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Nouvelles pratiques sociales

Les orphelins de Duplessis


Adje Van de Sande et François Boudreau

Des pratiques adaptées aux nouveaux temps de vie Résumé de l'article


Volume 13, numéro 2, décembre 2000 Différentes formes d’abus contre des individus ont eu lieu dans des
établissements publics au Canada. Cela est un fait de l’histoire canadienne du
URI : https://id.erudit.org/iderudit/000817ar xxe siècle. Les orphelins de Duplessis font partie de ces victimes d’abus. Ces
DOI : https://doi.org/10.7202/000817ar enfants, orphelins sous la tutelle de l’État, ont été placés en milieu
psychiatrique par le gouvernement de Maurice Duplessis, permettant à ce
dernier de toucher des subventions fédérales spécialement prévues pour la
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psychiatrie. La présente étude porte sur les perceptions et sur l’expérience
institutionnelle de ces enfants. Elle relate la lutte qu’ils ont menée, dans ses
dimensions légales et politiques, pour faire connaître l’injustice qui leur a été
Éditeur(s) faite et pour faire reconnaître leur statut d’« abusé ». Ils ont demandé
réparation au gouvernement provincial, à la profession médicale et à l’Église
Université du Québec à Montréal
catholique. Mandaté par la Commission du droit du Canada, ce texte n’engage
que ses auteurs.
ISSN
0843-4468 (imprimé)
1703-9312 (numérique)

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Van de Sande, A. & Boudreau, F. (2000). Les orphelins de Duplessis. Nouvelles
pratiques sociales, 13(2), 121–130. https://doi.org/10.7202/000817ar

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◆ Hors thème

Les orphelins
de Duplessis
Adje VAN DE SANDE
François BOUDREAU
École de service social
Université Laurentienne

Différentes formes d’abus contre des individus ont eu lieu dans des
établissements publics au Canada. Cela est un fait de l’histoire
canadienne du xxe siècle. Les orphelins de Duplessis font partie de
ces victimes d’abus. Ces enfants, orphelins sous la tutelle de l’État,
ont été placés en milieu psychiatrique par le gouvernement de
Maurice Duplessis, permettant à ce dernier de toucher des
subventions fédérales spécialement prévues pour la psychiatrie. La
présente étude porte sur les perceptions et sur l’expérience insti-
tutionnelle de ces enfants. Elle relate la lutte qu’ils ont menée, dans
ses dimensions légales et politiques, pour faire connaître l’injustice
qui leur a été faite et pour faire reconnaître leur statut d’« abusé ».
Ils ont demandé réparation au gouvernement provincial, à la
profession médicale et à l’Église catholique. Mandaté par la
Commission du droit du Canada, ce texte n’engage que ses auteurs.

INTRODUCTION

En juin 1998, l’Institut de développement humain a été mandaté et financé


par la Commission du droit du Canada (CDC) pour faire une étude sur les
personnes victimes d’abus dans des établissements publics. L’objectif général
de l’étude consistait à explorer les expériences et les opinions de ces victimes
au regard des démarches légales qu’elles avaient entreprises. Les objectifs
spécifiques de l’étude étaient les suivants :

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– Identifier la nature et l’étendue de l’abus des enfants institutionnalisés


au Canada.
– Documenter l’information pertinente aux expériences et aux
opinions des victimes d’abus institutionnel, ainsi que d’autres infor-
mateurs clés sur les options de compensations.
– Identifier l’éventail et la justification des options légales disponibles
au Canada pour les victimes d’abus institutionnel, ainsi que la manière
dont elles ont été intégrées à d’autres réponses institutionnelles (par
exemple, les programmes de soutien moral ou les programmes de
compensations).
– Examiner l’efficacité des options de type compensatoire établies pour
répondre aux besoins et aux désirs de solution des victimes d’abus
institutionnel.
– Identifier les principes, les politiques et les programmes devant assurer
la prévention, l’intervention rapide ainsi que les réponses les plus
aptes à neutraliser l’impact de l’abus institutionnel sur les victimes.
C’est en novembre 1997 que la ministre de la Justice, Madame Anne
McLellan, mandatait la Commission du droit du Canada pour évaluer :
Les moyens de réparer les sévices physiques et sexuels infligés à des enfants
placés dans des établissements dirigés, financés ou parrainés par l’État, qu’il
s’agisse d’internats pour enfants autochtones, d’écoles pour aveugles et sourds,
de centre de formation ou d’établissements de soins de santé mentale à long
terme. (CDC, 2000 : 1)
Une partie de cette étude portait sur un de ces groupes d’enfants, ceux
connus sous le nom « les orphelins de Duplessis ».

HISTORIQUE

Entre 1930 et 1964, plusieurs milliers d’enfants québécois abandonnés,


« illégitimes », orphelins ou autrement confiés aux soins de l’État par leurs
parents ont été élevés dans des établissements contrôlés par des congréga-
tions religieuses catholiques. Les soins qu’on leur a accordés étaient, au
mieux, rudimentaires. Selon les critères actuels, la discipline y était très sévère.
Ces enfants ont souvent été négligés, molestés et abusés sexuellement.
Dépourvus d’une éducation élémentaire digne de ce nom, plusieurs ont été
qualifiés de « débiles mentaux » ou de « retardés mentaux » et placés dans des
asiles où ils cohabitaient avec les schizophrènes, les déficients intellectuels
profonds et d’autres personnes internées. Sous la direction de la profession
médicale, plusieurs de ces enfants ont reçu des traitements normalement

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réservés aux psychiatrisés : électrochocs, isolations, médication excessive, etc.


Ces enfants ont collectivement été appelés « les enfants de Duplessis ». La
référence à l’ancien premier ministre du Québec, Maurice Duplessis (1944-
1959), vient du fait que c’est une décision de ce régime qui a créé cette
catégorie d’enfants.
Maurice Duplessis et son parti politique, l’Union nationale, avaient une
conception du rôle de l’État différente de celle du gouvernement fédéral, tout
particulièrement en matière de santé et de politique sociale. Après la Seconde
Guerre mondiale, le gouvernement fédéral adoptait une position favorable
à l’interventionnisme politique en guise de compromis entre la bourgeoisie
canadienne, d’un côté, et les classes ouvrière et moyenne, de l’autre. Cela
était plus particulièrement évident dans le domaine de la santé et du bien-
être social (Vaillancourt, 1988). Au même moment, le gouvernement
Duplessis renversait une tendance similaire mise de l’avant par le gouver-
nement Godbout et maintenait une position non interventionniste : « celle du
libéralisme économique et de la charité privée » (Vaillancourt, 1998 : 128).
Ainsi, alors que le Canada développait son État-providence, le gouvernement
de Duplessis poursuivait une stratégie non interventionniste dite résiduelle
et s’opposait à la création de l’État-providence. Duplessis appuyait en fait à
la fois les intérêts de la grande bourgeoisie monopoliste du Canada et des
États-Unis dans l’approche du laisser-faire économique, et les intérêts
beaucoup plus traditionnels des propriétaires terriens du Québec. Pour
répondre aux besoins de la population québécoise en matière de santé et
d’assistance sociale, ce gouvernement a maintenu une « sainte alliance » entre
l’État et l’Église. Duplessis laissait donc le contrôle total des établissements
de santé et de charité entre les mains de l’Église.

La prise de conscience de la population québécoise

La situation des enfants de Duplessis a été portée à l’attention du public


québécois par les médias. Des histoires de cas ont été publiées dans des livres
et plus tard portées à l’écran. La première histoire est parue dans le livre de
Jean Charles Pagé Les fous crient au secours (1961), qui expose la situation
des enfants dans les asiles. Même si le public n’a pas tellement réagi à ce
livre, celui-ci a néanmoins provoqué l’institution d’une commission d’enquête
qui a donné lieu à la publication du Rapport de la Commission d’étude des
hôpitaux psychiatriques (Bédard, Lazure et Robert, 1962), en 1962, plus
communément connu sous le nom de rapport Bédard. Ce rapport a attiré
l’attention sur le fait que plusieurs enfants, abusivement étiquetés « débiles
mentaux », ont été institutionnalisés avec des gens qui souffraient de véritables
maladies mentales ; il a largement contribué à mettre un terme à cette pratique.

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Même si la pratique de placer des enfants en institution psychiatrique


a cessé au début des années 1960, le problème suivant demeurait : des milliers
d’enfants grandissaient et quittaient ces institutions pour la vie à l’extérieur,
sans avoir bénéficié d’une éducation et d’une socialisation adéquates. Cette
situation a été décrite dans le livre Ma chienne de vie, publié en 1964 par
Jean-Guy Labrosse. Labrosse a publié deux autres ouvrages sur ce thème
dans les années 1970. Mais au cours des deux décennies suivantes, on entend
très peu parler des enfants de Duplessis. Beaucoup plus tard, après quelques
reportages à la télévision, un autre livre important, Les enfants de Duplessis,
a été écrit par Pauline Gill (1991). Elle y raconte l’histoire d’Alice Quinton,
élevée dans deux de ces établissements. Peu après, Bruno Roy, lui aussi, un
enfant de Duplessis, décrit en détail les conditions endurées par ces enfants
dans son livre Mémoire d’asile (1994). Enfin, en 1998, une minisérie a
été produite par la télévision de Radio-Canada ; le film était basé sur un
autre livre écrit par Roy, Les calepins de Julien (1998). La situation des
enfants de Duplessis est aujourd’hui passablement connue de la population
québécoise.

L’histoire des aspects légaux

L’initiative des enfants de Duplessis pour obtenir réparation des conditions


endurées dans leur jeunesse a été entamée en 1992 lorsque Hervé Bertrand
et d’autres orphelins ont rencontré l’avocat Robert Fauteux, lui demandant
son appui pour intenter un recours collectif. Fauteux a formé une équipe avec
quatre autres avocats. La première étape de leurs travaux a consisté à iden-
tifier les enfants institutionnalisés. Après plus d’un an de travail, l’équipe a
réussi à rencontrer presque 1 800 orphelins ayant vécu dans sept établis-
sements différents du Québec. Un comité spécial qui avait pour fonction de
représenter les intérêts des orphelins a été créé : le Comité des orphelins et
des orphelines institutionnalisés de Duplessis (COOID). Des sous-comités ont
été formés pour les orphelins de chacun des sept établissements impliqués
dans ce recours collectif. Au début, un conseil d’administration restreint et
informel, sous la direction de Jean-Guy Labrosse, supervisait les travaux des
différents sous-comités. Plus tard, lorsqu’un meilleur contrôle administratif
se révéla nécessaire, un comité exécutif a été formé ; Hervé Bertrand en a
assumé la présidence. L’équipe légale a alors été élargie : deux autres avocats,
un sociologue, un psychologue et un historien ont été invités à prendre part
aux travaux du groupe. Cette équipe élargie a effectué une recherche sur les
différents aspects légaux et historiques du cas, en vue de mieux décrire le
contexte légal, social, économique et religieux dans lequel s’étaient déroulés
les événements et pour démontrer que les orphelins ont tous été victimes
« d’actes similaires ».

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La première étape légale a consisté à soumettre une demande de sub-


ventions au Fonds d’aide au recours collectif pour entamer des procédures
légales contre l’État, les congrégations religieuses et la profession médicale.
Cette demande a été rejetée en cour sous prétexte que les orphelins n’avaient
pas été victimes d’actes similaires, mais d’actes différents et individuels. Un
appel a été interjeté, mais le cas a également été rejeté pour les mêmes
raisons. L’équipe légale a de nouveau rencontré les orphelins, presque 1000,
dans le but d’accumuler des preuves qu’un nombre important d’actes per-
pétrés individuellement avaient, de fait, été similaires. Deux autres avocats,
ainsi que des experts en recours collectifs, ont été embauchés pour reprendre
le dossier. La demande d’aide financière au recours collectif a alors été pré-
sentée à la Cour supérieure du Québec. Après cinq jours de témoignages, le
cas des orphelins de Duplessis a encore une fois été rejeté pour les mêmes
motifs. On a suggéré que les orphelins devaient approcher individuellement
le système judiciaire criminel avec leur dossier. Après deux ans de travail et
un effectif allant jusqu’à 20 personnes, le dossier des orphelins et de l’équipe
légale se trouvait dans un cul-de-sac.
Entre-temps, quelques orphelins ont été approchés individuellement par
le service de police de la Communauté urbaine de Montréal dans le but de
porter des plaintes formelles concernant des actes de nature criminelle. Mais
comme ces cas provenaient de toutes les régions de la province, l’enquête a
été transférée au service de police de la Sûreté du Québec. Les policiers de
la Sûreté du Québec ont enquêté sur 241 cas soumis par les orphelins. Même
si la plupart des orphelins sont d’avis que les policiers ont enquêté de manière
professionnelle, quelques-uns ont tout de même souligné que le langage des
policiers leur était peu familier, ce qui semblait compliquer leur démarche.
Certains orphelins ont même dit que les policiers tentaient de créer de la
confusion. Les procureurs de la Couronne impliqués dans ce dossier ont
rencontré toutes les victimes. Finalement, ils ont décidé de ne procéder à
aucune poursuite, et ce, pour diverses raisons. Par exemple, ils ont prétexté
que les orphelins ne constituaient pas de bons témoins, que les accusés étaient
trop vieux et que certains étaient morts. Bref, la Couronne a déterminé que
les accusations étaient trop faibles pour procéder aux poursuites.
Il est important de noter qu’un orphelin a décidé de procéder seul, sans
l’appui du Bureau du procureur de la Couronne ; le cas en était un d’agres-
sion sexuelle et l’accusé a plaidé coupable à l’accusation. Cela a au moins
permis de constater que certaines des causes étaient, après tout, légitimes
et suffisamment solides pour que l’on procède à des accusations. En revanche,
dans ce cas, il n’y a eu ni procès, ni dédommagements, et les résultats de la
cause n’ont pas été publiés. En dépit de ce développement, Paul Bégin, alors
ministre de la Justice du Québec, a annoncé en 1993 que le dossier des
orphelins de Duplessis était clos.

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Croyant qu’il ne restait pas d’autres options légales, des représentants


du COOID ont approché le Bureau du protecteur du citoyen ; ce dernier a fait
une enquête qui a duré six mois. En janvier 1997, un rapport a été publié dans
lequel le protecteur du citoyen a indiqué qu’il était inutile de chercher quelqu’un
à blâmer. Il a toutefois formulé plusieurs recommandations, suggérant, entre
autres, que les orphelins méritaient des excuses publiques de la part du gou-
vernement du Québec, de la profession médicale et des organismes religieux,
qu’ils méritaient des dédommagements et que ces sommes devraient être mises
de côté pour défrayer les coûts de programmes de thérapies pour les victimes
qui en éprouvaient le besoin. Le rapport a été présenté à la Commission des
institutions de l’Assemblée nationale. Cette commission de 12 membres,
représentants tous les partis politiques présents à l’Assemblée nationale, a
unanimement endossé le rapport du protecteur du citoyen. Très peu de temps
après, le premier ministre Lucien Bouchard a indiqué publiquement qu’il voulait
régler le dossier des orphelins de Duplessis. Dix-huit mois plus tard, au moment
de cette étude, le dossier était toujours en suspens.

M É THODOLOGIE

Nous devions donc explorer les expériences et les opinions des orphelins de
Duplessis. Nous avons procédé par une série d’entretiens à questions
ouvertes, non structurées. Le canevas d’entrevue a été élaboré par l’Institut
de développement humain en collaboration avec la Commission du droit.
Étant donné que la majorité des orphelins sont unilingues francophones,
les fiches d’information, le formulaire de consentement et le questionnaire
de l’étude ont été traduits en français par le chercheur principal. En plus des
données obtenues grâce aux entretiens individuels, le COOID a fourni au
chercheur des documents légaux, de la correspondance, les cassettes vidéo
de la minisérie, ainsi que des articles de journaux. Les livres qui ont été écrits
par les orphelins et sur les orphelins, en plus du rapport du protecteur du
citoyen, ont complété l’ensemble des données.
La phase de la collecte de données pour cette recherche a débuté le
17 août 1998. Au moment de la rédaction, 19 orphelins et 6 professionnels
avaient participé aux entretiens (19 entrevues ont été réalisées dont 2 par
téléphone). Ce qui suit est le résultat de l’analyse des données et quelques-
uns des principaux thèmes qui s’en sont dégagés.

LES R
RÉÉ SULTATS

Dans plusieurs autres cas d’abus de jeunes qui ont eu lieu dans des établis-
sements de santé ou d’éducation (le plus connu étant Mount Cashel à Terre-

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Neuve), il y a eu au moins reconnaissance, par les instances impliquées,


qu’une injustice avait été commise. Dans le cas des enfants de Duplessis, au
moment de la collecte des données, il n’y avait même pas eu cette recon-
naissance, ni de la part du gouvernement du Québec, ni de celle de l’Église
catholique, ni de la profession médicale du Québec. Cela se reflète donc
dans le thème le plus important mentionné par les informateurs, qui sou-
lignent cet intense besoin ressenti de faire reconnaître qu’une injustice a été
commise1. Même s’ils comprennent et acceptent que les normes de disci-
pline de cette époque étaient différentes de celles d’aujourd’hui, ils ne peuvent
accepter de n’avoir pas été éduqués et, plus encore, ils acceptent très mal
d’avoir encore et toujours à vivre avec l’étiquette « débile mental » qui leur a
été accolée. C’est cette pratique d’étiquetage, largement répandue à l’époque,
qui demeure insupportable, source de stigma et d’une faible estime de soi.
Un des plaignants croyait même que cette étiquette lui avait été assignée avant
sa date de naissance2. On a obligé les orphelins à vivre avec ces étiquettes
toute leur vie.
Voyons maintenant les thèmes qui ont émergé des entrevues.

Soutien moral pour les orphelins


Le recours collectif
La plupart des orphelins ont parlé du recours collectif initié par le COOID.
En fait, le COOID a été créé pour faciliter le recours collectif ; beaucoup de
temps et d’énergie ont donc été investis dans cette entreprise. Au début,
l’espoir était grand, plusieurs pensaient qu’on allait finalement leur rendre
justice. Malheureusement, l’initiative n’a pas abouti, faute de fonds. Pour faire
avancer le dossier, on a demandé que chaque orphelin débourse 300 $ pour
payer le travail des avocats. Étant donné que la plupart de ces personnes n’ont
pour seul revenu qu’un chèque mensuel d’assistance sociale, elles ne pouvaient
payer le montant demandé. Souvenons-nous que toutes les demandes d’aide
financière avaient été refusées ; ce qui a fait dire à plusieurs qu’il n’y avait de
justice que pour les riches.
La plupart des faits relatés par les orphelins, comme le fait d’avoir été
placés dans des hôpitaux psychiatriques et de ne pas avoir reçu une éducation
adéquate, n’ont pas été contredits par le porte-parole des congrégations
religieuses. La réponse que ces dernières ont donnée tournait essentiellement
autour du fait que la situation de l’époque, en particulier le manque de personnel

1. Depuis ce temps, le gouvernement du Québec et la profession médicale ont présenté des excuses
formelles aux orphelins de Duplessis. L’Église catholique n’a cependant pas encore donné suite à
cette requête.
2. Cette affirmation a été remise en question par le COOID.

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et d’argent, les empêchait de faire autrement et que, finalement, elles ont


fait leur possible avec les moyens à leur disposition.

L’Enquête policière
La plupart des orphelins qui ont participé à l’étude ont confirmé qu’ils ont
également participé à l’enquête policière qui a eu lieu en 1992 et 1993. Les
enquêteurs du service de la police avaient alors rencontré 241 victimes d’abus.
Quelques-uns ont trouvé cette enquête intimidante, demeurant sous l’impression
que les policiers leur ont manqué de respect et qu’ils utilisaient un langage
difficile à comprendre, utilisé expressément pour créer de la confusion. Par
exemple, on a demandé à un homme qui avait déposé une plainte d’abus
sexuel, s’il avait été sodomisé ; comme cet homme ne savait pas ce que ce mot
voulait dire, il a répondu non. Les policiers ont conclu qu’il n’y avait pas eu
d’abus sexuel.
La plupart des orphelins ont cependant eu l’impression que les policiers
faisaient leur possible pour les aider. Ils croient même que les policiers avaient
les mains liées par le Bureau du procureur de la Couronne. Un informateur
a décrit comment s’était déroulée une entrevue avec la procureure de la
Couronne et un policier. La procureure n’acceptait apparemment pas le
témoignage de l’informateur, même si le policier le défendait devant la
procureure et confirmait le témoignage. Selon l’informateur, le policier se
faisait dire par la procureure de se taire.
Les orphelins sont unanimes dans leur condamnation de la procureure
de la Couronne responsable du dossier. Leur point de vue variait entre « elle
a fait le minimum » et « elle voulait simplement protéger ceux qui étaient au
pouvoir ». Les plaignants ont senti qu’aux yeux de la procureure, c’étaient
eux les coupables. Un plaignant, qui rencontrait la procureure dans un petit
bureau, s’est fait dire : « Vous n’obtiendrez jamais justice dans ce cas. Si vous
voulez la justice, il faut aller voir les politiciens. »
Sur la question de l’abus, le porte-parole des congrégations religieuses
a indiqué sans équivoque que les religieuses n’avaient jamais abusé des
enfants. Elles disposaient alors de moyens limités pour contrôler le compor-
tement des enfants, elles avaient certes utilisé des moyens qui ne seraient
pas acceptés aujourd’hui, mais qu’à son avis les histoires de mauvais
traitements de la part des religieuses étaient exagérées.

Niveau de satisfaction
La plupart des orphelins se sont dits très insatisfaits des différentes options
légales qui s’offraient à eux. Plusieurs ont éprouvé une forte déception à la
suite de la faillite du recours collectif. Ceux qui avaient auparavant été

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impliqués dans la cause étaient soit morts ou refusaient tout simplement de


s’impliquer davantage dans la lutte du COOID ou dans tout type d’activités
se rapportant à la question des orphelins.
Un orphelin a poursuivi son agresseur en cour sans l’aide du procureur
de la Couronne. La plainte portait sur une agression sexuelle et l’agresseur
a plaidé coupable. Mais le plaignant a été déçu des retombées de ses
démarches. Le fait que l’accusé ait plaidé coupable a fait en sorte qu’il n’y a
pas eu de procès, aucune publicité sur l’affaire, et que, par conséquent, les
autres orphelins n’ont pu se rendre compte que justice avait été rendue. De
surcroît, il n’y a pas eu de dédommagements. Nonobstant le fait que la
Couronne a décidé de ne pas procéder aux poursuites criminelles, ce dernier
cas a confirmé que la cause des orphelins de Duplessis était juste.

Les raisons de s’impliquer, les choix disponibles,


les changements suggérés et les besoins exprimés

Les seuls aspects légaux de la cause dans lesquels les orphelins de Duplessis
ont été impliqués sont l’enquête policière et le recours collectif. Les infor-
mateurs sont d’avis qu’ils ont été intimidés, par le service de la police dans
certains cas et par la procureure de la Couronne dans d’autres. Mais chacun
d’eux a participé directement ou indirectement dans ces deux démarches.
Certains ont exprimé leur frustration relativement au maigre résultat concret
obtenu et ont indiqué que la poursuite de leur lutte était une perte de temps.
Les informateurs ont déclaré qu’on ne leur avait pas vraiment donné
de choix quant aux options légales qui s’offraient à eux. Au moment de
l’étude, ils n’étaient pas encore à l’étape de la discussion sur les formes de
compensations possibles ou souhaitables ; ils se méfiaient de tout ce qui venait
du gouvernement. Ce qui devait changer, selon eux, c’était l’attitude du
gouvernement, de l’Église catholique et de la profession médicale. Chacune
de ces instances semblait plus soucieuse de se protéger que de trouver une
solution au problème soulevé. L’opinion exprimée a été unanime. Ici encore,
les informateurs croyaient qu’ils méritaient au moins des excuses publiques
et une forme de compensation financière. Cela leur permettrait de clore ce
chapitre de leur passé et leur assurerait peut-être, ainsi qu’à leurs familles,
de ne pas finir leurs jours dans un état de pauvreté extrême.

CONCLUSION

Les enfants orphelins internés sous le régime Duplessis pour des raisons
pécuniaires ont perdu beaucoup. Presque tous ont perdu la chance de vivre
une vie familiale normale, une carrière et une santé morale non perturbée

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par des souvenirs d’abus. Leur qualité de vie actuelle est généralement bien
pauvre. Une étude conjointe de l’Université McGill et de l’Hôpital général
juif de Montréal (Signal, Rossignol et Perry, 1999) a comparé l’état de santé
mentale des membres du COOID, tel qu’il apparaissait en 1997, avec celui
d’un groupe de citoyens à faible revenu lors d’une étude réalisée en 1987.
On a trouvé des différences considérables entre les deux groupes. L’étude a
démontré que tous les indices de santé des membres du COOID (par exemple,
l’indice de stress, celui des maladies chroniques, du suicide ou des problèmes
généraux et personnels) pointaient vers un pire état que ceux du groupe de
comparaison.
Les orphelins de Duplessis, victimes du système de l’époque, comptent
actuellement parmi les gens les plus vulnérables dans la société. Leurs faibles
ressources financières, l’absence d’éducation pertinente et leur fragile estime
de soi font que ces gens n’ont pas les ressources nécessaires pour poursuivre
une lutte prolongée. Ils sont aussi de plus en plus âgés ; ils ont besoin de mettre
un terme à cette histoire, de tourner la page. Ils demandent des excuses
publiques pour l’injustice qu’ils ont vécue et ils ont besoin d’une forme de
compensation pour que le reste de leurs jours soit un peu moins difficile et
pour que, symboliquement, ils sentent que la société reconnaît sa faute.

Bibliographie
BÉDARD, Dominique, L AZURE , Denis et Charles A. R OBERT (1962). Rapport de la
Commission d’étude des hôpitaux psychiatriques, Québec.
CDC (2000). La dignité retrouvée : la réparation des sévices infligés aux enfants dans les
établissements canadiens, Sommaire, Ottawa, Commission du droit du Canada,
Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, 37 pages.
GILL, Pauline (1991). Les enfants de Duplessis. L’histoire vraie d’Alice Quinton, Montréal,
Éditions Libre Expression.
LABROSSE, Jean-Guy (1964). Ma chienne de vie, Montréal, Éditions du Jour.
PAGÉ, Jean Charles (1961). Les fous crient au secours, Montréal, Éditions du Jour.
ROY, Bruno (1998). Les calepins de Julien, Montréal, XYZ Éditeur.
ROY, Bruno (1994). Mémoire d’asile : La tragédie des enfants de Duplessis, Montréal,
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SIGNAL, J., ROSSIGNOL, M. et J.C. PERRY (1999). « Some Psychological and Physical
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VAILLANCOURT, Yves (1988). L’évolution des politiques sociales au Québec : 1940-1960,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

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