écart se forme entre l'organi-
sation sociale et l'organis11tion spatiale, les individus tentent de
gérer cette contradiction dialectiquement, avec plus ou moins de
bonheur, en adaptant l'espace à leurs pratiques et en ajustant leurs
pratiques à l'espace. Ce travail d'ajustement continu vise à•
réduir~ les tensions entre ces deux niveaux en essayant de rétablir
une certaine cohérence entre eux. Il exige une énergie farouche
et se heurte aux rigidités de l'un et l'autre, les compromis aux-
quels chacun parvient n'étant jamais très satisfaisants. Ils débou-
chent sur des processus revendicatifs ou des formations réaction-
nelles pouvant provoquer des débordements sociaux. Les
problèmes peuvent être apparemment résolus par un désinvestis-
sement de l'espace ()}!des rationalisations illusoires.
1
t'' },-~. g~stion des ~#,pp~1ts ~e~a~s-:èlefiijf~tpermet d'opérer ce tra~
\.& .1i~-~l~. ·~~j~::e~~ · ~:·~~:f:~~::~;-·~e;u~e~~~~ea~:d~~i~:~c~~~eq~:·
·, '>'.'l réalise · à travers dès rituels et des pratiques socfalemènt réglées
t~ :·· \' :utilisant les dispositifs spatiaux comme supports. Ces dispositifs
· '\t'tûndionnent toujourssur .tm double- regisfre de maJfris~<pù · rap~
t'·· r --por(aux aptres et clu-rapporfàliï iiâfürei, opérant airisi unèdoùbie
' "médiation· des 'jeux relationnels ·interpersonnels et du rapport aux
figures naturelles.
Après avoir examiné les pratiques sociales que certains de ces
dispositifs autorisent, nous nous interrogerons sur le sens de ces
conduites qui semblent renvoyer à la fragilité des limites dont
chacun dispose pour préserver son identité.

Les espaces de transition : supports de hiérarchisation


des relations sociales

Le passage entre l'intérieur du logement et l'extérieur, bien\'1•\,


qu'apparemment familier, est en fait très périlleux. Il demande \ ~­
\, 1

197
/ ~~e s~io~!~~~nl~e:t p~~~~;:· ~~· r=:~~~~~~~td~fogl:~;é(~~~~~:.
\
1990). On ne quitte pas impunément un espace mt1me pour
J affronter l'espace public sans s'y préparer, sans faire un effort
de recomposition de sa prestance et de ses attitudes. Toute une
série de rites accompagne ce changement : un regard vers le
miroir placé à l'entrée, une vérification rapide de l'état des chaus-
sures, parfois un retour à la cuisine pour s'assurer que le gaz
est bien fermé et en profiter pour descendre la poubelle. Le chan-
gement est d'autant moins doulmueux qu'il est progressif et
s'effectue à travers plusieurs sas : le vestibule, le palier, l'ascen-
seur ou l'escalier, la cour intérieure, le porche où l'on procède
aux derniers ajustements. On est enfin prêt mentalement à pousser
la lourde porte, et non sans avoir jeté préalablement un dernier
tcoup d'reh, se fondre dans la foule.
~. Ces espaces de transition, de médiation entre l'intérieur et
:fr! l'extérieur complètent et diversifient le dispositif de filtrage social
fli
! qu'offrent ·1es ouvertures. Ils sont rendus encore plus efficaces
: 1! s'il s'agit d'une maison entourée d'un jardin. Les différents élé-
• ments mobilisables à cet effet (fenêtres, balcons, palier, jardins,
etc.) sont complémentaires et forment un système complexe, fonc-
tionnant selon une dialectique subtile de séparation/mise en rela-
, tion du dedans et du dehors.
Si l'extérieur paraît de plus en plus menaçant, c'est aussi parce
que le rapport intérieur/extérieur est souvent réduit au tout ou
rien : on est soit dedans, soit dehors, mais on dispose rarement
de cet entre-deux où l'on jouit des deux espaces à la fois, où
l'on effectue le passage incessant de l'un à l'autre.
Il est inutile de revenir sur la fonction du jardin qui contient
une nature rassurante, parfaitement maîtrisée,- cultivÇ~ par
l'homme, si ce n'est pour dire qu'il peut avoir des sens opposés
selon qu'il s'interpose entre l'habitat et la campagne ou le milieu
1 urbain. Dans le premier cas, il"permet de passer progressivement
d'une nature inquiétante à une demeure qui la nie, sauf circons-
crite à quelques pots de fleurs ou aux motifs des tapisseries sur
les murs. Dans l'autre, il réintroduit la nature dans un milieu qui
ne cesse de l'expulser, comme si l'homme ne pouvait se passer
d'éléments qui l'inquiètent, sous réserve de les dominer complè-
tement, de réduire cette nature à sa merci, s'octroyant le __plaisir
de l'avoir recréée, nous serions tenté de dire à son image, tant
elle reflète chaque fois sa personnalité. Parallèlement le jardin

198
et ses clôtures délimitent un espace social qui signifie à chacun
quë -s1Cp~uéfüftiëni··étjfüvâ.ùfà unë effracffon~- si°g;ific~t{on d'autant
plus forte que l'espace est aménagé, entretenu. Mais en même
temps cette zone constitue un opérateur social permettant des
échanges différenciés entre son propriétaire et ses voisins, selon
qu'ils se parlent par-dessus la haie ou que l'un invite l'autre à
pénétrer dans son fief. Le jardin permet ainsi de distinguer entre
les gens qui sont condamnés à rester à l'extérieur du domaine,
même réduit à quelqu,es mètres carrés, et ceux qui sont autorisés
à franchir le portail sans pour autant accéder à l'intérieur de la
maison. Car avant d'en arriver là, d'autres zones franches peu-
vent s'interposer. Certaines personnes peuvent être admises sur \
1.
le perron de l'entrée, de plus en plus souvent enclos pour en \
faire un sas thermique protégeant du froid, mais rares seront !iu
celles qui franchiront la porte et parviendront jusqu'au vestibule \i
il
ou au couloir sur lesquels donnent les autres pièces. Quant à !
celles qui entreront dans le . salon ou la cuisine (leur hiérarchie 1l

est inversée selon les classes sociales), elles peuvent s'estimer fi


privilégiées, sans parler de lélite qui pourra s'aventurer jusqu'aux H
Il
chambres ou à la salle de bains. Cette faveur réservée aux intimes •J
n'est même pas toujours accordée aux membres de la famille, !,
\
selon les derniers résultats de l'enquête menée par Yvonne Ber-
nard (1989).
D'autres variantes sont possibles, lorsqu'un balcon est acces-
sible de l'extérieur ou qu ' il existe une véranda ou quand un
garage est attenant à la maison ou situé en demi-sous-sol. Dans
ce dernier cas, on pourrait s'attendre à ce que les personnes auto-
risées à pénétrer dans la maison en passant par le garage aient
un statut dévalorisé, comme les lieux qu'elles traversent, mais
c'est en fait un privilège insigne, preuve d'une familiarité cer-
taine. D'ailleurs les hommes se réfugient souvent dans ces lieux
comme pour échapper à l'emprise tutélaire des femmes sur le
reste de la maison.
De multiples jeux relationnels sont possibles entre ces diffé-
rents lieux, l'invité pouvant rester à l'extérieur de la clôture ou
dans le jardin, le propriétaire lui parlant depuis une fenêtre, un
balcon, une véranda ou un porche. Le statut des échanges dépend ,
alors du statut des espaces occupés par chacun et secondairement :
de la distance qui les sépare. Curieusement en effet la proximité . ·
n'est pas le signe principal de la familiarité : des personnes peu7
vent être très proches et discuter de part et d'autre d'un portail,

199
mais celui-ci constitue une barrière symbolique majeuref'i alors
qu'en parlant à une certaine distance, depuis un balcon ou une
fenêtre, à une personne qui s'est sentie autorisée à pénétrer dans
la cour, on accorde déjà à l'interlocuteur un traitement
préférentiel.
A travers cette analyse nous avons déjà dénombré au moins
trois espaces relationnels extérieurs, aux statuts hiérarchisés qui
se combinent avec le degré de proximité des interlocuteurs, pour
constituer a minima six niveaux d'interactions. L'intérieur de la
maison peut se décomposer en quatre ou cinq statuts différents.
On dispose donc d'une dizaine de cadres spatiaux d'interactions,
sans compter les multiples formes de communication, du registre
poli mais distant, jusqu'aux embrassades, voire au-delà.
On comprend mieux dès lors les problèmes que posent les
immeubles où les impétrants débouchent directement sur le palier
sans qu'on soit prévenu de leur arrivée et qu'il soit possible de
· l~s identifier préalablement. Ces problèmes sont aggravés lorsque \
Happartement ne dispose pas de sas d'entrée et que les occupants / _
L
~ont obligés de les ~~cevoir direc~ement ?ans le salon sur lequ~l J
·s 'ouvre la porte pahere. Le succes des mterphones et des d1g1-;
;codes, ou lé désir de clore les résidences collectives, ne so~t
.' donc pas surprenants. -
1 L' ab.sence de cour ou de jardin, en réduisant les possibilités
de hiérarchisation des relations sociales, contribue au renforce-
ment des mécanismes de repli défensif, d'autant ·plus que les
autres espaces de transition entre l'intérieur et l'extérieur (per-
rons, rebords de fenêtres, balcons, portes-fenêtres) tendent à se
réduire et limitent d'autant les expériences de transaçJion entre
Je dedans et. Je -dehori: -Il -~;est -d'ailleurs p;s -i~possible que
même le mode d'ouverture des fenêtres et la gestuelle qu'il impli-
que aient une certaine influence, si minime soit-elle, sur ces ten-
dances au repli : une fenêtre à deux battants que l'on tire vers
soi signifie que l'on s'ouvre au monde extérieur en le laissant
pénétrer dans le logement. Par ce mouvement on ouvre largement
sa poitrine, comme pour accueillir l'air, c'est une position
d'ouverture du corps témoignant d'une relative confiance, car
inversement les mouvements spontanés de protection conduisent
à replier les bras devant soi, comme une mère protège son enfant
dans ses bras. Par contre en tirant une baie coulissante, la sépa-
ration d'avec l'extérieur est supprimée, mais celui-ci n'est pas

200
invité à pénétrer, comme semblent le signifier deux battants
grands ouverts, et le geste est beaucoup moins ample.
Dans les jeux relationnels qui s'instaurent entre un habitant et
ses visiteurs, en milieu rural ou dans les quartiers pavillonnaires,
- il est remarquable·-de voir que «l'invité» se trompe rarement de
place, sauf à créer-un malaîse ou risquer d'être repoussé jus-
qu'aux ·limites qu'il n'aurait jamais dû franchir, . par des
manœuvres langagières discrètes, que seuls les représentants de
commerce ou les sociologues feignent d'ignorer. C'est d'ailleurs
bien ainsi qu'il faut entendre l'expression «remettre quelqu'un
à sa place». Des codes tacites très clairs fonctionnent implicite-
ment, chacims âëhant par avance jusqu'où il ne doit pas aller
sans y être expressément invité, généralement par un signe dis-111·.
cret. Le statut de chaque espace est précis et fortement intério- \
risé, des difficultés pouvant surgir et la confusion s'installer lors- :).:'
que les limites restent floues. De la même manière ·l'efficacité ·1
des barrières symboliques que peuvent constituer seulement deux
poteaux marquant l'entrée, une allée, les dalles d'un perron ou ·
quelques marches est tout à fait surprenante. Il n·e faut pas s'éton-
ner des violences, pouvant aller jusqu'au meurtre, qui se déclen-
chent lorsque ces signes et ces codes sont ignorés ou enfreints.
Par contre, dans les ensembles locatifs en milieu urbain, les
limites et les règles d'usag~ deviennent de plus en plus incertaines
et floues au fur et à mesure que l'on descend l'échelle sociale.
Le statut de l'espace reste souvent confus et l'absence de jardin
privatif, la hauteur des immeubles, la pauvreté des abord_s empê-
chent d'organiser le cadre spatial des rencontres. La promiscuité,
le mélange de populations aux modes de vie et aux codes sociaux
disparates et leur rotation rapide ne permettent pas que s' établis-
sent implicitement des règles d'usage de l'espace et des modes
relationnels codifiés, ouvrant la voie aux tensions et aux violences
que des règles administratives strictes ou le renforcement du gar-
diennage ne suppléeront jamais.

Les fenêtres et la codification des jeux de regards

Si les espaces de transition permettent de régler les rapports


aux autres en organisant leur mise à, distance ou leur rapproche-

201
ment, les fenêtres contribuent à gérer le rapport au monde à
travers des jeux de regards dont la subtilité n'échappe pas à une
podification rigoureuse.
/ La forme, la taille et les systèmes d'occultation des fenêtres
\, / permettent de jouer sur différents registres ou visent à trouver
~ un compromis entre eux. Il s'agit d'un appareillage dont on ne
~ mesure pas toujours la complexité, tant on y est habitué. Songez
que l'occultation des fenêtres comporte souvent quatre lignes de
défense : des volets ou des persiennes, un. vitrage, des rideaux
auxquels s'ajoutent souvent des double rideaux. On peut même
avoir une double fenêtre comme en Autriche et l'emploi de dou-
ble vitrage ou de survitrage se répand. Il existe parfois des volets
intérieurs supplémentaires, un store tissé servant de pare-soleil
ou une moustiquaire. On peut donc atteindre aisément jusqu'à\
six éléments protecteurs. Ces éléments sont multi.fonctionnels, }\
protégeant à la fois contre le vent, la lumière, le froid ou la
chaleur, les intrusions ou les regards. /
Cette dernière fonction n'est pas la moindre, car il s'agit aussi
de œ:_~~~.Xi.~!imi!~--.C:9!1!!~..1~-~ . rngflr~d.s . jptrusifs., L'. expression
« êti:e;.. à.l'.11.lni çl~~ regards» sigpttl~_l'.i_ffip()[tançe_ .de la mei:i9c:~ .
pqt~qtiefü.~_..gµ,~J~~ regards portent en eux. Perçants, assassins ou
inquisiteurs, ils ·paî:vfoniierit à -traverser les écrans qu'on leur
oppose ou semblent se glisser dans l'entrebâillement d'une porte
et suffisent à donner. l'impression que leurs auteurs eux-mêmes
réussissent à pénétrer à l'intérieur et à s'emparer de ce qui s'y
trouve. Le besoin de s'en protéger est tel, qu'il va même jusqu'à
orienter l'organisation interne des logements. Certains habitants,
en effet, ne supportent pas de devoir passer devant une fenêtre
du salon pour aller de leur chambre à la salle de bains, de peur
d'être vus de leurs voisins, crainte que l'on rencontre même chez
des gens vivant dans des immeubles sans vis-à-vis. La générali-
i\1 sation du principe de séparation des espaces jour (salon, cuisine)
l et des espaces nuit (chambres, salle de bains), montre l'impor-
tance des rapports entre les pratiques, les rythmes temporels et
la lumière, mais ne répond pas seulement à des exigences fonc-
tionnelles. Il s'agit, jusque dans la conception des logements, de
protéger les espaces intimes autant vis-à-vis des voisins que des
invités éventuels. Derrière des baies vitrées pourtant cachées par
des rideaux, de · nombreuses personnes se sentent en permanence
sous le regard de !'autre. Ces manifestations laissent à penser \
que la crainte du «mauvais œil », qu'éprouvent les peuples pri- /'

202
fÎJ}!t.i:fii._reste vivace et témoigne de la prégnance de la pensée
fmagiqu~) Ainsi certaines personnes prétendent encore que la
-faÇôn fosidieuse de laisser des volets entrouverts pour épier- vos
faits et gestes signifie que l'on vous veut du mal et que ron
vous a jeté un sort, car les « volets parlent».
Il s'a_git là de l'autre versant des jeux de regards. Pour se pro-
téger de l'autre, il faut aussi pouvoir l'identifier et contrôler ses
allées et venues, de préférence sans qu'il s'en aperçoive. Des
trésors d'ingéniosité ont été déployés pour réaliser des judas, des
œilletons, des tissus transparents . ou translucides, pour mérniger
de discrètes ouvertures dans les volets, placer des fenêtres à
proximité des portes d'entrée, laisser les portes entrebâillées. Tout ,
ceci est dépassé désormais par le recours aux caméras vidéo, mais :
ces jeux consistant à voir sans être vu, épier, jeter un regard
furtif à l'extérieur, tirer légèrement un rideau, scruter la rue à
travers les lamelles d'un store, continueront longtemps à occuper
les habitants inquiets ou désœuvrés.
Chacun garde en mémoire le malaise qu'il a ressenti en sai-
sissant furtivement le vif mouvement de retrait opéré par une
personne qui l'épiait à l'abri de ses volets entrebâillés, ou le
déplacement fugace d'une silhouette derrière un rideau. lui don-
nant le sentiment d'être la proie de ces regards, lui signifiant
clairement qu'il est considéré comme un intrus et que le simple
fait de déambuler dans la rue constitue une effraction. Malaise
qui vous emplit de tristesse lorsque ce geste de défiance provient
d'une maison amie. Palfois vous n'apercevez même pas l'ombre
du guetteur;' mais vous êtes alerté par le froissement d'un pan
de rideau, le léger grincement d'un volet, un store qui tremble
alors que le vent est tombé.
Dans certains quartiers, un subtil système de contrôle social ,
fonctionne ainsi sans que les habitants n'aient besoin de se l
concerter. Nous en avons fait l'amère expérience dans les quar-1
tiers pavillonnaires aux États-Unis, où il suffit de se rapprocher
d'une maison pour qu'aussitôt les mugissements des sirènes d'unel1
voiture de police se fassent entendre. Dans les ports où les
familles de marins vivent encore regroupées dans les mêmes quar-
tiers, le visiteur qui se dirige vers une maison alors que le def
de famille est en mer éprouve subitement une sensation étrange
qui lui parcourt le dos. Il est comme saisi par une présence invi ~
sible, et s'il tourne lentement la tête tout en faisant mine de ne
s'être rendu compte de rien, il peut discerner à travers les rideaux

2()3
de dentelle, de . mousseline blanche ou d'acrylique, plusieurs
paires d'yeux offusqués braqués sur lui. C'est qu'en l'absence
de leur mari, les femmes de marin se livrent à une surveillance
mutuelle implacable, et malheur à celle qui osera ouvrir sa porte
à un étranger: dès le lendemain matin, l'époux ainsi bafoué par
cette créature volage fera les gorges chaudes de toute la criée et
cette trahison alimentera les discussions de café. A son approche .
les regards se baisseront et des murmures réprobateurs ou amusés
parcourront l'assistance.
La fenêtre est un dispositif réversible car elle peut êtfè utili-
sée pour donner le change quand on s'absente et laisser accroire
que la maison est occupée afin de dissuader les rôdeurs mal inten-
tionnés ; il suffit de maintenir ostensiblement les volets ouverts,
laisser pendre du linge ou encore mieux simuler la présence en
laissant une lampe allumée si on n'est pas chez soi. Les habitants
mués en vigiles se prémunissent contre les imposteurs en sur-
veillant attentivement leurs allées et venues, ils évitent ainsi de
répondre à leurs coups de sonnette (mais tout ce stratagème
s'effondre si un rai de lumière perce sous la porte ou un enfant
se met à crier), en se préparant à leur irruption intempestive s'ils
se montrent insistants. On se sent en effet moins menacé lors-
qu'on a vu venir le danger et l'on dispose d'un peu de temps
pour improviser un argumentaire permettant d'écarter les
importuns ou au contraire de se recomposer hypocritement un
visage avenant lorsqu'il s'agit d'amis que l'on ne souhaitait pas
rencontrer mais qui ne comprennent pas, les rustres, qu'ils
n'étaient pas conviés. On évite ainsi d'être pris au dépourvu et
de subir le choc d'une mauvaise surprise ou de bafouiller mala-
droitement sans pouvoir dissimuler sa déconvenue, son agacement
ou sa frayeur.
Quand on est rompu à ces exercices de surveillance, on ne se
précipite pas naïvement à la fenêtre au moindre appel de la rue,
on s'en approche avec précaution et on écarte délicatement le
iideau. Ce simple geste suffit à vous rendre maître de la situa-
tion, et le visiteur dépité passe alors son chemin, bien que cer-
tains goujats insistent en · lançant rageusement des cailloux sur
vos vitres, mais ils finissent toujours par se lasser.
( La fenêtre constiti.ie ainsi un double dispositif très élaboré de
\ contrôle et de filtre social. De même que les stores tamisent la
lumière, elle permet de passer au crible les personnes qui pénè-

204
trent le champ de vision qu'elle offre et d'exercer ainsi une cer-
taine maîtrise sur l'environnement, simplement par le regard.
Mais c'est aussi l'endroit d'où l'on guette fébrilement l'arrivée
d'un ami ou du facteur qui doit vous apporter une précieuse mis-
sive, le lieu où les personnes solitaires s'installent dans l'espoir
de voir enfin passer quelqu'un avec lequel elles pourront échanger
un simple' bonjour ou nouer une longue conversation sur les vicis-
situdes du climat, voire de l'existence. Les architçctes ne
comprennent pas toujours que la localisation des cuisines et la
disposition de leurs fenêtres sont décisives pour les mères de
famille qui souhaitent voir arriver de l'école leurs enfants qu'elles
attendent impatiemment, ou les surveiller quand ils jouent .dans
la cour. Cette possibilité de controle a néanmoins des effets pro-
blématiques quand elle est poussée à l'extrême. Dans un quartier
conçu à cette fin, où les parents pouvaient apercevoir de chez
eux les enfants dès leur sortie de lécole et les suivre du regard
tout au long du chemin du retour, les enfants manifestaient des
signes d'agressivité et développaient des conduites déviantes: ils
essayaient d'échapper à ce contrôle pesant en faisant des détours
et en retardant leur retour à la maison. Ils ne supportaient pas
d'être soumis en permanence à la vigilance des adultes, qu'il
s'agisse des instituteurs ou de leur mère, se sentant comme tra-
qués, car entre l'école et leur famille ils ne disposaient d'aucun
moment et d'aucun lieu où ils pouvaient être à l'abri de ces
figures inquisitrices.
Pour de nombreuses personnes, le simple fait de pouvoir jouir
du spectacle de la rue ou d'une cour, .sans même avoir besoin
de se pencher à la fenêtre ou de jeter un œil dehors (œil vite
rattrapé de crainte de le perdre) suffit à leur donner l'impression
qu'elles ne sont pas coupées du monde. Dans l'opération de relo~
gement des habitants de bidonvilles de Lisbonne que nous avons
déjà évoquée, les fenêtres du salon et de la cuisine donnent sur
une arrière-cour déserte et seule la fenêtre d'une chambre ouvre
sur la rue. Ceci contribue au renforcement de l'isolement social
des habitants qui ne peuvent pas, depuis leur logement, discuter
avec les voisins passant dans la rue, alors que c'était une pratique
fréquente lorsqu'ils logeaient dans le bidonville.
L'embrasure des fenêtres découpe lespace comme une scène
de théâtre à l'italienne, et la rue peut offrir une succession de
drames et de comédies sans cesse renouvelées dont on peut inven-
ter soi-même le dénouement, les act~urs faisant preuve d'une

205
capacité d'imagination étonnante. Les enfants s'y installent
parfois sans jamais se lasser de cette profusion d'images. Qui
n'a pas éteint sa chambre la nuit pour parfaire la ressemblance
avec un vrai théâtre et surprendre les passants, se croyant à l'abri
des regards, ou contempler seulement le scintillement des
lumières de la ville ?
Les longues heures passées près d'une fenêtre à contempler ·
les allées et venues des passants ou les jeux des enfants nous
met en situation de participer imaginairement à ces activités,
comme si on se mêlait aux gens qu'on observe longuement, jus-
qu'à ressentir leur présence et partager leurs réactions, tressaillant
lorsqu'un enfant se blesse, esquissant un sourire. complice ou
réprobateur quand des amoureux s'embrassent. Les personnes
âgées le savent bien qui, dans l'impossibilité de se déplacer ou
craignant la foule, la chaleur ou le froid, mènent une vie intense
depuis leurs fauteuils ou accoudées à leur fenêtre, avec la sen-
sation d'être au-dehors, tout en étant protégées des désagréments
que cela comporte ou en faisant l'économie de contacts qui leur
sont devenus pénibles. Même si elles pestent souvent contre le
bruit des jeux d'enfants qui troublent leur quiétude, elles jouis-
sent secrètement, parfois sans même en avoir conscience, de ce
spectacle. Ceci peut cependant devenir insupportable pour les per-
sonnes qui renoncent difficilement au fait de ne plus pouvoir par-
ticiper réellement à la vie extérieure, et un voile de tristesse trou-
ble fréquemment leur regard.
/ Par les fenêtres, l'habitat s'ouvre au monde et, capté par un
·~j simple regard, celui-ci pénètre à l'intérieur. Installé sur un rebord
·-1 de fenêtre, chacun a pu connaître ces moments délicieux passés
\ à. contempler la rue, les . t?its, le ~iel ?~ le pays.ag:, sans ~oujours
\ bien comprendre le plaisir ou l'mqmetude qu'il eprouva1t.
Depuis une fenêtre on peut assister à des drames effroyables
comme James Stewart dans le film Fenêtre sur cour d'Hitchcock;
ou imaginer des liens promètteurs, ainsi qu'il advint aux prota-
gonistes d' Une journée particulière d'Ettore Scola, mais aussi se
trouver impliqué dans une affaire meurtrière, pour peu que l'on
cède aux charmes d'une voisine séduisante comme Monsieur Hire
de Bertrand Tavernier. Nous passerons sous silence les profits
que les voyeurs peuvent tirer des voiles transparents ou des stores
de toile fine.
C'est aussi d'une fenêtre que l'on peut échanger quelques
propos bienveillants avec un voisin que l'on ne souhaite pas

206
nécessairement faire pénétrer chez soi, mais il est possible alors
de changer d'avis ou de choisir entre les gens qu'on laissera
dehors et ceux que l'on désire inviter à prendre un verre, effec-
tuant ce tri sans même s'en rendre compte.
Les fenêtres sont aussi précieuses aux jeunes filles, auxquelles
les parents interdisent de fréquenter trop assidûment les garçons,
ou qui préfèrent tenir à distance un soupirant trop entreprenant,
car elles peuvent se laisser séduire, en les laissant à leurs pieds,
sans risquer d'enfreindre l'interdit parental ou de succomber à
leurs avances. Tous les Roméos en herbe un tant soi peu auda-
cieux connaissent les délices de ces moments succédant à une
soirée trop rapidement écoulée, quand ils raccompagnent une
jeune fille qui leur refuse l'accès de sa chambre, mais consent
à ce qu'ils grimpent le long du mur et s'installent sur le rebord
de leur fenêtre afin de poursuivre une cour rendue plus émou-
vante encore par la nuit et la proximité d'un lit qui se laisse
deviner dans la pénombre, jusqu'au jour où, leur assiduité étant
enfin récompensée, ils seront admis à franchir le mur symbolique.
les délivrant des affres qui les assaillent. Mais au-delà du
deuxième étage, l'exercice devient périlleux et certains l'ont payé
de leur.vie. Chacun connaît l'histoire de cette femme affolée par
le retour imprévu de son mari alors qu'elle est dans les bras de
son amant. Elle lui demande de fuir par la fenêtre, mais celui-ci
hésite à sauter car l'appartement est situé au treizième étage. La
femme adultère lui rétorque sèchement: «Mais chéri, ne sois
pas superstitieux ! »
Les hommes ont multiplié les lieux, parfois minuscules ou insi-.
gnifiants, d'où ils peuvent se livrer à des exercices d'observation
attentive ou flottante, engager une conversation tout en mainte-
nant l'interlocuteur à distance ou déployer de multiples activités.
Balcons, loggias, terrasses, pas-de-porte ou auvents offrent une
large gamme de situations et de points de vue. Ils font encore
partie de la maison et nous mettent en contact avec lextérieur.
Ces lisières où le dedans et le dehors s'interpénètrent, où l'on
est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, sont inestimables.
Les Suédois ou les Hollandais apportent un soin extrême à
l'aménagement et à la décoration de ces endroits, tout particu-
lièrement des seuils, toujours surélevés de quelques marches,
abrités par un toit à deux pentes disposant souvent de bancs,
ménageant ainsi l'accueil des visiteurs ou .permettant de s'y ins-
taller pour profiter du moindre rayon de soleil.

207
On ne peut que déplorer le manque d'attention accordé par
les architectes à ces interfac;es dans la conception des immeubles
modernes. Obnubilés par la performance technique que représente
un mur de faible épaisseur, ou séduits par la rigueur formelle
d'une façade lisse avec des fenêtres aux nues extérieures, ils sup-
priment ces espaces de rencontre entre le dedans et le dehors,
ou réduisent les zones de contacts à des limites tranchantes, don-
nant l'impression que l'on risque d'avoir la tête coupée lorsqu'on
a l'audace de se pencher ou que l'on va être aspiré par le vide
qui surgit dès que l'on s'avance trop près d'une paroi.
Nous n'insisterons jamais assez sur l'importance de la hauteur
et de la largeur des rebords de fenêtre, la disposition des garde-
corps, ou l'épaisseur des murs extérieurs, qui permettent de
s'accouder, de s'asseoir, d'y mettre des fleurs, d'accrocher la cage
des oiseaux, de laisser refroidir un plat ou mûrir des fruits selon
les saisons, d'y cultiver des herbes aromatiques et parfois un véri-
tables jardin miniature objet de tous les soins. De la vigne vierge,
des lierres, du chèvrefeuille, des lianes parviennent à grimper le
long des côtés et il n'est pas rare de voir se reconstituer ainsi
des forêts au dixième étage des immeubles. On s'y sent protégé
· de 1' extérieur sans en être coupé.
!, Malgré l'exiguïté de l'espace, une multitude d'activités peut
:; se déployer sur les balcons, qui vont du bain de soleil sur une
!ichaise longue aux petits déjeuners, en passant par les jeux
! / d'enfants dont les passants font parfois les frais . Les cultures
\/ florales, l'élevage .des animaux, la peinture, le bricolage, la répa-
'\/. ration des mobylettes, l'étendage du linge, sont ainsi rendus pas-

\l
\ . sibles. Pour ceux qui ne disposent pas d'espaces de rangement
'suffisants, le balcon devient le lieu où s'entasse tout ce que le
1 / logement refuse d'absorber: les seaux, les balais, les meubles
'.r usagés, les skis, la planche à voile, les vélos, la niche du chien,
\{, l'éta~li, les cann~s à pê~he, les légume~. C'~st à la fois la cave,
\~\ l'ateher, le gremer enfm retrouvés. C est incroyable ce qu'un
!' modeste balcon parvient à emmagasiner. Et quand il s'agit d'une
: terrasse, elle permet de se croire de plain-pied et remplace avan-
1: tageusem.ent le jardin qui fait défaut.
Les habitants qui s'aventurent rarement sur leur balcon, car il
est mal exposé ou parce qu'ils ne se sentent pas protégés des
regards, laissent en revanche la porte-fenêtre fréquemment
ouverte, laissant pénétrer tout le monde extérieur: les effluves,
la lumière, un morceau de ciel. Les balcons permettent aux loge-

208
)p:ients de respirer, de s'étendre au-delà de leurs limites restrein-
/.(es. Les locataires réclament souvent la fermeture des balcons en
\:.~rayant agrandir ainsi une chambre ou le salon et c'est parfois
une erreur de céder à ces pressions, car cela peut avoir l'effet
inverse au but recherché en créant un sentiment d'étouffement.
Les déclarations des maîtres d'ouvrages qui suppriment les bal-
cons, sous prétexte que les habitants ne les utilisent guère, ou
s'en servent comme débarras, témoignent d'une profonde mécon-
naissance des fonctions de ces lieux. Un balcon, même peu fré-
' queuté, garde toute son importance car les occupants savent qu'ils
:: peuvent néanmoins s'y rendre s'ils le désirent et cette possibilité ~
1 même suffit à agrandir leur espace, à établir un lien avec l'exté- \ .
!
1
rieur. Et s'ils l'utilisent comme débarras, y mettent des vélos ou J
la litière des chats, c'est qu'ils ne peuvent faire autrement. Ils ,\,
évitent ainsi d'encombrer ou d'amputer leur appartement et cet ~''
:espace pourtant réduit améliore considérablement leurs conditions
\ 1de vie.

La crainte du monde extérieur


et la fragilité des limites identitaires
On nous reprochera avec raison d'avoir confondu allégrement
le rapport à l'extérieur, à la nature et à l'environnement. Nous
avons effectivement considéré des réactions suscitées simplement
par la peur du monde extérieur ou du vide comme des attitudes
vis-à-vis de la nature, mais ceci tient au fait que !~-~ éléments \ l
1!.atu~els--.s~YÇ.!J!~QHY<?E}-.,~~--~~~~~~~- tangibl~ .ou_ ~~ . f~~~-~:~F ·\ ··
rf.!presentahon., d·~un-exteneur.JQlp~Jpaote:-non l1gurat5I~.
:E?.~.ur I:,~~s!?n!iel;· .1 ~ . ~.~tu~e .!1:~. ~s.t. !>~~j1iè,~~~~@~::~iC~U~: 11-!ËI1.1~i
mais elle fait l'objet d.e _JJ1Jiltjplc;:!'! prpj~ç,ti.oQs. Les g~ns ont_('!n
fait d' âiitanfplris . peùr de ·1, environnem~nLq1,ùJ,lLs§ôf -erC réalit~~
phls IragilîséS Soêiâlefüefü Oüp 'syëliofogiquement -ét (iïï'iïsle. maî:
ttisent ·îTIOins:- ceiui::-Ci~esr pôitëur · aes·-rn:ënacês ·-qùiôfi-1ùr prêtê~- ·­
etmêmé s'ii est potentiellement dangereux, il fait l'objet d'appré-
ciations diverses et suscite des réactions d'indifférence, d'inquié-
tude ou d'effroi, selon la situation sociale et la dynamique psy-
chique des personnes. Les craintes provoquées par la vue d'un
cafard, l' écho du tonnerre, l'humidité sur les murs, peuvent fort
bien avoir la même origine, indépendamment des figures à travers
lesquelles elles s'expriment.

209
Les tentatives réitérées pour se protéger de l'extérieur sont
d'ailleurs souvent vouées à l'échec, ne procurant qu'une accalmie
provisoire. Plus on tente de neutraliser cet univers menaçant, plus
on consolide l'espace défensif dans lequel on se réfugie, et plus
les rares éléments qui échappent à notre vigilance ou à notre
contrôle deviennent inquiétants, comnie le montre la croissance
du sentiment d'insécurité au fur et à mesure que notre société
· se rationalise. Les individus cherchant inlassablement à se pré-
munir des multiples périls qui les assaillent, en croyant renforcer
les défenses de leur habitat, renforcent en réalité leurs propres
défenses internes, dans une spirale infernale, car rien n'y suffit.
Les rapports complexes à la nature décrits précédemment peu-
vent s'expliquer en partie par la rationalisation croissante de la
société qui nous livre à la merci des frémissements de la nature
auxquels on ne parvient plus à s'adapter ernous inqui:ètentde
ce fait davantage, appelant un surcroît de technicité èt d'appa-
,reillage pour y faire face. En même temps, cette perte des gestes
'les plus quotidiens et cet éloignement de la nature nourrissent
un désir de Iâ retr()uver. Ils expliquent aussi les déceptions amères
qui s'ensuivent lorsqu'on tente de s'en rapprocher, car elle se
conforme rarement à nos représentations idéalisées et aseptisées
et à nos attentes.
L'importance accordée à la solidité des murs, à la qualité du
chauffage et de l'étanchéité qui conduisent souvent à un surin-
vestissement de l'habitat et à sa clôture, se comprendront aisé-
ment pour les gens qui ont réellement eu à souffrir du froid et
de conditions de logement précaires. Le traumatisme qui en
résulte peut se transmettre à travers plusieurs générations et l'on
voit ainsi des gens poursuivre l' œuvre de consolidation engagée
par leurs ancêtres, alors qu'ils n'ont pas connu ni même entendu
parler de ces difficultés. On peut se demander si notre société,
sortie en fait depuis peu d'une économie rurale, n'est pas
condamnée à exorciser la crainte de se voir réduite à ses condi-
tions de vie antérieures, la guerre et ses destructions n'ayant fait
que réactiver ces menaces. Un phénomène inconscient profondé-
ment inscrit parcourrait le corps social et orienterait ses conduites.
\ Une (lUtre explication lierait la peur de. l'extérieur à l'inquié-
\tµde induite parl'étrangeté du monde. Tout cequi n'est pas ciaI=
tement localisé; identifiable, ·clos ef palpable devient inquiétant.
\ Le monde ouvert, indiscernable, mouvant, se peuple de fantômes
et la nuit est propice à Ieiît proliféfâticm. Uri univers sans limite

210
reste insaisissable et nous passons notre temps à délimiter, qra-
driller, cartographier l'espace. Ce découpage des territoires n~us
occupe à l'infini. Quadrillage des rues, limites des terrains, déc u-
pages institutionnels de tous ordres en quartiers, commu es,
départements, régions, etc., juridictions administratives, planififa-
tion urbaine se superposent et se recoupent pour enserrer l'espJace,
le dénommer, le mettre sous le joug de nos catégories. A tra ,ers
ce travail sans fin de géomètre, il s'agit en définitive de rétrécir i. -
1' espace, d'en circonscrire les dangers, de séparer l'i ci qui n<i>US
est proche et l'ailleurs, en l'éloignant hors de nos frontières.! .
Ç'es.t.aussi--que l~homme·n~est jamais .sûr.de ses propres Jiw.1- f \

~~iu~~~~n::;i8~:~-t~~~ü~~:e\~~j.~~~.~~~ ~~ti~;~~-~~~;n~~i.r#fi=} L
nciiis
·depuis cette"péri6de '16ihtaine -de ·1a: prirne··enfaficë-Où . av~ns
dû renoncer à la fusion avec le monde environnant pour ne pas
risquer de nous y engloutir. L'être doit se tenir, se contenir; far
il échappe de toutes parts. Alors il se fixe un lieu, s'arrimtp à
un point central et l'abandonne seulement pour s'insta:Iler d~ns 1
un autre lieu qu'il s'empresse d'enclore si ce n'est déjà fait-! A
défaut de pouvoir définir ses propres limites, il le fait pour 1 ce
qui en tient lieu, au sens littéral du terme, pour le lieu auqf:iel
il tient et dans lequel il se tient avec plus ou moins de bonhJ . ur
d'ailleurs. C'est pourquoi la figure du vagabond le menace t'înt.
Comme dans le roman de Dickens David Coppeifield, l'erra~ce
signifie la déchéance ou l'expiation pour celui qui doit payer • ne
faute avant de pouvoir s'installer*. Le changement de Heu, p ur
1
celui qui déménage, est d'ailleurs une épreuve, un saut · d~ns
l'.i?~onnu, même si la nouvell? ~estination est parfait,ement idfn-
t1f1ee, et le moment en est generalement programm . e avec scrm.
On ne l'affronte que si on y est contraint et forcé, si on al la
promesse d'un univers meilleur, plus sûr, et surtout si l'esp~ce
précédent est devenu proprement «intenable», si on n'y tifnt
plus (au double sens d'insupportable et de désintérêt), et que 1 on
croit s'absoudre en le quittant des souffrances qu'il évoque.
Mais alors les Nomades, direz-vous. Au risque de surpren
le nomadisme représente le contraire de l'errance. L'espacer
vaste mais parfaitement maîtrisé et circonscrit, en chaque lie
nomade sait précisément où il se trouve et comme~t s'orien er.

* Analyse reprise du ·remarquable travail de L. ALLEN sur Les lieivc .du


roman chez Dickens, doc. ronéoté, université d'Arras, 1989.
Il sillonne le désert selon des parcours précis, ritualisés, ses haltes
aux points d'eau sont programmées. Au lieu d'habiter un espace
fixe restreint, il habite un morceau d'univers, qu'il a organisé
par un réseau de pistes, de signes et de symboles, il est renseigné
à tous moments sur la localisation des autres tribus, sur l'irrup-
tion d'un étranger aux confins de son terrain d'aventure, qu'il
s'empresse en général de chasser.
Dans l'impossibilité de distinguer le moi et le non-moi, un
autre pis-aller consiste à tenter de séparer- ce qui est à moi de
ce qui appartient aux autres, d'où les conflits sans fin sur les
limites de terrains, de territoires et les milliers de morts que 'èela
entraîne. D'où également l'inquiétude, lorsque Je statut de
l'espace est flou, et l'acharnement pour se l'accaparer, moins pour
lui-même que pour disposer de repères pr~is, de frontières sûres
et reconnues. Il est étrange de voir le contraste entre Je respect
intangible dont bénéficie le territoire de pays minuscules, dont
la légitimité n'est pas mise en doute, et les affrontements inces-
sants qu'occasionnent ceux qui peuvent être revendiqués à travers
plusieurs millénaires par différents peuples, sous prétexte que
leurs ancêtres s'y étaient installés avant même l'apparition de la
propriété foncière.
On comprend également le malaise des locataires qui habitent
l'espace d'un autre, et ne savent pas très bien quels sont leurs
droits. Ils ne disposent pas de surface pour inscrire leurs limites.
Car l'espace a cette faculté de tenir lieu de délimitation des iden-
tités, de projection de leurs fondements, celles-ci n'existent qu'à
travers leur spatialisation, sinon elles se délitent, s'évaporent : par
une gigantesque métonymie le contenant donne sa forme au
contenu et il n'est guère d'image ou de rêve qui ne soit spatialisé,
même le souvenir s'y accroche et le temps s'y inscrit.

212
En guise de conclusion
L'habitat : support de recomposition
de l'identité ou de sa fragmentation ?

Nous avons mené une exploration d'un certain nombre de


registres en jeu dans le rapport des individus à leur habitat, des
significations que celui-ci recueille ou renvoie à ses occupants,
des multiples fonctions sociales ou symboliques qu'il peut rem-:
plir. Nous avons néanmoins le sentiment d'avoir à peine défriché
ce domaine, certaines q4estions ont été seulement effleµrées, é"'.o-
quées à la hâte chemin faisant, ou bien traitées brutalell1ent, alors
que leur analyse aurait nécessité des investigations san~ commune
mesure avec le voyage furtif, le tourisme sociologique auquel
nous n.ous sommes livré. Ce travail reste largement impression-
niste et ne rend que partiellement compte de la richesse ,et de
la complexité du sujet. Nous espérons cependant être parvenu à
faire toucher du doigt au lecteur cette complexité et l' avofr aidé
à se frayer un passage dans le dédale des images, des valeurs,
des affects , des pratiques que suscite pour chacun l'espace dans
lequel il vit, qu'il habite avec plus ou moins de bonheur. Hormis
pour quelques personnes privilégiant la fonctionnalité du lieu,
entretenant un rapport qui se veut rationnel à leur existence, en
évacuant tout ce qui peut déborder ou simplement troubler cette
perspeçtive - mais à quel prix y parviennent-ils? - pour la majo-
rité des individus, c'est la confusion des sentiments et des signi-
fications qui semble prévaloir. Confusion que peut percevoir le

213
lecteur en parcourant ce texte et qui n'est pas seulement impu-
table aux maladresses évidentes de notre mode d'exposition.
A l'issue de ce parcours erratique, de cette immersion dans
l'univers polysémique de l'habitat, une question lancinante se
pose : comment chacun parvient à organiser ou du moins à faire
tenir ensemble les éléments disparates qui composent son mode
d'habiter, comment chacun opère ce bricolage symbolique lui per-
mettant de rassembler les pièces de ce puzzle, afin de préserver
un minimum d'unité pour accéder à une identité, fût-elle de
façade?
, Ce problème est clairement posé par M. Serres ( 1977) qui
/considère que tout individu est confronté à une multitude d'espa-
i ces, ayant chacun des fonctions et des significations particulières :
/ «Mon corps habite [... ] autant d'espaces qu'en ont formé la
.· ( société, le groupe ou la société. » Il est situé à l'intersection de
! .ces espaces : « Dès lors il est plongé, non plus dans un espace,
' mais dans l'intersection ou les raccordements de cette multipli-
cité ». Mais ces «raccordements » sont à rèconstruire inlassable-
ment, sans quoi l'individu est menacé d'éclatement: «Cela n'est
pas donné, ou n'est pas, comme on dit, toujours déjà là. Cette
intersection, ces raccordements sont toujours à construire. Et l'on
dira malade en général qui manque cette connexion. Son corps
explose par la déconnection d'espaces.»
Ce disant, nous postulons implicitement comme M. Serres que,
pour exi~ter, ..~~~~1:!~-~~it~Y.ILêJfoL.§~" .f8!1,sJifûêr ··~u;r··a~f:' se
ieptésènteY"ëüirifué! .\J!l~ ~I1tité.. à peu prè~ c?hérèrù§~' 'qüêlle's"qûe
soien! lès fa111~i-~i.1is fi~9iür~·s :qµiJ~.·. traversent,' et 1 'habitat. par~
iïëipe .de 'ëëtte constr.~cti?n. Ce postulat est cértes contesfablé,.
in.ais ·if ëst ·rëfativénïenCpârtagé par tous les penseurs en sciences
humaines. N'ayant pas les moyens dans les limites de cet essai
de l'interroger, nous le reprendrons donc à notre compte malgré
les risques que cela comporte. Sur cette question de l'habitat
çomme support et lien entre des éléments identitaires éclatés, il
va sans dire que nou's nous limiterons une nouvelle fois à pro-
poser quelques hypothèses d'analyse, sans prétendre le moins du
monde épuiser le sujet.
Avant d'aborder cette question c}e l'influence des trajectoires
spatiales sui la formation des identités, nous tenons à ·préciser
Je sens de ce concept qui reste souvent flou. Les éléments iden-
titaires constituent un ensemble «d'attributs», pour reprendre la
notion proposée par J. Kristeva (1977) lors de sa contribution

214
......... · ··-···1
au. sémi~aire _de (~é~i-Strau~s sur l'identité, ~ont chaque indiV~du
se pare 1magma1remenr··ou ·que les autres lm affectent. Cesti en
effet toujours un process~s iil1~ginaire ou fondé sur une croya~~e;
ainsi que l'indique fi· Webetj (1971) à propos de l'ide9t1te
communautaire. Chacun pûisê··t es éléments dans son expériepce
(sociale, professionnelle, culturelle, spatiale, etc.), ou se les r oit
imposés par son milieu culturel et ils contribuent à la repré51en-
tation et à la conscience de soi. Ils permettent à la fois de rev,en-
diquer une appartenance collective à un groupe, une communauté,
une classe sociale (comme maçon, breton, parisien, ouvrier, e~c.)
et de se distinguer des autres, d'accéder à une singularité et d'1$tre
ainsi. valorisé, ou bien conduisent à se retrouver dévalorisé, vc:>ire
stigmatisé. i
Ces attributs identitaires participent à la qualification de J' indi-
vidu, lui confèrent une épaisseur signifiante, une place dan ~ · la
société et un sens orientant ses conduites. Ce processus e S,t à
distinguer clairement de la structuration du sujet au sens freud~en,
noyau structurel de la dynamique psychique sur lequel. il! -se
greffe, en quelque sorte en extériorité. En effet, l'identité. n f est
pas un concept psychanalytique car pour la psychanalyse le. s ~jet
se construit sur le registre ,du désir, dans le rapport à ses gtpni-
teurs, comme le . rappelle A. Green (1977). La question. qui r CFste
en suspens est de savoir comment se fait cette greffe, quels sjont
ses effets en retour sur le sujet, sachant que les rapports ame ur/
haine traversent les revendications .identitaires, les individus é~ ant
prêts à se faire .massacrer ou à tuer pour défendre -leur . lopinl' ·de
terre, ou à sacrifier leur vie po11r conquérir un statut au nom. de
l 'identité que cela peut leur procurer. l·
Nous avons vu que le rapport à !'.habitat fonctionne pour cjba- \V
cun sur une multit11de de registres : rapport à soi, à sa fam~lle, '
à son histoire, aux autres, à la société, à la nat11re, à l'univ~rs, .i
etc. Il suscite, recueille· et condense des images, des sentime:p.ts,; .
des valeurs, des significations qui renvoient à ces différents re~is- 11 1
tres. Dans !'ici et maintenant, d1aque individu réalise un fra~ ile\ \
équilibre entre les tensions qui le traversent : tension entr~ ~e \ 1
passé et le devenir, entre ses aspirations et la réalité qui lui éch~tt,' \ 1
le besoin de protection et l'affrontement de. l'inconnu, le r~ J>li
défensif et l'ouverture à l'autre, la recherche d 'intimité et l!i
sociabilité, l'ancrage dans la tradition et l'inscription dans l~
1
modernité. ,
En définitive l'habitat est l ~ scène privilégiée sur laquelle/ se
i -- . ·

z 15
..\ \ jo.ue et s'exprime l'identité multiforme de chaque individu, scè?e
;lj1 qu'il a plus ou moins choisie .. Or le sujet moderne est un être
\\ hybride, un matériau composite dans lequel s'affrontent ou
fusionnent des morceaux d'identité provenant de ses origines, de
son éducation, des différents milieux sociaux dans lesquels il a
baigné, des institutions qu'il a fréquentées, des expériences qu'il
a dû affronter. Tous ces éléments constituent des strates sédi-
mentaires, des pôles de références, des fragments de sens, qu'il
lui faut rassembler, faire coexister, lier ensemble tant bien que
mal pour se constituer un semblant d'identité.
\ Il est amené à fonctionner simultanément dans des sphères
\ éclatées : la famille, le travail, la vie sociale, les loisirs, pour ne
citer que les principales, qui requièrent de lui un ajustement per-
manent de ses conduites : les normes, les valeurs, les pratiques
auxquelles il doit se conformer ont perdu leur belle unité (si tant
est qu'elle ait jamais existé), car elles s'inscrivent dans des lieux
séparés, disjoints, et il doit sans cesse passer des uns aux autres,
\ en .effectuant ce que les ethnométhodologues appellent un travail
,',' épuisant de « présentation » et re-présentation de soi.
\ Certes, chacun peut puiser dans le stock de ses fragments iden-
titaires, rechercher dans sa garde-robe personnelle les vêtements
qui lui permettront de s'habiller en fonction des circonstances,
et se grimer pour se composer une figure adaptée aux exigences
du moment, pour faire malgré tout bonne figure. On peut voir
dans cette multiplicité de références une richesse extraordinaire,
témoignant d'une capacité d'adaptation potentielle à une grande
variété de situations. C'est sans doute vrai, mais la disparité des
éléments identitaires, la prégnance de certains d'entre eux, la fra-
gilité des autres, produisent des individus traversés de failles, de
ruptures, de décalages, avec des vides voire des béances, avec
aussi parfois des trop-pleins; une saturation du sens, amenant des
débordements d'affects, une incertitude quant aux conduites à
adopter, une ambivalence foncière des aspirations,. des hésitations
à propos des références sur lesquelles · s'appuyer.
Les ajustements incessants que le sujet doit opérer exigent la
mobilisation d'une énergie considérable qui dépend de la cohé-
rence entre les éléments dont chacun dispose et les . situations
auxquelles il doit faire face, mais également de la plasticité de
ses composantes identitaires, des liens qui s'établissent entre elles.
Certains peuvent opérer sans trop de dommage le passage d'un
univers à l'autre, alors que d'autres se retrouvent écartelés entre

216
des exigences contradictoires, notamment entre les valeurs a~x­
quelles ils adhèrent ou qui s'imposent à eux et ce qu'exigent \es
différentes situations dans lesquelles ils se trouvent impliqufs.
D'autres encore peuvent instaurer des clivages de leur iden.tité,
menant en quelque sorte plusieurs vies entre lesquelles. ils s 'e. ff~r­
cent de préserver une certaine étanchéité (entre leurs vies fa~i­
liale, affective et pro.fessionnelle par exemple), mais si par m~l­
heur le.s univers séparés dans lesquels ils évoluent viennent à Jse
rencontrer, ils risquent d'être victimes d'.un court-circuit viol~nt
dont ils auront de la peine à se remettre. . · 1
Le sujet moderne est donc amené à déployer une énergie farqu-
che pour faire tenir ensemble les éléments qui le composent, sans
quoi il se dilue ou se délite, lobligeant à opérer un ajustem9nt
sans cesse recommencé entre lui et l'environnement change~nt
dans lequel il évolue. Ce travail se réalise dans une dialectiqµe
permanente de l'unité et de la diversité : ri;tssemblement de div~rs
éléments épars pour faire face à l'unité que représente chaqpe
situation affrontée, et inversement affirmation d'une unité du su~~t
face à la diversité · du monde qui l'entoure et le mena~e
d'effritement.
Quelle place peut avoir l'espace et plus particulièrement l'ha ' i-
tat da.ns ce travail prométhéen de liaiso.n-déliais.on, dans ce no~!u­
veau rôle offert au Sisyphe moderne ?
Remarquons tout d'abord que la ville constitue la surface d'i s-
crietfon et d'expression de ce. -jèu ·idèntitaire,- dont la règle st
é. g.a.l·. e.ment sans cesse à réinventer.. Elle offre une dive. rsité ~e
scènes sur lesquelles peut se jouer une variété quasi infinie e
siniations, séparées les unes des autres ou mises en relation si
Je sujet le souhaite. Et c'est bien là le drame de ceux qui e
peuvent accéder à cette diversité, à la richesse d'une offre urbai~e
qui paraît d'autant plus fascinante qu'elle est à portée de ma~n
mais leur reste inaccessible, ou qui se trouvent assignés à ré~i­
dence dans le champ clos d'un grand ensemble, condamnés rà
rejouer indéfiniment h même partition ide.ntitaire dans un .unive s
univoque et qui ne leur offre pas la possibilité d'exprimer 1 a
diversité des aspirations qui les travers.e, ni même un espace ~e
dégagement pour déversei: le trop-plein d'énergie ou de frustr~­
tions accumulées. A force d'être confrontés indéfiniment à ~a
même façade atone, aux mêmes regards inquiets, il n'est pas .étop.-
nant qu'ils finissent par exploser, leur violence n'étant qu'une
réponse à la violence identitaire qiû leur est faite, au déni ide~-

2p
j

-_ 1
[
i
1

titaire qu'ils subissent, ou bien qu'ils sombrent dans le renonce-


ment et le repli sur eux-mêmes, renonçant à cette quête de plaisirs 1
!
à jamais inaccessibles que seule la télévision, cette folle du logis, i
pour reprendre l'expression judicieuse de J.-L. Missika et D. Wol-
1
ton (1983), peut leur offrir par procuration, assurant « l'halluci- e

nation du proche » selon C. Lefort (1978) mais aussi de leurs


·i'- -
désirs.
1
De façon générale, l'habitat constitue un support de médiation
-1
des rapports entre chaque individu et le monde qui l'entoure.
Médiation qui opère simultanément une mise en relation et urié
'i
séparation entre l' homme et son environnement, et qui s'effectue
sur différents niveaux et dans différents registres comme nous
l'avons vu. Face à l'éclatement identitaire, les médiations qui
s'opèrent à travers l'habitat peuvent être de différente nature,
.· fonction à la fois de la dynamique du sujet et de la place que
l'habitat y tient, ou que l'individu s'efforce de lui faire jouer.
L'habitat n'a pas la capacité en lui-même de produire . une
construction identitaire qui serait distincte de la dynamique du
sujet, ne serait-ce que parce qu'il est à la fois une composante
de celle-ci, il en recueille au plan symbolique les significations
et les traduit spatialement, et il est pris dans les réseaux de sens
qui la traversent. Néanmoins, par rapport aux fragments identi-
taires qui composent le sujet, J' habitat constitue une entité, il
représente à chaque moment de l'existence une unité stable, nous
serions tenté de dire une unité de lieu, de temps et d'action,
offrant un support organisé àdéhut d'être homogènê-, sur- foqii èl
chacun peut jouer sein théâtre classique. Le fait d'avoir vécu dans
différents lieux, même de façon fugace et temporaire, d'en
conserver la nostalgie ou d'en concevoir de l'amertume n'empê-
che pas, chaque fois que l'on habite un lieu, indépendamment
de l'investissement dont il est l'objet et de la diversité des signi-
fications qu'il recueille ou se voit attribuer, de disposer d'un sup-
port tangible, généralement unique. Hormis pour ceux qui vivent
simultanément dans plusieurs logements, encore qu'une hiérarchie
d'investissements soit souvent établie entre ces différents lieux
et que l'un d'entre eux prévale souvent.
Chaque lieu habité constitue donc un pôle de référence qui a
en outre la capacité d'établir -un lien avec tous les endroits dans
lesquels se sont installés les individus à un moment donné, même
si ce lien est fragile et si ce sont parfois des rapports d'opposition,
voire de rejet, qui constituent la trame qui les unit. Chaque habitat

218
sert de support de projection de tous ces fragments identitaires.
il permet de les rassembler en un lieu, de les réunir. Il leur donne
une place et un sens particulier et à ce titre il permet de _les
organiser, même si c'est le désordre et la confusion qui semblent
prévaloir, c'est néanmoins une forme d'organisation dès lors que
tous ces éléments sont présents. Cela vaut également pour les
fragments qui sont rejetés ou mis à distance, l'habitat fonction-
nant comme un filtre, une machine à trier, à séparer les éléments
de sens que l'on conserve près de soi et ceux que l'on tente
d'écarter. Ces derniers ne cessent de faire retour et de toute façoh
ils sont présents à travers leur absence même, car l'habitat signifie
jusqu'à cette absence provisoire ou définitive.
Comment chacun utilise cette scène qui lui est offerte pour :
ajuster les fragments de son expérience et les faire tenir
ensemble?
Dans un univers éclaté où il n'existe pas de continuité entre i
les différents registres sociaux sur lesquels chaque individu joue k\
sa_partition exis.tentielle, lhabitat _~~~~-a.it, . s.~lo,_i;t-M. __c_
_ o_n__ a_ _!l_ , •___1e_,_se__1:11 1\L-
S}:IJ'.J?Or~ Sl1Scept1ble .de. permettre---a--chacun---de. _r~c_on_stnure _JU1.~-- -{
unité identitaire, même si cette reconstruction est de l'ordre du
mytllê~'E'liâbitâtconstituerait une entité organisée qui permettrait
de se saisir soi-même, par homologie en quelque sorte, comme
une identité cohérente. La stabilité de ce référent, par-delà les
changements de lieu ou de forme, suffirait à en faire un pôle
identitaire, grâce à sa capacité à rassembler les significations
éparses de l'expérience individuelle et à son rôle de médiation
dans le rapport au monde. Sa puissance serait d'autant plus
grande que l'univers du travail ou la vie affective sont traversés
de secousses et de ruptures, car ce serait le seul point d'appui
relativement stable. -
Il permettrait de se protéger contre les perturbations et l'insé-
curité induites par la violence des changements sociaux en ~~ J__ ~'""
fabriquant une représentation _d 'un univers à l'abri de ces viéls:: : r
tc~!!t1~i~q~:r1~I@ï~~~i~f1fff~Ë _ ~~~:rg~e,r . -~~xrègïes·- 1rr:tffiuâlïles i -
dë!a tradition ou d'en appeler à l)n ~tre tran~9-wdaptaJçlont l'Ëter-
-nité garantirait nptrn pro11re ç!evepir, _J'h;i,l:>itfl.t .serait.une . instanc.Ç!
frariSCéndante sécularisée au sens où elle résisterait _contre vents
ennarée aux soubresauts qui agitenfle rrionde. Sa longue durée,
sa relative pérennité, son ancrage dans l'histoire, en feraient le
pivot autour duquel peut s'organiser notre rapport au l!!Q!l~e et
cette q~alité intrinsèque pêrrfîèttfaic· ci-e:-·=1ui:-· corifétêf.:.1e''~statu t

219
/ d'o~jet my!hJq_t,!~, S?~e_ ci_e fétiche Protec_teur, de totem représen-
\_. 0

(\ tant le monde en miniature et condensant les figfüës- dff'théâtrê


\ personnel-de chacun. -
· Nous pensons que l'habitat peut effectivement jouer ce rôle
de pôle identitaire mythique pour certains individus, qui parvien-
nent ainsi à rassembler en ce lieu les fragments disparates de
leur existence, et à en faire une sorte de sanctuaire dans lequel
ils peuvent s'abriter pour faire face aux difficultés qui les assail-
lent, se ressourcer en puisant des forces dans les multiples signi-
fications qu'ils y ont déposées à travers le temps.
Mais il ne s'agit là que d'une modalité parmi d'autres, des
jeux identitaires quiprennent l'habitat comme support. Bn effet,
celui-ci est rarement à l'abri des tribulations qui affectent chaque
individu, il est souvent pris dans la tourmente des_difficultés aux-
quelles chacun se trouve confronté, et il n'est pas rare que la
perte d'un emploi, une rupture conjugale, la disparition d'un ~tre
cher, se traduisent pas la nécessité de changer de logement ou
rendent insupportable le fait d'habiter dans un lieu qui signifie
par trop cette perte ou cette période de la vie à jamais révolue.
Certains individus sont ainsi pris dans des spirales de déstructu-
ration à travers lesquelles l'équilibre précaire qu'ils avaient pu
construire se défait inexorablement, et il suffit parfois d'un évé-
nement traumatisant, d'un seul accroc, pour que leur univers se
délite sans qu'ils puissent même -se raccrocher à leur habitat qui
leur échappe à son tour, ou qui ne suffit plus à contenir les élé-
ments qu'ils ont eu tant de tnal à rassembler.
En reprenant l'hypothèse évoquée précédemment de_l'habitat '-
corrîine coquille protectrice des fureurs du monde, on pourrait
même ' énoncei· unê.·10Csocl.a.le paradoxale : plus les individus ont
besoin -d'un lieu qui les abrite des difficultés 'qui les menacent: \
pfüs ' l'habitat-· est'üêcessâirê à l'étayage _de_ !eur _idyn.tité_~- plus
·-f'esseritiel ·ae-lel:ir <vîe esf fcinâé sut cé point focal et circonscrit
à son environnement, et moins il leur assure en réalité cette pro-
tection et leur fournit la possibilité de s'y déployer. Car ces indi-
vidus fragilisés socialement disposent généralement d'un habitat
précaire ou dégradé qui leur renvoit l'image de leur dévalorisa-
tion ou de leur exclusion et ils ne peµvent guère y retrouver Ûn
support de réassurance identitaire. L, ·
Certains · peuveri(''a1Ter jlisqu' à -se forger une identité sociale
négative, en reprenant à leur compte et en intériorisant l'image
de soi dévalorisée qui leur est ·renvoyée, en se parant des signi-

220
i
fications parfois mortifères des lieux, en revendiquant, à défaut
d'autre chose, les stigmates qui leur sont infligés et la déchélbce
qu'ils subissent.
A l'inverse, la bourgeoisie qui trouve dans l'activité pro es-
sionnelle, la vie culturelle ou les relations sociales de multi~les
opportunités de valorisation etd'échanges, qui dispose des res-
sources économiques, culturelles et ps. ych.ologiques nécessat:es
pour tirer le meilleur parti des mutations sociales et n'est gtjere
menacée, tant sans faut, par les turbulences qui agitent le rnoqde,
bénéficie de demeures confortables, spacieuses .et agréables, alors
qu'elle est à l'abri du besoin et que ces ambiances feutrées i ne
lui sont pas indispensables pour affirmer sqn identité. 1

Il est frappant de constater que l'espace de référence et iles


pratiques sociales des populations le.s plus...défavorisées sont g;~né­
ralement limités à la « cité » ou au quartier dans lequel ~~les
vivent, les individus ne s'aventurant à l'extérieur de ce ch~mp
clos que pour des raisons fonctionnelles liées généralemen~j ~u
travail. C'est ce que montre notamment l'étude récente de M~na
Joao F.reitas (1992) sur le .relogement des. habi.tants des bi~on­
villes. On sait par contre que les classes supérieures disp_o ent
d'un espace de référence qui s'élargit parfois à l'ensemble du
monde.
La dégrad.ation de l'habitat social ne serait pas à ce. point If0 -
blématique si elle ne redoublait pas les processus sociaux de fra-
gilisation identhaire et si le lieu habité ne fonctionnait pas coJdJme
seul pôle de référence ~patial clivé du monde extérieur pour , les
populations concernées. Il est en effet assez rare que l'enfe:rJj!le-
ment dans un lieu que l'on n'a pas choisi soit propice à l 'étaY g~ f
de son identité et l'on n'a généralement de cesse de .la met:trf a
distance ou de s'en affranchir pour se protéger de cette captatr. on
de soi qui menace d'anéantissement.
. ~ l'extrême opposé des gens qui parviennent à réunifier I~ur
identité autqur de l'espace qu'ils habitent, on trouve. des Jer-
sonnes qui restent profondément éclatées ou déchirées entre-! les
différents fragments qui constituent leur vie et ne peuventrec<:fJll-
poser le puzzle de leur existence en s'appuyant sur l'espace. ~s
fractures sont trop profondes, l'espace réfracte et condense pa.:r ~is
de manière insupportable les significations contradictoires q J..l Jls
essaient vainement d'ajuster. Ils peuvent rechercher indéfinir:0p~t
l'habitat qui leur permettrait de faire tenir ensemble ces sig:o~ fi-
cations ou bien tenter de s'en affranchir, d'évacuer les élémei;r-1ts

2::.2 l
i
les plus douloureux. Ce peut être l'espoir d'un nouveau logement
qui apparaîtrait comme une page blanche, neutre, débarrassée des
connotations lourdes de sens attachées aux lieux occupés anté-
rieurement. Mais il est rare que l'épaisseur du passé que ces indi-
vidus cherchent à évacuer ne transparaisse pas insidieusement à
chaque recoin de leur nouvel appartement, né remonte pas comme
une nappe phréatique à la surface des murs, qui s'imbibent pro-
gressivement de tout ce dont ils avaient cru pouvoir se dépren-
dre.
Il est probable cependant que certains individus s'accommodent
fort bien de cet éclatement, voire en jouent, et en jouissent, pui-
sant dans les différents registres de leur identité en fonction de
leurs aspirations du moment et se servant éventuellement de
l'habitat comme d'une scène aux significations multiples qui leur
offre la possibilité de changer indéfiniment de personnage.
Entre ces situations extrêmes, les individus peuvent tenter de
trouver des figures de compromis en usant de différents strata-
gèmes plus ou moins efficaces, selon les difficultés identitaires
qu'ils affrontent, leurs capacités à les gérer et les moyens dont
ils disposent pour tirer parti des opportunités que leur offre le
marché immobilier. Ils peuvent tenter de privilégier un registre
de signification suffisamment valorisant au plan identitaire afin
de refouler ou tenir à distance les fragments douloureux, en
s'appuyant sur l'espace habité pour conforter cette tentative.
L'affichage de la réussite sociale à travers l'achat d'une demeure
somptueuse peut parfois suffire à faire oublier la misère affective
qui se dissimule derrière la façade. De la même façon un tel
achat peut venir concrétiser une promotion sociale, effaçant du
même coup les sacrifices consentis à cet effet et les humiliations
subies pour y parvenir, même si le choix malhabile des décora-
tions ou la surcharge des ornements trahira pour I' œil exercé ce
besoin de trop vouloir prouver la nouvelle appartenance sociale,
révélant du même coup ce qu'il s4 agissait à tout prix d'oblitérer,
à savoir des origines sociales peu reluisantes aux yeux de l'indi-
vidu qui tente ainsi de donner le change.
A défaut de pouvoir tenir ensemble des champs identitaires
conflictuels, une autre démarche peut consister à passer succes-
sivement d'un registre à un autre, dès lors que les fragments sur
lesquels on s'appuie deviennent trop fragiles, ou ne suffisent plus
à endiguer le retour d'autres éléments problématiques. Les chan-
gements d'habitat peuvent faciliter opportunément ce type de bas-

222
culement en ouvrant de nouvelles perspectives, car à la faveur
d'un déménagement ou à l'occasion de la rénovation d'un appar-
tement il est parfois possible d'opérer un subtil glissement iden-
titaire, en tenant chaque fois pour essentiel le domaine d'inves-
tissement du moment. C'est ainsi que des individus peuvent
vanter successivement les mérites de l'habitat traditionnel en se
référant · ainsi à leurs racines familiales, le confort des logements
modernes quand ces racines deviennent par trop pesantes ou
encombrantes, ne jurer que par l'attrait de l'urbanité quand la
solitude leur pèse; ou s'en.t housiasmer pour une chaumière à la
campagne dans laquelle ils viennent se réfugier après avoir subi
des déboires cuisants dans leur vie sociale ou affective. Cette
versatilité apparente ne fait que révéler les différentes facettes
identitaires contradictoires avec lesquelles ces· individus tentent
de composer et, à défaut de pouvoir les assumer simultanément,
ils s'y réfèrent successivement en utilisant l'espace comme sup-
port de cette temporalité chaotique.
Une autre tentative, s'apparentant aux deux précédentes mais
s'efforçant de faire l'économie du refoulement des fragments
identitaires que les individus. ne parviennent pas à assumer, peut
consister à fabriquer un sens transcendant à tous ces éléments
composites, à partir duquel il est possible de réinterpréter chacun
d'eux pour les intégrer dans une trame qui permet de construire
une apparente cohérence et de subsumer cet ensemble de signi-
fications disparates. Là encore l'habitat peut être appelé à lares-
cousse dans cette entreprise pour fabriquer ces succédanés d'iden-
tité. Il faut sans doute un espace d'une valeur symbolique ou
fonctionnelle exceptionnelle pour étayer un tel dépassement des
failles, des fractures, des lézardes qui menacent en permanence
l'effondrement du bel édifice intellectuel construit à cette fin. En
effet, le travail de sape opéré par la réalité q\lotidienne, à laquelle
ces individus sont confrontés et dont ils ne peuvent faire l' éco-
nomie, risque en permanence de déliter cette valeur transceµdan-
tale ou d'en dévoiler la fragilité, de même qu'aucune construc-
tion, aussi solide, soit-elle ne résiste dans la durée aux
infiltrations qui rongent ses fondements les plus assurés. Ce genre
de construction imaginaire peut permettre néanmoins à des indi-
vidus de se ressaisir, de s'affranchir, ne fût-ce que provisoire-
ment, d'un éclatement identitaire qui risque à tout moment de
les anéantir.
En explorant ces différentes figures de compromis, il ne fa,ut

223
i''[1
'.if
·;!1
''I'
}
1:
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:1; pas oublier que les identités se construisent dans la temporalité,
:;j
\) se forment à travers les trajectoires sociales, spatiales et affecti-
) l ves, et l'habitat peut jouer un rô,le de lien dan~ ce. t~avail histo~
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.f rique ' de - composition '-fdèrititàfr~; •erÏ .assurant . f' ariicu}~tioil' ..dè
:.•1
,., Tëspàce·"et -dü-- iëmps. chaque lieu habité peùt'.côntènir des élé-
il
:!
1 füeiits "symbülîsàriCle passé du sujet, qu'il peut ainsi conserver
::
H provisoirement en vue de s'en défaire progressivement ou de les
'I
1
garder telles des reliques témoignant de son histoire. Mais pour
"'
.,:! ceux qui ne sont pas condamnés à vivre dans -un sanctuaire visant
li à suspendre l' écoulement du temps et à maintenir indéfiniment
'.. ~
un moment de leur vie passée, l'habitat peut accueillir de nou-
:! velles significations qui viendront se surimposer aux précédentes
:1
il jusqu ' à les recouvrir et les effacer lentement, offrant ainsi une
:1
·:i surface d'inscription dans un processus de transition douce et de
mutation entre une identité passée et un avenir encore incertain.
Les signes d'un passé auquel on ne peut renoncer brutalement
sont ainsi préservés, le temps de pouvoir s'en affranchir .et d'être
remplacés ou recouverts par les éléments renvoyant aux identités
futurisées auxquelles les individus accèdent lentement. Le
mélange hybride de significations que contiennent certains
habitats peut témoigner de ce mouvement de renouvellement de
l'identité, comme il peut traduire l' impossibilité de se déprendre
d'un passé à jamais révolu, la difficulté à s' en dégager car il
est par trop prégnant, ou exprimer les incertitudes qui pèsent sur
la formation des identités en advenir. N'oublions pas cependant
qu'un habitat dans lequel tout signe du passé du sujet serait
absent, signifiant une volonté farouche d'annuler, d'éradiquer
toute référence au passé, au profit d'une affirmation marquée de
l'identité nouvelle que les individus revendiquent, ne doit pas
nous abuser sur la place d'une telle affirmation et la maîtrise de
la construction identitaire qu'elle semble pourtant exprimer.
L'annulation des fondements identitaires d' un sujet à travers
l'effacement des composanteS' successives sur lesquelles il s'est
construit témoigne d'une impossibilité de dépassement par inté-
gration progressive des éléments de l'histoire personnelle et serait
plutôt révélatrice d'une fragilité des revendications identitaires
ainsi affichées brutalement, le clinquant du mobilier étant souvent
l'indice d'une tentative qui s'apparente au déni, les pailiettes qui
parsèment le décor révélant l' artificialité du procédé.
Pour en finir avec ces différents bricolages spatio-i_c!..~Eütairn~,..,
on peut se demander si les individus ·peuverifféëll~m~nt s'affran-.

224
chir du morcellement dans lequel les plonge notre société en

{i~~~~~:f::e~~~'.q!~~~:~;~~:~;r;~~:~~!~~eyr~~~~J:
serait toujours pas sorti de la caverne de Platon, en ayant recouts
à divers subterfuges qui ne trompent en réalité personne, p,s
même ceux qui feignent d'y recourir. 1

L'espace habité ne ferait que redoubler, voire amplifier cet


éclatement identitaire dont il recueille en définitive les débris poµr
les rassembler en un lieu toujours provisoire et incertain malgfé
son apparente pérennité. Les individus sont pris dans ce jeu q\e
miroir auquel ils peuvent d'autant moins échapper que l'espace
habité leur tend un miroir brisé: ce n'est jamais qu'une surfa9e
lisse composée des multiples fragments de sens de leur identi~é
en miettes recollés à la hâte: à laquelle ils essaient vainerneµt
de s'accrocher. 1

Néanmoins, ce rassemblement d'éléments épars peut suffire à 1

renvoyer des images spéculaires tenant parfois lieu d'identi~',


quand il ne s'agit pas d'images en abîme dans lesquelles le suj t
se perd, ne sachant plus très bien distinguer le réel de ses rn 1-
tiples reflets. On a pu voir aussi que l'habitat, en établissant ln
lien avec la temporalité de l'existence, permet de cheminer, cert s
de façon généralement chaotique, entre les différentes figur s
temporelles de l'identité. 1
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229
Habiter:
.
le bricolage imaginaire f;l·,8r·

Pour la première fois, un auteur. explor.€;1~Çs•;'


entre les individus et l'espace qu'ils ~
fabrique un rapport imaginaire .singulier •~; ~·~
« bricolage >> où se mélangent différ1tfl:fs ·:r~I
sociale, professionnelle, affective,.lcfaJ11i1'i#
contre entre le social et l'histoire .J?-~1Z~Q
l'habitat. ,. . - 1':
Michel Bonetti propose, en conc11if§:
l'identité, tenant compte des sigrtifi~@
individuelles focalisées sur l' espae.~
Michel BONEITI, diplômé de HEC e.(dto(
teur du Laboratoire de Changement Sodill,.
J. Fraisse et V. de Gaulejac du groôui{"'-
Germinal, est maître de · .recherche·:
Prospective de l'Habiter etde-laGo:b,~
Humaines du Centre Scientifique<et>']
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