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Sabrina Batoul

Al Bkaaya

Editions Thunderbolt

U
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J’avais déjà entendu parler de la Bkaaya avant les étranges évènements de ce fameux automne. En fait, j’en
avais entendu parler toute ma vie. Chaque été au cours de mon enfance, j’avais baigné dans l’oued de mon
village en compagnie de mes cousins et couru dans les montagnes de l’Atlas, ce genre de coins typiques du sud
marocain que les touristes viennent visiter, bien qu’ils fassent rarement la distinction entre les Berbères et les
Arabes.
Je me rappelle de ma grand-mère. Le soir venu après le dîner, on se réunissait tous avec excitation sur la
terrasse de notre riad et on attendait ses histoires de fantômes, blottissant nos petits corps d’enfants les uns
contre les autres tandis que nos mères, pères, oncles et tantes s’installaient en retrait sur les canapés. Je me
revois encore contempler de mes yeux innocents les innombrables étoiles au-dessus de ma tête avant
d’apercevoir la silhouette de ma grand-mère apparaître dans l’encadrement de la porte, allant ensuite s’asseoir
en face de nous avec une démarche étudiée. Des petits gazouillements espiègles parcouraient déjà nos rangs.
- Eh bien les enfants, quelle histoire vais-je vous raconter aujourd’hui ? disait de ma grand-mère de sa
voix de conspiratrice.
- L’histoire du méchant chameau ! s’exclamait un cousin.
- L’histoire de la femme aux pieds de bouc ! s’exclama une cousine.
- Abu Sufyan et les jnoun !
Et puis, l’un d’entre nous finissait toujours par dire : « Al Bkaaya ! », et un épais silence tombait sur l’assistance
comme un voile tandis que le regard de ma grand-mère se faisait pénétrant.
- C’est la tragique et effrayante histoire de la Bkaaya que vous voulez entendre ? disait-elle alors.
« Oui », criions-nous et ainsi, nous entendions l’histoire de la Bkaaya comme si c’était la première fois.
« On ne sait que peu de choses de la Bkaaya si ce n’est qu’elle est un très vieux jinn, un jinn si vieux qu’elle
a vu les premiers rois arabes régner sur le Maroc et le sang de nos ancêtres abreuver notre terre. Nul ne sait si
elle n’a jamais tourmenté le moindre humain avant de faire son apparition deux cents ans avant ma naissance et
de tomber amoureuse du plus bel homme de Guidleb. Il est néanmoins certain que, malgré la pureté des
sentiments qu’elle lui portait, ses intentions envers lui firent de sa vie un enfer. Chaque fois qu’il marchait dans
le village, les badauds autour de lui hurlaient d’effroi en pointant du doigt une ombre noire et fantomatique dans
son dos. La nuit, elle apparaissait au-dessus de son lit et son ignoble figure l’arrachait au sommeil jusqu’à la
prière de l’aube. Il arrivait même que sa voix désincarnée se promène dans sa maison, terrifiant sa famille aux
moments les plus anodins. Mais le plus terrifiant était lorsque ce même jinn giflait de sa main invisible n’importe
quelle femme qui osait adresser la parole à l’élu de son cœur. »
« Comme il convient à tout croyant, l’homme prit une épouse et organisa pour son mariage une célébration
à laquelle tous furent conviés. D’aucun savait que cet évènement allait provoquer la colère du jinn, et l’on
redoutait que se produise le moindre phénomène – mais tout se déroula pour le mieux. Les deux époux se
retirèrent alors au son des tambours, s’enfermèrent dans leur toute nouvelle maison et consommèrent leur nuit
de noce tandis que le village continuait à festoyer. »
« Ce fut au petit matin, alors qu’une étrange fumée planait paresseusement comme un brouillard dans les
rues du village, que l’horreur tira tout le monde du lit. Des hurlements atroces déchiraient l’air, appelant au
secours de manière si désespérée qu’il ne se trouva pas une âme dans le village à ne pas répondre à cet appel.
Très vite, les gens suivirent les cris pour finalement terminer devant la maison des jeunes mariés en proie en
flammes. Tout fut tenté pour les sauver. On fit venir de l’eau de l’oued par seaux entiers, on défonça la porte en
vain, on apporta une échelle qu’on posa sur la façade de la maison – mais rien n’y fit. L’homme et sa jeune
épouse moururent brûlés vifs. »
Comme à chaque fois, j’agrippai le bras de ma sœur. J’imaginais les corps calcinés de ces amants maudits
tandis que mon regard se perdait sur le visage tatoué et décrépi de ma grand-mère. Sur le mur à côté d’elle, des
ombres grandes comme des hommes s’agitaient.
« Depuis lors, les lamentations de la Bkaaya hantent les rues du village. »
Elle se mettait alors à imiter les pleurs, des pleurs traînants, plaintifs et quasi langoureux qui jetaient une
vague de frissons sur toute l’assemblée. Les enfants que nous étions se recroquevillaient sous les bras levés et
les yeux exorbités de ma grand-mère tandis que tintaient comme des clochettes les petits rires amusés de nos
parents derrière nous.
« Maintenant les enfants, vous devez faire attention. Si jamais vous entendez la Bkaaya pleurer, n’écoutez
surtout pas votre cœur qui vous dira d’aller à sa rencontre et la consoler. Sous aucun prétexte. Le chagrin a
transformé la Bkaaya en un être vil et aigri qui n’hésitera pas à vous occire si vous lui adressez la parole, même
si celle-ci est douce. Elle vous fera disparaître comme bon nombre d’hommes et femmes ont disparu dans la

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région, et vous ne deviendrez qu’un cas de plus dans les dossiers irrésolus de la police. Que devez-vous faire si
vous entendez la Bkaaya, les enfants ? »
Nous répondions en chœur : « Ne jamais aller la voir ! » et la soirée se terminait ensuite dans les rire et le
thé à la menthe.

Plus tard en grandissant, nous eûmes moins l’occasion de retourner à Guidleb. Nos parents divorcèrent, notre
mère se retrouva au chômage, et l’argent manqua pour nous envoler à Marrakech. Il s’écoula beaucoup d’étés
passés sous la grisaille de Paris et au fil du temps, les histoires de fantômes de ma grand-mère devinrent un
lointain souvenir.
J’avais rêvé que je perdais mes dents le jour où l’on reçut le coup de fil qui bouleversa tout. Je n’avais pas
prêté attention à ce signe, et pourtant j’aurais dû. Je ne compris pas tout de suite lorsque je vis ma mère se
décomposer au téléphone, blanche comme un linge. Une longue minute passa sans qu’elle ne fasse rien d’autre
qu’écouter la personne à l’autre bout de la ligne, puis elle parla en chleuh. Alors je sus.
Ma grand-mère venait de décéder.

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J’aurais aimé pouvoir dire que notre retour à Guidleb fut empreint de chaleureuses et joyeuses accolades,
mais ce serait déformer les choses. Notre retour fut aussi triste que la pluie de Paris.
Mon oncle Saïd était venu nous chercher à l’aéroport, et je n’ai pu m’empêcher de frissonner en le voyant si
vieilli. J’eus l’impression d’avoir à faire à une autre personne lorsqu’il m’embrassa, et cette désagréable
sensation m’ôta la parole.
Le trajet entre le centre de Marrakech et Guidleb ne fut ponctué que par la discussion émue entre ma mère
et son frère, moi et ma sœur Habiba nous contentant de regarder le paysage défiler derrière la vitre. Tout était
familier, et pourtant tout nous paraissait étranger. Nous n’étions plus habituées à cette chaleur implacable ni à
cette terre rouge parsemée de palmiers, et encore moins à entendre parler notre langue berbère. Tout ceci faisait
trop longtemps.
Lorsque nous arrivâmes au village, des enfants coururent vers la voiture et nous encerclèrent alors que nous
tirions nos bagages du coffre. Mon oncle les chassa gentiment puis nous conduisit à travers les petites rues
tortueuses de montagne jusqu’à notre demeure familiale. Nos tantes, nos cousins et nos cousines attendaient là,
sortant de la maison à grand renfort de cris, et nous fûmes étouffés par de trop fortes et larmoyantes embrassades
avant d’être amenées dans la pièce où l’on veillait le corps de ma grand-mère.
Je n’avais jamais vu de cadavre avant de voir le sien. Je suis entrée dans cette chambre sombre où l’air chaud
entrait en soulevant les rideaux blancs accrochés aux persiennes, et j’ai reculé de plusieurs pas tandis que ma
mère s’écroulait sur le corps de sa mère à elle en l’abreuvant de larmes.
Je n’arrivais pas à croire que c’était elle. Son visage était grisâtre, bouffi et éteint, serré dans un voile blanc
qui la recouvrait entièrement. Elle n’avait plus rien à voir avec la femme flamboyante qui menait toute la famille
à la baguette et qui exerçait ses talents de conteuse sur ses petits-enfants. L’âme qui l’animait naguère n’était
plus là, nous n’avions plus désormais que cette enveloppe vide. Et ça me terrifiait. J’avais l’impression d’avoir
devant moi un corps sans tête.
Alors ignorant les bras cajolant de mes cousines, je quittai la pièce en trombe et partis de la maison sans
réfléchir à la direction que prenaient mes pieds.

« Je savais que t’étais là. »


Je sursautai. Le cœur battant la chamade, je me tournai sur le côté et vis mon cousin Malik qui me regardait
avec un sourire moqueur. Je le fusillai du regard mais imperturbable, il s’assit par terre à côté de moi et se mit
à contempler le paysage en silence.
Nous étions dans la montagne, sur une des collines qui surplombaient Guidleb. Il n’y avait rien d’autre ici
que du vent, de la roche et quelques arbustes solitaires mais en revanche, on y trouvait tout le temps du monde
pour méditer. Je songeais à quel point le prophète Muhammad aurait adoré cet endroit, lui qui avait l’habitude
de se retirer dans les montagnes entourant la Mecque du temps de la Jahiliyya1. C’étaient les seules pensées que
j’arrivais à ordonner dans ma tête.
Malik me donna un gentil coup d’épaule.
- Je me souviens qu’on jouait souvent ici quand on était gosses, dit-il.
J’esquissai un sourire éteint.
- Ouais, répondis-je. Tu m’as même embrassée juste derrière ce rocher. T’étais terrorisé que j’aille le dire
à ma mère.
- Y avait de quoi, s’esclaffa-t-il. Je l’avais vue donner une tannée à Amine juste avant ça, j’avais pas
envie d’être le prochain.
- T’as toujours peur d’elle.
- C’est vrai.
Je lui donnai à mon tour un coup d’épaule complice. J’avais toujours aimé sa manière d’être honnête, aussi
simple et limpide. Il n’avait jamais peur ni honte de dire ce qu’il ressentait. Je lui enviais ça.
Un nouveau silence se fit. En contrebas, l’eau de l’oued continuait de couler avec force, indifférente aux
états d’âme des personnes qui observaient son furieux chemin. L’été lorsque nous étions enfants, nos mères
devaient nous menacer à coups de savates pour nous en faire sortir. C’étaient de délicieux souvenirs.
- Comment était grand-mère juste avant de mourir ? demandai-je tout bas.

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La Jahiliyya est le terme arabe qui désigne la période préislamique.

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Malik haussa les épaules.
- Comme toutes les vieilles personnes. Faible, malade et égarée. Elle oubliait pourquoi elle se trouvait
dans certaines pièces, comment s’appelait le voisin d’à côté ou ce qu’elle avait fait de ses pièces de
monnaie. Elle n’arrivait plus à faire deux pas sans soupirer de fatigue. Elle était arrivée à son terme,
tout simplement.
Des larmes gonflèrent dans mes yeux sans qu’elles ne coulent.
- Je regrette qu’on n’ait pas été là pour la voir une dernière fois, moi maman et Habiba.
- Vous ne pouviez pas savoir.
- On aurait dû.
- Baya, dit-il fermement. Ta mère a connu de grandes difficultés lorsqu’elle a divorcé. Elle a fait comme
elle a pu. L’important est qu’elle soit là pour enterrer grand-mère avec toute la famille.
Je tournai la tête, luttant contre mes émotions qui bataillaient sans merci entre elles dans ma poitrine. Je pensais
une chose et son contraire, ressentais une émotion et une autre dans un tourbillon que j’avais du mal à contenir.
Oui, j’aurais dû être là pour voir ma grand-mère une dernière fois, mais je ne pouvais pas faire pousser
l’argent dans les arbres. Oui, l’important était que nous étions là pour l’enterrement, mais ça ne ramenait pas le
temps perdu. Oui, j’étais une mauvaise fille de ne pas avoir rendu à ma grand-mère tout ce qu’elle m’avait
donné enfant, mais je n’aurais jamais pu savoir que le temps allait m’échapper des doigts comme de l’eau. Quel
moyen aurais-je pu employer pour savoir que son heure allait advenir en ce fameux jour d’automne ?
Malik se leva de terre et me fit un signe du menton.
- On y va, dit-il. Le soleil est en train de se coucher.
Je regardai plus intensément la vue splendide que nous avions.
- Tu ne veux pas qu’on reste encore un peu ?
- Ce n’est pas possible.
- Pourquoi ?
- Tu sais bien. A cause de la Bkaaya.
Lâchant un petit rire, je plongeai sur lui un regard inquisiteur, prête à entendre qu’il se foutait de moi. Mais non.
Il demeurait profondément sérieux.
- La Bkaaya, repris-je d’un ton sceptique.
Il se contenta de soutenir mon regard.
Je soufflai alors en me claquant les cuisses des mains, trop fatiguée pour discuter quoi que ce soit, et le suivis
à travers la poussière des roches jusqu’à la maison.

Nous mangeâmes sur la terrasse comme nous l’avions toujours fait. Toute la famille était réunie autour d’une
lourde table de bois arrondie où l’on avait déposé un plat principal, plusieurs petites assiettes composées de
salades composées et du pain arabe que mon oncle Saïd s’occupait à couper en plusieurs parts. L’ambiance était
plutôt morose avec ma mère et ses yeux rougis de larmes, mais mes tantes Anissa et Hayat entretenaient la
conversation comme si de rien était, nous demandant à moi et Habiba pourquoi on ne mangeait pas dès que
nous prenions le temps de respirer entre deux bouchées. Anissa se plaignit que Malik soit toujours célibataire à
vingt-sept ans, provoquant une moue gênée chez son fils, et le repas se termina avec d’énormes tranches de
pastèque dont l’eau se répandit sur toute la surface de la nappe.
Un peu plus tard, quand la table fut débarrassée et la vaisselle lavée, je retournai à la terrasse et m’installai
sur les canapés avec Saïd et Malik. Ça avait toujours été une coutume dans notre famille après les repas : les
femmes restaient en bas regarder les telenovelas sur 2M tandis que les hommes restaient sur la terrasse à fumer
le narguilé. J’étais toujours restée avec les hommes.
- Alors, dis-je en regardant Malik poser le charbon chauffé au rouge sur l’aluminium du narguilé, toujours
pas marié ?
Saïd pouffa dans sa tasse de café.
- Elle m’emmerde avec ça, grimaça mon cousin.
- Y a aucune fille qui te plaît dans le village ?
- Non, y en a aucune. Et de toute manière, c’est pas tes oignons.
Je gloussai tout en lançant un clin d’œil à mon oncle puis contemplai le paysage plongé dans l’obscurité,
attendant patiemment que la chicha s’allume.
Tout était paisible. La lumière provenant de tous les autres foyers étincelait comme des lucioles dans la
noirceur de la nuit, le bruit de la brise agitant les branches des palmiers s’accompagnait à celui de l’oued et au

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loin, des percussions de tambour résonnaient sur une autre terrasse. J’étais à des milliers de kilomètres de Paris.
Je me sentais incroyablement bien.
- Je dois dire une chose… c’est que maintenant que je réalise à quel point tout ça m’avait manqué.
Saïd me regarda. Pour la première fois depuis mon retour, je ne voyais plus en lui le vieil homme qu’il était
devenu mais mon oncle adoré que j’avais si bien connu. Il m’était à nouveau familier.
- Bienvenue chez toi ma fille, me dit-il tendrement.
Et mon cœur se serra en même temps qu’il soupira d’aise.

Au cours de la nuit, j’entendis ma mère pleurer. Je regardais le plafond où juste au-dessus se trouvait la pièce
où ma grand-mère reposait, et ses pleurs si étranglés de chagrin soulevèrent un voile de frisson sur ma peau. Je
lançai un coup d’œil vers Habiba qui dormait à côté de moi, hésitant à la réveiller. Je ne voulais pas être seule
à entendre ces bruits qui me faisaient peur. Je posai une main bleutée par la lueur de la Lune sur son bras, puis
me ravisai.
Je me rendormis sans trop savoir comment.

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On nous obligea à embrasser le front de grand-mère avant de la mettre dans son cercueil. Si ça n'avait tenu
qu'à moi, je ne l'aurais pas fait. Sentir sur mes lèvres sa peau desséchée avait comme terni tous les tendres
souvenirs où je l'avais embrassée enfant, comme des bonbons qui se seraient recouverts d'asticots.
J'avais encore ce goût de cadavre sur la bouche lorsque je regardais mes tantes pleurer une dernière fois sur
son corps, caressant son visage bouffi et malaxant ses mains inertes. Des femmes tentaient doucement de les
arracher à leur mère, leur susurrant des mots réconfortants, mais il fallut au moins une heure de ce cinéma avant
que Saïd puisse enfin fermer le cercueil et laisser ses fils le soulever sur leurs épaules. Ils sortirent de la maison,
passant instantanément de l'ombre à la lumière cuisante du soleil, et une procession se mit rapidement en forme
à mesure que nous avancions dans les rues pentues, leurs pleurs accompagnant nos pas comme des gouttes de
pluie.
Nous arrivâmes à la mosquée. L'imam nous attendait devant les portes, l'air solennel, et il nous gratifia à
chacun d'une chaleureuse poignée de main avant d'installer ma grand-mère à l'intérieur et de diriger la prière
des morts. Pendant un instant, les pleurs cessèrent. Il ne régnait plus dans cette petite mosquée que la voix forte
et reposante de l'imam qui récitait des versets les uns après les autres, nous faisant nous prosterner en chœur
lorsque résonnait le Allahu akbar.
Les serrages de main marquèrent la fin de la prière. Tout le monde se leva dans un froufrou de djellabas, et
la procession reprit aussitôt.
Une pellicule de sueur perlait sur ma peau tandis que nous arrivions au cimetière, le cercueil de ma grand-
mère bringuebalant sur les épaules de mes cousins qui avaient du mal à garder leur équilibre. Nous pénétrâmes
l'enceinte, avançâmes vers un carré de tombes blanches, et le cercueil disparut derrière la masse de gens qui se
trouvaient devant moi. Je m'approchai alors, mue par un sentiment que je ne saurais décrire, et vis le trou qui
allait servir à mon aïeule de toute dernière demeure.
Je me figeai. L'imam continuait de psalmodier du Coran, et j'observai les hommes placer des cordes sous le
cercueil avant de le porter à bout de bras et de l'enfoncer peu à peu dans la terre. Ma mère et mes tantes pleurèrent
de plus belle. C'était la toute dernière fois que je voyais ma grand-mère, j'en avais pleinement conscience. Elle
allait rester à jamais dans cette tombe froide et obscure, elle que j'avais si souvent serrée contre mon cœur.
C'était fini. Et bientôt, tôt ou tard, quand mon heure serait venue, ce cercueil qui descendait sous terre serait le
mien à moi aussi.
Je reculai brusquement en arrière en avalant un sanglot, prête à quitter cet enterrement à la vitesse d'un
guépard, mais je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai, décontenancée, et vis le visage de Malik qui
me faisait un sourire douloureux mais réconfortant. Je voulais partir. Je voulais vraiment partir. Mais son regard
suffit à me faire comprendre que c'était une erreur. Je serais une lâche si je ne restais pas là à rendre mes derniers
hommages à notre grand-mère.
Alors je posai ma main sur celle de Malik, il me serra contre lui, et nous la regardâmes disparaître sous la
terre rouge du sud du Maroc.

***

Sans doute aurais-je dû prendre ma mère dans mes bras lorsque nous sommes rentrés à la maison ce jour-là.
Tout le voisinage était venu au repas qu'avaient préparé mes tantes et à la voir perdue au milieu de toute cette
petite foule, je sentis que c'était ce qu'il y avait à faire. Ne rien lui dire, juste la prendre contre moi. Mais je n'ai
rien fait.
Peut-être que ça me rebutait de la voir perdre son aura de mère indestructible. À la voir se morfondre ainsi,
elle ne ressemblait plus à la femme qui avait débarqué en Europe avec trois sous en poche et avait élevé deux
filles en obtenant un diplôme de psychologue, ni même à celle qui avait donné un coup de boule à un homme
qui avait osé lui toucher les fesses dans le métro. Je voulais juste la secouer et lui hurler de se reprendre.
Son regard croisa le mien à un moment donné. Je vis dans ses yeux cette expectative que je redoutais tant,
cet espoir fébrile que je fasse quelques pas vers elle. Ma poitrine vibrait comme un moteur. Je sentis mon cœur
s’élancer vers elle mais lui tournai finalement le dos, comme si j’étais vexée pour une quelconque raison.

Mes yeux sont restés ouverts lorsque je me suis couchée à la nuit tombée. Les heures ont défilé comme des
perles s’échappant du fil d’un collier, mais je demeurais immobile sous mes couvertures à fixer le plafond. Le

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visage de ma mère s’acharnait à me rester en tête comme un chewing-gum collé à mon esprit, je n’arrivais pas
à m’en défaire. Et ma respiration était lourde.
Habiba dormait à côté de moi. Je lui avais toujours envié cette capacité à s’endormir en cinq minutes chrono,
quoi qu’il se passe. Elle aurait pu vivre la deuxième guerre mondiale qu’elle aurait continué à dormir comme
un bébé.
Je me retournais dans le lit, ramenant à moi la couverture d’un geste abrupte. Des vibrations de stress
commençaient à circuler dans mon corps. Malik nous avait promis de nous emmener le lendemain pique-niquer
moi et ma sœur, histoire de nous changer les idées, et je n’avais pas envie de passer la journée à bailler aux
corneilles. Il fallait que je dorme, mais impossible. Je me retournais une énième fois lorsque soudain, des pleurs
tintèrent dans l’air.
Je me redressai. Une voix de femme sanglotait dans la nuit. Je l’entendais quelque part dans la maison, juste
au-dessus de ma tête. Mon rythme cardiaque se mit à s’accélérer. C’était ma mère. C’était forcément elle.
J’eus alors la certitude d’une chose, et cela empira les contractions que je ressentais déjà dans les tréfonds
de ma poitrine : le sommeil me viendrait qu’une fois que j’aurais pris ma génitrice dans mes bras et reçu son
chagrin en leur creux. La balance basculerait, et ma conscience s’envolerait. Je n’avais plus de doute. Ce fut
ainsi que je sortis du lit, m’approchai de la porte et sortis de la chambre en pyjama, laissant Habiba seule.
Les pleurs continuaient de résonner entre les murs. Ils étaient plaintifs, quasi fantomatiques. Je montai les
escaliers à l’étage, me remémorant que j’empruntais le même chemin pour rejoindre secrètement Malik lorsque
nous étions enfant, et me retrouvai face au salon marocain où ma mère et mes tantes avaient pris leurs quartiers.
Je poussai doucement la porte, y glissai un œil dans la pénombre, et ne vis que des corps endormis.
Je fronçai les sourcils. Hayate ronflait un peu et à ses pieds, ma mère dormait à poing fermé. Je poussai la
porte et m’avançai vers elle, décontenancée. J’entendais toujours les pleurs résonner. Je me retournai alors,
sortis du salon marocain et suivis le son des larmes jusqu’à la terrasse.
La lune brillait d’une lumière cristalline, plongeant les lieux dans un halo blanc. Je me mis à avoir peur. Les
sanglots ne venaient pas de l’intérieur de la maison, mais de l’extérieur. Je m’avançai à petits pas vers le bord
de la terrasse, à la fois tremblante et déterminée, et plongeai le regard dans la rue en contrebas.
Ce que je vis à ce moment-là, j’aurais préféré ne jamais le voir. Cette scène n’avait rien à voir avec un film
d’horreur et aurait été tout à fait banal en plein jour, mais elle rendait réel les contes terribles que ma grand-
mère n’avait cessé de me narrer durant mon enfance. Les frissons qui m’assaillirent dressèrent littéralement les
cheveux sur ma tête. Ça ne pouvait pas être vrai, bon Dieu que non, et pourtant je l’avais devant moi.
Une femme entièrement voilée de blanc marchait d’un pas traînant dans la rue, aussi vraie que moi je l’étais.
Elle serrait sa poitrine dans ses bras et sanglotait comme si le pire des malheurs lui était tombé dessus. Ses
pleurs déchirants se répercutaient en échos le long des maisons, et mes jambes électrifiées refusaient de bouger
à mesure qu’elle s’approchait de plus en plus de moi.
Je la dévisageais, une larme de terreur au coin de l’œil. Je ne me sentais plus respirer. Ma grand-mère avait
eu beau passer des années à m’avertir, je demeurais planter là à attendre de rencontrer son regard. C’était aussi
stupide que d’espérer voir le diable vous faire un signe de la main pour être convaincu de son existence, mais
j’étais paralysée.
Lorsqu’elle arriva à ma hauteur, elle s’arrêta. Ses pleurs se suspendirent. Aussitôt, un lourd silence s’installa
– si lourd et si pesant que je pouvais entendre ma propre gorge crisser d’angoisse. Elle leva la tête. Son voile ne
laissait dévoiler qu’une bouche aux lèvres grises et gercées. Je pouvais sentir son regard brûlant de désespoir se
fixer sur moi. Les frissons sous ma peau étaient comme solidifiés. Je ravalai ma salive maladroitement, et ce fut
alors que sa bouche s’ouvrit grand, trop grand pour être humainement possible, et un cri abominable en sortit
comme une volée de moineaux démoniaques.
J’hurlai à mon tour, hurlai comme si j’avais devant moi une vague de vingt mètres de haut, et retournai à
l’intérieur de la maison en sentant mes jambes s’écrouler sous l’effort.

***

La terreur. Je connaissais désormais la terreur. J’avais à la fois mille mots et aucun pour la décrire. Nul verbe
de ce monde ne pouvait aussi bien transpirer que cette ignoble sensation qui me compressait les boyaux.
Habiba me retrouva au matin, prostrée dans un coin de la chambre et les yeux dans le vague. Elle me prit les
mains, dissimulant du mieux qu’elle put son air apeuré, et tout ce que je sus dire à ce moment-là fut : « La
Bkaaya. Elle est réelle. »

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Rien d’autre ne put sortir de moi. Rien, quand bien même Malik me caressa les bras et me mit dans la voiture
avec ma sœur, direction les routes poussiéreuses de l’Atlas. Je regardais le paysage défiler par la fenêtre sans
vraiment le voir et après une heure de route, refoulant avec difficulté mon horrible nuit, je me redressai de tout
mon long et observai avec de grands yeux ronds le lieu dans lequel nous venions de nous arrêter.
Malik releva le frein à main, Habiba et moi sortîmes de la voiture, et nous nous retrouvâmes devant une
cascade de trois mètres de haut, belle et puissante, qui jetait son eau dans un bassin naturel entouré de roches et
de végétaux. En dehors de deux singes qui crapahutaient d’arbre en arbre, il n’y avait personne d’autres que
nous à cinq kilomètres à la ronde. Si on avait dû me demander comment je m’imaginais le premier cercle du
paradis, j’aurais décri ceci.
Notre cousin sortit une couverture du coffre de la voiture, l’étala à terre, puis y posa des plats de fromage,
de tajine et de fraises. Nous nous assîmes tout autour, complètement obnubilés par la beauté de cette oasis, et
nous commençâmes à manger.
Je trempai un morceau de pain sans grande conviction dans la sauce du tajine lorsque je sentis le regard
insistant de Malik sur moi.
- Qu’est-ce qui s’est passé exactement cette nuit ? demanda-t-il alors.
Je baissai la tête, sentant ma soudaine bonne humeur se dégonfler comme un ballon de baudruche.
- Je suis désolée, prononçai-je en sentant les larmes me serrer la gorge. On est venus ici pour se détendre,
je n’ai pas envie de gâcher le…
- C’est pas grave, Baya. Raconte-nous ce qui s’est passé.
J’avalai ma salive.
Des frissons soulevaient doucereusement les poils sur ma peau. Je pouvais tout à fait le leur dire. Il n’y avait
aucun problème à ça. C’était juste… je me sentais tellement stupide. Mais avec mon cousin, je savais que je
n’allais pas m’en sortir comme ça et qu’il ne me lâcherait pas tant que je n’aurais pas craché pas le morceau,
alors je cédai à la pression calme et ferme de ses yeux et finis par dire dans un demi-sanglot :
- Je ne pensais pas qu’elle était réelle…
Malik continua de me fixer en silence tandis que le regard concentré de Habiba alla se perdre quelque part
derrière mon épaule. Tous deux s’étaient arrêté de manger.
- Tu te rappelles pas de la Bkaaya quand on était petits ? interrogea Malik.
- Si bien sûr, grand-mère nous en parlait tout le temps.
- Non, je veux dire… on l’entendait la nuit. Tu t’en rappelles pas ?
Je fouillais dans ma mémoire, déconcertée. Il se tourna alors vers Habiba qui répondit de même :
- Je ne m’en souviens pas non plus.
Il s’esclaffa :
- On l’entendait rôder la nuit autour de la maison. On jouait à « Cap ou pas cap » d’aller la voir, mais on
crevait tous de trouille.
Je secouai la tête, frustrée que mon esprit joue contre moi. Je n’en avais vraiment aucun souvenir.
- Tu crois que toutes ces années passées loin d’ici aurait pu…
- Peu importe, coupa Malik. C’est ce qui s’est passé cette nuit alors ? Tu l’as entendue et t’as flippé ?
- Non… je l’ai vue.
Je pus voir à cet instant, clair comme de l’eau de roche, l’inquiétude qui passa dans les yeux de mon cousin
comme une ombre. De toutes ses forces il tenta de se maîtriser, mais je le vis quand même.
- J’ai cru que c’était maman qui pleurait, continuai-je, alors je suis monté à l’étage et j’ai vu que c’était
pas elle. J’entendais toujours pleurer. Je suis donc allé sur la terrasse et quand j’ai regardé en bas je l’ai
vue. Elle s’est approchée. Et elle m’a regardée.
Malik se racla la gorge un peu trop fort.
- C’est peut-être pas si grave que ça, tenta de rassurer Habiba en s’adressant à lui. Hein, Malik ? Elles
n’ont rien fait d’autre que se regarder, Baya n’est pas allée lui parler ou quoi.
- Peut-être, répondit-il. Ou peut-être pas. En fait j’en sais rien.
Je sentis ma cage thoracique se rétrécir en un centième de seconde. J’en eus presque le tournis.
- Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? insista ma sœur qui avait remarqué mon malaise.
- Rien, Habiba. On va faire comme si de rien était et on verra comment ça se passe.
Il plongea ensuite son regard dans le mien, et me dit :
- Ou alors tu peux prendre l’avion dès ce soir… c’est toi qui vois.

9
Un frisson me traversa. Quitter aussi vite ma famille adorée que je n’avais pas vue depuis des années ? A cause
d’un jinn ? Non, impossible. Je ne pouvais m’y résoudre.
Un silence pesant s’installa alors que je ne répondais rien, préférant fixer mon attention sur l’assiette dans
mes mains plutôt que de creuser plus loin dans le problème, et la discussion s’arrêta là.

On ne peut pas dire que nous ayons mangé avec appétit après ça.
Après le thé, Habiba alla faire une sieste à l’ombre d’un arbre et me laissa seule avec Malik qui, celui-ci, se
leva en un bond énergique et s’approcha de la cascade.
- Il fait chaud, nan ? me dit-il en secouant sa chemise.
J’hochai la tête :
- Ouais, carrément.
- C’est comme si on était en plein été.
Il enleva alors son haut et, surprise, je détournai aussitôt les yeux. Mais il était fou ou quoi ?
N’ayant que faire de ma pudeur, il retira ensuite son pantalon, ses chaussures, ses chaussettes et, alors que
j’étais persuadé qu’il n’oserait pas, il baissa son caleçon et plongea nu comme un vers dans la cascade. Une
giclée d’eau m’aspergea en plein vol et m’arracha un cri.
- Ya hmaar ! lâchai-je.
- Viens me rejoindre !
Je m’esclaffai :
- Comme ça, là ? A poil ?
- Garde tes sous-vêtements si tu veux, mais viens !
Quel salopard. Si ça avait été n’importe qui d’autre, j’aurais fui sur le champ – mais c’était Malik. Le seul au
monde qui pouvait se permettre ça avec moi.
Je regardais l’eau perler sur sa peau dorée, ses pectoraux gonflés, ses épaules carrées et son éternel sourire
moqueur me narguant comme seul un beau diable sait le faire. Les sens enflammés, je le défiais du regard tandis
qu’il continuait à m’envoyer de l’eau, et je vis son sourire brillant s’élargit encore plus lorsque je finis par me
mettre debout.
Je retirai mes pompes, mon t-shirt, mon jean, et plongeai à mon tour dans l’eau fraîche de la cascade. Malik
m’attrapa tout de suite et me souleva, me jetant plus loin comme une lourde pierre, et ce jeu perdura jusqu’à ce
que nos joues menacent de tomber à force de rire.
Il sentait bon. Mes pensées tournoyaient autour de son odeur comme des lucioles autour d’une lampe à huile
dans la nuit alors que je m’allongeais sur la terre ferme, à bout de souffle. Il sentait divinement bon. Malik était
resté dans l’eau et se laissait flotter, sa tête reposée sur le rebord du bassin naturel. Il songeait à quelque chose
à en voir son visage mais quoi, impossible de le deviner. Je le fixais des yeux avec un appui insolent, ne me
souciant plus une seconde des convenances.
- Tu as souvent pensé à moi durant mon absence ? demandai-je de but en blanc.
Ses lèvres affichèrent aussitôt un rictus amusé.
- Pourquoi cette question ? répliqua-t-il.
- Pourquoi ne pas répondre ?
Il tourna alors la tête droit sur moi, et ce fut qu’à ce moment que je me rendis compte que mes sous-vêtements
étaient blancs et qu’ainsi donc, à présent qu’ils étaient mouillés, ils étaient totalement transparents. Je ne fis rien
pour me cacher.
- Tu veux savoir si je continue de penser à toutes ces fois où on s’est embrassé ?
Les battements de mon cœur se firent subitement plus lourds, viscéralement plus lourds, comme des pieds
marquant une marche militaire. Une boule de frissons se créait à l’intérieur de mon estomac. J’avais en cet
instant une pleine conscience de mon corps où chaque sensation, aussi infime soit-elle, était ressentie à grand
échelle. Et je savais pertinemment où cela allait me mener.
- J’étais amoureuse de toi quand j’étais petite, lâchai-je.
Il lâcha un petit rire :
- Tu l’es toujours.
- Dans tes rêves.
- Les amours de jeunesse, ça ne meurt jamais. Et tu le sais très bien.
Oh oui, que je le savais bien. Je le savais mieux que quiconque. Encore maintenant, j’étais nostalgique de nos
moments volés au nez et à la barbe de notre famille entière. Mais il était hors de question de le lui avouer, même
si je savais qu’il l’avait parfaitement compris.

10
- Mes sous-vêtements vont avoir du mal à sécher si je les garde sur moi… Je pense que je vais devoir les
étendre quelque part.
Le regard se fit soudain brûlant.
- Ah ouais ? fit-il.
- Ouais. Peut-être sur l’arbre là-bas ?
Il jeta un coup d’œil sur l’arbre, puis se reporta sur moi. Plus de petit sourire en coin, plus de regard moqueur,
plus d’eau jetée à la figure. Juste l’électricité dans l’air et sa lèvre inférieure tremblante de désir.
Je me relevai doucement sur mes genoux, mes cheveux mouillés tombant sur mes épaules devenues sèches
sous le soleil, puis portai mes mains à l’agrafe de mon soutien-gorge. Malik me regarda faire, le bas de son
visage plongé dans l’eau, et une voix se fit tout à coup entendre : « Mais qu’est-ce que vous faites ? »
Je me retournai en sursautant. Habiba nous regardait à tour de rôle, son voile maladroitement remis autour
de son visage.
- Rien, bafouillai-je. Rien. On s’est juste baigné.
- Ah.
Evidemment, ma sœur n’était pas conne. Loin de là. Elle nous lorgnait chacun à tour de rôle, les yeux bourrés
de suspicion, et je soutenais son regard comme si je pouvais dézinguer la moindre réplique qu’elle pouvait avoir
tel Hulk écrasant de ses poings un vilain méchant. Aller cocotte, pensais-je intérieurement, vas-y. Ose seulement
dire quoi que ce soit.
Ce combat de regard dura un temps suffisamment long pour me faire redécouvrir les lois de la relativité,
mais je finis par gagner :
- Je vais aller marcher un peu dans le coin, finit-elle par dire. Je reviens vite.
- Ça marche.
Elle prit une fraise dans la corbeille qui reposait toujours sur la couverture et tourna les talons.
Je me tournai alors vers Malik. Il éclata de rire.

***

J'y suis allé cette nuit-là, parce que je savais que j'allais le faire. J'ai pris les escaliers en pleine nuit,
exactement comme quinze ans en arrière, et j'ai poussé la porte de la chambre de Malik. Tout était pareil, à
l'exception près qu'au contraire de jeux d'enfants, nous ferions cette fois-ci un jeu tout à fait différent.
Il s'est relevé de son coussin et m'a regardé sans la moindre surprise. Il savait que j'allais venir. Il l'avait senti
jusqu'au plus profond de sa chair. Alors j'ai enlevé mon pyjama, je me suis glissée dans son lit, et le moment
que j’ai vécu contre son corps me fit regretter toutes les années passées loin de lui. Vraiment. J'aurais dû tout
faire pour payer ces foutus billets d'avion.

Malik alluma une cigarette.


– Ta mère sait que tu fumes ? le taquinai-je.
– Tu parles. J'ai essayé une fois de fumer devant elle. J'ai même pas eu le temps de mettre la clope entre
mes lèvres que je recevais déjà une gifle.
Je ris aux éclats puis plaquai brusquement mes mains sur ma bouche, apeurée d'avoir alerté quelqu'un dans la
maison mais, s'esclaffant doucement, Malik m'attira contre lui et m'embrassa le front. La fumée de sa cigarette
montait paresseusement au-dessus de nos têtes, et c'est en la regardant que mon nez se mit à tiquer sur quelque
chose.
Je me détachai de mon cousin.
– Dis-moi.... (je reniflai), tu ne trouves pas que ça sent... je sais pas, le brûlé ?
– Je suis un pro pour faire disparaître l'odeur de la clope, t'inquiète.
– Nan nan, c'est pas ça... ça sent vraiment le brûlé nan ?
Malik fronça les sourcils et prit une longue inspiration. Il se redressa ensuite, soudain plus attentif, et je pus voir
sur son visage qu'il pouvait sentir la même chose que moi. Je m’inquiétai alors :
– Malik...
– Il faut aller faire un tour dans la maison. Ce n'est pas normal.

11
J'hochai la tête puis le suivis hors du lit, nous rhabillant ensemble dans la confusion. Malik ouvrit ensuite la
porte et une épaisse fumée grise nous assaillit comme si un baquet d'eau chaude nous avait été jeté en pleine
figure. Nous reculâmes en toussant et aussitôt, l'inquiétude qui planait dans notre cœur jusqu’ici fit subitement
place à de la pure panique. Il y avait le feu dans la maison, et notre famille toute entière continuait à dormir sans
s'en rendre compte.
Après coup, il aurait été plus réfléchi de prendre le temps d'imbiber un tissu d'eau – n'importe quoi qui aurait
pu faire l'affaire – et de se le coller au nez avant de s'enfoncer dans la fumée toxique mais en réalité, nous
n'eûmes pas le temps de réfléchir. L'Ange de la Mort était penché au-dessus de chacun d'entre nous entre ces
murs, et ce n'était qu'une question de minuscules minutes avant que sa faux ne chute dans un sifflement de lame.
Malik se précipita vers le salon marocain où se trouvaient nos mères tandis que je courrais vers la chambre
de ma sœur et de mon oncle, manquant de peu de me rompre le cou dans les escaliers. Je n’eus même pas le
temps de me sentir soulagée de les voir ouvrir les yeux alors que je les secouai à tour de rôle comme une tarée,
je pensais juste à mettre tout le monde hors de la maison – et qu’importe que ce fut encore la nuit et que nous
pouvions rencontrer la Bkaaya. Je voulais juste tout le monde en vie.
Et c’est ce qui se passa. Ma mère, ma sœur, mon oncle et mes tantes se retrouvèrent dans la rue mal éclairée
en crachant leurs poumons, leurs visages recouverts de suie. Malik frappait chez les voisins pour réclamer des
seaux qu’on irait remplir aux robinets, réveillant ainsi tout le quartier sans aucun ménagement et bientôt, tout le
village. Une chaîne se mit vite en place où les seaux remplis à ras bord passaient de main en main, mais il advint
très vite quelque chose d’étrange : bien que toutes les fenêtres eussent été ouvertes, la fumée nauséabonde ne
s’échappait pas par les ouvertures. Elle restait vive, dense et agressive, mais semblait retenue par une barrière
invisible. Ce phénomène hors des lois physiques de cet univers retint l’attention tremblante d’absolument tout
le monde et sema un trouble profond. Un silence de tombe s’était peu à peu élevé du sol comme une vapeur, et
pas une âme sur ce coin de terre berbère ne put prétendre qu’il n’avait pas été témoin de cette œuvre.
Le plus déroutant néanmoins, fut lorsque Malik et Saïd tentèrent de trouver la source du feu à l’intérieur de
la maison. Ils eurent beau chercher… aucun feu. Aucune flamme dévorant le bois de la charpente, le tissu des
rideaux ou les bonbonnes de gaz dans la cuisine. Rien.
Une trentaine d’hommes passèrent ensuite notre maison au peigne fin et tout le monde put dire que oui, il y
avait bien entre ces murs une fumée noire et opaque qui ne provenait d’aucune source de feu et qui ne réagissait
pas de manière scientifique. Et lorsqu’à l’aube elle s’évapora comme par magie, Habiba me glissa dans l’oreille :
« C’est comme ça que la Bkaaya a tué l’homme qu’elle aimait. Par le feu. »

12
3

L'imam m'appela à lui.


– Assieds-toi, me dit-il alors que je rentrais dans la mosquée du village, là même où nous avions tous prié
pour l'âme de ma grand-mère deux jours auparavant.
C’était un homme replet de taille moyenne, un Berbère de cinquante ans comme un autre à la figure commune
et à la djellaba rapiécée qui sentait le ras el hanout. Pourtant, sans que je puisse me l’expliquer, je sentais en lui
une force tranquille, une douceur et une intelligence qui atténuèrent presque aussitôt la méfiance qui m’avait
désagréablement malaxé le ventre sur le chemin de la mosquée, quelques instants plus tôt. Il m’était
sympathique.
Je m'assis alors sur les tapis en face de lui, puis observai ses mains tripoter minutieusement un chapelet
lorsqu'il me dit :
– J'ai entendu dire que tu avais vu la Bkaaya.
Je soupirai tout en hochant la tête. Je craignais de voir où cette discussion allait me mener. Mais imperturbable,
l'imam continua :
– Dis-moi ce qui s'est passé exactement.
Je jetai un œil autour de moi. Les lieux étaient déserts.
– J'ai entendu des pleurs il y a trois nuits. J'ai cru que c'était ma mère qui pleurait, alors je me suis levée
de mon lit pour finalement découvrir que ce n'était pas elle. J'ai suivi ensuite les pleurs jusqu'à la terrasse
de notre maison, et c'est là où je l'ai vue. En bas, dans la rue. Et elle m'a vue aussi.
– Et maintenant, reprit-il, il se déroule un étrange phénomène dans ta maison.
A nouveau, j'hochai la tête.
L'imam plongea dans ses pensées un petit moment tout en m'étudiant du regard, puis il me demanda :
– Fais-tu tes prières, Baya ?
Je baissai la tête, contrariée. Je n'avais jamais aimé parler de ce que je faisais ou non en religion. Les gens se
permettaient toujours de juger et se sentir supérieur, au lieu de se mêler de leurs fesses. J'avais vraiment horreur
de ça.
De toute évidence, il vit que sa question ne me plaisait pas du tout. Je m'attendais à ce qu'il se fâche de mon
attitude que tout le monde aurait qualifié d'effrontée, mais il me sourit :
– Ce n'est pas une question piège, me dit-il.
– On dit que la Bkaaya est capable de tuer des gens. C'est vrai ?
Il me regarda, conscient que je détournai délibérément sa question, puis pesa soigneusement sa réponse avant
de me répondre comme si de rien était :
– Les gens ici ont l'habitude de relier certaines disparitions à la Bkaaya mais rien n'a jamais été prouvé,
dans les faits.
– Mais c'est quand même possible que ce soit le cas ?
– Je ne peux rien affirmer.
Je soupirai d'impatience.
– Vous dites ça juste pour éviter de me faire peur.
– Non, benti. Je dis ça pour être prudent. La Bkaaya est réelle, mais il est inutile pour autant de tomber
dans la superstition.
J'hochai la tête sans conviction, regardant de côté en sentant la moutarde me monter au nez. J'allais mourir,
bordel. J'allais mourir à cause de ce satané jinn et lui essayait de me convaincre du contraire.
Il plana un long silence dans l'atmosphère paisible de la mosquée avant que l'imam ne me dise :
– Si je te demande si tu fais la prière, ce n'est pas pour te juger. C'est simplement qu'avec les évènements
qui t'attendent pour ces prochains jours, il est très important que tu renforces ta foi.
– Eh bien non, répondis-je avec une brusquerie que je regrettai aussitôt. Je ne fais pas la prière.
– Pourquoi ?
Je le regardai attentivement, d'un œil presque belliqueux. Je fouillais en lui. Mais il avait raison. Aucun jugement
dans le ton de sa voix. Rien, si ce n'était de la douceur et un véritable intérêt porté à mon égard. J'arrivais à
percevoir ça comme on perçoit les vibrations des poteaux électriques.
Je changeai alors d'avis.

13
Mes épaules se détendirent. Mes bras croisés sur mon ventre se déplièrent. Et je finis par répondre avec la
même douceur :
– Je ne sais pas pourquoi je me suis éloignée de tout ça à vrai dire. Parfois, les gens vous donnent
l'impression que la religion n'est qu'un outil pour faire du mal aux autres, que ce soit physique ou moral.
Ça fait oublier de quoi il s'agit vraiment.
L'imam hocha la tête d'un air entendu.
– Il a toujours existé des hypocrites en Islam, malheureusement. Même du temps du Prophète. Après,
inutile d'être musulman pour savoir que tu ne peux pas t'arrêter sur tous les imbéciles que tu rencontres
sur ta route car c'est peine perdue, mais tu dois comprendre une chose. Il est impératif que tu laisses de
côté ce que certains hommes font de la religion et que tu te concentres sur la relation que tu entretiens
avec Dieu. Car cette vie n'est qu'un passage, benti. Notre vraie existence nous attend dans l'au-delà, et
il est très important de préparer ses bagages dès maintenant.
– Et comment on fait ça ? Comment est-ce qu'on se rapproche de Dieu ?
J'entendais déjà les grands discours. Je me représentais dans ma tête tous les grands humanitaires, tous les grands
religieux et politiciens qui prônaient le dévouement aux autres mais tous ces milieux puaient l'argent et les faux
semblants. Ils avaient toujours engendré les plus grands salauds. Ma question à moi était sincère et pure, et je
désirais une réponse sincère et pure.
Après un court instant de réflexion, l'imam m'interrogea :
– As-tu déjà souffert dans ta vie ?
Je m'esclaffai poliment.
– Oui, comme tout le monde.
– Comment as-tu vécu toutes les épreuves que tu as traversées ?
– Eh bien... avec un profond sentiment d'injustice. J'ai l'impression de ne jamais mériter ce qui m'arrive.
C'est juste bête et cruel, et je dois faire avec.
– Très bien. Laisse-moi alors te dire une chose. Toutes ces épreuves que Dieu t'envoie ne sont pas
destinées à te rendre malheureuse mais à te tester. C'est une préparation, douloureuse certes, mais une
préparation nécessaire pour ce qu'il te réserve de bon. Ce sont les échecs qui nous forgent, pas le
bonheur. Et quand tu auras compris cela, quand tu auras compris que tout ce qui t'arrive dans la vie est
la source d'un timing très précis de la part d'Allah, ta foi en Lui va se solidifier comme l'acier. Tu ne
pourras plus douter de Lui. La vie va trouver un autre sens, et tu réaliseras qu'on n'a pas accès à la
sagesse d'Allah. Il sait des choses que toi tu ne sais pas. Alors tu trouveras peut-être cruel de ne pas voir
un souhait se réaliser, mais Il prévoit toujours quelque chose de mieux à ton égard. Toujours. La seule
chose qui te maintient dans le flou est le fait que les évènements ne t'apportent pas de réponse sur
pourquoi ils arrivent.
Je ne répondis rien sur le moment. Je ne trouvais rien à dire. Je sentais juste mes yeux s'embuer de larmes, et je
me détestais de me montrer si émotive.
– Tout va bien Baya ? demanda l'imam.
– Oui, oui, répliquai-je en essuyant une micro-larme déborder sur ma joue, c'est juste... c'est un peu dur
de se dire tout ça.
– Je suis entièrement d'accord avec toi. Rien n'est simple dans cette vie ici-bas, et c'est pour cela que nous
sommes constamment testés. Il est facile de déclarer « je suis croyant », mais beaucoup moins lorsque
les épreuves nous tombent dessus. C'est dans ces moments-là que se démarquent les vrais adorateurs
d'Allah. Ceux qui endurent, qui patientent, qui pardonnent, et qui gardent un cœur doux et sensible à la
gentillesse.
– Okay. Mais si je comprends bien, je suis sensée trouver une raison au divorce de mes parents, c'est ça ?
– Non, je ne dirais pas ça. Il arrive souvent qu'on ait aucune réponse à pourquoi telle épreuve nous a
touché. Permets-moi de m'excuser si mes paroles te blessent, mais il serait peut-être advenu quelque
chose de tragique si tes parents étaient restés ensemble, quelque chose de beaucoup plus grave qu'un
divorce et que ce que tu as traversé a été un moindre mal. Dieu seul le sait. Il faut que tu comprennes
que l'important n'est pas la raison de l'épreuve mais plutôt la façon dont tu la surmontes.
Je n'avais jamais entendu des paroles pareilles. Jamais. Même venant de ma mère. C'était une déviation de
perspectives totalement nouvelle qui me provoquait un sentiment que j'avais mal fou à décrire. C'était comme
si mon esprit subissait un tremblement de terre silencieux.
– Pourquoi vous me dites tout ça ? finis-je par demander dans un souffle.

14
– Parce que ta foi est ta protection contre la Bkaaya. Je ne vais pas te le cacher, il est très probable que
les phénomènes continuent. Ça va s'attaquer à toi. Ça va être dur. Mais tu ne dois jamais plonger dans
le désespoir ou la négativité. Les apparences donnent peut-être l'impression qu'elle a un pouvoir sur les
hommes et les femmes, mais en réalité elle ne pourra jamais rien contre toi si tu récites des versets du
Coran.
– Je vais devoir faire comme dans les films ?
L'imam fut pris d'une quinte de rire qui fit raidir son corps grassouillet :
- On va éviter, benti…
– Y a des films maintenant sur les exorcismes musulmans, vous savez ?
– Ah oui ?
– Oui, des films turcs. Vous voulez en voir ? Je vous donne des noms ?
– Oh, rigola-t-il, ça va aller. Les exorcismes que je fais dans la vraie vie me suffisent.
– Vous pourriez peut-être venir faire une prière à la maison alors ? Histoire de repousser les mauvaises
ondes.
– Je pourrais oui... Mais cela n'aura pas plus de valeur que les prières que pourraient faire les membres
de ta famille. Je suis juste le type qui dirige la prière, rien de plus.
J'eus un rire amer.
Je n’avais plus envie de quitter cette mosquée, tout à coup. Je pressentais une ombre, une sombre rencontre
qui n’oserait jamais se présenter devant moi ici mais que j’allais bien devoir affronter. Mon cœur se tordait de
tristesse. Tout… Mon Dieu, tout plutôt que ça… Pourquoi est-ce que l’arme la plus efficace contre ces démons
était si difficile à construire ?
– Quoi qu'il soit, dit alors l'imam qui me coupa dans mes pensées, tout ce que je te demande est de réfléchir
à ce que je t'ai dit. Recommence la prière. C’est un rempart contre ce monde. Et si les choses deviennent
trop dures, appelle-moi. Je te viendrai en aide.
Un sourire doux et douloureux s’épanouit sur mes lèvres. Je remerciai l’imam, quittai la mosquée puis repris le
chemin de la maison.
Jamais je n’aurais cru sortir de cet endroit avec le sentiment apaisant d’avoir été comprise.

***

Je suis allé m'isoler sur la terrasse une fois rentrée. Le jour déclinait petit à petit et comme chaque soir après
le repas, toutes les filles partirent regarder leur telenovela dans le salon, me laissant seule avec Saïd et Malik.
Ils allumèrent une chicha parfumée au raisin, s'installèrent sur les canapés, et nous fumâmes tranquillement
ensemble.
Malik n'arrêtait pas de me regarder. J’étais sûre qu'il pensait être discret devant notre oncle, mais ça se voyait.
Et j'aurais aimé dire que ces regards étaient émoustillés, mais je sentais que quelque chose n’allait pas.
La soirée fut longue. A un moment donné la télé se coupa en bas, les lumières s'éteignirent, et la jambe de
mon cousin se mit à remuer de plus en plus nerveusement. La nuit s'obscurcissait. Et finalement, Saïd se leva
lourdement du canapé et nous souhaita bonne nuit. Je pus presque entendre Malik soupirer « enfin ».
Je savais qu'il avait quelque chose à me dire. Je le laissais venir de lui-même. Mais il continua un long
moment à tirer sur la chicha avant de se lancer :
– Tu as quelqu'un en France, Baya ?
J'eus un petit rire incontrôlé.
– Je sais pas si c'est quelque chose que tu veux savoir, répondis-je.
– Je te pose la question. Tu as quelqu'un ?
Son ton était sérieux, si sérieux qu'il avala mon rire comme un trou noir. Très vite, je fus mal à l'aise.
– C'est une scène de jalousie ? demandai-je abruptement.
– Non, au contraire. Je t'ai pas vraiment dit la vérité l'autre jour, quand vous êtes arrivées de l'aéroport.
Je fermai un moment les yeux d'agacement. Mon cœur commençait à battre.
– Crache le morceau, Malik. De quoi tu parles ?
– J'ai une copine. Ça fait trois ans que je suis avec elle. Pour l'instant c'est secret parce que ses parents se
sont toujours opposés à notre mariage, mais j'ai reçu un message d'elle pendant que t'étais à la mosquée

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aujourd'hui, et ça y est. Ça va se concrétiser. Alors j'ai besoin de savoir que toi tu retournes aussi à
quelqu'un quand tu seras rentrée en France.
J'eus à nouveau un petit rire, le genre que l'on produit pour éviter de choper un couteau et de se le planter dans
le poignet. Non pas que ce soit significatif d'une quelconque tendance suicidaire, non. Juste une espèce de choc,
je suppose.
– Quoi ? répondis-je bêtement.
Il soutint mon regard sans rien dire. Sa main tripotait maladroitement le tuyau de la chicha. Il savait que j'avais
bien compris.
– Eh bien…, dis-je entre les dents, je vous souhaite plein de bébés.
Il continuait de me regarder, presque craintif. Il savait que je bouillais de l’intérieur et il redoutait que ça dérape.
Il eut l'air alors d'être sur le point de dire quelque chose, mais il se ravisa.
– Je ne vais pas te faire une scène Malik, fis-je finalement après avoir poussé un gros soupir. Tu ne me
dois rien. Mais bon... tu viens de tromper une fille que tu aimes avec moi.
– Je sais ce que j'ai fait, et ma conscience s'en charge.
– Pourquoi t'as fait ça ?
– Je n'avais pas prévu de le faire. Je ne t'avais pas vu depuis dix ans quand tu es revenue ici, et j'étais
persuadé que mon amour d'enfant resterait dans le passé. Je n'y ai même pas réfléchi une seconde. Mais
voilà... je suis toujours attiré par toi. C'est plus fort que moi.
Je me tus, ma gorge se resserrant comme un étau.
– Je veux que tu sois à moi, continua-t-il, mais j'ai conscience que ta vie est là-bas et la mienne ici. On
s'aimera toujours, mais on ne sera jamais un couple formel. Alors je veux être sûr que tu aies quelqu'un
chez toi et que tu sois heureuse avec lui. Et chaque fois que tu reviendras ici dans le futur, ce sera nous
deux.
Un petit rire s'échappa encore de moi, à nouveau différent du précédent. On ne m'avait pas souvent fait de
déclaration d'amour dans ma vie. En fait, j'étais plutôt spécialiste des amours à sens unique et le seul homme
avec qui j'avais eu une vraie relation ne m'avait jamais offert de fleurs ou de petits cadeaux. Pas une seule petite
attention. Alors ce que me balançait Malik, cet amour né durant l'enfance et qui avait traversé le temps, je n'y
étais pas habituée. Mon cœur était trop frêle pour supporter une bourrasque pareille.
– Okay, dis-je en me levant d'un air perdu, je...
– Où tu vas ?
– Je vais...
Et comme une débile, je baissai la tête et fonçai hors de la terrasse comme un taureau.

Il n'était pas si tard que ça lorsque je suis allé me coucher avec Habiba. Je savais qu'elle ne faisait que
somnoler tandis que je m'allongeais à côté d'elle, écoutant sa respiration tranquille en même temps que mes
yeux se fixaient au plafond. J’étais complètement immobile, aussi raide et inerte que si j’avais été dans ma
tombe, mais mes pensées tournoyaient dans ma tête à une allure si folle que j’en avais le tournis.
Je ne savais pas quoi penser de ce que m’avait dit Malik. Il me voulait à lui tout en me confiant à un autre.
Il m'aimait tout en prenant l'engagement d'épouser une autre femme pour qui il avait aussi de la tendresse. Il
m'aimait. Il m’aimait pour de vrai et il ne pouvait pas m'oublier. Mais je ne serais jamais que l'amante qu'on
dissimulerait honteusement à la face du monde. J'avais de quoi me vexer.
Mais il m'aimait. Ça ne m'était pas souvent arrivé, qu'un homme m'aime. Ou en tout cas qu'il le dise. Il
m'aimait. Et il n'avait à m'offrir qu'un amour secret, intense et intemporel, le genre d'amour qui valait d'être
écrite un jour dans des mémoires. C'était romanesque. Complètement stupide peut-être, mais romanesque.
Alors qu'est-ce que je devais faire ? Est-ce que je devais écouter ma morale et refuser une relation qui pourrait
détruire une femme si jamais elle était découverte, et devais-je seulement écouter mon cœur ? Devais-je soigner
mon honneur et refuser toute relation qui me réduisait à la femme de l’ombre ? Ou devais-je juste savourer les
pépites de délice sans me soucier de tout le reste ? Eh bien je vais vous dire : je n’en savais foutrement rien.
– Qu'est-ce que t'a dit l'imam ? demanda alors la voix tapie de Habiba.
Je tournai la tête vers la fenêtre. La nuit était sombre et calme.
– J'ai parlé de beaucoup de choses avec l'imam, répondis-je d’une voix tout aussi basse.
– Mais à propos de la Bkaaya ? Qu'est-ce qu'il a dit ?
Je poussai un long soupir. Il n'était ni agacé ni impatient. Juste las.

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– Il m'a dit que rien ne disait que la Bkaaya allait me pourfendre, juste que j'avais besoin de renforcer ma
foi pour me protéger d'elle. Il m'a dit de reprendre la prière.
– Il n'a pas tort.
Sa respiration plana à nouveau dans le silence.
Mes pensées continuaient à volter comme des ailes de papillon. Impossible d’en saisir une et de la conserver
dans le creux de ma main. J’étais juste trop nerveuse.
- Comment est-ce qu’on peut savoir qu’un homme est fait pour nous ? demandai-je alors dans le noir.
Comment savoir que c’est lui ?
Habiba avait toujours le dos tourné vers moi. J’aurais pu croire qu’elle s’était rendormie et que je n’obtiendrais
aucune réponse, mais je savais qu’elle était toujours là. Je ne sais pas comment, mais je le savais.
- On ne sait jamais, Baya, finit-elle par répondre. Parfois tu crois de toutes tes forces que c’est lui et le
destin finira par te faire comprendre que non, et des fois l’homme de ta vie est celui dont tu n’aurais
jamais cru tomber amoureuse. On ne pourra jamais savoir. Tout n’est qu’une question de prise de risque.
- Comment on fait si on se trompe ?
- Il n’y a rien à faire. On tombe et on se relève du mieux qu’on peut.
- C’est tout ?
- Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? L’amour est là, ou il n’est pas là.
Cette phrase résonna dans ma tête. J’en avais le cœur qui battait. L’amour est là, ou il n’est pas là. Et en
l’occurrence avec Malik, l’amour était là. Imparfait et fragile, certes. Mais il était là, pur et unique. Et je ne
pouvais rien faire contre.
Je commençais à m’endormir lorsque des pleurs s’élevèrent soudain dans l’air, rouvrant brusquement mes
yeux. Aussitôt, des frissons soulevèrent des boutons de chair de poule sur toute la surface de ma peau, et un
souffle froid monta jusqu’à ma nuque en même temps que mon cœur se mettait à battre plus fort.
Je secouai la tête. Aller, Baya. Reprends-toi. Ce n’est plus la première fois que tu l’entends rôder. Aller.
Mais rien à faire. Je tremblais de tous mes membres tandis que j’entendais sa voix horriblement plaintive
s’approcher encore, encore, et encore, jusqu’à ce qu’elle s’arrête juste en-dessous de notre fenêtre. J’agrippai la
main de ma sœur et elle serra la mienne en retour. Elle non plus ne dormait pas. Ces pleurs étaient immondes,
aussi sales que des déchets. Je ne ressentais aucune compassion envers cette âme en peine, juste un dégoût des
plus profonds. Elle était comme une vilaine araignée que je voulais virer au plus vite.
Soudain, plus un bruit. Rien. Nous continuions à trembler l’une contre l’autre, plus terrifiées encore par le
silence que par les pleurs. Où était-elle donc passée ? Je relevai un peu la tête, l’oreille aux aguets. Rien ne
bougeait.
Je pressai le bras de ma sœur d’un geste rassurant. C’était fini, pensai-je. C’était juste un mauvais moment à
passer. Un test pour renforcer ma foi, comme aurait dit l’imam. Et je continuais à m’en convaincre jusqu’à ce
que mon attention soit à nouveau attirée au plafond.
Une fumée blanche flottait en l’air. Une fumée blanche des plus anodines mais qui fit plonger mon cœur
dans ma poitrine avec une violence inouïe. Ça recommençait. Cette apparition voulait dire : la Bkaaya est entrée
chez nous.
Je secouai brusquement ma sœur.
- La fumée ! La fumée !
Le contrôle que j’avais réussi à avoir sur moi jusqu’ici s’était évanoui. Je n’étais plus qu’une petite boule de
frayeur qui ne savait plus où se mettre. Habiba se releva avec moi, vit la fumée blanche à son tour et se sentit
se décomposer.
- Saïd, dit-elle en tremblant de tous ses membres. Il faut… Il…
- Viens ! Viens, vite !
Nous nous levâmes ensemble du lit et nous dirigeâmes vers la porte, l’ouvrant en fracas sur le couloir plongé
dans le noir. Nous y mîmes un pied sans réfléchir, obnubilées à l’idée de nous réfugier auprès de notre oncle,
mais un hurlement d’outre-tombe nous stoppa net comme un mur invisible – un hurlement plus bestial que
larmoyant qui remontait les escaliers comme un fauve en rage.
J’hurlai. J’hurlai comme je n’avais jamais hurlé. Et sans même me rendre compte de ce que je faisais, je pris
le bras de ma sœur et l’emportai comme une furie dans notre chambre. Je fermai la porte derrière nous, me
laissai tomber à terre et fis couler deux chaudes larmes sur mes joues. Je n’avais pas la force d’affronter ça. Foi
ou pas, c’était au-dessus de mes moyens. C’était au-dessus de ceux de n’importe qui.
Habiba se soutenait contre une armoire et fixait la porte avec de grands yeux terrorisés. Les hurlements
continuaient de retentir comme l’orage, avançant peu à peu vers la porte. J’aurais pu en mourir de frayeur. La

17
fumée flottait toujours dans l’air comme un brouillard surnaturel, et au moment où les hurlements terribles
atteignaient notre seuil, une silhouette apparut soudainement dans la chambre.
Je n’eus même pas la force de crier. Une eau froide et douloureuse circulait dans mes veines et paralysait
mon corps. J’en oubliai même la présence de ma sœur.
La Bkaaya se trouvait là, suspendue au plafond. Sa robe blanche recouvrait sa peau grise et râpeuse, et ses
pupilles brillantes se dirigeaient droit sur moi. Elle me regardait. Elle, qui appartenait au monde invisible et
n’avait d’humain que l’apparence, elle me regardait. Sur le moment, je fus persuadée de ne plus sentir un seul
battement de cœur si ce n’était un vide, un vide aussi lourd que la masse d’un gros marteau.
Habiba se mit à balbutier du Coran, aussi tremblante et frêle qu’une feuille au vent. D’autres larmes coulèrent
sur mes joues. On en avait bien besoin, de l’aide de Dieu. Et ce fut sur cette réflexion que pour la première fois,
j’entendis la voix enrouée et horriblement gutturale de la Bkaaya :
« Isthobit adli ? »
J’en eus des frissons. Pas de simples frissons qui donnent la chair de poule, plus comme une sensation
désagréable de serpents gesticulant sous ma peau. De tous les humains sur cette terre, moi et Habiba étions sans
doute les premières à entendre cette voix d’un autre monde qui s’exprimait en chleuh : « Avez-vous déjà
aimé ? » nous avait-elle demandé.
Je fermai un instant les yeux, réfléchissant du mieux que je pouvais. Voulait-elle vraiment qu’on réponde ?
Ou devions-nous nous contenter de l’écouter ? J’entrouvris la bouche, mais rien n’en sortit.
« Nghiht… Orsol ghidi la… »
Un ton authentiquement pathétique nuança sa voix immonde. « Je l’ai tué », avait-elle dit. « Il n’est plus là. »
Oui, l’homme qu’elle aimait n’était plus là. Il ne serait plus jamais là. Et elle allait devoir vivre des siècles avec
ce monstrueux chagrin.
Un cri larmoyant s’échappa alors d’elle, un cri si ignoble qu’il me projeta au mur comme une bourrasque et
envoya Habiba se blottir contre moi, effrayée comme un chiot. Elle avait arrêté de réciter des versets.
La Bkaaya descendit du plafond et posa les pieds à terre. Sa silhouette était droite et raide. La lumière des
étoiles provenant de la fenêtre filtrait à travers sa robe blanche, créant sur elle une sorte de halo bleuté et
inquiétant. Elle avança alors, nous regardant gémir de terreur, et s’accroupit à notre hauteur. Je pouvais sentir
sur elle une étrange odeur de métal et de renfermé. J’étais à deux doigts de m’évanouir. Et puis… et puis…
comment dire ? Cette phrase m’est revenue.
L’amour est là, ou il n’est pas là.
J’avais les yeux fermés, mais je n’en avais pas conscience. Il n’y avait plus que ma terreur, le noir et le
souffle rauque de la Bkaaya.
L’amour est là, ou il n’est pas là.
Ce jinn avait tué un homme que le destin ne lui avait jamais réservé. L’amour qu’elle lui portait ne lui avait
jamais donné le droit de se l’approprier. L’amour n’avait juste jamais été là, et elle aurait dû l’accepter. Mais
elle ne l’avait pas fait. Elle avait eu tort.
L’amour est là, ou il n’est pas là.
L’amour ne serait plus jamais là pour la Bkaaya. Elle portait son chagrin comme un manteau
insupportablemet lourd, et ce poids l’empêcherait toujours d’avancer. Sa malédiction ne venait d’aucun diable
mais de sa propre personne, et elle ne le comprendrait jamais. Elle continuerait à en vouloir à la terre entière.
Elle continuerait à souffrir tant qu’elle n’étreindrait pas sa peine comme on étreint un ennemi à qui on pardonne.
J’ai pensé tout ça comme si mes pensées avaient appartenu à une autre. Ça me venait tout seul. Je sentais
toujours l’odeur âcre de la Bkaaya jusqu’à ce que j’ouvre soudain les yeux et que ces derniers se posent sur
notre chambre vide. J’y croyais à peine, tant mon soulagement était grand. La Bkaaya était partie.
Plus de fumée. Plus de pupilles brillantes. Plus d’atmosphère chargée d’angoisse que laissent les jnoun à leur
passage. Tout était profondément paisible.
- Ça va ? demandai-je fébrilement à ma sœur.
Elle ne répondit pas tout de suite. Sa gorge était si sèche qu’elle avait du mal à avaler sa salive.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? finit-elle par dire.
- Je ne sais pas. J’ai juste fermé les yeux et… je…
Elle se leva du sol sans m’écouter et alla ouvrir la porte. Notre mère était dans le couloir, les cheveux en pétard
et le visage déformé de frayeur.
- Les filles ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ?
Habiba se précipita sur elle en fondant en larmes, serrant sa taille comme si elle était à l’article de la mort, et je
ne sus que dire à ma mère qui me regardait d’un air éberlué.

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- Baya ? insista-t-elle.
- On a eu un peu peur à cause des pleurs de la Bkaaya, mais ça va. C’est passé.
Elle ne me crut pas. Je le sus tout de suite. Elle savait d’instinct qu’il y avait eu quelque chose de beaucoup plus
grave, mais elle ne savait pas comment me tirer les vers du nez. Sans doute avait-elle conscience que je redoutais
ses questions oppressantes et son attitude trop expressive qui la rendrait insupportable, et que je préférais sortir
tous les mensonges possibles, pourvu que ça me permette de me remettre au lit. Elle savait parfaitement que ce
comportement ne faisait que me fermer à elle, mais cette manière typiquement arabe d’en faire des caisses était
le seul moyen qu’elle connaissait de communiquer. Elle ne savait pas faire autrement.
- Ta sœur est en train de pleurer !
Je soupirai intérieurement.
- Je suis fatiguée, maman. Tout va bien, je te dis. Bonne nuit.
Je lui tournai alors le dos et retournai me coucher, laissant Habiba gérer notre mère et ses interminables
questions.

19
Le jour de notre départ, Malik me prit à part. Toute notre famille pleurait en se prenant dans les bras des uns
des autres, et j’étais contente d’échapper un instant à ce torrent d’émotions douloureuses. On allait encore passer
des années sans se voir, et je n’avais aucune envie de m’abandonner au déchirement que c’était.
- Je t’aime Baya, me dit-il à l’ombre d’un mur. Je suis désolé si je me suis mal exprimé la dernière fois,
mais je t’aime. Il fallait que tu le saches.
J’eus un sourire qui n’était destiné qu’à moi-même. Jamais je ne serais la femme de Malik, ni lui serait mon
mari, mais cette amour était vraie. Il était là. Légitime, quoi que quiconque en dise.
- Je t’aime aussi, répondis-je.
Et je l’embrassai sur les lèvres.

J’avais encore son odeur sur moi lorsque nous prîmes l’avion plusieurs heures plus tard. Je l’avais toujours
lorsque nous atterrîmes à Paris et que nous ressentîmes aussitôt le changement de climat comme une gifle. Et
même lorsque nous revînmes dans notre appartement et reprîmes notre vie normale, Malik était toujours dans
mon cœur.
Je le reverrais un jour, il n’y avait aucun doute. Je ferais à nouveau l’amour avec lui, et ça serait suffisant.
Un amour d’une autre sorte m’attendait ailleurs. Et j’étais prête pour lui.

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