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La lignée

Rahab Une femme de foi


Tamar

LA LIG N É E D E L A G R ÂC E
de la grâce Rahab

Tamar • Rahab • Ruth • Bath-Chéba • Marie


Ruth

Chacune eut à relever Bath-Chéba


des défis extraordinaires.
Chacune prit de grands
risques personnels pour Marie
répondre à son appel.
Chacune fut destinée à Dans ce livre, vous
jouer un rôle clé dans la découvrirez Rahab.

Rahab
généalogie de Jésus-Christ, Exploitée par des
le Sauveur du monde. hommes qui ne virent
Francine Rivers, fidèle à que sa beauté
l’Écriture, donne vie à extérieure, Rahab
ces femmes, et les amène s’accrocha à sa foi dans
à nous parler d’une façon un Dieu tout-puissant.
nouvelle et bouleversante. Apprenez avec elle
cette vérité stupéfiante :

Une femme
RIVERS
Dieu cherche et trouve
ceux dont le cœur est

de foi
incliné vers lui, peu
importe à quel point ils
sont éloignés.

9,90 €
ISBN 978-2-910246-01-3

9 782910 246013 F R A N C I N E R I V E R S
Rahab
Une femme
de foi
L A L I G N É E D E L A G R Â C E
Tamar • Rahab • Ruth • Bath-Chéba • Marie

Rahab
Une femme
de foi

F R A N C I N E R I V E R S

Éditions BLF • Rue de Maubeuge


59164 Marpent • France
Rahab, une femme de foi

Édition originale publiée en langue anglaise sous le titre :


Unashamed • Francine Rivers
© 2000 Francine Rivers
Traduit et publié avec permission. Tous droits réservés.

Édition en langue française :


Rahab, une femme de foi • Francine Rivers
© 2002 BLF Europe • Rue de Maubeuge • 59164 Marpent • France
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés.

Traduction : Sabine Bastin


Impression nº XXXXX • IMEAF • 26160 La Bégude de Mazenc

Sauf mentions contraires, les citations bibliques sont extraites de


la Bible du Semeur. Texte copyright © 2000 Société Biblique Internationale.
Avec permission.

ISBN 978-2-910246-01-3
Dépot légal 1er trimestre 2014

Index Dewey (CDD) : 220.922


Mots-clés : 1. Bible. Ancien Testament.
2. Femmes dans la Bible. Biographie. Rahab.
3. Fiction.
À toutes les femmes persuadées que
leurs erreurs passées leur ôtent la moindre
chance de bonheur futur. Tournez-vous
vers Jésus et goûtez aux délices qu’il tient
en réserve pour vous.
Aucun projet ne se concrétise jamais sans l’aide de
nombreuses personnes. Je voudrais remercier mon mari,
Rick, qui me soutient et m’encourage depuis le début de ma
carrière littéraire.
J’aimerais aussi exprimer toute ma gratitude envers Jane
Jordan Browne et Scott Mendel pour avoir mis leur foi et
leurs ressources à contribution. Je suis également
reconnaissante à Liz Curtis Higgs et à son mari, Bill, pour le
partage de leur impressionnante bibliographie, et à Angela
Elwell Hunt, ma superwoman préférée, une femme à qui
j’aimerais ressembler.

Je tiens aussi à remercier mon éditrice, Kathy Olson,


pour s’être lancée dans l’aventure et m’avoir poussée à
relever le défi.

Toute ma gratitude va également à Jim et Charlotte


Henderson pour leur gracieuse hospitalité et à John et
Merritt Atwood pour le prêt de leur magnifique cottage sur
Whidbey Island, pour une session de travail avec ma chère
amie, Peggy Lynch, qui a écrit les sections « Réflexion » de
ces romans.
Merci aussi à Peggy pour son désir de participer à ce
projet et pour m’avoir amenée à plonger toujours plus
profondément dans les Écritures pour y trouver les joyaux
qu’elles recèlent.
introduction

Cher lecteur,
Vous tenez entre les mains le deuxième d’une série de
cinq romans consacrés aux femmes issues de la généalogie de
Jésus. Ces femmes vécurent en Orient en des temps anciens
et pourtant, leur vie s’applique à la nôtre et aux problèmes
complexes auxquels nous sommes confrontés dans notre
société moderne. Elles se tinrent sur la brèche. Elles firent
preuve de courage. Elles prirent des risques. Elles réussirent
l’inattendu. Elles menèrent une existence audacieuse,
commettant parfois des erreurs, de graves erreurs. Ces
femmes n’étaient certes pas parfaites. Pourtant Dieu, dans
son infinie miséricorde, les inscrivit dans son plan parfait
visant la naissance du Christ, le Sauveur de l’humanité.
Nous vivons à une époque marquée par le désespoir et
l’agitation. Des millions d’individus cherchent des réponses
à leurs questions. Ces femmes nous indiquent la voie à
suivre. Les leçons qu’elles nous enseignent sont tout aussi

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Rahab

pertinentes aujourd’hui qu’elles le furent jadis, il y a des


milliers d’années.
Tamar est une femme d’espoir.
Rahab est une femme de foi.
Ruth est une femme d’amour.
Bath-Chéba est une femme qui reçut une grâce illimitée.
Marie est une femme d’obéissance.
Ces personnages historiques ont véritablement vécu. J’ai
raconté leur histoire en m’appuyant sur les textes bibliques.
Certains de leurs actes peuvent nous heurter, mais il nous
faut replacer ces femmes dans le contexte de leur époque.
Ce livre est une œuvre de fiction historique. La trame de
l’histoire nous est fournie par la Bible et j’ai commencé par
rapporter les faits que nous livre le texte sacré. À partir de
telles fondations, j’ai créé une action, des dialogues, des
motivations personnelles et, dans certains cas, des
personnages supplémentaires tout à fait compatibles, selon
moi, avec le texte biblique. Je me suis efforcée de demeurer
fidèle en tout point à son message, n’ajoutant que ce qui
s’avérait nécessaire à sa compréhension.
À l’issue de chaque roman, nous avons inclus une
petite section d’étude. L’ultime autorité concernant les
personnages bibliques est la Bible elle-même. Je vous
encourage donc à la lire pour une meilleure compréhen-
sion. Et je prie qu’à la lecture de la Bible, vous preniez
conscience de la continuité, de la cohérence et de la
confirmation du plan de Dieu au fil des siècles, un plan
qui vous inclut personnellement.
Francine Rivers

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plantons le décor…

Les fils d’Israël, le peuple élu de Dieu, emmenèrent leurs


familles en Égypte pour échapper à la famine qui sévissait
dans le pays. L’un des douze frères, Joseph, occupait une
position prestigieuse au sein du gouvernement égyptien et
sa famille au sens large fut donc honorée au même titre que
les invités personnels du Pharaon.
Mais les années passèrent et les Hébreux s’accrurent. Ils
perdirent la faveur des Égyptiens, dont ils finirent par
devenir les esclaves. Il fallut l’impulsion de Moïse (et une
série de miracles stupéfiants accomplis par Dieu lui-même)
pour les délivrer. Dieu ramenait ses enfants chez eux, en
terre de Canaan, le pays de la promesse qui appartiendrait à
son peuple à tout jamais.
Sur le point de réclamer leur « Terre promise », les
Israélites manquèrent de foi en Dieu. Craignant la
puissance des Cananéens, ils refusèrent d’obéir au
commandement divin d’avancer et de s’emparer du pays.
Leur incrédulité et leur désobéissance eurent pour

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Rahab

conséquence le report de l’accomplissement de la promesse


divine. Pendant quarante années, les Israélites errèrent dans
le désert, comme des nomades. Tous les adultes qui avaient
quitté l’Égypte (et s’étaient rebellés contre Dieu) moururent
dans le désert.
Enfin, une nouvelle génération s’éleva, prête à prendre sa
place au sein de l’armée de Dieu et à réclamer la Terre jadis
promise à ses ancêtres. De la multitude qui avait quitté
l’Égypte à l’origine, seuls Moïse et ses deux lieutenants,
Josué et Caleb, survécurent.
Le peuple d’Israël s’approcha alors pour la seconde fois
de la Terre promise et nul ne put lui résister. D’abord, le roi
d’Arad, puis le Roi Sihôn des Amoréens et le roi Og du
Basan, tous passèrent au fil de l’épée et leurs armées furent
anéanties. En désespoir de cause, le roi Balaq de Moab fit
appel à un sorcier, Balaam, pour maudire les Israélites.
Horrifié, Balaq vit au contraire Dieu utiliser Balaam pour
bénir son peuple élu.
Enfin, même les cinq rois de Madian échouèrent à
stopper l’avancée de l’armée d’Israël. Les rois Evi, Réqem,
Tsour, Hour et Réba moururent tous sur le champ de
bataille, leurs armées furent détruites, leurs villes et leurs
villages incendiés et leurs richesses pillées en guise de butin.
Le temps était venu. Le peuple de Dieu était prêt à
réclamer l’héritage de l’Éternel : la Terre promise. Après
avoir désigné Josué comme nouveau chef sur Israël, le
vénérable Moïse mourut et le peuple se prépara à franchir
l’ultime obstacle qui le séparait encore de Canaan : le
Jourdain, gonflé de ses crues printanières.
Et toutes les nations tremblèrent quand la nouvelle se
répandit qu’Israël venait d’installer son campement à

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une femme de foi

Chittim, non loin de Jéricho, la ville fortifiée, située aux


portes de Canaan. Alors, à l’abri ses murailles, Jéricho
attendait…

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chapitre un

DE SA FENÊTRE percée dans la muraille,


Rahab scrutait la plaine de Jéricho, le cœur rempli
d’exaltation et de crainte. Au loin, de l’autre côté du
Jourdain, se dressait le campement des Israélites. Seule la
crue du fleuve leur faisait encore obstacle. Bientôt, ils
traverseraient les flots et s’opposeraient au roi de Jéricho
avec la même férocité qu’ils avaient manifestée contre
Sihôn, Og et les cinq rois de Madian. Et tous à Jéricho
périraient.
Le roi avait fait doubler la garde aux portes de la ville et
poster des soldats sur les remparts. Peine perdue ! La
destruction pointait à l’horizon. L’unique espoir consistait à
se rendre et à implorer la miséricorde de l’ennemi. Le roi
s’inquiétait du nombre des envahisseurs, tout en mécon-
naissant le véritable danger : le Dieu des Hébreux. L’armée
entière du Pharaon n’avait pas suffi à le vaincre quarante ans
plus tôt. Tout le panthéon égyptien s’était avéré incapable

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Rahab

de sauver l’Égypte. Mais le roi de Jéricho ne songeait qu’à


consolider les murailles, amasser des armes et recruter des
soldats ! Les hommes n’apprendraient-ils donc jamais ?
Jéricho était condamnée !
Et Rahab était prisonnière de la ville, captive d’une
existence qu’elle s’était façonnée des années auparavant.
Quel espoir pouvait-elle bien nourrir, elle, une vulgaire
prostituée ? Son destin avait été forgé des années plus tôt,
alors qu’elle sortait à peine de l’enfance : fille de paysan,
choisie par un roi.
— Tu dois y aller ! avait dit son père. Tant que tu vivras
dans le palais et que tu lui plairas, je prospérerai. En ce
moment même, il arrange des mariages pour tes sœurs. Si
tu refuses, il te prendra de toute façon, en me tuant d’abord
pour ôter le moindre obstacle de sa route. Songe à
l’honneur qui t’est fait, Rahab. Il ne choisit que les filles les
plus belles !
Un honneur ?
— Mais il m’épousera, n’est-ce pas, père ?
Honteux, Abiasaph avait détourné le regard et Rahab
avait compris la naïveté de sa question. Le roi avait
plusieurs épouses, toutes choisies à des fins politiques.
Rahab ne possédait rien dont un roi n’eût besoin, si ce
n’était un corps qu’il utiliserait à sa guise.
À l’époque déjà, malgré son jeune âge, elle savait que la
convoitise des hommes s’enflammait, mais que des
charbons ardents finissent toujours par tiédir. Une semaine,
un mois, voire peut-être un an plus tard, le roi se fatiguerait
d’elle et la renverrait chez elle, vêtue d’une magnifique
tunique babylonienne et de quelques bijoux en or que son
père confisquerait et vendrait pour son profit.

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une femme de foi

— Quand je reviendrai, me permettras-tu encore de


vendre des dattes et des grenades sur le marché, père, ou
finirai-je comme tant d’autres, contrainte de vendre mon
corps pour une bouchée de pain ?
Honteux, il s’était couvert la tête pour verser des larmes
amères. Elle l’avait détesté pour avoir profité de son
malheur, détesté pour s’être répandu en excuses, détesté
pour avoir prétendu qu’elle serait plus heureuse dans le
palais du roi que dans l’humble maison où elle vivait avec
son père, sa mère, ses frères et ses sœurs. Elle l’avait détesté
parce qu’il n’avait pas eu le pouvoir de la protéger.
Mais par-dessus tout, elle avait détesté sa propre
impuissance.
Malgré sa colère, Rahab savait que son père ne pouvait la
sauver des caprices du roi. Un roi pouvait prendre à sa guise
ce que bon lui semblait. Les compensations de tous ordres
offerts par le souverain servaient à calmer toute velléité de
révolte. La vie était dure et incertaine, mais si l’opportunité
se présentait, une fille au physique avantageux pouvait lever
bien des obstacles. Exemption d’impôts. Mise à disposition
de terres fertiles. Position élevée à la cour. Le roi était
généreux quand il y trouvait son intérêt, mais sa générosité
ne durait généralement que le temps de sa convoitise.
Appuyée sur les coudes, Rahab observait le paysage. Elle
se souvenait de ses premiers jours au palais. Elle s’était jurée
de ne pas finir comme un vieil objet que l’on méprise. Elle
n’avait eu de cesse que sa malheureuse situation lui procurât
un avantage quelconque et que l’homme qui l’utilisait pour
son plaisir servît son avenir. Elle avait caché sa rancœur et
son dégoût, feignant d’aimer les caresses du roi. Mais, à tout
moment passé en sa compagnie, son esprit était resté aux

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Rahab

aguets, telle une lionne qui épie patiemment sa proie pour


débusquer son point faible. Et Rahab n’avait pas tardé à le
découvrir : l’arrivée constante d’émissaires, d’espions et de
messagers. Sans le flot d’informations ainsi acheminées, le
roi aurait ignoré qui étaient ses ennemis ou quelles jalousies
mesquines et soulèvements secrets couvaient à son insu.
« Donne-moi une maison et je collecterai des informa-
tions pour toi », avait-elle proposé avec audace, dès qu’elle
eut compris où était sa chance. Comme le roi avait ri de sa
perspicacité ! Elle avait ri avec lui, sans cesser de le charmer
et de solliciter d’autres privilèges. Elle n’avait jamais lâché
prise, tant elle voulait posséder quelque chose de concret en
quittant le palais, quelque chose qui lui permettrait de s’en
tirer seule et de gagner sa vie confortablement et durable-
ment. Elle le méritait après avoir souffert les caresses de ce
vieil homme gras, nauséabond et arrogant !
Et elle était parvenue à ses fins : un toit, une existence
prospère et l’illusion de l’indépendance. Le roi lui avait
donné une maison près de la porte orientale pour qu'elle
observe les allées et venues à l’entrée de Jéricho. Depuis
douze ans, elle s’installait à cette fenêtre et choisissait les
hommes qui partageaient son lit, des hommes susceptibles
de lui fournir des renseignements qui préserveraient le trône
du roi et augmenteraient sa richesse. Chacune des
transactions qu’elle concluait lui rapportait doublement.
Les hommes payaient pour coucher avec elle et le roi payait
pour les miettes d’information ainsi glanées. Elle en savait
plus que le roi lui-même sur ce qui se passait à l’extérieur
des murailles de Jéricho. Et quand elle voulait savoir ce qui
se passait à l’intérieur du palais, elle interpellait Cabul, le

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une femme de foi

capitaine de la garde. Il ne manquait jamais de révéler dans


ses bras tous les secrets du moment.
Elle possédait une demi-douzaine de robes babylo-
niennes, des coffrets incrustés d’ivoire et remplis de bijoux.
Sa maison était meublée d’objets précieux et le sol était
couvert de tapisseries multicolores. Ses clients dormaient
sur des draps de soie colorés, les plus fins venus d’Égypte,
parfumés de myrrhe, d’aloès et de cannelle. Elle pouvait
s’offrir les mets les plus délicats et les vins capiteux les plus
chers. Tous dans la ville savaient qu’elle était l’amie et la
confidente du roi. Tous savaient aussi qu’elle était une
putain.
Mais nul ne savait combien elle détestait la vie qu’elle
menait. Nul ne devinait combien elle se sentait impuissante
face au destin que lui avaient imposé son père et son
souverain. Beaucoup se seraient étonnés de son amertume.
Extérieurement, elle menait une existence enviable. Le roi la
respectait, les hommes la désiraient et elle pouvait choisir
ses clients. Certaines femmes à Jéricho enviaient même son
indépendance. Elles ignoraient la sensation douloureuse
d’être utilisée, dépouillée de la moindre humanité.
Aujourd’hui encore, même si elle possédait sa propre
maison et un cadre de vie somptueux, Rahab était incapable
d’apporter le moindre changement à sa vie. Elle en était
prisonnière.
Et tous ignoraient le feu qui brûlait en son cœur.
Personne ne soupçonnait la rancœur accumulée, la fureur
contenue, l’envie dévorante de briser ses liens et de prendre
la fuite. Elle se trouvait dans une prison bâtie par d’autres,
une prison qu’elle avait réussi à remplir de trésors terrestres,

17
Rahab

mais elle nourrissait d’autres plans, d’autres rêves et d’autres


espoirs.
Son espérance reposait sur ce Dieu lointain, celui dont
elle savait qu’il avait le pouvoir de sauver ses élus. Petite fille
déjà, lorsqu’elle entendait tous ces récits terrifiants, elle
devinait confusément qu’il était le Dieu véritable, le seul
vrai Dieu. Il mènerait son peuple au-delà du Jourdain, il
prendrait cette ville et l’anéantirait comme il avait anéanti
tous ses ennemis.
La fin de tout ce qu’elle avait jamais connu était
imminente.
Nous allons tous mourir ! Suis-je donc la seule à le
comprendre ? Sont-ils tous aveugles et sourds aux événements de
ces dernières quarante années ? Les gens vont et viennent
comme ils l’ont toujours fait, persuadés que tout va bien. Ils
s’imaginent que les murailles que nous avons bâties nous
protégeront, comme je pensais jadis que les murs de la maison
de mon père pouvaient me préserver. Mais nous ne sommes pas
en sécurité, nous ne sommes pas du tout en sécurité !
Elle était envahie par la peur de mourir, mais plus encore
par le désir irrépressible de jouer un rôle dans les événe-
ments qui se dessinaient. Elle voulait appartenir au Dieu
qui s’avançait. Elle avait l’impression d’être une petite fille
cherchant désespérément à se réfugier dans les bras de son
père pour échapper à la mort.
Plusieurs mois auparavant, un Égyptien avait passé la
nuit avec elle et lui avait rapporté les histoires qui
circulaient sur le Dieu des Israélites. « Mais tout le monde
affirme pourtant que ce ne sont que des mythes », avait-elle
rétorqué, se demandant s’il croyait vraiment ce qu’il disait.

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une femme de foi

— Pas du tout. Mon père était encore enfant quand les


plaies se sont abattues…
Il avait parlé jusque tard dans la nuit, évoquant les signes
et les prodiges divins, et aussi un homme appelé Moïse. « Il
est mort maintenant, mais il y en a un autre… Josué. »
Dès le lendemain, Rahab s’en alla trouver le roi, mais il
ne s’intéressait qu’aux questions de tactique, d’armement et
d’effectifs.
— C’est le Dieu des Hébreux qu’il faut craindre avant
tout, mon roi, avait-elle dit.
Mais il l’avait interrompue impatiemment.
— Tu me déçois, Rahab. Tu parles comme une
hystérique.
Elle aurait voulu hurler. Moïse était peut-être un chef
exceptionnel, mais aucun homme ne pouvait faire plier la
puissance égyptienne. Seul un véritable Dieu pouvait
accomplir un tel tour de force ! Or, ce Dieu-là se tenait à
leur porte, préparant son peuple à prendre possession de
Canaan.
Un seul regard du roi suffit pourtant à lui faire
comprendre que Jéricho était avant tout dirigée par
l’orgueil. Les hommes n’écoutent jamais que ce qu’ils
veulent bien entendre.
Toujours assise à sa fenêtre, elle tendit le bras et agita la
main en direction du campement des Israélites. Oh, comme
je voudrais faire partie de ton peuple, car tu es le seul vrai
Dieu. Ses yeux étaient brûlants de larmes. Je me prosternerais
devant toi et je te présenterais des offrandes si seulement j’en
avais l’opportunité ! Elle baissa la main et se détourna. Elle
avait beau se bercer d’illusions, elle partagerait le même sort

19
Rahab

que tous les autres habitants de la ville, piégés entre ses


murs. Cette forteresse deviendrait bientôt un abattoir.
Parce que le roi était obstiné et orgueilleux. Parce que le
roi pensait que les murailles étaient suffisamment hautes et
suffisamment épaisses pour le protéger. Parce qu’il était trop
têtu et trop stupide pour mettre sa fierté de côté dans
l’intérêt de son peuple. Le roi craignait les Israélites, mais
c’était leur Dieu qu’il aurait dû redouter. Rahab avait côtoyé
des hommes toute sa vie et ils se ressemblaient tous. Mais ce
Dieu-là était différent. Elle pouvait sentir sa présence d’une
façon étrange et indéfinissable, et elle était remplie d’un
sentiment de respect et d’impatience à en savoir plus. Oh,
comme ceux qui lui appartiennent ont de la chance ! Ils n’ont
rien à craindre.
Elle avait rapporté au roi tout ce qu’elle avait appris,
mais il avait refusé d’écouter. Elle insista davantage.
— Je ne te savais pas si craintive, ma douce. Ces
Hébreux repartiront tous penauds comme il y a quarante
ans, quand les Amalécites ont uni leurs forces aux nôtres.
Mon père les a chassés du pays. Si leur Dieu était si
puissant, pourquoi n’ont-ils pas prévalu contre nous ? Des
plaies… des mers asséchées… Peuh… Autant de mythes
pour nous effrayer !
— As-tu déjà oublié Sihôn ?
Il blêmit et son regard se rétrécit froidement au souvenir
qu’elle évoquait.
— Aucune armée ne peut abattre nos murailles.
— Envoie des émissaires de paix avec des présents pour
leur Dieu avant qu’il ne soit trop tard.
— Quoi ? Aurais-tu perdu la raison ? Penses-tu que nos
prêtres accepteraient ? Nous avons nos propres dieux à

20
une femme de foi

apaiser ! Ils nous ont toujours protégés par le passé. Ils nous
protégeront encore.
— Comme l’Égypte fut protégée par ses dieux ? L’Égypte
se prosternait devant des insectes, mais ce Dieu a envoyé des
essaims pour détruire leurs cultures. Ils adoraient le Nil,
mais ce Dieu l’a transformé en sang.
— Ce ne sont que des fables, Rahab. Des rumeurs
répandues pour effrayer notre peuple. Et tu ne fais que leur
accorder du crédit ! Retourne chez toi et fais ce que tu fais le
mieux. Repère les espions étrangers…
Elle obéit donc, mais cessa de le faire dans l’intérêt du
roi.
Cabul s’était montré très bavard la nuit dernière, se
targuant d’effectifs nombreux, d’armes puissantes et de
sacrifices ininterrompus offerts aux dieux de Canaan. « Tout
ira bien. Ne tourmente donc pas ta jolie tête. »
Insensés ! Ils étaient tous insensés ! Pour le Dieu qui
s’était ri des divinités de toute l’Égypte et avait ouvert la
mer Rouge, renverser ces murailles serait un jeu d’enfant ! À
quoi pouvaient bien servir des idoles de pierre et d’argile
contre un Dieu qui contrôlait le vent, le feu et l’eau ? Rahab
était certaine que d’un souffle, il abattrait les portes de
Jéricho. D’une chiquenaude, il balaierait toutes les défenses
du roi !
Mais personne n’écoutait.
Très bien. Elle les avait mis en garde pour la dernière fois.
Ce qu’il adviendrait de Jéricho retomberait sur la tête du
roi. Quant à elle, elle allait trouver le moyen de se ranger
aux côtés des vainqueurs. Dans le cas contraire, elle
mourrait.

21
Rahab

Mais comment pouvait-elle sortir de Jéricho sans


menacer la vie des membres de sa famille ? Si elle partait, le
roi la ferait suivre. Elle serait capturée et exécutée pour
trahison et toute sa famille subirait le même sort mettant
ainsi définitivement un terme à sa rébellion. Non, elle ne
pouvait quitter Jéricho à moins d’emmener son père, sa
mère, ses frères, ses sœurs et leurs enfants. Or, c’était
impossible ! Même si elle trouvait le moyen de quitter la
ville sans éveiller les soupçons, sa famille ne la suivrait pas.
Son père croyait tout ce que disait le roi. Il n’était pas dans
sa nature de se forger un avis personnel.
Rahab passa une main dans ses cheveux, repoussant sur
ses épaules l’imposante masse de boucles noires. « Rahab ! »
appela une voix en contrebas. Elle ne baissa pas les yeux.
Elle n’était pas intéressée par la visite d’un marchand
jébuséen, ni celle d’un quelconque propriétaire de caravane
acheminant des épices vers l’Égypte ou d’un soldat issu
d’une armée vaincue. Ils étaient déjà tous morts, mais ils
l’ignoraient encore. Les seuls à être en vie étaient ces
Hébreux, là-bas, au bord du Jourdain, car leur Dieu n’était
pas une idole de pierre façonnée par des mains d’homme. Il
était le Dieu du ciel et de la terre !
Suis-je donc un rat coincé dans cette abominable
muraille… ?
Quel Dieu étrange et merveilleux ! Il avait choisi les
Hébreux, un peuple d’esclaves, et les avait libérés d’Égypte,
la nation la plus puissante de la terre. Il avait isolé les plus
faibles parmi les faibles et les avait utilisés pour écraser les
puissants. Elle avait même entendu dire qu’il faisait pleuvoir
du pain sur son peuple. Ils n’avaient rien à craindre, car il
était tout-puissant, mais il savait aussi faire preuve envers

22
une femme de foi

eux de douceur et de miséricorde. Qui n’aimerait pas un tel


Dieu ?
Son roi. Son peuple.
Moi, je l’aimerais ! Ses lèvres tremblaient et ses yeux
étaient remplis de larmes. Je le servirais à sa guise. Si
seulement j’en avais la possibilité, je me prosternerais devant lui
et je me réjouirais d’être comptée parmi son peuple !
Derrière elle, Cabul émit un ronflement bruyant,
rappelant à Rahab sa présence malvenue. Elle pressa les
mains contre ses oreilles et ferma les yeux avec force,
submergée par le dégoût et la colère. Si seulement elle
pouvait donner libre cours à ses sentiments. Elle le
secouerait violemment pour l’éveiller et lui hurlerait de
sortir de chez elle. Il ne lui avait rien appris la nuit dernière.
Cabul lui avait fait perdre son temps.
Elle concentra à nouveau toute son attention sur la
route. Elle conservait une faible lueur d’espoir à cause des
propos de son père. D’après lui, Moïse aurait envoyé des
espions dans le pays quarante années auparavant. « À
l’époque, nous les avons repoussés », avait dit Abiasaph. Son
commentaire l’avait rendue perplexe. Elle s’interrogeait sur
les raisons possibles de l’échec des Israélites. Ils étaient
d’anciens esclaves, libérés de la puissante Égypte par un
Dieu encore plus puissant. Mais peut-être avaient-ils
continué à raisonner en esclaves plutôt qu’en hommes
libres, avançant sous la bannière du Dieu véritable. Ils
avaient peut-être refusé d’obéir. Elle ne pouvait que
pressentir les raisons de leur échec. Mais elle savait qu’il
n’était pas dû à un manquement de la part du Dieu qui les
avait sauvés.

23
Rahab

Tous ceux qui s’étaient rebellés tant d’années auparavant


étaient certainement morts à présent. Une nouvelle
génération s’était levée, une génération endurcie par les
conditions de vie dans le désert, une génération qui avait
toujours vécu dans la présence du Tout-Puissant. Elle ne
pouvait qu’espérer que Josué ferait comme Moïse avant lui
et enverrait des espions dans le pays. Il était essentiel alors
qu’elle soit la première à les repérer. La victoire était assurée
par leur Dieu, les Israélites n’avaient pas besoin d’envoyer
qui que ce soit, mais elle espérait pourtant que leur noble
chef Josué ne prendrait aucun risque. Même si cela s’avérait
superflu, il était prudent d’envoyer des espions pour étudier
le pays et évaluer les défenses ennemies.
De grâce, venez. De grâce, de grâce, venez… Je ne veux pas
mourir. Je ne veux pas que ma famille meure. Envoyez
quelqu’un… Que mes yeux s’ouvrent pour que je les reconnaisse
avant les gardes, car s’ils les aperçoivent les premiers et font
rapport au roi, tout sera perdu !
— Rahab ! appela à nouveau quelqu’un.
Exaspérée, elle jeta un œil en contrebas et aperçut un
marchand ismaélite qui l’interpellait parmi la foule amassée
devant les portes. Il voulait loger chez elle, mais elle agita la
main en signe de refus, haussant les épaules et hochant la
tête. Que ses chameaux lui tiennent chaud ! Il brandit un
collier en or pour l’appâter. Ha ! À quoi servira l’or quand
viendra le jour de la destruction ?
— Offre-le donc à l’une de tes femmes ! répondit-elle.
Autour de lui, les gens éclatèrent de rire. Un autre
homme l’interpella, mais elle ignora ses supplications et ses
flatteries et fixa résolument son regard sur la route.
Qu’ils viennent à moi !

24
une femme de foi

Si les espions étaient en guenilles après leur périple, elle


les vêtirait de magnifiques tuniques venues de Babylone.
S’ils étaient assoiffés, elle leur donnerait du vin fin. S’ils
étaient affamés, elle leur servirait un festin digne des rois.
Car ils viendraient comme les serviteurs du Très-Haut. Elle
leur témoignerait le respect digne du Dieu qu’ils servaient.
Car leur Dieu était puissant et digne de louanges !
Elle avait le souffle court, tant sa poitrine était oppressée
par l’impatience et l’espoir. Elle voulait être en sécurité.
Tant qu’elle resterait dans ces murs, à l’intérieur de la ville,
elle était condamnée. Elle devait rejoindre les Israélites pour
survivre. Les dieux de Jéricho, des Amoréens, des Phéré-
ziens et d’une dizaine d’autres tribus cananéennes ne
viendraient pas à son secours. Ils n’étaient que des tyrans de
pierre, servis par des prêtres corrompus qui exigeaient des
sacrifices constants. Elle avait vu des bébés arrachés des bras
de leur mère et jetés sur un autel où leur minuscule corps se
consumait jusqu’à ce que toute chair en tombe et que leurs
os puissent être fourrés dans de petits sacs et enterrés sous
les fondations d’une nouvelle maison ou d’un nouveau
temple. Comme si le meurtre d’un enfant pouvait apporter
la bénédiction ! Elle était reconnaissante de ne pas être mère.
Si j’avais un enfant, je le donnerais à ce Dieu, l’Invisible qui
habite parmi son peuple, qui leur donne de l’ombre pendant le
jour et les réchauffe pendant la nuit, celui qui protège ceux qui
lui appartiennent comme s’ils étaient ses enfants. Un Dieu
comme lui est digne de confiance…
— Ah, la lumière…, grommela Cabul. Ferme le rideau !
Rahab serra les dents, sans daigner se retourner. Il était
grand temps que l’homme quitte son lit et sa maison.

25
Rahab

— Le soleil est levé, dit-elle gaiement. Il est temps que tu


en fasses autant.
Elle perçut un juron étouffé et le crissement de la soie.
— Tu n’as aucune pitié, Rahab.
Elle jeta un coup d’œil vers lui par-dessus son épaule, un
sourire langoureux sur les lèvres.
— Tu ne disais pas cela la nuit dernière.
Elle regarda à nouveau par la fenêtre, scrutant l’horizon
et espérant apercevoir un homme susceptible d’être un
espion israélite. À quoi ressemblerait-il ? Comment le
reconnaîtrait-elle s’il se présentait ?
Cabul glissa un bras autour de sa taille et leva la main
pour refermer le rideau.
— Reviens au lit, mon amour. Il pressa ses lèvres dans le
creux de son cou.
Elle saisit sa main avant qu’il ne se mette à la caresser.
— Le roi apprendra que tu manques à ton poste. Je ne
voudrais pas te causer des ennuis.
Il rit doucement, son souffle brûlant dans les cheveux de
Rahab.
— Je ne serai pas en retard.
Elle lui fit face.
— Tu dois partir, Cabul, dit-elle en posant les mains sur
sa poitrine. Ton absence à la porte serait remarquée, et je ne
supporterais pas que l’on dise que Rahab a causé des ennuis
à un ami.
— Tu n’hésites pourtant pas à me torturer en ce moment
même.
— Tu n’es pas le genre d’homme à succomber devant
une petite contrariété.
Elle voulut s’éloigner de lui, mais il lui attrapa la main.

26
une femme de foi

— Un riche marchand attend devant la porte, c’est ça ?


— Non.
— J’ai entendu quelqu’un prononcer ton nom.
— Et alors ?
Pensait-il qu’il lui suffisait de glisser quelques pièces dans
sa main pour qu’elle lui appartienne ? « Tu sais pourtant
comment je gagne ma vie. »
Il fronça les sourcils et son regard s’assombrit.
Réfrénant son irritation, elle caressa sa joue du bout des
doigts et lui dit d’une voix plus douce : « Rappelle-toi que je
suis sortie de chez moi pour te chercher. » Dans son métier,
il était toujours sage de renvoyer un homme en lui donnant
l’impression qu’il était unique à ses yeux.
Il sourit.
— Alors tu m’aimes un peu ?
— Suffisamment pour souhaiter qu’il ne t’arrive rien de
mal.
Elle se laissa embrasser brièvement, puis se dégagea de ses
bras.
— La foule attend devant la porte, Cabul. Il est temps
que tu leur ouvres la voie. Si les marchands sont contrariés,
le roi en aura vent.
Sur ces mots, elle traversa la pièce et ramassa ses
vêtements éparpillés. Elle ouvrit la porte et les jeta dans sa
direction. « Tu ferais mieux de te dépêcher ! » Elle rit en le
regardant s’habiller à la hâte, puis referma la porte derrière
lui. Elle tira le verrou pour éviter la moindre visite
impromptue et s’empressa de reprendre son poste à la
fenêtre.
La solitude était un luxe. D’un bond, elle s’assit sur le
rebord de la fenêtre, une jambe dans le vide. Ignorant les

27
Rahab

sifflements admiratifs qui montaient de la route, elle


observa la plaine. Était-ce une colonne de brume là-bas au
loin ? Elle n’en était pas certaine. On lui avait rapporté que
le Dieu des Israélites accompagnait son peuple dans une
nuée le jour et dans une colonne de feu la nuit.
Quand la chaleur devint trop oppressante, elle referma
les rideaux, quitta la fenêtre et se brossa les cheveux. Elle
grignota un morceau de pain et sirota un peu de vin. Mais,
après quelques minutes, elle écarta à nouveau les rideaux
écarlates pour scruter la route et observer tous les étrangers
qui montaient vers les portes.

◆◆◆

Salmon avait attendu depuis toujours de pouvoir entrer


en Terre promise. Il pouvait désormais l’apercevoir depuis
son campement. Il se réjouissait des batailles à venir,
puisant une assurance supplémentaire dans les dernières
victoires accordées à son peuple par l’Éternel. Le plus
pénible était d’attendre. Salmon avait la sensation d’être un
cheval tenu en bride, caracolant en rongeant son frein, prêt
pour la course folle qui s’annonçait. Il rit gaiement. L’excita-
tion parcourait ses veines alors qu’il s’entraînait avec son
ami Éphraïm. Le soleil se levait à peine, mais chaque jour
offrait une nouvelle opportunité de s’entraîner, de se
préparer à l’œuvre de Dieu qui consistait à s’emparer de la
Terre promise.
Empoignant fermement son bâton, Salmon attaqua.
Éphraïm para le coup, tourna sur lui-même et frappa à son
tour, mais Salmon contra la riposte. Tac ! Tac ! Tac ! Éphraïm
revint vers lui déterminé, mais Salmon était prêt. En

28
une femme de foi

tournoyant, il balaya l’espace de son bâton et fit tomber


Éphraïm. Mais Salmon se montra trop confiant et ne vit
pas venir le coup de son ami qui le déstabilisa et l’envoya à
son tour au tapis. Tous deux gisaient le dos dans la
poussière, essoufflés et ravis.
Dès que Salmon eut retrouvé son souffle, il éclata de rire.
— Je serai moins sûr de moi la prochaine fois.
— Quand penses-tu que nous attaquerons Jéricho ?
demanda Éphraïm, en se relevant et en secouant la
poussière de sa tunique.
Salmon s’assit et regarda vers le « haut lieu » où Josué se
tenait chaque jour en prière.
— Le Seigneur dira à Josué quand le moment sera venu.
— J’espère qu’il ne tardera plus ! D’une certaine façon,
l’attente est plus pénible que la bataille elle-même.
Salmon se leva d’un bond, le bâton fermement serré
entre les mains. Le vent du désert faisait battre la tunique de
Josué, debout sur le promontoire. Depuis la mort de Moïse,
Salmon se référait avec une grande application aux
directives de Josué et du prêtre Éléazar. Tout ce qu’ils
décrétaient avait force de loi, car ils suivaient fidèlement le
Seigneur et rapportaient uniquement ce que Dieu leur
disait. Enfant, agrippé à la jambe de son père, Salmon avait
appris comment Josué et Caleb avaient espionné la Terre
promise et affirmé qu’elle pouvait être conquise. Ils avaient
cru la promesse de Dieu de leur donner le pays, mais les
huit autres espions avaient convaincu le peuple (même le
grand Moïse en personne) que toute victoire était
impossible. Le peuple avait manqué de foi et laissé passer sa
chance. La promesse fut donc reportée à la génération
suivante, la génération de Salmon. Salmon n’était pas même

29
Rahab

né quand le Seigneur jugea son peuple et le renvoya dans le


désert, mais il avait souffert de cette décision. Il avait grandi
à l’ombre de la honte et des regrets de son père.
Combien de fois n’avait-il pas entendu son père pleurer ?
Si seulement nous avions écouté. Si seulement nous avions cru
Josué et Caleb. Encore et encore, année après année. Si les
jérémiades pouvaient lasser le Seigneur, son père aurait
certainement réussi. Si seulement nous avions écouté, nous ne
serions pas dans ce désert, errant comme des brebis égarées.
Salmon grimaça au souvenir des plaintes et de l’apitoiement
paternels, car ils lui rappelaient l’ancienne rébellion et
l’attitude persistante du cœur de l’homme.
Éternel, Dieu de miséricorde, préserve-moi de telles pensées,
pria-t-il. Fais de moi l’homme que tu veux que je sois, un
homme de courage, un homme prêt à avancer quand tu lui dis
d’aller.
Mais il était bien trop facile de mépriser les erreurs
d’autrui. Quelle arrogance ! Salmon savait qu’il ne valait pas
mieux que l’homme qui l’avait élevé. Le danger consistait à
porter le regard trop loin. Il devait attendre, comme Josué.
Le Seigneur parlerait quand il serait prêt, et quand Dieu
parlerait, Salmon savait que le choix lui appartiendrait :
obéir ou désobéir. Il ne voulait pas hésiter comme son père
jadis. Mieux valait craindre Dieu que les hommes. Peu
importe à quel point il redoutait la bataille à venir, il savait
qu’il était bien plus effrayant encore de mécontenter le
Seigneur. Voilà pourquoi il fixait ses pensées sur l’obéis-
sance. Il ne se laisserait pas submerger par ses faiblesses et
ses craintes humaines. Comment pouvait-on craindre les
hommes et satisfaire Dieu ?

30
une femme de foi

L’Eternel avait promis le pays de Canaan à son peuple.


Le jour viendrait où il l’inviterait à en prendre possession. Il
dépendrait de Salmon et de tous les membres de sa
génération d’obéir ou non.
Jusqu’à présent, aucun n’avait faibli, mais certains
murmuraient déjà au sujet du délai, et quelques-uns
contestaient.
Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, je t’implore de me
donner la confiance de Josué. Insuffle-moi ton dessein. Ne me
laisse pas faiblir. Tu es Dieu et il n’en existe nul autre !
— Prépare-toi, dit Éphraïm.
Salmon fit volte-face, brandit son bâton et para le coup
asséné par Éphraïm.
Quand le Seigneur l’appellerait à se battre, Salmon avait
la ferme intention d’être prêt.

◆◆◆

— Salmon.
Il reconnut immédiatement cette voix aux intonations
profondes. Bondissant sur ses pieds, Salmon écarta l’un des
pans de sa tente et fixa Josué l’air hébété.
— J’ai un travail pour toi, annonça calmement l’ancien.
— Entre, je t’en prie.
Salmon recula promptement pour accueillir son
commandant.
Le vieux guerrier courba légèrement la tête et pénétra
dans la tente. Il jeta un rapide coup d’œil alentour, puis à
nouveau fit face à Salmon. Ce dernier tremblait d’excitation
contenue, car il ne pouvait imaginer de plus grand honneur
que celui d’être sollicité par Josué.

31
Rahab

— Assieds-toi ici, je t’en prie, commandant. Il lui offrit


la place la plus confortable.
Josué pencha la tête. Se débarrassant du baluchon qu’il
avait apporté, il plia les jambes sous lui avec l’aisance d’un
jeune homme. Lorsqu’il leva à nouveau les yeux vers
Salmon, son regard était sombre et déterminé, illuminé par
le pourquoi de sa démarche.
En des circonstances ordinaires, le commandant l’aurait
fait appeler au lieu de venir dans sa tente. « Que puis-je te
servir, commandant ? » dit Salmon, contenant sa curiosité
pour manifester son respect et son hospitalité. Josué
s’expliquerait quand il serait prêt.
Avec un léger sourire, Josué leva la main.
— Rien. Tu peux t’asseoir.
Salmon obéit. Puis il courba la tête, serra les mains l’une
contre l’autre et se tint coi. Le vieil homme ferma les yeux
un long moment, avant de relever la tête et de poser sur
Salmon un regard résolu.
— J’ai besoin de deux hommes pour une mission à haut
risque.
— J’irai, dit Salmon en se redressant, le cœur battant.
Envoie-moi.
Josué hocha la tête et le considéra avec amusement.
— Il serait peut-être sage d’écouter en quoi consiste la
mission avant de te porter volontaire.
— Si tu veux que cela soit fait, c’est qu’il faut que cela
soit fait, et c’est tout ce que j’ai besoin de savoir. Le
Seigneur parle à travers toi. T’obéir revient à obéir à Dieu.
J’irai là où tu voudras m’envoyer et je ferai ce que tu estimes
nécessaire de faire.
Le regard brillant, Josué se pencha vers Salmon.

32
une femme de foi

— Dans ce cas, voici tes instructions. Va espionner le


pays de l’autre côté du Jourdain, en particulier Jéricho. Vois
quelles défenses les habitants ont mises en place et sonde
l’état d’esprit de la population.
La peur prit Salmon par surprise, mais il résolut de lui
résister.
— Quand veux-tu que je parte ?
— Dans l’heure. Caleb donne en ce moment les mêmes
instructions à Éphraïm.
Josué leva la main.
— Je devine que tu es prêt à saisir ton épée et à partir sur
le champ, mais écoute-moi d’abord jusqu’au bout. À part
Caleb et Éphraïm, personne ne sait que tu quittes le
campement. Tu partiras secrètement. Tu es jeune et plein de
feu, mon fils, mais tu dois être calme et rusé comme le
serpent. Ne déboule pas dans la ville comme un conqué-
rant. Garde la tête basse. Cherche une maison qui connaît
l’état d’esprit de la population. Fonds-toi dans la ville.
Garde les oreilles et les yeux ouverts. Les remparts
importent moins que ce que pensent les habitants de
Jéricho. Apprends tout ce que tu peux, puis va-t’en aussi
vite que possible. Ne perds pas de temps. Tu as compris ?
— Oui, commandant.
Josué prit le baluchon qu’il avait mis de côté et le posa
entre eux.
— Une tunique amoréenne et une arme.
Les vêtements provenaient manifestement du corps d’un
ennemi vaincu, car Salmon y vit une traînée de sang. Il
savait qu’il devrait se montrer prudent en portant cette
tunique. Il serait difficile pour lui de se mêler naturellement
aux habitants de Jéricho si quelqu’un apercevait cette tache.

33
Rahab

Tous ceux qui la verraient comprendraient que le dernier


homme à l’avoir portée avait connu une mort violente. Il
porterait un manteau pour la dissimuler.
Josué se leva. Salmon sauta sur ses pieds. Josué se
retourna avant de sortir, il mit sa main sur l’épaule de
Salmon et la saisit fermement.
— Que le Seigneur te garde et te ramène sain et sauf !
— Béni soit le nom du Seigneur.
Josué le lâcha, écarta les pans de la tente et se pencha
pour sortir. Salmon maintint la tente ouverte suffisamment
longtemps pour regarder Josué disparaître parmi les autres
tentes d’Israël. Il laissa retomber le bout de toile, soupira
bruyamment et tomba à genoux. Rejetant la tête en arrière,
Salmon ferma les yeux et leva les mains au ciel, remerciant
Dieu pour cette opportunité de le servir. Puis il se prosterna
et lui demanda la sagesse et le courage nécessaires pour
mener à bien sa mission.

◆◆◆

À la clarté de la lune, Salmon et Éphraïm ceignirent leurs


reins en relevant le pan arrière de leur tunique et en le
coinçant dans leur ceinture. Ainsi libérés, ils coururent, et
atteignirent la rive est du Jourdain bien avant le lever du
jour. À bout de souffle, Salmon laissa tomber son baluchon
sur le sol, saisit sa tunique et la fit passer par-dessus sa tête.
— Le courant a l’air rapide, dit Éphraïm, en ôtant ses
vêtements et en attrapant au vol la tunique amoréenne
lancée par Salmon.
Gonflé par ses crues printanières, le fleuve avait quitté
son lit. Éphraïm avait raison ; le courant était rapide.

34
une femme de foi

Vêtu à la mode amoréenne, Salmon haussa les épaules. Il


pointa du menton un endroit où la berge était en pente,
tout en attachant une ceinture de cuir autour de sa taille.
— Nous entrerons dans l’eau là-bas et nous commence-
rons à nager.
Éphraïm plissa ironiquement les lèvres.
— Je répugne à te rappeler ce détail en ce moment, mais
je ne sais pas nager.
Salmon eut un rire sans joie.
— Et tu penses que moi, je sais nager ? Le désert ne nous
a pas vraiment donné l’occasion d’apprendre, n’est-ce pas ?
— Que ferons-nous alors ?
— Nous allons traverser. Cesse de t’inquiéter. Si Dieu le
veut, nous y arriverons.
— Sinon, eh bien, nous nous noierons, conclut
platement Éphraïm.
— Penses-tu que le Seigneur nous aurait amenés si loin
pour nous laisser mourir ?
Éphraïm jeta un œil sur le fleuve.
— Je me sentirais mieux si j’avais un tronc d’arbre
auquel m’agripper.
— Le Seigneur nous soutiendra.
Salmon parlait avec plus d’assurance qu’il n’en éprouvait
en réalité. Donne-moi le courage, Seigneur.
— Emplis tes poumons d’air, garde les bras tendus et
remue les jambes comme une grenouille. Le courant nous
portera…
— Tout droit jusqu’à la mer Morte.
Salmon ignora l’humour noir de son ami et pointa le
doigt vers l’autre rive.
— Vise ces saules de l’autre côté. Allons-y.

35
Rahab

Salmon sentait le courant du fleuve battre vigoureuse-


ment ses chevilles. Malgré sa bravade, la peur le frappa de
plein fouet. Surmontant sa crainte, il s’enfonça dans le
Jourdain jusqu’à ce que les flots atteignent sa poitrine.
Peut-être pourrait-il y arriver en progressant pas à pas, en
utilisant sa propre force pour rester sur ses pieds. Mais un
autre pas suffit à démontrer qu’il en serait incapable. Il
glissa sur un rocher lisse et perdit pied. La panique se saisit
de lui lorsque les flots l’aspirèrent. Il s’enfonça un instant
sous l’eau et se débattit pour gonfler ses poumons d’une
bouffée d’air suffisante. Son corps roulait, tournoyait et
culbutait. Il heurta un objet dur et eut quasiment le souffle
coupé. Salmon luttait contre la peur et contre le fleuve,
alors que les crues du printemps l’emportaient comme un
fétu de paille.
Seigneur, aide-moi !
Il aperçut les saules et donna de vigoureux coups de pied.
Battant désespérément les flots, il se redressa contre la force
du courant. Il tendit le cou autant que possible pour garder
la tête hors de l’eau, pouvoir respirer et s’orienter. Il
entendit un cri derrière lui mais n’eut pas le temps de se
retourner pour voir si Éphraïm s’en sortait mieux que lui. Il
tendit les bras et réussit à agripper une branche. Il s’en aida
pour se dégager. Puis, il jeta un coup d’œil en arrière et vit
Éphraïm, toujours sur l’autre rive.
— Vas-y ! appela Salmon.
Manifestement mal à l’aise, Éphraïm pénétra dans le
fleuve. Il tendit les bras et plongea tête première. Voyant
combien le courant éloignait Éphraïm, Salmon laissa flotter
son corps le plus loin possible pour que son ami puisse
agripper sa cheville. « Attrape-moi ! »

36
une femme de foi

Éphraïm réussit, mais la secousse fut telle que Salmon


faillit perdre prise. Ils étaient ballottés et secoués en tous
sens par le courant. Les flots battaient violemment la tête
d’Éphraïm. Toujours accroché à la branche, Salmon saisit
Éphraïm d’une main pour le tirer vers lui. « Grimpe ! »
Éphraïm tendit la main et ses doigts enserrèrent la cuisse de
Salmon à lui faire mal. Il se hissa vers le haut et sa tête
émergea enfin des flots impétueux. Il reprit son souffle.
Salmon saisit la ceinture d’Éphraïm et le tira plus loin
encore. Salmon poussa ensuite son ami vers la rive ouest.
Lorsqu’il l’atteignit enfin, Éphraïm tendit la main et aida
Salmon en s’arc-boutant autant que possible, avant que la
branche ne casse et ne dégringole dans le fleuve. Retrouvant
pied sur le lit de rocailles, Salmon se hissa péniblement hors
du Jourdain, puis s’effondra à genoux. Éphraïm toussait
violemment.
La poitrine de Salmon se soulevait avec force et il aspirait
l’air à grandes goulées. Il plongea ses doigts dans la terre et
la huma pour s’imprégner du parfum de sa richesse. « Le
Seigneur nous a amenés de l’autre côté », dit-il d’une voix
étranglée par l’émotion. Ils étaient les premiers de sa
génération à poser le pied en Terre promise. « Loué soit
l’Éternel ! »
Recrachant encore l’eau boueuse du fleuve, Éphraïm
articula d’une voix rauque : « Puisse le Seigneur nous
accorder vie suffisamment longtemps pour que nous en
profitions. »
— Amen, dit Salmon en se redressant. Il fera bientôt
jour.
Il avait hâte d’entamer la mission et brûlait de se mettre
en route, mais il n’aurait pas été sage d’arriver à Jéricho

37
Rahab

complètement trempé et couvert de boue, ni trop tôt dans


la journée, paraissant alors trop impatient d’entrer en ville.
Il tenta tant bien que mal de se débarbouiller dans le fleuve.
— Si nous nous hâtons, nous atteindrons les palmiers
avant le lever du jour.
— Accorde-moi juste quelques minutes de repos,
veux-tu ?
— Nous n’avons pas de temps à perdre. Tu te reposeras
en marchant !
Alors qu’ils traversaient la bande de terre aride à l’ouest
du Jourdain et rejoignaient la route, le soleil se leva derrière
eux. Même à une grande distance, le luxuriant oasis
verdoyant alimenté par plusieurs sources leur apparut, tout
comme les hautes et épaisses murailles de la cité des
Palmiers, qui bloquait l’accès à Canaan. Salmon sentit son
cœur chavirer. Les remparts étaient à ce point immenses
qu’ils seraient insurmontables de front. Ils ne pourraient pas
davantage être pris par l’Ouest, car la ville était adossée à de
hautes montagnes escarpées, au relief déchiqueté.
— La ville est bien située.
— Et imprenable. Comment réussirons-nous jamais à
conquérir une telle cité ? On n’a jamais vu pareille
forteresse !
Muet, Salmon examinait la muraille. Elle atteignait au
moins la hauteur de six hommes et la porte était flanquée
de remparts. Des gardes à l’affût verraient une armée
s’approcher de loin et auraient tout le temps de fermer les
portes et de se préparer à la bataille.
Josué leur ferait-il construire des échelles pour escalader
les murs ? Combien périraient pour les placer contre la
muraille et les maintenir en place pendant que d’autres

38
une femme de foi

franchiraient le mur en nombre suffisant ? Ces immenses


portes pourraient-elles être fracassées ou brûlées ? Combien
succomberaient dans la bataille pour la prise de cette ville ?
Des milliers ! Serait-il l’un d’entre eux ? À moins qu’il ne
meure ici, aujourd’hui, lors de cette mission ?
— Que Dieu nous préserve de connaître une telle fin,
dit Salmon à mi-voix.
— Que devons-nous faire à présent ? dit Éphraïm. Nous
joindre à la foule et attendre l’ouverture des portes ?
— Nous allons attendre une heure plus tardive. Il vaut
mieux que nous ne soyons pas observés de trop près. Les
gardes seront moins attentifs dans quelques heures.
Ils trouvèrent un endroit herbu, non loin d’un ruisseau
alimenté par une source et s’assoupirent à l’ombre de la Cité
des Palmiers.

39
chapitre deux

À PREMIÈRE VUE, Rahab prit les deux


hommes pour des soldats amoréens, porteurs d’un message
pour le roi. Cependant, comme ils approchaient, elle
remarqua soudain leur intérêt pour les murailles. Ces
hommes, qui ne portaient aucun bagage, affichaient une
mine sévère et se parlaient avec retenue, en observant les
tours de guet. Mais le plus révélateur fut sans doute leur
absence totale d’intérêt pour elle. Des soldats, même en
mission sérieuse, cherchaient invariablement des femmes
exerçant son métier. Ils se montraient toujours avides d’un
logement confortable pour la nuit, de nourriture, de
boissons et de plaisirs charnels chaque fois qu’ils pouvaient
en profiter. Les soldats amoréens étaient particulièrement
sensuels et vulgaires.
Ah, les deux hommes l’avaient remarquée. « Bonjour mes
amis ! » s’écria-t-elle, en souriant et en agitant la main vers
eux. Ils se détournèrent vivement. Bizarre. Ils étaient jeunes,

41
Rahab

mais pas assez pour justifier un tel embarras devant les


avances d’une femme. Ou était-ce du dégoût qu’elle avait
perçu sur leur visage ? Une sensation désagréable l’envahit
au creux de l’estomac. Il s’était écoulé des années depuis
qu’elle avait éprouvé de la honte ou le désir de se couvrir la
face et de se cacher. Elle n’avait plus connu cette gêne
depuis les premières semaines passées en compagnie du roi.
Peu importe ce qu’avait dit son père, elle savait au fond de
son cœur que ce qui lui était infligé était mal, et le fait pour
elle d’en tirer profit était pire encore. Ce fut une période
confuse, un temps de déclin et d’élévation à la fois. Mais
personne n’avait osé mépriser ouvertement une jeune
femme choisie par le roi. Elle avait été traitée avec déférence
pendant les mois passés au palais. Puis, avec le temps, elle
avait appris à dissimuler ses sentiments. Elle avait appris
également à garder la tête haute et à marcher comme une
reine, même si la moindre perspective de connaître un
avenir honorable lui avait définitivement été ôtée.
Malgré son malaise (ou peut-être justement à cause de
celui-ci), sa curiosité envers les deux hommes ne fit que
croître. Elle était certaine qu’ils n’étaient pas ce qu’ils
paraissaient être. De vrais soldats amoréens se rengorge-
raient et se pavaneraient. Ils s’empresseraient de faire des
sous-entendus bruyants et lubriques et de lui proposer de
l’argent. Ils se vanteraient de leurs prouesses avec les
femmes.
Ces hommes étaient-ils les espions israélites dont elle
espérait la venue ?
Le vent du désert se leva brusquement, soulevant un
nuage de poussière autour des deux mystérieux étrangers.
Le manteau du plus grand d’entre eux s’entrouvrit et il

42
une femme de foi

s’empressa de le rabattre, mais pas avant que Rahab n’eût le


temps d’apercevoir la tache qu’il cherchait à dissimuler.
Le cœur de Rahab bondit dans sa poitrine. Elle inspira
profondément et se pencha. Elle était déterminée
désormais à attirer leur attention. Peu importe à quel point
elle devrait se montrer impudente, elle les amènerait à lever
les yeux vers elle. Elle se pencha tant par la fenêtre que ses
longues mèches de boucles noires se répandirent contre la
pierre, tel un torrent d’ébène. « Eh, vous là-bas ! cria-t-elle.
Vous deux ! »
Le plus grand jeta un œil vers elle et rougit. Elle agita la
main. « Je tiens à vous accueillir dignement ! »
— Nous ne sommes pas intéressés !
Il était manifestement contrarié par son insistance. Il
murmura quelque chose à l’intention de son compagnon et
poursuivit sa route.
Elle ne baisserait pas les bras, peu importe à quel point
ils se montraient méprisants envers elle. « Je ne me rappelle
pas qu’un homme se soit jamais montré si peu intéressé ! »
Irrité, il s’arrêta.
— Nous n’avons pas assez d’argent pour tes services.
— Ai-je donc déjà fixé un prix ?
Il refusa encore en agitant la main et en donnant un
grand coup de coude à son ami, qui la regardait fixement.
Puis ils se remirent résolument en route.
Quand avait-elle jamais eu à persuader un homme de
passer un moment avec elle ? Si elle se penchait encore par
la fenêtre, elle tomberait à leurs pieds. « J’ai du bon vin, du
pain frais et un endroit confortable où vous pourrez tous
deux passer la nuit. » Comme ils l’ignoraient encore, elle
prit sa pantoufle et la jeta vers eux. « La plupart des

43
Rahab

Amoréens m’appellent quand ils approchent de l’entrée de


la ville ! » C’était toujours elle qui les ignorait, à moins que
le soldat ne soit un commandant et ne détienne des
informations susceptibles d’intéresser le roi. D’ordinaire,
elle ne se serait jamais attardée sur de vulgaires soldats, mais
ceux-ci étaient des espions israélites. Elle en était certaine.
Ils ne voyaient manifestement rien de plus en elle qu’une
vulgaire prostituée tentant de vendre son corps.
Elle craignit soudain pour leur sécurité. Pensaient-ils que
les gardes postés aux portes étaient stupides et ne perce-
raient pas leur déguisement à jour ? Elle devait à tout prix
attirer rapidement leur attention. Un seul coup d’œil des
gardes sur ces deux hommes hésitants les aurait démasqués,
et, ils auraient été arrêtés sans ménagement. Dès le
lendemain matin, leur tête serait tranchée et leur dépouille
accrochée aux murailles !
— Même le roi a bu de mon vin et mangé de mon pain !
Le plus grand des deux hommes s’arrêta soudain et la
considéra à nouveau.
— Pourquoi nous honores-tu de toutes ces attentions ?
Bien que piquée au vif par sa raillerie, elle choisit de
ravaler sa fierté et de répondre simplement.
— Parce que ma sagesse dépasse mon âge, jeune homme,
une sagesse que je peux partager avec toi si tu te montres
assez avisé pour m’écouter.
Elle poursuivait sur un ton de moquerie aguicheuse, car
ils étaient suffisamment proches des portes pour que l’un
des gardes entende la conversation.
— Je sais ce que vous voulez.
— Vraiment ?
Épargne-moi donc ta suffisance, jeune coq !

44
une femme de foi

— Tout homme a besoin de se restaurer et de se reposer.


S’il se détournait à nouveau, elle lui lancerait une cruche
à la tête.
— Et certains trouvent même une oreille attentive.
Elle nota une soudaine raideur dans son corps. Juste
pour s’assurer qu’il la comprenne bien, elle sourit et ajouta :
« Le Jourdain est haut à cette époque de l’année, n’est-ce
pas ? »
Elle haussa les sourcils d’un air entendu et ne dit plus
rien. Elle était peut-être allée trop loin, car elle n’avait
jamais vu de regard plus redoutable.
— Nous sommes fatigués et affamés, concéda-t-il.
— Vous ne regretterez pas de vous être attardés chez moi.
— Comment parvenir jusque chez toi ?
— Retrouvez-moi devant les portes et je vous montrerai
le chemin.
Sur ces mots, elle leur envoya un baiser volant, à cause
du garde qui s’intéressait soudainement à eux. Elle tremblait
d’excitation en descendant le marchepied et en dénouant le
cordon qui retenait le rideau. Passant les doigts dans ses
cheveux, elle les tressa à la hâte avant de se précipiter à
l’extérieur.
Rahab dévala les marches et courut jusqu’au coin de la
ruelle. Le soleil était au plus haut à cette heure et peu de
gens se trouvaient dans les allées qui parcouraient les
murailles. Beaucoup avaient travaillé le matin et se
reposaient. Quand elle pénétra sous le porche de la grande
porte, elle comprit que Cabul avait remarqué les deux
hommes. Ralentissant l’allure, elle s’approcha en faisant
mine de flâner, et prit appui contre la pierre froide.
— Cabul !

45
Rahab

Il se retourna et sourit, puis quitta son poste et vint vers


elle.
— Qu’est-ce qui t’amène dehors si tard dans la journée,
ma belle ?
— Toi, bien sûr, dit-elle d’un ton léger et moqueur.
Il rit.
— Je parierais plutôt pour un riche marchand ou un
émissaire des Philistins.
Elle leva les sourcils et lui adressa un regard perspicace.
— Qui sait ?
Riant doucement, il lui prit la main. Son regard se fit
plus sérieux.
— Tu trembles.
— Trop de vin la nuit dernière, prétendit-elle en
s’approchant encore et en jouant avec le manche de son
épée, tout en regardant derrière lui. Les deux hommes
pénétraient dans l’enceinte des murs.
— Tu ne buvais pas avec moi, dit Cabul en lui prenant le
menton. Que dirais-tu que je vienne après mon service et
que nous nous saoulions ensemble ?
— Je pense que je vais renoncer au vin pendant quelques
jours.
— Alors nous pourrions…
Elle le frappa sur le bras d’un air mutin. Personne ne
s’interposait devant les étrangers. Plusieurs anciens de la
ville se querellaient et les soldats qui avaient pris le poste de
Cabul semblaient s’intéresser davantage à eux qu’aux deux
jeunes Amoréens, couverts de poussière.
— Es-tu seulement venue pour me taquiner ?

46
une femme de foi

— Pas du tout, dit-elle en relevant la tête pour regarder


Cabul droit dans les yeux. Tu sais, je trouve que tu es le plus
bel homme au service du roi.
Il était suffisamment arrogant pour le croire.
Cabul sourit et voulut répondre quand les deux anciens
commencèrent à s’invectiver violemment. Jetant un coup
d’œil derrière lui, il repéra les deux étrangers. Quand le plus
grand des deux posa les yeux sur Rahab, Cabul fronça les
sourcils.
— Des soldats amoréens ? Je ne pensais pas que tu
tomberais si bas.
Elle haussa les épaules.
— Qui sait ? Ils ont peut-être des nouvelles qui
intéresseraient le roi.
Troublé, il les regarda à nouveau.
— Nous traversons une période dangereuse, Rahab. Il
pourrait s’agir d’espions.
Le pouls de la jeune femme s’emballa.
— Tu crois ?
— Leurs cheveux sont trop courts.
— Ils ont peut-être prononcé une espèce de vœu, dit-elle
en caressant son bras, sans cesser de sourire. Je dois dire que
je suis touchée par ta sollicitude envers moi, mais laisse-moi
mener mes affaires comme je l’entends. Le roi n’apprécierait
pas que tu te mêles de mon commerce. Si ces hommes sont
vraiment des espions, alors il voudra en savoir plus.
— Songes-tu vraiment aux intérêts du roi, Rahab ?
Elle lui décocha un regard entendu.
— À ton avis ?
— Alors, sois prudente. Les Israélites ne manifestent
aucune pitié, pas même envers les femmes et les enfants.

47
Rahab

Ses yeux étaient remplis de crainte, mais pas pour elle.


— Je vais prévenir le roi, dit-il encore.
— Patiente un moment encore. Je ne voudrais pas qu’ils
s’en aillent avant d’avoir appris la raison de leur venue.
Elle le connaissait assez pour deviner sa nervosité. Il
demeura silencieux un instant, calculant manifestement ce
qui plairait davantage au roi. Elle trouva un prétexte.
— Laisse-moi un peu de temps, Cabul. Ils seront plus
faciles à capturer si je les rassasie de bon vin.
— Tu as peut-être raison.
— Bien sûr que j’ai raison, répondit-elle en jouant avec
sa tunique. Et je connais le roi mieux que toi, ajouta-t-elle
en le jaugeant à travers ses paupières mi-closes. Ces
hommes pourraient me rapporter une bourse pleine d’or et
si tu me laisses plus d’une heure avec eux, je t’en donnerais
une partie.
Ses mâchoires se serraient et se desserraient. Elle savait
que sa cupidité s’opposait à son sens du devoir. Son amour
de l’argent l’emporterait-il sur sa crainte de déplaire au roi
en modifiant son rapport ?
— Je te laisserai autant de temps que je le peux, conclut-il.
Quand Cabul s’éloigna, elle regarda les deux hommes,
s’efforçant autant que possible de passer inaperçue parmi la
foule occupée à marchander sous le porche. Elle leur adressa
un petit signe. Ils hésitaient peut-être parce qu’ils l’avaient
vue s’entretenir avec Cabul et pensaient qu’elle leur tendait
un piège.
Cabul les observait. Il jeta un coup d’œil vers elle et lui
adressa un signe du menton. Vas-y, disait-il. Profite de cette
opportunité. Elle devinait ses pensées. Mieux valait risquer
la peau de Rahab que la sienne. Qu’il en soit ainsi !

48
une femme de foi

Souriant largement, elle avança mine de rien vers les


deux étrangers.
— Bienvenue à Jéricho !

◆ ◆ ◆

Salmon suivit la femme dans les allées. De loin, il l’avait


trouvée d’une beauté troublante, mais de plus près, elle lui
coupait littéralement le souffle. Il ne s’était pas attendu à
devoir résister à une quelconque tentation pendant sa
mission, mais il éprouvait de réelles difficultés à détacher
son regard de ses hanches et à fixer ses pensées sur l’objet de
sa présence. Quel âge pouvait-elle avoir ? Trente ? Trente-
cinq ans ? Son corps ne le montrait pas, mais ses yeux oui.
Elle ouvrit une porte et entra promptement, se tenant
sur le seuil en leur adressant des signes impatients.
Salmon entra le premier, Éphraïm lui emboîta le pas.
— Regarde-moi cet endroit, grommela Éphraïm,
estomaqué.
Salmon jeta un rapide coup d’œil autour de lui, sur les
tapis, les coussins de toutes les couleurs, et les rideaux
rouges maintenus par des cordons écarlates. Il évita de
regarder le lit qui trônait au milieu de la pièce. Un parfum
d’encens et de cannelle flottait dans l’air. De toute évidence,
sa profession payait bien.
Refermant la porte derrière eux, la femme ôta son châle.
— Je dois vous cacher !
— De quoi parles-tu, femme ?

49
Rahab

— Ne prenez pas cet air innocent. Vous êtes des espions


israélites. Si cela n’était pas inscrit sur votre visage
auparavant, c’est désormais chose faite.
Elle alla chercher une échelle appuyée contre un mur.
Éphraïm regarda Salmon.
— Que faisons-nous ?
Salmon fixa Rahab.
— Comment as-tu su ?
Elle leva les yeux au ciel et hocha la tête.
— Tu veux dire en dehors du fait que vous étudiiez les
murailles et les tours de guet ? dit-elle en tirant l’échelle à
travers la pièce. Ta tunique est tachée de sang. J’imagine
que l’homme qui l’a portée avant toi est mort dedans.
Salmon lui bloqua le passage. Pendant un bref instant, il
envisagea de la tuer pour pouvoir mener sa mission à bien.
Elle leva la tête et se redressa, levant vers lui des yeux bruns
brillants de franchise et d’intelligence.
— Le soldat à qui vous m’avez vu parler ? Il sait qui vous
êtes.
— Tu lui as dit ?
— Il a deviné, répondit-elle impatiemment. Vous êtes
venus pour récolter des informations, pas vrai ? Alors il
vaudrait mieux que vous restiez en vie suffisamment
longtemps pour les obtenir.
Elle poussa l’échelle vers lui et indiqua la trappe menant
au toit.
— Dépêchez-vous ! Qu’attendez-vous ? Le bourreau du
roi ?
Éphraïm protesta.
— Le toit est le premier endroit où les soldats regarde-
ront !

50
une femme de foi

— Ils n’auront pas besoin de regarder si tu te trouves


encore au beau milieu de la pièce !
Éphraïm jeta à nouveau un œil autour de lui.
— Il doit y avoir un meilleur endroit !
— Très bien, répondit Rahab, les mains sur les hanches.
Si tu n’aimes pas le toit, que dirais-tu de mon lit ?
Horrifié, Éphraïm escalada l’échelle.
Le visage de la jeune femme prit une expression peinée
devant la retraite hâtive d’Éphraïm. « Je pensais bien qu’il
réagirait ainsi. » Elle regarda Salmon. Il trouvait qu’elle avait
les plus beaux yeux sombres qu’il avait jamais vus. Pas
étonnant que Josué et Caleb les aient tant mis en garde
contre les étrangères. « Et maintenant, toi, que décides-tu ? »
dit-elle, d’un air désabusé.
Salmon posa le pied sur le premier échelon, puis la
regarda à nouveau.
— Comment t’appelles-tu ?
— Rahab, mais nous n’avons pas le temps de parler
maintenant. Monte !
Elle gravit les échelons derrière lui. Elle poussa Salmon
sans ménagement et adressa des gestes frénétiques à
Éphraïm.
— Couchez-vous là et je vous couvrirai avec les bottes
de lin.
Salmon obéit et la regarda travailler avec efficacité et
promptitude, empilant soigneusement les bottes de lin
par-dessus les deux hommes. Lorsqu’elle eut terminé, elle se
pencha et murmura :
— Je regrette de ne pas pouvoir vous installer plus
confortablement, mais de grâce, restez tranquilles jusqu’à
mon retour.

51
Rahab

Elle se hâta de redescendre de l’échelle, en prenant soin


de refermer la trappe.
— Notre vie est désormais entre les mains d’une putain !
grommela Éphraïm, irrité.
— Tu as peut-être une meilleure idée ?
— Je voudrais avoir mon épée !
— C’est une bonne chose que nous n’ayons pas nos
armes, sinon nous serions maintenant entre les mains de ce
garde qui parlait avec Rahab à la porte.
— Rahab ? Tu lui as demandé son nom ?
— Cela me semblait approprié étant donné les
circonstances.
— Pourquoi devrions-nous faire grand cas d’elle ?
demanda Éphraïm. Tu sais ce qu’elle est, dit-il sur un ton
où perçait le mépris.
— Ne parle pas si fort !
— Resterons-nous cachés sous ces bottes de lin comme
des lâches ? Il vaudrait mieux que nous la tuions sans
attendre et que nous poursuivions notre mission.
Salmon agrippa Éphraïm avant qu’il ne sorte de sa
cachette.
— Il vaudrait mieux que nous terminions ce que nous
sommes venus faire ! As-tu oublié la mission que Josué nous
a confiée : entrer dans la ville, obtenir des informations et
sortir de la ville ! Il n’a pas dit que nous devions répandre le
sang !
Il lâcha son ami.
— Qui, mieux qu’une prostituée qui a partagé la table
du roi, peut prendre la température de Jéricho ?
— J’aimerais mieux mourir que me cacher derrière les
jupes d’une femme.

52
une femme de foi

— Nous ne nous cachons pas derrière ses jupes, dit


Salmon avec amusement. Nous nous cachons derrière ses
bottes de lin.
— Comment peux-tu plaisanter ? Nous n’avons que sa
parole
— à propos du roi. Pourquoi devrions-nous faire
confiance à une prostituée ?
— Tu ne l’as donc pas regardée ?
— Pas d’aussi près que toi.
— Elle est suffisamment belle pour attirer l’attention
d’un roi.
— Peut-être, mais as-tu vu combien ce garde se montrait
familier avec elle ? Elle a probablement rompu le pain avec
tous les hommes de la ville et des centaines d’autres se sont
succédés sous son toit.
— Alors elle doit connaître l’état d’esprit des habitants.
— Et probablement toutes les maladies identifiées à ce
jour.
— Tais-toi donc ! Nous sommes là où Dieu nous a
amenés.
Salmon se demanda pourquoi les paroles de son ami
éveillaient en lui une telle colère. Rahab correspondait plus
que certainement à la description d’Éphraïm. Alors
pourquoi éprouvait-il un tel désir de la défendre ? Et
pourquoi choisissait-il de lui confier leur vie ?
Il poussa un soupir et s’efforça de se détendre.
— Nous ferions mieux de nous reposer pendant que
nous le pouvons. J’ai le sentiment que, d’une façon ou
d’une autre, nous ne resterons pas en ces murs très
longtemps.

◆◆◆

53
Rahab

Rahab savait que les hommes du roi ne tarderaient pas.


Dès l’instant où elle avait quitté la porte en compagnie des
deux Israélites, Cabul s’était probablement précipité vers
son commandant pour faire un rapport sur les deux
étrangers qui venaient d’entrer en ville.
Elle rangea très vite l’échelle contre le mur.
— Rahab ! Ouvre cette porte !
Le cœur battant la chamade, elle passa les mains sur son
visage pour effacer toute trace de sueur. Tapotant ses
cheveux et rajustant sa robe, elle se précipita vers la porte et
l’ouvrit toute grande, feignant d’être soulagée par l’arrivée
des soldats.
— J’aurais aimé te voir plus tôt, Cabul.
Empourpré et tendu, Cabul semblait tétanisé. D’autres
soldats se tenaient derrière lui, armés et prêts à se battre.
Elle pouvait discerner la peur dans leur regard, une peur
égale à la sienne, mais d’une origine différente. Si Cabul
procédait dans les règles, il entrerait dans sa maison et
ordonnerait une fouille complète, y compris sur le toit. Et
s’il trouvait les espions, elle était une femme morte.
— Le roi exige que tu fasses sortir les deux hommes
entrés dans ta maison. Ce sont des espions, envoyés ici pour
découvrir la meilleure façon de nous attaquer, dit-il en
scrutant la pièce derrière elle. Tu dois nous les livrer.
— Les hommes étaient bien ici, mais j’ignore d’où ils
venaient. Ils ont quitté la ville au crépuscule, juste avant la
fermeture des portes, et j’ignore où ils sont allés. Si vous
vous dépêchez, vous pourrez probablement les rattraper.
— Où sont-ils allés ?
— Je ne sais pas, répéta-t-elle.

54
une femme de foi

Cabul n’avait plus à se mesurer aux deux espions, mais


en revanche il aurait maintenant à répondre à un roi furieux
et passablement angoissé en apprenant que ses ennemis
n’avaient pas été arrêtés aux portes de la ville.
— Vite ! Poursuis-les. Tu as encore le temps de les
rattraper si tu te dépêches !
Il ne l’interrogea pas davantage. Pourquoi la soupçonne-
rait-il de trahison alors qu’elle avait maintes fois prouvé sa
loyauté envers le roi ? Ne gagnait-elle pas très bien sa vie en
glanant des informations auprès d’étrangers pour pouvoir en
faire rapport au roi et en être récompensée ? Sa parole suffisait
pour le décider à poursuive sa route. Cabul tourna prompte-
ment les talons, cria quelques ordres et se précipita dehors.
Rahab sortit dans la rue et les regarda s’éloigner dans la
nuit naissante. Dès qu’ils eurent disparu au coin de l’allée,
elle rentra dans la maison, tira le verrou et courut à sa
fenêtre. Ses mains étaient moites et son cœur battait
violemment. Cabul et ses hommes étaient probablement
arrivés à la porte. Elle pouvait l’entendre hurler ses ordres
aux gardes, exigeant qu’ils l’ouvrent pour qu’ils puissent
poursuivre les espions. Si Cabul s’attardait assez longtemps
auprès des gardes, il apprendrait que ces étrangers n’avaient
pas quitté la ville.
Elle respira plus aisément quand elle aperçut la silhouette
de Cabul à l’extérieur des murailles. D’autres soldats le
suivirent à la hâte et tous s’éloignèrent. Ils coururent vers
l’Est, vers le Jourdain, lance à la main, certains de pouvoir
rattraper les espions avant qu’ils ne traversent le fleuve. Et la
porte fut refermée derrière eux.
Rahab ferma les yeux un instant et sourit. Elle attendit
plusieurs minutes encore pour s’assurer que Cabul et les

55
Rahab

autres s’éloignaient suffisamment. Puis elle prit une cruche


de vin, du pain et un panier de dattes et de grenades. Elle
remit à nouveau l’échelle en place.
Les hommes sur le toit étaient silencieux. S’étaient-ils
endormis ? Elle déposa les vivres, traversa silencieusement le
toit, et déplaça une botte de lin. Elle ne voulait pas les
alarmer.
— Les soldats sont partis. Vous pouvez sortir mainte-
nant.
Le plus grand des deux hommes s’assit le premier. Il posa
les yeux sur elle et elle sentit tout le poids de son regard. Il
était curieux à son propos et dérangé par son attirance
envers elle. Il ne dit rien alors que son compagnon se levait
et ôtait la poussière de ses vêtements.
— Nous avons entendu des cris.
Elle tenait à les mettre à l’aise. « Les soldats ont quitté la
ville et croient vous poursuivre. » Puis elle tendit la main et
constata qu’elle tremblait suffisamment pour qu’ils le
remarquent. « Voici du pain et du vin. »
Elle comprit leur hésitation. Elle était cananéenne et
prostituée. Pourquoi lui feraient-ils confiance ? Ils se
demandaient sans doute pourquoi une habitante de Jéricho
les protégeait. Ils se demandaient peut-être même comment
elle s’était débarrassée des soldats aussi rapidement, sans
qu’ils fouillent la maison. Pourquoi ces Israélites devraient-
ils croire le moindre propos d’une prostituée ? Pourtant, ils
devaient la croire. Tant de vies en dépendaient.
Rahab baissa la main et leva le menton.
— Je sais que l’Éternel vous a donné ce pays, leur
dit-elle. Nous avons tous peur de vous. Nous vivons tous
dans la terreur, car nous avons entendu comment le

56
une femme de foi

Seigneur a ouvert pour vous la mer Rouge quand vous avez


quitté l’Égypte. Et nous savons ce que vous avez fait à Sihôn
et à Og, les deux rois amoréens à l’est du Jourdain, dont les
peuples ont été complètement anéantis. Pas étonnant dès
lors que nos cœurs soient pétris de peur !
Elle se demanda pourquoi ils étaient même venus
jusque-là. Ils savaient certainement mieux qu’elle que le
pays leur avait été livré ! Pourquoi venaient-ils espionner
une ville que le Seigneur leur avait déjà donnée ? Doutaient-
ils ? Avaient-ils besoin d’encouragement ?
— Personne n’a le courage de se battre après avoir
entendu de telles choses. Car le Seigneur votre Dieu est le
Dieu suprême en haut dans les cieux et ici-bas sur la terre.
Ses yeux s’emplirent de larmes, tant son espoir de figurer
parmi le peuple élu d’un tel Dieu la brisait.
Avalant avec peine, elle avança et tendit les mains.
— Et maintenant, jurez-moi par le nom de l’Éternel que
vous aurez pitié de moi et de ma famille parce que je vous ai
aidés. Donnez-moi l’assurance que lorsque Jéricho sera
conquise, vous me laisserez la vie sauve, ainsi qu’à mon
père, ma mère, mes frères, mes sœurs et toute leur famille.
Le plus grand des deux espions se tourna vers son
compagnon, qui fixait Rahab. La lune les éclairait assez
pour qu’elle devine sa consternation. Le premier la regarda
à nouveau, avec curiosité et enthousiasme.
— Mon nom est Salmon, et voici Éphraïm. Nous
offrons notre vie comme garantie de ta sécurité.
Le cœur de la jeune femme se gonfla de soulagement et
de gratitude. Elle attendit la réaction du second.
— Je suis d’accord, dit Éphraïm avec moins d’empresse-
ment et en décochant à Salmon un regard contrarié. Puis il

57
Rahab

la regarda à nouveau : Si tu ne nous trahis pas, nous


respecterons notre promesse quand le Seigneur nous livrera
le pays.
Elle sourit sans retenue, transportée de joie. Elle
confierait sa vie à ces deux hommes et celle de ses
bien-aimés. Ils avaient juré par le nom de leur Dieu. Ils
n’oseraient pas violer un tel serment. La foi qu’ils avaient en
leur puissant Dieu les ferait respecter leur promesse.
— De grâce, dit-elle, en tendant la main vers les coussins
empilés dans un coin, installez-vous plus confortablement.
Vous êtes mes invités.
Elle s’affaira à disposer ce qu’elle avait préparé.
— Que puis-je vous servir ? J’ai des dattes, des amandes,
des gâteaux de miel et de raisins, du pain, du vin…
— Rien, répondit froidement Éphraïm.
— Merci, ajouta promptement Salmon, comme pour
adoucir le refus.
Rahab se retourna et les dévisagea. Ils avaient promis de
sauver sa vie et celle des membres de sa famille, mais il
semblait évident qu’ils ne voulaient rien avoir à faire avec
elle. Surtout l’homme appelé Éphraïm. Il lui donnait
l’impression d’être un insecte rampant, sorti de dessous un
rocher. L’autre jeune homme l’étudiait avec une franche
curiosité. Elle s’assit sur un coussin et le regarda.
— Demande-moi ce que tu veux savoir.
Il examina attentivement ses beaux yeux.
— Comment es-tu parvenue à la foi dans notre Dieu ?
— J’entends les récits de ses prodiges depuis mon
enfance.
— Comme tout le monde à Jéricho.
Elle battit des paupières.

58
une femme de foi

— C’est vrai, et je ne peux expliquer pourquoi j’ai cru,


contrairement à tous les autres.
— Ton peuple est effrayé, dit Éphraïm. Nous en avons
suffisamment entendu aux portes de la ville pour le
savoir.
— Oui, ils vous craignent, comme ils craindraient
n’importe quelle armée conquérante. Mais ils ne compren-
nent pas que c’est votre Dieu qui vous donne la victoire.
Le regard de Salmon brilla tandis qu’il scrutait son
visage. Puis ses yeux la détaillèrent de haut en bas, comme
pour la considérer tout entière. De toute évidence, il
appréciait ce qu’il voyait. Elle aussi. Salmon était un très
beau jeune homme.
Éphraïm semblait déterminé à garder ses distances.
— Vous avez vos propres dieux.
— Des statues de bois complètement inutiles, dit-elle
avec mépris. En as-tu vu dans ma chambre ?
Éphraïm sembla soudain mal à l’aise.
— Descends, poursuivit-elle en montrant l’échelle.
Ouvre les armoires. Regarde derrière les rideaux, sous le lit.
Fouille où bon te semblera, Éphraïm. Tu ne trouveras
aucune idole, ni talisman parmi mes biens. J’ai perdu la foi
dans les dieux de mon peuple il y a longtemps déjà.
— Pourquoi ?
Le jeune Israélite semblait déterminé à la mettre à
l’épreuve. Très bien. Elle s’y plierait avec empressement.
— Parce qu’ils n’ont pas pu me sauver. Ce ne sont que de
vulgaires objets façonnés par les hommes, et je sais à quel point
les hommes sont faibles. Je veux vivre parmi votre peuple,
ajouta-t-elle les mains tendues, comme pour les supplier.

59
Rahab

Éphraïm fronça légèrement les sourcils et regarda


Salmon.
Celui-ci s’inclina davantage vers Rahab.
— Tu dois comprendre que nous avons des lois, des lois
qui nous ont été transmises par Dieu lui-même.
— J’aimerais connaître ces lois.
Elle avait deviné qu’un message tacite était passé entre les
deux hommes et sentait confusément qu’elle en serait
grandement affectée.
Salmon l’observa un moment, puis expliqua doucement :
« Nous avons des lois contre la fornication et l’adultère. »
Éphraïm se montra beaucoup moins tendre pour
condamner sa profession.
— La prostitution n’est pas tolérée. Quiconque s’en rend
coupable est immédiatement exécuté.
Rahab se souvint de la façon dont elle s’était penchée à sa
fenêtre pour les interpeller, comme des centaines d’autres
avant eux. Elle s’empourpra. Jamais encore elle n’avait
éprouvé un tel dégoût pour sa personne. Pas étonnant qu’ils
aient hésité. Pas étonnant qu’ils refusent de manger à sa
table ou de boire une seule goutte d’eau chez elle. Elle était
remplie de honte.
— Je n’ai pas choisi cette vie, dit-elle, pour tenter de se
défendre. J’ai été présentée au roi par mon père quand je
n’étais encore qu’une jeune fille et j’ai dû obéir…
Elle se tut en voyant Salmon se renfrogner. Qu’importait
à présent la manière dont elle était devenue ce qu’elle était ?
Elle avait su depuis le début que c’était mal. Qu’importait
qu’elle ne fût à l’époque qu’une adolescente, contrainte
d’obéir à son père ? Cela excusait-il qu’elle ait continué à
exercer sa profession pendant toutes ces années, s’enrichis-

60
une femme de foi

sant grâce à ses charmes ? Non ! Elle fronça les sourcils et


détourna les yeux, consciente de l’examen des Hébreux. Elle
les regarda à nouveau, calme et résignée.
— Si l’Éternel proscrit la prostitution, alors j’y renonce
définitivement.
Salmon se leva et se rendit jusqu’à l’extrémité du toit. Il
scruta la ville un long moment, puis se retourna et la
regarda à nouveau.
— Il est temps que nous partions, dit-il. Nous avons
accompli notre mission, Éphraïm.
Rahab se leva promptement. Elle savait qu’elle devait
agir rapidement. Elle dévala l’échelle, suivie par les deux
hommes. Elle traversa la pièce et arracha d’un coup sec le
cordon écarlate qui maintenait les rideaux autour de son lit.
— Vous ne pouvez pas sortir par la porte. Je peux vous
faire descendre par la fenêtre avec cette corde.
Elle enroula la corde, écarta Salmon pour se diriger vers
la fenêtre, et en jeta une extrémité dans le vide. Elle pencha
la tête à l’extérieur tandis que le cordon serpentait le long de
la muraille.
— Il reste environ six coudées jusqu’au sol, dit-elle.
— C’est suffisant.
Salmon prit la corde des mains de Rahab.
— Toi d’abord, dit-il à Éphraïm. Ce dernier se hissa sur
le rebord de la fenêtre et fit passer ses jambes dans le vide.
— Attendez ! dit Rahab. Fuyez dans les collines. Restez-y
pendant trois jours jusqu’au retour des hommes partis à
votre recherche. Ensuite, reprenez votre route.
Éphraïm acquiesça, saisit la corde et sortit par la fenêtre.
Il toucha le sol avec un bruit sourd. Salmon tendit la corde
à Rahab et s’assit sur le rebord de la fenêtre.

61
Rahab

— Écoute-moi, Rahab. Nous ne pourrons garantir ta


sécurité que si tu laisses cette corde écarlate pendre à ta
fenêtre. Et si tous les membres de ta famille, ton père, ta
mère, tes frères et tous tes parents, se trouvent ici dans ta
maison. S’ils sortent dans la rue, ils seront tués, et nous ne
pourrons pas être accusés d’avoir rompu notre promesse.
Mais nous jurons que personne dans cette maison ne sera
tué et que nous ne lèverons la main sur aucun d’entre eux.
Elle se mordit la lèvre, remplie de gratitude.
Il passa une jambe à l’extérieur et la regarda à nouveau.
— Mais si tu nous trahis, nous ne serons plus liés par ce
serment d’aucune façon.
— J’accepte tes conditions, répondit-elle.
Le regard qu’il plongea dans ses yeux changea subtile-
ment. Lâchant la corde un instant, il se pencha vers elle et
posa une main sur sa nuque pour l’attirer à lui. Le cœur de
Rahab cessa de battre en songeant qu’il voulait l’embrasser.
— Ne crains rien. Je reviendrai te chercher.
— Je l’espère.
Il reprit fermement la corde.
— Auras-tu la force de m’assurer ?
— Il le faudra ! dit-elle en riant. Elle tira de toutes ses
forces, et quand elle crut lâcher prise, elle trouva en elle une
force qu’elle ne se connaissait pas.
Quand Salmon lâcha la corde, elle se souleva sur la
pointe des pieds et regarda par la fenêtre. Les deux hommes
étaient en bas. Éphraïm scrutait prudemment les alentours,
mais Salmon la regardait en souriant. Il leva la main en
signe d’au revoir et de promesse. Elle agita la main pour lui
signifier de partir à la hâte.
Elle sourit en les voyant emprunter la route des collines.

62
La lignée

Rahab Une femme de foi


Tamar

LA LIG N É E D E L A G R ÂC E
de la grâce Rahab

Tamar • Rahab • Ruth • Bath-Chéba • Marie


Ruth

Chacune eut à relever Bath-Chéba


des défis extraordinaires.
Chacune prit de grands
risques personnels pour Marie
répondre à son appel.
Chacune fut destinée à Dans ce livre, vous
jouer un rôle clé dans la découvrirez Rahab.

Rahab
généalogie de Jésus-Christ, Exploitée par des
le Sauveur du monde. hommes qui ne virent
Francine Rivers, fidèle à que sa beauté
l’Écriture, donne vie à extérieure, Rahab
ces femmes, et les amène s’accrocha à sa foi dans
à nous parler d’une façon un Dieu tout-puissant.
nouvelle et bouleversante. Apprenez avec elle
cette vérité stupéfiante :

Une femme
RIVERS
Dieu cherche et trouve
ceux dont le cœur est

de foi
incliné vers lui, peu
importe à quel point ils
sont éloignés.

9,90 €
ISBN 978-2-910246-01-3

9 782910 246013 F R A N C I N E R I V E R S

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