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TABLE DES MATIÈRES

Reconduire la fiction
Le sursis de la fiction

Déclinaison de la fiction
La figure
Le dépouillement
Le nom
Le détail trompeur
Le don et le retrait
La marque d’un effacement
Un effet d’abstraction
Une défaillance sans limite
La voix
La voix, un effet d’étrangeté
La voix, émancipée de la figure
La pensée
La légèreté de la pensée
Fiction/défiguration

La violence du rapport
L’entrevue
L’autre, l’inconnu
Fragilité de la rencontre
Duel
Le proche et le lointain
Le rapport contre la solitude
L’entretien
Des voix ensemble
La voix – essentiellement seule
La voix comme rapport
La division ou le pressentiment d’une confusion

L’invention d’un espace-temps


L’indifférence du temps
L’insuffisance du retour
Le temps en suspens
La dispersion de l’espace
Seuils
Des lieux en attente
Un espace souterrain
La variabilité de l’espace
Mourir en fiction
La mort comme méprise ou la mort apparente
Mourir par l’autre ou le pressentiment d’un vide en soi
La pensée de fictionnalité

Authenticité de fiction
Un principe de simulation
La feinte
Le simulacre
Le recours à l’image
Un principe d’effraction
Dans les marges de l’autre
L’événement fictionnel
Un principe de réflexion
Mallarmé : la manifestation de l’absence
L’épreuve de fiction
Un miroir interne

Dédoublement fictionnel
La déviance du reflet
Image hallucinée
Un effet de rémanence
Une altérité interne
Un cas en porte-à-faux : le mode analogique
Un état limite
La prégnance de l’oubli

Une tonalité blanche


La fiction ou l’invention de l’étrangeté
L’incident, ce fascinant impossible
La terreur
Le point fort du neutre

Conclusion
Penser les limites de la fiction
Le vide, constitutif de soi
La feinte, une inquiétude pour la pensée
L’expérience poétique
Une intimité menacée ou la psychanalyse considérée comme trace
La fiction : promesse d’extériorité
La figure du simulacre

Bibliographie
Œuvres de Maurice Blanchot
1. Fiction
2. Théorie et critique
3. Participation à des ouvrages collectifs
Études consacrées à l’œuvre de Maurice Blanchot
1. Numéros spéciaux de revues
2. Ouvrage collectif
3. Livres
4. Articles
Index
https://books-openedition-org.ezpupv.biu-montpellier.fr/puv/991

MAURICE BLANCHOT, LE PRINCIPE DE FICTION


Marie-Laure Hurault [Éditeur : Presses universitaires de Vincennes Collection : L’Imaginaire du
texte Lieu d’édition : Saint-Denis Année d’édition : 1999 Publication sur OpenEdition Books : 26
juin 2018 EAN (Édition imprimée) : 9782842920623 EAN électronique : 9782842929381 DOI :
10.4000/books.puv.991 Nombre de pages : 240 p.]
Reconduire la fiction
Le sursis de la fiction
Déclinaison de la fiction
La violence du rapport
L’invention d’un espace-temps
La pensée de fictionnalité
Authenticité de fiction
Dédoublement fictionnel
Une tonalité blanche
Conclusion
Bibliographie
Index
Table des matières

L’Imaginaire du texte

La fiction se définit-elle comme une image du réel, ou bien la feinte dont elle procède met-elle en
péril la distinction entre la réalité et son image ? C’est cette question que les textes fictionnels de
Maurice Blanchot - romans ou récits - permettent d’éprouver.

Le part-pris initial de ce livre suppose de prendre la fiction au sérieux - donc de séparer, chez
Blanchot, le versant fictionnel et le champ critique et théorique qui trop souvent lui sert de
commentaire. Ainsi libérée de toute référence à la question de l’écriture, la fiction peut décliner le
mouvement selon lequel elle ne cesse d’apparaître, sans pour autant donner lieu à une pensée de
l’être. Ce geste du déclin - des figures ou des voix, du reflet et de la mort - rend à la fiction sa pleine
réalité : soit une constante inquiétude sur la pensée du réel.

Ainsi s’ouvrent des voies insoupçonnées, que l’on explore ici - à travers le texte blanchotien - sur
tous les textes qui, de Poe à Beckett ou de Bousquet à Melville, ont mis en jeu un principe de fiction
irréductible au partage assuré du réel et du feindre.
Reconduire la fiction
p. 7-14

1-Il n’est pas question de lire Blanchot, l’écrivain ne vient pas ici comme exemple. Les textes
retenus ne servent aucunement de mode d’illustration, ils indiquent l’itinéraire à suivre. Ils ne sont
pas utilisés comme outils de démonstration convoitant autre chose qu’eux-mêmes, ils sont des
points d’appui et sont révélateurs d’une approche plus large qui les concerne de près, celle du
fictionnel. Les textes de Blanchot ouvrent de vastes perspectives : réduisant à l’extrême les critères
classiques du romanesque, dépouillant le récit de ses spécificités, suggérant parfois une indistinction
des genres, ils conservent cependant leur intégrité de texte fictionnel. Il s’agit donc de redéfinir la
fiction, par l’appui de ces textes précisément, peut-être parce que mieux que d’autres ils nous
engagent à penser le cœur du fictionnel.

2-Réside là un premier parti pris : celui de considérer le texte de fiction comme radicalement séparé
de l’écriture critique et théorique. Ainsi seulement peut-on se rendre compte de l’importance des
enjeux portés par les textes fictionnels, traités d’ailleurs ici comme un ensemble englobant. Plus
précisément encore l’œuvre fictionnelle de Maurice Blanchot s’étend sur une vaste période
puisqu’elle débute avant 1945, avec deux textes qui l’inaugurent : L’Idylle et Le Dernier Mot, datés
de 1935, 1936, et qu’elle se prolonge jusqu’à ce dernier texte de 1994, L’Instant de ma mort, que
l’on entend fixer en son seul statut de fiction. Une soixantaine d’années donc pendant laquelle de
nombreux textes explorent toujours plus activement le principe de fiction. Qu’il s’agisse de romans,
Thomas l’Obscur, Aminadab ou Le Très-Haut, de récits, L’Arrêt de mort, Au moment voulu, Celui
qui ne m’accompagnait pas, Le Dernier Homme, ou de textes apparemment plus indéterminés,
comme L’Attente l’oubli ou La Folie du jour, nous tiendrons l’ensemble sous le terme de fiction. Si
certains textes dépassent effectivement les catégories de genre, ils répondent tout autant à la logique
d’un principe de fiction et nous permettront d’en fixer les limites.

3-À la différence de nombreuses analyses, nous ne reconnaîtrons pas de rupture entre les romans et
les récits de Blanchot. Assurément, L’Arrêt de mort marque une sorte de « crise » de l’écriture dans
sa structure même, mais on préfère le lire comme une proposition supplémentaire pour relayer le
principe de fiction. De plus nous ne repérerons pas de segments dans la chronologie de la
publication blanchotienne, parce que ces segments ne tiennent pas, et on persistera donc à établir
une unité d’ensemble même si chaque texte s’impose comme cas particulier.

4-Au plus loin de la tendance fictionnelle, L’Attente l’oubli porte la marque de l’extrême
raréfaction. Ce texte est l’un des derniers à conserver un seul et même mouvement de fiction. Il est
sous le signe d’un plus grand épuisement et radicalise la démarche, explicitant en son propre
événement le point d’arrêt de la fiction. Il est sans doute l’un des plus ambigus, parce que déjà
presque hors fiction : il pose la difficile question de la limite après laquelle on ne saurait encore
parler de véritable fiction. En tant que tel, il annonce la chute ; il est un mouvement tendu vers un
instant de disparition. C’est peut-être là que se lit le plus efficacement le principe fictionnel
puisqu’il aspire à se définir comme ce point de chute en train de s’effectuer. Il n’en reste pas moins
que la limite s’impose, L’Attente l’oubli est à considérer comme pleinement intégré à l’ensemble
fictionnel.

5-Comment décider, pour de telles fictions, de l’inscription d’un genre ? Jacques Derrida met
l’accent sur l’aspect fuyant de l’écriture de Blanchot et en vient à poser « la question du genre » :
Blanchot ne cesse d’interroger au cœur de ses textes non pas l’inscription dans un genre mais le
difficile cas de la limite, non plus la limite entre ce que serait un roman ou un récit puisque les
textes abusent d’indices pour semer le trouble sur de telles propositions, mais une limite plus
indécidable encore qui mettrait en doute jusqu’à leur statut. Derrida insiste, d’autre part, pour
témoigner de la singularité des « récits-de-Blanchot ». Il continue à appeler ces textes des «
fictions» même si, comme il le signale, il ne le fait que par simple « commodité ». Notons qu’il
conserve la précision du terme : « Gardons le nom 11. » Pourquoi ne peut-il se passer de ce terme de
fiction ? Il faudra en venir à souligner les « motifs » des textes de Blanchot, autrement dit ce qui les
met en mouvement. Enfin Derrida remplace explicitement « la question du récit » par « la demande
de récit». Le récit est confronté à la « paralyse » d’un langage qui apparemment serait au bout de
lui-même, ne serait plus autre chose qu’une demande de récit. Cette question est ici déplacée pour
montrer comment aborder ces textes dont Derrida nous pousse à penser que le corpus reste
impossible à former : la fiction de Blanchot, livrée en sursis d’elle-même, instaure le mouvement de
la fiction comme battement incessant à inscrire entre le don et le retrait.

6-Hors le texte de fiction proprement dit, surgissent des bribes fictionnelles à considérer comme
telles et à constituer en tant que traces. Il s’agit de textes de Blanchot plus tardifs, où l’écriture se
fragmente, divisant textuellement les paroles, où l’éclat de la parole divisée se met à parler et
devient elle-même significative. Pour assurer la singularité fictionnelle, on conserve des limites qui
garantissent les différences - tout en gardant l’idée que Blanchot joue avec ces limites, les
déplaçant, les laissant varier, pour les réaffirmer même s’il en connaît aussi le caractère fluctuant. Il
paraît même les briser lorsqu’il écrit L’Écriture du désastre, réalisant avec cette œuvre un geste de
transgression, reflétant ce qui se prononce sous la loi du désastre. Comment comprendre « l’arrêt »
du fictionnel quand il est prononcé par le fictionnel lui-même ?

7-En écartant le renvoi du fictionnel au théorique, on entend donner une pleine autorité à la fiction.
Les deux versants blanchotiens donnent lieu à deux écritures, et c’est parce qu’ils sont deux qu’on
souhaite les renvoyer à leur singularité. Chacun met en œuvre sa logique et si naissent des
interférences, des échos, les associer reste risqué. Le renvoi de l’un à l’autre est assurément facilité
du fait qu’il concerne un même écrivain mais on est tenté de croire que pour cela il est d’autant plus
trompeur. Aussi on se propose de considérer qu’il y a là deux œuvres, et qu’il y aurait comme deux
écrivains. Françoise Collin assure le va-et-vient entre les deux versants et utilise les textes comme
terrain d’expérimentation, territoire pour une réflexion de l’écriture sur elle-même. En effet, elle
convoque l’écriture fictionnelle de Blanchot pour reprendre différentes questions théoriques et
débattre du statut de l’écriture apparemment infixable et dont elle mesure l’infixabilité 22. Pour
effectuer une reprise théorique de la fiction proprement dite, il devient préférable de tenir les
versants à l’écart l’un de l’autre et de soumettre la fiction à son seul questionnement. De plus, la
pensée ne se glisse pas ici ou là – en fiction ou en théorie – indifféremment, elle y est différente et
les enjeux sont loin d’être les mêmes. Sans chercher à définir ces différences, sans procéder par
rapprochement ni d’ailleurs par distinction, nous accepterons seulement, de temps à autre, une mise
en lumière, autrement dit d’éclairer le cheminement théorique par l’événement fictionnel, et non
l’inverse qui ne ferait que paralyser la lecture. On pourra aussi utiliser le texte critique et théorique
de Blanchot mais comme on utiliserait tout autre : ce qui devient possible puisqu’on a accepté de
penser deux écrivains là où on sait pertinemment qu’il n’y en a qu’un.

8-La logique de la différence est inscrite littéralement dans Le Pas au-delà, un texte limite et
exemplaire dans la mesure où il donne à lire la marche croisée des deux écritures blanchotiennes 33.
Le Pas au-delà surjoue le principe de la différence. Alternativement sont utilisés deux caractères
1 1 Jacques Derrida, Parages, Galilée, 1986, p. 11. Voir aussi Demeure, Maurice Blanchot, Galilée, 199 (...)
2 2 Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, 1971.
3 3 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, 1973.
distincts, le romain et l’italique. Théorie et fiction sont contraints à un face à face obligé. Le désir
est grand de les faire s’interroger l’un l’autre, et cela paraît d’autant plus légitime que Blanchot,
poussant au plus loin les limites des deux démarches, les repousse à force de les ébranler. Or,
lorsque ces deux modes d’écriture semblent accidentellement unis en un même versant, l’italique
venant enfreindre sa nature propre en s’intégrant au tissu textuel romain, non seulement ils ne sont
pas confondus mais là, visiblement, brille toute leur différence. Un saut est réalisé, un versant jaillit
en l’autre, mais la transgression n’est là qu’en apparence, elle n’est qu’un pas de plus vers la
différenciation ultime. En dévinitive Le Pas au-delà renforce l’idée qu’il n’y a rien à gagner à jouer
la confrontation. Il convient d’aborder les textes fictionnels le plus frontalement possible si on ne
veut pas manquer ce qu’ils disent de spécifique, ce qu’ils nous apprennent sur les modalités de la
fiction.

9-Le geste fictionnel de Blanchot, très singulier, a souvent été perçu, à tort, comme ne concernant
que son propre ressassement. Si les textes maintiennent un regard permanent sur eux-mêmes, ce qui
assure de nombreux points de retour et de connexions internes, ils en croisent nécessairement
d’autres. De fait, par des biais différents, le texte blanchotien s’apparente à d’autres textes. En
suivant certains échos, des éléments se juxtaposent et, plus encore qu’un simple emploi de
comparaison, s’avèrent fructueux. Ils permettent de relever ce qui paraît le plus parlant en matière
de fiction. De plus, les textes fictionnels de Blanchot soulèvent des interrogations qui rappellent de
nombreux questionnements tant littéraires que philosophiques. À la fois très seuls, resserrés sur leur
démarche, ils rejoignent aussi nombre d’études sur l’écriture, ils évoquent même des traits qui
concerneraient ailleurs la philosophie et la psychanalyse. Cela contribue pour une large part à une
apparente indétermination du texte blanchotien, alors que les multiples rapprochements servent au
contraire leur plus juste spécificité. Reste à savoir dans quelles mesures les contaminations
s’imposent sans dénaturer la fiction, et comment elles engagent des enjeux autrement plus
percutants.

10-L’appréciation du fictionnel ne va pas sans une ouverture hors le champ du littéraire. Tout texte
accueille des perspectives qui lui sont extérieures et qui à ce titre deviennent déterminantes.
L’intertextualité convoque différents réseaux, organisant une plus large problématique sur l’ordre
littéraire et sur le principe de fiction en particulier. Nous côtoierons diverses tendances venues de
plusieurs champs disciplinaires et, paraissant élargir le champ d’investigation, nous n’en resterons
pas moins entièrement orientés vers une recherche sur l’écriture de fiction. De fait, Blanchot
poursuit ce que d’autres ont entamé avant lui : les œuvres des poètes Stéphane Mallarmé et Paul
Valéry semblent par exemple exactement le devancer, à rebours elles inscrivent les textes
fictionnels de Blanchot auprès de ceux qui ont contribué à explorer ce que d’autre part, la théorie de
Blanchot définit sous les termes d’« espace littéraire ».

11-Ces textes conduisent à déplacer une certaine vision critique sur le langage et l’écriture. Ils nous
invitent à penser, comme élément majeur, un dépassement à l’intérieur du texte : il y aurait un effet
de miroir interne. Dans le même temps le miroitement agit pour une conversion du mode réflexif.
La fiction blanchotienne s’impose en tant que lente introspection mais cette introspection ne s’en
tient pas à une mise en abyme de soi : le principe de spécularité, en réalité constamment détourné,
contribue à une ambiguïté qui marque toujours très fortement les textes. Or, il y a aujourd’hui une
tendance à accroître le mouvement réflexif de l’œuvre. Elle est renvoyée à elle-même et laissée en
auto-référence permanente. L’essai de Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, reprend le concept
de mise en abyme, et en décrit les variations possibles. Souvent rapprochée de l’expérience
narcissique, l’œuvre encourt le risque de se replier à l’extrême sur elle-même. Le texte blanchotien
possède de réelles propriétés de réflexion mais il nous invite à suivre le mode réflexif selon des
critères davantage porteurs pour la fiction. Il n’est pas inutile de noter déjà que l’effet de réflexion
trouble en permanence la lecture : des obscurités textuelles sont volontairement assurées, et ne
cessent de vaciller les éléments qui apparemment tentent de se stabiliser. Les textes comportent des
modalités nécessairement perverses dans la mesure où elles impliquent ce qu’au même moment
elles diffèrent. La problématique de la fiction est donc ici relancée en vue d’un mode bien
particulier de réflexion qu’il nous faut d’emblée placer, plus encore que sur le mode de la
spécularité, sous le signe de la feinte.

12-L’enjeu est clair, il repose sur la pensée de fiction et sur son événement qui fait question.
Evelyne Londyn écrit dans Maurice Blanchot romancier : « Peut-être qu’en effet le ton solennel et
souvent didactique de Blanchot se prête mieux au style de l’essai critique qu’à la forme
romanesque. Nous apprécions la délicatesse du récit, mais nous repoussons son artifice 44. » C’est au
contraire à partir de l’artifice qu’on entend relire les récits de Blanchot car, lié à la feinte, il
manifeste toute la délicatesse de textes qui font la part belle à l’effet de fiction. À suivre Londyn, le
roman de Blanchot n’aurait pas l’envergure de sa critique, et si les lecteurs l’ont si longtemps
délaissé en tant que romancier, c’est parce que son écriture ne conviendrait pas à la forme
romanesque : ce point de vue est réducteur dans la mesure où d’emblée il ne peut s’empêcher de
conférer à ces textes fictionnels une portée théorique et didactique qui primerait sur le reste,
refusant de leur accorder un statut fictionnel à part entière. En définitive, la valeur des textes est
amoindrie, leur véritable statut altéré, leur force littéraire affaiblie. Assurément, Blanchot réduit le
genre littéraire du roman, réduit la trame et la narration de ses récits, mais loin qu’ils perdent leur
statut, on verra au contraire combien en ressort amplifiée leur envergure fictionnelle.

13-L’exploration des textes, romans et récits, n’ira pas sans une reprise de la notion de genre qui,
soumise au mouvement d’une certaine modernité, tend à disparaître. Il faudra repérer les
composantes que nous proposent les textes et en tirer des critères pour penser la fiction. Si un récit
prétend raconter une histoire, le récit blanchotien nous place dans l’évidence qu’il n’a rien à
raconter, ou plutôt qu’il se trouve devant l’impossibilité même de raconter ce qu’il raconte pourtant.
Le récit est à envisager comme événement de l’impossibilité de raconter. Selon Daniel Wilhem,
l’écriture de la modernité annonce la chute de la narration puisqu’elle avance irrémédiablement,
semble-t-il, vers ce qui mettrait un terme à toute possibilité de raconter.

Peut-être un jour, le mode narratif tombera-t-il dans un ordre du passé. Peut-être alors, cette chute
historique, devenue inévitable, fera-t-elle disparaître et oublier d’un coup tout ce qu’a pu signifier,
pendant très longtemps, passant de l’épopée à la fable, du drame au poème, du récit au roman, notre
désir, démesuré, inépuisable, de raconter des histoires55.
14-On peut s’interroger sur l’effectivité de ce déclin du narratif. À suivre le parcours des textes
fictionnels de Blanchot, on note une progressive réduction de la voie fictionnelle qui, sans viser son
extinction, signale le risque de la perdre : le roman cède sa place au récit qui à son tour tend à
s’épuiser. La première version de Thomas l’Obscur est plus relâchée que la seconde et autorise des
caractères romanesques qui seront refusés par la suite – on sait que la première version sera
radicalement supprimée de la publication, cédant devant une nouvelle version où l’écriture est
largement condensée, que certains diraient plus obscure, dont on montrera qu’elle met en évidence
un élément fondamental relatif à la problématique de la fiction, un état de moindre être.

15-L’écriture de Blanchot est d’une opacité qui relève du principe de fiction proprement dit, le
simple fait de revenir sur son obscurité en est déjà l’éclaircissement, et le seul possible. La fiction

4 4 Evelyne Londyn, Maurice Blanchot, romancier, Nizet, 1976, p. 211.


5 5 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot, La Voix narrative, UGE, 1974, p. 7.
admet en cela une posture singulière : elle quitte les abords de la présence. Au-delà d’une
opposition entre le réel et l’imaginaire, elle se donne comme une étrange promesse, celle de se
décharger du monde. En définitive que « présente » la fiction ? Espace intermédiaire, elle n’est pas
constituable puisqu’elle n’a pas de lieu pour être. Rejoignant la fascination de la mort, elle devient
exactement ce qui se dérobe à la pensée. Plus encore qu’elle ne déconstruit le monde, dans quelle
mesure et en quel sens le dissipe-t-elle, et que propose-t-elle à sa place ? L’entreprise blanchotienne
établit la fiction en un nouveau mode de rapport avec le réel, assumé essentiellement par la pratique
de la feinte : on se demandera alors jusqu’où conduit la pensée de fiction envisagée elle-même
comme feinte. La fiction n’est pas la création d’un monde au-delà du monde, elle ne présente rien si
ce n’est le renversement de l’être, assumé et défini par la logique qui est la sienne, la ruine de
l’ontologie. Mais pourquoi la fiction persiste-t-elle alors à laisser apparaître une figure ?

NOTES
1 Jacques Derrida, Parages, Galilée, 1986, p. 11. Voir aussi Demeure, Maurice Blanchot, Galilée,
1998. Derrida démêle les fils d’une double écriture blanchotienne, celle d’une écriture témoignage
et celle d’une écriture fictionnelle, à partir de la lecture de L’Instant de ma mort : texte qui, selon
Derrida, met en lumière la trame textuelle de l’ensemble du corpus blanchotien.

2 Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, 1971.

3 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, 1973.

4 Evelyne Londyn, Maurice Blanchot, romancier, Nizet, 1976, p. 211.

5 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot, La Voix narrative, UGE, 1974, p. 7.


Déclinaison de la fiction
p. 17-53

J’irai de ce côté, jamais d’un autre.


Celui qui ne m’accompagnait pas.

1-Pour envisager la fiction, il nous faut d’entrée de jeu poser qu’est fictif ce qui n’est pas réel et
noter un effet de rupture qui suppose le réel en se détachant de lui, donnant lieu à une coupure
manifeste. Cependant la fiction rend improbable toute certitude sur des lignes frontières qui
sépareraient fiction et non-fiction. Elle passe par une référence permanente au réel, ne serait-ce
qu’en marquant sa différence ou parfois son étrange ressemblance. Thomas Pavel, qui s’est
longuement interrogé sur la notion de fiction, remarque notamment dans l’essai intitulé Univers de
la fiction qu’elle est rongée par l’« inconsistance », l’« incomplétude » et l’« irréalité » face à la
réalité1. Or la fiction tire avantage à ne pas être placée « face » à la réalité, puisque les frontières ne
sont pas aussi stables qu’elles le paraissent. L’instabilité des limites est préoccupante dans la
mesure où elle empêche de fixer un lieu spécifique pour chacun des deux termes. Maurice Blanchot,
parce qu’il engage très directement dans ses textes de fiction l’incertitude de la limite, nous permet
de prendre en compte, dans la définition même du principe de fiction, les éléments qui en soulignent
les contradictions. La fiction entretient un rapport au réel équivoque et soulève une difficulté
majeure : plus progresse sa définition, plus s’avère difficile, voire impossible, de mettre à l’écart
l’autre versant, sinon par convention.

2-Les textes de Maurice Blanchot explorent l’ambiguïté des voies de la fiction. Recadrer le terme de
fiction, en repérant les procédés utilisés, vise à rendre compte de la fictionnalité à l’œuvre dans
l’écriture pour comprendre en quel sens le fictif suspend la réalité, pour cerner le trouble qu’il
implique, la magie du texte littéraire qu’il assume. On relève d’autre part l’originalité d’une écriture
qui a beaucoup à dire sur elle-même. Maurice Blanchot fait partie de ces écrivains contemporains
qui réfléchissent sur leur œuvre en la faisant. Un mouvement de déclinaison interne à l’écriture
blanchotienne, loin de retirer l’effet fictionnel, l’indique constamment. On partage en ce point la
pensée de Dominique Rabaté : il évoque une littérature de l’épuisement, ne donnant pas à ce terme
le sens d’une disparition effective mais celui d’un mouvement dynamique. La disparition
s’accomplit mais ne s’achève pas :

2 Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, Paris, 1991, p. 10 et 11.
Inventaire du néant beckettien, jeu pervers de combinaisons logiques et illogiques chez Borges,
neutre et désastre blanchotien, économie de la misère pour Michaux, ou stratégies de raréfaction
chez d’autres sont les différents détours qu’explore l’écriture du milieu du XXe siècle2.
3Dominique Rabaté évoque le caractère de plus en plus abstrait des textes de Blanchot, « l’air
raréfié » qui prédomine, et il ajoute qu’ils s’inscrivent dans la modernité parce qu’ils rappellent la
difficile voire impossible constitution du sujet. Pour Dominique Rabaté : « Le paradoxe du récit
moderne est qu’il y est tout à la fois donné, repérable et promis, reculé. » Ce paradoxe répond en
réalité à une exigence de la fiction et incarne des modalités plus essentielles pour elle : si la fiction
de Blanchot s’accomplit sans doute en direction de l’abstraction, elle n’en a pas pour autant fini
avec la figuration. Autrement dit la fiction est à concevoir par le rapport ambigu qu’elle entretient
avec le réel tout autant qu’avec la figuration.
4Certains éléments textuels de la fiction blanchotienne sont touchés. Les critères romanesques
classiques sont ébranlés. Il convient de porter une attention constante à la structure du texte, à la
façon dont les éléments sont agencés. On sait combien cela a pris de poids avec l’avancée d’un récit
qui se concentre sur l’organisation de son discours, et d’une façon peu commune si on pense au
nouveau roman. Avec des airs de ressemblance, la fiction blanchotienne ne se laisse pourtant pas
assimiler aux propositions du nouveau roman. Ce n’est pas un « nouveau roman » que Blanchot
nous donne à lire, c’est à une nouvelle pensée qu’il nous conduit. Dans un discours sur le centenaire
de la photographie, Paul Valéry prévoyait qu’apparaissait un nouveau mouvement pour la
modernité, puisque selon lui l’apparition de la photographie rendait inutile la description en
littérature. D’autre part, plus encore qu’un simple désir de raconter, un récit cache un tout autre
désir de fiction, plus profond, et lié à une forme d’invention - c’est là le véritable point d’écart.
C’est ce que nous apprend le texte blanchotien non par volonté de révolutionner la littérature et de
marquer un changement, mais pour tirer parti de la rupture et de la mise à distance d’un certain type
d’écriture. Il ne s’agit pas de relater tel ou tel événement, même fictif. Blanchot détourne la
narration et les modalités propres de l’écriture, sa fiction prend ses distances avec le narratif, le
descriptif ou le psychologique, approchant ce qu’on pourrait se risquer tout d’abord à nommer une «
fiction conceptuelle », avec toutes les précautions latentes vis-à-vis d’une telle affirmation.

5La fiction est travaillée par un effet de résistance interne, elle pose elle-même son rapport au réel :
elle se situe de fait à mi-chemin entre une fiction qui se démarque de la figuration et une figurabilité
à caractère fictionnel. Ainsi naît une tension textuelle que le caractère toujours provisoire mais
néanmoins nécessaire de la figure permet de mieux éclairer. On est loin d’une perspective
herméneutique : Brian T. Fitch vise très certainement une lecture interprétative des textes de
Blanchot, et en cherche le sens au risque d’en retirer le fond énigmatique. Il n’y aurait dans le texte
blanchotien, selon lui, « jamais de caractères figuratifs puisqu’ils n’appartiennent à aucune
dimension ontologique connue de la plupart des hommes ». Et il faudrait accepter « cette espèce de
structure abstraite en tant que vide dénué de tout attribut figuratif ». On préférera explorer au
contraire le dénuement pour en retenir le caractère très ambigu. La figure, fût-elle celle du vide, est
un élément indispensable pour la fiction, avec elle jaillissent de fausses ressemblances, des effets de
ressemblance qui disent déjà la dissemblance. Les textes, orientés vers un pôle d’abstraction,
mettent en œuvre l’impossible détachement de la figure et la fixent en un battement inépuisable.

6Identifier le sursis du fictionnel pour étudier les manifestations de la fiction, ou ce qu’il en reste au
cœur des récits, ne va pas sans ouvrir le rapport écriture/fiction. Plus largement, le débat contribue
moins à définir la notion de fiction qu’à donner un sens à une œuvre littéraire de caractère
fictionnel. S’il y a dans les textes une forte tendance à désinvestir toute possibilité de signification,
la déclinaison ne se donne pas pour suivre le déclin de l’œuvre mais au contraire pour relever l’effet
de résistance et donner un sens à la fiction. La résistance s’accomplit selon les déterminations d’une
figure propre au texte : la figure de plus en plus réduite s’éloigne de la figuration, tout en
maintenant l’extrême réduction d’elle-même comme ultime figure. On en vient à considérer les
deux pôles que la fiction semble d’un côté quitter et de l’autre aborder. Le risque est d’accepter ce
mouvement sans l’arrêter. Cela nous donne à penser que la fiction est la limite toujours renouvelée
de cette approche de l’abstraction, limite infranchissable si on pose que la figure ne sera pas
dépassée.

7La fiction est prise en un mouvement tout à fait déconcertant, très explicitement la fiction de
Blanchot ne cesse d’être mise en dérive, pourtant elle demeure en tant que telle. Elle est elle-même
retenue en son propre mouvement de destitution. Au sein du fictif quelque chose résiste, ne se
laissant pas davantage réduire. À quoi tient cette résistance enfouie au cœur des récits ? L’apparente
contradiction réclame des explications. Il arrive que Blanchot utilise des termes de classification, «
roman » ou « récit », censés cloisonner certains de ses textes. On remarque aussitôt que d’autres ne
sont pas prédéfinis et susciteront pour cela une tout autre question. L’analyse ne se restreindra donc
pas aux textes reconnus pour romans ou récits, car elle éviterait la question essentielle qui permettra
sans doute de déterminer le principe de fiction.

8Pour aborder la fiction blanchotienne, il est bon de laisser de côté de nombreuses idées préconçues
formées à la lecture du roman classique. Il faut en outre radicalement modifier l’appréhension du «
personnage », ce qu’il recouvre comme critères romanesques, et dépasser les catégories prédéfinies,
les genres que sont roman et récit. Car que ce soit dans les récits ou même dans les deux romans
que sont Le Très-Haut et Aminadab, l’intérêt n’est pas de raconter une histoire ni de mettre en scène
des personnages mais plutôt, à travers ce qui est manifestement encore une trame narrative, un peu à
la façon du nouveau roman, de déposer une « figure » qui se donne déjà hors de tout contexte, sans
biographie, sans vie, simplement pour le plaisir de la figure et pour celui du texte, ajouterait Roland
Barthes. On fait ici allusion au Plaisir du texte où il engage les rapports de séduction qu’on
entretient nécessairement avec tout texte de nature littéraire. Barthes nous assure que le texte, aussi
moderne soit-il, ne trouve sa force littéraire que dans le secret de quelque jouissance.

La figure
9Il nous faut à présent engager les dispositions de ce qu’on entend par figure. La figure dit par
avance son rapport au discours, elle porte avec elle un questionnement sur l’état de fiction,
instaurant une réduction, voire une disparition de la présence, jusqu’à témoigner d’une présentation
de l’absence, assurant la qualité ambiguë qui la touche parce qu’elle se révèle comme état limite. La
question est de savoir pourquoi la figure instaure un effacement de plus en plus important et ce que
sous-entend une pratique de plus en plus conséquente de ce qu’on pourrait tenir comme une
possible défiguration. Effaçant progressivement la posture du sujet, la figure ruine ce qui tient lieu
de mise en représentation, parce qu’elle met à l’épreuve l’idée d’une littérature qui représente le
monde. Cependant, il est difficile d’apprécier la figure sans la comparer à ce qui l’a précédée, même
si elle cherche à s’en séparer, et dès qu’on l’approche, elle déroute davantage. Le contexte textuel
est régi par l’amplification de la réduction. Il est certain qu’en minant le personnage la réduction
s’accomplit aux dépens de l’histoire et de la narration. Mais une chose est sûre aussi, alors que la
fiction prend ses distances avec un mouvement mimétique elle forge son identité et, dépourvue de
toute tentation de représentation, elle fait en sorte de ne (presque) plus prendre appui sur le réel si ce
n’est sur la réalité du langage.

Le dépouillement
10La figure se détache de la notion de personnage, bien trop chargée de sens, pour évoquer de façon
plus directe l’apparaître du fictif. En effet, hors le système de référence de la représentation, la
figure admet une position interne au littéraire. Dans les textes de Blanchot les figures sont d’un
dépouillement extrême qui relève de leur état de moindre être. D’autre part elles sont d’une
ambiguïté relative à leur apparition : en se posant elles inscrivent un mode de présentation singulier.
Les figures n’ont assurément plus rien à faire d’un portrait et marquent une très forte différence
avec l’exemple-type du personnage balzacien. L’élément le plus déterminant va dans le sens d’une
mise en indétermination de la personne. Les figures ne connaissent en effet ni description physique
ni couleur psychologique qu’appuieraient les instances de la personnalité : on se rend à l’évidence
qu’elles perdent un certain rapport au monde. Elles en trouveront sans doute un autre, lequel
suscitera un plus grand intérêt pour la fiction. Pour l’aborder, le plus efficace est de lire dans le
texte, avec l’apparition de la figure, à la fois l’éloignement du monde et de la représentation.
3 Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, Gallimard, Paris, 1987, p. 90.
11Les figures n’ont pas d’histoire, pas d’inscription sociale ni familiale, pas de nom propre, pas de
visage. Parfois chez Blanchot ces éléments référentiels interviennent, ils n’apparaissent que pour
renforcer leur rareté et indiquer une étrangeté. Dans L’Arrêt de mort, la présentation du personnage
central féminin relève d’une attention particulière. On ne sait tout d’abord d’elle que le simple fait
qu’elle a été le témoin « le plus autorisé » d’un événement relatif au narrateur. On trouve ensuite la
mention suivante « la sœur de la jeune femme » : alors qu’on ne sait pas encore qu’il s’agit d’une
femme, la sœur est présente avant elle comme indice féminin. Vient ensuite l’évocation de sa
famille, on constate avec surprise que le récit prend le soin de situer l’environnement familial. Il y
aura encore A., l’une des ses amies. Il faut attendre la page 14 pour trouver enfin le nom tronqué de
J. Les quelques renseignements n’amoindrissent pas l’impersonnalité de la figure J., au contraire ils
l’entourent de telle manière qu’ils la rendent plus saillante. Si la figure est une réduction du
personnage, la réduction, de plus en plus active, entraîne une figure de plus en plus réduite. La
figure travaille la dépréciation de l’individualité. Plus elle se réduit, indiquant ce qu’elle produit,
plus elle est lourde et porteuse de sens quant à l’investigation de la fiction. Toujours dans L’Arrêt
de mort, mais cette fois plus directement, Nathalie, figure féminine de la deuxième partie, apparaît
comme plus ou moins absente car le narrateur ressent des difficultés pour entretenir le moindre
rapport avec elle. « En me liant avec Nathalie, je puis le dire, je ne me liais presque avec personne3.
» Cela rappelle Bartleby de Herman Melville et ce qu’en dit Gilles Deleuze dans une postface du
texte :

4 Gilles Deleuze, Postface de Batleby, Herman Melville, Flammarion, Paris, 1989, p. 180.
Bartleby est l’homme sans références, sans possessions, sans propriétés, sans qualités, sans
particularités : il est trop lisse pour qu’on puisse lui accrocher une particularité quelconque. Sans
passé ni futur, il est instantané. I PREFER NOT TO est la formule chimique ou alchimique de
Bartleby, mais on peut lire à l’envers, I AM NOT PARTICULAR, je ne suis pas particulier, comme
l’indispensable complément4.
12Bartleby est un personnage inquiétant, surtout lorsqu’il répète inlassablement cette même phrase :
« I prefer not to », non seulement pour son aspect extravagant, non seulement pour l’ambiguïté de
l’affirmation, mais aussi parce qu’elle semble peu à peu le recouvrir tout entier, comme s’il
s’ensevelissait derrière elle. Elle apparaît comme le secret intime de lui-même sans lequel il n’est
plus rien. Deleuze revient sur le texte, il commente tout particulièrement cette formule qui fait
question et retient l’attention des critiques. Il met en relief ce que la formulation a de ravageur, ce
qu’elle contient comme puissance de négation :

5 Ibid.
Elle abolit le terme sur lequel elle porte, et qu’elle récuse, mais aussi l’autre terme qu’elle semblait
préserver, et qui devient impossible. […]. Toute particularité, toute référence est abolie5.
13Loin de vouloir produire un effet de représentation, ce qui prend de l’importance c’est
l’émergence apparemment ex nihilo du personnage et sa radicale inconsistance. On se rend compte
que Bartleby n’est plus quelqu’un en particulier, il témoigne du fait qu’il ne représente justement
plus personne. Deleuze l’ajoute, Bartleby a ceci de particulier qu’il nous offre la figure d’un «
Ulysse des temps modernes » : « Je suis Personne. » Il est celui qui rejette son nom ou plutôt qui
l’expose à la menace de ses propos, il le revendique comme s’il en allait de sa capacité à s’affirmer.
Cela rappelle un autre personnage, le caractère propre ou impropre de L’Homme sans qualités de
Robert Musil. « L’homme sans qualités » est lui aussi en danger face à sa personnalité menacée.
Pour comprendre le personnage d’Ulrich, il n’est pas inutile de reprendre le titre initial, Der Mann
ohne Eigenschaften. Dans Le Livre à venir, Blanchot propose une variation de la traduction pour
mieux mettre en évidence l’impersonnalité qui touche le personnage. Le titre devient L’Homme
sans particularités et Blanchot s’explique sur sa proposition :

6 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1990, p. 188.


L’expression « l’homme sans qualités », quoique d’un usage élégant, a le tort de n’avoir pas de sens
immédiat et de laisser perdre l’idée que l’homme en question n’a rien qui lui soit propre : ni
qualités, mais non plus nulle substance. Sa particularité essentielle, dit Musil dans ses notes, c’est
qu’il n’a rien de particulier6.
14La même idée se retrouve ailleurs et autrement dans le roman, énoncée par Walter qui utilise
ladite formule pour définir Ulrich : « C’est un homme sans qualités ! » Visant à le déprécier, il lui
assigne le « rien », puis précise le sens de son expression et montre qu’elle reflète une certaine
tendance de la modernité :

7 Robert Musil, L’Homme sans qualités, Seuil, Paris, 1982, p. 75.


– Rien ! Précisément, ce n’est rien du tout ! […] Il y en a aujourd’hui des millions, déclara Walter.
Voilà la race qu’a produite notre époque7.
8 Maurice Blanchot, Le Très-Haut, Gallimard, Paris, 1988, p. 9.
15Blanchot, comme Deleuze, insiste sur cette « particularité » ou plutôt sur ce « sans particularités
» affectant une certaine figure devenue quelconque et relevant d’une plus ample impersonnalité. La
spécificité blanchotienne met l’accent sur un déracinement à caractère paradoxal : la figure s’érode
par une impersonnalité qui s’emploie à lui retirer toute particularité - mais qui revient grâce à la
particularité que peut alors lui proposer l’acte de fiction. De même en va-t-il de l’homme
quelconque qu’est Henri Sorge, le personnage du Très-Haut : « Je n’étais pas seul, j’étais un homme
quelconque. Cette formule, comment l’oublier8 ? » Précisons que ce sont les toutes premières
phrases du roman. Elles interrogent le statut du sujet, le mettant en déroute dès l’ouverture, comme
s’il en allait d’une importance décisive. De la même façon chacun des textes fictionnels de Blanchot
prend le prétexte de l’entrée en matière pour décider de ce qui y tiendra lieu de fil conducteur.
Notons que c’est une véritable atteinte à l’identité que marque la figure, comme si elle se livrait à
un mal qui se propage à l’aventure : un revers impersonnel pousse les figures à la perte progressive
de leur identité, à une ressemblance entre elles pour le moins déconcertante, qui rend difficile leur
approche. L’impersonnalité qui les guette est non seulement prête à leur ôter toute leur personnalité,
toute leur particularité, mais encore, pour ainsi dire, leur être-là : c’est-à-dire leur réalité de
personnage. La figure sollicite une pensée de l’être de fiction, en reconnaissant qu’elle est liée à sa
façon d’apparaître.

Le nom
9 Jacques Derrida, Parages, Galilée, Paris, 1986, p. 187.
10 Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, Paris, 1987, p. 147.
11 Ibid. Voir le chapitre concernant Judith dans le livre de Chantal Michel, Maurice Blanchot et le d
(...)
12 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 21.
13 Jean-Pierre Téboul, « Fragments de mutisme », Exercices de la patience, no 2, Hiver 1981.
16Il n’y a plus qu’un pas à faire pour comprendre l’ambivalence que jouent en permanence les
textes. Poursuivant son effort de réduction constante, la fiction semble pourtant par instants passer
outre. Des indices retiennent l’attention et des indications de type narratif suggèrent un double parti
pris. On retient en particulier l’emploi du nom parce qu’il autorise une double lecture. S’il y a un
nom, il interroge l’acte de la nomination et se remet lui-même en question. Il n’est jamais présent
ou absent gratuitement et donne à penser un rapport au corps. Or, si certaines des figures
blanchotiennes ont des noms, d’autres n’ont qu’un nom tronqué, d’autres tout simplement n’en ont
pas. Pour Ludwig Wittgenstein, « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre
monde », ainsi les limites du nom limiteraient l’être lui-même. Par le retour systématique d’un
questionnement sur le nom, Blanchot donne à lire l’identité manquante. Le retour d’un même nom,
d’un texte à l’autre, accentue la ressemblance : la figure ne peut plus être considérée comme unique.
On en vient à se demander si les figures sont les mêmes, à s’interroger sur ce qu’elles portent en
commun pour être ainsi apparentées. Thomas est-il le même dans Le Dernier Mot, dans Thomas
l’Obscur et dans Aminadab ? Le prénom Louise est donné à plusieurs reprises, tantôt pour une
sœur, tantôt pour une amie : évoque-t-il ici et là une même Louise ? Il est difficile de répondre car
le texte blanchotien limite l’identification et ne fournit que peu de renseignements sur ceux qu’il
présente. Chaque texte porte sa singularité en permettant le plus souvent que des rapports à d’autres
soient établis. Cela ne signifie en rien qu’ils sont les mêmes, cela indique seulement que le retour
des noms agit pour mettre à l’épreuve le fait de la nomination et greffer une ambiguïté sur le
principe d’identité lui-même. Dans L’Arrêt de mort, certaines séries revêtent une véritable force
d’interpellation. Notons l’apparition successive de trois noms, Nathalie, N(athalie) et N. : une même
femme probablement, trois cas de figures très certainement décisifs. S’agit-il d’une seule et même
personne, ici et là se révélant tout autre ? C’est dans tous les cas, à chaque rencontre, une nouvelle
femme qui vient trouver le narrateur. L’étymologie le confirme, puisque Nathalie est déjà en elle-
même l’annonce d’une nouvelle naissance. Jacques Derrida montre dans Parages les répercussions
du nom sur le récit et place le personnage de Nathalie, face à l’arrêt de mort, sous le signe du «
triomphe de la vie9 ». La nomination, toujours percutante si le nom doit rendre compte de celui qui
est nommé, pose la légitimité du nom face à celle de l’apparence trompeuse. Dans Au moment
voulu, le narrateur dit avoir lui-même choisi le nom de Judith. « Je rencontrai cette femme que j’ai
appelée Judith10. » Quel est alors son nom, celui qu’elle portait auparavant et qui est censé avoir
autorité sur elle ? Judith, le seul qui soit pour elle présent dans le texte, suppose un détournement.
En témoignent ces lignes : « Cependant, autant que je puis le comprendre, il lui arriva quelque
chose qui ressemblait à l’histoire d’Abraham11. » Cette figure a perdu son nom ou du moins il est
tenu secret, et pourtant elle sera nommée, par un autre que le sien, ce qui laisse penser qu’elle
retrouve une autorité sur elle-même : ce nom-là a été choisi pour ses résonances propres, pour
témoigner d’une figure conservée en retrait. Chaque figure est sous le signe de la réduction. Parfois
seule l’initiale est mentionnée. Que suggère J. pour L’Arrêt de mort, ou plus exemplairement le K.
de Kafka ? L’indice du biographique s’inscrit à la lecture des textes de Franz Kafka par
l’intermédiaire de l’initiale, imposant un rapport certain, mais il est clair que cette dernière porte
aussi la rupture de ce même rapport. Dans L’Arrêt de mort, l’emploi de l’initiale est tout aussi
significatif. Il apparaît nettement que J. fracture le je du sujet. En restent parfois des traces. J. aurait
reçu en son nom la même empreinte que celle qui s’est imposée à elle, sur la paume de ses mains : «
Au milieu s’ouvrait toujours le profond coup de hache12. » Le nom est tranché comme le fut sa
main, tous deux témoins d’une fracture incomparable. J. est en reste d’une blessure qu’elle porte sur
elle et que recoupe la fiction, laissant la plaie définitivement ouverte. Il ne s’agit pas d’établir la
reprise du « coup de hache » comme mise en abyme. Cette lecture est possible mais elle resserre
plus qu’elle n’ouvre de perspectives. On préfère parler de « motif » parce que le terme implique
l’idée d’une motivation : le motif renvoie au texte mais suggère aussi un questionnement plus large,
moins limité au seul cours de l’écriture. Pour Jean-Pierre Téboul, le nom de Thomas est une sorte
de mise en abyme : « Thomas serait-il l’ombre excédentaire de l’écrivain ? Son infigurable figure
liée au disparaître de tout homme. L’écriture même13 ? » Elle reste cependant insuffisante et il est
préférable de conserver les éléments au titre d’indices révélateurs de l’apparaître de la figure. De
nombreux écrivains passent par le subterfuge de l’initiale, chacune porte ses propres
questionnements. Georges Bataille, sous un jeu de mot qui en cache à jamais l’identité, suscite un
intérêt en la personne de « l’Abbé C. ». Mais que ce soit un nom propre ou une initiale, ou même un
simple pronom, la présentation dissipe la figure. Reste à savoir si cela consiste à cacher, à porter à
l’oubli ou davantage à présenter une face cachée de la figure.

Le détail trompeur
17Les textes portent des détails qui méritent qu’on s’attarde sur eux parce qu’ils semblent aller
contre la logique de la réduction alors qu’ils la confirment. Les textes de Blanchot offrent parfois la
précision d’une date historique ou laissent par endroits apparaître un lieu géographique plus ou
moins défini. L’Arrêt de mort est l’un des récits qui participe le plus à cette entreprise, insérant des
détails choisis, ne cherchant par ailleurs qu’à spécifier un détournement de fond puisqu’il ne relève
en fait ni de l’anecdote ni de l’histoire proprement dite. Le motif implique en réalité bien autre
chose : ainsi la différence entre la ville d’Arcachon clairement nommée et la rue d’O. dont on ne
saura rien de plus est à mettre en relation avec cette région du « sud » qu’on trouve dans Au
moment voulu : une région difficile à localiser, jusqu’à se donner pour insituable.

14 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 8.


15 Michael Holland, « Rencontre piégée : “Nadja” dans L’Arrêt de mort », Violence, théorie,
surréalis (...)
16 André Breton, Nadja, Gallimard, Paris, 1964, p. 132.
18La fiction est avant tout un rapport au monde. On se doute que les informations ne sont pas
intégrées par hasard et qu’elles renvoient chacune à une volonté précise. Les récits ne vont pas sans
un goût du détail pour le moins inattendu et dont on comprend d’abord mal l’intervention. L’accent
est soudain mis sur une apparence de réalité pour mieux trahir la fiction. Un détail indique un aspect
de chair ou de sang pour éveiller le soupçon et mieux rattacher ensuite les figures à leur réalité de
papier. Pour reprendre L’Arrêt de mort, le narrateur souligne la véracité des faits qu’il raconte et
veut les situer dans le temps. Malgré lui, il s’embrouille sans parvenir à retrouver les dates précises
ni la totalité des faits : « C’était en 1940, pendant les dernières semaines de juillet ou les premières
d’août. […] ce matin qui est le 8 octobre (je viens de le constater à ma surprise)14. » La confusion
n’est pas là pour témoigner de l’état de trouble du narrateur mais pour spécifier l’art du récit : peu
importent les dates, peu importent les faits. Rien de ce qui appartient à la fiction n’est vrai ni n’a de
rapport à la réalité : la fiction littéraire est un jeu d’écriture, c’est ce que répètent les textes, c’est ce
que reproduisent les figures. Précisons un détail troublant : « La seule date dont je sois sûr est celle
du 13 octobre. » La date attire l’attention mais ne dit rien de plus, sauf à envisager un hors texte
comme le suggère l’analyse de Michael Holland, parce qu’elle accorde au fourmillement
occasionnel des dates toute son importance. Michael Holland indique en effet un rapprochement de
L’Arrêt de mort avec le texte d’André Breton, Nadja, « une rencontre piégée » nous dit-il15. La
présence, ou la trace de Nadja, traverse en tous points le texte de Blanchot et cette date du 13
octobre mérite un intérêt particulier dans la mesure où dans Nadja elle indique un jour qui « faillit
même… m’éloigner d’elle à jamais16 ». Michael Holland envisage par le biais des interférences
textuelles une écriture intervallaire où les marges seraient confluentes, comme si les bords d’un
texte commençaient ailleurs que dans son propre tissu textuel. Parfois, les contributions d’un texte à
un autre devraient davantage s’entendre comme inscription d’un texte en un autre par le
débordement qui les génère. L’intertextualité représente bel et bien un piège que nous inscrivons au
même titre que les autres indices au cœur de la feinte fictionnelle.

Le don et le retrait
17 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, Paris, 1984, p. 126.
19Plus qu’une simple distinction par rapport au statut du personnage, la figure révèle la puissance
d’évocation dont elle est investie : la rupture l’engage de façon radicale sur la voie de l’apparence.
Par le détour de la figure, l’être se retire et l’apparence d’être se donne dans le retrait. Ce double
mouvement de don et de retrait est à l’initiative du principe de fiction. Le terme de figure révèle un
excès de dépouillement. Les figures sont appelées à faire signe : travaillant à la dissimulation, elles
indiquent une profonde absence. La figure offre un avantage pour l’univers de fiction, le texte
blanchotien la laisse revenir pour marquer l’expression d’un retrait. Pour en témoigner, l’aspect
couvrant d’une chevelure de femme se retrouve de façon très indicative à plusieurs reprises. La
citation qui suit est tirée du Pas au-delà, même si l’intégralité du texte n’est pas reconnue comme
fictionnelle, certains fragments offrent des indices, certes des plus réduits, qui restent très instructifs
: « Il voit, tombant sur le visage de la jeune fille, comme tombe la nuit, les cheveux sombres qui le
cachent tout à fait17. » La figure féminine se cache grâce à sa chevelure tombante, son visage se
recouvre tout entier et ne se laisse plus regarder. Le visage se dérobe et ne s’offre que furtivement,
en sa profonde dissimulation. Il convient en effet de retourner le retrait en une autre attitude plus
intime : la femme désirée est déjà là en puissance, présente derrière ses cheveux sombres. Le visage
reste absent sous une couche obscure, refusant de se laisser posséder par un regard, mais le
provoquant et l’attirant par l’équivoque de son détournement. On retombe sur l’ambiguïté d’une
figure qui s’offre à voir mais interdit la connaissance d’elle-même par la masse des cheveux qui
s’interpose pour préserver ou repousser ce qui touche le corps. La chevelure reste chez Blanchot un
élément essentiel pour couvrir et inviter à une face cachée, ici elle « inonde », là elle « submerge »,
servant tout à la fois à voiler la femme et à recouvrir celui sur lequel elle se penche. On retiendra le
caractère équivoque de la figure qui, en se posant, impose son propre retrait.

La marque d’un effacement


18 Ibid., Thomas l’Obscur, Gallimard, Paris, 1950, p. 7.
19 Ibid., p. 11.
20Les figures laisseraient croire qu’elles ne travaillent toutes qu’à l’effacement de la figure
proprement dite, plus profondément à chaque retour. Certes, il n’y a jamais prolifération des figures,
elles fonctionnent en système réduit dans chacun des récits : deux ou trois, rarement davantage.
Quand les romans en présentent un plus grand nombre, les modes de rapport invitent à des
superpositions qui peu à peu indiquent des dédoublements. Souvent la figure n’apparaît qu’avec la
disparition d’une autre : c’est entre autre ce que marque la succession des femmes de L’Arrêt de
mort. Sous l’apparence de l’enchaînement, l’effacement de la figure est en cours : d’autant plus que
chacune est livrée au bord d’elle-même dans sa nécessité de présence apparente, face à son état
d’absence réelle. Elles sont chacune sur le point de se dérober au moment précis où elles se posent.
La fiction est la pratique d’un jeu sur la figure tour à tour renouvelé où la figure est par avance
ambiguë. Prenons Thomas l’Obscur. Nommé par son obscurité, Thomas montre un défaut de clarté
qui lui est essentiel, lui appartient en propre déjà de par son nom. Mais ce nom n’est-il pas aussi
celui que pourrait endosser chacune des figures blanchotiennes, le point obscur n’est-il pas ce qui
fait de Thomas un être de fiction, une figure absente ? Si Thomas est une figure parmi d’autres, il a
le statut d’une figure inaugurale. Thomas est la première figure à explorer l’évidement et en tant
que telle mérite qu’on s’y attarde. Rappelons tout d’abord l’étrangeté des premiers pas : la première
version de 1941 a été arrêtée brusquement et remplacée par une nouvelle version qui l’a rendue à
l’obscurité de l’oubli, effaçant finalement avec elle la figure première et naissante de Thomas. Le
personnage du roman est remplacé par un cas de figure à part entière : la naissance du récit est
retirée de l’ensemble du corpus, le point d’origine est écarté, attestant l’inorigine et manifestant la
fiction en sa pleine expansion. La nouvelle version n’est qu’une reprise, le retour d’une fiction
toujours semblable et pourtant différente. Blanchot a lui-même mis en évidence sa conduite en
donnant priorité à la variation, voire en ne se préoccupant que d’elle. « Aux pages intitulées Thomas
l’Obscur […] la présente version n’ajoute rien, mais comme elle leur ôte beaucoup, on peut la dire
autre et même toute nouvelle, mais aussi toute pareille18. » Pour explorer la figure en marche vers
elle-même, la figure de la nouvelle version est tout à fait éclairante : Thomas tente de prendre corps
au sein du peu de narration qui reste et résiste dans le récit. L’effet persévère pour maintenir la
figure du corps et surenchérir sur son ambiguïté. L’inconsistance de Thomas se marque par sa
difficulté à prendre corps, à tenir dans son corps, et il est manifestement détaché du sien, apte à
passer par les maintes métamorphoses qui se proposent à lui aux chapitres suivants. Il faut encore
revenir au point de départ, au tout début du récit, lors de la première expérience, celle de la
confrontation avec la mer. Son corps lui manque et se fond avec l’eau comme si soudain il lui
échappait, se retirait de lui, le laissant aller, dépouillé, dans une extériorité radicale de lui-même : «
L’ivresse de sortir de soi, de glisser dans le vide, de se disperser dans la pensée de l’eau, lui faisait
oublier tout malaise19. » Outre ce rapport avec la mer, avec la mort aussi, Thomas reproduit les
contacts avec les éléments naturels. Ce sont là diverses entrées dans les éléments d’un nouveau
monde. S’altérant toujours davantage, il s’approche d’un monde obscur. Thomas n’est pas un
homme du monde, les figures blanchotiennes ne sont pas des figures du monde et le travail
d’écriture consiste à élaborer pour chaque figure sa fictionnalité. Car la fiction conduit la figure à
l’apprentissage de sa disparition et la réduit à n’être plus qu’une manifestation de l’absence.

20 Nathalie Frogneux, « Entre Bernanos et Blanchot, une curieuse rencontre », Les Lettres romanes,
no(...)
21Relisant Georges Bernanos à la lumière de Maurice Blanchot, Nathalie Frogneux tire parti du
rapprochement et propose une double lecture qui associe la première partie de Sous le soleil de
Satan et les quatre premiers chapitres de la première version de Thomas l’Obscur, parce qu’ils sont
marqués par la même « phénoménologie de l’absence »20. Dans un article de L’Insurgé daté du 16
juin 1937, Blanchot rend hommage à Bernanos. Cependant, sans aller jusqu’à l’idée d’influences ni
de thèmes communs à ces deux écrivains, le retrait de la subjectivité résonne dans les deux œuvres
de façon différente. On retient tout particulièrement de l’étude comparative de Nathalie Frogneux
l’idée que la perte progressive de soi n’est ici comme là ni symbolique ni psychologique. Ce que le
texte produit « semble beaucoup plus s’ajouter au réel qu’il ne paraît en être issu ». On retrouve en
ce point la problématique de la fiction où la figure est un sursis de soi qui ne recouvre rien ni
personne, où la persistance à apparaître entraîne un fort soupçon. Nathalie Frogneux relève dans les
deux textes, pour les deux personnages, Thomas et l’abbé, la « perte progressive de la subjectivité »,
« une curieuse rencontre de quelqu’un qui n’est personne », des « dédoublements », des «
démembrements ». Ainsi peut-on à présent indiquer la raison d’être de la figure : le manque à soi
des personnages et leur altération les renvoient au moment de leur apparition à être moins qu’eux-
mêmes.

Un effet d’abstraction
22La corporéité fait question. Le désir du corps bute sur l’impossibilité de sa constitution, voire sur
sa possible reconduite à un état d’abstraction. La figure devient le lieu de l’informe : au moment du
saisissement du corps sa forme se dessaisit. À penser la figure, se renouvelle l’écho avec ces deux
vers de Hölderlin :

21 Hölderlin, « En bleu adorable », dans Œuvres, Gallimard, Paris, 1977, p. 939.


Lorsque le corps à tel point se détache,
Une figure sitôt ressort, de l’homme21.
23Le détachement, comme sortie de soi, est repris de texte en texte, et chaque fois l’événement
atteint une limite intempestive qui rend impossible toute constitution du corps. Par ailleurs
n’apparaît jamais que cette limite, son dessaisissement et sa déconstitution. Le corps fictif de la
figure n’a du corps rien d’autre que sa fictionnalité et n’en retient que son point limite pour cultiver
le paradoxe de la fiction. Les figures sont toutes en manque d’être et Blanchot redouble ce principe
toujours dans le même but, les conduire jusqu’à leur point limite, c’est-à-dire leur évanouissement.

24La figure a l’apparence d’une abstraction : abstraite en ce sens qu’elle est hors de tout corps,
isolée du monde ; figure d’exil, détachée ; abstraite comme l’est l’être au moment où il est privé de
sa dépouille, ni être ni non-être, quelque chose qui serait hors de tout rapport à l’être. Il faut se
résoudre à penser que les figures n’ont pas lieu d’être. Mais dès lors qu’elles sont là, on peut croire
qu’elles ne s’écartent de l’être que pour mieux le creuser, le dépouiller au plus loin de son intimité.
Le vide de la figure est à rapprocher de l’exemplarité du cadavre et on sait à quel point l’image du
cadavre est déroutante et préoccupe Blanchot. En témoigne un passage de L’Espace littéraire sur la
« présence cadavérique ». Il y a là un corps vide, un être absolument absent ; le non-être dans la
présence odieuse du cadavre offre une vision insoutenable : l’absent est là, rendu présent, offrant à
la vue le poids de l’invisible. L’absence a pris corps – est le cadavre. Les figures, prenant corps par
l’écrit, sont en réalité à mi-chemin entre la présence du cadavre et celle de l’ombre. La présence et
l’absence sont ainsi immanquablement liées, pénétrant l’une en l’autre, empêchant que jamais l’une
d’entre elles n’advienne. Ainsi, seulement par l’intermédiaire de la figure, elles font corps,
s’interrogeant l’une l’autre, se regardant, livrées à un terrible et sinistre face-à-face.

22 Pierre Klossowski, Le Baphomet, Gallimard, Paris, 1987, p. 220.


23 Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, Paris, 1980, p. 315.
25Les figures sont semblables à des ombres qui errent : constamment elles parlent de leur exil,
soumises au ressassement interminable de l’entretien blanchotien. Ombre parmi les ombres, la
figure a une présence incontournable dont elle ne peut se séparer, et pourtant là n’est rien. La figure
n’a pas de présence physique, elle est l’autre sans corps, l’autre du corps et n’a pour réalité que son
absence. La figure blanchotienne est à rapprocher des « souffles » de Pierre Klossowski dans le
Baphomet. Les personnages s’y présentent à l’état de souffles, se livrent comme le fait la brise,
s’absentant de leur corps et se complaisant en leur disparition. « Apparaître, disparaître, réapparaître
- ai-je besoin d’un corps pour cela22 ? » La figure anticipe le rapport à la fiction tel qu’il s’exprime
dans tout récit. Elle met en crise l’état d’être là, en elle se vide l’être au regard de la fiction. Elle
instaure l’instabilité du texte, elle qui devait donner lieu à l’événement, elle se fige au contraire sur
l’impossible de l’événement et, loin de l’acte, elle est reconduite à la passivité qui la concerne
originellement. Elle est par principe objet de la fiction. Mais est-elle là ? Son état de moindre
présence qui la retient et lui donne sa place au sein du récit est évoqué de façon continue. Comment
accréditer la figure autrement qu’en comprenant ce qui autorise sa sauvegarde ? Est-elle
indispensable au bon fonctionnement de la fiction, est-elle la dernière limite sans laquelle la fiction
n’aurait pas lieu ? La fiction renoue avec un vaste projet du langage littéraire, « avoir accompli sa
mission parce qu’il a transposé l’irréalité de la chose dans la réalité du langage23 ».

24 Ibid.
26Revenons à la différenciation entre le langage courant et le langage littéraire que Blanchot
développe dans l’épisode du chat de La Part du feu. Que dit l’un, que pense l’autre lorsqu’il évoque
le chat ? Pour nous rapprocher davantage de l’idée de figure et de ce qu’elle recouvre dans
l’intégrité du texte, rappelons-nous le « chat supérieur » arrivant inopinément dans les pages de
Thomas l’Obscur. La figure du chat est prise dans un cycle de métamorphoses mais comment est-
elle arrivée jusque-là ? Elle vient d’une terrible nuit, celle que lui confère sa venue : la nuit du
langage littéraire où il ne suffit plus d’appeler un chat un chat car s’effectue dans un mouvement
contraire sa mise en disparition. Que reste-t-il du chat qui traverse les lignes ? Une figure. Mais est-
elle simplement l’absence du chat ? Celle-ci risque avec elle tout le poids de la fiction littéraire. Or,
c’est dans le mot que naît la figure et comme le dit Blanchot : « Le mot chat n’est pas seulement la
non-existence du chat, mais la non-existence devenue mot24. »

27La fiction est une entorse à l’être et, en tant que telle, elle est un point de questionnement
constant à partir duquel se répète que l’être écrit est l’être mort dans l’autre mort qu’est celle de
l’écriture : la figure est alors reconnue comme un être foudroyé qui s’éparpille et se dissipe à travers
le texte. La figure aide à la dissimulation que recherche la fiction. Nul besoin de masque ou de
déguisement, elle est un être sans corps et sans visage. Et pourtant si Blanchot travaille la
désincarnation, il n’ira pas jusqu’à la destitution totale – impossible franchissement – mais jusqu’au
dernier seuil qui n’autorise pas l’absence. Cherchant dans ses textes ce qui peut rendre compte de ce
pas ultime, pas interdit, on le trouve au contact de ce qu’expriment certains yeux, sous l’inquiétude
de regards effarés, venant offrir un secret qu’eux-mêmes ne connaissent pas. Comment ne pas se
rappeler la puissance de ces yeux qui passent à travers les textes : « des yeux avides », « le regard
fixe », « une puissance sans regard » et bien d’autres qui s’égarent sans y prendre garde ? Dans Le
Très-Haut, deux exemples attirent l’attention sur le pouvoir et la nature des yeux :

25 Le Très-Haut, op. cit., p. 54 et 61.


Me fixant d’une manière furtive et insistante, de ses yeux si noirs, ah ! des yeux extrêmement
anciens […]. De très beaux yeux, me semblait-il, des yeux d’un autre pays, pâles, d’un bleu distant
qui appelait la lumière25.
26 Maurice Blanchot, La Folie du jour, Fata Morgana, Montpellier, 1986, p. 23.
27 « Le dernier mot », dans Le Ressassement éternel, Gordon & Breach, Paris/Londres/New York,
p. 138.
28Qu’il s’agisse « des yeux noirs » ou « des yeux d’un autre pays », de la même façon ils
s’accordent à manifester des êtres sans regard ou dont le regard se cherche encore. Que nous disent-
ils et pouvons-nous penser qu’ils cherchent à nous dire encore quelque chose par cet intermédiaire
qui nous est si lointain ? Que portent ces « yeux vides », ces « yeux étrangers », sinon l’air absent
qui en répond ? Ce sont des yeux qui ne cessent de se mettre à distance et ne s’adressent à
personne : ils sont grièvement touchés par une sorte de mutisme qui les tient à l’écart d’eux-mêmes,
les isole et les enferme dans un secret qui leur est retiré. À vrai dire les yeux des figures portent sur
eux leur propre interrogation, il semble qu’ils ne sont là ni pour voir, ni pour parler, ni même pour
pleurer ; les figures n’en portent que le reflet, les yeux réels leur sont retirés. C’est sans doute
pourquoi les yeux sont en mal d’eux-mêmes, toujours marqués par une blessure incurable comme le
sont ceux de l’homme de La Folie du jour : ses yeux sont blessés, ils ont été atteints par des éclats
de verre. De plus chaque œil est touché, mutilé, à demi fermé tout comme celui-ci qui se retrouve à
son grand étonnement avec « sous les paupières une pellicule et sur les paupières des murailles
d’ouate26 ». Un mal inquiétant guette la figure et la diminue. Tout en elle est sujet à pareil trouble.
Si elle ne manque pas de se détériorer sans arrêt, elle ne côtoie finalement l’absence que de proche
en proche, sans jamais disparaître sous le poids de ce qui l’affecte : elle est conduite au plus loin
d’elle-même pour sonder l’avancée de son épuisement, mais cela n’ira pas au-delà. Elle est vidée de
ce qui pourrait la combler et ne se présente que grâce à cet évidement qui n’en finit pas. Dans Le
Dernier Mot, de la même façon les yeux semblent atteints : « Il me semblait que mes yeux enfin
s’étaient fermés27. » Il y aurait une sorte de plénitude accomplie en cette fermeture : la figure se
met au défi d’elle-même, ne se montre qu’en se dérobant, n’apparaît qu’en disparaissant.

Une défaillance sans limite


29Les figures se valident en s’invalidant. Elles ont ceci de particulier qu’elles ne se maintiennent
pas. Leur apparence est défaillante. Quelque chose agit contre leur équilibre, les mine de l’intérieur.
Elles sont viciées par avance. On peut en outre se demander si la figure cherche à se présenter ou
bien si au contraire elle vise à demeurer dissimulée. Car c’est à dessein qu’elles sont tremblotantes,
vacillantes comme un souvenir qui tombe sous le coup de l’oubli. Le corps en subit de fâcheuses
conséquences, il est tour à tour victime de la soif, tout particulièrement dans Celui qui ne
m’accompagnait pas, saisi par le froid dans Le Dernier Homme, accablé par une chaleur intense,
pris de fièvre ou souffrant de quelque maladie dans la plupart des textes, Thomas l’Obscur, Le Très-
Haut et L’Arrêt de mort étant sans doute ici les plus révélateurs. Le corps est touché, plus ou moins
violemment, atteint de paralysie ou de quelque autre altération physique, le trouble pouvant aller
jusqu’au dérèglement des sens : visions, hallucinations se succèdent faisant basculer les figures
jusqu’à la perte de la réalité. La défaillance de la figure va en effet de pair avec une destitution de la
réalité, tout en privilégiant un autre mode de réalité à mettre alors au compte de la seule fiction.

28 Marguerite Duras, India Song, Gallimard, Paris, 1987, p. 29.


29 La Folie du jour, op. cit., p. 17.
30C’est pourquoi la figure a une posture bien à elle : prostrée, elle est déjà passée au déclin. La
figure blanchotienne a un air de ressemblance avec l’un des personnages de Marguerite Duras, la
mendiante, cette pauvre femme qui va, errante, de livre en livre, et rendue à l’oubli. Elle traverse les
textes de Duras comme si elle faisait partie intégrante du corps de ses textes, donnant à penser
l’exemplarité d’un corps vidé. On ne sait plus très bien d’où elle vient ni qui elle est, revenant sans
cesse quoique jamais telle qu’en elle-même, toujours plus dégradée et plus oubliée. La mendiante
figure « un être textuel », écho de textes qui participent à sa longue marche mais qui ne la
conduisent qu’au manque d’elle-même, à son manque à être. Elle devient lointaine. Plus que la
défaillance, ce qui l’apparente à la figure blanchotienne, c’est sa résistance au sein du texte : n’est-il
pas surprenant que le coup de feu tiré sur elle par le vice-consul dans India Song ne suffise pas à la
faire disparaître ? Comme si une fois admise dans le texte, elle devait y survivre et poursuivre son
chemin sans repos. « Ne peut pas mourir28. » De même dans La Folie du jour, la figure déclare sa
décrépitude : « Je commençais à tomber dans la misère29. » Tout comme la mendiante, la figure
affronte la misère de l’être, l’attente d’une fin qui ne vient pas : un air malingre, une santé maladive,
un corps en souffrance résiste, ainsi en va-t-il de la figure.

30 Le Pas au-delà, op. cit., p. 164.


31On voit bien cependant qu’un paradoxe sous-tend la figure : une présence irrémédiable lui est
imposée alors qu’elle est en proie à la disparition. Est-ce la fiction qui suscite cette charge du « jour
», empêchant de passer à la négation radicale que serait la nuit ? Au seuil de la nuit absente, la
figure demeure, tombant dans un engourdissement qui la replie sur ce qui reste d’elle. Elle est
entraînée vers un abîme dont elle ne revient pas. N’est-ce pas ce qui est dit dans Le Pas au-delà ? «
Recroquevillé, immobilisé par le sentiment d’être là à tort30. » À nouveau le rapprochement avec la
mendiante est révélateur d’une pauvreté indescriptible. La figure est marquée par une infortune qui
ne la quitte pas, à la façon de cette femme-mendiante qui se laisse dévorer par les enfants qu’elle
met au monde, littéralement vidée de l’intérieur : aucun ne verra le jour. De même la figure est
décharnée et en son sein porteuse de mort. Liée à un manque initial, elle est renvoyée à la misère de
sa condition : l’essentiel lui fait défaut pour advenir. Le dénuement l’exproprie de son propre corps,
elle ne peut que poursuivre et prolonger cet effet de gangrène. C’est encore la pauvreté qui la fait
ressembler aux personnages de Samuel Beckett, tous démunis à l’extrême, sans vigueur et presque
sans vie, trouvant le moyen d’attendre quelque chose qui ne vient pas : la mort peut-être, plus
efficacement la vie. La pauvreté relève d’une impossible présence à soi. Les personnages de Beckett
sont ancrés dans une misère qui leur refuse toute activité, les éloignant de la vie humaine, ne leur
accordant pour statut qu’une survie interminable - misère de l’être dans laquelle ils sont pris.
Frappés d’un excès de passivité, ils sont immobilisés à tel point qu’ils en sont dénaturés. Tel est le
cas des deux vieux de Fin de partie, dont l’espace vital se résume à l’exiguïté d’une poubelle pour
chacun, de Winnie ensablée dans Oh les beaux jours ! S’il est vrai que l’écriture de Blanchot est des
plus dépouillée, elle fait écho au théâtre de Beckett, rendant compte de l’usure de l’être, et plus
encore de l’être usé tel qu’il s’exprime encore. Les quelques mots énoncés, les gestes infimes
prennent alors toute leur importance : derniers témoins de ce qui, poussé à bout, ne peut pas en finir
avec soi.

32Cette déliquescence des corps et du langage apparaît chez Blanchot à travers deux cas d’extrême
limite : par l’intermédiaire de pronoms qui se livrent en excès ou par des voix qui s’abandonnent
alors qu’elles ne viennent de nulle part. La réduction de la figure – déjà en réduction du personnage
– va jusqu’à l’utilisation du seul pronom sans autre indication que celle donnée par le substitut. Il
n’y a plus aucune particularité, la figure destituée n’a rien d’autre à dire que le privilège de se faire
passer pour figure. La distinction devient presque arbitraire, remettant en question toute la mise en
pratique de l’énonciation : qui parle ? qui écoute ? qui est là ? Le jeu sur les pronoms redouble
l’ambiguïté et sème le doute sur l’emprise de la narration : non directement explicites, les pronoms
dérivent jusqu’à se laisser confondre. L’indistinction rend floue la lecture et empêche que les sujets
soient clairement identifiables. Plus qu’une rupture avec l’état de personnage qui les prive d’une
situation stable, les pronoms sont pris dans le dessaisissement, les sujets sont affectés, subissent un
effet de distance interne qui les met à l’écart d’eux-mêmes. Dans Le Dernier Homme, le récit
confronte apparemment deux hommes et une femme mais les pronoms jouant la confusion, les
figures masculines s’intercalent, prennent la place l’une de l’autre non pas comme s’il n’y en avait
plus qu’une, mais comme si l’une et l’autre pouvaient bientôt se remplacer, s’indifférenciant ici et
là dans le récit. Les figures se superposent, font naître l’idée non pas que l’une est l’autre, mais
qu’elles bénéficient du statut de s’effacer l’une l’autre – la démultiplication des figures ne visant
finalement que cela. Le recouvrement des figures s’accomplit par la dispersion des pronoms. Même
si la logique syntaxique est respectée, les pronoms ainsi livrés par éclats, ou rapprochés à l’extrême,
sont maintenus respectivement instables. La pleine identification reste vaine : les pronoms se
contre-indiquent. La valeur de substitut devient suspecte, et la figure se rapproche d’une figure
d’éclipse en ce sens qu’elle est le lieu d’une disparition.

La voix
33La question de la figure est prolongée par celle de la voix. Avec une certaine étrangeté, les voix
s’insèrent dans le texte. Il arrive que des voix prennent place sans être ni nommées ni liées à
quelque semblant de corps, passant pour immatérielles et apparaissant essentiellement détachées.
Elles prennent leur distance par rapport aux figures en présence, accentuant le décalage vis-à-vis de
la représentation pour inscrire une fracture plus décisive. La figure renvoie au pressentiment d’une
unité ; le passage par la voix menace la possibilité d’en rester à cette unité. Manifestées par éclats,
faisant état d’une constellation, d’un « entrelacs », les voix poursuivent le sens de la déclinaison. En
effet, plus progresse la déclinaison, plus dense se fait la question de la fiction : les voix sont en deçà
de la figure, de fait elles posent sa disparition de façon plus radicale.

34Les voix interviennent à plusieurs, invitent à penser le corps du texte comme un tissu textuel fait
de leur pluralité. Elles ne sauraient être seules dans la mesure où elles sont toutes à entendre dans
leur propre démultiplication. Paul Valéry, en sa qualité de poète mais aussi pour sa tendance à
penser le langage par l’expérience de son écriture, soutient que la voix est ce qui ne cesse d’être
réentendue. Conditionnée par un effet de retour, elle repousse l’idée d’origine, ne tardant pas à la
mettre en défaut, parce qu’il y a toujours déjà des voix. Evoquer la particularité de la voix, ce n’est
jamais évoquer autre chose que sa nécessaire pluralité.
35Une manifestation textuelle, très largement répandue dans L’Attente l’oubli, éveille le soupçon :
les guillemets s’ouvrent, quelqu’un parle, l’écriture répond à des codes de narration. Que celui qui
est censé parler soit tel ou tel, là n’est pas le propos, il s’agit de revenir à la simple énonciation et à
l’instant de la prise de parole. Mais personne n’est là. Sans aller jusqu’à lire la marque d’une
impossible retranscription, il est important de souligner qu’à l’évidence personne n’a parlé,
personne n’était là pour parler. Les romans comme les récits de Maurice Blanchot s’emploient à
mettre en évidence les qualités d’une voix ainsi instituée. L’usage est traditionnel mais certains
textes accordent une place privilégiée à l’apparition de ces voix. Dans L’Attente l’oubli l’écho n’est
déjà plus la seule logique d’une voix mais, constitué à partir d’elle, il se propose comme son double.

31 Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Gallimard, Paris, 1986, p. 63.


36Les voix engagent plus directement encore que la figure un dédoublement et enrichissent
l’équivoque fictionnelle. Elles sont seules sans personne derrière elles pour les assumer. Alors, à
quoi renvoient-elles ? La question reste entièrement posée parce que souvent répétée et très
suggestive. Le texte laisse résonner une voix sans l’associer à quelque corporéité : la voix évoque
une figure sans corps. Lorsqu’apparaît la voix, la figure expose, par le biais d’une absence
corporelle, une trace d’elle. Parlant à voix nues, celles de L’Attente l’oubli ne sont pas du monde,
ce sont des voix fictives qui, telles des voix d’outre-tombe, proviennent d’un ailleurs reconnu
comme lointain. Ce sont des voix autonomes qui ne sont pas sans rappeler les âmes platoniciennes
séjournant parmi les dieux. Surenchérissant sur l’idée d’un espace au-delà, le texte, radicalisant
l’écart, signale la trace de dieux : « Deux êtres d’ici, deux anciens dieux31. » Les deux voix font
face à une autre qui prétend cohabiter avec elles. Pourquoi ce besoin d’un rapport privilégié avec les
deux êtres d’origine divine, ces deux « anciens dieux » ? La voix côtoierait-elle le divin ? Que faut-
il penser de cette intervention soudaine qui apparaît comme une mise entre parenthèses, que faut-il
en conclure si Dieu est l’éternellement absent ? Ces anciens dieux, ces dieux déchus sont entrés en
relation avec la voix comme si elle était l’une des leurs, prenant place à ses côtés, parlant avec elle.
Ils croient être en présence de quelque nouveau dieu, c’est à croire qu’ils se ressemblent, et le texte
insiste sur le rapport étroit qui les rapproche. Il faut admettre la parenté, la voix est semblable aux
anciens dieux, figures d’êtres lointains devenus proches, hors du corps et se présentant désormais
autrement : à mi-chemin entre l’absence et la présence, à la fois d’ici et de là-bas. Est-ce encore un
moyen pour étayer l’idée d’une voix qui se donne à moitié ? – en écho de la Voix, elle se dédouble
et prend corps. Aussi le jaillissement est à mettre en parallèle avec un modèle d’évanescence
interne, chaque voix s’évanouissant en sa propre extension puisqu’elle n’est pas autre chose que le
lieu de ses multiples dédoublements.

32 Le Pas au-delà, op. cit., p. 95.


37La voix devrait faire référence à un acte de parole. Il en va autrement. Un détail vient par
exemple susciter un doute sur l’affirmation de la voix. Dans certains textes, un intérêt particulier est
accordé à une « bouche » suspecte, elle n’en est pas moins là, rappelant par son passage la place
d’un organe vocal. La bouche, toujours accompagnée d’un effet d’étrangeté, entraîne le soupçon sur
sa capacité à parler : elle s’affirme par sa séparation d’avec le corps, animée par un morcellement
déjà effectué. En tant qu’élément d’origine du dire, elle fait obstacle. La voix éclate mais seule,
venue de nulle part, d’un lieu secret, corps inconnu dont on ne saura rien mais vers lequel dérive
l’effort de la fiction blanchotienne. Il n’y aura pas d’unité pour le corps, il est soumis à la
fragmentation et appelé à le rester. Tout se passe comme si la voix était d’un côté et la bouche d’un
autre : ce que suscite la fiction se situerait en cet écart. « La bouche douloureuse parlait
paisiblement32. » Dans Le Pas au-delà, la voix semble délivrée, débarrassée d’un fil conducteur, le
contexte corporel, et prend un tout autre aspect. Apparemment ni sourde ni sonore, ni grave ni
aiguë, elle devrait retentir d’une terrible neutralité. Poursuivons en ce sens, est-il une image plus
terrible qu’une bouche fermée, repliée sur elle-même et muette ? La bouche douloureuse ne saurait
laisser échapper une quelconque parole et pourtant, merveilleux prodige, la fiction l’assume, « elle
parle paisiblement ». Le lieu que la voix habite ne saurait de façon plus démonstrative occasionner
l’avènement de la voix. « Paisiblement » ou ailleurs « passionnément », mais toujours de la même
façon, la bouche parle pour ne rien dire ou prononce indifféremment ceci ou cela. En définitive, elle
parle à propos d’elle mais ne nous dit rien sur elle : on retiendra ce manque comme déterminant.

33 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975, p. 16.
34 Louis-René des Forêts, Le Bavard, Gallimard, Paris, 1978. Notons que Maurice Blanchot en a
écrit l (...)
35 Louis-René des Forêts, « Les grands moments d’un chanteur », dans La Chambre des enfants,
Gallimar (...)
38Le texte blanchotien ne s’en tient pas là, il tend à s’éloigner de cette neutralité et le principe de
fiction, par la force de simulation qui est la sienne, le lui permet, l’autorisant à un détournement de
fond. Il s’adonne à une nouvelle épreuve, jouer l’ambiguïté de la voix en la laissant retentir tantôt
comme ceci, tantôt comme cela, seul moyen, en l’écartant définitivement d’une récupération par le
corps, de la concilier avec la logique de la figure tournée en direction de l’effacement. S’il est vrai
que la voix se différencie de la figure, délimitant un même parcours mais les dépassant elle et son
dessein, elle lui reste liée. Malgré la différence qui les sépare, les voix blanchotiennes ont donc sans
aucun doute un caractère très beckettien. Le retour sur Beckett n’atteste pas une référence destinée à
rapprocher la fiction de l’art théâtral même si on reconnaîtrait par ailleurs la qualité théâtrale
comme un art de parfaite illusion. La répétition de la référence n’est en aucun cas de cet ordre-là. Le
rapprochement avec Beckett se fait plutôt, comme on l’a dit, pour la reconnaissance d’une certaine
« pauvreté » du texte, pour une mise en dérive des critères reconnus comme classiques, et plus
encore pour sa capacité à tirer parti de la neutralité. Ne considérons à nouveau que le corps à demi
ensablé de Winnie dans Oh les beaux jours ! Au deuxième acte, Winnie est « enterrée jusqu’au cou
», elle a tout d’abord « les yeux fermés », ces yeux qui seuls seront mobiles. Les personnages de
Beckett n’ont pour exigence rien de plus que de rester figés, c’est leur passivité qui libère la parole
comme dernier opérateur. Ne demeure plus qu’un faible mouvement qui par delà l’immobilité en
ressort avec d’autant plus de force. La figure se heurte au langage le plus rudimentaire, le plus
sincère aussi, au roc indestructible du langage qu’Emmanuel Levinas définit comme « l’inépuisable
langage qui est le déroulement ou plus exactement l’interminable roulis ou même le remue-ménage
de l’être. La mort, ce n’est pas la fin, c’est le n’en pas finir de finir33 ». Il suffit d’écouter la faible
voix de Winnie pour comprendre qu’elle jaillit des profondeurs : dessaisie de son corps, Winnie est
retenue à lui et ce qui parle à présent à travers elle, c’est ce lien indestructible. Les voix chez
Blanchot revêtent ce même emploi du « mi-dire ». Le monologue rattache Winnie à sa seule voix,
sans doute fluette mais d’une présence tenace car c’est la seule chose qui lui reste. Sa voix rappelle
aussi celle, lourde et proliférante du Bavard de Louis-René des Forêts34. Si différentes, ces voix se
retrouvent par leur caractère incessant et tentent, chacune à sa façon, de maintenir le plus longtemps
possible leur vibration, parce que seule la voix peut encore passer pour le reflet de ce qu’elles sont.
Winnie est une vraie « bavarde » ; la figure du Bavard n’a rien d’autre à livrer, par ses paroles, que
des flots de souvenirs qui la lient à son passé. Elles sont toutes deux en réalité très proches du souci
blanchotien : elles insistent également sur la fragilité de la voix, sur l’intimité de ce qu’elle rapporte,
sur le silence qui est le sien et qui creuse la parole, sans voix : « Cette voix qui venait inaltérée d’un
autre monde35. » Que penser de cet autre récit de Louis-René Des Forêts, « Les grands moments
d’un chanteur », où on entend soudain une voix devenue divine ? Ce sera au tour de Claudia, dans
Au moment voulu, de figurer la puissance du chant, ce qu’il recouvre de physiologique et de
mélodique. L’écriture de Blanchot nous fait parvenir, sous les bribes des voix, des notes intimes de
soi, ici telle nuance, là telle inflexion, en vue de marquer le retour de la différence des tons, parce
que l’intimité y est toujours déjà différée. La mise en évidence des contrastes permet d’évoquer la
périodicité, d’introduire la régularité du retour. Certes, les voix qui traversent les récits de Blanchot
n’ont rien de sonore, et pourtant c’est ce qu’elles laissent entendre, poursuivant activement une
réalité auditive derrière laquelle s’affirmerait une individualité, une singularité subjective, alors que
d’un autre côté elles cherchent sans aucun doute à s’impersonnaliser. Un passage en témoigne dans
Au moment voulu :

36 Au moment voulu, op. cit., p. 68.


Des voix liées harmonieusement à la désolation, à la misère anonyme, j’en avais entendu, je leur
avais prêté attention, mais celle-ci était indifférente et neutre, repliée en une région vocale où elle se
dépouillait si complètement de toutes perfections superflues qu’elle semblait privée d’elle-même36.
37 Voir l’article de Françoise Collin paru dans le numéro spécial de la revue Gramma consacrée à
Maur (...)
39C’est aussi le cas de L’Attente l’oubli. Le texte souligne la particularité des voix par le biais du
masculin ou du féminin, par une tonalité souvent spécifiée, comme si elles devaient pour se révéler
au plus proche d’elles-mêmes commencer par se différencier. Ce qui n’est pas sans rappeler la
démarche de Françoise Collin : elle privilégie comme mode d’accès la parole féminine, invite à
suivre une logique donnée par le seul intermédiaire des femmes, sûrement parce que son approche
du texte est orientée par son intérêt pour cette question ; plus sûrement parce qu’elle y trouve la
différenciation à l’œuvre et ainsi aborde l’hétérogénéité du texte, « l’hétéron qui travaille
l’homogénéité du texte »37. L’altération est une instance parlante qui sourd au travers des voix : la
fiction l’assume en arrachant à la voix sa singularité et son intimité. Alors s’expose une autre voix
qui, poussée en ses multiples accents, ne se limite plus à l’intervention de telle ou telle et devient
par effet contraire le témoin de sa profonde neutralité.

La voix, un effet d’étrangeté


40Si la voix a un timbre, l’écriture n’en a pas, ou disons que le sien est neutralisé : les voix sont en
lutte perpétuelle avec une exigence non parlante et aspirent à se distinguer mais elles sont
confrontées à une altération intrinsèque. C’est pourquoi la voix se décline et s’offre au multiple de
ses variations. L’une sera rauque et d’une gravité qui en dit long sur sa force sauvage, l’autre au
contraire sera d’une exceptionnelle légèreté, claire jusqu’à en être presque inaudible, l’une sera
prise de toux, l’autre s’ouvrira à l’espace merveilleux du chant, l’une aura un cri déchirant, l’autre
sera strictement sans voix. La déclinaison est ambiguë, elle vise à déterminer les voix sans les
arrêter à une classification. Non seulement elles sont variables mais une même tonalité produit
parfois des tons différents. Si le cri est perçant au point de ne pas se laisser entendre, un simple
murmure ayant su trouver sa place reviendra ici et là et commencera à sourdre avec davantage de
force. Le plus souvent ce sont les femmes qui s’adonnent à ces effets de fluctuation et, parfois avec
un accent étranger, Blanchot les invite à être le lieu d’une étrangeté.

41Alors que la voix pourrait servir une possible marque d’identité, elle institue la neutralité. Dans
Au moment voulu Claudia, différenciée par son accent slave, redevient commune au moment où on
la pense la plus unique. Sa voix la trahit lorsqu’elle chante, lui ôtant toute chose propre : sa voix est
dite blanche. On reviendra sur cet indice de blancheur qui affirme la neutralité, car le blanc est la
couleur qui, regroupant les autres, est aussi celle qui les repousse. On verra combien le blanc offre
une véritable tonalité pour le texte blanchotien et qu’il est déterminant pour l’appréhension de la
fiction. C’est encore la voix qui trahit la femme tant recherchée d’Aminadab. Alors que le livre est
prêt à se refermer, Thomas est sûr d’avoir retrouvé celle qu’il a perdue et qu’il recherche depuis
l’ouverture du roman. Il la reconnaît. Elle est là devant lui, identique, elle ne peut être une autre :
une seule différence cependant, et pas des moindres, celle-ci n’a pas la voix de celle-là. Et la
reconnaissance demeure. Les voix ne sont pas aussi personnelles qu’elles le paraissent. Leur
altération reste témoin d’un trouble qui favorise en premier lieu l’étrangeté, ce qui conduit le
principe de fiction un peu plus loin : l’étrangeté fait partie intégrante de l’intimité fictionnelle.

42Les voix blanchotiennes font à nouveaux face à celles de Marguerite Duras, figures
impersonnelles que le texte d’india Song reconduit sous l’éclat de leur impersonnalité : les quatre
voix, simplement différenciées par un indice numérique sont inscrites dans le refus formel de toute
nomination. Qui sont-elles, d’où viennent-elles, que cachent-elles ? Les questions demeurent sans
réponse, les voix ne semblent recouvrir personne : elles traversent le texte en l’éclairant de leur nom
manquant, en perte de leur corps propre, de leur histoire, de leur mémoire. Elles rendent à la
singularité de la voix, par la fulgurance de son apparaître, son manque à être. Il y a chez Maurice
Blanchot comme chez Marguerite Duras un même désir de rendre à la voix sa facture première, de
laisser s’authentifier sa position limite, tiraillée par le souci d’apparaître et le besoin de se tenir à
l’écart, le désir de dire et l’exigence du silence. Le texte d’India Song souligne la lenteur et la
douceur des voix :

38 Marguerite Duras, India Song, Gallimard, Paris, 1987, p. 13, 14, 17.
Les voix sont lentes, douces. […] Les voix se taisent longtemps. […]
La lenteur des voix va de pair avec la montée très lente de la lumière.
[…] Les voix sont douloureuses, leur mémoire détruite revient, mais leur douceur reste égale38.
43Faut-il penser que, sous ces faces cachées, ce n’est pas tel ou tel mais « ça » qui parle en elles et
que « ça suit son cours » ? Les voix offrent la possibilité d’un état limite. Elles reviennent comme
les traces de figures en mal d’elles-mêmes, couvertes d’étrangeté, désincarnées et venues d’un
effroyablement ancien. On retrouve chez Blanchot et chez Duras le même souci d’une fiction qui
s’explore et cherche à se fixer ici ou là, au détour d’une figure qui la localiserait.

44Il n’est pas question bien entendu que la figure incarne la fiction mais plutôt qu’elle s’y inscrive
autant que faire se peut. Or lorsque, sous un effet de pression, la figure s’affaiblit, elle cède la place
à la fragilité de la voix – n’est-elle qu’un éclat de présence, le souvenir d’une absence ? Écho d’une
énergie vocale, elle devient en s écrivant la trace d’une figure absente. La voix est reconnue comme
un état de moindre présence par rapport à l’emploi de la figure. Si le corps est ce par quoi j’existe
au monde, si le nom est ce par quoi j’existe dans le langage, la recherche sur la voix, liée à celle de
la figure, fait dévier l’examen de la fiction. La voix blanchotienne la plus fragile n’est-elle pas celle
de La Folie du jour dans la mesure où elle parle désespérément seule ? Est-il possible de se parler à
soi ? Le texte laisse vibrer une intériorité et l’expose à un effet de trop grande extériorisation que
représente la solitude de la voix. De quel ordre est cette voix, l’homme parle-t-il, est-ce sa pensée
intime qu’on entend résonner de la sorte en lisant ces quelques pages qui profondément dérangent ?
La voix parle, se cherche, s’interroge, se livre : la voix de la figure est une voix qui a pris la
narration à sa charge et, sans passer par l’impersonnalité d’une voix narrative, elle s’affirme comme
sujet parlant, « je » vient en cascade. Le sujet est si intentionnellement parlant, si près de recouvrir
l’intégrité d’un « je » qu’en retour il sème le doute. Comment accepter que cette figure, en proie à
de violents déchirements internes, restitue une quelconque unité ? La voix, lâchée par saccades, par
soubresauts – elle est passée par l’écriture fragmentaire –, ne parvient pas à mimer un rythme
continu. Le battement rythmique du texte rend compte d’une voix qui se brise, éveille le soupçon
sur son identité et finit par l’enclore d’une conjugaison multiple de « je ». Elle n’aura nul visage,
pas même quelques traits. Le « je » se situe hors d’un cadre, seule la voix fait autorité, sans qu’on
puisse accréditer ce qu’elle dit.
45C’est de là qu’elle tient son extrême fragilité, sa très grande faiblesse et c’est sans doute pourquoi
elle en ressort si épuisée, tout à coup si pressée d’en finir – d’une voix qui n’en finit pas. La Folie
du jour prononce la folie d’une voix seule qui, pour la première fois, s’autorise à sortir d’un trop
grand mutisme impossible à supporter, se permettant de parler et de dire « je » : un homme
s’adresse apparemment à d’autres, c’est ce qu’il dit, il semble répondre à un interrogatoire,
probablement à des médecins devant lesquels il se décide à prendre la parole, à raconter quelque
chose de lui-même. Pourtant nul dialogue, l’homme parle seul. Le texte consiste en une seule et
même voix repliée sur elle-même, se ruinant par l’expansion de son discours : une voix nue
littéralement inaudible.

39 Paul Valéry, La Jeune Parque, Gallimard, Paris, 1953.


46L’avènement de la voix est hé à un instant de crise, au débordement d’un sujet qui se prend pour
objet sous la pression d’une trop forte ambivalence le poussant à s’extérioriser. Ce qui s’énonce
surgit, inarticulé, comme le suggère La Jeune Parque de Valéry, dans une effusion de larmes : «
Mais qui pleure, si proche de moi-même au moment de pleurer39. » Est-il besoin, sauf à brouiller
quelques limites, de rappeler qu’Emmanuel Levinas a recours aux larmes lorsqu’il veut exprimer «
la défaillance de l’être tombant en humanité » ? Dans La Folie du jour, quel est l’être qui parle si
proche de lui-même au moment où sa voix se fait entendre ? Qui est là et vient parler ? Le sujet
interné, retiré en lui-même (il prétend être enfermé dans un espace psychiatrique), silencieux, par
espoir d’une fusion interne, se retrouve aliéné par les effets de sa voix articulée. Une telle prise de
parole, une telle expérience, nous dit Blanchot, a partie liée avec la folie, elle est « la folie du jour »,
la violence et les sombres effets de l’éclat du jour. Littéralement, à trop s’épancher, l’unité de la
voix se disperse car, se trouvant trop près d’elle-même, elle en perd sa propre familiarité et en arrive
à s’inquiéter d’elle-même : on reconnaît « la folie du jour » en ce qu’elle tourne l'heimlich en
unheimlich. La voix, tout comme la figure, donne à lire la fiction au bord d’elle-même, mais la voix
laisse se figurer une plus large fissure où se profile nettement l’effet d’un plus grand détachement.

La voix, émancipée de la figure


47Peut-on encore parler de figures lorsqu’on n’a affaire qu’à de simples voix, ou faut-il
radicalement les séparer et les envisager chacune spécifiquement ? Il est difficile d’établir une
frontière entre l’une et l’autre dans cette problématique de la fiction où chacune rend compte d’une
même attitude de réduction. Il semble qu’il y ait une différence de degrés qui empêche de les situer
exactement. Lorsque les voix apparaissent, donnant à entendre le silence qui leur est propre, elles
défient, par leur apparition, plus encore que la figure, son défaut. Alors que les voix sont situées en
deçà de la figure, se réclamant d’une absence de figure, elles assurent un pas au-delà, un véritable
tour d’écrou susceptible d’engager le principe de fiction plus avant vers la problématique
fondamentale qui le concerne : la voix maintient la figure en sa disparition.

48À l’évidence, dès que la voix s’expose, d’un côté elle menace la figure, d’un autre elle renvoie à
celle contre laquelle elle s’engageait. Par l’intermédiaire des voix la figure s’avoue comme un
témoin encore trop présent. La voix n’est plus que trace et ravive un rapport à l’audible qui se met
lui-même en question. La voix réclame son autonomie par rapport à l’image. Parallèlement au souci
de réduction, elle tend vers un double mouvement de feinte. Les voix sont l’énonciation d’un désir
factice, celui de rompre avec la figuration pour conduire vers une abstraction significative. Plus elle
avance seule, détachée de la figure, plus elle doit admettre l’incertitude de son pari : démettre le
rapport de l’écrire à l’image et ne le renvoyer qu’à la seule oralité. Pari perdu d’avance car si la
figure de la fiction est liée à une invisibilité essentielle, la voix qui passe par l’écriture est à son tour
inaudible. Les textes de fiction de Blanchot infligent une ultime réduction dont on veut souligner
l’enjeu majeur. La figure (le terme engage à présent la voix comme trace de figure) s’amenuise
autant que faire se peut, mais la fiction ne tiendrait pas au-delà : ce qui signifie la nécessaire
inscription de la figure, ne serait-ce que par sa trace.

49Après avoir considéré que la figure est abusive de par sa présentation, il est manifeste qu’elle fait
partie du détour qu’opère le fictionnel pour évoquer l’absence. La déclinaison dresse l’itinéraire à
suivre ainsi que ses diverses acceptions : la figure est prête à se re-présenter, de plus en plus
amoindrie, jusqu’à son propre effacement. Son retour marque la poursuite de son apparition infinie,
mais le principe de fiction veut qu’elle ne revienne chaque fois que pour mieux s’absenter et
inventer sa disparition. Telle est la figure, et ce que nous offre son ambiguïté c’est la permanente
double lecture qui fait d’elle une pure résistance : une présence-absence, où se livre un rapport
conflictuel entre une absence qu’elle incarne et sa présentation ambiguë au sein de la fiction. La
fiction relève de ce double mouvement figurai sans lequel elle n’est pas.

La pensée
40 Un éclaircissement de l’expérience limite est donné dans L’Entretien infini. On pourrait aussi rel
(...)
50Quelque chose résiste encore. À la manière dont la voix glisse à l’intérieur du champ de la figure,
la pensée, autre indice blanchotien, s’en approche sans se laisser confondre. La pensée rejoint le
parcours des figures tout comme elle les accompagne dans les récits, profondément différente, plus
simplement obscure ; quoique toujours porteuse de lumière, elle est le point ultime de la
déclinaison. Elle apparaît à deux reprises, dans L’Arrêt de mort et dans Au moment voulu. Parce
qu’elle ne s’apparente pas entièrement au tissu textuel, elle resplendit de par sa différence : dans
l’un et l’autre texte, elle est en italique alors que le reste est écrit en romain. Elle s’intercale dans le
récit comme s’il l’intégrait mais elle porte sur elle la marque de son étrangeté. Elle n’adopte pas le
caractère de la figure et finalement ne trouve pas sa véritable place. Elle n’en est pas moins là,
séparée, à la fois autorisée et interdite. Alors, quelle est-elle par rapport à la figure, que dit-elle de
plus ou de moins ? Elle porte une plus grande part d’inachevé alors qu’elle se prête parfaitement à
l’« expérience limite » que Blanchot analyse dans L’Entretien infini40. Le récit résiste à son
apparition, elle n’y entre qu’en se différenciant. Elle est peut-être ce qui se trouve au plus loin de la
réduction. Elle est une « pensée » ultime au bord de l’effacement. Elle se donne pour un souffle
léger, se pose en aérienne, et pourtant elle émet une forte pression sur le texte. Son autorité advient
du fait qu’elle traverse un lieu qui ne serait pas véritablement le sien, passant apparemment une
limite : la franchissant, ne la franchissant pas. La venue de la pensée excède sa condition.

41 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 127.


42 Au moment voulu, op. cit., p. 48. Voir dans l’essai autobiographique de Christophe Bident ses
comm (...)
51Prenons l’un après l’autre les deux exemples qui témoignent de cette résistance pour voir
pourquoi d’une part la pensée embarrasse le récit de sa présence illégitime, pourquoi d’autre part
elle pose la question de la fiction qui, sans elle, se perdrait. Il convient de conserver un point de
connivence avec la figure, de regarder la pensée se confronter à elle sans lui être conforme. La
pensée investit la figure et l’anime de l’intérieur. Que se passe-t-il lorsqu’elle s’en affranchit et
vient seule ? En quel lieu la pensée est-elle le plus proche d’elle-même, sous les défauts de la figure
ou bien seule, au risque de paraître informe ? Dans L’Arrêt de mort, la pensée, en italique, passe
pour un « elle » impersonnel. Arrivant à la dernière page du récit, elle recouvre toutes les figures
féminines qui se dissipent en elle, il n’y a plus qu’elle dans sa nudité devenue vraie. Les femmes
semblent avoir assumé le rôle de substituts au service d’une pensée qui se livre juste avant que le
récit ne soit terminé, juste avant que le dernier mot ne soit dit : la pensée attire d’autant plus
l’attention qu’elle a été longtemps retenue, qu’elle s’affirme alors plus violemment. « À elle, je dis
éternellement : “Viens”, et éternellement elle est là41 » : elle n’est déjà plus une figure, rien qu’un
pronom reprenant la pensée. Lorsque la pensée revient dans le récit plus tardif qu’est Au moment
voulu, à nouveau en italique, elle n’est déjà plus tout à fait la même quoique portant sur elle le
souvenir incertain d’un passé qui n’est pas le sien. Ce qu’elle a de plus, c’est la marque d’une plus
grande attraction de la figure. La « pensée » qui s’y éveille est en rapport étroit avec Judith, l’une
des deux femmes du récit. Le texte sous-entend le rapport, le privilégie sans doute du simple fait
que Judith s’est douloureusement « absentée », s’est laissée mourir à cause d’une connivence
naissante entre celui qu’on comprend être son ancien compagnon et l’amie avec qui elle habite. On
est proche de la fin du texte lorsque la pensée se donne à lire, à nouveau indécise : ce qui vient en
reste de la figure est des plus indéfinis, est aussi la seule possibilité pour elle de se montrer
insaisissable, irrésistiblement fixe – mais d’une fixité oblique, l’italique la charge d’un caractère
changeant. Elle arrive singulièrement au milieu des deux autres : « Pour l’un et pour l’autre, en ce
moment, ce qui se mettait à bouger, à ouvrir la porte dans un tel silence, n’était rien de moins
terrible qu’une pensée42. » La pensée est un souffle induisant une présence tout en se séparant
d’elle. La pensée est une émanation de la figure et en tant que telle se situe au-delà. Que Judith ait
ou non ouvert la porte, là n’est pas le propos, la seule chose qui soit dite c’est qu’apparaissait une «
pensée », comme si Judith était là, entrait et les regardait. Judith est en réalité absente de la pièce où
se trouvent le narrateur et Claudia, les laissant s’approcher de la façon la plus intime, ce qui non
seulement les réunit tous deux mais l’écarte, elle, peu à peu irrémédiablement. À présent repliée sur
elle-même, c’est sans doute elle qui provoque ladite scission : la pensée s’infiltre auprès d’eux, se
glisse entre eux, elle ne leur laissera plus l’occasion d’être seuls, autrement dit sans elle. Alors
qu’elle souffre pour sa part de l’éloignement, elle paraît entre eux d’une proximité insoutenable. Pas
même l’absence, que devrait être la mort de Judith, ne donnera fin à cette pensée, au contraire elle
ouvre un passage au-dehors qui l’assure d’elle. La pensée est la présentation étonnante d’un dehors
dont les contours s’avèrent indéfinissables parce qu’ils semblent se prolonger en ce qu’ils
rencontrent.

La légèreté de la pensée
52La figure est dépourvue d’épaisseur mais il y a dans la pensée une légèreté incomparable. La
pensée a cet avantage de saisir une opportunité, ne se limitant pas à la possibilité d’un passage mais
faisant de ce passage le poids de sa venue : aussitôt venue, elle est passée. Son caractère authentique
relève de sa capacité à « se lever » puis à s’évanouir. La pensée se glisse au milieu du texte, lui
échappant, se « volatilisant », terme blanchotien qui définit la figure prête à s’absenter de par sa
légèreté. Elle ne renvoie pas à quelque notion abstraite et si on reprend dans Les Cahiers de Paul
Valéry le rapport unissant le langage à la pensée, on voit combien il est ambigu : sont-ils
indissociables ou au contraire séparés ? Tout en les maintenant ensemble, une force les met à l’écart
l’un de l’autre :

43 Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, Paris, 1989, vol IV, p. 253 ; vol. II, p. 77, 356.
Pensée sans langage. Sans langage du tout n’est rien.
Le secret de la pensée solide est dans la défiance du langage.
Le langage n’a jamais vu la pensée43.
53Si on veut approcher encore plus près la pensée blanchotienne, tout en gardant l’idée que le
langage déforme la pensée, il convient de voir ce qu’est la pensée déformée, à quoi tient sa présence
défaillante, comment elle en arrive à se présenter, non fixée, et à tenir, malgré son caractère
infixable. Le narrateur de L’Arrêt de mort est en arrêt devant la venue d’une telle pensée, avec qui il
est en familiarité, l’assimilant presque à la présence de quelqu’un, lui reconnaissant une attitude
propre, comme si la pensée prenait corps. Le texte insiste sur la multiplicité du retour comme si
c’était là ce qui lui conférait son poids.

44 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 55.


Mais, une pensée n’est pas tout à fait une personne, même si elle agit et vit comme elle. […] Elle se
lève et peut-être s’est levée mille fois, dix mille fois. Qui m’est donc plus familier44 ?
54Il y a une étrange ressemblance entre la pensée et la figure, chacune affirmant sa légèreté. On
retrouve ici la figure, plus imprécise, plus équivoque : « pas tout à fait une personne » dit le texte.
En deçà de la figure, à l’extrême pointe de sa fragilité, avant qu’elle ne se perde, se donne à lire la
pensée sur le point de se lever et de se lever encore, infatigable, malgré son épuisement, sur le point
d’être-là, toujours différée. Franz Kafka évoque cette même pensée dans l’une de ses lettres à
Milena. Cherchant le mot juste, il déploie un éventail de termes mais dépasse finalement celui qu’il
semble chercher, allant de ce fait plus indirectement vers le secret de la pensée :

45 Voir dans la correspondance de Franz Kafka une lettre adressée à Milena Jesenska. Nous
soulignons.
Rien qu’un mot. Rien qu’une prière. Rien qu’un mouvement de l’air.
Rien qu’une preuve que tu vis encore et attends. Non pas une prière,
rien qu’un souffle, pas un souffle, rien que de la bonne volonté, rien qu’une pensée, pas une pensée,
rien qu’un sommeil paisible45.
55Les termes de Kafka sont très proches de ce qui s’écrit à la fin de Au moment voulu. Ils éclairent
le texte malgré eux et lui confèrent une clarté troublante, car n’est-ce pas – pensée indécidable – ce
qui se passe entre le narrateur et Claudia ? La pensée serait alors, sinon la figure elle-même, du
moins son évocation qui ne demeure jamais qu’en deçà de la présence. Engourdie, elle aura à suivre
le « sommeil paisible » suggéré par Kafka. Le calme est le revers d’une réalité transie. Elle gagne à
se poser un état vague et précaire qui la laisse à son indétermination première. Il y a bien un risque à
cette apparition, un risque qui la touche de près (la fait frissonner comme en témoigne l’italique), et
la place sous l’enseigne de la durée. Tandis qu’elle s’inscrit, sa fragilité ose l’instantané : son
apparition, pour avoir ce caractère redoutable, l’appelle aussitôt à disparaître. Elle connaît au même
instant le débordement de sa candeur interne et le double mouvement qu’elle impose explique
l’extrême retenue de sa venue. Cependant, elle ne manque pas de faire retour, silencieuse, laissant
parler à sa place la combinatoire de la violence figurale et de la grâce spectrale qu’elle met en jeu.
La pensée sommeille puis revient après avoir traversé un sommeil profond, extrême, qui la pousse à
s’éveiller de nouveau : le premier mouvement ne va pas sans l’autre.

46 Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1989, p. 708.
La simulation tend à une limite qui est la contradiction. Or toute pensée étant de la nature d’une
simulation, il en résulte que toute pensée pressée et poussée à l’extrême, dans le sens de sa
précision, tend à une contradiction46.
56La « pensée pressée » de Paul Valéry, à entendre au sens de condensée, rejoignant donc
l’entreprise de réduction, est une pensée semblable soumise à l’épreuve de la fiction, en tant qu’elle
est rendue possible parce qu’expression d’une simulation. Et la contradiction c’est que la pensée
poserait en son lieu toujours autre chose qu’elle.

Fiction/défiguration
57La figure, la voix et à présent la pensée, voilà bien un parcours que se proposent les récits pour
assister à l’épreuve de défiguration qu’entame l’écriture littéraire. Le jeu des figures vient éprouver
l’œuvre de la fiction qu’on peut dès lors assimiler sans peine au « désœuvrement » : la figure
appelle à la dé-figuration. La fonte des figures a lieu dès l’instant de leur inscription car elles
fondent comme neige au soleil. La figure est prise dans le double mouvement de se dire figure.
Simple effet d’écriture, elle n’a de réalité que celle qu’elle tient de l’écriture, elle explicite ce
qu’elle est au sein de la fiction, nous dit ce qui fait d’elle une figure. L’effort, quel qu’il soit, de la
représenter, la renvoie à une abstraction radicale, ne peut que l’empêcher de prendre pied dans la
réalité factuelle et ne lui accorde pour accès que la seule voie de la fiction. Reprenant un texte de
Jean Paulhan, Aytré qui perd l’habitude, Maurice Blanchot en explore la valeur paradoxale, ce qui
éclaire d’un certain côté la question de la fiction. Ecrire ce qui ne peut s’écrire, serait-ce là le projet
de la fiction ? On peut toujours énoncer des faits mais une impossibilité se greffe dès qu’on veut
prononcer autre chose, quelque chose de plus qui en définitive ne relève pas de la narration. La
paradoxe d’Aytré indique la pertinence d’un manque initial. Il y aurait une impossibilité à donner la
pensée dans les mots sans quelque trahison ou détournement de sens, quelque chose de plus ou de
moins passe toujours malgré soi dans l’expression. La singularité de la pensée se perd à être
rapportée. Le mouvement qui cherche à lui procurer une présence effective la détourne d’elle-même
et elle advient transformée. La déviance fait partie intégrante de la fiction car les mots ne disent pas
la pensée telle qu’elle est. En somme, la pensée est au point de défaillance de l’idée. Etrangère à sa
propre présence, elle n’a pas force de réalité et se ruine à en prendre une. Elle n’est qu’un reflet et
c’est en tant que tel qu’elle se tient au cœur de la réflexion sur le fictif. Dure règle de la fiction qui
est aussi celle de toute traduction, manquer l’original. La fiction est possédée par ce manque. Par le
biais de la figure, l’écriture de fiction est marquée de la déficience et de l’aliénation. Mais au
moment où elle s’engage vers une déficience sans retour, un retournement s’opère : la fiction se
joue de tout cela en s’imposant elle-même comme mouvement de feinte.

NOTES
1 Thomas Pavel, Univers de la fiction, Seuil, Paris, 1988.

2 Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, Paris, 1991, p. 10 et 11.

3 Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, Gallimard, Paris, 1987, p. 90.

4 Gilles Deleuze, Postface de Batleby, Herman Melville, Flammarion, Paris, 1989, p. 180.

5 Ibid.

6 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1990, p. 188.

7 Robert Musil, L’Homme sans qualités, Seuil, Paris, 1982, p. 75.

8 Maurice Blanchot, Le Très-Haut, Gallimard, Paris, 1988, p. 9.

9 Jacques Derrida, Parages, Galilée, Paris, 1986, p. 187.


10 Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, Paris, 1987, p. 147.

11 Ibid. Voir le chapitre concernant Judith dans le livre de Chantal Michel, Maurice Blanchot et le
déplacement d’Orphée, chapitre IV, Librairie Nizet, Saint-Génouph, 1997, p. 147-158. Chantal
Michel évoque tout à la fois l’épisode biblique et les rapports ambigus entre les deux femmes de Au
moment voulu, allant même jusqu’à proposer une lecture de la figure Judith-Claudia, chaque
posture jouant selon elle tour à tour tous les rôles de Judith dans Le Livre de Judith.

12 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 21.

13 Jean-Pierre Téboul, « Fragments de mutisme », Exercices de la patience, no 2, Hiver 1981.

14 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 8.

15 Michael Holland, « Rencontre piégée : “Nadja” dans L’Arrêt de mort », Violence, théorie,
surréalisme, Lachenal & Ritter, Paris, 1994.

16 André Breton, Nadja, Gallimard, Paris, 1964, p. 132.

17 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, Paris, 1984, p. 126.

18 Ibid., Thomas l’Obscur, Gallimard, Paris, 1950, p. 7.

19 Ibid., p. 11.

20 Nathalie Frogneux, « Entre Bernanos et Blanchot, une curieuse rencontre », Les Lettres romanes,
no 3, 1992.

21 Hölderlin, « En bleu adorable », dans Œuvres, Gallimard, Paris, 1977, p. 939.

22 Pierre Klossowski, Le Baphomet, Gallimard, Paris, 1987, p. 220.

23 Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, Paris, 1980, p. 315.

24 Ibid.

25 Le Très-Haut, op. cit., p. 54 et 61.


26 Maurice Blanchot, La Folie du jour, Fata Morgana, Montpellier, 1986, p. 23.

27 « Le dernier mot », dans Le Ressassement éternel, Gordon & Breach, Paris/Londres/New York,
p. 138.

28 Marguerite Duras, India Song, Gallimard, Paris, 1987, p. 29.

29 La Folie du jour, op. cit., p. 17.

30 Le Pas au-delà, op. cit., p. 164.

31 Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Gallimard, Paris, 1986, p. 63.

32 Le Pas au-delà, op. cit., p. 95.

33 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975, p. 16.

34 Louis-René des Forêts, Le Bavard, Gallimard, Paris, 1978. Notons que Maurice Blanchot en a
écrit la préface.

35 Louis-René des Forêts, « Les grands moments d’un chanteur », dans La Chambre des enfants,
Gallimard, Paris, 1992, p. 31.

36 Au moment voulu, op. cit., p. 68.

37 Voir l’article de Françoise Collin paru dans le numéro spécial de la revue Gramma consacrée à
Maurice Blanchot : F. Collin, « Le côté de Claudia ou Madame Moffat balaiera », Gramma 5, Lire
Blanchot II, 1976.

38 Marguerite Duras, India Song, Gallimard, Paris, 1987, p. 13, 14, 17.

39 Paul Valéry, La Jeune Parque, Gallimard, Paris, 1953.

40 Un éclaircissement de l’expérience limite est donné dans L’Entretien infini. On pourrait aussi
relier cette expérience limite blanchotienne à l’expérience intérieure de Bataille. On se référera à la
thèse de Christophe Bident qui consacre un long développement à cette mise en parallèle en prenant
appui sur deux textes qui lui semblent révélateurs, Thomas l’Obscur et Aminadab.
41 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 127.

42 Au moment voulu, op. cit., p. 48. Voir dans l’essai autobiographique de Christophe Bident ses
commentaires sur Judith.

43 Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, Paris, 1989, vol IV, p. 253 ; vol. II, p. 77, 356.

44 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 55.

45 Voir dans la correspondance de Franz Kafka une lettre adressée à Milena Jesenska. Nous
soulignons.

46 Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1989, p. 708.
La violence du rapport
p. 55-84

1Le rapport affirme la liaison en la renvoyant aussitôt à l’idée de séparation. Être lié, être avec, c’est
toujours aussi aller sans et aller seul. La mise en rapport dit par avance la plus grande des solitudes.
Or pour envisager ensemble rapport et solitude, il convient de les conduire chacun à l’extrême de ce
qu’ils engagent. Les textes de Maurice Blanchot en font l’expérience, donnant à penser qu’en
fiction s’établissent des modalités qui renversent toute intimité.

2En tant que théoricien de la littérature, Blanchot élabore, à travers la mise en rapport, ce qu’il
appelle la solitude la plus profonde, « la solitude essentielle » qui d’après lui se confond avec
l’enjeu de l’œuvre. L’exigence du rapport laisse l’œuvre, l’écrivain et le lecteur chacun de son côté,
paradoxalement seul, à chaque nouvelle tentative de rencontre. En somme, nul point de contact
n’est possible entre des mondes radicalement séparés. La liaison n’est qu’apparente : si les trois
entités sont liées et indispensables à la réalité de chacun, il n’en reste pas moins qu’elles retombent
après coup dans la plus grande des solitudes. Plus que cela, les textes de fiction de Blanchot posant
le rapport des figures sous le signe du non-rapport en retirent l’élément paradoxal pour le constituer
comme composante de la tension fictionnelle. La liaison reste un mouvement de va-et-vient qui,
dans le même temps, se donne et se retire, sans satisfaire ni plus ni moins que le seul mouvement.
Le rapport ne va pas sans un désir d’union mais demeure sur la figure de deux, les deux éléments
restant à distance, écartés par le mouvement même qui les réunit. La figure de deux n’est rien
d’autre qu’un ensemble formé de deux éléments toujours associés, toujours dissociés. En analysant
dans les textes, à partir des différents cas de figures, la formation du rapport et sa présence
fondamentale, il en résulte que la fiction se nourrit de l’intérieur d’un battement incessant entre
deux pôles distincts. La fiction de Blanchot non seulement porte un éclairage spécifique sur le
versant théorique mais prend le parti de joindre l’avènement de deux au retour de la seule figure. La
fiction réengage la problématique de la solitude par le détour d’une sollicitation de l’autre, et d’une
invention toute intérieure.

3Le rapport est le lieu d’une confrontation, elle pose une « fraction » qui n’a pas de « solution ». La
terminologie des mathématiques justifie le choix de ce terme : il n’est pas exactement la relation,
qui n’est pas non plus le lien ou le simple contact. Les mathématiques, avec la barre de fraction,
assignent le rapport à la division. Or cette dernière est à la fois le fondement du rapport et y est tout
entière contenue. Rapprocher rapport et division, c’est montrer que le premier est capable
d’assumer intrinsèquement le dispositif du second. À leur façon, les textes de fiction de Blanchot
suivent le même mécanisme. S’il y a bien des rencontres, des relations, des visions, elles sont à
replacer dans ce contexte, elles sont là pour l’entretenir, moins pour cultiver un paradoxe que pour
donner lieu à une figure qui le soutienne. Le rapport blanchotien a le caractère d’une fraction
indivisible, les figures sont tenues par un lien équivoque et sont déliées par l’instabilité de ce dit
rapport.

4Il existe un arrière-plan, dissimulé sous de trompeuses apparences, mettre des figures en rapport
consiste en réalité à les placer sous le signe de la division. Elles n’auront pas loisir de s’accorder un
instant, une dissociation ultime les éloigne. Si la relation est faussée, ce n’est pas pour retranscrire
un manque de communication entre tel ou tel et pour telle raison mais pour poser le défaut
caractéristique de la relation. Les figures ne sont finalement jamais ensemble, le face-à-face montre
la séparation. Côte à côte, elles entretiennent l’éloignement : chacun est définitivement de son
propre côté. Le rapport déborde sa propre question et glisse vers celle de la solitude. Au plus loin de
lui-même, il ne permet pas d’aborder l’autre puisqu’il interdit la rencontre.

5Le rapport contredit la liaison de deux, il est à entendre comme impossible fusion, impossible
refonte en un troisième élément : sans dépassement ni synthèse, il est le garant d’une stabilité au
risque de freiner la progression du récit et de lui ôter son dénouement. Il est abusif de poser le
rapport de façon négative, il ne saurait se poser comme mise en échec. Séparées, les parties ont pour
constance de s’écarter de ce qu’elles sont intimement sans l’autre. Elles finissent par assurer leur
position grâce à l’expansion du rapport à l’autre. Le rapport devient alors lui-même constitutif de
l’intégrité des figures et plus probablement ici de leur effacement. Le constat est d’importance pour
suivre la démarche de la fiction, le rapport reconnaîtrait l’autre comme séparation ultime de soi.

L’entrevue
6Les figures blanchotiennes sont conviées à des entrevues qui, sous des airs complexes et de natures
diverses, risquent de laisser apparaître un manque dans la vision. Les figures passent par un besoin
de voir et de savoir : voir l’autre tel qu’il est, c’est le connaître et envisager la possibilité de le
reconnaître toujours. Ce ne sera pas si facile : la vision se fixe entre le sujet et l’objet du regard,
empêchant du même coup sa pleine réalisation, l’un et l’autre demeurant hors de la vision.
L’entrevue demande à voir, mais voir est interdit. Entrevoir est le mode privilégié de la fiction, et
l’une des modalités du fictif relève justement de la nécessaire posture de mise à distance.

L’autre, l’inconnu
1 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 7.
2 Au moment voulu, op. cit., p. 7.
7Celui qui ne m’accompagnait pas s’offre comme perpétuel recommencement d’un mouvement
d’approche donné dès l’ouverture, dès la première phrase du texte, souvent très éclairante chez
Blanchot même si en premier lieu elle revêt un caractère pour le moins énigmatique : « Je cherchai,
cette fois, à l’aborder1. » Cette décision vient rompre le cours des choses. En sera-t-il pour autant
changé, le titre semble déjà mettre l’expérience sous le signe de l’échec. Il en va de même dans Au
moment voulu où, dès la première phrase, le narrateur montre la difficulté de l’entreprise : si
quelqu’un lui a ouvert la porte, ce n’est pas la personne attendue. Là se présente à lui, sous ses
yeux, une autre femme, qui prend pour ainsi dire la place de l’autre et le fait entrer : c’est elle qui
est effectivement la première « abordée », mais le récit tait une probable première rencontre. « En
l’absence de l’amie qui vivait avec elle, la porte fut ouverte par Judith2. » Les textes de Blanchot
présentent un instant l’accès à l’autre. Les entrevues sont toutes rendues impossibles ou contrariées.
On ne rencontre pas qui on veut ni quand on veut, il faut se plier aux caprices des circonstances qui
redoublent l’effet d’une entrevue, accidentellement avouée, autoritairement retardée, différée ou
manquée.

8Plus encore la dureté des entrevues est étonnante, elles sont toutes, à un instant précis, chargées de
violence. Les figures passent par la vivacité des gestes, par des instants de brutalité, toujours par la
marque d’une force abusive. Ce n’est pas par hasard que Le Très-Haut commence sur un vigoureux
coup de poing qui littéralement renverse le narrateur à terre. Voilà en réalité un moyen d’entrer en
matière, de se débarrasser au plus vite d’un héros-narrateur qui serait bien trop encombrant et
impossible à maintenir en place : le sujet s’écroule, un premier choc bien inconvenant quoique très
convenable encore.

3 Le Très-Haut, op. cit., p. 9.


En descendant dans le métro, je heurtai quelqu’un, qui m’interpella sur un ton brutal. Je lui criai : «
Vous ne me faites pas peur. » Son poing se détendit avec une rapidité fascinante, je m’écroulai à
terre3.
9La violence parcourt les textes impunément, parfois d’une rudesse ostensiblement primaire, elle
devient d’autant plus intense qu’elle surgit par à-coups et de façon inattendue, repartant comme elle
est venue. Les récits en sont tour à tour les témoins, ce qui tend à la définir comme un événement
sinon éphémère du moins nécessaire. Prenons trois exemples, respectivement dans Le Très-Haut,
L’Arrêt de mort et Aminadab, où la violence jaillit en des gestes très brusques, entre deux figures,
l’une masculine l’autre féminine, la différence des sexes aggravant l’opposition :

4 Respectivement, Le Très-Haut, op. cit., p. 222-223, L’Arrêt de mort, op. cit., p. 67, Aminadab, Ga
(...)
Elle me tendait toujours la tasse. Je la lui arrachai, la jetai par terre. […]
Je me jetai sur elle, je l’étouffais.
L’instinct de proie me saisit, je la rattrapai vers l’escalier, la prit à bras-le-corps en la tramant à terre
jusque sur le lit où elle tomba tout à fait. Elle lui prit la tête à deux mains avec violence et l’obligea
à se tourner vers la fenêtre4.
10Qu’elle soit motivée, ou semble immotivée, la violence acquiert une bestialité qui la renvoie à
des instincts plus ou moins primitifs. Elle rejoint un archaïsme prégnant où s’accomplissent les
actes les plus démesurés : jeter quelqu’un à terre, le tramer, l’étouffer… le violenter. Si les instants
sont tous aussi terribles les uns que les autres, ils sont vite passés, la violence se rompt d’elle-même
et déjà le calme revient : la violence reste un passage obligé lorsque les figures cherchent à entrer en
relation.

11Les plus cruelles des entrevues sont celles qui passent pour des élans amoureux. Les figures se
font violence et l’excès y est d’autant plus douloureux. Le projet reste identique mais se teinte d’un
érotisme sans concession. Le rapport sexuel suit (exactement ?) les mêmes conditions que n’importe
quel autre. Pourtant serait-ce la présence de quelque nouveauté érotique ? Certes non : le rapport de
type sexuel influence cependant la lecture. L’analyse d’Octavio Paz sur les textes du Marquis de
Sade, en appelle à un « au-delà érotique ». Le rapport liant intimement figure féminine et figure
masculine répond au désir d’une révélation, à l’espoir d’y « voir quelque chose ». L’autre est
convoité car demeure l’espoir de combler une soif d’inconnu :

5 Octavio Paz, Un au-delà érotique : le marquis de Sade, Gallimard, Paris, 1994, p. 28.
Le corps étranger est un obstacle ou un pont : dans un cas comme dans l’autre, il faut le franchir.
[…] Au-delà de toi, au-delà de moi, par le corps, dans le corps, par-delà le corps, nous voulons voir
quelque chose. Telle est la fascination érotique, qui m’arrache à moi-même et me conduit vers toi5.
6 Roger Laporte, À l’extrême pointe : Bataille et Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1994.
12Il n’y a rien d’érotique dans la fiction blanchotienne. Le rapport des figures s’apparente à un
rapport de type sexuel, ce n’est pourtant pas la sexualité qui est explorée mais ce qu’énonce l’acte
du rapport. Sexuel ou non, il importe en lui-même. En ce sens, le texte n’est jamais directement
érotique et l’événement arrive par accident, c’est de cela qu’il est question. Il n’est pas souhaitable
de rapprocher les textes de Blanchot de ceux de Georges Bataille, malgré toute leur proximité, pas
même de l’érotisme de Madame Edwarda, texte auquel Blanchot accorde un intérêt tout particulier.
Blanchot lit Bataille, ou Sade, avec une grande admiration pour la pureté de l’abstraction, pour leur
attention à la proximité de la mort où l’être s’abîme. Nous y retrouverons moins une littérature
érotique que le lien le plus serré entre écriture et érotique, l’intimité poussant l’œuvre de Bataille
vers l’expérience intérieure ou le « voyage au bout du possible ». C’est pourquoi Roger Laporte
unit, en deux essais distincts quoiqu’en un même ouvrage, un propos sur Bataille, un autre sur
Blanchot, traduisant en cela l’extrême limite où se rejoignent sans doute les deux écrivains, où ils se
maintiennent aussi éloignés l’un de l’autre qu’on peut l’être6. Ainsi se retrouvent en accord comme
en écart deux écrivains très proches et pourtant lointains. Même pour qualifier des incidents très
spécifiques que l’on trouve dans les textes de Blanchot, tournés vers l’acte sexuel le plus sauvage, le
terme érotique ne convient pas. Il n’y a jamais ni scandale ni débauche, ni même glissement vers
l’obscène, seulement l’inconvenance du rapport, et là sa seule indécence. Il ne parle pas plus
d’amour que de plaisir ou de jouissance, il n’invente aucune aventure amoureuse. Et pourtant tout
ceci fait partie des textes. Seul le désir est reconnu en ce qu’il envisage un pas vers des contrées
inconnues. L’érotique la plus appropriée serait celle de Marc-Alain Ouaknin dans l’un de ses essais
sur Emmanuel Levinas, plus précisément sur ce que représente pour lui la caresse levinassienne
entendue en une formule tendancieuse, « méditations érotiques ». Il s’agit seulement ici de
récupérer l’expression de Ouaknin, laissons à Levinas le soin de sa « caresse ».

13Finalement, pourquoi passer par le rapport des corps si le fond érotique n’est pas exploité ? Il
viendrait ajouter un élément indispensable aux récits et qui se soumettrait à la réduction que ces
derniers conduisent. Le détournement érotique, utilisé pour le jeu de la référence, satisfait au-delà
un tout autre désir. Le « corps à corps » n’intervient pas de façon accidentelle, il revient tracer à
dessein une image incontournable mais des plus intrigantes. On ne peut nier la rencontre des corps,
événement insolite au cœur des textes de Blanchot, puisque l’acte est là, présent dans l’écriture,
pressant par son retour, instaurant avec lui trois éléments fondamentaux quant à l’investigation de la
fiction : la mise en rapport de corps sexuellement différents, le duel comme épreuve de la
différence, l’impossible union des contraires, exprimant en cela l’enjeu du fictionnel où le rapport
est lié à l’invention de la différence.
Fragilité de la rencontre
14Le rapport forme un noyau indissoluble que remet en lumière, indéfiniment, chaque mise en
rapport des figures. Butant sur la possibilité de sa propre limite, il devient une constante fictionnelle
qu’établit une exigence initiale : la fiction s’éprouve par le maintien irréductible de la figure du
rapport. Lorsque Maurice Blanchot analyse les textes de fiction de Julien Gracq et regarde de près
son écriture, il constate un effet de présence accordé à certains mots ou plutôt à une liaison de mots
devenus inséparables, « un continuum de mots soudés et égalisés par l’usure ». Il en va ainsi de «
grève désolée » ou de « obscur malaise », termes que Blanchot reprend, en les associant, pour en
faire le titre de son article : « Grève désolée, obscur malaise ». La fusion s’impose-t-elle, elle
demeure irrévocable au moment même où il faut aussi avouer qu’elle reste d’une fragilité
déconcertante et retombe sur l’aveu d’un lien qui doit céder.

15Si le rapport est par définition la mise en jonction de deux, on se rend compte qu’il ne dépassera
pas l’expérience du couple premier, comprenons alors le couple comme séparation radicale de deux
termes réunis. La réduction est poussée par Blanchot jusqu’à son plus grand effet, pour assumer son
exemplarité. L’oxymore, de forte fréquence dans l’écriture blanchotienne, n’est finalement pas autre
chose. Choc de l’image et choc des mots, il laisse entrer en contact des éléments inconciliables
provoquant un effet de tension. Plus les rapports sont convulsifs, plus se multiplient élans et
déchirements et plus le langage frissonne. Que ce soit par l’association de mots contraires ou par le
rapport de deux corps, c’est toujours un mouvement d’attrait et de rejet que reproduit l’écriture de
Blanchot. Les deux variations sont cependant bien différentes et ne doivent pas être confondues.
Rapprocher arbitrairement l’acte sexuel et la figure de l’oxymore ne cherche pas à poser autre chose
qu’un mouvement similaire : chacun est marqué par des connotations qui lui sont propres, même si
l’acte (par l’écriture) reste le même. Le détour aura dès lors permis de situer le pur jeu d’une
différence qui s’affirme, sous l’effet d’une tension interne, comme posture fictionnelle.

16La violence est à entendre avec les poètes, René Char et Stéphane Mallarmé, au passage du jour à
la nuit, douloureux moment où s’accomplit l’échange. Point fugitif pour Mallarmé, « Minuit »
laisse s’interchanger les contraires. « Rougeur des Matinaux » dit Char provoquant par l’intensité de
la couleur rouge la sensation de la traversée : le jour et la nuit portent leur différence à leur terme,
s’unissant au Minuit pour la perte de l’un et le retour de l’autre. C’est exactement ce qui arrive chez
Blanchot lorsqu’une figure féminine est tout contre une figure masculine. On ne peut croire à une
quelconque union qui réussisse l’unité. Blanchot hésite à la présenter, le plus souvent l’échange est
interrompu au moment où il se produit. L’accent est mis sur la séparation dont on sait déjà, parce
qu’elle est en attente, qu’elle est prête à se former. À regarder s’approcher les figures, il faut
conclure sur une rétraction passant pour instinctive.

17Une image reste incontournable chez Blanchot parce que révélatrice de ce double mouvement : la
figure dérobée. Attirée irrésistiblement par le jeu de la différence, dès l’instant où elle se sent
menacée, elle est appelée à se retirer. La figure est inaltérable dans la mesure où elle est maintenue
par un principe de défense, face à l’intervention de l’autre. Chacun redoute l’instant auquel il aspire
cependant, la rencontre avec une figure inconnue. La peur empêche que l’attraction se réalise
pleinement. S’ensuivent des implications de diverses natures et la particularité du retrait ne trouve
pas d’autres explications. Dans Le Très-Haut, la farouche Louise noue avec son frère une relation
pour le moins incestueuse, elle le fuit tout d’abord pour mieux l’attirer, lui échappe pour s’en
remettre à lui. Ils se retrouvent ainsi après une course effrénée littéralement l’un sur l’autre. Le texte
donne l’union par le contact charnel mais, lui reconnaissant un caractère illicite, il la définit comme
improbable. L’enchaînement des faits est rapide et provoque la destitution du rapport avec une force
à la mesure de son expansion :

7 Le Très-Haut, op. cit., p. 75.


Je l’aperçus qui, elle aussi, courait. Je pris un chemin transversal, puis un autre ; sentant qu’elle
gagnait du terrain, je quittai l’allée et retournai parmi les pierres et les colonnes, mais en une
seconde elle fut sur moi. […] Ce qu’elle lut dans mon regard, je ne sais. Ses yeux devinrent de
cendre, quelque chose se déclencha, et elle me gifla7.
18Sous l’apparence d’un refus intransigeant de l’autre, l’impulsion intérieure jaillit avec la même
violence qu’un instinct de défense. « Quelque chose se déclencha, et elle me gifla », tel est le
schéma, l’acte de violence, auquel est conduite toute figure qui soudain se dégage de l’emprise de
l’autre.

19Reste à savoir ce qui cherche à être évité. D’où vient le trouble ? À quel moment précis la rupture
se montre-t-elle inévitable ? Louise, une fois sur le corps de son frère, est épouvantée. La seule
chose qui soit sûre, c’est que la peur de Louise est explicitement liée au regard. Louise « lit »
quelque chose dans les yeux de son frère. Voit-elle la différence qui les sépare, lui est-il devenu tout
à coup étranger, reconnaît-elle au contraire des airs de ressemblance ? Là sous ses yeux se tient son
semblable, un double qu’elle refuse parce qu’il menace son intimité. Cela, le texte le tient
volontairement secret. Restent la gifle et le recul qui retire Louise du corps de son frère, mouvement
instinctif comme le fut celui qui l’a portée vers lui. Les deux mouvements contraires sont chaque
fois subis, vécus malgré soi. Au temps fort de la violence, la figure semble passive et si c’est bien
elle qui agit, « quelque chose se déclencha », elle est soumise à un élan qui la traverse, face à
l’extinction des figures engagée avec les « yeux de cendre » : les deux figures l’une sur l’autre,
prêtes à s’unir, commencent à perdre leur singularité. La gifle est la preuve d’un renoncement à la
fusion qui se perpétue pour la stabilité des éléments en place. L’évanouissement est proche,
l’indication est inscrite dans le texte : « Nous restâmes à respirer péniblement. » Provoquée par le
désir, l’attraction se retourne en rejet et conduit la figure à se préserver. Et à ranimer l’autre au
moment où il chancelle par le moyen le plus efficace, la gifle. On voit combien les textes de
Blanchot s’emploient à mettre en scène la résistance de la figure, face à tous les aléas qui tendraient
à la mettre en défaut d’elle-même. Le principe de fiction est comparable à ces rapports multiples
déterminant la puissance d’invention de la figure, et plus encore l’impossibilité où elle se trouve de
se résoudre à la disparition.

8 Thomas l’Obscur, « Il était, auprès de chaque signe, dans la situation où se trouve le mâle quand
(...)
9 « Le Dernier mot », Le Ressassement éternel, Gordon & Breach, Paris/Londres/New York, 1970,
p. 138
20Le mouvement qui conduit une figure vers une autre est porté par un désir qui se contredit au
moment de la rencontre par la peur de l’étranger que devient soudain cet autre. Quelle que soit la
force de l’attrait, une impulsion plus vive retient la figure. Face à l’impératif de l’autre, elle fait
office de résistance. L’instinct de retrait qui renaît chaque fois que l’un est au plus proche de l’autre
indique la douloureuse épreuve qu’est celle du passage à l’autre ou, autrement dit, la peur d’être
absorbé. Le rapport aménage un état de fascination qui fait penser, l’image est blanchotienne, à la
mante religieuse face au mâle : elle le séduit, le réduit à un état de fascination avant de passer à
l’acte qui l’a poussée vers lui, le dévorer8. Le regard est un élément conducteur par lequel elle
l’immobilise. Les figures sont appelées à ce genre de stratagème où la dynamique est celle de la
force. Outre le pouvoir hypnotisant des yeux, très fréquent chez Blanchot, le rapport passe aussi par
tout le corps. Est-il un seul geste par lequel je puisse avoir accès à l’autre, la « caresse » dont parle
Emmanuel Levinas peut-être ? La gifle est l’indice selon lequel je refuse d’être possédé par l’autre,
on la retrouve dans Le Dernier mot : « Que voulez-vous dire ? cria la fille qui me gifla. Qu’avez-
vous besoin de parler9 ? » Les gifles sont très brutales, chaque fois données pour couper cours à
l’entrevue parce que s’y livre l’épreuve minimale du conflit.

21La brutalité du geste témoigne, en plus du refus soudain de l’autre, d’une tendance naturelle à
vouloir protéger sa propre intégrité. Il est bien apparent que la figure ne peut consentir à l’accueil
que lui propose l’autre, en raison d’un simple instinct de conservation : l’intimité est en jeu dans le
rapport et pour ne pas se perdre, la figure se doit d’être réfractaire à l’autre. Les figures se livrent
des combats incessants, l’un désirant l’autre, l’autre se refusant, l’un désirant voir l’autre, l’autre se
retirant. Blanchot les confronte pour les voir se résister. Les pronoms parfois littéralement accolés
resserrent les rapports par un effet de trop forte proximité. C’est sans doute une façon pour Blanchot
de rendre soudain les figures très proches l’une de l’autre, mais tenues résolument écartées. Voici
un passage du Très-Haut où la séparation se lit efficacement après les contacts les plus ténus entre
le pronom sujet et le pronom complément. Suite au rapprochement, le rejet :

10 Le Très haut, op. cit., p. 95 et 96.


Je la tenais un peu écartée ; je la fixais ; j’aurais voulu apercevoir… je ne sais quoi, peut-être son
visage, alors que je ne rencontrais que son sourire aimable. « Regardez-moi donc ! » Je dus la serrer
plus fortement, j’eus un mouvement de rage […] d’un seul mouvement elle se dégagea10.
22Voir le visage de l’autre, son intimité, sa nudité, est un désir fou quand on sait qu’il est
précisément ce qui ne peut se voir face à face. Une telle mise en regard appartient au mouvement de
la fiction parce qu’elle suscite une fureur extrême, et fait naître l’espoir insensé qu’il est possible
d’accéder à l’intimité de l’autre ; tel est ce qui entraîne la figure vers l’autre, avant de la conduire au
constat irréductible de sa mise à distance. La fiction résiste encore grâce à la répétition de ces élans
contrariés où la tension est ranimée par l’instantanéité de deux mouvements contraires : l’alliance
fictionnelle en est le résultat, autrement dit l’impossible fusion et le maintien des deux termes.

Duel
23Les élans amoureux conduisent à des scènes d’une rare violence comme si le rapport de deux
corps nécessitait d’en rester à son caractère premier que serait la dualité. S’ils s’effleurent, aussitôt
les corps s’entrechoquent, se heurtent et se repoussent. Les figures se lancent les unes sur les autres,
puis se rejettent. Les corps s’affrontent, se livrent une lutte effrénée sans que jamais ne leur soit
offerte une quelconque tendresse. Jamais le rapport ne sera empli de calme. Il renoue avec le chaos
primitif un lien de parenté qui lui fait approcher l’origine, l’invite à la goûter sans jamais assumer
un tel délice. Le retour de cette scène, dans différents textes, chaque fois plus ou moins semblable,
prend des tours obsessionnels. Tout se passe comme si elle avait besoin de revenir, de se redire,
comme si elle n’arrivait pas à se fixer, à se dire vraiment. L’obsession relève davantage de la
retranscription que du rapport charnel lui-même.

24La trop grande proximité est rompue, le charme de l’étreinte s’évanouit tandis que les corps se
débattent. L’agressivité se transforme en agression et en définitive le rapport ressemble presque à
un viol. Fréquemment, les scènes invitent au rapprochement parce que le rapport prononce, en
même temps qu’il s’impose, un impassible contentement et la tentation de ne pas avoir lieu :

11 Ibid., p. 195.
Je la forçai à se lever, la jetai sur le lit. Ses gros souliers d’homme butèrent contre le cadre de bois
et me tombèrent lourdement sur les jambes. Elle ne résista pas, à proprement parler. Je lui arrachai
cette robe. Son corps robuste, aux muscles virils, accepta la lutte, nous nous battîmes, mais cette
lutte, barbare et comme indifférente à son enjeu, semblait la prise à partie de deux êtres qui ignorent
ce qu’ils veulent et se mesurent parce qu’il le faut11.
25La brutalité de ce passage qu’on trouve dans Le Très-Haut n’a pas un caractère exceptionnel, elle
passe pour l’une des priorités du rapport. Les liens amoureux ne sont jamais que des duels et le
duel, figure exemplaire du deux, devient une figure minimale pour la fiction. Les ébats s’organisent
comme pour effectuer un défi. L’effet de rivalité est accentué par l’allure assez masculine de la
jeune femme qui s’aventure dans la lutte un peu malgré elle, excédée par la demande de l’autre.
Mise à l’épreuve, elle répond à son partenaire et ne résiste pas au désir de se donner à lui. Le
combat aura donc lieu mais rien de plus : ainsi s’expliquent les corps-à-corps.

26Les figures en se rencontrant sont toutes entraînées dans de telles expériences. L’Arrêt de mort et
L’Attente l’oubli en portent de nombreux exemples. Jamais la figure féminine blanchotienne ne
s’abandonne d’elle-même, et le désir la conduit, malgré ses airs de séduction, à tenir son corps hors
de l’étreinte. L’élan vers l’autre a quelque chose de sauvage chez Blanchot mais aussi chez bien
d’autres écrivains. Il répond par exemple à la « femme armée » de Jacques Dupin, à la « femme
égorgée » d’Alberto Giacometti, et à toutes celles qui connaissent cette expérience limite,
extrêmement violente autant que génératrice. Le souci n’est certainement pas d’ordre
psychologique, il contribue seulement à l’analyse du rapport, à le nourrir de situations conflictuelles
pour le renforcer. Chose singulière mais commune, se mesurant à l’autre, la figure s’identifie puis
inévitablement constate la différence.

12 L’Ecriture du désastre, Gallimard, Paris, 1991, p. 36.


13 Emmanuel Levinas, « Transcendance et hauteur », Cahier de l’Herne, p. 57.
14 Le Très-Haut, op. cit., p. 224.
15 Ibid., p. 243.
27Le même phénomène d’influence se produit souvent et celui qui en prend acte ne fait en
définitive que le rejouer. La reconnaissance de l’autre peut entraîner un aveu bien trop fort qui ne
saurait en rester là. Telle est la raison de la scène très particulière et sans comparaison avec
d’autres : la fin du Très-Haut. La reconnaissance improbable conduit à la nécessaire perte, l’autre
est tenu pour méconnaissable afin de le maintenir en place. D’où la scène fatale : assurer à l’autre
qu’on le voit tel qu’il est, c’est aussi conserver sa particularité. Il en devient la figure de l’Autre par
excellence, la figure du « Très-Haut » enfin mise à découvert. Blanchot en donne une équivalence
dans L’Écriture du désastre : « Dans le rapport de moi à Autrui, Autrui est ce que je ne puis
atteindre, le Séparé, le Très-Haut12. » Cette figure ne convoque aucune transcendance, ou « hauteur
» selon le terme de Levinas, cependant la référence s’impose car « la mise en question du Même par
l’Autre est une sommation de répondre13 ». La scène finale du Très-Haut est l’enjeu de cette
sommation. Le texte montre comment l’aveu s’ensuit d’une impossible préservation des deux êtres
en présence, la femme suit la logique du conflit et le conduit à son terme, elle « élimine » celui que
peu de temps avant elle a reconnu comme l’Autre : « Je sais que tu es l’Unique, le Suprême. Qui
pourrait rester debout devant toi14 ? » Une scène bien étrange où la jeune femme succombe à
l’entrevue et où se dissipent les limites qui les retenaient loin l’un de l’autre. Mais en même temps
qu’elle accède à un trop grand savoir sur lui et ainsi le possède, l’ayant reconnu pour
essentiellement autre, elle s’en éloigne radicalement. Elle passe aux aveux puis prend un revolver et
littéralement, le visant, lui tire dessus, après lui avoir expliqué la raison de son acte. Elle en sait plus
sur lui que ce qu’il faudrait et en conclut qu’elle doit l’éliminer. L’un des deux est en trop. «
Personne ne sait qui vous êtes, mais moi qui le sais, je vais vous perdre15. » La pulsion agressive,
ici meurtrière, rappelle un comportement de type psychanalytique. L’acte se comprend très bien
dans la mesure où la jeune femme se sépare au plus vite et définitivement de celui qu’elle vient de
reconnaître comme son semblable, son double qui lui ressemble et dont la présence ne vaut que par
la sienne à elle. Le coup de revolver s’avère fructueux, Jacques Lacan parle dans un tel cas de «
moment fécond du crime », qui se traduit ici par une double libération. Celle de l’homme, la figure-
victime, incapable jusque-là de proférer une parole, projeté après la détonation contre une cloison ;
ainsi déplacé il retrouve sa voix et se met à parler, proférant en un ultime défi la dernière phrase du
livre : « Maintenant, c’est maintenant que je parle. » Celle de la femme-meurtrière qui entend enfin
celui dont elle ne supportait plus le silence : « Est-ce que je parle à une pierre ? Peut-être allez-vous
me duper jusqu’à la fin ? » Très certainement la feinte, annoncée par la jeune femme avant son
geste, se réalise pleinement et résonne en la dernière phrase du narrateur – la parole fait suite à la
détonation. L’effet de fiction se réalise, laissant les figures intactes en assurant leur pleine
invention.

Le proche et le lointain
28Le rapport entretient un paradoxe qui contribue au statut fictionnel par le renversement du proche
et du lointain. À se rapprocher, les figures se trouvent dans le même temps de plus en plus
lointaines. La proximité, s’imposant comme impossible dépassement, rend compte d’un écart et
laisse briller la différence. Quand les visages se font face, ils mettent en évidence la distance qui les
sépare. Les rencontres arrivent souvent par hasard et la plupart du temps sont dues à des effets de
proximité. Quoi de plus naturel que de faire connaissance lorsqu’on habite à côté ? En outre, dans le
récit blanchotien, il arrive que par mégarde l’un se trompe de porte, ou qu’un autre entre
instinctivement là où se dirigent ses pas, comme cela se produit de façon répétée dans L’Arrêt de
mort :

16 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 59 et 69.


Un soir que je rentrais, ayant beaucoup travaillé et la tête vide, je me trompai de porte et me trouvai
chez elle.
Je lui demandai un jour : « Pourquoi avez-vous eu cette idée de venir ? » […] Elle me répondit, et je
crois cette réponse vraie : « J’ai oublié.16 »
29Blanchot rappelle en ce point le texte d’André Breton, Nadja, la jeune femme y est
irrésistiblement attirée vers des inconnus, sans raison apparente, se laissant diriger par son désir et
s’apparentant à quelque figure aimantée : l’équivoque du terme permet tout à la fois de jouer
l’aimant comme sujet et comme objet d’attraction. Tout comme Nadja sillonne la cité, s’insinuant
auprès des autres, ainsi se dispersent les différentes femmes de L’Arrêt de mort, celles de la
deuxième partie appelées à des rapprochements inattendus. Le rapport de L’Arrêt de mort avec
Nadja est plus pertinent qu’il n’y paraît. Quand l’analyse de Michael Holland montre à quel point
Nadja « rend incertain » L’Arrêt de mort par le jeu d’intertextualité, il indique que les débordements
ne sont pas à lire autrement que comme des « pièges » textuels :

17 Michael Holland, « Rencontre piégée : “Nadja” dans L’Arrêt de mort », Violence, Théorie,
Surréalis (...)
Il est toujours suspect de rencontrer, dans un texte, la présence ou même la trace d’un autre texte :
suspect, étrange et inquiétant. C’est que l’intertextualité est un piège17.
30Le voisinage d’un texte à l’autre en dit davantage si on lui accorde, avec Blanchot, une place
singulière : ce qui est à proximité attire malgré soi. La dynamique de la fiction est entretenue par
des jeux d’apparence trompeurs, par la feinte que les effets dévoilent. Dans le passage de L’Arrêt de
mort, le narrateur entre chez sa voisine qu’il ne connaît pas ou peu, ils n’avaient auparavant échangé
que quelques mots, d’un balcon à l’autre. Ce premier abord aura suffi à mettre en place un élément
de rapprochement, sans que rien ne paraisse changé. Rien ne se passe tant que l’homme n’est pas
entré dans la chambre de la femme, tant qu’il ne l’a pas vue offerte à l’espace intime qui est le sien.
Soudain accordée, aussi bien que désaccordée avec le lieu qu’elle habite, avec elle-même, la femme
vue expose celui qui la regarde à une vision troublante dont l’un comme l’autre ne sortiront pas
indemnes. Rien ne permet de dire que ce qui se passe dans la chambre est vraiment arrivé, au
contraire tout indique dans le texte que l’événement est vécu comme dans un rêve. L’espace est
flottant, la figure s’y insère sans y prendre pied, en une immobilité qui la donne pour défaillante.
L’homme n’aurait pas dû entrer dans la chambre, il assiste au plus près d’elle à son étrangeté.

31De la même façon, les autres textes témoignent d’une fulgurance propre au mouvement de
fiction, puisque la part de prodige indique la promesse d’une illusion. Au moment voulu retrouve la
même tension s’accroissant au fil des pages, rapprochant irrémédiablement le narrateur de Claudia.
L’intimité grandit, se noue malgré l’interdit et la clandestinité, aux dépens de Judith peu à peu
délaissée. Ils s’approchent l’un de l’autre et l’entreprise de séduction les réduit à n’être plus que les
jouets de l’attraction, pour bientôt les laisser retomber sur un violent rejet. Être chez l’autre, soit,
avec lui, certes, mais lui demeurer étranger : voilà ce qui s’engage dès les premières lignes du récit,
lorsque le narrateur s’introduit dans l’appartement où logent les deux femmes, appartement qu’il
connaît pour l’avoir vraisemblablement habité dans le passé avec l’une d’elles. Son retour ne
produit aucune intimité, ni avec le lieu, ni avec les femmes qu’il y trouve. Arrivant à présent au plus
proche d’elles, l’éloignement devient radical et ne pourra plus se réduire. L’exemplarité de Au
moment voulu ne s’arrête pas sur les figures comme êtres de désir, elle tient à la reprise du proche
et du lointain. Tout au long du récit se joue l’équivoque de l’intimité. Enfermées toutes trois en un
même lieu, l’univers clos de l’appartement les rapproche autant qu’il les éloigne : elles n’auront
jamais été aussi lointaines les unes des autres, chacune échappant alors à l’autre.

18 Au moment voulu, op. cit., p. 137.


19 Ibid., p. 136.
20 Thomas l’Obscur, nouvelle version, op. cit., p. 57.
32L’atmosphère des récits n’est jamais pleinement étouffante malgré la proximité et l’extrémité des
propos soutenus : la lecture se prend au jeu de l’ambiguïté fictionnelle. Au moment voulu est le
récit qui incarne le plus parfaitement la logique du proche et du lointain. Il a pour principal objet de
relier et de disjoindre : tout se passe comme si les figures les plus proches étaient conduites à
s’éloigner malgré elles, tandis que les figures étrangères seraient soumises à l’attraction. Le plus
étrange, c’est la place qu’occupe la figure pivot que représente Judith : si c’est elle qui est à
l’initiative de chacune des liaisons, c’est elle qui effectue l’irrémédiable coupure, c’est encore elle
qui sera peut-être la plus proche. S’éloignant des deux autres par une séparation radicale puisque
mortelle, elle maintient le narrateur et Claudia à l’écart l’un de l’autre par un cri proféré au moment
même de sa disparition : « Je ne sais qui vous êtes18. » La présence illégitime de Judith, lointaine à
l’extrême, trouble le narrateur de façon telle qu’elle destitue la présence vive de Claudia tout
comme le lien qui s’est tissé entre eux, pour revenir au point de départ : « Oui, elle revint peu après
et je ne la connaissais pas19. » Claudia redevient pour le narrateur l’étrangère première. Infiniment
lointaine, Judith est infiniment proche, non seulement plus qu’une autre mais d’une proximité qui
en interdit tout autre. De la logique du proche et du lointain découle ce paradoxe : « La seule
possibilité que j’aurais de diminuer la distance qui nous sépare serait de m’éloigner infiniment20. »
Cruel mais irréprochable. La présence de Judith « purement nocturne » est incomparable, seule son
absence réelle la lui accorde. Jouant sur les modalités du proche et du lointain, la fiction se mesure à
sa capacité d’illusion : elle s’effectue en une absence qui prédit une tout autre présence, un
apparaître figurai extrêmement réduit, où la figure apparaissant n’est plus que l’absence d’elle-
même.

33Faut-il croire que les figures blanchotiennes soient par avance isolées si la solitude advient par la
confrontation ? Elles sont appelées à la rencontre par un désir d’instants partagés et de pensées
communes, mais le texte les laisse nécessairement manqués. Il n’y a pas d’accès à l’autre. L’accueil
ne se résout pas : faire venir l’autre près de soi, c’est instaurer l’instant de rencontre comme
l’instant interdit qui ne peut se produire. Les uns et les autres se font résistance.

21 Le Pas au-delà, op. cit., p. 13.


22 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 79.
34La fiction est relancée par un effet de transparence qui laisse voir l’autre sans possibilité de
l’atteindre ou de l’étreindre. À la transparence correspond une étrange opacité : « Transparence en
tant que telle opaque » dit Le Pas au-delà21. La transparence instaure la contradiction. Si la vitre
laisse passer le regard, son épaisseur fait office de coupure et elle a beau être le lieu de la traversée,
elle interdit le contact. À travers la vitre, le rapport n’est autre qu’indirect. On sait combien
Blanchot est attaché aux surfaces de miroitement que l’on retrouve dans la plupart de ses textes. Le
détour devient dans l’écriture fictionnelle l’un des principes fondateurs de l’effet de fiction : elle
avance de biais, indirectement en sa direction qu’elle tient secrète. C’est ce qu’il faut entendre sous
l’expression blanchotienne du « pas de l’écrevisse », le fameux pas de côté. Le rapport des figures
est faussé parce qu’il s’interpose comme une vitre, ce qui se donne textuellement dans L’Arrêt de
mort pour le « phénomène de la vitre ». Ultime obstacle, la vitre me retire ce vers quoi je tends et
que je veux toucher : « Si je rencontrais une personne qui me plaisait, tout ce qui m’arrivait avec
elle d’agréable était sous verre22. » On ne peut manquer de noter le lien entre la sensation éprouvée
et l’évocation du sous-verre qui désigne le désir en le donnant pour insatisfait mais en le considérant
aussi comme sa logique interne. Ce n’est pas l’insatisfaction qu’on retiendra donc ici mais au
contraire l’indice de suggestion.

23 Victor Segalen, « Des lointains », Stèles, Gallimard, Paris, 1973, p. 63.


35Constante de l’écriture blanchotienne, le détour est fondamental pour apprécier la pratique de
fiction : il en est le noyau dur, incassable. Et c’est pourquoi la vitre devient un élément constitutif de
l’effet fictionnel. Elle montre mais rend insaisissable la réalité qu’elle dérobe, l’offrant au regard
tout en la réservant au-delà. Ce qui se trouve de l’autre côté relève de l’effet mais concerne au plus
haut point l’autre versant. Le rapport à l’autre s’effectue comme derrière une vitre, sous du verre,
avec tout ce qu’il a de cassant. Conciliant proximité et éloignement, celui qui se tient derrière la
vitre assure la séduction en tant que pôle d’attraction, et manifeste l’oblique. Le « phénomène de la
vitre », lié à la problématique de la vision, agit comme coupure entre le sujet regardant et l’objet
regardé. La vision fait écran : les textes de Blanchot accordent une grande importance à
l’expérience visuelle, aux jeux de regards, insistant sur une posture difficile à tenir : voir l’autre. En
vain, les figures se regardent, jamais elles ne se voient telles qu’elles sont, à moins que la vision se
réalise en oblique. Le regard, dans le face à face, est marqué d’un interdit, ce que Victor Segalen
aurait plaisir à dire ainsi : « Nos yeux se sont manqués23. » De même chez Blanchot, les yeux se
manquent et les regards se perdent. La référence à Segalen va plus loin dans la mesure où le poète
prédit l’égarement qui touche la perception visuelle. Il trace alors la déroute des amants et reconnaît
l’illusion de ladite relation.

24 Ibid., « Visage dans les yeux », Stèles, op. cit., p. 75.


Puisant je ne sais quoi ; au fond de ses yeux jetant le
panier tressé de mon désir, je n’ai pas obtenu le
jappement de l’eau pure et profonde24.
36Dans « Visage dans les yeux », Segalen évoque un regard fuyant qui ne sait pas très bien ce qui
l’attend. Les regards sont à la croisée de chemins, chacun suivant le sien. Il n’y aura pas d’entente,
elle est brisée dès qu’elle s’installe au creux des regards. L’un et l’autre ne se verront pas, se
perdant par l’échange de leurs yeux, défaillants sous leur pression réciproque. Toujours dans les
Stèles, dans « Mon amante a les vertus de l’eau », le regard qui se perd est tout entier à l’écoute du
titre du poème, l’eau laisse sombrer l’amante mais la retient loin des regards avides ; élément
premier de la séduction, elle présente l’amante tout en la retenant au loin. Les regards se cherchent
sans se trouver car les yeux font défaut. Il ne peut y avoir qu’une simple entre-vue, mais la fiction
se satisfait et se nourrit de cet espace d’entre-deux qui, par le biais des illusions, par le passage à
l’oblique, propose l’ouverture des possibles.

Le rapport contre la solitude


37Les figures sont tenues à la nécessité d’un rapport. Elles sont liées les unes aux autres tout
comme elles le sont à leur propre monde. Depuis Thomas l’Obscur, les textes accordent une grande
importance à de multiples éléments naturels, toujours pour les coupler avec l’idée de mise en
relation : Thomas se rapporte à Anne comme à la mer ou à la nuit. Dans L’Arrêt de mort, la vie, la
mort sont de l’ordre de l’élémentaire : J. a un besoin vital du narrateur qui sera le signe de sa mort
comme il l’a été de sa vie. Sur le point de mourir, la jeune femme trouve la force de le désigner du
doigt car en lui, devant elle, elle voit apparaître la mort. Sous l’apparence d’une parole incohérente
pour l’infirmière à qui elle s’adresse, elle déclare qu’elle est liée à cet homme et qu’elle le restera,
au-delà d’elle se donnant à lui. Emportant ce secret avec elle, elle demeure avec lui d’une intimité
féconde qui se charge de répondre à sa solitude. Ainsi se résume le paradoxe : la solitude occupe le
fond du rapport, se l’approprie pour s’assurer d’elle-même, s’en fortifie et en devient l’inséparable
complice.

25 André Breton, Nadja, Gallimard, Paris, 1988, p. 647.


38Les textes de Blanchot sont tous orientés vers ce nœud indénouable, y fixant l’enjeu de la fiction.
La solitude est intenable. À se trouver seule, la figure se peuple d’êtres, l’absence s’investit d’une
part de présence et entame une nouvelle et nécessaire relation. Dans la fiction blanchotienne, le
rapport réfléchit la solitude, figurant l’un et l’autre ensemble. André Breton dirait : « Qui suis-
je/Qui je hante25 ? », Thomas l’Obscur le prononce autrement :

26 Thomas l’obscur, op. cit., p. 29-30.


Sa solitude était complète. Et cependant, autant il était sûr qu’il n’y avait personne dans la chambre
et même dans le monde, autant il était sûr que quelqu’un était là, qui habitait son sommeil,
l’approchait intimement, qui était autour de lui et en lui26.
27 Ibid., p. 31.
28 L’Espace littéraire, op. cit., p. 24.
39On ne reste pas seul. La solitude va de pair avec le retrait d’une absence, retirée parce qu’aussitôt
comblée. Il y a toujours quelqu’un qui veille, quelque chose est là pour solliciter une altérité
indéfinie, distincte de soi tout en en faisant partie. Le rapport est interne à l’être, il l’use jusqu’à le
différencier et à lui faire porter l’épreuve de sa différence. Cela est mis en évidence dès Thomas
l’Obscur et sous-tend chacun des textes par la suite. N’est-ce pas ce qui arrive à Thomas
désespérément seul ? Il est convoqué de l’intérieur par une puissance désirante qui l’invite à s’offrir
lui-même comme rapport. Seul, il se fait autre, se prend pour autre et au rythme du texte la fiction
présente efficacement cet autre, séparé de soi. Le texte fictionnel infirme la solitude, sans que lui
soit permis autre chose que sa nouvelle confirmation. La résolution de cette question est
improbable, le rapport est intraitable, sauf à le lire de façon oblique : l’absolument absent est appelé
à faire acte de présence. « Une sorte de Thomas sortit de son corps27. » Thomas se dédouble, c’est
à croire qu’ils sont deux. Quelqu’un, apparemment qui lui ressemble, sort de lui pour prendre une
place que n’occupe personne, palliant le manque et lui servant de remplaçant. On reconnaît le
symptôme schizophrénique de dissociation de la vie psychique. Plus encore que le caractère d’une
folie reconnue et restituée, il s’agit de montrer combien l’être seul a besoin de combler l’espace
vide qui s’offre à lui. Pour parler avec Martin Heidegger, l’être se pro-jette au-devant de lui.
S’ensuit une double question : pourquoi passer par le rapport pour dire la solitude de la figure ?
Comment affirmer la solitude quand on pose le rapport comme incontournable ? Il est clair qu’il
résiste à la manœuvre qui tenterait de s’en débarrasser, jusqu’à celle qui ose l’ultime possibilité, ne
garder qu’un seul des deux éléments. Cette fois encore, il faut compter avec la solitude (la plus
profonde) qui prend corps et se dessine comme rapport. Point d’aboutissement, la figure qui
s’inscrit est l’effet exemplaire du rapport. Les deux figures n’en sont qu’une mais paraissent à deux
et chaque terme s’invente à partir de l’autre. « Quand je suis seul, je ne suis pas seul, mais, dans ce
présent, je reviens déjà à moi sous la forme de Quelqu’un28. » Déclarée dans L’Espace littéraire,
cette évocation est latente pour chacune des relations qui s’établit entre les figures blanchotiennes,
toutes soumises d’une façon ou d’une autre à cette question et livrées à la plus grande des solitudes.
Il faudrait sans doute la conserver en arrière-pensée lorsqu’on aborde un texte de Blanchot, elle les
éclaire tous sans en réduire aucun.

40Il est vrai que les figures sont le plus souvent en face à face. Rares sont celles qui affrontent
directement la solitude, on en arrive pourtant inéluctablement à elle, pas ultime de la réduction, et
par extension à la nécessaire folie. L’être est là, divisé. Si Jacques Lacan pose l’unité du moi pour «
imaginaire », à savoir illusoire et essentiellement visuelle, la folie guette le sujet dès qu’il souhaite
se reconstituer comme unité ou en savoir plus sur sa face cachée. L’extrême solitude le guide en
cette direction. Thomas reste l’obscur, la voix de La Folie du jour une voix de délire, Henri Sorge
dans Le Très-Haut un pur souci, le narrateur de Au moment voulu entre les deux femmes, J. dans
L’Arrêt de mort continue à « s’éparpiller comme du sable » : tous sont profondément seuls, soumis
à des crises qui les entraînent à des états seconds, tous reculent devant la solitude, s’avançant vers
un autre improbable sinon déjà là.

41N’est-ce pas déraison que d’être avec un autre quand on n’est plus avec soi ? Dans La Folie du
jour la figure, la voix peut-être, apparaît absolument seule. On assiste au double enfermement de la
voix, seule parce que se coupant du monde, prisonnière de sa solitude, prenant l’air neutre d’une
parole intérieure. Elle s’adresse à des auditeurs fictifs qu’elle prend à partie, elle ne parle à personne
d’autre qu’à elle-même. La figure de La Folie du jour endosse le caractère propre de la
schizophrénie (rien ne nous dit qu’elle l’est et assurément elle ne l’est pas) qui allie repli sur soi et
dédoublement, telle est la conséquence légitime de sa trop grande solitude, telle est son
insouciance : elle en invente une autre à qui se rapporter, elle a besoin de l’autre pour s’exposer.

29 Thomas l’obscur, op. cit., p. 55.


42Certains textes se plaisent à donner le rapport comme pur dédoublement d’une seule et même
figure. Dans Thomas l’Obscur, Thomas est seul, se dédoublant, se rencontrant lui-même ici ou là, à
chaque pas. Dans Celui qui ne m’accompagnait pas, le narrateur est lui aussi seul, celui qui se
trouve avec lui ou celui qu’il croit voir quelque part n’est en réalité nulle part, n’est qu’une figure
éveillée de sa solitude. Le rapport blanchotien n’exclut pas la solitude, il la convoque. La plus
simple unité est à comprendre comme double et parallèlement il n’est plus possible d’envisager
d’union d’une quelconque façon quand le rapport a ainsi force de loi. Il faudrait une zone de
radicale absence pour y accéder, désir intérieur à l’écrire blanchotien explicité dans Thomas
l’Obscur : « L’espoir de participer à un cataclysme général où, en même temps que les êtres,
seraient détruites les distances qui séparent les êtres29. » La fiction rend impossible le pur néant
parce qu’elle est un mouvement continu d’invention : une résistance où l’apparaître figurai se
constitue comme nécessité face à l’abstraction.

L’entretien
43Quand les voix s’entretiennent, il n’en ressort nulle entente, au double sens du terme. Cela ne
marque pas l’échec de l’entretien, au contraire, cela alimente sa bonne conduite. Elles se parlent
mais ne s’entendent pas, la règle de l’entretien les maintient à distance. Là où serait l’entente serait
sans doute l’union des voix, voire leur authentique fusion, or l’entretien est sous la loi première du
malentendu, avec ce qu’il contient d’ambigu.

Des voix ensemble


44L’entretien, en tant que rapport des voix, entraîne de multiples réflexions. Les textes se
constituent comme une superposition de voix qui se mettent en relation les unes avec les autres, les
figures se parlent, les voix se croisent mais l’important consiste moins en ce qu’elles se disent qu’en
leur interférence. Le langage avant de signifier signifie pour quelqu’un, dirait Jacques Lacan, mais
alors pourquoi ne parviennent-elles pas à faire signe, pourquoi l’entretien paraît-il douloureux,
pourquoi instaure-t-il un véritable dialogue de sourds ? Dans le texte blanchotien, rien n’est jamais
signifié puisque signifié pour personne, ce qui suggère que les paroles y sont toutes insignifiantes.

45L’échange dit la distance dans un battement signifiant qui vibre au rythme de l’alternance.
L’entrelacs des voix permet de manifester l’ampleur du retrait. Chacune doute de sa propre parole et
de celle de l’autre. L’incertitude marque l’ébranlement du texte. Cela ne revient pas seulement à
exprimer l’équivoque mais à considérer les voix selon le ton de l’échange. Leur lien est la
reconnaissance de leur différence. L’entretien permet l’incise ou le détachement mais il est la forme
de la division comme pensée déchirante et, en tant que tel, se rend indispensable à l’invention de la
fiction.

La voix – essentiellement seule


46Placée au cœur de l’entretien, la voix révèle ce qu’elle porte en solitaire. Elle est condamnée
(quoique rarement autorisée) à parler, cruellement seule : accompagnée, elle n’en demeure pas
moins seule, la blessure sera d’autant plus vive qu’elle se sera risquée plus violemment dans les
détours de l’entretien. Grâce à la diversité de ses textes, diversité somme toute trompeuse du fait
d’une convergence commune, Maurice Blanchot mise sur plusieurs tableaux : à La Folie du jour,
explosion d’une voix, s’ajoute L’Attente l’oubli, texte de l’entretien par excellence, qui n’est qu’un
même entretien de deux voix qui se parlent – ne se parlant pas encore. Les deux textes offrent le
parcours d’une voix qui s’aventure en se dédoublant, chacun la renvoyant à sa solitude, même si
L’Attente l’oubli ose la solitude en passant explicitement par le rapport à l’autre, même si La Folie
du jour ose en une seule voix la figure du rapport. Car dans ce dernier cas le dédoublement de la
voix est une mise à distance de l’autre qui est en elle.

47Le dialogue blanchotien simule l’entretien tout en conservant la stérilité de l’union. Dans
L’Attente l’oubli les voix sont en rapport sans que se nouent de véritables liaisons, ce qui mine par
avance le lien qui les unit. Se parler ne signifie ni s’entendre ni se comprendre et si l’on admet
l’incompréhension mutuelle, on en arrive à douter de l’efficace des propos. Le doute se répercute
jusqu’à la réalité de l’entretien : les voix se parlent-elles ? N’est-ce qu’un désir renouvelé qui
s’expose ? Le soupçon se perpétue jusqu’à la réalité de ces voix laissées en effacement, inaudibles
et recouvertes les unes par les autres. Elles ne sont pas localisables et se perdent à se lancer ainsi à
une poursuite sans fin. Seule l’illusion fictionnelle admet la qualité d’une voix qui se disperse elle-
même parce qu’elle ne s’établit en aucune autre stabilité.

La voix comme rapport


48Si l’essentiel consiste à mettre les voix en relation, la priorité n’est pas accordée aux conditions
du discours. Rien n’instaure l’interlocution, tout se plaît au contraire à la contredire. Il s’agit de
faire fonctionner le système de relation par le discours, mais ce système seulement. Le discours
n’aura alors aucun impact sinon celui d’un effet autrement plus percutant en ce qui concerne la
fiction. Un acte de langage paraît s’imposer mais ne peut agir sur l’autre, ne semble même pas
l’atteindre. À l’évidence, le texte ne suscite aucune communication, il est tourné vers le dire et le
désir du dire. Pourtant, au sein du désœuvrement qui touche le dialogue, persiste une attente : « Fais
en sorte que je puisse te parler. » Plusieurs fois répétée, cette injonction devient le lieu central de
L’Attente l’oubli : le désir inassouvi de voix qui se cherchent et n’ont qu’un seul et même objet,
celui de se parler. Pressentant un manque entre elles, elles se font part de leur inquiétude : les
paroles sont l’expression d’un désir commun. La sollicitation a lieu, elle n’éveille nulle réponse.
Elle sera cependant leur unique souci, leur seule chance de se maintenir en place et face à face.
Elles ne pourront satisfaire l’accord de la parole, leurs propos se recoupent, les questions se
croisent, chacune exclut l’autre de son dire : le dialogue est en péril dans la mesure où chaque voix
est radicalement séparée de l’autre et se heurte à son propre écart. En effet, le rapport des voix, plus
encore que le cas de la figure, indique la solitude au cœur de la pluralité. Il simule, par la présence
de deux voix, l’irréparable séparation de soi à soi. Il manifeste une traversée de la voix qui en
souligne la distance infinie, toute intérieure. Les voix parviennent à une puissance d’illusion sans
pareille, précisément parce qu’elles sont en réduction de la figure et contribuent à son éparpillement
: la fiction donne toujours déjà plusieurs voix qui, serrées au plus près, voire étouffées, ne se
confondent pas.

49La stabilité de l’entretien se redouble avec le mouvement qui assure sa constance. Les voix,
préoccupées l’une de l’autre, mènent un jeu d’approche où chacune se dépouille, se met à nu devant
l’autre, se fait entendre de l’autre avec la plus grande familiarité – avec l’idée de se faire
reconnaître. À chaque parole, loin de s’offrir pleinement, le tâtonnement les renvoie à une
incertitude plus grande, et elles se dissimulent davantage, restant étonnées les unes des autres.
L’entretien se nourrit de cette incursion qui cède le pas à une inquiétude croissante. L’interpellation
conduit l’entretien et la jouissance du questionnement engage un rapport direct aussitôt mis en
doute. Comment le rapport pourrait-il assurer une liaison directe ? L’adresse à l’autre instaure le pur
rapport de la différence. La voix qui questionne s’écarte de l’autre, exprimant le pressentiment de
l’inconnu. Il faut voir en cette perspective, où l’inconnu est un arrachement à soi, l’entame de la
relation à deux. Répétant leur profonde division, les voix font retentir le désir de se retourner vers
l’autre, sont à l’écoute de l’autre pour s’y retrouver. Elles se côtoient et réclament sinon la
réalisation de leur désir, du moins sa bonne conduite, c’est-à-dire son renouvellement.

50Comment se déroule l’entretien ? La voix s’essaie, à chaque reprise, comme à des premiers pas, à
de tous premiers balbutiements, exposée à une extrême fragilité, à une longue attente, mais aussi à
une inévitable impatience qui l’encourage à se reprendre et à recommencer. Chacune s’incline
devant l’autre, s’abandonne selon le mode de l’interruption, chacune rompant le cours de l’autre, lui
prenant ou lui laissant la parole. La relation est tranchante, non par la rivalité qui les oppose, mais
parce qu’en s’intercalant, elles cèdent la place à des instants de miroitements où elles se reflètent
l’une en l’autre. Assister à l’expression des voix c’est, en reprenant un titre de Marc-Alain Ouaknin,
« lire aux éclats », car elles y sont toutes de séduction, en un rapport très calme, plus neutre aussi.

30 Le Dernier Homme, op. cit., p. 126-127.


Est-ce de moi que tu t’écartes ? de ces pensées que je n’ai pas, de ces mots qui ne te parviennent pas
? Est-ce que tu veux m’avertir d’un danger ? Est-ce que tu voudrais parler ? […] Qui es-tu ? Tu ne
peux pas être ce que tu es. Mais tu es quelqu’un. Alors, qui ? Je le demande. Je ne le demande
même pas30.
51Cette série de questions, posée dans Le Dernier Homme, est révélatrice de l’attitude avec laquelle
les voix prennent place dans le récit. Les pronoms de première et deuxième personne se donnent en
prolongement l’une de l’autre. La voix ne sait d’elle que ce qu’elle est capable d’en dire et souvent
se limite à quelques questions, toutes sur la relation qui l’associe à l’autre. Les questions se font peu
à peu plus denses et en définitive la voix approche l’autre de très près, suggérant en son
questionnement une forte ressemblance. Mais ce sera la seule conduite possible. Tout est censé y
être dit avec le plus grand calme, avec la plus forte radicalité, et on peut se demander si un tel
entretien n’a de la neutralité que l’apparence ou s’il faut en déduire que la neutralité fait aussi partie
du détour fictionnel.
52L’élan avec lequel la voix s’adresse à l’autre relève de la spontanéité du dire, et de la
manifestation d’un désir. Si certaines répliques sont teintées de douceur, elles ne manquent pas
d’une certaine violence, toutes sont chargées d’une réelle force d’interpellation qui maintient
l’équilibre et soutient l’entretien. Les questions jouent la relation. Les voix seront-elles entendues ?
Qu’importe, il suffit que tour à tour la deuxième s’aventure après la première, et qu’ainsi se profile
un même souffle. Le désir des voix, ce serait donc d’éveiller l’autre et de la tenir en éveil, pour être
enfin ensemble en un seul entretien. Telle est la logique du Pas au-delà, le questionnement équivaut
à une affirmation. Questionner, c’est s’assurer de la présence de l’autre tout autant que de la sienne.

31 Le Pas au-delà, op. cit., p. 97.


« Est-ce vous ? » – « Oui, c’est moi. » – « Vous, en plein jour. » – « Dans le plein jour de
l’obscurité »31.
53L’errance est reconduite. Errer, c’est bien, comme le dit Blanchot, aller hors de la rencontre.
Cependant le désir est plus fort, les voix espèrent et aspirent au plein feu. La lumière n’étant jamais
conquise, elles font face à une obscurité latente qui ne leur est pas extérieure mais qui émane d’elles
et ne s’en sépare pas : elles sont chargées d’ombre, porteuses de la parole qu’elles ont perdue. Elles
sont des voix par défaut. La sphère qui leur est accordée est d’une luminosité sans égale, la
conversation d’une légèreté incomparable. L’Attente l’oubli est le reflet de cette légèreté. Le titre
est explicite, les voix s’attendent, pénètrent l’oubli, jouissent à la fois de l’une et de l’autre sans que
n’advienne autre chose que le désir de s’échanger. Malgré le souci qui les affecte, la légèreté
demeure et les voix restent en suspens.

54Rendue à l’ivresse ou retournant au calme, la force du désir garde un air inquiétant. La passion de
l’entretien révèle un calme qui surprend. La violence est cachée sous l’intensité formelle de la voix,
à entendre ici ou là au détour de l’entretien. Un « oui » n’est jamais l’équivalent d’une simple
affirmation, il est l’entière approbation de la voix pour s’exposer à l’autre et en accepter les risques :
de temps à autre, un « oui » intervient déchirant le calme dû peut-être à une trop grande neutralité, à
un dire qui ne se dit qu’à moitié. Si les voix doivent proférer le oui et le répéter au prix de la
violence qu’il contient, c’est qu’elles croient s’être vues et entendues : c’est un abus de plus de la
fiction, sublime feinte qui ose le prétendre.

55Les voix sont maintenues sous le signe exaltant du désir et, malgré leur tourment, malgré
l’affection qu’elles subissent, et surtout malgré un échange inassouvi, elles restent
imperturbablement « joyeuses ». Comment ne pas s’étonner de la joie inaltérable avec laquelle elles
se font entendre ? Pourquoi sont-elles à ce point accusées d’allégresse ? La gaieté y est parfois à
l’excès, mêlant joie et douleur. Ce qui permet de les laisser à leur joie c’est que, outre l’attente, les
guette aussi l’oubli, seul garant de leur état. Avec naïveté elles croient à l’entente. Elles ne
connaissent ni désespoir ni souffrance. Seront-elles pour autant satisfaites ? Cela est peu probable et
c’est pourquoi elles se maintiennent sous la force désirante qui les a défiées. Elles ne sont ni
rendues à elles-mêmes ni livrées à l’autorité de l’autre, l’oubli les préserve d’une altération
ponctuelle, les plaçant sous une altération plus grande dont elles ne savent rien, même si elles la
devinent parfois, leur expression en est témoin. L’oubli les garde méconnaissables. Jamais
l’entretien ne sombre par delà les pleurs. L’ivresse le gagne irrésistiblement. La violence se reporte
sur les paroles échangées, affirmant un désir qui se répète à l’infini, se répercutant sur l’avènement
des voix jusqu’à leur faire oublier le tourment ou plutôt faisant de ce tourment l’emploi de leur
désir. Sans que rien ne se dise, sans que rien ne se conclue, elles goûtent les orages et les délices de
se retrouver ici et là différentes, se frayant une voie au rythme saccadé de l’attente et de l’oubli.

La division ou le pressentiment d’une confusion


32 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 159.
33 Ibid., p. 145.
56Les voix expérimentent à leur tour le « phénomène de la vitre » mais de telle façon que
l’équivoque est redoublée : se voyant – ne se voyant pas, se reconnaissant – ne se reconnaissant pas.
La perversité de la clarté qui passe à travers la vitre, trop forte en intensité, les contraint à se
retourner, ou l’aveuglement est si vif qu’elles en sont brûlées. Les « yeux bandés » de L’Attente
l’oubli disent la profonde brûlure qui abîme jusqu’à la qualité de la voix. Ici l’illusion est assurée
par la juxtaposition des yeux et des voix. L’ensemble est soumis à un tour d’écrou qui conduit le
texte à son plus grand effet de fiction, les voix se rejoignent jusqu’à s’épuiser en leur regard absent,
brûlant du désir d’y retrouver une part de leur intimité. « Par où passe le chemin ? » – « Par votre
corps32… » Il n’y a pas d’autre chemin, or le corps de la figure disparaît dès l’apparition de la voix.
L’oubli de la figure entraîne l’aveuglement. Parce que la voix est détachée du visible, le rapport est
perverti. Elle avance en deçà et au-delà du regard proprement dit et hors de tout rapport au dire,
parce que situé entre l’un et l’autre. « Regard incliné vers ce qui se détourne de tout visible et de
tout invisible33. » Le détournement se prononce comme désir de fiction, convoitant l’instant où les
limites sont censées se briser.

34 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 94.


57Le face à face des voix est une posture qui en dit long sur la pratique ficionnelle. Si le rapport
entre le « je » et le « tu » reste indivisible, l’ambiguïté du « nous » occupe dans le texte la place
d’une illusion : « Là où nous sommes, tout se dissimule, n’est-ce pas34 ? » Avec le « nous »
s’énonce l’addition de plusieurs voix, de deux au moins, or elles semblent appelées à se soustraire.
Plus encore que la fusion, donnée en suspens, elles se risquent, rarement il est vrai, à l’emploi de ce
pronom qui les enveloppe et les fait disparaître en lui. « Nous » implique un retranchement. Son
apparition, au-delà de la confusion, révèle une méprise : chaque voix y est mise en péril sous la
coupe de l’autre. Celui qui ne m’accompagnait pas est celui qui fait corps avec moi mais qui ne me
rejoint qu’au prix de notre séparation et de notre mutuelle disparition. Les voix se parlent, s’attirent,
se repoussent l’une l’autre, engageant leur présence vers un « nous » déliquescent. Le texte est le
récit de deux voix qui « s’abordent », s’attirant irrésistiblement, sacrifiées à l’avènement d’une
rencontre qui n’a pas lieu parce qu’elle n’a pas de lieu pour être. Elles se perdent chacune sous la
parole de l’autre dans la mesure où il ne s’agit que d’une seule et même voix qui se dédouble et
livre sa division intime. Deux voix apparaissent, on ne saurait les réduire davantage sans fausser
directement la lecture.
58Sans accepter une lecture psychanalytique qui les renverrait à un sujet clivé, scindé par quelque
attitude schizophrénique, on ne peut cependant passer outre l’accent mis sur la division, sur les
effets de miroirs qui en assurent la lecture. Au fond, cela pose à nouveau l’origine des voix,
l’impossible communion. L’impossible « nous » s’impose pourtant, assurant une retenue en la
pluralité de la voix. Le pas au-delà de la fiction assume la figure en la dispersant par l’évanescence
de voix qui portent un trouble plus grand sur la réalité de leur présence. Elles répètent qu’elles ne
sont là ni les unes ni les autres, ce qui nous pousse à croire qu’elles se passent de toute présence, au
moment où elles se réaffirment. Exposées à l’irréalité de la conversation, elles renouent
systématiquement avec ce paradoxe dont il faut comprendre qu’il est constitutif du principe de
fiction. Que ce soit par une question ou par une affirmation, certaines voix sont confondues,
réduites à l’uniformité d’une seule et révélées en leur inconsistance. Le texte redouble la mise en
doute, on la trouve respectivement dans Le Très-Haut et Au moment voulu sous cette formulation :

35 Respectivement, Le Très-Haut, op. cit., p. 53-54 et Au moment voulu, op. cit., p. 42 et 119.
C’est étrange, je doute même parfois que vous existiez. […] Vous êtes un livre, vous n’existez pas.
Vous êtes là, enfin plus ou moins.
Mon existence est précaire, c’est à cela que vous pensez35 ?
59L’existence de celui qui parle est bien douteuse puisqu’il n’est qu’un représentant de la fiction
qui s’écrit. À ce compte, l’entretien informe les voix : la fiction agit sur le mode de la feinte. Les
figures qui les portent sont dessaisies d’elles-mêmes, l’effort constant de mise à distance est
renforcé par l’effet de redoublement, et celui à qui s’adresse la voix n’est pas plus tôt évoqué qu’il
est radié ou presque. L’ensemble est sous le signe de la réduction.

60Le rapport aurait dû entraîner la prise de conscience de l’existence des deux voix. Or c’est bien à
leur évanouissement ou à leur mise en doute qu’elles sont conduites. Loin d’être assurées d’elles-
mêmes par la présence et le regard de l’autre, les figures pâlissent et se dissipent sous l’effet du
dialogue. L’entretien apparaît comme un miroir aux alouettes ou un miroir sans tain où les voix sans
se voir se mirent et se perdent. La part de la fiction est de laisser entendre à tout moment que le
rapport va de pair avec l’affirmation de l’absence. La voix en subit les conséquences : là, il n’y a
rien ni personne, là se trouve le vide, c’est la figure qui nous le montre, la voix qui nous le dit, la
fiction – essentiellement feinte – qui nous l’apprend.

36 Victor Segalen, « Visage dans les yeux », Stèles, op. cit., p. 75.
37 Clarice Lispector, Le Bâtisseur de ruines, Gallimard, Paris, 1990, p. 101.
38 Le Pas au-delà, op. cit., p. 9.
61En posant d’un côté l’exigence du rapport, de l’autre la nécessaire division, les deux étant
intimement liées, l’idée de solitude se donne comme la contradiction de la réalité du rapport et
s’avoue comme réalité fictionnelle. Les éléments ne nous intéressent pas isolément, seule la relation
entre l’une et l’autre figure importe et elle implique à la fois la relation et l’écart. C’est ce
qu’indique la présence d’un trait dans l’expression poétique de Victor Segalen inquiet d’une
relation « inabreuvée » : « De ses yeux ? – Des miens36 ? » La fiction réside dans cette oscillation
qui, au-delà des figures rapportées, envisage leur écartèlement. En faisant jouer le principe
d’identité sous la règle du rapport, on obtient non plus deux éléments distincts mais une relation
interne impliquant une distanciation de l’élément lui-même. La figure altérée n’est plus l’exacte
figure première, elle s’absente de la figure d’origine et se présente à elle. N’est-ce pas ce procédé
qui altère encore le sujet dans l’écriture de Clarice Lispector préoccupée par l’effraction de la figure
: « […] il – il se risqua, et il eut cette expérience plus profonde qu’il attendait37. » ? Chacun à sa
façon utilise le tiret avec la ferme intention de lui accorder une valeur soit d’union soit de division,
ou encore joue le trait comme manifestation de l’ambiguïté du rapport. Deux écrivains, Victor
Segalen et Clarice Lispector, prennent le risque d’un tiret, l’un pour un poème, l’autre à l’intérieur
même d’un roman, donnant à ce signe formel une valeur qu’ils adaptent à leur propre écriture, mais
le trait comme signe marque une indécision. Il recouvre, littéralement dans l’écriture, le statut d’un
trait d’union. « Il – la mer38. » Ces mots inscrits dans Le Pas au-delà nous permettent de faire un
pas de plus vers le principe de fiction, en posant le trait comme image centrale de la ligne d’horizon.
« Il – la mer », qui seraient les « premiers mots écrits face au ciel », donnent l’union comme
illusoire. Face au ciel, la mer, les mots s’y reflétant. Entre eux la ligne d’horizon qui les sépare à
jamais semble en même temps la seule ligne qui puisse quelque part les faire se rejoindre. Le tiret
est cette ligne d’horizon, délimitant deux espaces, l’un et l’autre côté ne se rejoignant peut-être
qu’en ce trait d’union : le trait qui fait l’union est aussi celui qui marque l’écart. Que doit-on lire
dans l’écart, l’union ou la suprême solitude ? L’illusion de l’union, sans doute, car le rapport est
bien l’enjeu de la fiction, autrement dit le jeu d’une illusion.

NOTES
1 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 7.

2 Au moment voulu, op. cit., p. 7.

3 Le Très-Haut, op. cit., p. 9.

4 Respectivement, Le Très-Haut, op. cit., p. 222-223, L’Arrêt de mort, op. cit., p. 67, Aminadab,
Gallimard, Paris, 1972, p. 224.

5 Octavio Paz, Un au-delà érotique : le marquis de Sade, Gallimard, Paris, 1994, p. 28.

6 Roger Laporte, À l’extrême pointe : Bataille et Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1994.

7 Le Très-Haut, op. cit., p. 75.

8 Thomas l’Obscur, « Il était, auprès de chaque signe, dans la situation où se trouve le mâle quand
la mante religieuse va le dévorer. », p. 27.
9 « Le Dernier mot », Le Ressassement éternel, Gordon & Breach, Paris/Londres/New York, 1970,
p. 138.

10 Le Très haut, op. cit., p. 95 et 96.

11 Ibid., p. 195.

12 L’Ecriture du désastre, Gallimard, Paris, 1991, p. 36.

13 Emmanuel Levinas, « Transcendance et hauteur », Cahier de l’Herne, p. 57.

14 Le Très-Haut, op. cit., p. 224.

15 Ibid., p. 243.

16 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 59 et 69.

17 Michael Holland, « Rencontre piégée : “Nadja” dans L’Arrêt de mort », Violence, Théorie,
Surréalisme, coll. « Pleine Marge », no 3, Lachenal & Ritter, Paris, 1994, p. 117. Holland fait jouer
les débordements pour retirer, à partir du bord générique du récit, la place intervallaire du langage :
« Langage qui signifie en aménageant un intervalle entre le silence et lui-même, faisant ainsi du
silence pensée. Seul langage qui reste à un moi perdu dans un autre perdu. », p. 135.

18 Au moment voulu, op. cit., p. 137.

19 Ibid., p. 136.

20 Thomas l’Obscur, nouvelle version, op. cit., p. 57.

21 Le Pas au-delà, op. cit., p. 13.

22 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 79.

23 Victor Segalen, « Des lointains », Stèles, Gallimard, Paris, 1973, p. 63.


24 Ibid., « Visage dans les yeux », Stèles, op. cit., p. 75.

25 André Breton, Nadja, Gallimard, Paris, 1988, p. 647.

26 Thomas l’obscur, op. cit., p. 29-30.

27 Ibid., p. 31.

28 L’Espace littéraire, op. cit., p. 24.

29 Thomas l’obscur, op. cit., p. 55.

30 Le Dernier Homme, op. cit., p. 126-127.

31 Le Pas au-delà, op. cit., p. 97.

32 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 159.

33 Ibid., p. 145.

34 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 94.

35 Respectivement, Le Très-Haut, op. cit., p. 53-54 et Au moment voulu, op. cit., p. 42 et 119.

36 Victor Segalen, « Visage dans les yeux », Stèles, op. cit., p. 75.

37 Clarice Lispector, Le Bâtisseur de ruines, Gallimard, Paris, 1990, p. 101.

38 Le Pas au-delà, op. cit., p. 9.


L’invention d’un espace-temps
p. 85-120

1 William Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1. L’épreuve de la mort ne renvoie pas aux fins
tragiq (...)
« To die, to sleep; to sleep, perchance to dream1. »

L’indifférence du temps
2 La Folie du jour, op. cit., p. 19.
1Le temps des fictions blanchotiennes nous intéresse parce qu’il participe au mouvement fondateur
de fiction où l’absence se présente et se manifeste par l’apparition d’une figure. Il renvoie à un effet
de dissimulation, à la double idée d’une chute et de son attente, de chute car lui est retirée sa
capacité à marquer le temps, d’attente parce qu’il joint l’arrêt à l’incessant. Le temps de la fiction
est relayé par un effet de suspens. Le fragmentaire porte de manière formelle plus que le suspens la
marque de son retour : La Folie du jour engage plus directement que les autres textes la question du
temps de la fiction tant par sa structure que par son énoncé. Avançant par fragments, le texte rend
compte d’un battement rythmique pour porter le tout contre la manifestation du temps. Plus le texte
progresse, plus le tissu paraît décousu. Il présente le défaut du temps de façon à le rendre familier.
Le narrateur dresse un état des lieux de lui-même : le rythme est saccadé, entrecoupé pour rendre
compte de l’oubli qui se greffe naturellement à chacune de ses prises de parole, interrompant le
souvenir ou la pensée en marche en ce qu’elle ne peut plus avancer que par à-coups. Confronté à la
difficile tâche de discourir sur lui-même, il a tendance à tout oublier de ce qu’il sait, des faits les
plus intimes aux plus anodins il ne sait plus rien, se retourne sur un passé trop brutalement oublié
dont il ne lui reste que des bribes, de simples traces dont il invente peut-être la majeure partie,
croyant retrouver au hasard de quelques visions, banales ou déterminantes, l’essentiel de ce qu’il a
été. En retour sur son passé l’homme a peu de chance de s’y retrouver car il avance à rebours,
décidé à biffer le temps pour se le remettre en mémoire. Peine perdue, le temps ne se remonte pas,
même par le biais de quelques mouvements de pensée, ou d’arrêts sur images constitutifs d’une
indétermination du temps : les images y passent pour des impressions du passé. Le narrateur
rappelle l’une de ses visions : une femme arrêtée avec une voiture d’enfant. Un homme s’approche,
« il avait déjà enjambé le seuil quand il fit un mouvement en arrière et ressortit2 ». Le passage est
d’importance, le narrateur est bouleversé parce qu’il saisit en cet instant combien « le jour ayant
buté sur un événement vrai, allait se hâter vers sa fin ». La vision du narrateur reproduit en
transparence le double pas de celui qui s’avance vers la femme au berceau, le pas en avant est
littéralement récupéré par un pas inverse. Il y a plus : le principe de réversibilité anticipe sur ce qui
suit, sur un événement qui n’a pas eu lieu et sur les propriétés d’un temps ajourné.

2Le temps n’a pas sa place au centre de la mémoire, il en est la structure et se trouve du côté du
manque, sous la condition de l’oubli. La Folie du jour est cette folie de penser que faire le jour sur
le passé est une chose possible : opérant par retours, multipliant les liens et les intersections, la
mémoire en perd ses données élémentaires. Rien n’avance avec le temps, tout se déclare contre lui.
Le narrateur, parce qu’il s’est heurté à la face de l’interruption, n’en est que plus touché. Le texte
présente alors de très fortes ressemblances avec l’analyse d’un cas clinique, redoublant
apparemment le propos sur la vie intérieure psychique. On note en particulier que le narrateur, après
sa courte vision purement hallucinatoire, est soulevé « jusqu’au délire ». Il ne faut pas s’y tromper :
le texte invite à établir un parallèle avec la confusion mentale mais, en tant que tel, il indique qu’il
doit être tenu à l’écart. Il doit être lu pour lui-même, comme le dit Roger Laporte :

3 Roger Laporte, Deux lectures de Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1973, p. 102.
Si l’on aborde sans précaution, sans initiation, les récits de Blanchot, on peut les trouver difficiles,
voire inintelligibles ou absurdes, en particulier si on les lit comme des romans psychologiques3.
3Les échos sont donc à replacer dans le seul contexte textuel et à remettre au compte de la pratique
de fiction. Les divers procédés attestent la feinte sous-jacente et la priorité fictionnelle qu’est la
simulation : restent alors le détachement avec la réalité et une place pleinement acquise pour
l’image hallucinée. La Folie du jour affecte la linéarité et désinvestit le temps de sa capacité à poser
l’être ainsi qu’à le déterminer, la folie se retrouve marquée par le revers d’une altération du temps.
Les textes posent, de façon explicite ou en leur secrète construction, la remise en question du temps.
Aucun événement n’y est certain, l’ensemble de ce qui tient lieu de narration se retourne contre les
faits et les déstabilise. La trame narrative est ébranlée, le cours du texte est interrompu en son
propre mouvement, chaque indice y redouble l’impossible fin puisque celle-ci est désormais
préinscrite en tout lieu. La Folie du jour suppose un écroulement de la pensée linéaire du temps que
s’approprie la fiction.

4On ira jusqu’à penser que c’est depuis l’effet de fiction que la conception du temps est
compromise. La fiction de Blanchot s’inscrit dans différents genres, des romans, des récits, voire
d’autres textes qui n’entrent plus exactement dans des catégories prédéfinies mais qui s’énoncent
comme acte fictionnel. Selon Jacques Derrida, l’expression se trouve dans Parages, la fiction
blanchotienne dépasse « la loi du genre ». En effet, dans un même texte Blanchot fait jouer des
variations, et sans constituer de genre il ne les mêle pas pour autant. Ainsi La Folie du jour varie –
sauf le texte : publié dans la revue Empédocle en 1949 sous le titre de « Un récit ? », questionnant le
genre, le texte est repris intégralement dans une publication de 1973 chez Fata Morgana avec un
nouveau titre définitif, La Folie du jour, mais sans aucune mention de genre. Il est l’un des plus
ambigus, pour sa structure tout autant que pour son énoncé. La particularité de l’absence de temps,
et sur ce point la fiction éclaire le versant théorique de Blanchot, concerne tout aussi bien chacun
des textes : ne retrouvant ni linéarité ni circularité, le temps est à poser, à partir des éléments de
discontinuité internes aux textes, comme figure de discontinuité. Or, plus le récit progresse plus le
texte crée désordre et confusion, ce qui entraîne des obscurités mais renforce l’idée d’un temps
perçu au moment où il se donne manquant. L’œuvre fictionnelle de Blanchot retire le repère
chronologique, la datation ou même la modalisation de tout vecteur temporel. Dans L’Arrêt de
mort, la reconduction temporelle poursuit ce même mouvement, puisque loin de rechercher la
vraisemblance elle provoque des doutes sur les faits convoqués. Redoublant le simulacre de la
fiction, elle maintient l’illusion d’un temps linéaire et suggère du même coup une tout autre réalité
temporelle. Le rythme des textes va de pair avec l’ambiguïté de la perception du temps qui passe. Il
déroute la lecture par des effets de mises en attente, par de nombreuses répétitions troublant la
logique et nuisant à l’élaboration de la trame narrative. Ainsi se répète l’écart entre réel et fiction, le
bouleversement du temps affirme le manque comme réalité de la fiction : satisfaisant alors l’attente
de ces instants improbables où survient un lieu inconnu qui n’est autre que celui qu’on n’attendait
pas ou qu’on n’attendait plus parce qu’on ne l’espérait pas encore.

L’insuffisance du retour
4 Voir Mireille Calle-Gruber, « Claude Simon : le Temps, l’Écriture », Littérature, no 83, octobre
19 (...)
5Après la répétition d’une phrase, d’un passage, le même ou légèrement modifié, le récit bascule et
éprouve l’indifférence du temps. Mireille Calle-Gruber relève la portée du temps mort dans les
textes de Claude Simon, en particulier dans L’Acacia4, séparant d’un côté la mise en vie ou l’effet
de réel, de l’autre la mise à mort ou l’artifice, le fictif. Elle montre que la figure de l’oxymore,
déterminante pour le temps, permet une reprise du temps paradoxal, c’est-à-dire étranger au flux :
l’achronie qui en découle rappelle la flèche de Zénon d’Elée, elle « vole et ne vole pas ». En
témoignent des bribes extraites de L’Acacia : « avancer immobile », « peu à peu, inexorablement,
inexorablement immobile, se rapprochant ». De telles formulations, joignant des contraires, portent
le doute à la fois sur la fixité et sur le mouvement, et contiennent une absence de temps où la
fulgurance devient possible. Souligner l’indifférence du temps c’est déjà ne plus compter avec lui et
partir de sa seule préfiguration. On pense à La Montagne magique de Thomas Mann, à la répartition
bipartite de ceux qui, dans une contrée en contrebas, sont à l’épreuve du temps et de ceux qui dans
les sphères du haut en seraient dégagés, habitant hors-le-temps. C’est ce deuxième versant que les
fictions blanchotiennes mettent à l’œuvre, appuyant non le principe d’éternité mais ce qui fige en
une « trépidante immobilité » : la fixation, parce qu’elle est prise dans un mouvement infini, fixe
sans jamais en avoir terminé de fixer.

6Semblable au mouvement des marées, le rythme du texte blanchotien suit celui du flux et du
reflux. Le mouvement se répétant ne nuit en rien à l’effet de surprise maintenu par le retour qui
rompt la monotonie de la continuité. Le doute demeure devant l’évidence d’un effacement
progressif : loin de se renforcer, ce qui passe sous le coup de la répétition s’annule. L’impression de
déjà-vu renvoie les répétitions les unes aux autres et le trouble s’installe. Procédant à quelques
vérifications, par des prélèvements successifs dans le texte, au risque de brouiller la lecture, on
constate que les répétitions ne s’ajustent pas tout à fait et quand bien même elles le pourraient, le
simple retour maintient l’écartement et ne permet pas de les assimiler. Cela contribue à contredire la
singularité, le jeu de la différence éveille la pratique de ces allers-retours qui deviennent partie
prenante de la structure d’ensemble.

5 Le Très-Haut, op. cit., p. 228.


7La répétition est une composante ficionnelle si on la perçoit comme effet pervers du
dédoublement. Dans Celui qui ne m’accompagnait pas, elle est en corrélation avec la projection,
offerte par la présence de « trois baies vitrées » placées comme opérateurs de reflet : la surface
transparente est multiple et assure la cohérence des renvois. De même dans L’Attente l’oubli, le
texte est la conduite de deux voix se réfléchissant l’une l’autre par l’interférence de leurs paroles.
Elles se révèlent inlassablement désirantes : « Fais en sorte que je puisse te parler. » Plus pressant
encore est l’appel de l’autre par l’impératif « Viens », que l’on trouvait déjà formulé sous la même
demande dans L’Arrêt de mort. Jacques Derrida analyse l’intervention de cette injonction, le
caractère définitif de son irruption. Si on considère avec lui l’instance du « viens », on comprend
comment s’opère le rapport à la mort. Derrida lui accorde en effet le droit à la transgression.
L’impératif « viens » se démarquerait du reste. Sa venue est un pas vers la mort, reconduit et
différé, jamais effectué, répondant à l’ambivalence du « pas », mettant en difficulté la réalité de sa
venue. Face à la répétition qui mine la différence, on opte pour un effet d’ensemble par des modes
de raccord, des recoupements selon des principes d’échos qui exploitent les points de ressemblance.
L’insistance du « viens » dans L’Attente l’oubli est le revers de la réalité improbable de ce qui est
censé arriver. L’appel est répété pour que l’événement s’approche, qu’il advienne de son lointain.
L’impératif est chargé émotionnellement du désir qui le constitue : toute parole est déjà en relation
avec la possible profération d’un « viens ». L’effet est d’autant plus saisissant que les interventions
scandent le va-et-vient des voix, le rythme est vif dans L’Attente l’oubli et rehausse le ton. Brève, la
parole devient tranchante. Dans sa précipitation, elle dit également le désir d’en finir et que parle
l’autre. Dans Le Très-Haut, une jeune femme est prise d’une rage folle devant l’indifférence totale
de son compagnon et devant son silence. Au comble de la colère, elle lui lance par défi qu’elle ne
l’a jamais imploré de venir vers elle : « Jamais, je n’ai dit : viens, viens, viens5 ! » Les mots sont de
fait prononcés et se répètent par trois fois à la face de l’autre. Aussitôt dit, elle se jette sur lui avec
des cris éperdus à lui rompre le souffle. En cet instant de crise, le cours du temps est contrarié, parce
que là est demandé l’impossible, parce que là est exigé l’impensable : la fin se donne en son
déroulement, détournant toute fin.

8Il en résulte que le temps n’est pas tout à fait passé, ce « pas tout à fait » annonce un inévitable
effet de staticité, où tout paraît suspendu et menacé en sa suspension. Le but n’est pas de neutraliser
le temps pour prétendre à l’éternité, les événements stagnent en un présent, simple trou en lequel ils
se dissipent au fur et à mesure qu’ils apparaissent, présent réaffirmé comme indifférencié. Les
quelques pas du narrateur, dans Celui qui ne m’accompagnait pas, ne remettent rien en cause car ils
ne le font pas avancer : qu’il soit ici ou là, à cet instant-ci ou à cet instant-là, importe peu pour le
cours du récit. L’ensemble est rompu par l’avènement du retour qui, en accord avec les règles du
fictionnel, impose le trouble : le non-événementiel est mis en doute par l’apparition de l’événement.
Le Dernier Homme est le récit de Blanchot le plus explicitement tourné vers cette question de
l’indifférence du temps. Les indices temporels ne sont pas seulement employés pour assurer le
simulacre du déroulement du temps, ils sont utilisés pour sa mise en tension. On relève trois
indications successives dans le texte dont on pourrait dire qu’elles sont contestables parce qu’elles
destituent le déroulement chronologique du récit et la linéarité des événements, alors qu’elles
introduisent une nouvelle cohérence :

6 Le Dernier Homme, op. cit., respectivement p. 37, 38 et 47.


C’est à peu près à cette époque qu’il cessa de pouvoir parler. […] À elle, il ne manquait pas de
parler. […] Il me parlait alors plus directement6.
9L’avancée de l’histoire est contredite pour mettre en valeur un élément fondamental de la fiction,
le prisme de la variation qui par transparence déforme la réalité. Les variations ne sont pas à
concevoir au titre de contradictions mais à rattacher à la démarcation interne de la fiction. Loin de
souligner la mobilité de l’événementiel qui offrirait à lire la durée, par un mouvement de feinte le
texte assure une impossible progression dans le temps. L’immobilité est la règle, elle reste d’une
portée mobile. Plus encore que des indicateurs, les points de repères sont exploités comme
constantes du mécanisme temporel. S’ils donnent l’impression de supprimer constamment le
déroulement du récit, c’est pour mieux témoigner de la feinte fictionnelle. Dans Temps et Récit,
Paul Ricœur indique que l’abandon de la primauté chronologique ne remet nullement en cause le
principe substitutif de la configuration :

7 Paul Ricœur, Temps et Récit, Seuil, Paris, 1983-1985, p. 51.


Croire qu’on en a fini avec le temps de la fiction parce qu’on a bousculé, désarticulé, inversé,
télescopé, redupliqué les modalités temporelles auxquelles les paradigmes du roman
“conventionnel” nous ont familiarisés, c’est croire que le seul temps concevable soit précisément le
temps chronologique7.
10Cet autre temps, nullement chronologique, se démarque d’une appréciation temporelle commune,
il est une marque de l’entrée en fiction. Loin de travailler sur le temps ou la temporalisation du récit
avec ce qui lui reste de formes narratives, on prend le parti de se consacrer aux connotations d’un
temps fictionnel où l’« expérience temporelle fictive » est une expérience profonde du temps. La
répétition se configure de telle manière qu’elle appelle des échos textuels, on pense au « tout revient
», à l’éternel retour du Même de Nietzsche, au ressassement des textes kafkaïens où la pensée du
retour ne va pas sans une certaine fascination. On pense aussi à la recherche de Marcel Proust
explorant les modalités du temps et les aléas du retour, inévitablement à l’expérience de la
madeleine ou au trébuchement sur le pavé de Saint-Marc. Mais est-ce la découverte d’« un peu de
temps à l’état pur », est-ce un temps perdu, un temps retrouvé, ou est-ce en d’autres termes qu’il
faut aborder la spécificité blanchotienne du retour ? Le retour est l’un des principes constitutifs de la
fiction, il s’impose, par l’effet de redoublement, comme source du temps et se manifeste en toute
apparition, visant l’indétermination du premier pas comme du dernier, avouant qu’au point de
départ l’autre est déjà présent.

8 Le Dernier Homme, op. cit., p. 15, 18, 23 et 24.


9 Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1969, p. 94-95.
11Le retour éprouve la valeur de la différence et identifie les points d’écartement. Les choses se
répètent mais que viennent-elles répéter ? Malgré les apparences, elles ne sont pas les mêmes parce
qu’elles se sont répétées différentes. Naît alors le doute sur ce qui revient. Les textes de Blanchot
partent d’un déjà-là, non donné par le texte, et mettent l’accent sur un non-événement qui
s’effectuerait, depuis ce manque, sous nos yeux insatisfaits. Cela explique la multitude des scènes
qui se ressemblent, qui assurent des glissements pervertis par le retour, qui ne cherchent qu’à
impliquer le dédoublement. Le Dernier Homme en témoigne : « Il était là […]. Il était là. […]
j’étais là. […] peut-être est-il là8. » Plus avant, avec la dérive de l’événement qui ne peut avoir lieu,
le vertige du vide auquel renvoie Blanchot ne permet plus de retrouver d’accords à l’instant du
retour et convie au suspens. Le cercle obsessionnel dit la folie d’un temps où tout revient, marqué
par un excès entraînant la réapparition de traits archaïques. La reprise des caractéristiques du
dédoublement et de la réitération invite une fois encore à la référence psychanalytique, parce qu’elle
relève d’une inquiétante étrangeté. D’où un possible sentiment de peur : on a peur du retour comme
des revenants. L’événement ne peut avoir lieu, rien ne se passe, il n’y a personne et comme le
suggère Pierre Klossowski dans une étude sur Nietzsche : « À l’instant où m’est révélé l’Éternel
Retour, je cesse d’être moi-même hic et nunc et suis susceptible de devenir d’innombrables autres9.
» Rappelons que le critique, dans ses propres textes de fiction, allie simulacre et retour. La
conciliation est au cœur du principe fictionnel par l’insistance de son équivoque : les simulacres
renvoient à une figure passée dont on se souvient d’autant mieux qu’elle n’a de cesse de revenir,
même s’ils contribuent à l’effacer davantage, la présentant dans une transparence croissante. Par
leur retour, les simulacres convoquent par intermittence une figure mais la retiennent dans un écart
temporel. Ils ne permettent nul enracinement et mesurent la présence de la figure à l’apparition de
son absence.

Le temps en suspens
12L’effroyablement ancien est un indice du temps de la fiction en ce qu’il soumet que le passé est
toujours déjà passé. Dans L’Arrêt de mort la main de J. porte en son creux la trace d’un événement
qui n’a pas eu lieu. Sur sa paume s’est inscrit un déjà-là donnant à lire le reflet d’un passé qui n’est
autre que la prévision de l’à venir. Les lignes de la main de J. ont un pouvoir de prédiction
spécifique, elles donnent à voir ce qui a toujours déjà eu lieu et prétendent une souveraineté sur le
temps : ce qui viendra est déjà venu dans le passé – mourir n’en finit pas. Tel est le cas de J. errant
depuis le début d’un temps qui ne fut pas jusqu’à sa fin qui ne sera pas plus. Roger Laporte évoque
l’étrangeté des fictions de Blanchot où le récit outrepasse le temps et renoue avec la pensée du non-
frayé, laissant le soin à l’imagination d’accéder à un temps situé hors de tout contexte temporel :

10 Roger Laporte, L’Ancien, l’effroyablement ancien, op. cit., p. 22.


Lire Blanchot, c’est subir une expérience-limite, c’est l’accompagner jusqu’aux frontières du
pensable, c’est prendre le risque d’échouer à faire un pas au-delà des formes communes de la
temporalité10.
11 Voir le texte de Jacques Derrida dans lequel il assume un rapprochement séduisant entre le feu et
l (...)
13Dans Le Très-Haut, le passage est terrifiant, une marque de morsure sans origine postule un état
de fait hors du temps. Henri Sorge, le personnage principal, a été soi-disant très violemment mordu
par Dorte, un malade. Sa douleur est si aiguë qu’elle l’aveugle un instant. Or, chose tout à fait
inouïe, on apprend par la suite que Dorte de par sa maladie n’a plus de dents. Que faut-il
comprendre au lieu de la morsure ? La sensation de douleur ne renvoie pas à l’acte. Il y a un écart à
sous-entendre, caché par un non-dit d’autant plus effrayant. Entre la douleur éprouvée, les traces de
dents probablement inscrites et la bouche édentée de Dorte, agit un effet de coupure qui ne rend
plus possible l’enchaînement des faits. Il n’y a pas de suite logique, les faits sont indépendants les
uns des autres, sans connexion, ce qui a pour conséquence de les évincer eux-mêmes. Reste la
douleur, seule et sans raison. La dissociation des phénomènes apparemment liés vient enrayer une
lecture phénoménologique et conduit à une expérimentation nouvelle qui rend absente l’idée
d’origine. L’effet de coupure suscite la venue de l’effroyablement ancien, c’est-à-dire un temps par
lequel nul n’est jamais passé. Cela laisse supposer que ce qui est tenu sous les yeux est déjà
semblable à de la cendre alors qu’il n’y aurait pas eu de feu, ou que ce feu est maintenu depuis
toujours déjà en retrait11.
12 Jacques Derrida, « De l’écrit à la parole », Revue Théâtre public, no 79, Gennevilliers, p. 38.
13 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Éditions Gonthier, Paris, 1970, p. 37.
14Les éléments fictionnels côtoient le fantastique dans la mesure où ils perdent leur attachement au
réel, l’essentiel ne réside pas dans la lecture du fantastique mais dans la dissociation des dits
éléments. En effet, la dissociation au sein de la consécution produit le sensationnel, ce qui n’aurait
pas dû arriver. Les textes indexent le manque du temps et Blanchot a sa préférence pour le passé
parce qu’il manifeste l’action de la mémoire, opérant pour le retour d’un souvenir mais aussi parce
que ce retour devient le lieu de la fiction. Le souvenir du passé est l’invention de ce qui n’est pas
encore là. Ainsi en va-t-il de l’effroyablement ancien. L’im-parfait devient ce qui ne permet pas à
l’événement de s’actualiser ou de se parachever. L’aoriste parcourt les textes de Blanchot alors qu’il
est reconnu comme la marque de l’événement dans Les Problèmes de linguistique générale de
Benveniste. On retrouve les préoccupations de Jacques Derrida sur les rapports de l’événement et
de l’acte d’écriture : « Tout est écrit pour qu’on soit inquiété dans notre certitude de ce que veut dire
“événement”12. » Afin que les temps s’inscrivent comme de véritables opérateurs de fiction, les
textes de Maurice Blanchot repoussent l’idée de durée et d’actualisation de l’événement. Cela est à
relier au Degré zéro de l’écriture où Roland Barthes rend compte de la valeur du passé simple :
reconnu comme signifiant une création, il devient « un mensonge manifesté » pour le roman.
Barthes appuie l’effet de fiction en montrant combien l’écriture romanesque place un masque tout
autant qu’elle le désigne. Abordant, comme il le dit, les plus grandes œuvres de la modernité, il met
en évidence le geste fatal du « Larvatus prodeo, je m’avance en désignant mon masque du doigt13
», ce geste est ici à reprendre comme indice de fiction. Il rejoint « le tourment de l’impossible
narration » que Blanchot développe à partir de la voix narrative dans L’Entretien infini. Plus encore
que l’absence de temps définie de façon théorique, on en vient à concevoir que le temps s’absente
par l’effet de fiction. La Folie du jour ou L’Instant de ma mort maintiennent conjointement l’usage
de la première personne jusqu’à l’illusion de l’acte d’énonciation, et que ce soit un temps ou un
autre, tous rejouent l’ambiguïté temporelle par l’abus de la présence. Chacun opère pour un
arrachement plus grand et définitif de la présence. De plus, jonglant avec les caractéristiques de
chacun, le temps devient dérisoire, il illimité l’événement ou le limite jusqu’à le rendre insituable,
mettant fin à l’expérience et laisse seule la pratique de fiction reconnue comme ce qui se retire de la
présence. L’effet consiste en ce retrait.

15Il n’y a pas d’événement si rien ne peut inscrire une temporalité. La difficulté est d’imposer un
vide alors qu’il est reconnu pour impossible, car il n’y a aucun moyen pour l’établir sinon à le
combler. Surgit l’idée que le temps présent est un puits sans fond en lequel se déposent des traces
de temps. En tant que traces les voilà déjà passées. Notons que le passage au présent est singulier
dans certains textes, en particulier ceux qui affirment un statut ambigu quant à la mise en place du
récit. Mais l’illusion du présent se réduit-elle à l’apparence d’un temps suspendu ? L’instant est
interdit à la présence : toujours déjà passé, il se refuse à la saisie et ne se vit pas. C’est ce qui fait
rater la mort. Pulvérisant l’opportunité d’un instant mortel, « l’arrêt de mort » marque non pas la
mort advenue mais la mort arrêtée avant le temps de sa venue. Rien ne se passe « au moment voulu
», l’instant est en fuite : passage en lequel les événements viennent sans se fixer, tombant en une
chute infinie. Tout porte à croire que rien ne se passe : l’instant est dilaté et ne concerne en rien la
succession des instants. La fiction laisse passer un instant qui n’en est pas un, qui se déploie sans
durer et ne fait pas événement.

16L’événement reste un élément dynamique, tel l’éparpillement. Le plus bel exemple se trouve
dans L’Arrêt de mort : J. s’abandonne à la mort, lâchant sa vie comme un tout qui se disperse sous
son pouls, battement suprême qui « s’éparpille comme du sable » – l’expression est donnée à deux
reprises. Le corps est rompu mais le texte en reste à cet instant sans qu’il puisse s’achever. La
répétition laisse entendre un effet de retour et témoigne de l’inaccomplissement. L’instant mortel
côtoie l’arrêt tout autant que l’incessant. Cela rappelle la temporalité pathologique du schizophrène,
non le trou noir d’une attitude mélancolique mais une temporalité où il devient impossible de
s’affirmer au présent, de prononcer un « je suis » ou même un « je » qui se reconnaîtrait comme tel.
L’événement fictionnel tel que Blanchot le donne à lire dans L’Arrêt de mort laisse le je se
prononcer mais là le sujet ne naît ni ne renaît à lui-même. Le principe de fiction ne saurait impliquer
quelque adéquation à soi : le temps de la fiction ruine le sujet en sa constitution. Le sujet se
détourne de lui-même en un mouvement qui l’éloigne définitivement de ce qu’il apparaît être
pourtant.

La dispersion de l’espace
17La conception de l’espace est liée à celle du temps : il n’y aura d’espace qu’espacé, c’est-à-dire
soumis aux limites de sa propre dispersion. Le fictionnel n’intègre pas les lois physiques du réel : la
fiction se désolidarisant du réel, il n’en est pas moins question d’espace. Face à l’« espace littéraire
» décrit par le théoricien Maurice Blanchot, la notion de fiction permet de mieux en appréhender les
contours. Il convient en premier lieu d’exclure toute comparaison avec l’espace de type
phénoménologique. La fiction aurait par elle-même à voir avec l’espace. Elle entretient avec lui un
rapport formel qui conduit l’espace à varier en différentes tournures et à se figurer. Sous l’effet de
fiction se produisent des figures spatiales susceptibles de marquer une distance avec le réel mais
dont on n’apprécie pas toujours les limites à cause de la feinte.

18L’espace est à mettre en relation avec le statut d’un sujet qui se dédouble, il s’étend alors en un
tissu de relations qui compromettent jusqu’à l’identité du sujet et sa propre stabilité. Soumis à
divers ébranlements, l’espace vacille et s’éparpille, ne trouvant plus ni homogénéité ni autonomie. Il
se divise et se fracture. Que reste-t-il, hors la notion de sujet, de la défaillance de l’espace ? Les
récits de Blanchot mettent en place un espace glissant, fuyant, qui se dérobe autant à la vue qu’à la
saisie, ils anticipent sur une défiguration de l’espace – qui suit la déclinaison croissante de la figure
mais par là même assume sa résistance.

Seuils
19Le seuil n’établit pas la fin d’un espace ou le début d’un autre, il en constitue le prolongement
indifférencié et devient une composante fictionnelle d’importance. Les seuils sont des espaces
limites dont l’ambiguïté repose sur le fait qu’ils ne sont pas de simples lignes frontières à franchir
d’un seul coup. Ils sont de véritables espaces qui retiennent les pas et n’autorisent pas qu’on les
franchisse. Ils établissent aussi bien une liaison qu’une séparation, tandis que de tout côté se
radicalisent à la fois le resserrement et l’étirement. Par l’intermédiaire d’un seuil, l’espace est
exposé à sa non-intégrité. Les textes de Blanchot comportent de nombreux indices qui impliquent
un rapprochement entre fiction et dispersion de l’espace. Les portes ne sont jamais fermées dans Au
moment voulu, elles battent, ce qui suppose la contamination. Par intermittence, une porte laisse
passer de l’air, par une fenêtre s’infiltre la lumière. Les lieux sont des passages conçus à la fois
comme séparation et altération d’espaces, ils invitent l’intérieur à se retrouver confusément à
l’extérieur. La disjonction est sous l’emprise de la fiction. Les éléments se retrouvent à un moment
ou à un autre ébranlés, perturbés quant à leur structure. L’espace opère un mouvement de bascule.
Si on considère la façon dont se déplacent les figures, il est clair qu’elles cherchent un équilibre
qu’elles semblent avoir perdu. Sans valeur symbolique, les seuils s’offrent comme espace limite,
intervallaire, où se négocie la relation. Dès les premières lignes d’Au moment voulu, la porte
d’entrée se referme derrière le narrateur qui pénètre à l’intérieur de l’appartement. Cela ne contredit
en rien la contamination, l’appartement n’est clos qu’en apparence : les effets pervers dus aux
reflets d’une vitre intérieure, les regards réaménagent visuellement le passage à l’extérieur. Nulle
limite ne s’impose plus, l’espace fictionnel s’ouvre à l’extériorité devenue possible.

20Les seuils intéressent de façon plus déterminante encore le principe de fiction : ils présentent un
vide, obligeant à un temps d’arrêt qui traduit une presque immobilité. Ils tiennent écartés les deux
espaces dont ils sont les limites, ce sont des espaces de passage où on ne reste pas, mais où
paradoxalement s’invente une chute stationnaire. La pause, touchant à la « vitesse narrative », est en
ce sens un point d’impact pour la fiction. L’immobilité y est liée à la suspension. Les textes de
Blanchot accentuent l’équivoque des seuils apparemment investis par des espaces de continuité, où
couloirs et escaliers se révèlent comme de véritables seuils dilatés. La « paralyse », que Jacques
Derrida définit dans Parages, est fondamentale pour en rendre compte, le pas est littéralement
paralysé au tournant de l’escalier :

14 Jacques Derrida, Parages, Galilée, Paris, 1986, p. 78.


Aucune limite ni vers le haut ni vers le bas, seulement la tropique d’une ascension ou d’une chute
infinie. L’escalier tourne en effet sur lui-même, sans avancer mais sans jamais revenir sur lui-
même14.
15 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1987, p. 389.
21Derrida reprend l’étymologie de tropique et le « tournant » devient une figure. Un couloir, un
escalier chez Blanchot se traversent avec difficulté, parce qu’ils sont des indices de discontinuité.
Tous fracturent l’espace et marquent son hétérogénéité. Sans opérer la division par de véritables
marques de coupure, la discontinuité n’en est donc pas moins satisfaite. L’espace y perd sa stabilité,
là s’éprouve le vertige. Le seuil rejoint le chronotope selon Mikhaïl Bakhtine : « Le temps apparaît
comme un instant, comme s’il n’avait pas de durée, et s’était détaché du cours normal du temps
biographique15. » Dans Au moment voulu, l’escalier est le type même du lieu où le temps s’arrête,
où tout devient possible, où la crise est à la fois certaine et enrayée. Le narrateur se souvient d’un
lieu qu’il a quitté, un « Sud » dont il ne nous dit rien mais qui, par la force du souvenir, investit le
lieu présent et y devient opérationnel, conditionnant la vision finale de la femme prostrée dans
l’escalier : elle ne peut avoir lieu qu’en cet espace flottant, attirant parce qu’indéterminé dans le
temps. Et l’image advient alors au tournant : irrésistible superposition de figures qu’il n’est plus
possible de rapporter à quelque référent, effacement de toute figure par l’illusion de l’image. La
fiction se poursuit, s’invente à partir d’elle-même et progresse selon ses propres modalités.

Des lieux en attente


22La configuration de l’espace et sa capacité à faire image contribuent à la démarcation de la
réalité, et œuvrent à constituer l’espace en tant qu’effet. Devenu un nouvel indice figurai, il assume
la part de feinte qui lui revient et concourt à la détermination de la figure, donnant à pressentir une
adéquation possible avec elle. Dans les textes de Blanchot, les lieux sont souvent plus ou moins
identiques, donnant à parcourir l’impersonnalité. On peut remonter jusqu’à L’Idylle où dès la
première phrase sont joints deux termes relatifs à l’espace : « À peine entré dans la ville, l’étranger
fut conduit à l’hospice. » Cet hospice est un lieu de communauté : l’étranger n’y sera jamais intégré.
Là les lieux les plus intimes servent à tous. Dès que l’étranger est entré, il fait partie intégrante d’un
corps commun et en apprend les usages. Dans Après coup, Blanchot désavoue le rapprochement de
L’Idylle avec l’univers concentrationnaire d’Auschwitz. La priorité reste la mise en condition
spatiale : la « vaste installation de douches » en dit plus long que le reste, il n’y aura plus la place
pour une vie privée. Dans Le Dernier Homme les repas pris en commun suivent le même schéma.
Les espaces ne sont pas moins impersonnels par nature, mais parce qu’ils tiennent à distance ceux
qui s’y rencontrent – jusqu’aux chambres dépourvues de toute intimité même quand s’y
entretiennent et livrent différentes figures, justement à cause de leur difficulté à être ensemble.

23L’espace de la proximité s’inverse pour devenir celui de l’éloignement, et exalte la dispersion


quand la figure se retrouve seule face à elle-même. L’espace blanchotien apparaît comme une force
qui arrache à soi en vue de la « déterritorialisation » des figures. Les espaces sont souvent des
chambres d’hôtel, on pense à L’Attente l’oubli, à L’Arrêt de mort où le narrateur change d’hôtel et
d’amie au gré de ses aventures ; des chambres d’hôpital, de sanatorium où les figures sont malades
à en mourir : L’Arrêt de mort place la chambre de J. comme scène capitale, dans Le Dernier
Homme, les figures malades se croisent d’une chambre à l’autre. Dans Le Très-Haut la multiplicité
et la proximité des pièces amplifient l’affectation de l’espace – à laquelle font écho la progression
d’un fléau, la destruction de la ville par un immense incendie. De même, une cloison suante retient
entre les murs de deux chambres le syndrome d’une maladie mortelle. L’espace est victime de la
dépréciation environnante. Ce sont toujours des lieux de passage où les figures sans se fixer se
laissent aller à la dérive. Thomas l’Obscur dit le lieu des métamorphoses où la transformation est
mise sous le signe de la pluralité, un espace non fiable, incertain et nocturne où on entend parler un
chat, moins un espace magique, mythique, métaphysique qu’une mise en déroute de la réalité
spatiale.

24L’aspect fantastique surjoue le principe de fiction, poussant à l’excès l’irrationnel, et amplifie le


détachement du réel. Dans Aminadab l’espace, soumis à la dispersion, présente des airs de
labyrinthe. À la façon des nouvelles de Jorge Luis Borgès, ce roman introduit la structure du
labyrinthe à l’intérieur du roman, selon divers niveaux qui se replient les uns sur les autres, par
maintes parois ressemblantes. Les pas de Thomas se perdent, ne cessant d’arpenter la maison sans
jamais évaluer l’espace parcouru. L’Arrêt de mort ouvre un espace propre à la croisée des chemins.
Celui qui ne m’accompagnait pas, Au moment voulu redoublent la projection spatiale à l’intérieur
d’un appartement refermé sur lui-même bien que jamais clos puisque marqué par la différenciation
du dedans et du dehors. Le Dernier Homme établit un rapport oblique par l’intermédiaire de trois
figures qui ne permettent plus qu’aucune soit abordée avec frontalité.

16 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 64-65.


25Certains espaces restent sans nom, insituables et incernables. Dans La Folie du jour l’ambiguïté
du lieu le donne pour lieu d’internement, peut-être un hôpital psychiatrique, mais l’espace y semble
plus replié sur lui-même, d’une intériorité qui n’est pas équivalente à la structure d’un espace
psychique, qui ne s’en tient pas aux ressorts du monologue intérieur. Dans L’Arrêt de mort les
marques de différenciation se recoupent, elles sollicitent des points de convergence : « La personne
qui était entrée se trouvait au milieu de la pièce16. » Les rencontres sont très différentes, aucune ne
s’effectue vraiment. L’espace ne se partage pas, les figures le traversent sans concrétiser de relation.
Plus que la singularité des lieux, l’espace cumule une double tendance, il signale l’oubli du lieu tout
en l’indiquant constamment : l’attente est déclarée mais vouée à demeurer sur le seuil de la
possibilité. Les textes de Blanchot rejettent l’inscription du lieu comme celle de la figure. Il n’en
reste pas moins que la fiction demeure la tentative répétée de les inventer tous deux.

17 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 13.


26On en vient à un espace de plus en plus fragile qui s’altère aussitôt qu’il se trouve. L’espace a
bien plus à nous dire que la mise en place d’un non-lieu. On en arrive au point déterminant de la
remise en question d’un espace qui s’avoue hors sa spatialité. Plus que sa disparition, est mis en
avant l’apparaître de son absence. Il est lié à la circulation et à la détermination de la figure, or on
sait que la figure n’a aucune chance d’y trouver sa place, étant elle-même en difficulté pour se
poser. Pèse alors une incertitude sur la présence. Il n’est plus question de convoiter l’espace en vue
de l’habiter et la référence à Heidegger n’est plus pertinente. La figure ne parvient ni à s’y inclure ni
à se l’approprier. L’Attente l’oubli répète l’impossibilité d’habiter l’espace, présupposant sa
disparition et avec elle la mise en disparition de la figure : « Pauvre chambre, as-tu jamais été
habitée ? Comme il fait froid ici, combien je t’habite peu17. » Les espaces en attente d’être habités
sont rendus à l’oubli. Que reste-t-il sinon un sentiment d’exclusion et le rappel d’une errance qui
n’en finit jamais, dépassant les moindres limites, se retrouvant confinée à l’endroit qu’elle n’a pas
quitté. Le désir premier de Thomas dans Aminadab est d’entrer dans une maison pour retrouver la
jeune femme qui lui a fait un signe de l’intérieur. Le second désir dérive du premier : traverser la
maison et lui donner un sens même si elle est davantage source de déambulations que d’un
cheminement orienté. Le tissu des relations institue l’instabilité comme trame élémentaire, Thomas
en tant que figure est contraint à sa propre mise en déroute, et il en va de même pour la figure
spatiale.

18 À propos d’Aminadab, on peut se référer à l’étude de Joë Bousquet, écrite juste après la parution
d (...)
19 Aminadab, op. cit., p. 226.
20 Ibid.
27La structure de la maison n’en est pas une, elle n’assure aucun déplacement ni ne restitue le
cheminement des pas. Jusqu’à la fin se maintiennent les distances qui interdisent à Thomas de
trouver ce qu’il cherche. L’espace instaure le faux pas. Le rapprochement d’Aminadab avec Le
Château de Kafka18 dit plus qu’il ne paraît : l’image de l’arpenteur rend à l’espace sa qualité de
mesure, donne toute sa valeur à la fonction exploratoire de Thomas comme à celle de K. Thomas
est en quelque sorte arpenteur de lui-même. Le texte de fiction reproduit le paradoxe d’un espace
hors de toute spatialité et invite à un déplacement. Le paradoxe se construit : plus Thomas arpente,
plus l’espace contrarie sa propre élaboration. Le rapport que la figure entretient avec ce qui
l’entoure retire toute qualité spatiale, et conditionne une tension qui réaffirme l’espace au moment
de sa dispersion, par l’apparition d’une figure. L’affectation est réciproque : les figures touchent
l’espace de façon à le reconfigurer, et inversement. « Thomas réfléchit à ces paroles, puis fixa à
nouveau la jeune fille. C’était singulier, elle ressemblait maintenant à la maison19. » Que penser de
l’extrême similitude esquissée entre la jeune femme et la structure de la maison ? L’espacement est
inscrit dans la demeure tout comme il est avoué par la jeune femme, Lucie : son prénom la présente
du côté de la lumière, aussi loin de Thomas qu’il est possible – Thomas reste définitivement du côté
obscur. Le rapprochement apporte une double entorse au paraître. La ressemblance affecte la qualité
de la perception. La figure regardée est dotée des caractères de l’espace et devient ressemblante
jusqu’à passer pour une figure spatiale, jusqu’à ce que l’espace devienne lui-même figure. La
réciprocité implique une double perspective : soit l’amalgame est donné pour réel et l’essentiel
porte sur l’instant de la transformation de la figure féminine en une figure d’espace ; soit il est
donné pour projection de l’esprit de Thomas, il faut alors s’attarder sur les raisons de la projection
et sur ses conséquences. La projection est à attribuer à la pratique de fiction, et la suite du texte
autorise un parallèle à valeur analogique. « Elle s’habituait à ce carcan de pierre et de ciment […]
c’est le corps triste et énigmatique du bâtiment qui semblait se confondre avec le sien20. » Thomas
est plongé dans l’expectative : les choses commencent à se ressembler, à s’indifférencier. L’intérêt
réside bien dans l’effet de ressemblance. Les premiers romans de Blanchot avaient tendance à
multiplier ces moments spécifiques de la narration, à la limite de l’image fantasmatique, mais les
explications qui suivaient dans le texte perdaient la densité de l’image. Le travail de réduction porte
ses fruits : les récits bénéficient du manque d’éclaircissement et d’autojustification, les images
gagnent en intensité. La proposition de ressemblance entre la figure et le bâtiment ne relève pas
d’une stricte question de point de vue au sens narratif du terme, elle engage la problématique de la
vision en correspondance avec celle de l’espace. L’image révèle que l’approche de l’espace n’est
pas phénoménologique. Dépréciation du visible ou effet de ressemblance, le principe de fiction
exploite les faux-semblants en les indiquant comme tels mais en soulignant qu’ils sont les seuls
phénomènes possibles. Il faut comprendre que tout est enseveli par une figure qui se déploie jusqu’à
ne plus présenter autre chose qu’elle-même mais qui dans le même temps met en doute la réalité de
son apparition.

Un espace souterrain
21 L’Arrêt de mort, op. cit., respectivement p. 63 et 99.
22 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 16 et 18.
28L’espace fictionnel aurait pour fonction de circonscrire un espace commun où il n’est plus
possible de s’éveiller à soi, où la règle est une extrême ambiguïté de la présence parce qu’elle est le
témoin d’une disparition. Dans L’Arrêt de mort la descente en contrebas, vers l’antre du métro,
évoque la présence d’un espace souterrain. Les indications concernant le métro ne se satisfont pas
d’un critère géographique et historique de l’action même si elles renvoient à un contexte précis et
rappellent le temps de la guerre « au moment du bombardement de Paris21 ». L’image du métro
indique un lieu de passage pour une même communauté, un lieu où se croise et se retrouve une
foule, malgré elle. Cependant, il est important de noter qu’il reste un endroit propice au refuge : «
Comme nous nous trouvions dans la rue, il fallut s’abriter dans le métro. » Le métro donne à lire
une particularité de l’espace. Il rappelle le terrier que l’on trouve chez Franz Kafka, mais au lieu de
cacher une vie de taupe recluse et solitaire, le métro esquisse une place commune. Ici comme là,
dans L’Arrêt de mort ou dans le récit de Kafka, l’espace-coquille n’est jamais l’équivalent d’un
espace intérieur de toute sécurité, il demeure sous la menace du dehors. Les figures se heurtent à
l’ébranlement de l’espace. Dans L’Attente l’oubli, une voix s’interroge sur l’espace qu’elle dit avoir
devant les yeux, répétant sa difficulté à en parler. Elle demande à une autre voix de décrire les lieux
tels qu’elle les voit, espérant confronter leurs deux visions par l’intermédiaire de ce qu’elles en
diront, visant par ce détour leur stabilité, et la certitude de se trouver là, ensemble : « Avec quel
intérêt elle le surveille, quand il lui dit : ici le lit, là une table, là où vous êtes un fauteuil22. »
L’effort reste vain, il y a une impossibilité à dire l’espace. La voix féminine veut entendre, par la
voix de l’autre, la description de ce qu’elles voient apparemment toutes deux, espérant rompre un
instant l’écart qui les sépare. La prise de parole augmente au contraire cette distance et au lieu de les
renvoyer l’une à l’autre entraîne une médiation sans retour. Sitôt que la figure tente de le cerner, dès
qu’elle semble se mouvoir et donner forme à l’espace, la structure se déconstruit. Chaque pas est
conduit avec l’intention d’appréhender l’espace : tandis qu’un semblant de description suit la figure
au moment où elle se déplace, le mouvement effectué prolonge et élargit le champ mais ne donne
lieu à aucun fondement. À mesure que le regard s’égare, l’espace se disperse de manière
déconcertante.

23 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 32 et 33.


29L’espace est lié à la manière d’occuper et de percevoir le lieu : or dans les fictions blanchotiennes
il ne se parcourt pas, ni d’un pas ni des yeux, au risque pour la figure de se retrouver immobilisée
ou statufiée. Loin de se mettre en place, l’essentiel de ce qui tiendrait lieu d’espace disparaît : ce qui
apparaît ? Un dehors, un dedans, un haut et un bas, et chaque fois l’inévitable courbure qui déforme
toute unité, retirant à l’espace la possibilité ultime de se montrer homogène. Dans Celui qui ne
m’accompagnait pas : « J’étais debout en bas de l’escalier […]. Je vis en contre-bas une pièce en
désordre, mal éclairée, où je n’eus pas la force de descendre23. » La figure est immobilisée entre
deux espaces, entre deux escaliers, l’un ascendant, l’autre descendant, l’un lui rappelant d’où elle
vient, l’autre l’invitant à poursuivre plus bas encore, au cœur du bâtiment comme au fin fond d’elle-
même. Aminadab offre un autre exemple de ces étagements, avec la longue ascension de Thomas,
grimpant d’étages en étages, jusqu’à la scène finale : Thomas s’est trompé de direction, il aurait dû
descendre du côté des sous-sols, aux tréfonds de l’immeuble pour en trouver la clef. Le domaine de
prédilection de la fiction blanchotienne se résume par cet espace souterrain, recouvert d’une
obscurité propre à celle qui emplit la profondeur des caves, d’où surgit une lumière trouble et
diffuse appartenant au plus intime des lieux et ne venant plus de la lumière du jour : l’espace est
éclairé depuis son obscurité interne qui le révèle autant qu’elle le dissimule. Pour capter cette
obscure clarté, il est bon de se garder d’une lecture métaphysique, ou symbolique, perturbant le sens
de la lecture et limitant les enjeux. L’espace ne se dessine ni d’emblée ni après-coup, il est en
confrontation avec le peu de lumière qui s’y infiltre ou en provient. Sa présentation ne réside pas en
sa potentielle présence mais en sa dissimulation en une obscurité constamment épaissie.

30Cela permet de situer la fiction dans un contexte plus littéral que symbolique qui n’évite pas le
rapprochement avec le psychisme et l’expérience mentale. Étudiant « l’espace du rêve », Sami-Ali
traite de l’ambivalence de l’expérience hypnagogique et met en évidence un remaniement des
limites entre le dedans et le dehors : l’espace ouvert par le rêve en efface l’opposition. Des vertus
hallucinatoires font face à l’appréhension de l’espace, le modèlent selon de nouvelles lois dès que
s’endorment les sens et que sombre la capacité à s’affirmer de la raison. Cela entraîne des
implications hors normes sur les variations de l’espace :

24 Sami-Ali, L’Espace imaginaire, Gallimard, Paris, 1991, p. 129.


Ce qui frappe dans le phénomène Isakower, c’est la structuration visuelle des impressions non
visuelles, cependant que la vision, du fait de la coïncidence du sujet et de l’objet, s’enferme dans un
espace strictement sans profondeur24.
31Sami-Ali montre que le phénomène Isakower relève du rêve et du fantasme. Des visions
apparaissent chez un être endormi ou pendant un état de veille et on note un état de fébrilité
important. Les textes de Blanchot suscitent souvent ce type de réactions, les figures sont toutes dans
des accès de fièvre, et proches de certains délires évoqués par Sami-Ali. Rappelons que le cas
clinique en tant que tel ne nous intéresse pas ici et que notre préoccupation reste l’affectation
fictionnelle des limites, et en particulier la transgression dedans-dehors.

La variabilité de l’espace
25 Le Pas au-delà, op. cit., p. 31.
32La mesure de l’espace effectue un pas de plus pour la définition de la fiction. Le Pas au-delà
instaure des indices de différenciation entre ce qui tient de la fiction et ce qui n’en relèverait pas.
Notons que la singularité de ce texte tient à l’ambiguïté de son registre mais aussi à la disjonction
typographique d’un même ensemble où le seuil est arbitrairement marqué. Des indications tirées du
Pas au-delà peuvent servir de modèle pour considérer l’espace blanchotien. En effet, les
affirmations sont denses et resserrent le propos. Le Pas au-delà en dit plus long que d’autres sur la
variabilité de l’espace face à la problématique de la fiction, usant de véritables passe-droits quant à
la mise en place de son statut. « La pièce – avec ses tables mises les unes au bout des autres25. »
Etrange perspective. « Ses tables », on ne sait pas de quelles tables il s’agit ni combien elles sont ni
pourquoi elles sont agencées d’une telle façon. Faut-il chercher un motif ou seulement considérer
l’aspect que présente l’espace entrecoupé ? Outre la valeur d’impersonnalité renforcée du nombre et
de la proximité des tables, le texte offre une marche à suivre, désignant une direction, sans qu’il y
ait d’orientation par l’ordonnance des tables, tant sur l’espace que sur son appréhension.
L’alignement est rudimentaire, il sous-tend l’image d’une illimitation de seuils et de surcroît
suggère comme dernier horizon le vacillement du réel : tout semble dire que celui qui voudrait
traverser la pièce s’attarderait à longer les tables les unes après les autres, entreprendrait, allant de
tables en tables, un mouvement qui le conduirait à un parcours infini qui prend de plus en plus
d’amplitude. L’alignement souligne un manque d’équilibre et une indétermination qui invite à
penser les éléments comme autant de seuils qui découpent l’espace. Derrière l’image de cette file de
tables dont le pluriel souligne l’aspect interminable, se donne à lire une ligne de fuite où se greffent
le désir contrarié de celui qui voudrait délimiter l’espace et l’incertitude qui s’offre avec lui. La
particularité est un morcellement primaire, la multiplicité des tables donne comme élémentaire le
passage par divers seuils : l’espace ne s’envisage pas d’un seul coup.

26 Ibid., p. 28 et 182.
33Ajoutons le rôle du déplacement. L’invention de l’espace devient difficile et se ruine à s’inventer.
Il n’est plus orienté ni orientable et ne se donne qu’en se perdant. Le Pas au-delà propose deux
autres indications, l’une au début, l’autre vers la fin du texte : « Si peu grande que fût la pièce,
spacieuse cependant », « la pièce réduite, immense »26. Tels sont les binômes emblématiques et
porteurs de la contradiction de l’espace, soumis à son tour à la combinaison des contraires. Les
expressions ont le mérite de l’explicite : l’espace n’a pas de dimension en soi ou plutôt ses
dimensions sont changeantes. Il s’agit d’en comprendre les variantes pour en définir les variables.
La question est de savoir si l’espace varie lui-même ou si, soumis au regard, il est passible de
variations dues à des attitudes d’observation, à des différences de perspectives entre le moment de
la perception et celui du parcours effectif. Jamais l’espace n’est stable, il est à la fois vaste et étroit,
petit et immense, clos et ouvert. Dans Le Dernier Homme, les niveaux de la maison apparaissent en
écho avec la structure mentale du malade, quelques indications nous invitent à les confronter. Ici
l’horizontalité du couloir rejoint la verticalité de l’escalier, le bouleversement correspond à une
cohérence interne :

27 Le Dernier Homme, op. cit., p. 10.


Son pas ne m’a jamais trompé […] laissant imaginer, même quand il avançait par le long couloir,
qu’il montait toujours un escalier, qu’il venait de très bas, de très loin et qu’il était encore très
loin27.
34On trouve des points de ressemblance avec certaines fictions qui engagent par des subterfuges
différents la remise en question de l’espace. Adolfo Bioy Casares décrit des paysages d’île dans
L’Invention de Morel ou dans Plan d’évasion, puis retire tout crédit à ces espaces qui n’en sont pas.
Il compense le manque d’espace par des dédoublements, des jeux de miroirs qui inventent un
espace en le menaçant de l’intérieur, portant atteinte à l’image dès lors qu’elle ne renvoie plus à un
objet premier mais à une autre image. Le texte de fiction donne à lire des impressions d’espace. De
même, il n’y a pas de paysage à proprement parler chez Blanchot, ce qui apparaît s’imprime à la
façon d’une trace. Si pour Gérard Genette, la Bibliothèque infinie de Jorge Luis Borges est symbole
de la spatialité de l’écriture, ici l’espace passe moins par une valeur de symbole que par celle de la
projection et de l’image. Cela nous entraîne vers de nouvelles perspectives pour la définition du
principe de fiction : le désir de toucher à la valeur spatiale et à sa variabilité, de reconsidérer
l’espace par la spécificité fictionnelle s’accorde à sa capacité à faire image. La feinte consiste à
inscrire en l’image la destitution du réel.

28 Victor Segalen, Équipée ou Voyage au Pays du Réel, Gallimard, Paris, 1983, p. 11.
35Deux écrivains sont préoccupés de la même façon par la particularité de l’espace fictionnel dans
sa relation à l’image : Victor Segalen et Louis-René des Forêts. Équipée ou Voyage au Pays du Réel
de Segalen engage d’emblée le récit en ce sens. Dès les premiers mots, le texte questionne son
propre statut de fiction, soupçonnant de l’intérieur la réalité du récit et le contenu de l’histoire qui
va suivre, prenant le parti d’un double jeu énoncé très directement : « J’AI TOUJOURS TENU
POUR SUSPECTS ou illusoires des récits de ce genre28. » Oscillant à la limite entre ce qui est réel
et ce qui ne l’est pas, le récit de Segalen fait du doute la réalité de la fiction. Il en va de même de
René Leys, inventant un espace fictif et le mettant en défaut à la mesure du pas qui le cherche.
N’est-ce pas aussi l’enjeu de La Chambre des enfants de des Forêts ? Chacun des récits retombe sur
la prédominance du double pour opérer le dédoublement d’une image. Il ne faut pas croire autre
chose que ce qui se déroule sous les yeux, il n’y aura pas d’espace possible. C’est là un autre atout
de la fiction : l’image arrive seule. Jeux de regards, paroles échangées, miroirs réfléchissants, tout
chez des Forêts donne l’impression que l’espace se présente comme un reflet, non pas comme un
miroir sans tain mais comme un miroir déformant. L’image tient à distance, on en revient à
l’espacement qui conditionne toute apparition. Nombreux sont les écrivains qui mettent en évidence
l’ébranlement du temps et de l’espace, nombreux sont ceux qui témoignent de l’hypothèse selon
laquelle le texte de fiction fait prendre conscience d’une telle déchirure.

36L’image est un opérateur de fiction dans la mesure où elle prétend au dépassement d’elle-même
et légitime le rapport entre espace et image : celui-ci devient perceptible dans l’effet de transparence
auquel joue l’écriture fragmentaire. La Folie du jour rend plus radical encore le propos sur l’espace.
Il n’est question ni de paysage ni de décor. Nulle mise en situation n’est véritablement prise en
compte, celles qui le sont ne sont pas crédibles et relèvent de critères quasiment fantasmatiques. Il
ne s’agit aucunement d’un espace intérieur, le texte ne se limite pas à un processus psychique. La
Folie du jour place l’extériorité comme distance à soi.

Mourir en fiction
37Le mode fictionnel engage un espace-temps dont on a montré qu’il s’inscrit comme un revers en
bordure du temps et de l’espace. La référence à la mort paraît fructueuse en ce qu’elle se donne
pour le versant inconnu par excellence. Si l’on établit un lien avec la posture de la figure, mourir
n’est jamais qu’entrer plus avant dans la mort. Il va sans dire qu’il faut quitter l’idée commune de la
mort, soit la fin d’un être au monde. La mort fictionnelle ne suscite pas la fin d’un monde ni
l’ouverture d’un autre mais tend à manifester une absence. Cette conception rappelle l’« autre mort
» que Blanchot développe dans L’Espace littéraire. L’écho théorique ne nous détourne en rien des
rapports à nouer entre œuvre de fiction et évaluation de ce qui se déploie dans l’écriture. Il souligne
seulement que la fiction va plus loin encore dans l’ambiguité d’une mort dont la réalité est un mode
d’altération.

29 Marie-Claire Ropars, « La Prise de parole », Littérature, no 64, décembre 1986. Si Levinas


assimile (...)
38Naissant hors de la pensée de la présence, la fiction rejoint le mode d’une absence qui reste à
identifier. La fiction blanchotienne, admettant une pensée de l’être inverse de celle de Heidegger,
propose une disparition de l’être. Contrairement à Anne-Lise Schulte Nordholt, on soutient avec
Marie-Claire Ropars que Maurice Blanchot assure une rupture avec le statut ontologique de
l’écriture, quittant la question du sujet et de l’être pour « entrer dans l’espace d’une discontinuité
qui, parce qu’elle en aurait fini avec l’ordonnance dialectique, nous permettrait de penser hors de
l’unité29 ». C’est vers cet espace de discontinuité qu’il faut pousser le débat sur la fiction pour
penser, après Heidegger, en le quittant, une nouvelle acception de l’absence. Texte après texte, la
fiction de Blanchot s’éloigne du rapport au monde et à l’être pour concevoir un monde qui n’est pas
une représentation du réel : il en est le reflet, à savoir un espace sans commune mesure avec lui
quoique conservant une ressemblance illégitime qui, chaque fois qu’elle est plus frappante, se
dérobe pour renvoyer à l’autorité de la fiction. Se met en place un espace mobile et fuyant qui ne
renvoie pas au réel. La fiction s’avoue comme reflet au moment même où elle se désavoue comme
représentation.

39L’instant de la disparition donne sens aux apparences. La disparition n’est pas totale, l’absence ne
le sera pas davantage. Il faut compter avec la notion de seuil, soit un passage qui s’établit et s’efface
à la mesure du pas. La spécificité de la mort fictionnelle est d’apparaître comme un seuil dilaté où
manquent les lieux-frontières : il n’y a plus de lieu en lequel se fixer ni au-delà ni en deçà de la
limite. La mort advient comme élément de défection de la pensée, excluant ce qu’on croit savoir
d’elle, et elle est difficile à envisager tant que l’effet de fiction ne joue pas. Le « pas » blanchotien
est une négation qui n’épargne rien, pas même la négation, il met fin à la souveraineté de
l’Aufhebung et engage la contradiction. La fiction de Blanchot joue l’impossible résolution selon
une voie sans troisième terme, autant dire une voie qui n’en n’est pas une. Elle suit l’ouverture du
ni/ni : ni l’être, ni le non-être, mais une absence qui ne se satisfait pas du rien.

30 Roger Munier, « Le flux, le figé, l’apparaître », NRF, no 436, mai 1989.


40La fiction investit le néant et simule un état de présence. Elle convoque l’apparition d’un vide qui
en a fini avec l’être, qui y semble cependant retenu. Les textes font en sorte que personne ne soit là.
Mais ce n’est pas le vide. Il y a une présence indéfinissable, l’« il y a » s’établit contre le rien. La
présence suggérée n’est plus tout à fait une présence. Aussi minimale soit-elle, elle enracine un
trouble à l’encontre de la possibilité du rien. La fiction a besoin de cet effet de présence qui lui tient
lieu de réalité. Roger Munier nous rappelle que chez Héraclite l’apparaître est lié à un impossible
état de présence : « Apparaître qui est aussi bien le seul réel. Les choses durent, mais le “réel”, lui,
est de l’instant évanescent et fulgurant30. » Cette réflexion nous oriente vers une reprise de la
singularité fictionnelle puisqu’elle établit une primauté de l’apparaître alors que le réel vacille.

La mort comme méprise ou la mort apparente


41Penser l’apparaître hors toute catégorie de l’être entraîne un rapport entre la fiction et la mort qui
ne doit rien à l’ordre thématique. Les cas d’analogie soulèvent des questions riches par les liaisons
qu’elles suscitent. Les considérer peut se révéler utile à condition de garder à l’esprit qu’elles sont
aussi et surtout des éléments de perturbation. La référence à la mort que nous connaissons, ou plutôt
que précisément nous ne connaissons pas, agit comme un inévitable écho qu’il ne faut pas rejeter
mais au contraire retenir comme sollicitation équivoque de la différence. C’est en quittant
progressivement l’idée commune de la mort qu’apparaît l’inconnu : la fiction telle qu’elle nous est
donnée à lire avec Blanchot est tout entière suggérée par la reconnaissance de ce versant. Quelques
textes et particularités d’écrivains éclairent l’ambivalence d’un mourir/ne pas mourir, lu comme
battement rythmique et invariant de la fiction. Les cas de figure qui suivent ont été choisis pour leur
point commun : une mort qui n’en finit pas.

42Gracchus : « Je suis mort. »

31 « La lecture de Kafka », premier texte de La Part du feu, place donc en première interrogation
l’am (...)
32 Franz Kafka, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1988, p. 454.
33 Ibid., Journal, Grasset, Paris, 1991, p. 552.
43Dans La Part du feu, Maurice Blanchot analyse et commente le récit du « Chasseur Gracchus »
de Franz Kafka. Il est vrai que ce texte de Kafka trouve aussi son écho dans la fiction de Blanchot :
les figures y rappellent la particularité d’un chasseur de la Forêt-Noire qui, « ayant succombé à une
chute dans un ravin, n’a cependant pas gagné l’au-delà – et maintenant il est vivant et il est mort31
». Ce mort qui ne l’est jamais assez est soumis à la réalité d’une apparence : il est retenu en sa mort
– la transgression est autorisée par le merveilleux de la fiction. D’où la fragilité d’un énoncé donné
à lire alors qu’il est dans le même temps reconnu comme impossible ; conscient de sa mort, le sujet
en assume la déclaration : « Depuis ce temps-là je suis mort32. » Le simulacre maintient l’illusion :
seul un Gracchus peut dire cela, passant outre la loi qui sépare distinctement la vie et la mort. Que
lui est-il arrivé, lui qui dit ne plus faire partie des êtres vivants, d’où parle-t-il pour associer le « je »
de l’énonciation à la mort déclarée ? Qui demeure là pour assumer une telle prise de parole, pour se
dire mort, si ce n’est plus lui en tant qu’être vivant, si ce n’est donc plus tout à fait lui-même ? Une
double question se pose, liant le statut de la parole à l’effet d’outre-tombe. La figure du chasseur ne
relève pas seulement d’un élément anecdotique qui resterait sur le versant de l’histoire racontée, elle
en dit plus long sur le statut de la figure et Kafka s’est lui-même expliqué sur le terme de chasse : «
Le mot “chasse” n’est qu’une image, je pourrais tout aussi bien dire “assaut contre la dernière
frontière terrestre”33. » Gracchus pose en sa parole l’acte de fiction. Suspendu hors temps et hors
espace, il est chassé de ce qui le retenait à l’être.

44En définitive, l’impossible « je suis mort » résonne comme impossibilité d’être présent à sa mort,
car c’est un événement qui n’arrive pas pour soi. Le « je » n’y a pas sa place. « L’instant de ma
mort » n’a pas de lieu, la posture n’est pas tenable et se déclare comme imposture. Gracchus est
celui qui peut tenir l’affirmation d’un sum moribundus. La figure est ensevelie en une mort qui lui
tient lieu d’apparaître. Pour la concevoir et satisfaire l’impératif de fiction, il faut abandonner toute
métaphysique et admettre que la figure est une suspension de l’être. Tout comme l’âme antique erre
sur la rive ou sur la barque, ainsi dérive Gracchus. Ayant quitté son corps, Gracchus n’est parvenu
en aucun lieu, il est sans demeure. Ce « déjà plus – pas encore » implique que la figure n’est pas à la
fois ici et là mais ni ici ni là. Mourir n’est pas un troisième état mais un manque qui est le fait de
l’entre-deux. L’aventure de Gracchus rejoint le mode d’une histoire narrée selon des modalités qui
rappellent le conte, elle retrouve le ton archaïque des légendes sans se parer d’aucune réalité ou
vraisemblance. Le monde qu’elle laisse apparaître possède ses propres facettes. De la réalité, il n’est
qu’un mince reflet qui a perdu le rapport qu’il est censé incarner.
45Le cas de M. Valdemar : « Je vous dis que je suis mort. »

46Les Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe sont davantage orientées vers le fantastique. Le
récit comporte plus de vraisemblance. Démultipliant les variations, le narrateur est confronté à la
réalité de son témoignage. L’extraordinaire pénètre le réel. La Vérité sur le cas de M. Valdemar
relate un épisode étrange : subissant une expérience de magnétisme, un homme est à l’agonie.
L’opération dérange l’ordre naturel des choses jusqu’à le rompre. Apparemment du fait du
magnétisme, plus sûrement sous l’effet de la fiction, elle brise l’équilibre des frontières entre réalité
et monde fictionnel. Vient la même idée de survie d’un homme, non pas mort et d’apparence
cadavérique mais comme Gracchus retenu en sa mort. L’homme ne passe pas de vie à trépas,
l’instant mortel est interrompu au moment où il a lieu. Dilaté par un subterfuge, il se prolonge de
manière indéterminée. L’homme meurt infiniment. En sont révélatrices quelques bribes de phrases
qu’il laisse échapper lorsqu’on l’interroge. Ses paroles rendent compte de son état intime : on ne
peut plus évaluer la différence entre la lourdeur du sommeil (magnétisé) et la mort proférée. Si on
considère ce que l’homme à cet instant est capable de révéler, selon la cohérence interne de la
fiction, on est conduit à penser d’un côté qu’il est vivant, puisqu’il parle, d’un autre côté qu’il est
mort, puisqu’il nous le dit. Soulignons qu’un temps s’écoule entre chaque déclaration, suivant la
progression de l’épreuve :

– Oui ; je dors maintenant. Ne m’éveillez pas ! – Laissez-moi mourir ainsi !


– Mal ? – non, – je meurs.
– Oui, toujours ; – je meurs.
– Oui, – non, – j’ai dormi ; – et maintenant, – maintenant je suis mort.
34 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, « Sur le cas de M. Valdemar », Gallimard, Paris,
1973, (...)
– Pour l’amour de Dieu ! – vite ! – vite – faites-moi dormir, – ou bien, vite ! éveillez-moi ! – vite –
Je vous dis que je suis mort34 !
47La juxtaposition permet de suivre, grâce à l’emploi des temps, passé-présent, le passage de
dormir à mourir jusqu’à la confusion finale du « je suis mort », jusqu’à l’instant effrayant où
l’homme se dit mort. À la différence de Gracchus, M. Valdemar est retenu artificiellement au sein
de sa mort par l’expérience magnétique et, aussitôt qu’elle aura cessé, le corps accédera au calme.
L’instant d’inquiétude du mourant rend indiscernable toute limite. De la même façon, la fiction
blanchotienne expérimente le « n’en avoir jamais fini avec la mort » comme lieu privilégié de la
fiction, tout d’abord parce qu’il dit l’impossibilité de l’événement, d’autre part parce qu’il altère le
sujet et le conduit en son devenir-autre.

48Mrs Rimmle : « Elle n’est pas vivante, vous comprenez. »

49Une autre référence, très évocatrice, d’une figure en « arrêt de mort » est celle que propose Henry
James dans une courte nouvelle intitulée Le Départ. L’histoire tourne autour de l’image d’une mère
terriblement vieillie, voire sans âge. Malade à en mourir, elle demeure dans la maison familiale,
toujours à la même place, assise sur un fauteuil à haut dossier – pour se tenir la plus droite possible
– qu’elle semble ne jamais devoir quitter : figure éternelle dévastant la vie de ses trois filles qui se
sacrifient pour rester auprès d’elle. Toutes vieillissent avec une rapidité étonnante au contact du
grand âge de leur mère. Mrs Rimmle est une figure mourante que la mort n’atteint pas, non que la
mort ne la concerne pas, mais parce qu’encore vivante elle est déjà frappée par la mort. Henry
James nous offre plus qu’une figure qui a fait un premier pas vers la mort, elle y est déjà ensevelie,
et reste là, visible, souveraine, en attente de sa disparition qui ne vient pas. Si le récit laisse croire
que l’enjeu est celui du « départ » des jeunes filles, susceptibles de partir vivre leurs vies, le titre est
à reporter sur le personnage de la mère, parce qu’elle a déjà commencé un départ qu’à la fin elle
donne comme impossible à réaliser. Le récit repose sur cette infinie prolongation de la vie :

35 Henry James, « Le Départ », La Revanche, Balland, Paris, 1993, successivement p. 185, 189,
199 et 2 (...)
Si la pauvre créature ne peut vraiment pas mourir, c’est qu’elle ne le peut pas.
L’existence physique de Mrs. Rimmle menaçait de se prolonger indéfiniment.
Ma mère va bien. Elle n’est pas vivante, vous comprenez.
Momifiée, les yeux grands ouverts, elle me regardait35.
50Le cas est terrifiant à cause de l’impossible disparition. Le corps malade, vieillissant toujours
plus, dépasse toute limite imaginable, non seulement Mrs Rimmle réchappe de maintes maladies
mais encore, bien assise dans son fauteuil, elle est laissée là, comme une chose en reste. Le texte dit
« pas vivante », on pourrait ajouter sans rien y changer « pas morte », brouillant à nouveau les
limites devenues indécidables de la vie et de la mort : la vie se prolongeant au-delà de la mort, la
mort s’infiltrant en la vie. Les frontières sont devenues entièrement perméables.

36 Joë Bousquet, Note-Book suivi de D’une autre vie, Fata Morgana, Montpellier, 1982, p. 25.
51On ajoute à ces trois cas de figure trois autres postures qui concernent trois écrivains, Joë
Bousquet, Michel Leiris et Antonin Artaud. Joë Bousquet se déclare « condamné à vivre dans sa
propre mort ». C’est pourquoi la figure de l’écrivain, en devenir par la personne de Bousquet, n’est
pas à considérer hors le texte. L’événement biographique rapproche le corps de l’écrivain du corps
textuel. Joë Bousquet se situe entre un être public et un être cloisonné par une mort latente, déjà
prononcée et l’habitant en sursis. Bousquet a failli mourir à la guerre. Ce n’est ni ce qu’il ressent ni
ce qu’il écrit dans ses textes. Son écriture est tout entière porteuse d’un trajet entamé quoique
manqué. Sous la forme d’une balle atteignant sa moelle épinière, un flux mortel s’infiltre en lui
jusqu’à lui retirer toute impression de vie. Sa vie autant que sa matière littéraire seront tournées vers
l’événement de cette mort, qui a eu lieu à cet instant, qui se prolonge tout au long de sa vie. Ce jour-
là, il est donné pour mort, en fait c’est la paralysie qui l’attend. Il mène une vie cataleptique comme
si la mort avançait de façon quotidienne sans jamais venir à bout de sa personne qui résiste : il sent
la mort à l’œuvre et devient pour lui-même un « mort-vivant ». Bousquet écrit à un ami qu’il se sent
« condamné à vivre intolérablement dans sa propre mort » et dans Le Meneur de lune : « Etre, c’est
pour moi fuir », « Ma personne n’est qu’un être d’emprunt ». À l’évidence, on peut établir des liens
entre sa vie et son œuvre mais le principe biographique n’est jamais chez lui qu’un élément de
survie par l’écriture, ou plutôt le moyen inespéré de répéter sa mort. Il ressent le besoin de
constamment rendre compte d’une coupure qui vit en lui et l’isole de lui-même : « Mon moi est
dans un monde et mon être dans un autre, je ne suis que le témoin de ce qui agit en moi36. »
Bousquet exhibe une figure d’écrivain dépouillée de sa nature intime au profit d’une extériorité qui
l’apparente lui-même à un être de fiction. Ce n’est pas l’élément biographique qui nous intéresse ici
mais la sensation d’une confusion entre ce qui fait la vie et ce qui peut être renvoyé à l’instance
mortelle.

37 Michel Leiris, Biffures, Gallimard, Paris, 1948, p. 265.


52Quant à Michel Leiris, il désire un regard rétrospectif pour clore son texte et donner une fois pour
toutes « la règle du jeu » d’une écriture à dessein autobiographique. Parce qu’il est interdit, ce
regard est à la mesure d’un point final qui lui échappe : « Moralement, je goûte un bizarre suspens ;
comme si jamais je ne devais mourir ou comme si, déjà, je n’étais plus vivant37. » Michel Leiris
passe son temps à scruter l’emploi et la particularité de son moi, à épuiser son identité à travers les
méandres d’une écriture qui ne peut en finir.

38 Ibid., L’Âge d’homme, Gallimard, Paris, 1973, p. 86-87.


Je ne puis dire à proprement parler que je meurs, puisque – mourant de mort violente ou non – je
n’assiste qu’à une partie de l’événement. […] Ma disparition m’empêchera, au grand jamais, de
connaître le dénouement38.
39 Denis Hollier, « À l’en-tête d’Olopherne », Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux,
Sa (...)
53Donne-t-il lieu à sa mort lorsqu’il passe douloureusement du « je » initial au « il » d’où lui-même
s’exclut ? Comment lire autrement le premier chapitre de Fourbis, « Mors », de quelle autre mort
est-il question si ce n’est la sienne, si ce n’est celle qui ébranle la présence au cœur du littéraire et
qui inscrit la mort au lieu de la fiction ? « Leiris se précipite tête la première dans l’autobiographie :
il engage sa première personne dans le trou39. » Denis Hollier montre à quel point l’autobiographie
agit pour Leiris comme une Judith, pratiquant la séduction pour mieux ensuite lui couper la tête.

54La figure de l’écrivain telle que la livre Antonin Artaud, de manière obsessionnelle, pratiquant
une répétition continue, nous montre comment elle devient pour lui-même un objet de regard. Peut-
être mieux que quiconque, Artaud dit la mort qui menace son être profond : « Je suis. Je suis mort.
Je suis devenu moi. Je suis (devenu) mort. Je suis devenu moi. Et ainsi de suite. »

40 Jean-Michel Rey, La Naissance de la poésie, Antonin Artaud, A. M. Métailié, Paris, 1991, p. 33.
À partir d’énoncés aussi rudimentaires indéfiniment repris, à partir de formules réduites à leur plus
simple expression, Artaud forge des fictions, tente d’introduire par là un nouveau régime de
l’autobiographie40.
55Jean-Michel Rey rappelle qu’Antonin Artaud a vécu certains événements de sa vie comme des
morts qui se sont succédées et note, dans un des Cahiers de Rodez de la fin 1945, l’obsession d’une
mort imminente mais aussi déjà là et comme déjà arrivée. Ces textes témoignent de la folie
d’Artaud mais aussi d’un commencement de la mort pour celui qui écrit. Sa pensée, laissée errante,
s’éloigne, elle ne sera retrouvée qu’avec sa mort enfin proférée, dite et répétée : car sa pensée
intime est liée à une posture de mort.

41 L’Instant de ma mort, op. cit., p. 10-11.


42 Ibid., p. 20.
56Les trois figures, Gracchus, Valdemar ou Mrs Rimmle, tout autant que ces trois postures
d’écrivain, Bousquet, Leiris, Artaud sont autant de détours pour lire à présent L’Instant de ma mort.
Au regard du biographique, la spécificité blanchotienne étant de radicalement se taire, il devient
difficile d’opérer de semblables allers-retours de la vie à l’œuvre de Blanchot. L’Instant de ma mort
est cependant explicite. Le narrateur raconte un événement qui s’est produit pendant la guerre et
dont il se souvient. S’il parle d’un jeune homme à qui cette histoire, s’il en est une, serait arrivée,
certains indices nous conduisent à penser qu’il le connaît trop bien. Seuls le mode du souvenir et le
simulacre des pronoms expliquent l’écart entre les deux personnes que le temps a menacées, jusqu’à
scinder en deux une seule et même personne. Le texte met à nu ce qui fut un questionnement
constant des textes fictionnels de Blanchot. Une telle phrase ne peut pas nous tromper sur ses
enjeux : « À sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté41. » Le narrateur
intervient sur la place de celui à qui sont arrivés les faits. L’emploi du futur est ambigu. Usant du
simulacre de la fiction, passant par la différenciation, le narrateur se retrouve en quête d’un passé,
d’un autre lui-même qu’il a perdu. Plus que la menace du temps qui passe, il y a un véritable
questionnement sur le statut de l’énonciation, sur le temps et sur l’espace, sur la figure, plus
largement sur la part qui revient à l’état de fiction. Le récit se donne à lire en deux mouvements
correspondant à deux temps distincts, la guerre et l’après-guerre. Il y a entre les deux une distance
incommensurable, traduite par la structure sous la forme d’un effet de coupure, un blanc textuel
sans commentaire, traduite aussi par la toute dernière phrase qui fait contrepoint au reste et relève
l’ambiguïté générale : « Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même ou, pour le dire
plus précisément, l’instant de ma mort désormais toujours en instance42. » Le narrateur revient avec
ses souvenirs sur l’événement qui a marqué le jeune homme qu’il a peut-être été, il reprend la place
qui fut la sienne. Sa mort en sursis a beau être le témoignage d’un homme épargné au cours d’une
guerre, elle appartient au mouvement de la fiction. Chez Blanchot, plus l’apparence d’un élément
biographique est claire plus s’expose l’artifice de fiction. Ce texte se réapproprie le temps passé
d’une guerre mais peu importe l’élément biographique pourvu que soit joué et reconnu l’instant
mortel tel qu’il est advenu et tel qu’il se maintient. La fiction nous autorise à dire : tel qu’il s’est
vécu là. Plus qu’un homme ayant failli mourir et qui en garde un souvenir bouleversant, le narrateur
est entraîné dans un mouvement sans issue.

43 Ibid., p. 7, 11 et 17.
[…] un homme encore jeune – empêché de mourir par la mort même – […] « Mort – immortel »
[…] Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. « Je suis
vivant. Non tu es mort »43.
57L’œuvre fictionnelle s’ouvre une fois admise cette pensée du « Je suis mort », une fois autorisé le
lieu impossible qui le prend en charge. Le surcroît de présence directement impliqué par le régime
de la fiction côtoie une certaine idée de l’absence. Analysant Le Dernier Homme, Georges Bataille
montre que Maurice Blanchot dépasse le cadre du récit et ne pense déjà plus à l’histoire mais à
l’espace fictionnel et fascinant d’un monde qui s’invente. Dans un sanatorium, trois êtres sont sur le
point de mourir ; il en est un qui s’en approche plus que les autres, le dernier homme. Parce qu’elles
ont effectué un pas dans la mort, les deux autres figures deviennent ses témoins privilégiés. Le récit
esquisse un trouble de la narration par le jeu des pronoms qui s’altèrent les uns les autres. Qui est
qui ? Qui parle là ? par endroits on ne peut décider, la tendance à s’uniformiser suggère une
indistinction des figures : or elles ne sont pas identiques, on peut seulement admettre que chacun
perd sa propre parole et revient plus démuni, dépossédé à en devenir méconnaissable. Ce texte
donne à penser plus que les autres « le monde où nous mourons ». Nombre d’indécisions pèsent,
des contradictions s’imposent, divers niveaux de lecture s’enchevêtrent pour destituer l’effet de
présence. Christophe Bident analyse les limites de la narrativité du texte blanchotien, poursuivant la
lecture de Jacques Derrida et la détournant. Il offre un nouveau regard sur le satut à accorder au
récit blanchotien en évoquant « l’effondrement de la référence », de par la pronominalisation des
personnages, et « l’effondrement du temps de l’histoire devant le temps de la narration ». Pour
Christophe Bident, le texte blanchotien pratique l’insignifiance. Le terme reste trop connoté et on
préfère renvoyer l’effet à la pertinence du fictionnel. La fiction convoque un apparaître qui ne prend
plus la présence comme référence, elle n’est jamais qu’un lieu où tout se dérobe, y compris le réel
de la fiction.

Mourir par l’autre ou le pressentiment d’un vide en soi


44 Thomas l’Obscur, op. cit., p. 88
45 Jacques Rolland, « Pour une approche de la question du neutre », Exercices de la patience,
Cahiers (...)
46 Thomas l’Obscur, op. cit., p. 100.
58La fiction anticipe sur la réalisation d’une mort transférée. Dans Thomas l’Obscur, épuisée par
une maladie interminable, Anne se met à l’écart du monde et de ceux qui l’entourent, elle décide de
mourir près de sa mère, de Louise, sa fidèle amie, et de Thomas. Elle attend de cette rencontre un
instant privilégié : en mourant, elle leur serre la main à tous les trois et les regarde jusqu’au dernier
instant, puisant en eux un ultime soutien, cherchant plus profondément autre chose. Qui
l’accompagnera pour cette traversée que l’on doit faire, chacun, seul ? Sa mère passe des heures à
son chevet, au lieu de l’assister elle joue le jeu de la mort qu’elle connaît (comble de l’imposture) et
la tristesse l’empêche d’être auprès de sa fille. Sur son visage, la tragédie : elle fait d’Anne une
figure dure, insensible, impersonnelle, déjà morte. Or Anne est tout le contraire : « C’est toute
vivante qu’Anne entendait passer à la mort, en esquivant les étapes intermédiaires qui sont le dégoût
et le refus de vivre44. » « Toute vivante », c’est le secret de la jeune fille, ses derniers instants
convoquent des désirs souterrains autrement plus terribles que l’aspect mortel. On dira ici avec
Jacques Rolland que la générosité, le « pour l’autre » de Levinas, prend singulièrement chez
Blanchot une tout autre dimension : le « par l’autre »45. Anne meurt par Thomas : gardant les yeux
ouverts, elle franchit le seuil, dépose son regard au fond des yeux de celui qu’elle entrevoit encore –
et qui la voit. Elle laisse s’échapper en lui le reste de vie qui ne lui appartient déjà plus. Thomas
l’assume pleinement : « Je lui pris la main. Je posai mes lèvres sur son front. Je la traitais comme
une vivante46. » Il existe une pensée commune à Bataille et à Blanchot : celui qui voit mourir son
semblable « subsiste hors de soi ». Thomas prend sur lui la part de l’autre qui s’en va ; alors le
mouvement s’inverse et la mourante emporte avec elle un complément de vie. À la mort d’Anne,
Thomas perd de sa vitalité. Devenant transparent à lui-même, il subit un dédoublement qui l’anime
de l’intérieur. Thomas a aimé Anne, il sera altéré par sa mort. Il est à présent seul, la mère et l’amie
sont sorties, Anne s’en est allée, arpentant la chambre il parle à haute voix : la prise de parole fait
face au cadavre, à l’absence d’Anne. Thomas disparaît en ses paroles, accompagnant Anne. Le face-
à-face autorise à penser la plénitude d’un vide encore brûlant de vie. Anne parviendra-t-elle à
partager de son côté un semblant de vie ? La fiction nous invite à le croire. L’ami est celui qui
m’accompagne en ces lieux où je ne suis pas. Au cœur de l’absence et du vide, on peut penser qu’ils
sont ensemble, en ce vertige de Thomas sous le regard de la morte.

59On remarque qu’un même cas de figure revient dans la plupart des textes de fiction de Blanchot.
Repensons à la figure de la sœur qui hante Le Très-Haut. La sœur est, pour une figure masculine,
celle qui lui ressemble, à la fois son double et ce qui lui est le plus étranger. Après avoir attiré son
frère, Henri Sorge, jusqu’au cimetière, Louise se glisse au fond d’un caveau vide, et avec la
dextérité de son corps d’enfant, se niche dans une cavité pour défier l’indéfiable : la mort. Pourquoi
ce geste ? Est-il soudain, gratuit, fut-il prémédité ? Autant de questions auxquelles le texte ne
répond pas. Faut-il chercher à l’expliquer par quelque prétexte psychologique ? Faut-il y voir
quelque prétention symbolique ? Sauf à se leurrer sur l’emploi du texte, il ne signifie rien. Il indique
peut-être un mouvement illégitime autant qu’irréparable : le geste est là, retranscrit, ne montrant pas
autre chose qu’une figure de femme hissée à la place du mort. Le texte se risque ensuite à éprouver
l’impensable, Louise est devenue très blanche et en elle n’apparaît plus aucun signe de vie.
Regardant son frère d’une façon insolite, ce sera bientôt le visage du garçon qui sera teint d’une
blancheur stupéfiante :

47 Le Très-Haut, op. cit., p. 74.


Les yeux me regardaient […] mais derrière eux, quelqu’un me regardait, quelqu’un et peut-être, –
rien. […] et mes yeux étaient fixés sur elle et la regardaient, et non pas eux, mais derrière eux
quelqu’un la regardait, quelqu’un et peut-être, – rien47.
60Au fond du caveau, tout s’est passé comme si les deux êtres s’étaient ravis l’un à l’autre, ne
laissant de place qu’à leur mutuelle disparition : un échange de regards mortifères se combine afin
que l’un et l’autre passent par une absence d’être. L’apparition d’une présence fantomale vérifie la
quasi-équivalence avec le « rien » qui s’esquisse. Un double geste qui inaugure une scène fatale,
marquant l’éveil d’une présence en arrière du regard qui se vide et la défiguration de la figure
première. Alors la figure du rien se dresse comme présence indéterminée. Sur le rien pèse
l’incertitude impondérable d’une figure défunte. Ainsi en va-t-il du rapport fiction/réel, il nous faut
à présent en déterminer les implications.

NOTES
1 William Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1. L’épreuve de la mort ne renvoie pas aux fins
tragiques des personnages de Shakespeare ; dans la citation d’Hamlet, nous retiendrons cependant la
figure du chiasme : « Mourir, dormir ; dormir, rêver peut-être. » Dans les profondeurs du sommeil
qui l’entoure, la mort se retrouve assimilée, par le rapprochement des termes, à l’horizon du rêve.
Est-on si loin d’Hamlet ? « Être ou ne pas être », ainsi se dessine une proposition de mort qui ne
conserve de l’alternative que son apparence.

2 La Folie du jour, op. cit., p. 19.

3 Roger Laporte, Deux lectures de Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1973, p. 102.

4 Voir Mireille Calle-Gruber, « Claude Simon : le Temps, l’Écriture », Littérature, no 83, octobre
1991.

5 Le Très-Haut, op. cit., p. 228.

6 Le Dernier Homme, op. cit., respectivement p. 37, 38 et 47.

7 Paul Ricœur, Temps et Récit, Seuil, Paris, 1983-1985, p. 51.

8 Le Dernier Homme, op. cit., p. 15, 18, 23 et 24.

9 Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1969, p. 94-95.

10 Roger Laporte, L’Ancien, l’effroyablement ancien, op. cit., p. 22.

11 Voir le texte de Jacques Derrida dans lequel il assume un rapprochement séduisant entre le feu et
la question de la trace : Feu la cendre, Des femmes, Paris, 1987. Restent ces mots énigmatiques : «
Il y a là cendre. »

12 Jacques Derrida, « De l’écrit à la parole », Revue Théâtre public, no 79, Gennevilliers, p. 38.

13 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Éditions Gonthier, Paris, 1970, p. 37.

14 Jacques Derrida, Parages, Galilée, Paris, 1986, p. 78.

15 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1987, p. 389.


16 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 64-65.

17 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 13.

18 À propos d’Aminadab, on peut se référer à l’étude de Joë Bousquet, écrite juste après la parution
du roman, en 1942 et publiée dans Confluences en 1943. Le texte de Bousquet a par la suite été
repris par Fata Morgana en 1987, et a été couplé avec un essai de Maurice Blanchot sur Joë
Bousquet.

19 Aminadab, op. cit., p. 226.

20 Ibid.

21 L’Arrêt de mort, op. cit., respectivement p. 63 et 99.

22 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 16 et 18.

23 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 32 et 33.

24 Sami-Ali, L’Espace imaginaire, Gallimard, Paris, 1991, p. 129.

25 Le Pas au-delà, op. cit., p. 31.

26 Ibid., p. 28 et 182.

27 Le Dernier Homme, op. cit., p. 10.

28 Victor Segalen, Équipée ou Voyage au Pays du Réel, Gallimard, Paris, 1983, p. 11.

29 Marie-Claire Ropars, « La Prise de parole », Littérature, no 64, décembre 1986. Si Levinas


assimile l’Être de Heidegger et le Neutre de Blanchot, Blanchot insistera pour dire au contraire qu’il
s’en démarque. Voir Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard,
Paris, 1971, pages 72-73.

30 Roger Munier, « Le flux, le figé, l’apparaître », NRF, no 436, mai 1989.


31 « La lecture de Kafka », premier texte de La Part du feu, place donc en première interrogation
l’ambiguïté du négatif.

32 Franz Kafka, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1988, p. 454.

33 Ibid., Journal, Grasset, Paris, 1991, p. 552.

34 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, « Sur le cas de M. Valdemar », Gallimard, Paris,
1973, p. 277-281.

35 Henry James, « Le Départ », La Revanche, Balland, Paris, 1993, successivement p. 185, 189,
199 et 201. On retrouve dans d’autres textes de James le même type de personnages hors temps,
vieillis à l’extrême et ayant déjà un pied dans la tombe : personnages voués à l’absence et dont la
présence ne cesse de confirmer la disparition imminente. On pense par exemple à la vieille femme
des Papiers de Jeffrey Aspern, dont les années s’accumulent de façon inconsidérée. On notera aussi
les correspondances établies entre le corps de la vielle femme et l’espace qui l’entoure : sa présence
n’est en effet garantie que par la bien mystérieuse ville de Venise en laquelle elle est chaque jour un
peu plus ensevelie.

36 Joë Bousquet, Note-Book suivi de D’une autre vie, Fata Morgana, Montpellier, 1982, p. 25.

37 Michel Leiris, Biffures, Gallimard, Paris, 1948, p. 265.

38 Ibid., L’Âge d’homme, Gallimard, Paris, 1973, p. 86-87.

39 Denis Hollier, « À l’en-tête d’Olopherne », Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux,
Sartre), Minuit, Paris, 1993.

40 Jean-Michel Rey, La Naissance de la poésie, Antonin Artaud, A. M. Métailié, Paris, 1991, p. 33.

41 L’Instant de ma mort, op. cit., p. 10-11.

42 Ibid., p. 20.

43 Ibid., p. 7, 11 et 17.
44 Thomas l’Obscur, op. cit., p. 88

45 Jacques Rolland, « Pour une approche de la question du neutre », Exercices de la patience,


Cahiers de philosophie, « Blanchot », n° 2, Hiver 1981. Pour différencier Blanchot de Levinas,
Rolland reprend la lecture du récit de Tolstoï, Maître et serviteur. Dans L’Espace littéraire, voir le
passage de Blanchot sur Tolstoï, « Se coucher sur Nikita », pages 217 à 221.

46 Thomas l’Obscur, op. cit., p. 100.

47 Le Très-Haut, op. cit., p. 74.


Authenticité de fiction
p. 123-144

En tant qu’apparition, Erscheinung, et non copie, les œuvres d’art sont des images.
T. W. Adorno, Théorie esthétique.

Un principe de simulation
1La fiction a ceci de particulier qu’elle se remet elle-même en question, d’où la difficulté de la
saisir et de la maîtriser en lui donnant une définition. L’axe qu’on choisit pour l’aborder vise à la
rendre la plus stable possible, sans perdre de vue sa mobilité. C’est à l’extrême limite où elle se
trouve lorsqu’elle a été poussée au bout d’elle-même qu’on voudrait la fixer : on fait ici référence à
la réduction pratiquée par les textes de Blanchot, plus précisément à la façon dont la fiction met
elle-même en doute ce qui en elle fait événement. La résistance à l’événementiel relève de la
profonde tension dans laquelle se tient le mouvement de fiction, toujours prêt à s’effacer, mais
toujours s’épanchant, aussi ténue que soit cette venue à soi.

1 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot. La Voix narrative, UGE, Paris, 1974.


2 Michel Thévoz, « Maurice Blanchot et la fiction du récit », La Quinzaine littéraire, no 202, 16-31
(...)
2La démarche blanchotienne accueille un paradoxe qui ne nous embarrasse pas si on tient compte
de la feinte interne à la fiction. Ainsi rien d’étonnant à ce que Daniel Wilhem souligne que la voix
narrative reprend la question de la représentation car c’est un moyen pour justement s’en
démarquer1. Or le propre des textes de Blanchot est de se questionner de l’intérieur, poussant la
conduite narrative à déjouer ses propres opérateurs de narration. Michel Thévoz dirait que les récits
de Blanchot sont « retors, indécidables, simulateurs, toujours distraits, à la dérive, différant et
déportant interminablement leur sens, “une défection de l’œuvre”2 ». Les études de Daniel Wilhem
et de Michel Thévoz interrogent principalement la fin de la référence dans les œuvres du XX e
siècle et mesurent l’illusion référentielle que porte la fiction. « Simulation interne ou redoublée »
pour Thévoz, « dissimulation » pour Wilhem, tous deux s’accordent sur l’ambiguïté du statut du
texte blanchotien. Cependant il y a dans l’analyse de Daniel Wilhem un désir d’accorder en un
même ensemble tous les textes de Blanchot. Il étudie successivement Thomas l’Obscur, L’Attente
l’oubli ou L’Entretien infini comme s’il avait affaire à un même geste d’écriture, à trois récits, et
cela en vertu de la reconnaissance de « textes limites » qui, en cette limite, se retrouveraient. On ne
saurait considérer le troisième au même titre que les deux premiers, même pour signifier une «
narration dédoublée » telle que la pense et la définit Daniel Wilhem. Reconnaître le fictionnel, c’est
déjà rendre illégitime la présence de quelque niveau théorique. Il contient par ailleurs un tout autre
ordre de réflexion, dont on ne se passera pas pour comprendre le mécanisme fictionnel.

3Notons que la fiction ne vise en rien l’étude de l’écriture menée selon un mode autarcique qui
l’enferme : par un jeu de repli, elle tourne autour d’elle en esquissant la possibilité de s’envisager
tout en se faisant. Par ce mouvement, comme par reflets, on aperçoit les traces que cette fiction nous
laisse à propos d’elle. Les effets de miroir que multiplient les textes ne renvoient pas à la question
de la représentation, qui tombe d’elle-même, mais au seul statut de fiction, à l’ambiguïté des
rapports que cette dernière entretient avec le réel. La fiction engage un dédoublement originel et,
refusant toute priorité au réel, elle ne l’offre que déjà investi par elle.

3 Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, Paris, 1991, p. 10.
4L’enjeu est de montrer que la pensée de fiction est interne mais doit être rattachée à une extériorité
qui viendrait encore d’elle. Fixer une proposition sur la fiction nécessite de l’aborder comme
épreuve du réel. Que pourrait-elle éprouver d’autre sinon à rester seule, radicalement séparée d’un
réel dont elle ne ferait pas partie ? Pour Dominique Rabaté, « la fonction de l’écriture n’est pas tant
de ressusciter le réel que de s’en débarrasser3 ». On lui répondra que l’enjeu de la fiction est de se
poser comme espace frontière qui ni ne ressuscite ni ne se débarrasse du réel, pour la raison qu’il est
un point limite entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. En ce sens, l’œuvre de fiction, reconnue
pour sa place d’intermédiaire, fragile et inconstante, se trouve, selon l’expression de Georges
Bataille, « au bout du possible ». C’est en même temps l’occasion de considérer à la fois ce que
pose la fiction, ce qu’elle désavoue, ce qu’elle indique ou dissimule, comment elle apparaît sans se
destituer, libérée de ce qui apparemment ne la concerne plus, à savoir le versant de la réalité. Nos
interrogations portent sur les modalités d’un réel qu’elle aurait par avance contaminé, sur la priorité
d’une pensée qu’elle soutient et qui passe par elle : la pensée de la feinte liée à la folie d’une pensée
interne à la fiction, une pensée altérée jouant comme principe d’altération.

La feinte
5La fiction repose sur un masque aux apparences trompeuses. L’ôter, pour voir ce qu’il recouvre,
conduirait à une voie sans issue. Il s’agit moins de le retirer que d’exploiter la fiction comme feinte,
c’est-à-dire comme invention d’une figure dont le propre est de se montrer dissimulée. On cherche
donc ici à rendre compte de sa part de dissimulation. Elle est jouée par le « caractère
kaléidoscopique du récit » que Theodor W. Adorno évoque dans Notes sur la littérature à propos
notamment de certains textes de Thomas Mann. Franz Kafka, Borges y répondent aussi bien. Un
récit peut par exemple contenir une part de fantastique sans forcément s’inscrire dans le genre.
Ajoutons que le fantastique côtoie la question de la fiction en ce sens qu’il se place déjà en défaut
par rapport au réel. Borges explore le réel en cherchant ce qui se tient au-delà. Les premiers textes
de Maurice Blanchot furent rattachés à la littérature fantastique. Dans Situation I, Jean-Paul Sartre
propose une lecture de Aminadab en mettant l’accent sur le monde si peu réel dans lequel évolue le
roman. Ce n’est pas l’aspect fantastique ou merveilleux que nous retenons mais ce qui est au
fondement du fantastique lui-même : la remise en question du réel, voire son débordement.

4 Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », Les Cahiers de la Pléiade, avril 1947.
6Certains écrivains cultivent tout particulièrement ce rapport. L’écrivain et critique Jorge de Sena
rejoint, avec Le Physicien prodigieux, l’univers archaïque du conte en gardant une dimension très
moderne dans son écriture. Retournant à des textes anciens du XVe siècle, puisant à la source de la
littérature portugaise, il renouvelle l’écriture et la renvoie à son état premier de fiction. Noël
Devaulx élève le temps de ses écrits jusqu’à la réalisation d’un temps improbable : il retrouve le
fantastique, accordant à son récit la valeur d’un inconcevable, imbriquant réalité et fiction à tel
point qu’il indifférencie ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Rappelons qu’André Breton critique la
description en littérature, tout particulièrement dans l’écriture de Dostoïevski : le romancier a le tort
de perdre son temps puisque le lecteur n’entre pas dans la chambre décrite. Pour Blanchot au
contraire, la description restaure le caractère « magique » du monde littéraire. Des transformations
se produisent, par glissements méthodiquement agencés, et dérangent l’ordre établi. Il insiste sur le
fait que le merveilleux naît probablement dans l’esprit du lecteur du fait même de l’impossibilité
d’accéder à ces espaces décrits : « Ces chambres auxquelles le lecteur s’intéresse, précisément parce
qu’il n’y peut entrer4. » En ce sens, le fantastique n’est pas un genre à part, on en conclura qu’il
dépasse la notion de genre. Cela rappelle la réponse formulée par Louis-René des Forêts à qui on
demandait s’il accepterait d’être classé dans la littérature fantastique :

5 Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, Montpellier, 1985, p. 23.
Si pour vous, littérature fantastique signifie : refaire la chaîne entre la réalité et la virtualité du
possible, alors pourquoi non ? N’est-ce pas ainsi qu’on pourrait en somme définir tout art5 ?
7La fiction est une feinte, elle implique une équation offrant à lire l’improbable comme probable.
Elle ne s’inscrit pas dans un rapport avec la vérité, la vraisemblance ne la concerne pas. Espère-t-
elle se faire passer pour la réalité ? La fiction ne fait jamais un pas sans indiquer qu’elle ne l’est pas.
Donner pour réel, voilà ce que réclame la fiction. Elle fonctionne alors par ruses sans véritablement
chercher à tromper : demeure le désir de faire croire à quelque chose d’inexistant, l’instant de la
fiction. Le texte met en place un mode d’illusion, pour que l’on croie à ce qui est dit tout en n’y
croyant pas. La ruse du récit blanchotien consiste à simuler un excès de sincérité qui finalement
tient le soupçon éveillé. De même, Le Bavard de Louis-René des Forêts multiplie les formules aptes
à rendre le propos crédible : « à vrai dire », « sincèrement », « franchement ». La fiction fait «
comme si », non pas comme si la fiction était la réalité mais comme s’il n’était plus possible de les
différencier. C’est la ressemblance qui est trompeuse, tenant l’une et l’autre assimilées : voilà le
point fort de la fiction, elle ne s’exerce pas pour tromper mais, parce qu’elle suscite des effets
trompeurs, elle va de pair avec un mode d’illusion. « Faire comme si » équivaut en fiction à un «
apparaître comme ».

8Le désir de cacher se maintient. L’art de la simulation est lié à celui de la dissimulation et,
paradoxalement, au désir de « faire apparaître ». La fiction s’écrit selon une esthétique du
dévoilement : en soulevant un voile, elle en constitue un nouveau et ainsi de suite, avec un
retranchement sans fin. Dévoiler ne va pas sans la contrepartie d’un revoilement immédiat. Il y a
repli vers ce qui est dissimulé. Ce qui est à apparaître n’est rien d’autre que ce qui se tient sous le
voile. Autrement dit, ce qui attire le regard reste tourné du côté de l’invisible. La fiction comme
esthétique du dévoilement livre le voile avec ses résistances. Découvrir la réalité cachée ce n’est pas
ôter ce qui la couvre mais le montrer du doigt. La fiction conserve le secret de la dissimulation, «
richesse » précieuse pour René Char :

Lui
Tu me compares continuellement à autrui ou à quelque espèce !
6 René Char, « Claire », Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1983, p. 896.
La rencontrée
Je n’y peux rien. Tu n’es jamais celui que j’ai devant les yeux. Ne proteste pas. C’est cela la
richesse6 !
9Le voile empêche une véritable identification, ce qui entretient la part d’ambiguïté. L’écart permet
de lire l’aspect multiple de l’autre, et la nudité du visage se prête à cet infini jeu de cache-cache.
Ainsi s’établit « l’éventail » des figures, objet mallarméen par excellence qui, en se dépliant,
masque puis laisse apparaître un visage, le dévoilant, le dérobant. L’éventail respecte la multiplicité
des possibles, et le dévoilement implique un revoilement constant.

Le simulacre
10Pour surprendre la fiction en sa marche, on observe certains effets qui répondent au défi qu’elle
s’impose à elle-même. Sonder la fiction, c’est en comprendre les rouages. Le récit de Blanchot les
éclaire, cependant il exerce les caractères fictionnels de manière réduite, les dénonçant au moment
où ils s’énoncent. L’écriture est rusée, Blanchot redouble cet effet de ruse. Il élabore des
subterfuges qui touchent à l’être humain en le dépouillant de sa psychologie. La figure
blanchotienne passe par des éléments censés constituer sa part d’humanité, ceux-ci relèvent aussitôt
sa qualité d’abstraction : des yeux, un regard, un visage, une main, de temps à autre à peine
esquissée la sensualité d’une figure féminine, ici une bouche ouverte, là une silhouette, jusqu’au ton
obsessionnel d’un rouge éclatant, celui de la robe de Louise dans Le Très-Haut. Ces subterfuges
sont à considérer comme des simulacres, ils font le jeu de la fiction. Ils soulignent différents états
du corps, du frisson à la fièvre, du froid piquant à la chaleur violente. On note l’absence des
sentiments : seulement quelques états d’âme, ceux qu’on ressent dans des instants extrêmes
d’attente ou de peur. D’autres détails concernent des éléments naturels mais ni le ciel ni la pluie, ni
la neige, ni le vent ne renvoient à quelque milieu cosmique. Ils ne représentent rien, ils présentent
artificiellement. Le simulacre de la conversation prend le tour du dialogue : subsistent la destitution
et l’absence du sujet parlant. Le « je » absent a-t-il le droit à la parole ? La lui donner renforce son
absence, la manifester, c’est ce que font les simulacres. Et là où ils s’engagent, presque tout
disparaît : que dire de ce qui reste encore, même si cela n’est présent que sous le mode de la feinte ?

7 Alberto Giacometti, « Le rêve, le sphinx et la mort de T. », Écrits, Hermann, Paris, 1991, p. 27.
8 Jorge Luis Borges, Le Rapport de Brodie, « Préface », Gallimard, Paris, 1989, p. 9.
11Le simulacre agit comme un trompe-l’œil, trouble la vision et fausse la logique de perception. La
fiction est un mirage séduisant et trompeur, une inépuisable source d’illusion qui l’apparente à un
air de songe : elle est aussi réelle, aussi irréelle que lui, comparable à ce qui se trame la nuit, lorsque
l’esprit se brouille et laisse place à un univers autre, détaché du réel, une indistinction entre ce qui
est réel et ce qui ne l’est pas. Le songe contient sa part de mensonge. Quelle étrange sensation que
celle d’Alberto Giacometti attentif aux apparences et à l’ouverture du monde inconnu des rêves : «
Je me réveillai à ce moment-là, mais je me réveillai dans le rêve qui continua7. » Comment
discerner sans se tromper le rêve de l’état de veille ? L’un et l’autre sont pris par la fiction du rêve,
ce qui maintient le brouillage des repères. Le texte met en relief l’effroi de cet instant d’incertitude
où le réveil semble avoir lieu mais n’est qu’un subterfuge rendu possible par la nature même du
rêve. La fiction s’emploie à de telles ruses pour accroître l’état de vertige. Pour Jorge Luis Borges :
« La littérature n’est, du reste, rien d’autre qu’un rêve dirigé8. » L’assimilation vient du fait que le «
travail du rêve » est un travail de travestissement. S’il altère la réalité, il en fait aussi partie. La
question est celle des limites : à peine s’autorise-t-on à les établir qu’elles seront forcément à
déplacer.

12« L’Imposteur » est une nouvelle de Silvina Ocampo, auteur argentin proche de Borges dans la
vie comme en littérature. Le texte présente deux adolescents liés l’un à l’autre par de vifs rapports
d’amitié et de haine. Il faut attendre la fin de la nouvelle pour comprendre les véritables enjeux du
récit : on y apprend que les deux garçons ne forment qu’une seule et même personne, que l’un est le
double que s’est inventé l’autre. Sans entrer plus avant dans une analyse de type psychanalytique
sur l’état d’esprit et la folie du garçon, sur les symptômes schizophréniques, on propose de lire
autrement la phase du dédoublement. Le récit est touché par une instabilité qui rejaillit à rebours
parce que la révélation ne vient qu’au terme du récit. La force de la nouvelle relève donc moins du
caractère psychologique que d’une puissance d’illusion qui tout au long du texte laisse croire à la
présence simultanée des deux personnages. Le dessaisissement final opère d’autant mieux que
l’effet d’illusion a été plus grand : la fiction a devancé la réalité. De plus, le dédoublement n’entend
être avoué qu’à l’extérieur du récit proprement dit, par une coupure textuelle qui laisse place aux «
Considérations finales de Romulo Sagasta ». Le subterfuge fonctionne car le passage fait en réalité
partie intégrante de la nouvelle. Il y a là un exercice d’éloignement qui laisse intact le trouble de la
fiction : la présence des deux garçons, tandis que la force de simulation est explicitement déclarée –
la phase de dédoublement a déjà eu lieu, mais a été tenue secrète. La fiction n’est-elle jamais autre
chose qu’un art d’illusion ? La puissance trompeuse, affirmée par la double présence du garçon,
renforce l’effet de fiction et accentue l’ambiguïté d’une soi-disant réalité. Le corps du texte ne
bougera pas malgré l’explication finale : les deux garçons restent face à face, et demeure le trouble
d’une étrangeté à soi.

Le recours à l’image
13La fiction façonne un rapport à l’image qui appelle un questionnement spécifique. Les récits
d’Adolfo Bioy Casares explorent un versant de l’image sans lui donner pour seul lieu le pouvoir de
l’imagination. En témoignent Plan d’évasion et L’Invention de Morel : fruits d’un travail savant,
des machines sont destinées à suppléer le réel là où il fait défaut. Œuvres de fous ou de désespérés,
que sont d’autre ces inventions insensées qui cherchent à donner une réalité au devenir-image de
l’être ?

9 Adolfo Bioy Casares, Plan d’évasion, U. G. E., 10/18, Paris, p. 196.


14« Coller » au réel – Casares le montre – c’est lui être fidèle, en rendre compte et être son image.
Ainsi dans Plan d’évasion, une « vision imaginaire devient réelle pour celui qui y croit9 ». Le texte
est particulièrement intéressant pour l’étude de la fiction : si la réalité est faite de nos rêves et de nos
fantasmes, si elle est l’œuvre de l’imaginaire, en quoi diffère-t-elle du statut de l’image ? Les
limites deviennent indécidables. Mais le réel dépend-il de l’idée qu’on s’en fait ? C’est ce que
suggère ou feint Casares pariant sur la primauté de l’image. À partir du sonnet des Voyelles
d’Arthur Rimbaud, des correspondances entre sons et couleurs, un inventeur, Castel, réalise des
opérations sur des prisonniers. Il modifie leur cerveau, leur système nerveux, leur système optique
de telle sorte qu’enfermés dans une cellule, ils jouissent d’une liberté sans égale et se prélassent sur
une île paradisiaque. Leurs perceptions ne leur permettent plus de distinguer de la réalité les images
qu’ils ont sous les yeux. Le plan est conçu pour organiser un univers hors réalité. L’usage des
couleurs, les mouvements ralentis à l’extrême, l’appel aux synesthésies créent une relation à
l’espace, voire l’invention d’un espace autonome où l’existence serait autre : totalement vraie pour
ceux qui la vivent, absolument imaginaire pour ceux qui les observent. Castel répond par une
machinerie infernale au désir de s’évader hors du réel, son « plan d’évasion » répond à la recherche
vaine d’un lieu idéal qui, à l’instar du désir baudelairien, serait « n’importe où hors du monde ». Le
plan de Castel s’approche au plus près d’une image qui n’est pas hors du monde, qui s’éprouve sur
le mode de l’existence imaginaire des prisonniers.

15La fiction répète l’adéquation inespérée du réel et de son image. Comment en arrive-t-on à ne
plus distinguer une image de la réalité, d’où vient l’indistinction des limites, les frontières seraient-
elles perméables ? La fiction creuse le réel, exprimant, par le détour qu’elle invoque, qu’elle ne
cherche pas à rendre compte du réel. Se plaçant à l’écart, elle le laisse apparaître à travers sa
différence. L’imaginaire autorise l’assimilation de deux mondes qui, en contact, s’échangent
jusqu’à s’indifférencier. L’Invention de Morel exploite le lien entre la fiction et la réalité de la
projection filmique. Après un naufrage, un homme se retrouve sur une île déserte face à d’étranges
personnages. Qui sont ces gens qui ne lui prêtent aucune attention et qui ne se rendent pas compte
de son existence ? Ce sont des images : dans le passé, une machine a filmé les habitants de l’île aux
dépens de leur vie. Ne reste que le film qui se projette sur les rochers à chaque mouvement de
marée. L’homme récemment échoué ne distingue pas ces images de la réalité, parce qu’elles en font
étrangement partie. Les yeux ne sont plus à même d’établir avec certitude une limite entre ce qui
relève du rêve, de l’hallucination, de l’image, et ce qui tient lieu de réalité. L’enjeu de la fiction
blanchotienne, de toute fiction, devient l’épreuve de la réalité et la relance de l’indétermination.

16Plus proche de l’écriture de Maurice Blanchot, Jean Paulhan s’attache à la rêverie d’une jeune
fille. Lalie se regarde dans les reflets de l’eau d’un puits : elle y voit des figures étranges parmi
lesquelles elle croit se trouver, mais ne reconnaît pas son image. Là, dans l’eau ou à travers le
regard qui plonge dans l’obscurité, résident les « dames-de-puits », projections peut-être sorties de
l’imaginaire de l’enfant, figures données possibles par le merveilleux du récit. Un trouble affecte la
raison de l’enfant. On devine un état fiévreux et la proximité d’un vertige :

10 Jean Paulhan, Le Guerrier appliqué - Progrès en amour assez lents - Lalie, Gallimard, 1982.
« L’une de celle-ci est mon image » […] elle se sentait elle-même une ombre : la véritable Lalie
devait être dans la mare, avec les dames-de-puits10.
17Lalie ne distingue pas l’image-reflet d’elle-même de l’image-reflet de son imaginaire. La fiction
ne joue pas le jeu de l’imagination, elle est à rapprocher de ces images qui trompent les yeux de
Lalie et rendent incertain son regard. Poser pour principe qu’on n’est jamais sûr de ce qu’on a sous
les yeux, c’est aussi se demander ce qu’est la réalité, où s’arrête et où commence la fiction,
comment faire la différence sans prendre l’une pour l’autre. La réalité est-elle ce que « je » conçois
et nomme comme telle, et en serait-il de même pour la fiction ?
11 Colloque de Cerisy, Littérature latino-américaine d’aujourd’hui, U.G.E. 10/18, Paris, 1980, p.
387
12 La Part du feu, op. cit., p. 80.
13 La Folie du jour, op. cit., p. 20.
18Dans « Le Sud » de Jorge Luis Borges, Dahlman se réfugie par ses lectures dans un monde
merveilleux. Tout laisse penser qu’il est possible de convertir le monde réel en l’autre, de
reconduire la réalité du monde vers celle de la fiction et vice versa : pour Dahlman, apparemment,
la réalité n’existe pas plus que la fiction. Selon les conceptions de Hume et de Schopenhauer,
l’homme est un être pensant et le monde n’existe que dans la mesure où je le pense, de même
Borges met en parallèle le réel et la fiction, tous deux n’existant que dans la mesure où je les pense.
La fiction pose une indistinction première et admet une forte confusion. Les éléments qui sèment le
trouble bouleversent l’ordre des choses et invitent notre regard à les suivre. Les textes de Borges
s’élaborent à partir de cette conception de la fiction, il en résulte un récit baigné d’une étrange
réalité. Il n’y a plus moyen de s’évader ni de l’une ni de l’autre : « Dahlman continuera à aimer le
Sud – comme mythe – alors que celui-ci est en train de l’assassiner – comme réalité11 » Les
fictions blanchotiennes sont un détour utile pour envisager la fiction de Borges chez qui l’effet
d’irréalité est accentué. Le passage par les textes de Maurice Blanchot permet en effet de soutenir
que la limite marque exemplairement l’absence de toutes limites. Un extrait de La Part du feu
viendrait même confirmer qu’en une telle question réside la problématique de la fiction, en la
plaçant elle-même comme expérience limite : « L’essence de la fiction qui est de me rendre présent
ce qui la fait irréelle12. » Le narrateur de La Folie du jour l’exprime littéralement en pleine fiction :
« Tout cela était réel, notez-le13. » L’équivoque est ici extrême par le renversement exigé, par la
demande explicite d’attribuer du réel à la fiction : le narrateur arrête son récit pour préciser la réalité
de ses propos, non seulement parce qu’ils recouvrent une certaine irréalité mais pour soulever
autrement la question du fictionnel : rien de ce qu’il dit n’est le fruit de son imagination, tel est ce
qu’il a vécu, tels sont ses propos. Le narrateur expose au plus haut point la feinte fictionnelle, et
nous invite à penser à sa suite le réel en la fiction.

19La fiction révèle un manque au cœur de l’image. L’effet de fiction renvoie au miroitement qui
laisse apparaître un espace fluctuant, détaché d’un réel soumis à d’autres règles : tous deux
conduisent à l’enchantement d’une image vacillante. La fiction blanchotienne admet la gaieté de
l’image, elle approche un espace joyeux et lumineux quoique toujours inquiétant. Touchant au
merveilleux, l’espace de l’image s’enrichit d’un état de grâce qui l’empêche de sombrer dans la
gravité du néant. Il n’est jamais terne mais d’une clarté troublante, jamais obscur, il luit d’une
luminosité effrayante, d’un effroi qu’on tient hors de toute psychologie. Il s’agit d’un espace
inconnu, non encore frayé, d’une opacité qui fait varier les limites jusqu’à les rendre indécises. La
fiction est à rapprocher du miroir parce qu’il est un non-lieu, parce qu’il reste à considérer en tant
qu’espace bien qu’il ne se pénètre pas. L’entrée ne se fait que par effraction, contre toute attente :
un instant résolument captivant, que Blanchot tient sous le signe de la fascination. On touche au
merveilleux de la fiction, elle devient à elle-même sa propre image.

20Le rapport entre fiction et image est moins de l’ordre de la vision que de la projection. Il ne s’agit
pas d’évoquer le regard comme pont entre le monde et le sujet, comme ce qui permet la relation ou
l’interdit, mais de le penser comme ce qui trompe le sujet et rend le monde opaque. Le regard fait
obstacle comme un écran. La fiction est à lier à la figure de l’ombre. Elle est en regard du réel
comme une ombre en déplacement, prête à le prolonger. La fiction incarne un jeu d’ombre et de
lumière, autorisant la figure de l’autre qui s’impose au dehors du réel, s’ajustant à lui, à la façon des
ombres. L’écriture de fiction admet un espace où l’image est défaillante, pourtant elle laisse
apparaître. Les textes de Blanchot tournent autour d’un manque à voir, évoquent la stimulation ou la
perte de la vue : le choix du vocabulaire, les expressions, les adverbes surenchérissent le trouble.
Dans Le Dernier Mot la brûlure se manifeste dans l’œil blessé après une vitre cassée ; sur les yeux
du narrateur de La Folie du jour du verre a été écrasé. Les yeux sont toujours chez Blanchot des
yeux brûlés par le jour, des yeux bandés ou aveuglés. Reste à savoir si l’image est manquante ou si
par effet de fiction, elle paraît manquante.

Un principe d’effraction
21La pensée de fiction est centrée sur l’altérité. Se trouve-t-elle sur le versant de l’autre, du tout
autre ? Etablissons un rapport entre la fiction et son autre qu’on identifiera par la notion de réel. On
est tenté de croire que le réel est une référence obligée, impliquée par la démarche fictionnelle. Il
paraît opportun d’abandonner l’idée d’un réel phénoménologique, en repoussant l’acception de
l’existence, en adoptant comme point de vue la possibilité d’un réel investi par le fait de fiction,
autrement dit en défaisant le lien d’opposition qui les sépare et en accordant à la fiction la priorité.
Laissons de côté la réalité de l’ouvrage, le poids du livre, pour observer le principe de fiction à
l’œuvre dans le tissu textuel. Alors la question du réel reste sous-jacente, apparemment exclue, se
retrouvant finalement assimilée, entièrement liée à la part de fiction à laquelle elle vient se fixer.
Plus le texte fictionnel s’émancipe de son rapport au réel, plus il renvoie à une nouvelle option du
réel. La fiction n’est d’aucune sorte opposable ou en contradiction avec quelque réalité. Plus encore
que d’une possible déréalisation effectuée par l’intermédiaire de la lettre, il faut partir de la
fictionnalisation impliquée par le texte. S’imposant au travers d’une apparente disjonction la fiction
devient réexploration du réel – un versant qui se détache mais qui n’en reste pas moins là, à
distance.

Dans les marges de l’autre


22Il convient de se défaire de l’idée que la fiction n’est pas ou est hors le réel pour appréhender la
tension du rapport qui s’instaure entre l’un et l’autre. Cela engage une série de questions sur la
validité du réel d’une part, sur la crédibilité de la fiction d’autre part, et enfin sur la potentialité
d’une rencontre improbable. Ce qui est à retenir c’est que la fiction affecte le réel, celui-ci étant
précisément ce qui se laisse de plus en plus recouvrir et indéterminer par le principe de fiction. En
mettant l’accent sur la réalité du rapport, on situe la part qui revient à la fiction quand elle affirme
son ascendant sur son autre, quand elle se donne à penser dans les marges de l’autre.

23Tout d’abord, il est à noter que la fiction met en crise le réel. En tant qu’élément de perturbation,
semant le trouble, elle lui retire sa stabilité ainsi que toute possibilité de validation. Par la fiction, ce
qui est de l’ordre du réel est menacé, ses données sont transformées. Et pour cela elle porte un
trouble sur les repères habituels. La fiction est un effet de perversion. Il apparaît aussi que la fiction
recouvre le réel. Ce recouvrement n’est pas total en ce sens qu’il n’y a jamais de perte ni de
remplacement de l’un par l’autre. On peut seulement constater qu’il reste caché en-dessous, ou
parfois en-dedans, absorbé et pourtant toujours là. Enfin, la fiction dissimule le réel. Il n’est alors
plus possible de le retrouver. Il est si secrètement couvert qu’il est impossible à identifier, voire à
différencier, non pas laissé en-dessous comme des traces ou des sédiments reconnaissables en tant
que couches inférieures distinctes, celles ci sont désormais inséparables de celles qui l’ont
recouvertes. Cela est dû à la simulation fictionnelle qui, à tout moment, fait naître le doute sur ce
qui est en train de se jouer. On peut en conclure que la fiction ne renvoie pas directement au réel.
Non seulement elle ne cherche pas à le représenter mais encore elle ne tient pas la référence pour
indispensable même s’il est impossible de s’en défaire. Ainsi, il faut avouer que la fiction inscrit du
réel sans que cela implique qu’elle y renvoie. Elle vise le plus souvent à le contre-dire, disant autre
chose que lui-même au moment où elle semble en être la parfaite manifestation, assurant ainsi le jeu
de la feinte. On peut se demander encore s’il faut considérer la fiction comme une extension du réel,
un moyen de le prolonger, de l’étendre, de l’amplifier, au risque de le transformer et de le réduire
suivant un mouvement aussi contradictoire que paradoxal – prenant la place d’une greffe, sans en
assumer les conséquences, voire en les oblitérant. Cette greffe-là ne vient pas comme un surplus
pour remplacer un élément absent, c’est sa venue qui rend absent l’élément sur lequel elle vient se
greffer. Aussi improbable qu’impossible l’événement a pourtant lieu : la fiction épuise le réel. En
un mot, après en avoir marqué l’oubli, elle se pose dans ses bords.

L’événement fictionnel
14 Edmond Jabès, Du désert au livre, Pierre Belfond, Paris, 1991, p. 130.
15 Jacques Derrida, Parages, op. cit., p. 53 et 65.
16 Le Livre à venir, op. cit., p. 14.
17 Blanchot le dit en d’autres termes dans L’Entretien infini : ce qui a lieu en cette « expérience d
(...)
24La fiction fait événement en ce sens qu’elle investit le réel. Francis Ponge s’intéresse moins à
changer le monde qu’à « transformer les mots », à renouveler le langage par la mise en fiction du
monde. En effet ce qui importe, c’est l’audace de poser l’intégrité du monde au travers des mots
comme si la force de l’écriture relevait d’un acte d’absolu. Pour Edmond Jabès l’écriture témoigne
d’une réalité qui n’est autre qu’une « absence de réalité14 ». La fiction ouvre un monde qui n’en est
pas un, où l’événement est feint, entre deux points limites que seraient le réel et l’imaginaire. La
difficulté qu’on rencontre pour la déterminer repose sur une ambiguïté qu’elle génère. Elle ne
retient la venue de son événement ni en termes existentiels ni en poids de réalité. Ainsi naît la
pensée déroutante que cela ne semble pas la concerner. On peut se demander ce qui arrive en cette
absence, mais il y a là un point de défaillance qui déplace son lieu à tel point que cela se retourne
contre elle. On ne peut plus cerner la fiction sans la contredire, tout commentaire paraît vain sinon à
parler contre elle. C’est pourquoi il convient de considérer l’événementiel, avec Jacques Derrida, en
rapport à l’Ereignis et, plus explicitement encore, malgré la teneur du paradoxe, de reconnaître que
la fiction s’oriente « vers un venir de l’événement (comme é-loignement du proche) » ou comme il
le dit plus loin : « L’événement n’arrive pas à arriver15 » Derrida retrouve Blanchot et ses
préoccupations sur le récit proprement dit, notamment dans le chant des sirènes : « Le récit n’est pas
la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement16 » Analysant
Celui qui ne m’accompagnait pas, Derrida exploite la proximité événementielle qui n’arrive jamais
à son terme. Il n’y a pas de présence de l’événement, il est toujours décalé par rapport à lui-même.
Ce décalage provient du fait qu’il est toujours déjà passé ou à venir. Il ne se stabilise jamais en un
instant qui lui conférerait son poids de réalité. Il en résulte que l’événement manque à lui-même et
que le vide de la présence ne lui revient que par défaut. Ainsi c’est moins un non-événement que
l’événement pris sous sa forme négative mais dynamique qui se rattache à la pensée de la fiction.
Ce qui arrive en cet événement extrême, loin d’être assimilable, est cependant proche de ce
qu’explore Georges Bataille par le détour de l’érotisme – conduisant à l’idée d’une expérience dont
l’intensité porte la ruine, lui refusant tout accomplissement17.

Un principe de réflexion
Mallarmé : la manifestation de l’absence
25La pensée de fiction ne quitte pas le monde, mais par feinte elle prend ses distances et indique ses
bords. En cela, elle rejoint d’une certaine façon la pensée mallarméenne selon laquelle le langage
tue le monde et qu’avec lui s’absentent les choses. Stéphane Mallarmé nous invite à sonder
l’absence devenue réalité, parce qu’il accorde au langage un pouvoir de création et qu’il l’instaure
comme véritable fondement de la réalité. Les textes de Blanchot, tournés vers cette absence,
prennent le parti de mettre en avant l’oubli du réel que la fiction poursuit mais aussi son incroyable
pouvoir de transformation. Aussi, on n’est pas vraiment surpris de voir combien Mallarmé prend
d’importance dans les essais de Blanchot, comme s’il accordait à son écriture une place inaugurale.
L’idée est récurrente chez Mallarmé, la poésie évacue le monde. Une telle affirmation hante le
poète placé devant la matérialité du langage, devant son abstraction et l’éloignement de ce qui sous
ses yeux se donne pour réalité. Il est tiraillé par la vision de deux mondes qui se font face, celui dont
il veut se défaire et celui-là, idéal, auquel il aspire : il guide en ce sens sa conception de la poésie,
persuadé que son travail d’écrivain est la trace de ce battement, qu’il œuvre pour la disparition du
monde, vers l’apparition du Livre. Mallarmé réussit une performance littéraire, parvenu à ce point
de non-retour sur le monde, en sorte que son écriture établisse un monde d’abstraction. L’azur est
devenu sous sa plume un espace témoin de ce qui n’est plus du monde ou qui en est vidé, de ce qui
se présente de loin et dont l’éloignement non seulement traduit la distance mais manifeste aussi la
présence advenue de l’absence. Cela laisse entrevoir la place privilégiée de l’image. Il y a chez le
poète un symbolisme qu’on ne saurait lui retirer mais c’est le vide qui nous intéresse. Mallarmé
capte les résonances d’un « rien » qui le fascine à tel point qu’il en fait quelque chose. En ce sens,
Mallarmé devient un appui incomparable pour témoigner d’une écriture fictionnelle qui devient à
part entière la manifestation d’une absence.

26De nombreux critiques ont étudié le rapprochement ou l’écart entre Stéphane Mallarmé et Paul
Valéry. Blanchot en fait partie. Le « mythe de Mallarmé », repris dans La Part du feu, marque
l’ampleur de cette confrontation, car Blanchot passe subrepticement de l’un à l’autre en suggérant
leur véritable différence. Si en apparence Blanchot fait le procès de Valéry face à la maîtrise de
Mallarmé, s’il montre que la pensée de l’un emboîte le pas de l’autre sans la suivre et en se
démarquant, il n’en reste pas moins que c’est en passant par ce qui se joue entre l’une et l’autre que
Blanchot formule la puissance d’abstraction de l’écriture.
18 Voir l’analyse de Geneviève Lanfranchi, Paul Valéry et l’expérience du Moi pur, La
Bibliothèque de (...)
19 Serge Bourjea, Paul Valéry, Le Sujet de l’écriture, L’Harmattan, Paris, 1997.
20 Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, Gallimard, Paris, 1942, p. 159.
27Tout au long de l’élaboration de son œuvre, Valéry esquisse un jeu sur la figuration, travaille à
l’apparition d’une figure, qu’il veut la plus épurée possible, la figure potentielle du « moi pur18 ».
S’il la livre, c’est dédoublée par maints jeux de reflets, non pas comme si son unité s’était perdue,
mais comme si elle était là, depuis toujours en attente d’elle-même, jamais constituable. De
Narcisse à la Jeune Parque, c’est à l’expérience limite de la contemplation de soi qu’il revient. La
Jeune Parque qui « devant son miroir pleure pour s’attendrir » fait l’expérience d’une inquiétante
étrangeté. Comme le suggère Serge Bourjea, la Parque éprouve une « division entre moi-même et
moi », « sent son corps non plus lié mais distancié »19, conformément à une peur qui la constitue
elle-même comme sujet : en effet, en certains instants propices, la Parque se connaît autre. Quand
ce n’est pas le ciel, l’eau dans laquelle on se mire sert d’écran, de lieu sur lequel s’effectue la
projection : le lieu relance la possibilité de la réflexion tout autant qu’il marque l’instant d’une
coupure. Le texte de La Jeune Parque est d’une forte efficacité poétique puisque l’élément
déterminant pour assurer la jeune fille d’elle-même est, après le miroir qui a reçu ses pleurs –
notons que les larmes sont autant d’eau versée –, l’étendue miroitante d’une eau qui l’accueille en
sa nudité. La Parque s’est projetée selon deux mouvements, vers l’extériorisation de soi qu’assure
l’effusion des larmes, et du côté de l’envers du miroir où elle se retourne en son autre, se perdant
plus qu’elle ne peut s’y retrouver. Que telle ou telle figure se perde, elle s’offre encore au regard dit
Valéry : « Nier A, c’est montrer A derrière une grille », exprimant ainsi qu’il n’y a rien de tel pour
indiquer la présence fût-ce de ce qui a été retiré. Chez Valéry l’une des questions qui passe pour
fondamentale est la possibilité de s’absenter d’un monde et d’échapper à la réalité à laquelle on
appartient pourtant : « L’homme possède un certain regard qui le fait disparaître, lui et tout le reste,
êtres, terre, et le ciel ; et qui le fixe, un temps hors du temps20. » Ce regard s’apparente à une mise
en situation particulière, il relève d’un mode sans mesure avec l’expérience commune du monde et
doit se détourner du monde s’il veut s’affranchir de lui-même.

L’épreuve de fiction
21 Faux-pas, op. cit., p. 142.
22 Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Gallimard, Paris, 1995, p. 132 : y
son (...)
23 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975, p. 14-15. Le
chapitre con (...)
28La fiction est orientée vers une disparition du monde que met en œuvre l’écriture. La singularité
fictionnelle conduit à une pensée qui n’est pas dirigée vers l’azur sublime de Mallarmé, qui n’est
pas non plus appelée vers la nudité exemplaire dont parle Valéry. Elle est à inscrire comme élément
de fascination, au cœur d’une rupture impossible avec le monde, néanmoins exigée de par le
principe d’irréalisation qui est la condition même de la fiction. Inscrivant ses pas dans ceux de
Mallarmé, Blanchot suit l’itinéraire valéryen pour animer autrement l’effet de mise en disparition.
Dans un article intitulé « La Poétique », Blanchot montre comment Valéry rejoint une certaine
pensée de la phénoménologie : « l’œuvre d’art est un irréel », en tant qu’objet esthétique elle
n’existe pas. Reprenant l’analyse de Jean-Paul Sartre, Blanchot associe l’image à sa qualité irréelle :
elle « répond au contraire à une image qui se présente comme image et qui ne peut comme telle
jamais être réalisée21 », puis il montre que les qualités de l’imaginaire sont propres à l’invention du
vide parce que l’imaginaire est lui-même le renversement du monde. Or, la fiction n’est-elle plus
d’aucun monde ? Invitant à quitter le monde, ce qu’elle ne peut, elle accorde une place à son
absence. Ce mode d’invention est à différencier de la conception de Raymond Roussel exprimée
dans Comment j’ai écrit certains de mes livres. L’imagination y est en contradiction avec l’ordre
manifeste de la réalité empirique. Analysant le type d’écriture de Roussel, Pierre Janet déclare que
son œuvre chemine en cherchant à ne contenir rien de réel, rien qui dérive du monde. « Ce sont déjà
des idées d’un monde extra-humain22. » Le principe de fiction tel qu’il apparaît avec Maurice
Blanchot est bien différent. Rappelons ces mots d’Emmanuel Levinas au sujet de l’écriture
blanchotienne car ils évoquent un effet d’extériorité lié au « mode de révéler ce qui demeure
autre23 ». Ce caractère paradoxal met en évidence une constante de la fiction, si ce n’est son
élément fondateur. La fiction est ce qui apparaît lorsque tout vient sous le signe de la disparition,
elle est la marque d’une absence profonde : là s’effectue le rapprochement avec Mallarmé. La
fiction donne l’impression d’avoir quitté le monde : là se joue le mode d’une projection qui rappelle
Valéry. La singularité de Blanchot réside en une reprise des deux mouvements : il y ajoute la place
d’un autre mode de rapport, celui qui prétend s’éloigner du monde sans qu’il y ait possibilité de le
quitter. La fiction instaure un double mouvement, s’accomplissant – ne s’accomplissant pas,
invitant à l’exil, sans se retirer, mais en tant que fiction, il lui faut se mettre en retrait. Ainsi devient
possible l’ouverture vers l’autre du monde, non pas un monde au-delà de celui que la fiction évide,
mais une part de ce monde qui vient en se distanciant de celui qu’elle fait reculer. Un seul
mouvement donc qui en concilie deux, l’un mettant en défaut tout reste de réalité, l’autre inscrivant
en ce lieu de ruines le vide de l’effet de fiction.

24 Daniel Payot, Anachronies de l’œuvre d’art, Galilée, Paris, 1990, p. 30.


25 La Folie du jour, op. cit., p. 20. Les exemples suivant sont tirés du même passage.
29Levinas relie Martin Heidegger et Blanchot car tous deux se rejoignent par une conception
commune de l’art en opposition avec l’esthétique classique : pour l’un comme pour l’autre l’art ne
construit pas un monde derrière le monde réel. On dira plus encore : avec Blanchot, l’art déracine
purement et simplement le monde tel qu’il fut conçu par Heidegger. Définitivement, l’art ne fait pas
le monde, il provoque sa ruine. Pour Daniel Payot, Blanchot pose avec l’autonomie de l’art un
questionnement sur le rapport à l’extériorité, nous invitant à penser l’art sous le signe de l’altérité24
On comprend combien l’altérité dépasse la construction de l’autre et rend impossible son invention.
La fiction de Blanchot dit de façon obsessionnelle l’impossibilité de l’au-delà du monde mais plus
encore la nécessité de son altération. C’est exactement l’entreprise de La Folie du jour : plus dense
est la fiction, plus fuyante devient l’idée du réel, se dérobant face au poids et le récupérant dans la
légèreté d’une fiction qui s’emploie à se réaliser. S’ouvre hors le monde, mais avec lui un espace
potentiel tout autant qu’illégitime, affirmant l’autorité récupérée par la fiction qui affirme la faculté
qu’elle a de se mettre à distance. Le sujet l’expérimente : « J’allai à cette maison, mais sans y entrer.
Par l’orifice, je voyais le commencement noir d’une cour. Je m’appuyai au mur du dehors25. » La
mise en scène est claire. Deux espaces se font face, un dehors indéterminé, sans véritable limite, où
le sujet paraît capable de se déplacer sans trop de difficultés et qui, malgré son apparente fragilité,
sert de point d’appui. À l’inverse, ce qui devrait être l’espace de l’intimité et de la sécurité,
l’intérieur de la maison, repousse le sujet ou du moins l’arrête en son mouvement d’approche. Cet
espace n’est abordable que partiellement. Le seul accès est celui qu’autorise la vision. Là-bas se
trouve vraisemblablement un espace, mais l’œil ne saisit pas grand chose : « Je voyais le
commencement noir. » Il ne faudrait qu’un pas de plus, il est précisément interdit, pour voir à
l’intérieur ce qui déjà le fait frissonner : le vide – et ce serait l’entrée dans un espace vertigineux.
Au contraire le sujet reste « les pieds sur le macadam ». Avec cette précision, la priorité est
accordée à l’idée d’une réalité acceptée, assumée – le dehors – et du même coup contrebalancée par
ce qui lui est coordonné : « La tête aussi haut que la pierre du ciel. » L’instant de bonheur, atteint en
cet instant, arrive grâce à la perception de la cour. Le sujet n’a absolument rien vu de l’intérieur de
la maison, mais il a vu l’ouverture d’un espace autre, indistinct, et même si cette cour est d’une
noirceur incomparable, il n’en reste pas moins qu’il a un accès à cette obscurité. Juste après
l’incident de vision vient cette indication qu’on ne peut s’empêcher de citer à nouveau parce qu’elle
est déterminante non seulement pour l’analyse de La Folie du jour mais aussi pour l’appréhension
de la part de feinte propre à toute fiction : « Tout cela était réel, notez-le. » La Folie du jour tourne
autour de la question de la fiction, sans la poser de façon abrupte, mais paradoxalement, par
l’affirmation du réel, lui laisse obtenir la majeure part des choses. Le texte appuie la feinte, mettant
en doute ce qui vient d’être dit, renversant jusqu’à la cohérence d’ensemble : le texte glisse
progressivement et par à-coups, chaque fois plus profondément, vers une plus grande mise à
distance de l’indice de réalité, et décrit un espace de plus en plus flottant, entendu comme l’espace
des apparences. « Plus il faut de mots, plus c’est mauvais signe », on pourrait reprendre et détourner
cette phrase de Robert Musil pour témoigner de la mise en manque opérée par le langage. En effet,
plus les mots s’accumulent au compte de la fiction plus « c’est mauvais signe », dans la mesure où
ils décomptent plus amplement la réalité du monde puisqu’ils la vident d’un côté et l’emplissent
d’eux-mêmes par effet inverse.

Un miroir interne
30Par leur force d’abstraction, les textes de Blanchot cherchent apparemment à se dégager de leur
rapport au monde, à se pourvoir d’une véritable autonomie. Comment ne pas comprendre en même
temps que l’enjeu tient paradoxalement à ce rapport tout contesté qu’il soit ? Non seulement les
textes sont d’une force fictionnelle qu’on ne peut leur retirer, mais se donne à lire à travers eux un
véritable questionnement sur leur propre statut.

26 Philippe Mesnard, Maurice Blanchot, Le Sujet de l’engagement, L’Harmattan, Paris, 1996, p.


97.
27 Anne-Lise Schulte Nordholt, L’Écriture comme expérience du dehors, Droz, Paris, 1995 : voir la
deu (...)
28 Jean Paulhan, « Un papier-collé en littérature », NRF, no 7, juillet 1953.
31Cependant il ne faudrait pas confondre une réflexion avec l’autre. La fiction formule ses propres
points d’ancrage, ce qui lui permet de ne pas en perdre son propre statut. Il faut donc se méfier
d’une tendance à l’autoréflexion, qui ne saurait s’en tenir à une réflexion critique sur soi : la
réflexion est davantage liée à un effet de miroir. Assurément les textes conservent l’ambiguïté :
Celui qui ne m’accompagnait pas impose une forte fréquence du verbe « réfléchir » qui emplit la
narration jusqu’à attirer l’attention sur l’aspect systématique de cet effet de retour. Revenant trop de
fois pour ne pas avoir de fonction significative, on s’interroge sur sa forte présence. La répétition
serait abusive si on ne la pressentait comme un point de repère, une mise en index. La réflexion sur
soi sert les enjeux de la fiction et non une pensée autoréflexive qui, à ne plus tourner qu’autour de
soi, en perd jusqu’à la teneur fictionnelle. Pour garantir l’authenticité de fiction, il faut assurer son
autonomie face au geste critique. Et c’est pourquoi on ne peut décidément pas s’accorder avec les
critiques qui procèdent à une double lecture. L’échange, démontré par Philippe Mesnard entre les
deux modes d’écriture de Blanchot, ici ne tient plus : « Tous ces textes sont à la fois des récits et
une interrogation constante sur la possibilité de la narration […] Un remarquable dédoublement
sévit entre récit et texte critique26. » De même, Anne-Lise Schulte Nordholt choisit d’évoquer les
récits de Blanchot au travers d’une approche de l’espace de l’écriture, renvoyant par exemple
certaines scènes de Celui qui ne m’accompagnait pas à l’expérience de l’écriture elle-même27.
Certes, on trouve des échos à des scènes d’écriture, on peut lire l’émission de doutes sur la
possibilité ou sur la responsabilité d’être écrivain. Mais il ne faut pas se fier à ces subterfuges
trompeurs qui risquent d’entraîner le critique trop loin au-delà du texte. Les échos doivent demeurer
au simple rang de référence potentielle. Il est un autre aspect plus révélateur : les récits portent des
éléments réflexifs dans la mesure où ils sont préoccupés par eux-mêmes et, en ce sens, on accepte
avec Jean Paulhan, parce que ce n’est pas la même perspective qui est engagée, d’accorder
l’étiquette d’écrivains authentiques, « je veux dire, au sens de l’étymologie, maîtres d’eux-mêmes,
conscients de leurs moyens28 » à ceux qui interrogent l’acte d’écrire en écrivant.

32On ne peut nier les points d’interférence et Jacques Derrida en a assez dit sur la difficulté de
placer des limites, notamment dans Parages où il utilise la référence au « pas » blanchotien pour
justifier son cheminement. Il s’agit donc seulement ici de témoigner de ladite réflexion de la fiction
pour elle-même et elle seule : elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même et élargit chaque fois
davantage le champ qui est le sien. C’est pourquoi il convient de définir la réflexion sous le signe
du miroitement plutôt que sous l’enseigne d’une pensée autoréflexive. Que tel texte ait pour objet la
nature particulière qui est la sienne, qu’il soit tourné vers lui-même et préoccupé de lui, la question
reste posée par la seule fiction. Le souci de la métatextualité, de la référence interne qui tourne
autour de soi, est à présent lisible. Des termes très explicites le confirment, « papier », « encre », «
écrivain » traversent le récit renvoyant directement et sans ambiguïté à l’idée d’un texte concerné
par lui-même. Cependant, et là se lit davantage ce qui nous préoccupe, Celui qui ne
m’accompagnait pas invite à un arrêt spécifique sur l’acte d’écrire : cette phrase, « écrivez-vous en
ce moment ? », revient dans le texte, à divers endroits et avec insistance. Dans cette question, la
place accordée à la valeur du temps se révèle plus importante qu’il n’y paraît. Répétée, elle propose
une réorientation : l’ambiguïté porte moins sur le fait d’écrire que sur la précision temporelle, « en
ce moment », moment indéterminé défiant le temps parce qu’il présente un écart dans le temps. La
question de l’écriture est liée à un effet de mise en miroir qu’effectivement elle contient.

29 Jean Bessière, Enigmaticité de la littérature, PUF, Paris, 1993, p. 73.


33Il n’est pas inutile de revenir sur ce que Jean Bessière appelle « le geste d’auto-identification »,
en ce qu’il « a pour condition l’hypothèse que la littérature incarne constamment l’idée de littérature
»29, pour fonder la singularité de la fiction. Le geste fictionnel est à différencier du projet d’«
autospécularité ». Il y a retour sur soi, il y a spécularité, mais la place qui revient à la fiction est plus
ambiguë, elle ne saurait s’arrêter sur une prétention d’autarcie. Aussi paradoxal que cela paraisse,
davantage que le repli sur soi la fiction implique un éloignement de soi. Elle maintient une pensée
qu’on pourrait dire non plus réflexive mais réfléchissante, pour assurer son rapport à l’image d’elle-
même. En cela, elle dépasse le geste autotélique au moment où, se regardant au plus près, elle se
détourne de son objet. Le champ du théorique n’est pas ouvert, c’est la fiction qui réalise ce pas
envers soi, loin de soi - et ainsi, en aucun cas elle ne manque à ce qu’elle est.

NOTES
1 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot. La Voix narrative, UGE, Paris, 1974.

2 Michel Thévoz, « Maurice Blanchot et la fiction du récit », La Quinzaine littéraire, no 202, 16-31
janvier 1972.

3 Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, Paris, 1991, p. 10.

4 Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », Les Cahiers de la Pléiade, avril 1947.

5 Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, Montpellier, 1985, p. 23.

6 René Char, « Claire », Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1983, p. 896.

7 Alberto Giacometti, « Le rêve, le sphinx et la mort de T. », Écrits, Hermann, Paris, 1991, p. 27.

8 Jorge Luis Borges, Le Rapport de Brodie, « Préface », Gallimard, Paris, 1989, p. 9.

9 Adolfo Bioy Casares, Plan d’évasion, U. G. E., 10/18, Paris, p. 196.

10 Jean Paulhan, Le Guerrier appliqué - Progrès en amour assez lents - Lalie, Gallimard, 1982.

11 Colloque de Cerisy, Littérature latino-américaine d’aujourd’hui, U.G.E. 10/18, Paris, 1980, p.


387.

12 La Part du feu, op. cit., p. 80.

13 La Folie du jour, op. cit., p. 20.


14 Edmond Jabès, Du désert au livre, Pierre Belfond, Paris, 1991, p. 130.

15 Jacques Derrida, Parages, op. cit., p. 53 et 65.

16 Le Livre à venir, op. cit., p. 14.

17 Blanchot le dit en d’autres termes dans L’Entretien infini : ce qui a lieu en cette « expérience de
la non-expérience », Gallimard, Paris, 1969, p. 311.

18 Voir l’analyse de Geneviève Lanfranchi, Paul Valéry et l’expérience du Moi pur, La


Bibliothèque des arts, Paris, 1993.

19 Serge Bourjea, Paul Valéry, Le Sujet de l’écriture, L’Harmattan, Paris, 1997.

20 Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, Gallimard, Paris, 1942, p. 159.

21 Faux-pas, op. cit., p. 142.

22 Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Gallimard, Paris, 1995, p. 132 : y
sont repris les propos de Janet.

23 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975, p. 14-15. Le
chapitre concerné, intitulé « Blanchot/Le regard du poète », fut tout d’abord publié sous la forme
d’un article, dans Monde Nouveau en 1956.

24 Daniel Payot, Anachronies de l’œuvre d’art, Galilée, Paris, 1990, p. 30.

25 La Folie du jour, op. cit., p. 20. Les exemples suivant sont tirés du même passage.

26 Philippe Mesnard, Maurice Blanchot, Le Sujet de l’engagement, L’Harmattan, Paris, 1996, p.


97.

27 Anne-Lise Schulte Nordholt, L’Écriture comme expérience du dehors, Droz, Paris, 1995 : voir la
deuxième partie, « L’écriture et le dehors », en particulier les chapitres 5, 6 et 7.
28 Jean Paulhan, « Un papier-collé en littérature », NRF, no 7, juillet 1953.

29 Jean Bessière, Enigmaticité de la littérature, PUF, Paris, 1993, p. 73.


MARIE-LAURE HURAULT-Maurice Blanchot, Le principe de fiction-p. 145-177
Dédoublement fictionnel
L’oubli n’a pas passé sur les choses.
Au moment voulu.
La déviance du reflet
1-La fiction, on l’a vu, est le lieu d’une transparence où les rapports ne sont pas aussi clairs qu’ils
apparaissent dans la mesure où l’interférence d’une vitre entraîne tout à la fois le passage d’un
regard et une distance qui ne va pas sans opacité. Pour aller un peu plus loin dans la définition du
fictionnel, il n’est pas inutile d’établir un nouvel élément qui dépasse la simple opacité pour
associer la transparence à la dissimulation : le reflet, battement entre l’apparaître et la
dissimulation. Les textes de Maurice Blanchot révèlent un intérêt particulier pour des éléments qui,
insérés dans le texte sous le signe de la manifestation, viennent en même temps s’y dérober, jusqu’à
ne plus pouvoir être placés d’un côté ou de l’autre. Ce sont des traces ambiguës qui semblent se
contredire elles-mêmes, ce n’est qu’une feinte de plus, ces traces sont la preuve d’un fort effet de
fiction. Parce que fictif et dissimulation sont liés, le principe de fiction parvient à tenir le pari
difficile, mais qui est inhérent à sa propre démarche, manifester ce qui se dissimule en lui. Michel
Foucault précise :
Le fictif n’est jamais dans les choses ni dans les hommes, mais dans l’impossible vraisemblance
de ce qui est entre eux : rencontres, proximité du plus lointain, absolue dissimulation 11.

2-La fiction impose un non-retour à la présence des éléments qui y sont convoqués, cependant ce
mouvement qui lui est spécifique n’est pas arrêté. Entendons-le comme dynamique : ainsi la trame
narrative blanchotienne exploite la défection de la présence jusqu’à la conduire vers un apparaître
de fiction. Celui qui ne m’accompagnait pas est révélateur de ce double jeu qui consiste à explorer
ce qui apparaît chaque fois qu’un élément est engagé sous le signe de l’évidement. Le titre du récit
exprime le caractère actif du négatif, insistant sur l’absence insolite de celui qui, n’accompagnant
pas, est mis en relief et indique d’emblée, non pas la négation de la figure, mais sa part de
défiguration. Ce qui relève de la description, comme tout ce qui entoure ou qualifie la figure
appartient au régime fictionnel du reflet. Les effets de miroitement sont ici multipliés par Blanchot
pour montrer que la figure ne se fixe pas et l’exposer plus radicalement à l’événement de sa
disparition : alors qu’elle pouvait ailleurs se donner pour progressive, Celui qui ne m’accompagnait
pas indique que la figure est d’emblée donnée en sa disparition parce que la fiction est un défi pour
sa propre présence. Le récit passe par un effet de déviance : d’une part en insistant sur la surface de
miroitement, par une présence massive de baies vitrées, d’autre part en sollicitant l’attention du
lecteur par la reprise presque intégrale, à quelques pages d’intervalle, d’un même passage, où sont
seulement intégrées des différences infimes en début de phrase, certaines autres plus radicales
ensuite. Voici les deux extraits mis côte à côte, y apparaissent nettement les modifications :
En regardant par les grandes baies vitrées – il y en avait trois – je vis qu’au delà se tenait
quelqu’un ; dès que je l’aperçus, il se tourna contre la vitre et, sans s’arrêter à moi, fixa
rapidement, d’un regard intense, mais rapide, toute l’étendue et la profondeur de la pièce.
[…]
En regardant vers les grandes baies – il y en avait trois – je vis qu’au delà se tenait quelqu’un ;
dès que je l’aperçus, il se tourna contre la vitre et, sans s’arrêter à moi, il fixa intensément toute
l’étendue et la profondeur de la pièce22.

3-Inhabituel et plutôt surprenant, le principe d’altération brusque la linéarité du récit pour renforcer
l’effet fictionnel ici entièrement conféré au mode particulier du reflet. Notons que les surfaces

1 1 Michel Foucault, La Pensée du dehors, Fata Morgana, Montpellier, p. 24.


2 2 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 33 et 35-36.
vitrées sont au nombre de trois, que leur intervention est répétée, dans un passage à peine modifié,
renvoyant au temps du retour qui ruine le présent. La répétition offre un effet de surprise et
d’inquiétude sur la mise en place du récit mais aussi sur le statut à accorder au sujet. Supports du
reflet, les baies éveillent le soupçon sur la figure, ici apparemment réduite à une silhouette, qu’elles
feront apparaître au-dehors. Anne-Lise Schulte Nordholt voit en cette figure une « ombre », un «
pur reflet » : ce qui serait alors un bon moyen pour mettre en valeur le double mouvement de
l’apparaître et de la dissimulation. Les trois baies vitrées entraînent dans le texte de nombreux jeux
de regard et autorisent la présence d’une figure plus qu’équivoque, parce que le regard s’y donne
aussi comme trompeur. Où se trouve celui qui est vu par le narrateur ? A-t-il une place ou doit-on se
résoudre à dire qu’il n’a pas d’autre lieu que celui où il apparaît n’être pas ? C’est-à-dire au dehors.
Le texte joue sa part de feinte. L’incertitude de la vision, la perception abusive renvoient à la
déviance du reflet. « Je vis qu’au-delà se tenait quelqu’un » ne dit pas que quelqu’un est là mais
uniquement que là je vois quelqu’un. Ce qui importe, c’est ce que prétend l’homme qui parle : or ce
qu’il éprouve engage une incertitude. Que voit le narrateur sinon un reflet confondu avec l’image
que procure l’acte de vision ? Le récit de Blanchot aligne questionnements et réponses de telle
façon qu’on ne peut plus arrêter exactement une connaissance des faits : vu l’usage nettement
exagéré de la répétition, le texte insiste à la fois sur une présence derrière la vitre et sur son mode
d’apparition hallucinatoire. Car le principe de fiction implique la méprise.
« Je crois qu’il y a quelqu’un. – Quelqu’un ? Ici ? – Tout à l’heure quelqu’un regardait par la
vitre. – Par la vitre ? » […] « Ne bougez pas, je crois qu’il y a quelqu’un. – Quelqu’un ? Ici ? –
Quelqu’un nous regarde par la vitre. – Par la vitre ? » […] Je l’entendis cependant encore me
dire : « Vous savez, il n’y a personne » 33.

4-Des effets visuels pervers emplissent le récit, déstabilisent le développement de la narration,


émettent un doute sur la figure qui apparaît en des lieux équivoques : toujours à une distance qui
fragilise toute certitude, dans le lointain, à l’extérieur, derrière des vitres, en haut d’un escalier. Le
trouble ira s’agrandissant jusqu’à retirer, ou presque, toute présence. Les indices fictionnels
prennent le pas sur l’ensemble si bien qu’ils détournent l’intérêt vers eux comme s’ils avouaient un
élément déterminant. Les écarts invitent à penser la confusion du sujet en ces autres multiples ; à
présent perdu, en restent des traces qui ne sont plus que les divers reflets et échos de lui-même.
5-Des paroles suivent le narrateur dans ses déplacements, que ce soit les siennes ou celles de
quelqu’un qui semble l’accompagner : elles sont données, lisibles dans le texte, et pourtant règne
une impression de silence. Le doute qui est né de par la présence du reflet – là, au-dehors il n’y a
personne – se répercute désormais sur la voix qui parle aux côtés du narrateur. La déviance du reflet
l’emporte, il appartient à la pleine logique de l’apparaître de la fiction. Mais il y a plus : tout comme
la vitre a capté l’image du narrateur, l’a transformée et la lui a renvoyée, un même mouvement se
manifeste pour l’acte de parole. Une voix se saisit des paroles du narrateur, se les approprie, les lui
renvoie. Quelqu’un parle à sa place en un autre lieu. Qui lui prend la parole ? Cette autre voix
occupe une place qu’elle ne devrait pas occuper. Elle est tout aussi irréelle que l’image dans la
glace, elle est du même effet, celui d’une projection. L’étrangeté arrive par la coïncidence des deux
voix qui se renvoient l’une à l’autre, aussi peu réelles l’une que l’autre. Pourtant le récit invite à
croire que l’une l’est et l’autre pas : feinte de la fiction.
6-L’apparaître de la voix rappelle l’ancien modèle mythologique de la nymphe Écho, celle qui après
avoir séduit Narcisse sera, par une déesse jalouse, dépossédée de sa parole, contrainte à ne plus
prononcer que des bribes prises à d’autres, ne pouvant plus que répéter les termes qu’un autre
prononce avant elle. Cette référence n’est pas soulignée pour procurer au récit un niveau
symbolique mais présuppose un mode de rapport avec le mythe. On peut en effet établir un
rapprochement, d’un côté avec l’allusion à une surface miroitante, d’un autre côté avec les paroles
prononcées en écho les unes des autres, sans qu’on puisse affirmer de laquelle l’autre se trouve être
l’écho, sans que jamais elles ne deviennent interchangeables.

3 3 Ibid., p. 35, 36, 37.


Je ne pouvais cette fois venir à bout de mon étonnement, sinon pour répéter : « Du monde ? Des
gens ? », ce qui l’amena à répéter, lui aussi : « Des gens, des gens ! 44 »

7-Ce qui subsiste et par là même est mis en valeur, c’est un mode d’apparaître qui ne va pas sans
emprunt. L’effet d’artificialité est redoublé et vient émettre un doute qui se déploie tout au long du
récit sur les éléments mis en présence et affecte bientôt jusqu’à la position du référent. La confusion
du moi en l’autre agit de telle sorte que, malgré l’effet de projection qui peut être perçu, celui qui
est là n’est déjà plus celui qui est ailleurs. Le jeu d’écho est une répétition interne, chacun se répète,
et c’est pourquoi peu importe qui précède l’autre, il n’y a plus de spécificité linéaire. Seule la
répétition est à lire. Le texte l’explicite à sa façon, en appuyant l’apparaître énigmatique pour
produire un pur effet de fascination : « Je ne pouvais le comparer à un écho, ou bien, en ce lieu,
l’écho répétait par avance : c’était prophétique dans l’absence de temps 55. » Celui qui parle avec le
narrateur et par suite le narrateur lui-même n’ont d’autre réalité que celle que leur accorde la fiction.
Ils sont donnés pour deux, mais leur ressemblance implique un doute. Les termes de l’un sont les
mêmes ou presque que ceux de l’autre. L’effet est percutant parce que tous deux éprouvent à la fois
leur différence et leur ressemblance. L’autre est peut-être projection, souvenir, une voix spectrale
qui n’appartient à personne et qui résonne.
8-L’apparition, s’offrant au regard derrière une vitre, est la manifestation d’un fantasme : quelqu’un
est là-bas et me regarde, la figure est pour le moins inquiétante parce qu’elle viole une intimité. Du
dehors, quelqu’un fixe l’intérieur de la pièce, le narrateur, à l’intérieur, entre la protection de ses
murs, éprouve à le voir un irréductible frisson. Etranges sont les apparitions quasi fantomales qui
proviennent de l’imagination de celui qui voit ou prétend voir. À quoi correspond ce type de
vision ? La vitre renvoie l’image de celui qui regarde au travers, mais celui-ci est incapable de
reconnaître son image, déformée, transposée. Il en vient à se prendre pour une autre, le reflet a une
telle apparence qu’il l’empêche de se reconnaître. C’est parce qu’elle est par avance infraction à la
règle que l’étrangeté ouvre une brèche qui alimente plus qu’aucune autre la question de la fiction.
Blanchot passe par l’espace enchanté du miroir, par la transparence, pour offrir un reflet trompeur
où apparaît l’autre, au lieu même où il ne se trouve pas, car le principe de fiction passe par le
ravissement du reflet, lieu du merveilleux où s’invente l’image comme projection de soi.
9-De nombreux indices marquent des dédoublements, laissant penser à une descente du sujet en
folie, laissant émerger certains comportements qui pourraient conduire à une lecture non pas menée
par une analyse proprement psychanalytique mais sous-tendue par des éléments qui lui sont
apparentés. Serait-ce pour évoquer le clivage du sujet ? Le texte dit tout le contraire, repoussant
l’idée de psyché pour absenter l’être, pour dire que la figure n’a pas d’histoire, que rien ne peut
l’inscrire ni la faire naître au monde, fût-il fictionnel. Comment comprendre que les figures
présentent des aspects à valeur clinique ? Elles sont exposées à des symptômes, discernables par qui
consent à aborder les textes sans présupposé autre que celui d’entrer en fiction, même s’il lui faut
par la suite accepter qu’ils appartiennent à la pratique d’un détour entretenu par la fiction. Ce sont
les conséquences inconsidérées d’un reflet qui interroge un état de fait : le statut superfétatoire de
l’apparition. La présence fictionnelle est avouée comme réalité impossible, une présence en
surnombre. Elle est le résultat d’un effet d’optique qui déroute le regard du narrateur. « Était-ce
moi? » Le récit conserve intégralement les ambiguïtés, d’un côté certains éléments répondent par
l’affirmative, il y a bien un reflet dû aux baies vitrées, il y a une voix qu’il entend, probablement la
sienne. D’un autre côté le doute subsiste – et c’est là que réside la singularité de la puissance
d’invention fictionnelle, elle ne peut plus revenir en arrière : quelqu’un a été vu. Le narrateur est en
peine de se reconnaître là-bas, tout comme il ne se reconnaît pas en cette voix qu’il entend. La
question reste posée, cela peut être « moi » autant qu’un autre. Plus sûrement là était un autre que
moi. Peu à peu, l’effet de double est tel que le récit bascule vers un espace indécis. La fiction se
donne comme espace capable de recevoir et de présenter une image inconnue/reconnue. À la fois

4 4 Ibid., p. 21.
5 5 Ibid., p. 136.
très familières et au plus haut point étrangères, les images qui nourrissent l’écrit blanchotien sont
comme les traces sédimentées d’un imaginaire lointain, d’un « effroyablement ancien ». Elles ne
viennent pas sans peur ni stupéfaction, répondant à une exigence archaïque qui, par une mise en
mémoire, provoque le frisson. Le reflet d’une glace ou d’une vitre renvoie l’image de celui qui se
reflète et assume l’autre du « je ». Celui qui apparaît dans Celui qui ne m’accompagnait pas est
donc forcément toujours l’autre : il est rencontré à différents endroits, ici par des effets de
miroitement qui renvoient une image, là par les images qui habitent un souvenir indécis. Car
l’image fait aussi le jeu de la mémoire. Blanchot utilise les reflets pour soumettre une résistance sur
laquelle il est impossible de revenir, rien ne permet plus de distinguer ce qui ne ferait pas partie de
l’image. Le reflet satisfait donc le double jeu qu’il est censé accomplir : il vient tout indifférencier,
plaçant l’apparaître du fictionnel sous le signe de l’image, tandis que par des effets de résistance il
sauvegarde aussi les apparences et maintient des distinctions factices, réalisant en cela le travail de
dissimulation.
10-On peut se demander pourquoi la voix poursuit le narrateur et lui parle, parcourant à ses côtés
l’espace de la maison. Le narrateur cherche à reconnaître les lieux mais sa mémoire lui fait défaut.
La voix se fait entendre et s’offre à lui comme un piège. À chacun de ses pas s’effacent les traces
retrouvées, vers un plus grand retour à l’oubli. Le récit a pour particularité de maintenir l’état
d’illusion sur tout ce qui advient, comme si ne venait jamais dans la narration que l’image en double
d’une réalité dissimulée, la fiction mettant l’accent sur l’effet réalisé. Après avoir observé
l’apparaître fictionnel, on voit ici comment s’exerce plus exactement un apparaître de fiction. Le
récit se perd comme se perdent les images. Demeure, au-delà des apparences, l’oscillation entre des
traces, entre le souvenir et l’oubli, entre l’affirmation et l’effacement. Le reflet sous-entend que là
n’est personne. Le double affirme que celui qui s’adresse au narrateur n’est pas et ne parle pas, il est
donc bien celui qui n’accompagne pas. La négation n’est pas là pour nier une réalité mais pour
menacer un état de présence convoqué. Elle conduit la fiction, plus encore qu’à prétendre l’absence,
à la faire venir et à la présenter. Telle est l’apparition reflétée. Elle risque l’absence, lui donne un
semblant de présence. Avec elle, quelque chose d’absent se figure. Or il suffit que s’énonce la
virtualité du reflet pour que du même coup défaille la parole du compagnon, et qu’elle devienne
celle du compagnon qui n’est pas. Cela l’abstrait de sa présence. La question reste ouverte : que
nous fait voir l’image si elle n’est l’image de rien ?
Image hallucinée
11-La fiction devient comme une hallucination où surgissent d’étranges visions, d’où émergent les
simulacres : il n’y aurait de la figure qu’une image apparaissant en sa démultiplication. C’est cette
image qui donne au texte sa valeur fictionnelle. Plus encore qu’elle ne reflète, l’hallucination porte
la figuration vers le pressentiment d’une abstraction qui ne serait rien d’autre qu’un vide figuré,
venant sans doute de la particularité de la figure, mais livré comme sans support. Bergson dit
explicitement le rapprochement entre fiction et hallucination : « Il faut remarquer que la fiction,
quand elle a de l’efficace, est comme une hallucination naissante 66. » L’hallucination perturbe les
sens. Qu’elle soit visuelle ou auditive, elle est la manifestation d’un voir autre, d’une écoute autre,
c’est-à-dire différents de ceux auxquels nous a habitués la perception. L’hallucination n’est pas à
lire comme une erreur des sens mais comme un détachement du réel phénoménologique. Et en tant
que telle, elle entraîne pour le mode fictionnel des implications qui nous font alors progresser dans
la définition de la fiction. S’acheminant vraisemblablement hors réel, le principe de fiction laisse la
place à des manifestations irréelles. En son lieu, le réel se retire et se trouve déconnecté : il
tomberait sous le foudroiement de la fiction. Mais n’est-ce pas une preuve de plus de la feinte
essentielle ? L’un est toujours appelé à passer en l’autre et le passage, loin d’être dérisoire, est à
reconnaître comme un point d’ancrage possible pour un devenir fictionnel.
12-Dans les récits blanchotiens, on trouve de nombreux passages où lire la proximité avec le délire
hallucinatoire. Certaines figures entrent dans des états de démence tels qu’elles ont l’air pour un

6 6 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 112.


instant détachées de la réalité. Elles deviennent étrangement ressemblantes avec des cas
pathologiques reconnaissables. De nombreux éléments attirent l’attention et une analyse plus
approfondie atteste la valeur de l’analogie. Ce qui paraît plus troublant, c’est l’exactitude de certains
traits spécifiques qui soutient parfois la référence par des détails symptomatiques. On pense
notamment aux réflexions de Jacques Lacan lorsqu’il admet la cohérence d’un cas clinique dans
l’un des textes de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, reprenant avec Freud l’idée
que le psychanalyste, jusque dans sa propre discipline, reste précédé par le domaine de l’art, et que
l’artiste est toujours celui qui fraye la voie : « C’est précisément ce que je reconnais dans Le
Ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne77. »
13-Il nous reste à signaler que la pertinence du lien à effectuer va de pair avec l’entreprise de
dissimulation. Faut-il penser que les figures sont sous l’emprise de quelque maladie mentale
reconnue sous le nom de schizophrénie, propre à des êtres qui perdent le contact avec la réalité ?
Pourquoi pas, mais la scission évoque un caractère plus intime de l’être de fiction : les figures
blanchotiennes vacillent entre deux limites, prises dans l’entre-deux de la réalité de la fiction et de
leur état réel de fiction. Loi V. Stein est ravie à son propre présent et ne peut plus être assurée
d’elle-même ni de sa réalité. L’homme qui parle dans La Folie du jour est incapable de s’adapter au
réel parce qu’il doit affronter sa nature d’être brisé. La déchirure se manifeste au travers des paroles
et des comportements, il suffit de quelques gestes bien choisis et le voilà vite rapproché du
schizophrène. L’homme est coupé du réel, livré à lui-même, à ses visions, à des voix venues d’on
ne sait où, fruits d’un conflit interne. Rapproché mais non assimilé : les scènes de ce type éclairent
de manière efficace le phénomène de schize qui affecte la part de fiction et qui touche
immanquablement les figures. La « folie du jour » est une folie hallucinatoire. Le narrateur a des
visions, il voit, revoit peut-être, des individus. Que voit-il, ce qu’il voit est-il réalité ? Comme pris
par la fièvre, il est soumis à un monde de plus en plus détaché du réel, jusqu’à se méconnaître lui-
même. Se méconnaître signifie donc se reconnaître autre avec tout ce que cela implique comme
complications mentales. L’homme entend (les entend-il ou croit-il les entendre, et cela est-il si
différent ?) des cris de hyène qu’il comprend être les siens : ces cris sauvages traduisent de façon
expressive son intimité mêlée à une étrangeté qui la dépasse. « En outre, j’entendais des cris
d’hyène qui me mettaient sous la menace d’une bête sauvage (ces cris, je crois, étaient les miens) 88.
» : l’homme a été victime d’une hallucination auditive, il le reconnaît après coup. Le sujet semble
s’adresser à certaines personnes dont on ne sait rien de plus. Il devient littéralement leur patient.
Devant eux (mais là encore on peut douter de cette présence), il s’analyse, reconnaissant les
symptômes de sa folie. La Folie du jour se prête à de multiples productions fantasmatiques.
S’abandonnant à son intimité divisée, la figure de l’un échoue et l’autre s’éveille, se glisse au
travers de l’intimité de l’être, s’en détache pour retrouver l’instabilité de la relation. Au bord de la
disparition, la figure appelle un mode de rapport : le dédoublement.
14-D’autres figures rappellent l’état de schizophrénie. Celui qui ne m’accompagnait pas, Thomas
l’Obscur offrent des situations de type clinique tout à fait justes et reconnaissables. On peut y
trouver certains troubles comportementaux à caractère pathologique. Dans Celui qui ne
m’accompagnait pas, le sujet est incapable d’être assuré de lui-même, il redoute au plus haut point
de se perdre et de se dissoudre. C’est pourquoi par instant il distancie son image de lui-même.
L’autre voix, qui apparaît dans le texte comme extérieure à lui, semble donc être la sienne, sa propre
voix intérieure, plus raisonnable et plus lucide. C’est pourquoi elle affirme que là, en l’image
hallucinée, « il n’y a personne » : lui persiste à voir quelqu’un, lui qui, en tant que sujet fictionnel,
est entré en folie. Le sentiment d’étrangeté à soi se propage. Les profondeurs de la folie invitent à
pénétrer les secrets d’une pensée s’ouvrant pleinement à l’autre qu’elle devine en elle – pensée
prétendue impénétrable.
Un effet de rémanence

7 7 Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras », Cahiers Renaud-Barrault, décembre 1965, repris (...)
8 8 La Folie du jour, op. cit., p. 21.
15-La rémanence appartient au principe de fiction et possède une qualité importante qui tient à la
diffraction accompagnant maints effets d’optique. On trouve dans le texte blanchotien des traces qui
renvoient à ce qu’on entend par rémanence fictionnelle : l’image persiste au lieu-dit de sa
disparition. Chez Mallarmé notamment le phénomène est tout à fait remarquable, il se rapproche du
mirage, tel que le définit Georges Poulet en une expression suggestive : « Mirage où l’on s’aperçoit
soi-même à l’horizon, non tel que l’on est, non où l’on est, mais précisément tel que l’on n’est pas
et où l’on n’est pas99. » La rémanence est dotée d’un même principe d’apparition doublement
négative. D’autant plus qu’elle est liée à un revers dont elle ne peut se passer, qui implique l’idée de
retour, d’un retour sur soi ou sur déjà autre chose que soi dès lors qu’il y a retour. Tel le souvenir
assumant la fonction qui est la sienne : marquer la réalité d’un écart, et faire apparaître un vide en
lequel on se souvient de soi hors de soi, en une altération de soi qui se constitue : « L’on se revoit
alors, non tel que l’on est, mais tel que l’on a été mystérieusement transfiguré par cette mort que
l’on appelle le passé1010. » Notons la proximité avec l’attitude de la figure dans Celui qui ne
m’accompagnait pas. Le sujet fait l’épreuve de sa propre étrangeté par une reconstitution de soi, car
il pressent que certains moments de son passé ont pu demeurer solidaires, comme ils peuvent l’être
aussi avec l’instant présent, au sein d’une « commune étrangeté ».
16-La psychanalyse autorise ici un rapprochement qui vient au point où semblablement nous
conduit la fiction. Il existe dans la posture de certaines figures blanchotiennes l’expression d’une
certaine « porosité » du moi, que l’on rattache à des « troubles limites de la personnalité »
susceptibles d’atteindre des patients dont la pathologie relève d’un état narcissique. Le sentiment
d’être soi-même troué est très bien retranscrit par l’image du corps-passoire que Gilles Deleuze met
en évidence à partir de l’exemple d’Antonin Artaud : le vide est pressenti à l’intérieur de soi. Dans
un essai de psychanalyse sur le miroir, Alberto Eiguer analyse justement les conséquences cliniques
d’un cas pathologique qui vit avec l’appauvrissement de son moi : pour combler le vide, un double
imaginaire est inventé, c’est un dédoublement de personnalité, et tient lieu de réalité. Ce qui est
fondamental pour notre étude, puisque le double fictionnel se fait passer pour la réalité. On y ajoute
cet élément non sans importance : Alberto Eiguer explique que ce type de comportement est lié à
une conception du temps et à une trop forte dimension accordée à la réalité du temps passé 1111. Les
patients désirent rester en contact avec un passé dont ils ne parviennent pas à faire le deuil. Le seul
moyen, pour ne pas avoir l’impression de se perdre eux-mêmes, devient la nécessité de se retrouver
en divers lieux et à divers moments du temps passés. L’hypothèse d’un « état limite » satisfait la
correspondance avec ce qui cherche à s’élaborer sous l’idée de fiction, c’est-à-dire non pas une
concordance avec le cas clinique mais une part de ressemblance. On trouve dans les textes de
Blanchot des détails qui rappellent certains symptômes percutants qu’analysent les psychanalystes
aujourd’hui : des moments d’enthousiasme suivis de forts moments d’abattements, des moments
d’hystérie, des moments dépressifs, disent-ils. On note aussi le privilège accordé à l’écoute, et la
destitution qui s’ensuit sur la prégnance du visuel ; ou encore l’état de panique quand le langage
n’arrive plus à « lier » ni à « signifier ». Ici le cas clinique : « Le moi s’épuisant à reconstruire ses
limites qui s’effondrent en même temps que l’objet tend à disparaître1 122. » Là, la figure
blanchotienne qui, dans Celui qui ne m’accompagnait pas, se cherche à travers ses nombreux
déplacements et semble se suivre elle-même tant elle a l’impression d’être constamment sous le
signe d’un décalage : « Je mettais toutes mes forces à demeurer lié à moi-même 1313. » Le
parallélisme est clair, l’un comme l’autre est confronté au nécessaire mais impossible retour sur soi

9 9 Georges Poulet, Études sur le temps humain, p. 301. Nous soulignons. Le mirage est ici donné en rappel de
Narcisse et de Hérodiade.
10 10 Ibid., p. 317. C’est nous qui soulignons.
11 11 Alberto Eiguer, Une fêlure dans le miroir. Aspects rivaux du narcissisme dans la pathologie, Bayard, coll. «
Païdos », Paris, 1994. Voir aussi l’étude de André Green dans Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Minuit,
Paris, 1983.
12 12 François Richard, Psychothérapie des dépressions narcissiques, PUF, Paris, 1989, p. 33. Ces symptômes ont été
tout particulièrement mis en relief par François Richard qui participe à l’idée que nombre de psychanalystes
partagent, à savoir l’importance de l’inscription dans le temps.
13 13 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 81.
et doit pour s’envisager se contempler intégralement. Butant sur un interdit majeur, la faille se
retourne contre lui, le mouvement s’inverse et au lieu de se trouver comme unité, la dispersion
s’accroît. L’homme va faire une expérience surprenante, il aperçoit soudain quelqu’un qui monte
l’escalier. Or ce qui retient son attention c’est avant tout que la silhouette est selon lui plus grande
qu’elle ne devrait l’être et que cette singularité le déconcerte au plus haut point. Pourquoi donner
tant d’importance à ce détail ? Pour noter d’un côté la considération apportée à la taille et à la forme
de cette autre figure vue en haut de l’escalier, à la plus ou moins grande connaissance de celui qui le
regarde ; mais aussi et surtout pour « déconcerter la vue », « affoler le regard »1414. Il est question
de mise en perspective. L’escalier constitue l’échelle de référence. Soudain l’objet du regard paraît
plus grand : l’indice se rapporte moins à un souci phénoménologique, malgré la profusion des
termes qui y renvoient, qu’à l’étrangeté de la déformation. Il n’est pas anodin que la figure arrêtée
en haut de l’escalier soit juste auparavant assimilée à une « forme ». Ce qui s’accomplit sous ses
yeux fixes est l’enjeu d’un mouvement d’approche soumis à une inévitable déformation : le
mouvement est contrarié, la distance change, la mesure varie. Face à l’œil abusé, l’effet de surprise
est doublé par la méconnaissance toujours plus grande de ce qui est abordé. Plus il se rapproche
plus grande est la déformation. Au lieu de la reconnaissance reste une distance inépuisable qui
déclare l’impossible familiarité avec soi.
17-La figure est paralysée par la peur qu’elle a de se perdre. Or le sentiment de perte est remplacé
par un autre, moins définitif, plus effrayant : osant un léger déplacement, le sujet éprouve la
sensation de lâcher un peu de lui-même à chaque pas et à chaque instant. On dirait qu’il retrouve sa
maison après l’avoir quittée depuis un trop grand nombre d’années. Aussi, il passe son temps à
rechercher les traces qui se seraient déposées à chaque endroit de chez lui. Ces traces, quoique
fictives, s’imposent peu à peu à lui, à sa vision, prenant réalité au fond de sa pensée. Il faut voir un
déplacement significatif : confronté directement à la réalité du temps passé, plus matériellement que
quiconque, il en vient à se penser différent selon les instants qu’il traverse. Pour Anne-Lise Schulte
Nordholt, les événements « sont d’emblée faits racontés, relatés, et par là même plongés dans un
profond passé, entièrement accompli, impossible à resituer dans son intégralité ». Comme elle le
précise, elle s’intéresse surtout au fait que les événements n’ont pas lieu : « Des “non-événements”
qui appartiennent aux profondeurs inaccessibles de l’imaginaire1515. » Or ici l’accent est à mettre
sur l’événement comme retour du passé, désir de réappropriation de chaque instant de son passé,
doublé du désir de se porter tout entier soi-même. Éprouver le passage du temps, c’est en même
temps retirer toute représentation du temps. Ainsi dans Celui qui ne m’accompagnait pas, au lieu de
penser que jour après jour il construit son être propre, le sujet en vient à la folle idée que son moi se
disperse et s’éparpille à travers les lieux par lesquels il passe, restant par endroits, comme il le
prétend souvent, « cloué sur place ». Il se déplace mais, en chaque lieu où il passe, c’est comme s’il
déposait une trace de lui-même qui s’inscrit comme pur effet de rémanence :
Je restai cloué sur place. […] Quelque part, ailleurs, j’avais été, en effet, « cloué sur place ».
[…] En tout temps j’étais cloué sur place. […] Cela arrivait en vérité parce qu’il était quelque
part ailleurs cloué sur place1616.

18-C’est à cette immobilité qu’il remonte mais il ne parvient pas à la retrouver. Lorsqu’il revient sur
ses pas, malgré l’apparence d’un temps suspendu il reste le temps du déplacement qui ne permet pas
la superposition de deux instants. Le sujet part à la recherche des vestiges de lui-même. Il les croise
à force de parcourir les lieux qui lui sont familiers, à force de fixer les yeux sur les objets qu’il a
souvent touchés, à force de revenir, de s’arrêter à chaque endroit qu’il connaît mieux qu’aucun
autre. Mais jamais l’instant de la rencontre ne lui est autorisé. Il n’a droit qu’à des impressions, à de
fausses rencontres. Il s’assied où il s’est déjà assis : « En quelque sorte je m’y retrouvais moi-
même. » C’est comme si les deux instants se superposaient, comme s’il lui était permis de se
retrouver à présent à l’endroit où il était tout à l’heure, ou il y a bien plus longtemps encore, quand
14 14 Ibid., p. 64.
15 15 Anne-Lise Schulte Nordholt, Maurice Blanchot, L’Écriture comme expérience du dehors, Droz, Genève, p. 149.
16 16 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 46-48.
il était resté « cloué sur place ». Et c’est ce qui motive chacun de ses déplacements : « Tu dois voir
en-bas si tu y es […] le mouvement qui me poussait d’une chambre à l’autre, tandis que les portes
battaient1717. »
19-En fait, c’est un peu l’état des lieux de lui-même que dresse le sujet-narrateur, s’apercevant à
chaque endroit chaque fois autre : et cet autre se détourne de lui. Mais pourquoi soudain ne veut-il
pas se coucher sur son lit ? Il préfère rester « au bout du lit », quelque chose le retient, l’empêche de
se coucher, comme si là dans son lit à sa place il y avait quelqu’un, une présence inopportune. Si on
suit le texte, en tenant compte de la chronologie des déplacements, on sait qu’il est déjà monté dans
cette chambre, qu’il est venu là peu de temps avant et qu’il s’est lui-même couché sur le lit. Il y a
donc une ellipse : la figure est restée « clouée sur place » ; sur le lit une trace de cet instant persiste,
une trace de la figure se manifeste. Ce qui renforce cette idée, c’est que le narrateur retournant à ce
lieu après-coup se voit en même temps en train de dormir sur son lit, et telle est la vision qu’il tient
sous les yeux : lui-même rêvant. Il lui faut retrouver ces instants, apparemment perdus par l’idée
d’un temps qui passe, qui demeurent cependant étonnamment inscrits au-delà. À la fois ici couché
sur son lit et là se tenant au bord du lit sans pouvoir s’y allonger : c’est entre ces deux cas de figure
qu’il faut inscrire le déplacement fictionnel.
Une altérité interne
Un cas en porte-à-faux : le mode analogique
20-Rappelons qu’on n’est pas en face d’un cas de figure comme on est devant un cas clinique. La
psychanalyse n’est qu’un point d’appui maintenu pour sa faculté d’éclaircissement, la question de la
fiction reste tout autre. Le texte fictionnel résiste à la lecture psychanalytique à moins de la
comprendre comme un détour, qui n’est pas inutile. En effet, des points de correspondance
conduisent des rapprochements efficaces pour reconduire la notion de fiction. Si les démarches sont
différentes, n’ont pas les mêmes bords, le fond a un air de ressemblance qu’il nous faut à présent
analyser. Le terme de « fiction » est une constante du vocabulaire lacanien. Il engage des biais
divergents ; le terme est associé à celui de « tromperie » ou de « méprise ». On retrouve la
simulation qui appartient à la fiction mais la question reste de savoir pourquoi la psychanalyse est
ainsi préoccupée de fiction.
Le but de la psychanalyse est d’amener le sujet à rencontrer le Ça étranger et impersonnel, non pas
à l’intérieur de nous-mêmes grâce à l’introspection, mais à l’extérieur, fût-ce au prix d’une
perception hallucinée1818.
21-La littérature ne doit rien à la psychanalyse et il faudrait peut-être penser le contraire, comme le
prétend l’étude de Pierre Bayard, renversant la proposition par ce titre : Maupassant, juste avant
Freud. Des éléments sont communs et, reprenant l’exemple de Maupassant, on pense
inévitablement au Horla, à ce qu’il laisse apparaître de suspect quant à l’investigation de la
psychanalyse : pourtant n’est-il pas l’être étranger, l’autre par excellence ? Qu’il soit
indifféremment un être brésilien ou un témoin de l’inconscient qui est en moi comme dans sa propre
maison, le Horla acquiert une véritable et non moins redoutable présence lorsque le narrateur le sent
agir au travers de lui. La littérature et la psychanalyse auraient-elles des intérêts communs ? Leurs
bords restent divergents, la figure fictionnelle ne représente en aucun cas la folie. Evoquer
l’hallucination, ce n’est pas en appeler à Freud ou à Lacan ; l’écho n’en est pas moins présent. Si,
dans ses textes, Blanchot fait peu de cas de la réalité de l’inconscient, est-ce finalement autre chose
qu’il évoque lorsqu’il parle lui aussi de « quelqu’un » qui réside à l’intérieur du moi et qui
s’emploie à l’altérer ? « En moi, il y a quelqu’un qui ne fait rien que de défaire ce moi : occupation
infinie1919. » Cette affirmation résonne sur le ton de la naïveté dans Le Pas au-delà mais pèse sur
l’ensemble des textes blanchotiens : le sujet fictionnel paraît accompagné. Par qui ? La différence
n’affecte-t-elle pas le sujet lui-même ? L’ambiguïté de la lecture psychanalytique persiste, même si
17 17 Ibid., p. 55-56.
18 18 Sigmund Freud, cité par J.-D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de J. Lacan, Rivages, Paris, 1992, p. 118.
19 19 Le Pas au-delà, op. cit., p. 93.
on cherche à s’en dégager, elle se signale tout au long de la narration. Si la référence n’est jamais
directe, elle est pourtant là et, sans s’y arrêter, il faut la lire. Elle fragilise le texte de fiction en ce
sens qu’elle le renvoie insidieusement sur des versants autres mais qui le touchent de près. On ne
saurait confondre la figure blanchotienne avec un type de pathologie quelconque. Ce serait à
l’évidence se perdre que de tenter un renvoi à une blessure d’ordre affectif. Alors de quelle nature
est cette blessure ? Elle ne peut remonter à un traumatisme antérieur qui donnerait une cohérence
logique à la lecture d’un cas. Reste l’idée que l’ensemble du texte est marqué par un « désastre »
lointain dont on ne sait rien et dont l’absence pèse. Les préoccupations qui touchent à ce désastre –
le terme est blanchotien – sont à chercher ailleurs. Pourtant la terminologie propre à la psychanalyse
aide à penser l’ambivalence : sous le signe de l’altérité de nombreux points sont à lire,
dédoublement du sujet, trouble face à une réalité dans laquelle il ne parvient pas à se poser ni à se
fixer, sentiment de dépersonnalisation. Au risque d’un abus de l’expression, on est à la limite d’une
pensée schizophrénique prise dans un délire chronique de « déréalisation » autant que de «
dépersonnalisation ». Certains de ces termes, trop connotés et non appropriés, permettent cependant
d’approcher la spécificité de la fiction parce qu’ils notent mieux que d’autres le décalage de la
fiction par rapport au réel, ses perpétuelles marques de distance par rapport à ce qu’elle n’est pas.
Jean Bessière parle de « déréalisation de l’objet à quoi peut se rapporter le littéraire, déréalisation
du littéraire même, ainsi que le fait conclure la notation apophatique du signe2020 ». La déréalisation
fait partie du processus de régression, elle est une faille du fonctionnement mental dans la mesure
où une part de la réalité devient étrangère à soi ; plus régressive encore est la « dépersonnalisation
», puisque c’est une partie de soi qui devient étrangère à soi. La régression est ce retournement du
présent vers le passé, poussé par le désir de projeter en arrière de soi un vide trop présent afin de lui
donner un semblant de consistance et ainsi de le combler, ne serait-ce qu’en apparence.
Un état limite
22-Des domaines divers, autres que celui du littéraire, orientent et infléchissent le travail d’écriture.
Ils traversent de part en part celui de Blanchot, nourrissant la matière de certains textes à valeur
théorique, pénétrant autrement le versant fictionnel – emplissant les textes de fiction sans qu’ils ne
soient jamais dénaturés, portant la réflexion au-delà d’elle-même, n’engageant plus, en fiction, les
mêmes questions. Ici des débats d’idées, là l’engagement d’une expérience qu’implique l’entrée en
fiction : un état limite. C’est en pensant que les textes fictionnels ne sont pas dénaturés qu’on peut
parler d’authenticité. Demeure un effet de neutralisation qui permet à la fiction de se vider de tout
rapport à autre chose qu’elle-même et de se présenter telle quelle : ce qui à terme permet enfin de
fonder la fiction.
23-De plus en plus nombreux sont les critiques qui s’emploient à mettre en relation, d’une façon ou
d’une autre, texte littéraire et travail de l’inconscient comme s’il en allait d’un certain élan de la
modernité de déterminer en ce lieu quelque élément décisif. Jean Bellemin-Noël tient une sorte de
compte rendu de ces multiples rencontres2121 : il passe en revue diverses tentatives de connivence et
dresse un portrait de ceux qui sondent les marges de la psychanalyse. Il rapporte notamment
comment Gilles Deleuze et Félix Guattari se démarquent, mettant en place la « schizoanalyse », qui
n’est pas une variante de la psychanalyse : elle fait état de leur recherche parce qu’ils « cherchent à
dénoyauter le sujet » selon « une conception autre de la réalité inconsciente ». Blanchot prend acte
de l’avancée et du travail de la psychanalyse, mais ses textes de fiction, assurément touchés par ces
préoccupations, ne rendent pas compte de quelque versant psychanalytique : ce qui se met en place
avec la fiction, c’est l’indice d’une « pensée latente » qui n’aurait rien à voir avec le travail de
l’inconscient mais qui pourtant, laissant parler l’analogie, le rappelle sans cesse, sans qu’un champ
n’investisse l’autre. Lorsqu’on aborde les textes, il faut donc prendre les distances qui s’imposent.
24-Les textes, on l’a montré avec l’exemple de Celui qui ne m’accompagnait pas, tirent de certains
20 20 Jean Bessière, « Rhétoricité et définition implicité de l’écriture », Barthes après Barthes - Une actualité en
questions (Actes du colloque international de Pau, textes réunis par Catherine Coquio et Régis Salado, 22-24
novembre 1990), Publications de l’Université de Pau 1993.
21 21 Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF, Paris, 1993.
caractères cliniques quelques traits spécifiques qui alimentent de l’intérieur la matière fictionnelle.
Dès que ces éléments sont insérés, ils font partie de la fiction, ils sont à ce point assimilés qu’ils ne
renvoient plus qu’à elle : est-ce le fait d’appartenir au monde fictionnel qui les coupe de toute
possibilité de référence, doit-on penser à un subterfuge de la fiction qui fait en sorte que tout lui
revienne ? Passer par un semblant de schizophrénie aura permis de mieux comprendre l’écart qui
menace la fiction : détachée du réel, elle n’a pas d’autre lien avec lui que de marquer le lieu de sa
disparition. La question de la référence ainsi posée ne suffit pas encore à rendre compte de l’altérité
intrinsèque que déploie l’écriture fictive.
25-La fiction opère moins sur elle-même que sur une altérité qui viendrait d’elle. La figure de
l’altérité indexe la limite. L’écart est à entendre comme écart par rapport à soi et le retour à l’autre
se donne à lire comme point d’écart entre soi et soi. Il n’en reste pas moins l’important est l’écart
manifesté par l’apparition des figures qui indiquent l’impossible retour sur soi. Le texte fictionnel
montre que la seule issue que l’on garde face à soi-même, c’est de se faire passer pour autre. C’est
pourquoi il présente le dédoublement. La menace est grande car, à se faire passer pour autre, on en
vient à se prendre pour tel, glissement justifié par le biais d’une adéquation qui va de soi – la fiction
en prend le risque. Il en résulte que l’altérité se donne pour première.
26-Au-delà des qualités dont relève le psychisme de l’homme, au-delà de ce que les recherches
psychanalytiques apportent comme contribution, quels sont ses modes d’altération ? La logique de
fiction est à inscrire comme le mouvement d’une intériorité qui n’en a jamais fini avec sa propre
extériorité. On assiste à un retournement : le fictionnel ne répond pas à la mise en absence du
monde, celle-ci conditionne l’apparaître en le liant irrévocablement à l’avancée de sa propre
disparition. Le mode analogique reste un élément de perversion qui, au moment qu’il éclaire,
éloigne de l’intimité à trouver. En ce sens il nous aide à penser la fiction, dont l’horizon est le
paraître ; il renvoie à des images qui ne sont jamais données qu’au-delà d’elles-mêmes. Comment
penser les points de similitude qui établissent les éléments charnières et qui assurent toujours autre
chose qu’eux-mêmes ? Le passage hors de soi ramènerait-il plus singulièrement à soi ?
Se livrer à des variations littéraires sur la schizophrénie ou la mythomanie, est-ce vraiment chercher
le sens profond, le vrai mouvement de l’âme perdue hors du réel et hors d’elle-même ? Pour aborder
les problèmes de la personnalité, il faut des principes – et des principes rationnels – et pour en
épuiser la profondeur, la science des mystiques est indispensable2222.
27-Blanchot évoque l’ouvrage de Daniel-Rops, Deux hommes en moi, et regrette qu’il s’en tienne à
une surface d’ordre psychologique. On peut penser que Blanchot, en tant qu’écrivain, cherche autre
chose au moment où il aborde l’(im)personnalité, au moment où ce qui traverse le monde fictionnel
n’a plus rien du monde sinon quelques points de ressemblance qui ne seront sans doute pas évacués,
et ne doivent pas l’être. Les textes de Blanchot indiquent partout la défection tout autant que la
rémission du sujet, mais rien ne semble jamais s’en tenir à quelque aspect de la psyché ; ils en sont
presque totalement dépourvus, en accord avec un mouvement plus impersonnel qui fait se perdre la
pensée « hors du réel et hors d’elle-même ». Le détour par la psychanalyse sert à percevoir les
enjeux. Par le recours analogique et l’état de ressemblance qu’il fait naître, il permet d’accéder à la
profondeur de la pensée de fiction : celle d’une pensée interne qui s’extériorise en s’actualisant au
travers du texte littéraire.
28-La reconnaissance est un leurre. Blanchot en joue à tel point que cela devient la caractéristique
première de ce qui se trame sous sa fiction, déroutante dans la mesure où le rapport au réel est sans
arrêt remis en cause. Christophe Bident utilise le rapprochement avec la psychanalyse et rapporte le
récit blanchotien au « phantasme paranoïaque », prenant le risque de connoter trop fortement une
écriture dont il devient clair qu’elle n’a de souci que pour elle-même. Christophe Bident montre
combien les textes de Blanchot sont proches de ce qui relève du « phantasme paranoïaque ». En
effet, on peut rapprocher la figure du narrateur de celle d’un « sujet-narrateur psychotique », non
seulement en relevant les points de similitude dans les effets de narration qui sont les siens et les
22 22 Maurice Blanchot, « Deux hommes en moi, par Daniel Rops », La Revue Universelle, no 21, février 1931.
indices multiples que met en place le récit, mais aussi en rapprochant espace littéraire et « espace
fantasmatique ». Ainsi naît un décalage face à la réalité ; le déplacement opéré par la terminologie
psychanalytique devient un embrayeur et Christophe Bident l’utilise en ce sens. La psychanalyse est
un point d’appui privilégié pour l’analyse de certains textes parce qu’elle permet de retirer des
aspects enfouis, de mettre en évidence des liens révélateurs, non pas avec la vie psychique
intérieure, mais de façon plus percutante, avec une extériorité qui échappe à la pensée. Le détour
devient déterminant : il relance la perspective, celle de l’exploration d’un mouvement qui livre au
dehors une « pensée interne », sans l’infléchir.
29-Il y a là une part d’inconnu dont on ne sait si elle est extérieure à la pensée ou si elle est inscrite
au cœur d’une pensée qui échappe. C’est là toute l’ambiguïté d’un entre-deux. Le mode analogique
facilite une certaine compréhension, donne accès à un mode de pensée dont il faut admettre les
qualités au moment où elles s’avèrent lacunaires. Le passage par l’analogie reste légitime, compte
tenu du principe de fiction qui semble par définition se dérober à la saisie de toute pensée fixe, mais
ne suffit plus. À moins de comprendre que l’insuffisance déclarée devient une affirmation décisive
pour admettre que la définition de la fiction n’ira pas sans l’aveu d’une fragilité, d’un manque ; à
moins d’établir ce manque comme lui-même fondateur.
La prégnance de l’oubli
30-Les récits sont déployés en un double mouvement qui oriente la narration vers une évocation de
ce que fut un certain passé, mettant en œuvre la marche de la mémoire comme en une lente
anamnèse ; d’un autre côté laissant planer le soupçon sur ce qui revient à la mémoire comme si elle
était d’avance marquée par une amnésie à laquelle elle ne saurait échapper, éveillant le doute sur la
crédibilité conférable à la valeur d’un tel souvenir. Rapprochant l’écriture de Maurice Blanchot de
celle de Marguerite Duras, Marie-Hélène Wicker lie la question du souvenir à la figuration de
l’autre. Elle montre que les récits d’après 1945 ne privilégient pas le souvenir mais reconduisent
une permanente anamnèse, et le retour à une scène primitive. Tout d’abord, on ne veut pas marquer
ici de différence essentielle entre les œuvres de fiction, même avec celles publiées dans la période
d’avant-guerre – sauf à penser que la guerre marque une coupure insurmontable qui ferait de cette
période d’avant-guerre comme une scène originelle. D’autre part, sur la question de la mémoire,
pour témoigner de la lente anamnèse, Marie-Hélène Wicker privilégie deux récits, Celui qui ne
m’accompagnait pas e t Au moment voulu. Précisons qu’elle est plus convaincante encore
lorsqu’elle en vient à l’écriture de Marguerite Duras où elle dit explicitement que le désastre est à
l’œuvre dans la mémoire.
31-La question de la mémoire est liée à la question de l’autre. Selon un principe d’occultation,
l’autre est toujours déjà là, à jamais retenu, en retrait, dans l’oubli. C’est donc contre le souvenir
mais à travers lui que vient le mode de l’oubli. Un rapprochement devient inévitable : l’image d’un
retour vers une scène originelle. On pense à une scène primitive, en la séparant de toute
préoccupation psychanalytique. Ainsi l’anamnèse ne s’accomplit pas. La fiction retient au cœur de
l’oubli ce vers quoi elle ne saurait remonter, ce qui fait d’elle ce qu’elle est. En exploitant à la fois
le penchant vers le souvenir et la teneur de l’oubli, les textes disent l’impossible de l’anamnèse.
Cela constitue un point fondamental de ce qui motive la fiction. L’oubli de l’être et du sujet gagne
peu à peu l’ensemble de la fiction blanchotienne, se montrant progressivement et plus explicitement
de texte en texte, jusqu’à celui qui en est plus ou moins en ce sens l’aboutissement : L’Attente
l’oubli. En effet, il donne à lire un pas de plus et permet, de manière efficace, le renvoi sur un
événement hors de soi qui apparaît au lointain, qui dit son éloignement – événement émergeant de
très loin comme s’il ne pouvait être submergé par l’oubli. À l’instant où il est menacé de disparaître,
témoignant au plus loin de lui-même, de sa réalité qui n’est autre que passée, il se retrouve là hors
de sa présence, là parce que retourné à l’oubli, oublié et pourtant là encore, défiant l’oubli au cœur
de lui-même.
32-À la limite de l’anamnèse et de l’amnésie, oscillant entre ces deux pôles sans que jamais ne soit
reconduit au souvenir ce qui lui aurait échappé, l’oubli lui-même devient l’assurance que rien ne
saurait tomber trop sûrement dans un état d’oubli. Il faut comprendre que s’il y a oubli, c’est d’un
mouvement d’oubli qu’il s’agit, un mouvement qui se livre de façon continue sans que jamais
l’oubli ne se donne à lui-même un point d’arrêt. Roger Laporte, intrigué par l’idée d’un «
effroyablement ancien », est contraint de se poser cette même question : « Les récits de Blanchot
nous affrontent à l’impensable dans la mesure même où toute anamnèse est radicalement
impossible2233. » La figure de Judith dans Au moment voulu est tout à fait éclairante et
représentative de ce temps indécidable, « impensable » dit Roger Laporte, résolument difficile à
penser parce qu’il n’a jamais appartenu qu’au passé et qu’il ne suit pas l’ordinaire passage du
temps. Le temps de l’effroyablement ancien est une marque inséparable des récits blanchotiens, il
détermine sa fiction dans la mesure où avec lui s’effectue un écart dans notre façon d’appréhender
le monde et parce qu’il nous invite à sa suite non pas à penser un autre monde mais à radicaliser
l’inscription de ce qui ne tient plus lieu d’aucun monde. Evoquant Au moment voulu, Marie-Hélène
Wicker établit avec raison la figure de Judith comme « l’image du passé antérieur ». Alors que
l’enjeu est de définir ce que la fiction porte d’intime, à s’y confronter on retombe sur une face
obscure, secret de l’expérience littéraire. Il n’est pas innocent que l’un des derniers articles de
Blanchot prenne « l’énigme » pour titre, disant l’impossibilité de la déchiffrer.
Enigme est le pur jaillissement de ce qui jaillit
Profondeur qui tout ébranle, la venue du jour2424.
33-Blanchot s’interroge une fois de plus sur le rapport à établir entre la littérature et la question
éthique : il termine son article en laissant la parole au poète Hölderlin avec lequel il définit en
quelque sorte ce autour de quoi le littéraire ne cesse de tourner. En ces termes, on est confronté à la
relation établie par Jean Bessière entre « facticité » et « énigmatique » 2525 lorsqu’il renvoie au
secret que porte le texte littéraire, à ce qui lui tient lieu d’opacité, à son point de défaillance qui fait
partie intégrante de la part de fiction. Il est moins question de définir la fiction selon des critères
inflexibles que de la suivre dans ses détours, pour la baliser au plus près d’elle-même, en pensant
que si elle échappe à la saisie, c’est parce que le sursaut lui appartient en propre : ce qui reste à
définir, c’est précisément ce sursaut qui lui permet de se prolonger et de se dérober infiniment.
34-Chaque texte enferme au plus profond de lui ce qui devrait être présenté au jour, comme si sa
part obscure, essentielle, devait demeurer là toujours. Ainsi la révélation ne va pas sans sa
contrepartie que serait la dissimulation. Ce n’est pas une force obsessionnelle qui traverse les textes
mais une sorte de mise en attente d’un même souvenir qui n’en est pas un parce qu’il a manqué au
passé. Ce souvenir inoubliable entre tous est l’instant mortel qui ne s’accomplit pas, on en trouve un
exemple dans La Folie du jour, une fusillade prévue, sur le point de s’accomplir, mais qui ne se
produit pas :
Peu après, la folie du monde se déchaîna. Je fus mis au mur comme beaucoup d’autres.
Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas 2626.

35-On peut en lire une variation dans le dernier texte fictionnel de Blanchot, L’Instant de ma mort :
« Empêché de mourir par la mort même2727. » La ressemblance entre les deux épisodes est
frappante. Dans L’Instant de ma mort, un jeune homme va être fusillé par un bataillon de soldats, au
seuil de la mort, un subterfuge se produit et le libère au tout dernier moment, témoignant de la
fantaisie du récit mais aussi d’une question plus essentielle : celle de la mort ratée mais d’une mort
perçue de si près qu’elle est comme entamée ; la vie n’est alors plus qu’un sursis.
Mais voici que l’un d’eux s’approcha et dit d’une voix ferme : « Nous, pas allemands, russes », et,

23 23 Roger Laporte, Maurice Blanchot, L'ancien, l’effroyablement ancien, Fata Morgana, Montpellier, p. 35-36.
24 24 « Énigme », Yale French Studies, no 79, 1991.
25 25 Jean Bessière, Enigmaticité de la littérature, PUF, Paris, 1993.
26 26 La Folie du jour, op. cit., p. 11.
27 27 L’Instant de ma mort, op. cit., p. 7.
dans une sorte de rire : « armée Vlassov », et il lui fit signe de disparaître2828.
36-Nombreux sont les critiques qui ont rappelé que l’homme Maurice Blanchot aurait vécu un
événement semblable lors de la Seconde Guerre mondiale : ayant lui-même échappé à la mort au
moment précis où elle allait s’abattre sur lui. Nombreux sont ceux qui se sont emparés de la
comparaison pour satisfaire l’hypothèse du biographique. On peut entre autre lire le commentaire de
Didier Cahen qui ne manque pas de mentionner la possibilité du biographique et lui accorde même
une importance déterminante qui se répercute sur le caractère paradoxal du texte. La narration est
dépouillée, les faits sont clairs, précis et arrivent avec une forte brutalité : comme dans un conte où
la priorité est moins la vraisemblance que l’impact des événements. Ce qui est frappant pour Didier
Cahen, c’est justement qu’au sein du texte « un certain nombre de détails donnent à penser qu’il
pourrait s’agir là d’un récit autobiographique 2929. ». Philippe Mesnard rapporte l’événement de
manière à ne plus faire aucun doute : la ressemblance entre les faits vécus et ce qui est raconté dans
les textes de fiction est selon lui trop proche pour qu’on ne convienne pas d’une relation. Il évoque
alors La Folie du jour où il repère des traces certaines d’une autobiographie ; d’après lui, des
écrivains plus ou moins intimes de Blanchot, Maurice Nadeau, Roger Laporte, Dionys Mascolo,
l’ont eux-mêmes confirmé. Cependant il remarque aussi que l’autobiographie comme d’ailleurs la
biographie « sont des genres pour lesquels Blanchot n’éprouve aucune attirance, elles sont aux
antipodes de sa conception de l’écriture3030 ». Philippe Mesnard tient à spécifier que le texte
fictionnel de Blanchot va en ce sens contre l’attirance du théoricien. Sur ce point, on préfère suivre
la démarche de Christophe Bident qui répond explicitement au texte de Philippe Mesnard pour le
contredire et témoigner d’une richesse plus profonde du texte blanchotien : il indique avec raison
que le théoricien Blanchot s’accorde de nombreux passages sur les vies de certains écrivains, il
donne pour exemple les cas de Mallarmé, de Kafka et de Rilke où effectivement Blanchot ne se
prive pas dans ses commentaires de l’emprunt biographique. Il faut donc comprendre avec
Christophe Bident que loin d’être aux antipodes de sa conception de l’écriture, l’autobiographie et
la biographie « en seraient plutôt le fondement inavouable et déplacé. Sous des formes paradoxales
et secrètes qu’il nous appartient de penser3131. ». Jacques Derrida met un terme à ces discordes avec
la publication de Demeure, où il établit en parallèle le texte fictionnel de L’Instant de ma mort et le
passage d’une lettre que lui aurait envoyé l’homme Maurice Blanchot, ce dernier faisant encore
allusion à l’épisode de sa vie où il aurait été arrêté par les Allemands et presque fusillé. Jacques
Derrida montre jusqu’à quel point les textes de Blanchot jouent l’épreuve d’une limite qu’ils
déplacent constamment, et dont ils brouillent les frontières 3232. Le « tu es mort » de L’Instant de
ma mort était d’ailleurs déjà inscrit ailleurs et autrement, dans L’Ecriture du désastre. En ce
déplacement s’établit un nouveau mode de rapport dont on veut ici tirer parti. Ce qui est «
inavouable » n’aura de présence possible que « déplacé ». La fiction ne raconte pas un événement :
loin d’utiliser cet épisode comme un témoignage, un rappel du biographique, on admettra que ce
qu’a vécu Blanchot s’inscrit forcément au cœur de ses fictions, et d’autant plus fortement qu’il
s’agit d’un souvenir terrifiant comme peut l’être un sursaut de vie devant la mort. On n’assiste pas
impunément à sa mort, même ratée : en reste quelque chose d’effroyable. Ce qu’on note comme
fondamental c’est la marque obsessionnelle de l’oubli quand il fictionnalise peut-être aussi un
souvenir. Plus largement encore ces instants sont, au moyen de la fiction, vécus à travers la mort
d’un autre, mort à laquelle on assiste en la vivant soi-même avec intensité, nécessairement en la
faisant varier. Pierre Fédida reconnaît que parole et mémoire sont inextricablement liées. Il rend
hommage à Blanchot qui selon lui enrichit cette question de « la mémoire dans la parole »,
construisant un rapport de l’un à l’autre dont la psychanalyse n’a pas encore véritablement pris la
mesure et qui est élaboré à partir du potentiel d’affirmation du silence, « ce silence ouvert comme
du langage à une parole qui elle-même ne sait pas d’où elle vient en parlant – cette réminiscence est

28 28 Ibid., p. 12.
29 29 Didier Cahen, « L’Instant de ma mort », Le Nouveau Recueil, no 34.
30 30 Philippe Mesnard, Maurice Blanchot, Le sujet de l’engagement, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 96-97.
31 31 Christophe Bident, « Du politique au littéraire », Ralentir travaux, no 7, Hiver 1997, p. 54.
32 32 Jacques Derrida, Demeure, Galilée, Paris, 1998.
une mise en mouvement de l’intérieur3333 ». Ce mouvement de l’intérieur aborde frontalement la
singularité de la fiction. Avec lui c’est plus largement la question de l’autre qui pose l’amplitude
d’une fiction dont il est difficile de définir la nature car elle est avant tout dépassée par des contre-
points qui ne la concernent pas mais dont elle ne peut se passer pour accéder à elle-même. En
somme, ce mouvement de l’intérieur ne saurait s’effectuer sans une plus forte extériorité : car la
fiction n’a d’intériorité que celle d’une extériorité dont elle cherche à s’émanciper.
37-Certains passages se donnent pour fondamentaux, comme les témoins centraux de l’entreprise
fictionnelle vers lesquels chaque roman, chaque récit serait secrètement tourné : l’inavouable s’y
loge de la façon la plus minimale possible, mais en un faisceau qui rayonne sur l’ensemble du texte.
Dans L’Arrêt de mort, J. demande sa dernière piqûre. Elle tient sa main crispée sur celle du
narrateur lorsqu’il injecte le produit mortel. Commence un terrible face-à-face. Après lui avoir
souri, elle garde les yeux fixés sur lui. Le texte impose ce regard avec force et nous invite à
imaginer qu’il s’est en cet instant éternisé. La fiction arrache l’événement à lui-même et le tient
hors de lui jusqu’à le perpétuer à l’infini : « le regard dure encore » ; le texte suggère en même
temps le malheur d’un arrêt plus que probable :
Je pourrais ajouter que, pendant ces instants, J. continua à me regarder avec le même regard
affectueux et consentant et que ce regard dure encore, mais ce n’est malheureusement pas
sûr3434.

38-Dans Au moment voulu, Judith, enfermée dans un appartement, laisse son regard passer par les
fenêtres cherchant un point d’appui à l’extérieur, sur la surface neigeuse qui, seule, capte encore ses
yeux. Elle est alors ravie à elle-même, se perdant au-dehors : et bientôt elle s’effondre entre les bras
du narrateur, marquant en cet instant ce qui assure l’événement inoubliable du récit. Tout comme le
pouls de J. s’éparpille, le corps de Judith se décompose : la puissance du regard se retrouve ici, dans
les yeux avides de la jeune femme, prolongée en la force d’un rêve :
C’est sur moi que ce corps de rêve s’était décomposé, je l’avais tenu entre mes bras, j’avais
éprouvé sa force, la force d’un rêve, d’une douceur désespérée, vaincue et toujours
persévérante, telle que seul pouvait me la communiquer un être aux yeux avides 3535.

39-Dans Celui qui ne m’accompagnait pas, outre l’évidence d’une impersonnalité qui progresse
continûment dans la narration, par-delà l’absence qui s’accroît au fil du texte, il y a, enfouie au sein
du récit, la présence retrouvée d’un sourire. Ce sourire ne relève plus d’aucune figure, détaché il
n’en prend que plus de relief et devient une apparition inattendue qui se livre comme don
inoubliable. Plongé dans une grande méditation qui probablement engourdit ses sens et la
dynamique de ses membres, le narrateur subit un trouble qui altère ses capacités visuelles, il est
bientôt entouré d’un « sourire » qui se développe autour de lui, par lequel il se sent comme
enveloppé : « Mes yeux étaient ouverts sur quelque chose que je ne saisis pas d’abord, un point, non
pas un point, mais un épanouissement, un sourire de l’espace tout entier 3636. » Si ce sourire est resté
trop longtemps caché, retenu et dissimulé par le texte, c’est parce qu’il a été oublié. Ce n’est qu’à la
fin du récit qu’il revient à la mémoire de celui qui a manifestement tout oublié de lui-même.
Soudain ce sourire apparaît, seul, comme un souvenir-écran de l’ensemble de ce qui lui a été retiré.
C’est un peu comme s’il récupérait ce qui lui a échappé : un instant fulgurant qui concentre la
prégnance de l’oubli en « un sourire libre, sans entrave, sans visage » dont l’intimité devient
inoubliable. « Combien de temps cela dura, je ne puis l’imaginer, ce n’était pas un temps
imaginaire, cela n’appartenait pas non plus au temps des choses qui se produisent 3737. » La place
qu’occupe le sourire rappelle la fixité et la permanence des regards de L’Arrêt de mort et de Au
moment voulu : le fictionnel n’est pas un événement, il n’est pas non plus la création d’un univers
33 33 Pierre Fédida, « Blanchot pose cette question de la mémoire », Ralentir travaux, no 7, Hiver 1997, p. 67.
34 34 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 52.
35 35 Au moment voulu, op. cit., p. 134.
36 36 Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 167.
37 37 Ibid., p. 168.
totalement imaginaire. Dans L’Amitié Blanchot nous offre une autre perspective à partir d’une
sculpture de Praxitèle : le sourire de l’adolescent n’est pas arrêté, comme certains le croient peut-
être, en un présent éternel, « ce sourire a pris forme dans l’irréel, mais l’irréel est aussi une forme du
temps, un temps qui est le travail des formes et le destin des images 3838 ». C’est de ce destin des
images qu’on veut rendre compte. Le sourire de Celui qui ne m’accompagnait pas n’appartient pas
au souvenir du narrateur, il vient d’ailleurs. Il est donné pour une trace et pour cela trouve sa réalité
par l’absence. En tant que trace, il est le lieu d’un ressassement qui le dépasse. Au plus loin d’elle-
même, la figure se retrouve. Il faut comprendre que, si dépouillée soit-elle, elle porte sur elle
d’autres traces, une infinité de traces qui se déposent en elle pour y disparaître et y être oubliées.
Oserait-on se souvenir d’un sourire inquiétant apparaissant-disparaissant, celui du chat d’Alice au
pays des merveilles ? Le sourire résiste à la disparition, il perdure alors que le chat lui-même
n’apparaît plus. Cela en revient au plus intime de ce qui s’engage en fiction. Et on lira avec une
grande attention ces quelques mots de Blanchot qui, évoquant le temps où il résidait à Èze,
témoigne d’une effigie pendue au mur de la petite chambre où il dit demeurer le plus souvent :
Une adolescente aux yeux clos, mais vivante par un sourire si délié, si fortuné, (voilé pourtant),
qu’on eût pu croire qu’elle s’était noyée dans un instant d’extrême bonheur 3939.

40-Le texte où se trouve mentionnée cette allusion ne porte pas son titre par hasard : Une voix
venue d’ailleurs, comme si Blanchot donnait un principe à suivre, celui d’un ailleurs à constamment
reconduire. C’est sans doute aussi pourquoi il s’autorise cette digression sur sa vie, à laquelle on le
sait peu habitué, au beau milieu de ses commentaires sur les poèmes de Louis-René des Forêts. Ce
n’est pas le rappel autobiographique qui importe ici mais véritablement la référence possible à une
image, visible et à l’évidence tout à fait suggestive, qu’il ne faudra là encore retenir que comme une
trace déplacée dans les textes.
41-La figure joue-t-elle l’intertextualité, elle reconduit à l’inévitable oubli en lequel se répètent les
textes. La Folie du jour manifeste assez bien l’idée que ce ne sont jamais des liens qui sont ainsi
créés entre les textes mais bien des traces devenues possibles : le narrateur, un peu fou, prétend
porter sur son dos un autre pensionnaire de l’établissement, un vieillard à barbe blanche à qui il dit :
« Tu es donc Tolstoï4040 ! » Il affirme ensuite en porter d’autres et avoue s’écrouler sous leur poids
trop conséquent pour lui : « Parce que je n’étais tout de même pas un cheval. » La référence à
Tolstoï est double. Prenons Le Cheval de Tolstoï. Un hongre pie, une nuit, prend la parole et
bavarde sur lui-même, à propos de sa vie. À haute voix, il se libère de ses souvenirs. Or, on relève
dans le texte même de Tolstoï une formule qui nous intéresse particulièrement : le cheval y est dit «
pareil à une ruine vivante 4141 ». La référence est réciproque. La figure de La Folie du jour endosse
les personnages littéraires tout comme elle prétend porter Tolstoï lui-même. Chaque figure est à
même de se mettre en parallèle avec des références littéraires, avec d’autres figures qui la
concernent même indirectement. Quand elles apparaissent, on ne peut plus se passer d’elles, le
trouble est d’autant plus grand qu’elles appartiennent au même corps – littéraire. La fiction
assurément porte des traces, mais elle les renvoie vers un oubli plus grand et les pousse vers une
extinction d’elles qui les rapproche en définitive de ce qu’elles sont.
42-Chacune des fictions tient à un même élément qui revient, chaque fois différent bien que
toujours le même : celui qui, une fois, vit l’insoutenable ne peut plus l’oublier. De même, ce qui
peut être une fois dit demeure retenu ; énoncé au hasard, cela reste en réserve. De multiples lignes
de fuite parviennent des différents récits, toutes convergent vers un seul et même point : au lieu
d’être mises en relief pour mieux être révélées, elles sont au contraire contraintes à mieux se
dérober, comme si par nature, elles ne pouvaient advenir en surface. De chaque récit surgit des

38 38 L’Amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 45-46 (article paru initialement dans la revue Critique).
39 39 Maurice Blanchot, Une voix venue d’ailleurs, Cahiers Ulysse fin de siècle, Hors série, Plombières-les-Dijon,
1992, p. 13. Nous soulignons.
40 40 La Folie du jour, op. cit., p. 32.
41 41 Léon Tolstoï, Le Cheval, Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, p. 948.
profondeurs une double face d’obscurité, d’un côté rendue au jour, de l’autre maintenue en son
invisibilité : chacune apparaît comme un mouvement de retour vers un instant déterminant qui a
échappé à un moment donné, à ce moment précis où l’événement n’a pas eu lieu, ne cessant depuis
d’avoir lieu, en un temps différé, celui de la fiction. La prégnance de l’oubli permet une
superposition de traces anciennes, entremêlées, indiscernables. Là est la raison d’être d’une étrange
vision donnée à la fin de Au moment voulu. Après la mort de Judith, le narrateur perçoit une étrange
présence, celle d’une femme assise au bas d’un escalier, repliée sur elle-même. Cette « vision » le
poursuit : ayant été le témoin de sa mort, retrouve-t-il là la figure ancienne et nocturne qu’il a tenue
un instant entre ses bras ? Elle lui revient alors sous cette apparence :
Quand je la vis à nouveau, elle était assise et, à travers toute l’étendue, elle m’apparaissait un
peu en contre-bas, le corps à demi ployé, la tête inclinée vers les genoux 4242.

43-Cette vision se mêle à un ancien souvenir qu’il a de sa vie passée dans le Sud. La ressemblance
est certaine, les images se superposent – était-ce déjà Judith ?
[…] assise, elle aussi, en bas de l’escalier, sur la large marche du tournant ; ayant ouvert la
porte, je regardais vers elle qui ne me regardait pas. […] Ce corps légèrement courbé dans une
attitude qui n’était pas celle de l’attente ni de la résignation, mais d’une profonde et
mélancolique dignité4343.

44-Cette femme ployée, au bas d’un escalier, exactement sur la dernière marche, précédant un
tournant dont on ne devine plus rien, apparaît comme une « image » ultime : une figure féminine,
prostrée, retournée, se couvrant le visage. Figure en double, elle se greffe sur celle de Judith – morte
pour la supplanter, ou du moins en être le souvenir vivant, la trace vive, une figure naissante,
dérivant de celle qui s’est absentée. Mais a-t-elle plus ou moins de réalité que la figure première ?
L’inconsistance évidente de la figure contraste avec ce « corps » élémentaire, comme s’il cherchait
à advenir en touchant la vision, une vision indéfinissable. Par ce corps en retrait qui s’expose, la
figure appelle à être vue et à être touchée, elle l’est par défaut. Elle est en surimpression, comme s’il
y avait deux mondes superposés : il suffirait de passer de l’autre côté, de descendre l’escalier, pour
la rejoindre. L’escalier reste insituable et les deux côtés sont aussi réels, aussi irréels l’un que l’autre
: ils resteront disjoints. D’une stabilité inquiétante, la figure acquiert un semblant de présence que
l’immobilité rend inaltérable. Sa fixité est obsessionnelle.
45-Chose assez surprenante, on peut facilement la comparer à l’ouverture d’un récit de Marguerite
Duras, L’Homme assis dans le couloir : « L’homme aurait été assis dans l’ombre du couloir face à
la porte ouverte sur le dehors4444. » La figure se retrouve chez Marguerite Duras, femme-écrivain,
sous l’apparence d’un homme. La situation n’est certes pas la même mais la figure apparaît chez
l’un comme chez l’autre avec la même gravité et toute l’ambiguïté d’une vision-souvenir. Les deux
figures sont assises, immobiles, dans l’ombre : ainsi projetée, la figure évoque l’apparaître de sa
projection. On retrouve encore cette figure prostrée dans d’autres textes de Blanchot, avec
l’impression d’une immobilité fantomatique et, plus étonnant encore, dans Le Tour d’écrou de
Henry James, semblable exactement, à mi-chemin entre l’apparition spectrale et l’image née d’un
désir secret. Dans Le Tour d’écrou, la vision est liée au possible retour de deux domestiques morts,
deux revenants. Ce qui nous intéresse, c’est moins l’événement surnaturel que l’instant de la
rencontre tel qu’il se produit effectivement. Quelle étrange ressemblance en effet entre la figure
légèrement courbée dans Au moment voulu et celle du texte de James aperçue une nuit par la
gouvernante des enfants. La proximité des passages est tout à fait déconcertante :
Il m’arriva, une fois, tandis que, d’en haut, j’y plongeais mes regards, de reconnaître la présence
d’une femme, assise sur l’une des dernières marches ; elle me tournait le dos : son corps plié en

42 42 Au moment voulu, op. cit., p. 138.


43 43 Ibid., p. 138-139.
44 44 Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir, Minuit, Paris, 1983, p. 7.
deux et sa tête dans ses mains avaient l’attitude de la douleur 4545.

46-Ici comme là aurait-on un seul cas de figure ? Le lieu est semblable, la posture est identique : la
rencontre bute sur une même image. L’appel à l’intertexte n’explique pas l’image mais marque son
retour, elle n’indique pas d’où vient cette image mais par les ressemblances, frappantes, reconduit
l’image à son statut d’effroyablement ancien. Elle était déjà là, elle ré-apparaît non sans rester dans
l’ombre de l’escalier. On ne le dira jamais assez, la figure prostrée blanchotienne ne vient pas de
James. Et pourtant l’image fantomale, spectrale pour le premier (liée avant tout à l’évocation d’une
projection), surnaturelle pour l’autre (exploitant la croyance à la réalité des revenants), engage une
même altération de la figure. Marquées par la constance du retour et la fulgurance de l’apparition,
elles font l’épreuve d’une réalité secrète et insaisissable. S’il est question d’une réalité surnaturelle
pour James, elle est tout autre pour la figure blanchotienne : « Je la vis » est-il écrit dans Au
moment voulu. « Elle » est aussi bien, selon une analyse narrative, l’image de Judith perdue. Cette
vision que le narrateur a eue dans le Sud, apparemment après qu’il a quitté Judith, lui revient avec la
mort de cette même femme. Ce qui demeure en cette présence c’est une image de la féminité, la
femme désirable qui reste en cela indéfinissable et demeure en deçà de toute explication, se fixant
au-delà de tout imaginaire. La figure prostrée se livre nue, comme un apparaître-là hors d’atteinte,
échappant à la vision, ne se laissant pas penser jusqu’au bout de lui-même. Lisant les poèmes de
Samuel Wood, Blanchot retrouve une image semblable et indique lui-même le rapport au texte de
James qu’il ne connaît que trop bien :
Figure qui me trouble parce que je l’ai rencontrée moi aussi, mais de jour, diurne et spectrale.
Messagère de la Mélancolie, si semblable à l’apparition évoquée par Henry James dans Le Tour
d’écrou, immobile comme une femme fautive, légèrement détournée 4646.

47-La Messagère de la Mélancolie, en écho aux Mégères de la Mer, est textuellement comparable à
la figure de Au moment voulu tout autant qu’à celle de Le Tour d’écrou. La figure est si proche dans
un cas comme dans l’autre qu’on voudrait dire avant tout que l’essentiel du rapprochement ne
réside pas dans un type d’influence ou d’emprunt d’un écrivain à un autre, mais dans la rencontre
semblable d’une même image qui se réfléchit en ses multiples incidences. L’image s’apparente
alors à la forme d’un songe qui prend corps, elle n’est ni floue ni vaporeuse, elle jouit d’une
incroyable apparition qui la rend aussi réelle qu’improbable. « Pendant cette minute, cela fut aussi
vivant, aussi atroce qu’une rencontre réelle 4747. » Chacun fait en sorte que la rencontre soit d’une
réalité exceptionnelle, que la figure entrevue soit animée d’une vie particulière. Là se tient peut-être
immobile la réalité la plus sûre, mais qui ne peut tenir en tant que telle et qui, aussitôt apparue, est
contrainte de s’évanouir : une présence passive, et vide. Le vide a attaqué jusqu’à l’être même de la
figure. « Figures trop réelles pour durer », dit Blanchot, laissant l’expression jouer le paradoxe. La
réalité à son point culminant est incapable de durer. Tout comme la réalité d’un instant n’est pas
faite pour durer, elle qui se ruine en se posant, la figure se perd par sa trop grande fictionnalité. La
figure la plus fictive est celle-là même, prostrée, elle est sans doute aussi la plus réelle, c’est
pourquoi elle reste sur le mode du retour. Les dernières pages de Au moment voulu laissent encore
réapparaître, sans que jamais elle ne paraisse, la figure prostrée. Ainsi se dessine un repli. Ce qui est
appelé à venir, à revenir, se joint à la condition de l’oubli. Chantal Michel, reprenant la posture
critique blanchotienne du mouvement d’Orphée, veut indiquer l’origine de Au moment voulu à
travers la reprise du personnage biblique de Judith. Il est vrai que la figure de Judith rappelle en de
nombreux endroits « Le Livre de Judith », et à ce compte les indices que Chantal Michel relève sont
d’un grand intérêt : la synagogue en ruines, le portrait de Judith, et la main crispée comme tenant
une arme, dit Chantal Michel en se référant toujours au texte, puisqu’elle se rattache aux « coups
d’épée dans le ciel » introduits juste auparavant 4848. Cependant, et la critique prend le soin de le

45 45 Henry James, Le Tour d’écrou, Stock, 1992, p. 93-94.


46 46 Une voix venue d’ailleurs, op. cit., p. 14-15.
47 47 Henry James, Le Tour d’écrou, op. cit., p. 88.
48 48 Chantal Michel, Maurice Blanchot et le déplacement d’Orphée, Librairie Nizet, Saint-Genouph, 1997.
signaler dans son analyse, cette origine conserve son statut insaisissable. C’est davantage ce
mouvement de retrait qui concerne notre étude : le déplacement fictionnel est l’effacement continu
des traces par les traces elles-mêmes. On ne peut en rester aux connexions qui peuvent être faites,
elles ne sont que des effets de miroitements qui nous abusent plus qu’ils ne nous font avancer vers
la figure de la Judith d’Au moment voulu. Parce que les jeux de reflets sont donnés pour tels, la
référence reste en sa totale dissimulation. Les figures ne sont ni réelles ni imaginaires, mais
précisément fictionnelles : elles ne rappellent ni ne posent aucune référence, elles marquent au
contraire l’oubli des images – un oubli vraisemblablement porteur de traces multiples, infinies et
variables. Tout souvenir qu’elles font naître doit être reconduit à l’oubli si on veut approcher la
figure au plus près : car elle n’est rien d’autre qu’un pur détournement d’elle-même. Ce qui est
appelé en la figure est le propre d’un leurre, le principe de fiction est l’invention de ce qui ne passe
pas par ces figures mais s’y place comme passé.
© Presses universitaires de Vincennes, 1999
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caractères.
Une tonalité blanche
p. 179-200

« La nuit s’était ouverte. »


Au moment voulu.

1La fiction explore l’ambiguïté d’une nuit dont la clarté cache une terreur nocturne. Il n’est pas
question d’annuler les pointes noires, sinistres ou obscures, qui jaillissent dans les textes, on veut
montrer que toutes s’élaborent en fonction d’une nuit à laquelle la noirceur est retirée. On retombe
sur la question des extrêmes qui se rejoignent, et il faut à présent aborder de front la touche
fictionnelle que permet la figure de l’oxymore.

1 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Immanence et transcendance, Seuil, Paris, 1994, p. 17.
2Si la fiction marque une rupture avec la phénoménologie de la perception, il nous reste à
déterminer plus spécifiquement l’ordre de la manifestation fictionnelle. Il n’y a pas d’épiphanie, de
manifestation dans la lumière, la fiction est assimilable à ce que serait une présentation négative,
pour emprunter des termes utilisés par Kant. Elle se situe déjà au-delà de toute expérience. Au-delà
ou en deçà, il ne faut pas compter sur le repli qu’offrirait la possibilité d’une transcendance, qu’il
s’agisse de celle entendue par Kant ou d’une conception plus moderne apportée aujourd’hui par
Gérard Genette, qui évoque à sa manière une transcendance des œuvres d’art, sans lui conférer de
connotation spirituelle ou philosophique. Il utilise le terme « dans son acception étymologique
(latine), qui est éminemment profane : transcender, c’est franchir une limite, déborder une enceinte1
». L’ouverture que propose l’espace littéraire dépasse les catégories traditionnelles d’immanence et
de transcendance, et il nous faut l’envisager autrement. Les textes de Blanchot nous auront conduit
à penser que l’écriture de fiction est liée à une neutralité qui assure son autonomie. La fiction
n’aurait à voir ni avec l’immanence ni avec la transcendance. Elle donne à lire le radicalement autre
parce que la fictionnalité engage l’extériorité sous le signe de la pensée du dehors telle que l’a
exploitée Michel Foucault : la pensée de fiction se réalise, ne se réalisant pas.

La fiction ou l’invention de l’étrangeté


2 J.-B. Pontalis, note préliminaire à S. Freud, L’Inquiétante Étrangeté, Gallimard, Paris, 1985.
3On en vient à cette idée que l’extériorité retrouve le sens d’une altérité à rapprocher de l’effet
d’étrangeté, de l’unheimlich freudien, « ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure2.
». Les textes de Blanchot ne nous disent pas moins que cela, que le moi n’est désormais plus maître
dans sa propre maison. La pensée de fictionnalité se tient à l’extérieur de toute maison qui assurerait
une intimité. Elle assume une tension qui perturbe la présence, facilitant la constitution d’un pôle
dont la mobilité exprime toute la fragilité et qui devient déterminant pour définir la fiction : il
occupe la place d’un manque et altère la présence à soi. Le lieu incertain du sujet parlant recoupe
les préoccupations critiques de Blanchot. On note une étrange ressemblance entre certains propos de
Jacques Lacan et quelques phrases prises au hasard de L’Espace littéraire ou de L’Entretien infini,
notamment en ce qui concerne le rapport du sujet avec la solitude.
3 Anne-Lise Schulte Nordholt, Maurice Blanchot. L’Écriture comme expérience du dehors, Droz,
Genève, (...)
4 Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III et IV, Gallimard, Paris, 1990.
5 Le Pas au-delà, op. cit., p. 16.
6 René Major, Lacan avec Derrida : Analyse désistentielle, Mentha, Paris, 1991, p. 13.
7 Roger Laporte, L’Ancien l’effroyablement ancien, op. cit., p. 22.
4Ces mises en parallèle sont intéressantes en ce qu’elles énoncent un pas commun dans des champs
différents, et en définitive des divergences profondes. Elles sont fondamentales car elles nous
apportent des éléments dont la notion de fiction ne saurait se passer. Dans une étude qui vise à
élaborer les différents liens de Blanchot avec la pensée philosophique, Anne-Lise Schulte Nordholt
montre que l’écriture blanchotienne marque une rupture avec l’être traditionnellement pensé comme
Un3, et en cela elle vise un singulier rapprochement avec la pensée d’Emmanuel Levinas au
moment où il quitte celle de Heidegger. Dans la « Lettre sur l’humanisme », Heidegger pose que «
la pensée travaille à (construire) la maison de l’être4 ». Cette image, très expressive, est à opposer à
ce que l’on entend dire du principe de fiction, que l’on rapproche de la logique de l’unheimlich,
d’une pensée qui travaille à destituer l’être et la pensée de l’un. Reposant la question du moi,
Claude Morali énonce à son tour une « ontologie de l’être-je » où il est plus proche de Husserl que
de Heidegger. Il se réfère explicitement à la nouvelle version de Thomas l’Obscur et emprunte, pour
titre de son ouvrage, une formule tirée du Pas au-delà : Qui est moi aujourd’hui ? Le passage met en
scène un jeu d’enfants où s’engage très directement la question du sujet liée à sa possible
altération : « Qui est moi aujourd’hui ? » « Qui tient lieu de moi ? » « Et la réponse joyeuse,
infinie : lui, lui, lui5. » Face à l’ambiguïté pesant sur les contours du moi, le trouble s’impose.
Jamais la pensée ne se reconnaît à elle-même sans passer par l’intermédiaire obligé du langage. Un
état de disjonction tient fermement écarté le je de l’instance du moi, répondant à la scission que
revendiquent Jacques Lacan, Jacques Derrida aussi bien que René Major : « Je ne pense pas d’où je
crois penser et ne parle pas d’où je pense parler6. » La psychanalyse côtoie de fait la philosophie.
L’écart engage la fiction vers la réalisation de l’irréalisable et fait reculer ainsi l’impossible de toute
fiction. Notre définition se précise : la fiction investit les sous-sols de la pensée en même temps que
progresse une pensée contre le sens. La pensée de fictionnalité est conduite non pas là où la pensée
rencontre le monde, mais là où le monde disparaît devant l’apparaître du fictionnel : elle est une
expérience limite, à la limite de la pensée. C’est ce que suggère Roger Laporte quand il évoque
l’écriture de Maurice Blanchot : « Lire Blanchot, c’est subir une expérience limite, c’est
l’accompagner jusqu’aux frontières du pensable7. » Les textes de fiction inscrivent la non-
reconnaissance d’un ancien état familier qui à présent ne le serait plus : d’un côté, marquant la mise
en crise d’un sujet qui ne se reconnaît plus comme tel, d’un autre côté l’invention d’un mode qui
supprime la possibilité de constituer un sujet, fût-ce qu’en partant de l’instant de sa défaillance.

8 Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, Paris, 1997, p. 30.


9 Ibid., « Ostinato (extraits) », La Nouvelle Revue Française, no 372, janvier 1984, p. 56 : ce passa
(...)
10 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 109.
5Le principe de fiction passe par l’inquiétante étrangeté définie selon les termes de Freud comme ce
qui surgit souvent et aisément chaque fois que les limites entre imagination et réalité s’effacent. Ce
qui était tenu pour imaginaire se présente comme réel, venant créer un état d’incertitude. En résulte
un effet de surprise devant l’inattendu qui s’offre aux yeux, mais plus encore une secrète inquiétude
devant le déplacement devenu possible qui atteste d’une dislocation de la pensée. Au regard de
l’effroyablement ancien, la fiction rejoue le passage de l’heimlich à l’unheimlich, le passage d’un
espace diurne à un espace nocturne qui enfouit tout dans l’oubli, sous l’éclairage d’une étrange
lumière. Roger Laporte souligne l’étrangeté des récits de Blanchot, comme si sa lecture consistait à
s’arrêter sur les ambiguïtés ; les relever serait déjà s’en éloigner. La blancheur de la nuit reste
trouble, parce qu’elle désigne un indécidable. Pour Adorno l’art, reconnu comme l’inquiétant, est en
accord avec l’inquiétante étrangeté. Freud a lui-même relié inquiétante étrangeté et littérature dans
sa lecture de L’Homme au sable de E. T. A. Hoffmann. Par le détour du littéraire, il indique pour
l’âge adulte le retour d’un traumatisme infantile, jusque-là refoulé, à savoir la peur de la castration.
Il utilise ainsi la littérature comme auxiliaire, et établit des liens entre littérature et psychanalyse,
même s’il affirme très explicitement que les objets et les préoccupations de chacun sont différents et
doivent le rester. Il n’en reste pas moins qu’il applique une grille préétablie répondant à son propre
discours théorique. Le recours à la psychanalyse ne nous intéresse pas pour ce genre d’illustrations
types, il permet seulement de renouer avec le sentiment d’inquiétante étrangeté instamment
convoqué par certaines fictions. Un passage de Ostinato de Louis-René des Forêts confirmerait le
rapprochement : « le je n’est plus qu’un il douloureusement proche, douloureusement étranger. […]
Je ne suis pas de votre espèce, non jamais8 ! » Le texte est inquiétant car le cri lancé, retranscrit en
italique, laisse le sujet dans l’équivoque de son identité : ni radicalement ici ni radicalement là, le
principe fictionnel suggère le toujours tout autre et la fiction a ceci de particulier qu’elle présente
l’altérité. Lorsqu’elle rend possible la figure de l’absent, la fiction recouvre un mode où l’autre
s’affirme comme la trace d’un lointain. « Qui appelle ? Personne. Qui appelle encore ? Sa propre
voix qu’il ne reconnaît pas et se confond avec celle qui s’est tue9. » La singularité de la fiction est
donc de présenter, par le questionnement du double, la défection de la présence. La présence
impersonnelle remplace chaque sujet et, par un effet d’écart, il n’y a plus de relation à soi. Louis-
René des Forêts n’élabore-t-il pas, d’aussi loin que ce soit, des accents lacaniens – « Le je n’est pas
un être, c’est un supposé à ce qui parle10 » –, qui retentissent à la lecture comme autant d’échos
potentiels ? On est au cœur de la problématique de la fiction : la méprise tient à ce qui est en jeu
dans le texte, à savoir le dessaisissement de la présence lié au sentiment d’inquiétante étrangeté, car
ce qui apparaît en fiction a bien pour valeur celle d’un supposé.

L’incident, ce fascinant impossible


6L’incident a son importance en fiction, en tant qu’élément imprévu. Il survient alors qu’il n’aurait
pas dû arriver bouleversant l’ordre des choses, contredisant le plus souvent la démarche en cours et
s’interpose comme élément excentrique : événement inattendu, il invite à lire une rupture. Il est un
point d’obscurité qui oblige, si l’on veut s’en approcher, à un mouvement détourné. Blanchot fait la
part belle à ce moment illégitime, apparemment incontrôlé, venu contre toute attente et
indépendamment de ce qui était en cours. L’incident chez Blanchot est des plus singuliers dans la
mesure où le cours du récit semble tout entier tourné vers lui : il oriente soudain le récit vers ce qu’il
semblait justement contredire. Comparable à une anomalie, il est une faille textuelle. Plus qu’une
simple rupture, il s’impose comme élément décisif, comme un fragment qui éclaire le récit alors
même qu’il vient le mettre en ruine.

7En l’écart le sujet défaille, s’absente, s’altère et sort de soi. L’incident le plus souvent engage la
prise en charge d’une rencontre, donne lieu à un instant de communion, reconnu comme pure
fiction. En effet, il arrive toujours à contretemps et non « au moment voulu », il intervient comme
une expérience jamais vraiment vécue. L’écart blanchotien est à rapprocher – sans l’assimiler – de
l’extase mystique selon Georges Bataille, où l’être éclate et se dépasse. L’effroi convient à ces
instants suprêmes liés à la terreur parce qu’ils ne sont jamais totalement frayés, jamais advenus à
eux-mêmes, en cela à la fois terrifiants et attirants, aux prises avec le désir. Le saut reste impossible,
que ce soit l’instant de la jouissance avec le texte de Bataille, une « joie suppliciante » ou le «
ruissellement du dehors éternel » avec Blanchot. Le Très-Haut renouvelle ces instants, chaque fois
avec une fureur plus décisive et plus étonnante :

11 Le Très-Haut, op. cit., p. 44.


Elle se leva et, me levant aussi, je lui saisis les mains. Je la serrai violemment. Elle était raide, d’une
raideur qui appelait le marteau. Tout à coup, l’étoffe de sa robe prit corps sous mes doigts. C’était
quelque chose d’étrange, une surface irritante et lisse, une sorte de chair noire qui glissait, adhérait
et n’adhérait pas, se soulevait. C’est alors qu’elle se transforma : je le jure, elle devint autre. Et moi-
même, je devins un autre. […] Oui, je le jure… nous lui avons donné un corps11.
8L’instant interdit de la fusion semble ici se produire, et donne lieu au corps soudain uni de l’un et
de l’autre. On retient la formulation, « oui, je le jure », qui marque combien l’événement peut
paraître improbable, donné comme prodige enfin réalisé, un cas merveilleux dont on signale
l’intervention. Notons que les incidents ont tous des airs communs ; notamment ils sont chaque fois
comparables à des résurrections, ou des altérations, comme des mises au monde ou des mises à
mort. Les incidents sont des instants vers lesquels on reste tourné, au vu de leur fragilité. Tout nous
pousse à croire qu’ils ont eu lieu, l’intégralité du texte prétend que l’invraisemblable s’est réalisé :
n’est-ce pas l’attestation qu’il y a eu et que s’est affirmé l’effet de fiction, en tant qu’expression de
l’extrême ? C’est parce qu’il s’agit d’un écart que l’instant fictionnel ne vient pas à son terme. Rien
ne s’y accomplit. Le principe de fiction est ce point très proche du dehors blanchotien, considéré
comme un ébranlement imprévisible et incroyable. L’absolument lointain rejoint le poétique et
fascinant impossible de René Char. Les instants privilégiés retentissent comme des instants de grâce
et la fiction s’affirme comme le lieu où l’irréalisable vient se réaliser : les incidents relèvent de ce
désir vécu comme attirance. Alors la fiction se prend pour la réalité, tels sont le pari et la promesse
du dehors blanchotien : l’extrême cloisonnement auquel se prête la narration, la logique des seuils
marquant des espaces limites, tout insiste dans la fiction de Blanchot sur l’irruption de ce qui
n’appartient ni à un côté ni à un autre, tout instaure le passage au dehors, à la nudité du dehors qui
rejoint une intimité dont on ne fait pas l’expérience, précisément parce qu’elle est entre réalité et
fiction. Cependant l’intimité, abordée par le détour du fictionnel, est montrée au cœur de son
impossibilité selon un mouvement vain et fou, celui de l’image qui se poursuit jusqu’à l’ultime de la
fascination. Le statut de l’image devient fondamental et spécifique pour instituer le principe de
fiction : en l’image se fondent les limites indistinctes d’une étrangeté à soi.

La terreur
9La fiction possède une tonalité propre qu’elle tient de son rapport ambigu à l’image dont elle se
détourne. Elle est liée à la peur qui se mesure au manque de l’objet qui la suscite, elle naît de
l’absence qui se présente en un mouvement de feinte effrayant autant que séduisant. La tonalité
vient de l’attente d’un ailleurs présupposé qu’on ne discerne pas mais qui agit déjà en réalité sur ce
qu’on croit être une intériorité délimitée.

12 Aminadab, op. cit., p. 12.


13 Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947, p. 149-150. On notera cependant que Kafka est
l’un (...)
14 On notera que Le Très-Haut et Aminadab, clairement affichés comme romans, s’inscrivent dans
un genr (...)
15 La Folie du jour, op. cit., p. 29.
16 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1945, p. 346.
10L’espace blanchotien en est un révélateur parce que le dehors est invité à se renverser et à se
présenter comme intériorité, il s’infiltre en chaque espace, ruinant toute possibilité d’intimité et
livrant l’ensemble sous le signe de la terreur. De même que chez Kafka, la fiction de Blanchot
évoque la possibilité d’une loi censée sévir d’une pleine autorité, agissant par l’intermédiaire de
subalternes qui, ignorant tout d’elle, la laissent intacte, inconnue. Ainsi Aminadab rappelle Le
Château : « Le portier, le fameux portier, voulait-il avouer qu’il ignorait tout de la maison, qu’il
était incapable de donner le moindre renseignement12. » Les romans de Blanchot, plus que ses
récits, marquent une proximité avec l’écriture de Kafka, on y retrouve en particulier le caractère
insidieux de la loi. Il est difficile de déterminer s’il s’agit d’une reprise surtout si l’on en croit les
propos de Blanchot à ce sujet puisqu’il affirme n’avoir rien lu de Kafka au moment où il écrit
Aminadab. Nous conclurons comme Jean-Paul Sartre dans Situations I : « Je ne sais pas d’où vient
cette conjonction. Elle m’intéresse seulement parce qu’elle permet de dresser le “dernier état” de la
littérature fantastique13. » Blanchot aurait donc écrit Aminadab sans avoir connaissance des textes
de Kafka. C’est une indication qui mérite qu’on y porte intérêt. Ce qui nous préoccupe ici, ce n’est
pas l’influence d’un écrivain sur un autre, ni même, à la manière de Jean-Paul Sartre, une
proposition historique : le rapprochement est simplement textuel, en ce sens qu’il nous invite à
appréhender, au travers de la manipulation de la loi, plus encore qu’un sentiment très général lié au
fantastique le goût très spécifique de la terreur. Or on veut montrer que l’une des caractéristiques de
la tonalité fictionnelle, c’est la suggestion d’une terreur. Aminadab tout comme Le Château
présente la loi en sa pleine dissimulation. Les gardiens d’Aminadab ne sont pas coopérants, s’ils le
sont, mieux vaut s’en méfier et ne se fier qu’à soi-même. La loi se fait connaître en demeurant
cachée, à l’abri des regards, au lointain, à la manière du château qu’ensevelissent les brumes : la
dissimulation revêt un air de séduction. Et il faut bien avouer que la terreur ne va pas sans une
attirance préalable. Il faut comprendre que la tonalité est relative aux conséquences dues à
l’investissement progressif des espaces les uns par les autres. À la différence des textes de Kafka, le
sentiment d’oppression est effacé du texte blanchotien, Aminadab offre une tout autre lecture.
Thomas, condamné aux mêmes limites que K. envers les incertitudes du Château, suit lui aussi un
parcours semé d’embûches, de pièges destinés à les perdre l’un comme l’autre et à brouiller les
pistes. Mais le climat carcéral, la situation de séquestration, la vanité de la quête restent des ressorts
kafkaïens dont la fiction de Blanchot se passe, même si ces points s’éclairent à tout moment comme
des faisceaux de référence. Loin d’être des thèmes pour la fiction de Blanchot, ces points ne sont
plus que des lieux de traverse qui animent la pleine fiction14. Suivant la logique des emboîtements,
des recouvrements, La Folie du jour va jusqu’à scinder le narrateur en son propre corps, répondant
une fois encore à l’appel du dehors et à la juxtaposition des éléments mis à distance. L’intimité du
narrateur s’ouvre sur un dialogue avec une loi dont le silence se révèle trompeur, parce que la loi
elle-même parle à travers la bouche du narrateur : le sujet parle en son nom, rapporte les propos
qu’elle lui aurait tenus dans un entretien passé. Muette, la loi sommeille dans l’ombre. Perverse, elle
permet les jeux les plus ambigus : « J’apercevais la silhouette de la loi. […] Elle ne me laissait rien
demander et quand elle m’avait reconnu le droit d’être en tous lieux, cela signifiait que je n’avais de
place nulle part15. » Le face-à-face ne devient possible qu’au moment où s’accomplit la rencontre
avec l’autre, et le narrateur fût-il seul, le dialogue aura eu lieu car le narrateur est probablement déjà
entré en folie. La terreur réside en la résonance du vide face à soi. Mallarmé dirait : « Rien, en
intensité, comparable aux coups à la porte répercutés dans la terreur16. »

17 Maurice Blanchot, « Le Dernier mot », Le Ressassement éternel, Gordon & Breach, Paris-
Londres-New Y (...)
11La fiction a ceci de terrible qu’elle ébranle le secret de l’intimité. L’expérience de fiction ne
laisse pas intact : elle vide l’intégrité d’une pensée, la dédoublant, neutralisant ce qu’elle aborde. Or
il n’est rien de plus violent que le neutre, et il n’y a rien de plus effroyable que la peur dans l’attente
de ce qui est déjà là. Dans Le Dernier Mot, un « mot d’ordre » circule, dans la rue un hautparleur
informe les habitants de la ville, tous attendent le cataclysme. La peur traverse les mots proférés
comme des cris : « un bruit immense de cris », « une passerelle de vociférations », « des débris de
paroles », et les cris se déversent à travers les rues et à l’intérieur des bâtiments. Très explicitement,
le récit s’arrête à de nombreuses reprises sur les comportements des corps face à la difficulté
soudaine de parler : « Ses cris, venus de très bas, me traversaient le corps, remontaient jusqu’à ma
bouche. » Agitation, tremblements, sensation d’engloutissement, tous éprouvent le besoin
d’expulser des élément venus de l’extérieur qui soudain les traversent. « Je ne pouvais m’empêcher
de trembler, je lisais les phrases et j’en brisais le sens en remplaçant certains mots par des hoquets
et des soupirs17. » La fiction se nourrit de ces interminables frissons : un manque survient dans la
parole, elle-même permise en contre-coup de l’arrachement à soi.

18 Le Dernier Homme, op. cit., p. 91.


12La fiction passe par la force du jour, autrement dit par un aveuglement susceptible d’inspirer des
images. La fiction éveille une peur insensée de la transparence, d’où un étrange malaise : le vertige
se situe entre la propension et la suspension de ces images. Quelques phrases brèves suffisent. Dans
Le Dernier Homme : « Regardez comme le ciel est noir18. » L’univers fictionnel, d’une noirceur
indécise, ne laisse pas pénétrer le regard ; s’il le laisse s’infiltrer c’est pour mieux l’égarer : le ciel
est vide, mais il est là pour que chacun s’y abandonne. Le narrateur du Dernier homme contraint
une jeune femme à une expérience : fixer le ciel. Elle sera prise d’un vertige, lequel sera suivi d’un
étourdissement. Le regard ne soutient pas la vision du vide, la vue se brouille, les sens se troublent.
Face au ciel, d’une telle opacité qu’il reste impénétrable, se produit une peur primitive habitée par
un désir secret. Renvoyant au terme grec d’épokhé, Roland Barthes rappelle que le désir de neutre
est un désir de suspension. Le récit le confirme : la peur a déjà eu lieu quand le narrateur entre avec
la jeune femme dans une chapelle abandonnée au coin d’un parc, une chapelle « où personne
n’aimait à entrer ». Pourquoi le trouble la saisit-elle jusqu’à la menacer elle-même, son corps
défaillant aurait-il cédé si le narrateur ne l’eût reconduite aussitôt au-dehors ?

19 Ibid., p. 69.
Elle trouva cette raison : c’était comme imaginaire, on ne pouvait que s’y trouver mal. Il y avait
donc, même pour elle, des points où elle n’était plus aussi sûre et où elle se sentait dangereusement
éloignée d’elle-même19.
13Un point d’impact fait événement et entraîne un « étonnement » de la part de la jeune femme. Le
lieu agit moins comme endroit sacré, le texte le précise, les choses de la mort ne la concernent
guère, mais davantage comme un révélateur de soi. L’angoisse était déjà là, en elle, au dehors
d’elle, en attente, en cette chapelle. La jeune femme éprouve un instant de commotion,
d’ébranlement, un véritable choc parce qu’elle est soudain « éloignée d’elle-même ». Jean-Philippe
Miraux parle de « distraction », au sens premier du mot : la séparation d’une partie avec le tout,
arrachement et sortie de soi. Le lieu n’est pas anodin. La peur se double d’un moment d’exaltation
où se pressent l’illimité, où les limites sont cependant reconduites inéluctablement. Parce que la
jeune femme connaît ce sentiment, elle y est confrontée plus intensément que n’importe où ailleurs.
« Je ne suis pas sûre de moi », telle est une déclaration, parmi d’autres, qui précède la visite de la
chapelle et qui déjà convoque un premier pas vers l’éloignement ultime d’elle-même.

14Souvent, dans les textes de Blanchot, le sentiment de peur se double de l’obsession de se perdre
soi-même. Et revient une terreur infantile, reconnue par la psychanalyse, la peur de perdre la vue,
d’avoir les yeux blessés. Pierre Glaudes indique qu’on reconnaît la terreur, en tant que forme
superlative de la peur, à certaines réactions de panique. On aura compris, par le détour des fictions
blanchotiennes, que le principe de fiction s’apparente à une forme de folie. Ce qui d’un côté ouvre
des perspectives évocatrices mais d’un autre ne se révèle pertinent que lorsque les analogies
parviennent à se dégager effectivement de toute logique psychologique et psychanalytique.

20 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 36. Les termes sont ici mis en italique pour mettre en relief l’écho
(...)
15La fiction suscite des modes d’altération dès l’instant où les frontières visiblement s’effondrent.
Le seuil, indice élémentaire de fiction, marque la plus grande instabilité, parce qu’il est impossible
de s’y fixer. Atteignant un paroxysme de neutralité, il est d’une violence incomparable. Lorsque « je
suis mourant », je me mets hors de moi-même et me dépose en autre. Les récits de Blanchot
revendiquent une telle pensée de l’exil. Déterminant une tonalité générale de fiction, les figures
blanchotiennes rappellent certaines postures des textes d’Edgar Allan Poe. Ligeia est du côté du
rêve. L’hallucination visuelle, dérivée de l’absorption de drogues, ici d’opium, émet des doutes sur
la réalité des événements, détourne les règles de logique, se déplaçant vers des contrées où prime
l’inconnu. L’événement y est plus encore que la résurrection d’un être mort, sa transsubstantiation.
Rowena, la femme à la chevelure blonde, disparaît pour donner forme, avec des cheveux noirs, à
Lady Ligeia. Le récit est sous l’influence de l’extraordinaire des nouvelles de Poe. L’Arrêt de mort
admet des points de ressemblance avec Ligeia : le retour de J. n’est pas sans adopter une tonalité qui
serait commune à ces deux récits. Sous le regard du narrateur, et derrière le corps de Rowena un
instant plus tôt conduite à la mort, Ligeia revient à la vie : tout comme J. revient à elle à l’appel de
son nom. Par des moyens différents, propres au subterfuge de chaque récit, se sont produites des
résurrections brisant les frontières censées séparer la vie de la mort. Les deux figures de femme sont
passées d’un versant à l’autre. Cela ne va pas sans une terreur bien spécifique. Dans Ligeia, on lit :
« les ineffables horreurs de cette nuit, la terrible nuit… » ; dans L’Arrêt de mort : « [les paupières]
s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, sur le regard le plus terrible qu’un
être vivant puisse recevoir20 ».

Le point fort du neutre


21 Françoise Collin, « La peur, Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot », Cahiers de L’Herne,
repris dan (...)
16Il est une scène majeure chez Blanchot, « Une scène primitive ? », que l’on trouve dans
L’Écriture du désastre. C’est elle qui donne le ton. La trame narrative comporte des aspects
psychanalytiques, elle relève exactement de la « pulsion de mort » à entendre comme le précise
Françoise Collin, « tout à la fois comme passion du vide et comme instance destructrice21 ».
Toutefois, Françoise Collin met l’accent sur la peur de l’enfant liée à une « joie ravageante », son
désir rejoignant l’effrayant. Le ruissellement des larmes reste saisissant parce qu’il rend compte du
nouvel état de l’enfant, témoin d’un insurmontable secret. Prenons la scène :

22 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., 117.


(Une scène primitive ?) […] l’enfant – a-t-il sept ans, huit ans peut-être ? – debout, écartant le
rideau et, à travers la vitre, regardant. Ce qu’il voit, le jardin […] : tandis qu’il voit, sans doute à la
manière d’un enfant, son espace de jeu, il se lasse et lentement regarde en-haut vers le ciel
ordinaire, avec les nuages, la lumière grise, le jour terne et sans lointain. Ce qui se passe ensuite : le
ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant (comme par la vitre
brisée) une telle absence que tout s’y est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme
et s’y dissipe le savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà. L’inattendu de
cette scène (son trait interminable), c’est le sentiment de bonheur qui aussitôt submerge l’enfant, la
joie ravageante dont il ne pourra témoigner que par les larmes, un ruissellement sans fin de
larmes22.
17Le regard, ouvert sur l’immensité du ciel vide, a des accents mallarméens. La scène met en
œuvre, par le regard de l’enfant s’élevant vers un point du ciel qui au loin l’appelle, le jeu d’un désir
en contradiction avec une autre loi qui le régit, celle de la terreur. On retrouve une constante
expérience du vertige en ce pressentiment d’émergence d’un autre en soi. La sensation du vide
laisse jaillir un espace désorienté, qui tombe dans un trou effrayant et sans fond, invitant à goûter au
secret d’un vide illimité. On est moins proche ici du goût du néant tel que l’a pressenti Baudelaire
que de la réalité insoutenable de l’azur, où se rejoignent l’horreur et la fascination d’un vide béant,
ouvert sous les yeux apeurés du poète Mallarmé : « Je suis hanté. L’azur ! l’azur ! l’azur ! l’azur ! »
Hanté, habité ou vidé, devant l’immensité du bleu du ciel vide, l’enfant est soumis à l’arrachement
de lui-même suivi d’une expérience d’aliénation. Il est attiré par une force inconnue qui s’exprime
soudain face à lui, à la fois vidé par cet événement qui le met à nu et comblé par l’immensité du
vide qui le capte tout entier.
18La scène est à mettre en relation avec l’instant où J., dans L’Arrêt de mort, revient du plus
profond de l’abîme. Au moment où elle remonte du plus lointain et revient à elle-même, J. est très
proche de cet enfant. Les deux figures entrent dans une phase de terreur d’où elles ressortent
nécessairement transformées. Elles s’imposent par des postures semblables : la jeune femme a frôlé
la mort, l’a approchée, s’est laissée immerger un instant avant de revenir à elle : elle est séduite par
la profondeur de la nuit, à la fois ravie et foudroyée. Tout entière face au vide de la nuit, comme
l’enfant, elle passe d’une intensité à l’autre, extrêmement gaie, elle tombe bientôt dans une effusion
de larmes. À travers ces deux scènes, aussi différentes soient-elles, se donne à lire le même
mouvement de mise à l’écart de soi par la peur.

23 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 61.


19Il est à noter que le rien est saisi par l’imaginaire comme image. Le vide prend forme, troublant la
représentation, dépassant le seuil du représentable et de l’imaginable. N’est-ce pas un effet de
l’imagination qui la pousse au comble d’elle-même ? On parlera d’un manque d’image inhérent à
l’image elle-même. La fiction ouvre un monde sans image où ce qui est appelé à faire image n’est
plus de l’ordre de l’apparence mais du simulacre d’apparence. Les deux scènes se rejoignent dans le
vertige d’une mobilité exemplaire qui s’épanche en larmes, non seulement hors les mots mais selon
un don de soi qui fait sortir l’intimité profonde à l’extérieur d’elle-même, laissant pénétrer par un
effet de contamination ce qui est le plus étranger à soi. Les larmes sont le témoin de cette
évanescence fragile qui prend corps. Elles abondent dans le texte blanchotien sans jamais le teinter
d’une sombre tristesse : les larmes y ont toujours le goût d’une ivresse qui s’abandonne, telles celles
qui jaillissent subrepticement dans L’Attente l’oubli : « Une tranquillité baignée de larmes,
traversée de lumière, lourde d’obscurité23. » Si les larmes portent quelque obscurité, elles ne sont ni
amères ni nostalgiques, le fond obscur qui les habite est plus proche du secret que Blanchot ne cesse
d’approcher, ce secret qui introduit le plus étranger au cœur du plus familier. Les larmes ne
surviennent qu’en ces instants d’intensité où se joue l’entre-deux de la révélation et de la
dissimulation de soi par l’autre.

20Cela rappelle les effets de transe, et si l’extase, selon Jean Wahl, nous donne à nous-mêmes, à
l’inverse, dans la pensée blanchotienne, la figure extatique est toujours reconduite à la pensée de
l’extériorité. Il en résulte un impossible accord, mais qui ne signifie en rien l’échec, il marque au
contraire la dynamique profonde d’un mouvement qui ne s’achève pas. C’est pourquoi la fiction de
Blanchot est si claire, et non point noire. L’aspect fictionnel n’est pas sombre, au sens où il porterait
quelque malheur ou quelque souffrance, cependant il ne va pas sans un sentiment d’angoisse, sans
cette logique qui fait partie de la fiction de façon très souterraine. Le Dernier Homme offre un
exemple tout à fait révélateur de cette tonalité blanche et angoissante, par l’effet contrarié d’une
trop forte clarté :

24 Le Dernier Homme, op. cit., 68. Certains termes sont ici mis en italique pour les mettre en relief.
Là où elle se tenait, tout était clair, d’une clarté transparente et, certes, la clarté se propageait bien
au-delà d’elle. Quand on sortait de la chambre, c’était toujours aussi tranquillement clair ; le couloir
ne risquait pas de s’effriter sous les pas, les murs restaient blancs et fermes, les vivants ne
mouraient pas, les morts ne ressuscitaient pas, et plus loin il en était de même, c’était toujours aussi
clair, moins tranquille peut-être ou au contraire d’un calme plus profond, plus étendu, la différence
était insensible24.
21L’intensité lumineuse éveille le soupçon. Le trouble naît de l’infiltration d’une étrange clarté.
L’excès se laisse deviner par la répétition des termes qui aggravent la luminosité. L’adjectif « clair
» et le substantif « clarté » sont répétés deux fois. La disposition en chiasme associe, selon le mode
du rapport, différents effets de transparence. À nouveau revient l’adjectif « clair », précédé de
l’évocation du blanc, suivi d’un « calme plus profond » sur lequel se termine la longue deuxième
phrase. Le spectre de lumière est élargi de façon à s’ouvrir sur une clarté redoutable, pour conduire
le texte sur un espace dont seule la blancheur garantira le calme. La fiction est d’un calme plus
terrible que le chaos. Que surgissent des instants de violence, ils retombent en un état de latence où
tout peut arriver.

25 Emmanuel Levinas, « La servante et son maître. À propos de L’Attente l’oubli », Critique, no


229, j (...)
22La fiction présente un « presque rien » et les textes de Blanchot se plaisent à l’amplifier
inconsidérément. Il ne faut pas croire que pour cela les récits tombent dans une abstraction dont ils
ne reviennent pas. La force d’abstraction qui les singularise et les détermine explore leur aspect
merveilleux, et les textes, loin d’en être dépourvus, l’assimilent pleinement. En effet, le merveilleux
des récits retentit par de purs instants de grâce, en survivance non pas d’une fantaisie de Blanchot,
mais d’un geste fictionnel que la fiction ne saurait retenir, que sa densité laisse jaillir d’autant plus
fortement. Ce qui explique les images utilisées par Emmanuel Levinas pour rendre compte de
L’Attente l’oubli où, dit-il, les interlocuteurs « se détachent de soi comme les papillons de leurs
chrysalides, se meuvent en soi à la rencontre d’Autrui, s’abandonnent, se rejoignent, dépouillés de
soi et présents à soi25 ». Une présence fuyante traverse les textes. Éclat, rayonnement, ivresse, la
fiction trouve en sa légèreté la force d’une passion.

26 Roger Laporte, « Un sourire mozartien », Ralentir Travaux, no 7, hiver 1997, p. 75.


27 Georges Bataille, « Silence et littérature », Critique, no 57, 1952,
23Ainsi pourrait-on accepter l’idée de lire un texte de fiction en soulevant comme priorité tout
indice textuel prêt à livrer la spécificité fictionnelle du texte. Certains critiques déplorent la tonalité
des textes de Blanchot parce qu’ils la définissent par le malheur qu’elle est censée incarner. Pour
Philippe Mesnard, elle est définitivement malheureuse, conduisant à une douleur infinie. Roger
Laporte pense aussi à la douleur croissante qu’inscrivent un à un les textes de Blanchot, il se
demande pourquoi la lecture de ces textes provoque en lui à ce point « un malaise infini, une
affreuse tristesse » – même si, pour Roger Laporte, les textes s’avèrent, sans commune mesure avec
d’autres, être un appui insoupçonné. Pour lui, dans Le Dernier Homme : « La douleur y est mise à
nu. Et c’est une douleur du “cœur éternel”. On peut ainsi penser de manière radicale à ce qui est
arrivé à Hölderlin, à Trakl26. » Si l’on en croit Georges Poulet, les romans de Blanchot contiennent
sérénité et froideur. Cependant, d’une tout autre façon, certains y voient une fiction heureuse.
Georges Bataille va jusqu’à dire de Au moment voulu que ce roman du silence est un « roman
heureux27 ». Jacques Derrida penche pour une fiction où ne s’accomplit ni bonheur ni malheur,
préférant retrouver le neutre qui s’impose. On peut être surpris du changement de ton accordé à la
fiction blanchotienne, on peut se demander s’il s’agit bien de la même écriture qui par moments
apparaît trop opaque, associée ici à l’atmosphère d’un monde trop lourd, soutenue là par une
légèreté où tout se disperse, à tout moment livrée au sentiment étrange d’un monde qui échappe et
se détourne. Là encore, il faut comprendre que la tonalité de fiction est première et que Blanchot lui
accorde une intensité qui risque d’en brouiller la teneur, mais qui d’un autre côté en révèle toute la
force. La fiction est tournée vers l’intérieur d’elle-même, descendant toujours plus activement vers
les profondeurs de l’image, elle en saisit toutes les contrariétés. Et la fiction de Blanchot tend à
doucement glisser vers une sorte de grand vide précisément pour en capter la réalité fictive.

28 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot : la voix narrative, UGE, Paris, 1974, p. 283.
29 Le Dernier Homme, op. cit., p. 91-92.
30 Au moment voulu, op. cit., p. 91 et 101.
31 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 13 ; L’Arrêt de mort, op. cit., p. 86.
24Les images tiennent par leur capacité à se laisser submerger et à disparaître au moment où elles
s’exposent. C’est en ce point que les textes de Blanchot sont les révélateurs d’une fiction en
expansion, et c’est pourquoi Daniel Wilhem voit en la « minceur du texte » un plaisir autrement
plus remarquable et plus représentatif : « Ce zéro a l’air de rien, mais c’est en lui que le récit
pourtant se retranche et brûle28. » La neutralité de la fiction se satisfait du calme, de la légèreté, de
la blancheur. Cela est parfois accentué chez Blanchot par certains éléments qui reviennent souvent,
telle une surface neigeuse témoignant du silence opaque de la fiction. « Là où nous étions, il y avait
une couche de neige plus épaisse29. » Dans Le Dernier Homme, par une nuit d’hiver un homme et
une femme se retrouvent saisis de froid alors qu’ils sont sortis se promener : ils se retrouvent bientôt
enlacés. La neige assure le calme ; avec elle survient un apaisement qui ferait tout oublier. Elle
adoucit et soulage la vie de certains malades dans ce même récit. Dans Au moment voulu, la neige
du dehors permet une échappée pour Judith reposant ses yeux sur l’épaisse blancheur de la neige :
blancheur, quiétude mais aussi silence qui traverse les pages. La neige ne va pas sans un air de
froidure qui glace. Les trois figures sont confinées et transies dans un appartement, buvant du thé
pour se réchauffer, cherchant du bois pour alimenter le feu : « Il continuait de neiger, une neige
dense, sérieuse. […] La neige devint une tempête30. » Dans Celui qui ne m’accompagnait pas
souffle « un vent âpre et froid », dans tous les textes survient le froid des profondeurs dans
lesquelles descendent les figures. Dans L’Attente l’oubli, le froid retire la possibilité de l’accord
entre les figures qui se parlent, s’interpellent, le tout à mi-voix, se frôlent, à distance : « Pauvre
chambre, as-tu jamais été habité ? Comme il fait froid ici, combien je t’habite peu » ; dans L’Arrêt
de mort, seul le froid permet de croire un instant à une union devenue possible, laisse supposer un
lieu commun : « Brusquement, cette chambre surchauffée où je mourais de froid, devint, pour elle,
le même endroit glacé31. » À moins de comprendre que, dans un texte ou dans un autre, le froid des
intérieurs est toujours le froid du dehors où se retrouvent les figures - ne se retrouvant pas. La loi
des contraires a ceci de terrible et de prodigieux qu’elle efface plus radicalement ce qu’elle aura mis
au jour. La neige apporte un espace trop blanc où s’expérimente l’effacement. On retrouve, avec la
même évocation, l’étendue neigeuse chez nombre de poètes modernes. Ainsi en est-il de…
Désaccordée comme par de la neige d’André du Bouchet :
32 André du Bouchet, … Désaccordée comme par de la neige, Mercure de France, Paris, 1989, p.
19.
voix – aussitôt traversée,
déposant comme neige. par le froid traversée, qui plus haut aura été le dehors
du dehors32.
33 Le Dernier Homme, op. cit., p. 111.
25De la même façon, dans ce poème, neige, froid et dehors sont liés par du Bouchet, apparentés par
un effet de blancheur, car le blanc nous en dit plus encore sur la fiction. À la fin du Dernier homme,
l’espace attire l’attention parce qu’il est dit plus dense mais surtout « plus réel », et soumis aux
profondeurs d’un calme sans fin : le blanc appelle le calme. D’autre part « il y avait des images
brillantes, une rumeur qui ne cessait pas. Cette rumeur me rendait ivre, peut-être fou33 ». « Fou »,
le terme est lâché. Il y va de la folie d’envisager ces images brillantes qui miroitent aux yeux du
narrateur. À un état second, d’ivresse, s’associe la pensée d’une plus grande folie car à l’instant
d’une lente descente en lui-même, le sujet est livré au risque de sa propre extériorité, où il rencontre
tout autre chose que lui-même, un autre indifférencié.

34 André Green, La Folie privée. Psychanalyse des cas limites, Gallimard, Paris, 1990, p. 130.
26La folie est à prendre en compte pour la définition de la fiction, mais il faut la conduire à la
logique de l’extériorité, puis relier blancheur et extériorité selon la conception d’André Green sur la
« psychose blanche ». La psychose dit la manière d’habiter l’exil, mais pourquoi blanche ? « Blanc
se réfère ici à la traduction anglaise de blank, renvoyant à une catégorie conceptuelle du négatif
dont les états de vide sont la manifestation clinique34. » La blancheur est à mettre au compte d’un
négatif. Les états de vide, évoqués par Green sous la loi du silence, défient le langage. Rappelons la
voix de Claudia dans Au moment voulu : « Tu as chanté en blanc. » La voix blanche est une voix
chantante qui laisse résonner une neutralité sans pareille, parce que, en elle, s’élève déjà le chant de
sa disparition. En ces instants Claudia est comme privée d’elle-même, devenue indifférente à tout,
et si sa voix paraît d’une passivité exemplaire, elle demeure, en la tonalité blanche, l’éloignement
même de sa voix. La fiction tourne autour d’une absence impossible à constituer, qu’on peut
considérer comme intermédiaire entre la présence et la mort. Cela nous conduit à l’envisager, avec
Green, à travers les symptômes liés à la paralysie de la pensée :

35 Ibid., p. 79.
L’effet obtenu est cette paralysie de la pensée qui se traduit par une hypocondrie négative du corps
et plus particulièrement de la tête : impression de tête vide, de trou dans l’activité mentale35.
36 Pierre Pachet, La Force de dormir, Gallimard, Paris, p. 16, 72 et 76.
27Face à l’immobilisme, pour contrer l’interruption du mouvement, se crée une « activité
artificielle de la pensée ». L’analogie avec le sommeil s’impose alors à la fiction. Pierre Pachet,
dans La Force de dormir, montre que la dynamique du rêve est d’autant plus efficace qu’elle
rappelle les premiers pas freudiens qui marquaient, avec le travail du rêve, la rupture la plus
déterminante face à la représentation. Le sommeil est l’expérience du dehors, accessible à tous,
concentrée autour du vide de la pensée. « Expulsé du sommeil et venant à sa place, le rêve n’a
besoin pour se développer, que de l’écran noir de la nuit. […] Encerclé par le rêve, le réel est
contaminé et inondé par lui36. » De même que le sommeil nécessite une nuit, la fiction a besoin
d’un « écran noir » pour se projeter et apparaître comme une trace blanche. L’analogie avec le
sommeil est très présente dans le texte blanchotien : un sommeil dont on ne parvient pas à décider
s’il est trop lourd ou d’une légèreté sans égale. Ainsi en est-il du coma, où se dissipent conscience et
sensibilité, où se lit la neutralité. Dans La Folie du jour, le coma est un instant privilégié :

37 La Folie du jour, op. cit., p. 24.


L’un d’eux eut une ruse remarquable : après avoir absorbé le produit officiel, il prit un poison et
glissa dans le coma. Le médecin appelait cela une vilenie. Il le ressuscita et « porta plainte » contre
ce sommeil frauduleux37.
28Le coma rend pleinement possible cet état intermédiaire qu’on ne saurait envisager autrement,
une mort advenue mais différant elle-même, et enfermant son secret. Le texte ne badine pas avec un
tel endormissement. Y être enseveli est comparable à la mort, en sortir est une résurrection. Cela
rappelle l’expérience de J. dans L’Arrêt de mort : les instants où elle revient à elle ressemblent à un
éveil mettant en doute la plénitude d’un « sommeil frauduleux » qui a toute l’apparence de la mort.
L’endormissement autorise-t-il une quelconque levée de la fiction ?

38 Georges Didi-Huberman, « “Tableau = coupure”. Expérience visuelle, forme et symptôme selon


Carl Ein (...)
39 Jean Pfeiffer, « La Passion de l’imaginaire », Critique, no 229, juin 1966.
29Cette question rejoint celle de l’hallucination et on retrouve en ce point les préoccupations de
Georges Didi-Huberman sur l’image, essentielles pour comprendre que l’apparaître fictionnel
relève d’une situation initiale troublante : « L’hallucination ne se coupe plus du réel, mais naît du
réel38. » Un tel bouleversement ne va pas sans toucher la pensée du sujet. L’image offre une
nouvelle expérience de la réalité qui menace d’emblée, quelle qu’elle soit, celle qui la précède. La
fiction a son rôle à jouer, à la manière d’un rêve qui creuse et travaille l’esprit nocturne en laissant
des traces. La fiction est liée au redoublement, mais il s’agit de lire, sous le redoublement, rien
moins que la marque d’un dédoublement : un double bind à réentendre au sens de Jacques Derrida,
comme un autre qui, se redoublant en se dédoublant, devient constitutif du principe de fiction.
Françoise Collin, qui suit la démarche blanchotienne tant sur les textes de fiction que sur des textes
plus théoriques, renvoie la logique de l’imaginaire à un contexte philosophique plus large qui
déborde la pensée blanchotienne. L’image ne va pas de pair avec le concept, elle lui est irréductible
dans la mesure où tous deux reposent sur une opposition interdisant qu’on les rapporte l’un à
l’autre. Ne peut-on affirmer l’« effet de fiction » sans que cela en revienne à traiter de manière
équivalente ce qui relève du fait d’imaginer ? sans que cela se résume à restreindre la fiction à
l’imagination ? La fiction a bien à voir avec l’imaginaire mais elle ne se laisse pas confondre avec
lui. Le lien qui les rapproche est celui qu’en premier lieu noue le rapport à l’image. Jean Pfeiffer
convoque cette antinomie interne à l’image comme passion de l’imaginaire : « L’imaginaire
n’existe pas. […] L’imaginaire nous hante. […] Entrer dans l’imaginaire, c’est donc entrer dans un
espace radicalement étranger39. » L’imaginaire s’apparente à ce mouvement fugitif qu’effectue la
pensée lorsqu’elle tourne autour d’elle-même.
40 Jean-François Mattéi, L’Ordre du monde, PUF, Paris, 1989.
30Quant à l’image, elle est indispensable pour engager une acception de la fiction entendue non
plus dans son rapport au réel mais à l’inverse comme la réalité de tout rapport. Il convient à présent
de poser la fiction en forme d’équation : image/réalité du rapport – sans oublier que cette réalité est
essentiellement paradoxale. L’image détourne de la réalité autant qu’elle détourne de l’être et en ce
sens elle est le point d’éclaircissement du fictif. La fiction tient lieu de réflecteur. Elle manifeste le
retour à un temps archaïque où n’existe pas encore la distinction entre moi et mon image. Elle
rappelle l’état psychique d’avant le stade du miroir et met en doute la recherche d’une synthèse
fusionnelle. Pour penser le statut de l’image, il devient nécessaire d’envisager le rapport à la vue,
élément fondamental de cette étude, qui la traverse d’un bout à l’autre. Il devient possible de
spécifier le caractère oblique du regard lui-même : la fiction ne permet pas le rapport direct et
fausse toute tentative de l’envisager frontalement. Cela équivaut à rejeter, s’il se peut, les principes
de la représentation. S’appuyant sur le noyau psychotique, Jean Pfeiffer insiste sur l’idée que le
blanc de la pensée va de pair avec l’inhibition des fonctions de la représentation. En ce sens, le
geste de fiction a partie liée avec la folie, et le « blanc de la pensée » nous invite à mieux cerner la
pensée de fictionnalité : la fiction ne consiste pas à faire voir l’invisible, mais à faire voir combien
est invisible l’invisibilité du visible. La fiction de Blanchot, après avoir conduit à l’oubli, laisse
advenir la figure de l’autre, venue du monde particulier des images – celui d’une nuit profonde que
serait la clarté de l’imaginaire. Maurice Blanchot, Gilles Deleuze et Jacques Derrida sont à
rapprocher, d’après Jean-François Mattéi dans L’Ordre du monde, parce qu’ils « dissipent le monde
dans les mirages de l’écriture40 ». L’espace fictif est bien le lieu en lequel l’imaginaire accomplit le
double mouvement qu’il génère : il est le lieu où viennent et se perdent les images.

31En ce sens, et à la différence de la fiction telle que la définit Thomas Pavel, la fiction appartient à
l’espace nocturne des images. L’image est déterminante pour la fiction. C’est seulement en misant
sur la nécessaire duplicité de l’image que l’on peut enfin statuer sur la fiction et en définir le
principe. L’image est intimement porteuse du paradoxe qu’elle implique, si l’on suit les analyses de
Marie-Claire Ropars à propos de l’écrire selon Blanchot :

41 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « Sur le désœuvrement : l’image dans l’écrire selon Blanchot


», Li (...)
L’image n’est pas seulement un facteur d’analogie, interdisant l’édification conceptuelle ; elle
intervient aussi comme un opérateur anagogique, en cela qu’elle nous conduit, par la singularité de
son statut, vers une pensée de ce qu’il y a de proprement impensable dans l’exercice de l’écrire41.
42 Maurice Blanchot, « Le Discours sur la patience », Le Nouveau Commerce, Cahier 30-31,
printemps 197 (...)
32Le nœud gordien s’apparente de fait à l’événement fictionnel. Sans tenir la même parole
paradoxale, Emmanuel Levinas considère lui aussi que la pensée contient en elle-même un élément
qui la dépasse, mais qui n’en fait pas moins partie d’elle. On peut se demander si un délire plus
profond que la pensée ne porterait pas la pensée. Ou encore avec Blanchot affirmer que : « Le
désastre est la pensée. […] Penser, s’effacer : le désastre de la douceur42. » La pensée de fiction est
le lieu en lequel prennent forme des images blanches. Le langage viole la virginité de l’image,
l’altère, la rend opaque à elle-même, la pensée devient étrangère pour elle-même, littéralement
dépassée par autre chose qui la déplace et lui accorde une autre réalité, précisément fictionnelle. La
pensée de fiction se démarque de la représentation et s’oriente vers une présentation que Georges
Didi-Huberman lie au travail du rêve et à la négativité. Elle passe par la médiation de l’apparaître,
et par la ressemblance qui ne va pas sans sa contrepartie qu’est la déchirure, pour donner à lire la
dissemblance qui est son seul et unique mode d’invention. Elle passe donc par le biais de l’image,
fût-ce un manque d’image, et en ce sens elle est une projection, une pensée projetée au dehors
d’elle-même.

NOTES
1 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Immanence et transcendance, Seuil, Paris, 1994, p. 17.

2 J.-B. Pontalis, note préliminaire à S. Freud, L’Inquiétante Étrangeté, Gallimard, Paris, 1985.

3 Anne-Lise Schulte Nordholt, Maurice Blanchot. L’Écriture comme expérience du dehors, Droz,
Genève, 1995.

4 Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III et IV, Gallimard, Paris, 1990.

5 Le Pas au-delà, op. cit., p. 16.

6 René Major, Lacan avec Derrida : Analyse désistentielle, Mentha, Paris, 1991, p. 13.

7 Roger Laporte, L’Ancien l’effroyablement ancien, op. cit., p. 22.

8 Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, Paris, 1997, p. 30.

9 Ibid., « Ostinato (extraits) », La Nouvelle Revue Française, no 372, janvier 1984, p. 56 : ce


passage a été supprimé de la nouvelle édition du Mercure de France.

10 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 109.

11 Le Très-Haut, op. cit., p. 44.

12 Aminadab, op. cit., p. 12.


13 Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947, p. 149-150. On notera cependant que Kafka est
l’un des écrivains qui a sans aucun doute le plus intéressé Blanchot. En tant que critique, il lui
consacre de nombreux articles, où on peut voir la fascination qu’il éprouvait lui-même pour
l’écriture kafkaïenne – les articles ont été repris en un volume, intitulé De Kafka à Kafka,
Gallimard, Paris, 1981.

14 On notera que Le Très-Haut et Aminadab, clairement affichés comme romans, s’inscrivent dans
un genre plus classique et marquent plus difficilement la rupture avec la tendance représentative, ce
que les récits de Blanchot jouent, par contre, de façon exemplaire. L’exemple le plus démonstratif
reste bien sûr la transformation du texte de Thomas l’Obscur qui, de roman qu’il était, devient récit.

15 La Folie du jour, op. cit., p. 29.

16 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1945, p. 346.

17 Maurice Blanchot, « Le Dernier mot », Le Ressassement éternel, Gordon & Breach, Paris-
Londres-New York, 1970, p. 115, 118 et 122.

18 Le Dernier Homme, op. cit., p. 91.

19 Ibid., p. 69.

20 L’Arrêt de mort, op. cit., p. 36. Les termes sont ici mis en italique pour mettre en relief l’écho
d’un passage à l’autre, et la répétition interne au texte de Blanchot.

21 Françoise Collin, « La peur, Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot », Cahiers de L’Herne,


repris dans Emmanuel Levinas, Le Livre de Poche, Paris, 1993, p. 336.

22 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., 117.

23 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 61.

24 Le Dernier Homme, op. cit., 68. Certains termes sont ici mis en italique pour les mettre en relief.

25 Emmanuel Levinas, « La servante et son maître. À propos de L’Attente l’oubli », Critique, no


229, juin 1966.

26 Roger Laporte, « Un sourire mozartien », Ralentir Travaux, no 7, hiver 1997, p. 75.

27 Georges Bataille, « Silence et littérature », Critique, no 57, 1952,

28 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot : la voix narrative, UGE, Paris, 1974, p. 283.

29 Le Dernier Homme, op. cit., p. 91-92.

30 Au moment voulu, op. cit., p. 91 et 101.

31 L’Attente l’oubli, op. cit., p. 13 ; L’Arrêt de mort, op. cit., p. 86.

32 André du Bouchet, … Désaccordée comme par de la neige, Mercure de France, Paris, 1989, p.
19.

33 Le Dernier Homme, op. cit., p. 111.

34 André Green, La Folie privée. Psychanalyse des cas limites, Gallimard, Paris, 1990, p. 130.

35 Ibid., p. 79.

36 Pierre Pachet, La Force de dormir, Gallimard, Paris, p. 16, 72 et 76.

37 La Folie du jour, op. cit., p. 24.

38 Georges Didi-Huberman, « “Tableau = coupure”. Expérience visuelle, forme et symptôme selon


Carl Einstein », Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, no 58, Hiver 96, p. 8.

39 Jean Pfeiffer, « La Passion de l’imaginaire », Critique, no 229, juin 1966.

40 Jean-François Mattéi, L’Ordre du monde, PUF, Paris, 1989.


41 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « Sur le désœuvrement : l’image dans l’écrire selon Blanchot
», Littérature, no 97, mai 1994.

42 Maurice Blanchot, « Le Discours sur la patience », Le Nouveau Commerce, Cahier 30-31,


printemps 1975.
MARIE-LAURE HURAULT-Conclusion-p. 201-219

La littérature, et dans la littérature la fiction très particulièrement, est par essence proposition d’un
possible, d’un possible qui ne demande qu’à se changer éventuellement en désir ou en volonté.
Julien Gracq, En lisant en écrivant.

Penser les limites de la fiction


1La critique a longtemps analysé le lien entre écriture théorique et écriture fictionnelle, travaillant
en cela sur le statut de l’écriture, il a paru plus opportun de partir de la seule expérience fictionnelle
pour montrer en quoi, plus encore qu’au sein de son expérience critique, l’écriture fictionnelle de
Maurice Blanchot est porteuse d’interrogations fécondes. En effet, ses textes nous conduisent plus
loin que les plus éclairants de ses textes à valeur théorique en matière de fiction. Le principe de
fiction s’est donc établi à partir des fictions, pour leur extrême densité et pour leurs propriétés
d’éclairage, afin de proposer une théorie sur la fiction.

2Le potentiel fictionnel assure aux textes une pleine intégrité de fiction. Cette affirmation tend à
évincer la menace qui a trop souvent pesé sur eux, celle de l’indistinction du genre. Il n’en reste pas
moins que l’œuvre fictionnelle de Blanchot réclame des comptes sur son propre statut, ce qui en dit
long sur sa façon d’entretenir une remise en question précisément pour aller au bout d’une
exploration de soi plus souterraine : les limites de la fiction. Les textes de Blanchot assurent une
rupture fondamentale avec le roman traditionnel, à placer sous le signe de la représentation,
récupérant d’autre part, au sein du récit qui lui-même en sort désorienté, une perspective
d’envergure : à travers la déclinaison progressive, exploitée sous le signe de la figure, l’entreprise
fictionnelle ne cède pas, au contraire elle s’impose.

3Reste ouvert le pari de définir la fiction en la tenant comme véritable notion : en exigeant d’elle
qu’elle s’inscrive par une définition qui garantisse sa cohérence interne. Loin de porter les germes
de l’indistinction des genres, le bilan est donc à la recherche des limites fictionnelles proposées par
les textes eux-mêmes. Or l’effacement progressif de la figuration dit l’impossible clôture d’un tel
mouvement. Il faut comprendre que la déclinaison est inhérente à la fiction et qu’on ne peut de ce
fait poursuivre au-delà. Plus le mouvement s’accentue, plus la figure s’avère diminuée. Et plus on
est tenté de croire que l’arrêt est seulement prétendu, pour avouer enfin qu’il est impossible.
Comment envisager que Daniel Wilhem ait cru un instant que les textes de Blanchot en portaient la
préfiguration ? De plus en plus détaché de la narration ou de la description, le texte blanchotien
participe sans aucun doute de cette littérature de l’épuisement que décrit Dominique Rabaté, dont
l’écriture de Marguerite Duras et de Samuel Beckett porte le dénuement à son comble, faisant de la
précarité le symptôme d’une fragilité qui serait celle d’un certain langage. On y reconnaît la grâce
de ces instants qui n’ont pas d’autre but que celui de ne pas durer, et qui marquent en leur apparition
éphémère la souveraineté d’un avoir été là.

4Assurément le traitement est minimal, certes le récit comporte de nombreuses tensions narratives
jouant de la discontinuité, mais là davantage que n’importe où ailleurs se trouve mise en scène la
manifestation d’une présence irréductible. Dépassant la voix narrative, explorée par le théoricien
Blanchot dans L’Entretien infini, et commentée longuement par Daniel Wilhem, notamment à
propos du Dernier mot, persiste au sein de la fiction la force de l’il y a, la violence d’une tonalité
blanche donnant au texte sa neutralité, conférant dans le même temps à la puissance de la fiction un
horizon des plus redoutables : la venue d’une inquiétante étrangeté, revers obligé de l’abandon
d’une limite. L’il y a serait donc la dernière posture encore possible, et nécessaire, de la figure : son
maintien au moment de son évanouissement. La fiction ne va pas au-delà parce qu’effectivement la
spécificité de la figure est de présenter sa propre disparition. L’il y a marque l’extrême raréfaction
de la figure, mais en même temps il l’impose comme dernière trace impossible à supprimer. La
fiction relève entièrement de l’apparaître de la figure qui, éprouvant la défaillance de l’idée,
l’empêche d’advenir. Et le principe de fiction se nourrit de sa mise à distance.

1 La Folie du jour, op. cit., p. 38.


5L’effet de fiction est d’autant plus fort qu’il résiste à sa disparition. En est témoin la feinte
constante des textes de Blanchot, de façon plus ou moins explicite, à la fois vindicative et à bout
d’épuisement dans la fin péremptoire de La Folie du jour : « Un récit ? Non pas de récit, plus
jamais1. » Cette déclaration est une mise en demeure que le récit se prononce à lui-même, la fin à
venir de tout récit, une promesse à tenir face à l’événement insurmontable de ce même récit. Elle est
affirmée initialement dans le texte de 1949, « Un récit ? » publié dans la revue Empédocle ; elle est
reprise par la suite, en 1973, puisque le texte est à nouveau publié, mais chez Fata Mogana et sous
un autre titre, comme si la répétition de la promesse était possible, jamais sa réalisation. La fiction
une fois entrouverte ne s’achève pas, elle se redouble. La Folie du jour, texte fragmentaire dont la
question du statut reste posé dans l’écriture même, s’impose comme texte fictionnel. La recherche
du silence qui se déclare tacitement en cette fin de récit n’est pas à chercher ailleurs qu’en cette
même fiction qui se termine, parce que l’arrêt est inscrit comme point d’extension d’une écriture qui
ne demande qu’à être prolongée. Autrement dit la narration est en crise, le récit n’est sans doute
qu’une survivance de lui-même, mais il s’avère somme toute indispensable. De même, L’Attente
l’oubli des romans ou des récits : le fragmentaire ne ruine pas la figure, au contraire il la donne à
nouveau à lire sous sa forme la plus ténue, et y détermine son extinction comme sa réapparition.
L’Attente l’oubli ne peut plus être perçu comme un texte qui laisserait se rejoindre fiction et théorie,
l’espace s’y ouvre, les voix sont là, la place de la figure recouvre le texte : il n’y a plus qu’à le
placer à part entière sous le signe du fictionnel – ou bien il faut le perdre en tant que tel.

6Il devient légitime de lire ou de relire différents autres textes, en les pensant dans les marges de ce
qu’on tient pour une certaine modernité. Le principe de fiction a été conçu à partir des textes de
Blanchot ou d’autres textes qui d’une manière ou d’une autre le côtoient. Les passages sur Franz
Kafka, sur Edgar Poe, sur Henry James ont été délibérément choisis pour leur proximité avec
l’écriture blanchotienne. Ces textes multiplient les effets où des airs d’irréalité se mêlent au plus
familier. Or, que ce soit dans les premiers textes de Blanchot, dans L’Idylle ou Le Dernier Mot, que
ce soit dans ses romans, Aminadab, Le Très-Haut, ou encore à travers la trame de la plupart de ses
récits, Thomas l’Obscur, L’Arrêt de mort ou Au moment voulu, toujours interviennent des éléments
dont la manifestation dit déjà la rupture de quelque fondement rationnel et univoque. Ainsi le
fantastique apparaît comme un élément, même réduit, indispensable pour la conduite de la fiction :
il favorise l’indétermination du réel, parce qu’il est récupéré par la feinte fictionnelle. Nul référent
n’est plus possible à poser de façon certaine, puisqu’il est par avance inscrit en la fiction.

7À présent le principe de fiction reste prêt à s’étendre et à s’élargir à d’autres textes. Cette idée est
latente dans la démonstration et on pourrait tout aussi bien s’appuyer sur des œuvres plus lointaines
apparemment de celles de Blanchot, car les plus classiques des romans sont chargés d’un
mouvement semblable de fiction. La tension fictionnelle interne à l’œuvre engage un
questionnement unique et similaire, même si les procédés ne sont pas identiques : peut-être devrait-
on comprendre qu’ils sont seulement inversés. Notre définition de la fiction, reconnue en tant que
principe, témoigne d’un désir d’extension et vise implicitement la lecture de textes plus classiques.
En effet, il ne s’agit pas de supposer une différence entre roman classique et récit moderne, entre
une narration linéaire et un texte de type fragmentaire, mais au contraire de revendiquer ce qui en
eux se constitue comme indices fictionnels. À ce titre, n’ont pas été séparés les romans de Blanchot,
les récits ou d’autres textes au statut plus ambigu, et La Folie du jour comme L’Attente l’oubli
rejoignent ici les autres textes non fragmentaires. Cela est rendu possible au vu du cheminement
choisi : l’exploration du texte à partir de l’élément figural. En définitive, le principe fictionnel
concerne tout texte résolument lu comme texte de fiction. De cette façon, l’aspect biographique, par
exemple, devient un élément parmi d’autres dont on ne peut nier qu’il investit le texte mais qui ne
reste jamais qu’un subterfuge de plus à placer comme les autres sous le registre de fiction. Quant à
l’élargissement du champ de lecture, on doit pouvoir relire jusqu’aux grands romans du XIXe siècle
en cherchant ce qui en eux permet à tout moment de laisser primer l’effet de fiction face à la
traditionnelle recherche de la vraisemblance, en déplaçant l’emprise de la vraisemblance, le parti
pris du réalisme ou du naturalisme, et en les faisant jouer à la lumière de la feinte. Le principe
fictionnel y trouve sans aucun doute sa place mais se pose alors comme le renversement de
l’écriture réaliste. Le roman de Stendhal restera donc un miroir à promener le long d’un chemin,
mais le miroir n’ira plus sans une nouvelle conception de l’image, et de son rôle à jouer vis-à-vis de
la fiction et de la réalité : la fiction est pleinement engagée sous l’effet d’un miroitement qui
empêche tout retour au principe de représentation. Qu’il s’agisse des textes de Blanchot, ou de
l’écriture romanesque dans La Chartreuse de Parme ou dans Le Rouge et le Noir, le repérage des
éléments doit se soumettre directement à la feinte, par le biais des nombreux indices qui jaillissent.
L’effet de fiction demeure alors intact, les références à la réalité laissent apparaître chacune à leur
façon le jeu de l’illusion, et renforcent le mode d’apparaître de l’image : se substituant au réel, la
réalité de la fiction se constitue. On peut être sûr qu’un tel constat rejoue d’emblée la duplicité de la
fiction et que redoublent d’autant les modes de contamination.

Le vide, constitutif de soi


8La pensée de la modernité développe, sur fond de dénonciation d’un arrière-monde, la dérive du
sujet. La fiction nous invite à renouer avec ce débat et propose une dérivation progressive, mais
infinie. Le mouvement qui nous intéresse est bien sûr la déclinaison mais surtout son accroissement,
avec lequel on n’en aura jamais fini parce que sa courbe provient de sa propre émergence : la figure
s’engendre d’elle-même. La dérive ne s’épuise pas, ne peut pas venir à bout de ce qui se retourne
constamment en son autre. On ne dira jamais assez que la modernité est marquée par la perte du
sens, le manque du sentiment de l’unité, la rupture avec la représentation métaphysique d’un
univers qui propose un au-delà de la mort et du sensible. Certains diraient la perte du sacré. Mais ce
n’est pas cela qui est en cause ici : il s’agit plus exactement de partir de l’impossibilité de créer un
monde à part entière. Il n’y aurait pas, contrairement à ce que dit Thomas Pavel, constitution d’un
univers fictionnel. Il faut éveiller l’idée d’un autre du monde. La remise en question du sujet, le
jaillissement et le resserrement du vide satisfont une nouvelle priorité qui veut, non pas réorienter le
statut de l’écriture, mais ébranler les frontières et ouvrir une brèche en laquelle fonder la notion de
fiction. Celle-ci met à l’épreuve la prédominance de la représentation en art et en termine avec
l’idée d’un arrière-monde qui donne son sens à l’univers inscrit dans le temps et dans l’espace.

2 L’Écriture du désastre, op. cit., p. 186.


9La fiction, entretenue par le temps du récit, fût-il discontinu, invente un espace-temps qui ne se
pose pas en simple annulation du monde. Face à une pensée négative, l’ouverture du fictionnel
apporte une béance qui retourne à l’indicible du dire mais demeure en tant que telle pleine
affirmation de soi. La fiction indique une absence mais elle en est avant tout la présentation. Le vide
s’anime et devient constitutif du principe de fiction : « Vide dans le sujet » ou « sujet comme vide »
dirait Blanchot2, ces formules ont le mérite d’évoquer un retournement du sujet en son autre et de
l’identifier comme mirage du vide. C’est là, dans le déplacement continu du mirage, par la
formation d’une figure tenant lieu du vide et y prenant sa place, que réside le principe de fiction.
Ainsi s’établit le lien fondateur entre figure et fiction, la figure donne l’impression de suivre le
cours d’une altération infinie et contribue, de par sa présence, à alimenter un doute sur sa propre
apparition. La question relève directement des effets mis en jeu, reflets, miroitements, diffraction :
sous le signe de la feinte l’apparence fait passer le dédoublement pour inaugural.

La feinte, une inquiétude pour la pensée


10Cerner la fiction, c’est la soumettre à sa propre question mais aussi et avant tout lui proposer un
lieu. La fiction entraîne nécessairement des débordements entre les genres dont il faut tenir compte
aujourd’hui parce qu’ils déterminent une faille, à moins qu’ils ne brouillent quelques dernières
limites. Cependant le pari à tenir étant celui de la fiction, il nous faut récupérer la limite et la jouer
comme interne au statut fictionnel. À force d’être repoussée, la limite ne sera pas brisée, elle est
déjà l’œuvre d’une limite en mouvement qui ébranle ses propres repères. C’est pourquoi il devient
utile de former un doublet constitué par la limite et par la trace. En effet la présence occasionnelle
de traces donne l’impression de faire vaciller toute limite, le franchissement est une feinte. C’est
pourquoi tout incident dans le déroulement du texte ne compromet en rien la logique avancée. Le
pas au-delà n’est pas avec Blanchot une transgression devenue possible, il ne peut être un au-delà
du fictionnel : il est un abus de plus prononcé par la seule fiction. Elle ouvre sur une extériorité à soi
qui fait partie d’elle-même, aussi elle la maintient ouverte et empêche qu’elle ne l’altère ou se
referme sur elle.

L’expérience poétique
3 Jean Laude, Le Mur bleu, Mercure de France, Paris, 1965, p. 41.
11La fiction entre dans un singulier face-à-face avec la recherche poétique contemporaine
inaugurée par le mystère des lettres de Mallarmé. Les ressorts du poétique, considéré plus que
jamais dans ses rapports au langage, entraînent un bouleversement opérant pour le principe de
fiction. Dans le texte blanchotien une tension d’ordre poétique interroge le principe fictionnel. Elle
n’est assurément pas un élément de comparaison, elle constitue un détour, en ce sens elle participe à
la compréhension d’une limite interne. De même, les références poétiques (Mallarmé, Valéry ou
Char deviennent incontournables) non seulement appuient la logique en cours mais aussi reprennent
autrement la question du fictionnel. Le poétique explore la fiction. Il invite à une approche de la
singularité fictionnelle, attirant l’attention parce qu’il apporte l’intérêt d’un regard déplacé. Les
poètes convoqués suscitent des échos révélateurs, prometteurs de ce qui touche à la poésie et de ce
qui relève de la fiction. Entre eux se noue un lien d’autant plus déterminant qu’il apparaît comme
central. L’enjeu est celui d’une écriture que l’on a de plus en plus tendance à mettre en parallèle
avec l’exil : « Bâtir avec le langage une maison qui soit une demeure3. » La poésie de Jean Laude
est marquée par l’exil, elle est une traversée toujours recommencée, à la recherche d’une « île » où
se fixer. L’île que préfigure le langage poétique offre une présence, fut-elle l’infini qui la délimite.
Même si cette île s’éloigne quand on l’approche, elle est pleinement figurée par le lieu poétique et
accède à elle-même. Elle trouve une intériorité, la sienne, qui l’assure d’elle : son impossible accès
la protège encore puisqu’elle est la figure de l’inaccessible. Ainsi se note l’écart avec le fictionnel :
la poésie présente un monde fût-il inconcevable ; la fiction simule la présence, dissimulant
l’absence selon le mode de la feinte.

12La référence poétique mesure la frontière entre un état de présence convoqué et la feinte de la
présence, témoin d’une fiction qui avoue sa part de dissimulation, celle d’une absence qu’on ne
saurait reconnaître en tant que telle parce qu’elle apparaît là. La fiction est donc l’équivalent d’un
cas limite. Elle sème le doute sur la part à accorder à la réalité : instant fictionnel exemplaire dans la
mesure où il établit une rupture et éveille le soupçon. La fiction est la relance d’un défi. Élément
trompeur, elle biaise sur son mode d’apparaître. Le texte blanchotien est investi par des instants
d’intensité poétique qui sont aussitôt et nécessairement repris sous la coupe du fictionnel.

Une intimité menacée ou la psychanalyse considérée comme trace


4 Julia Kristeva, Soleil noir, Gallimard, Paris, 1990, p. 232.
13La fiction laisse se constituer, en même temps qu’elle, divers rapports à autre chose qu’elle. Elle
impose le retour d’un mouvement analogique qui ne lui permet pas de quitter le monde. Elle ne
saurait le dépasser. Qu’elle désire être au-delà, elle retombe en deçà. Cependant, et plus
radicalement avec la littérature contemporaine, elle s’oriente vers un semblant d’autonomie, tournée
en direction de l’inconnu du langage. Certaines particularités deviennent prééminentes chez nombre
d’écrivains. Ces qualités sont exhibées de telle façon qu’on en vient à penser qu’elles sont comme
les fondations de l’œuvre. Le nouveau roman exacerbe ses propres ressorts, espérant saisir un
modèle autonome avec ses propres règles. Dans Soleil noir, Julia Kristeva souligne que la
littérature, de plus en plus en quête d’elle-même, en oubliera le monde : « La littérature s’intériorise
et se retire du monde dans le sillage de la crise de la pensée4. » Or rien n’est moins sûr que le retrait
du monde. On ne peut se satisfaire d’une lecture qui ne tiendrait compte que d’une vision critique
du langage. Le fictionnel provoque l’éloignement du monde : d’un côté cela laisse supposer son
écroulement, d’un autre côté, le monde en revient changé, son intimité désormais insérée au devenir
fictionnel. La fiction s’affirme et se fonde en un mouvement d’oscillation, elle ne dit ni l’être ni la
négation de l’être, elle n’impose aucune transcendance ni ne se mesure à aucune loi de
l’immanence. Elle relève tout entière d’un rapport.

5 Ibid., p. 103.
14Ce n’est pas autrement que s’impose la référence à la psychanalyse. Elle est une façon détournée
mais efficace d’aborder la part d’inconnu dont se couvre la figure. La place de la psychanalyse se
justifie par divers rapprochements déterminants. On retient un manque primordial, le vide enfermé
au cœur du langage, la sensation d’un vide à l’intérieur de soi qui s’anime à tel point que se crée un
état d’urgence : il faut le rejeter à l’extérieur de soi. La littérature « suppose un écroulement, une
sorte de catastrophe initiale et le vide même que mesurent l’anxiété et le souci5 ». La référence à la
psychanalyse est immédiate et pertinente, pourtant elle demeure ambiguë dans la mesure où on a
l’impression qu’elle nous conduit à une étude de la psyché. Au contraire, c’est elle qui assure le
détournement de fond et renvoie sur la singularité de la lettre. Que dire lorsqu’on est fortement
guidé, par maints indices textuels, à penser le désastre, une catastrophe initiale sous le signe de « la
scène primitive » ? Certes, cela éloigne un instant le propos de lui-même, il n’en reste pas moins
que la scène primitive s’impose parce qu’elle engage le devenir fictionnel. La valeur analogique
n’est pas satisfaisante, la référence dit plus encore. Convoquée explicitement par Maurice Blanchot
dans L’Écriture du désastre, la scène primitive est répétée à trois reprises. L’apparition est d’autant
plus surprenante qu’elle n’est pas tout à fait insérée dans le texte et semble rester à l’état de seule
référence. On la lit de cette façon : « (Une scène primitive ?) ». La relation est livrée entre
parenthèses, ce qui confirme un déplacement. La référence psychanalytique devient une aide
précieuse, non pour expliquer les textes et servir de grille ou de modèle, mais pour les explorer
selon des lignes directrices que mobilise un tout autre dispositif. Freud a lui-même considéré le
rapport entre psychanalyse et littérature. Différemment, ici, les points de coïncidence élaborent des
raccords déviants. Plus qu’un outil d’analyse, la référence signale les apports constitutifs de la
notion et l’extériorité devient sous-jacente au principe lui-même : des traces psychanalysantes
traversent les textes. À quoi correspondent-elles, en quoi les noms de Freud, Lacan, Green ou
Fédida sollicitent-ils un écho, pourquoi le rapprochement avec la démarche psychanalytique
s’impose-t-il ? Il y a sans aucun doute un rapport à creuser, un fossé à établir, entre la psyché et la
lettre. L’espace littéraire se nourrit des profondeurs de l’inconscient, et la fiction du travail de
refoulement, à l’instant même où il leur échappe. Précisément parce que pour le principe de fiction
prime ce qu’il convient de nommer la logique d’un détour. L’inconscient témoigne d’une présence
réelle inconnue, la fiction n’a pour horizon qu’une absence qui tire sa réalité de versants qu’elle fait
passer pour connus ou tout au moins reconnaissables, ne serait-ce que par des effets de
ressemblances.

15Tout d’abord, les traces recouvrent une présence inconsidérée dans les textes de Blanchot alors
que l’écrivain cherche au contraire à se dégager au plus loin de ce qui relève de la nature humaine.
Elles ne sont pas vraiment perceptibles en tant que telles. Insérées dans le texte, elles en sont
presque détachées, occupant une place privilégiée, le plus souvent comme des images insolites et
fulgurantes. Elles interviennent de façon abrupte, signes de visions fuyantes. Elles proviennent
intactes d’un temps lointain, comme si un souvenir passé longtemps oublié, que la psychanalyse
retiendrait comme indice du refoulement, était ainsi récupéré. Le surgissement est à ce point
saisissant qu’il reste insondable. On pense à l’inattendu de la manifestation inconsciente, ou plus
justement au jaillissement d’un inconnu que le texte porterait avec lui. Ces figures, ces postures,
dont on veut croire qu’elles sont traces, n’ont aucune origine qui puisse demeurer convaincante :
elles sont à constituer comme traces de rien. Les figures emplissent les textes comme autant de «
motifs » qui s’interrogent eux-mêmes. Dérangeant l’ordre des choses, du point de vue de la fiction,
mettant la figuration en déclin, elles révèlent un caractère oblique. Entrer en fiction, c’est être lié à
ces traces qui impliquent une impression d’être-là. L’écriture a beau se détourner du monde, se
préoccuper toujours plus d’elle-même, toujours lui revient comme en écho l’ambivalence d’une
pensée au monde – qu’on ne saurait totalement oublier.

16Considérons ensuite que les textes portent des traces qui ne peuvent se dire autrement qu’à
travers elles. Elles ne peuvent acquérir une autre fonction que celle de traces car elles doivent être
conservées en ce mouvement d’oubli. Ces figures paraissent toujours lointaines et laissent
apparaître autour d’elles des zones d’obscurité. Si on tente d’en approcher les contours, on est
conduit à l’évidence que ce qui les entoure s’éloigne jusqu’à se dérober. Les textes de fiction offrent
la présence de ces traces plus ou moins saillantes, mais les conservent toujours en leur pleine
extériorité. La fiction nous indique un absolument lointain qui nous parle de nous en nous mettant
hors de nous.

17Enfin, le rapprochement avec la psychanalyse se révèle déterminant à condition de le repenser en


termes spécifiques : il éclaire de façon efficace un mode de rapport proprement littéraire. La critique
textuelle côtoie de près l’avancée de la psychanalyse et cela ouvre de larges perspectives pour la
lecture de certains textes de fiction. Là encore si les rapprochements sont bénéfiques, ils ne sont pas
satisfaisants. Chacun a son importance, aucun n’est suffisant. L’analogie répond à une certaine
façon d’engager la définition, tout en attestant que la fiction se définit par défaut. Elle éclaire les
modalités internes en vue d’exposer les différences ultimes et de témoigner du manque de référent.
On en vient à la conclusion ultime que la contribution des interférences appuie la détermination et
l’autonomie du principe de fiction. Les traces sont reconnues pour une réelle inquiétante étrangeté :
ce qui passait pour familier est saisi d’étrangeté, la figure la plus lointaine devient familière et très
proche. Elles ne sont pas là pour rendre compte de quelque inconscient ou de quelque fantasme :
elles suivent la logique de fiction et en cela imposent la feinte. La difficulté est alors de lire
exactement ces figures ultimes, échappant à la saisie parce que d’une ambiguïté que rien ne permet
de résoudre. Les figures sont des traces, indices d’un référent qu’elles auraient perdu ou qu’elles
n’auraient peut-être jamais eu mais dont elles n’en seraient pas moins les traces. C’est en acceptant
les divers échos naissants que se constitue le mouvement fictionnel, même s’ils doivent être définis
comme fuyants. La fiction est l’enjeu de ces rapports constants qui font question mais qui ne
cessent de se laisser reconduire. C’est là le double mode de la feinte : la fiction tend un piège
qu’elle désigne en même temps qu’elle le joue. Déterminer les enjeux de la fiction, ce n’est jamais
désamorcer le piège, c’est au contraire prouver que définitivement il ne peut l’être.

18La difficulté paraît au premier abord insurmontable car le lieu de la fiction reste indécidable.
Pourvue d’une extériorité radicale, elle ne trouve d’intimité qu’au sein de l’ouverture infinie,
indéfinie, de sa propre extériorité. Elle est soumise à la question de l’autre, c’est aussi pourquoi elle
ne va pas sans une rencontre avec l’unheimlich : quand le familier rejoint le plus étranger ou
inversement quand le plus étranger prend des airs soudain familiers. Une dernière ambiguïté devient
dès lors incontournable : la recherche sur la fiction côtoie l’avancée des études de psychanalyse.
Cela s’avère déterminant pour le principe de fiction mais il faut se garder de se méprendre,
repousser toute assimilation des champs, et éviter constamment de tomber dans une plus grande
confusion. Il n’en reste pas moins que le simulacre devient une priorité face à tout texte fictionnel.
On est alors conduit à une réorientation de la notion de fiction. L’œuvre et l’appréhension de
l’œuvre en ressortent forcément marquées.

La fiction : promesse d’extériorité


19On relève une faille : la fiction ne donne pas naissance à un univers qui serait autonome et
pourtant l’espace fictionnel apparaît être là. Plus encore qu’un écart avec la conception de Thomas
Pavel, on entend montrer que non seulement l’espace fictionnel ne se constitue pas mais qu’il
demeure en un état ambivalent, sous la seule exigence de l’effet. La fiction n’engage ni monde ni
contre-monde, elle s’impose comme un espace-temps fragile à considérer, comme l’ouverture d’un
autre monde. La fiction serait une élaboration en cours à partir d’une réalité dont elle feint de se
détacher. On comprend la difficulté d’apprécier les qualités par avance faussées de cet autre qui
n’en est pas un mais qui en prend toutes les apparences.

6 Le Pas au-delà, op. cit., p. 166.


20La folie apporte une contribution intéressante dans la mesure où elle est pensée avant tout comme
aliénation. Elle détermine de nombreux points de connexion qui secondent la lecture des textes. En
revanche, elle oriente la lecture de manière inconsidérée, si bien qu’elle est à mettre de côté par la
suite. Trop fortement connotée, elle risque de fausser, par les échos naissants, l’approche définitive,
Il faut se séparer du comportemental, du dérangement mental, et ne conserver que la perspective sur
l’aliénation. On préfère substituer, par glissement, à l’expression de la folie celle de l’extériorité.
Dans Le Pas au-delà, on note une formule en guise de définition temporaire, comme aime à les
fabriquer Blanchot – elle ne saurait arrêter la folie en ces termes, elle n’en reste pas moins une
proposition : « La folie signifie alors : personne ne dépasse le seuil, sauf par folie, et la folie est le
dehors qui n’est que le seuil6. » Cela en revient à poser non seulement la question des limites,
possibles à enfreindre ou non, mais encore, face à l’impossibilité de passer outre la loi, une figure
qui expose, à la suite d’un pas pourtant inaccompli, un espace tout autre : le dehors en son absence.
Or la folie est ce qui rend sensible le dehors. Elle ne se pose pas en rapport avec la raison ou
quelque ordre mental, c’est à tout autre chose qu’elle renvoie : à un manque de discernement. En
effet, elle indique un déplacement des modalités de la réalité où le rapport à l’autre est menacé, où
la singularité de l’un se met à vaciller, où les frontières viennent à bouger dès lors qu’on est conduit
non à exclure la possibilité de l’autre mais à soutenir la proposition suivante : accueillir
l’impossibilité de l’autre. Le rapport est pris dans une dynamique dont on n’entrevoit pas la fin et on
se demande jusqu’où elle peut conduire suite à un trop grand effet de contamination.

21La folie se marque aussi par un enfermement perpétuel bien qu’impossible. On en retire la
particularité d’une fiction qui, à trop se replier sur elle-même, se retrouve aux prises avec autre
chose qu’elle. Le langage explore ses propres limites, expérimente ses excès et se met à l’épreuve.
La fiction se définit comme ne pouvant achever l’espace d’un dehors résolument constitué. Elle est
l’affirmation de l’instant où cet espace s’envisage sans pouvoir encore ni jamais s’achever. Elle est
l’indice d’un débordement qui se cherche sans advenir, qui se perd à l’instant où il se cherche selon
l’appel de l’indéfectible. La fiction se montre à la fois comme l’appréhension d’un dehors et
l’impossibilité d’en fixer le lieu : le dehors est inconstituable comme entité. Il demeure dans un
continuel conflit en tant qu’il se dessine comme un dehors pleinement ouvert sur l’extériorité qui est
la sienne et sur une intériorité toujours prête à s’élaborer, celle d’un dehors qui se refermerait sur
lui-même. Précisément l’intériorité lui est interdite. On retombe sur l’essentielle contradiction de la
fiction soumise à la plus grande extériorité lorsqu’elle paraît trouver la plus extrême intériorité.

22La question des limites telle qu’elle se pose avec l’ouverture du fictionnel bouleverse l’ordre des
idées. La question de l’extériorité s’affirme d’autant plus fortement que celle-ci s’effectue pour
déterminer l’intériorité de la fiction. D’un côté nulle intériorité ne peut être retenue, d’un autre côté
l’extériorité, parce qu’en permanente formation, ne se constitue pas. En ce cas, l’extériorité
demeure souveraine : fiction et réalité ne se rejoignent pas mais il en va de la fiction de creuser tout
autre versant jusqu’à le faire presque sien. Lier le mode fictionnel à une telle pensée de l’extériorité,
c’est reconstituer un espace vide qui ne se pénètre pas ; l’appréciation de ce vide participe à une
montée progressive de l’angoisse.

7 Paul Valéry, Monsieur Teste, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, p. 72.


23L’angoisse est à rapprocher du malaise psychique de l’individu face à la dissolution progressive
de son identité. Autisme, délire schizophrénique, narcissisme nous aident à mieux penser le repli sur
soi, mais on retombe déjà sur la pensée psychique. Pour en finir avec cette analogie trop ambiguë,
prenons deux phrases tirées du Monsieur Teste de Valéry où la posture du sujet est tout à fait
significative : « Je ne suis pas tourné du côté du monde. J’ai le visage vers le MUR7. » La pose
assimile le désir de se tenir plié, peut-être pour tenter de conserver une intimité qu’on sait déjà
perdue. Face au mur, le silence s’impose. Chaque parole prononcée prend une dimension sans
commune mesure, comparable au « mot-trou » que l’on trouve dans l’écriture de Marguerite Duras,
morcelée parce qu’elle côtoie la « maladie de la mort » :

8 Marguerite Duras, Emily L., Minuit, Paris, 1987, p. 51.


C’est en moi. Sécrété par moi. […] Sans langage pour se dire. Au plus près, c’est une cruauté vive,
muette, de moi à moi, logée dans ma tête, dans le cachot mental8.
24Comment penser la présence intérieure, intime et hors langage, qui lorsqu’on cherche à
l’exprimer se retire et donne à sa place l’absence d’elle ? L’écriture de Marguerite Duras laisse se
préfigurer l’image d’un cachot mental contrairement à celle de Maurice Blanchot qui tend à le
dépasser pour proposer une tout autre figure. Les traces de l’extériorisation sont à mettre au compte
de la seule fictionnalisation. Peurs primitives, angoisses, cris, tout renvoie à la difficulté de la
découverte de l’autre dans le rapport à soi. La proposition blanchotienne évide au plus haut point
l’expérience du rapport pour laisser apparaître le vide tel quel. Elle nous conduit vers une pensée de
la fiction qui aurait en quelque sorte son propre cachot mental et serait à elle-même sa propre
demeure. Il faut en déduire que le texte de fiction génère ses propres traces, et assurément il y a
davantage à fonder par des traces internes voire intertextuelles, mais la fiction déborde ce seul
mouvement parce qu’en elle prioritairement parle la feinte. Le réseau référentiel reste largement
activé – on ne peut l’empêcher. En même temps qu’il devient légitime, il repousse la possibilité
d’aborder les traces de front et les place au titre d’éléments caractéristiques indispensables à
l’extériorité fictionnelle.
25La pensée du monde en devient elle-même troublée. La fiction altère les limites qui semblaient
s’imposer. On ne veut pas faire de la fiction une nouvelle réalité, cela ne ferait que renverser les
propositions sans tenir compte du mode fondamental de la contamination. Réel et fiction se
retrouvent soumis à un rapport qui est à la fois tension et altération. Il devient légitime de poser que
le dédoublement est initial : la posture de l’autre est à concevoir comme mouvement de séparation
et de division de soi. C’est la pensée en crise qui est en jeu dans la pensée de fiction.

26On en est réduit à poser que la fiction n’est pas une ouverture sur l’existence d’un autre monde
qui serait l’annulation de ce monde-ci. La logique de la fiction évince certains doutes mais avec elle
en naissent d’autres, plus menaçants peut-être. Ce sont eux qui fixent la pensée de la fiction. En
effet, quelle est la place de l’autre ? La fiction ne remplace pas la logique de l’un (perdu) par la
place réaffirmée de l’autre, elle admet en l’un l’absence décisive de l’autre. Après avoir convenu de
l’impossibilité de la reconnaissance, la fiction pose une affirmation qu’elle fait sienne : le passage
par l’autre est son mode d’apparaître. Les événements qu’elle retient doivent être retirés en tant que
tels et pensés selon le mode fictionnel qu’on s’est proposé de définir : l’autre n’aura pas de place,
même pour un seul instant, il est définitivement déplacé, différé parce qu’il est lié à un effacement
premier. L’autre n’offre aucun accès car il s’avoue lui-même en excès. S’engage avec le potentiel
fictionnel une dérive de la pensée : loin de situer un seuil qui marque la limite d’un monde et de
l’autre, on en arrive à ce point ultime de la pensée qui laisse présumer l’abandon du seuil ou plutôt
une reconduite qui l’abandonne tout en favorisant son extension. C’est là qu’intervient la
problématique de l’incident : face à l’impossible autre monde, face à l’impossibilité de sortir du
monde, seule l’ouverture d’un seuil en expansion peut être supposée. Sans dépassement des limites,
elle engage l’expérience d’un extrême qui relance les limites au moment où elle semble les briser. «
L’expérience limite où peut-être les limites tombent » nous dit Blanchot. En fiction, les limites sont
là pour ne pas céder, ainsi se maintient le seul mode possible, celui du « peut-être » qui n’est encore
qu’un coup de force engagé par la feinte.

La figure du simulacre
27La pensée de la fictionnalité définie comme une pensée du dehors, une pensée de l’extériorité, est
à engager en suivant la logique de la feinte et avec elle l’idée de simulacre. Il faut admettre un
renversement opérant qui retourne la pensée de la fictionnalité sur la fictionnalité de la pensée. De
même la pensée du simulacre, ou le simulacre de la pensée, est à réinventer selon un rapport
déterminant à la figure. Rien n’échappe à la figure. Et face à elle se pose ce qui n’est « presque pas
une pensée ». Le simulacre rejoint la prédisposition qu’accomplit initialement l’ordre d’une pensée
latente. La fiction n’est pas l’ouverture sur un autre monde que serait le monde de l’imaginaire où
règnent des images dans la souveraineté d’un lieu qu’elles habitent. De l’image, la fiction ne retient
qu’une fausse ressemblance. Le détour par Blanchot aura permis de montrer un en deçà de l’image
qui relève du simulacre. Présentation de ce qui passe pour absent, le simulacre invente des formes
factices qui se détachent de la figuration pour manifester autrement l’emploi de la figure. Or, la
fiction a ceci de particulier qu’elle possède son propre mode d’apparaître. Les illusions qu’elle
prétend, sauf à se méprendre, ne seront pas déjouées ; dans le face à face, l’illusion ne se dissipe
pas. Elle repousse aussi ce qui peut éventuellement la contredire. Le simulacre prend pour objet
l’espace fictionnel : l’être est sinon annulé du moins détourné, d’un détournement dont il ne revient
pas, et avec lui l’intégrité de la pensée.

9 Françoise Collin, « La Peur, Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot », Emmanuel Levinas,


Cahiers de (...)
28La fiction met en place un dispositif qui soumet la pensée à la double épreuve de la peur et de la
fascination. C’est ce que dit Françoise Collin en mettant l’accent sur une différence essentielle qui
sépare Blanchot de Levinas : Levinas veut surmonter la peur et sortir d’une pensée menacée par la
peur ; Blanchot ne tient pas à la surmonter ni ne veut en réalité la dissiper. Sans doute la désire-t-il,
se laissant guider par l’attrait d’une pulsion de mort : avoir peur, éprouver l’effrayant, c’est aussi
connaître une « joie ravageante » qu’on n’échangerait contre rien. Désirer cette peur est une pure
folie qui se désire en tant que telle. « Cela fait peur, mais il ne faut pas avoir peur de la peur, et la
littérature assume cette peur9. » La fiction l’assume non pour s’en décharger ni pour s’en protéger,
mais au contraire pour la garantir et l’affermir, soulevant les questions qui la concernent : d’où
provient cette peur, pourquoi exerce-t-elle une telle fascination ? Est-ce par désir de l’indésirable,
est-ce la tentation d’une perversion ? C’est sans doute tout cela mais c’est aussi et surtout l’attrait
pour un trouble de la pensée.

29Face à l’idée que l’art est, avant tout autre chose, l’épreuve de la ressemblance, naît un principe
qui va retourner la proposition contre elle-même. Ce n’est pas exactement la ressemblance mais un
autre mouvement, plus spécifique, que réclame le discours sur la fiction, à savoir l’effet de
ressemblance. L’accent est mis sur la conséquence engendrée par la logique de l’effet dont on a
largement rendu compte. Parce qu’il porte la pensée à son trouble, l’effet est essentiel non pour
l’approche de la pensée blanchotienne en tant que telle mais pour décider du statut de la fiction. La
peur s’éprouve devant l’effet de ressemblance parce qu’en lui se reconnaît l’épreuve du
dissemblable. En poursuivant encore le déplacement, en détournant l’idée d’un privilège à accorder
à la ressemblance, on ira jusqu’à soutenir que la fiction s’acquitte à la fois de la représentation et de
la ressemblance ; elle passe par un renversement plus ambigu, marqué plus exemplairement par ce
qui se joue à travers la dissemblance. La dissemblance s’affirme comme élément de sollicitation du
fictionnel. Quitter la logique de la représentation aura permis dans un premier temps d’éveiller une
part de ressemblance pour reconnaître ensuite ce que la fiction nous révèle : elle nous écarte des
choses sans jamais en quitter l’idée ; on croit à une ressemblance mais ce que la fiction laisse
apparaître passe par une telle transformation qu’elle porte au plus loin une dernière inquiétude, nous
conduisant à définir la fiction comme altération essentielle, et la figure comme toujours déjà
porteuse du dissemblable.

30Il faut revenir sur l’un des passages majeurs de L’Espace littéraire, les deux versions de
l’imaginaire, texte reconnu pour fondateur de la pensée blanchotienne en ce qu’il marque une
approche paradoxale de l’image, qui n’a de présence que l’absence qui est la sienne. Le rapport à la
mort attire l’écriture de Blanchot vers une abstraction dont il ne revient pas. Pourtant ses textes de
fiction, éclairant à présent sa théorie, montrent exactement comment l’abstraction est repoussée en
son mouvement d’approche. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier qui suit de près la réflexion critique
de Blanchot soumet une proposition sur l’idée d’image : après avoir montré que « l’image n’est pas
seulement un facteur d’analogie », après avoir insisté sur le « détournement radical du principe
mimétique », au moment où on voudrait comprendre, en la suivant, que l’image marque l’abandon
de la représentation, voilà que le fondement de l’image se retourne et qu’intervient le paradoxe
constitutif d’une image qui s’oppose à la représentation sans cesser de s’y inscrire. Le battement est
opérant pour statuer sur l’image. On entend marquer un écart, en prenant le risque de se dégager
aussi d’un certain imaginaire, pour souligner l’ambiguïté d’une pensée sur la fiction, pour affirmer
une autre exigence, celle du simulacre qui reconsidère le dédoublement : entendons par simulacre
une double venue, où se résout l’impossibilité de l’autre, à savoir l’effacement simultané du référent
; il assure la conversion de l’image en une figure ultime, qui est déjà trace de figure, et qui détourne
tout effet de ressemblance pour rendre manifeste la face cachée d’une plus étonnante dissemblance.

31Le simulacre permet de penser le lieu et l’instant du dessaisissement de la figure. En définitive, le


simulacre présente l’oubli de la figure et la fiction soutient, en la seule présence de l’élément
figurai, le rapport conflictuel de la figure à l’oubli. La fiction de Maurice Blanchot nous aura
conduit plus loin que le seul détour du regard d’Orphée ; elle nous place devant une dissimulation
plus profonde qui relève du simulacre fictionnel. Ainsi surgit un manque au cœur du texte, un vide
qui se matérialise et se pose en contre-coup comme supplément, effaçant systématiquement ce qu’il
est censé remplacer. La fiction ouvre un accès sur une extériorité qui n’est jamais une présence
conquise parce que la figure est elle-même le point obscur de son propre évanouissement.

32La pensée de fiction, qui n’est pas la façon dont se pense la fiction mais la pensée inscrite en la
fiction, repose sur une conception originale en ce qu’elle se situe d’emblée à la limite du figuratif et
de l’abstraction. La figure n’est jamais présence de figure, elle n’est pas davantage l’absence de
figure, elle est son propre simulacre. Tel est ce qu’on entend proposer comme mode figurai, à
condition de l’identifier comme figure du rapport : la fiction n’œuvre ni pour figurer ni pour
présenter l’infigurable, mais pour indiquer une infigurabilité de la figure, alors que ne s’est pas
encore établie une véritable relation abstraite. Allant au plus loin de ce que propose la figure, la
fiction trouve le simulacre qui impose avec lui une reconversion de l’imaginaire par le
dessaisissement des images. Le simulacre est le lieu d’une conversion devenue possible :
l’arrachement à soi devient constitutif de l’étrangeté de soi. La figure, conduite à son effacement,
laisse d’elle une trace qui la renvoie à son oubli. L’écriture de fiction laisse apparaître le
mouvement qui la dérobe et donne lieu à la figure du simulacre. Traversée des figures, elle ne figure
rien. Ultime feinte, le simulacre rend la figure impossible mais se joue lui-même comme figure. Il
invente le détournement et le déplacement de la figure, oriente le mouvement fictionnel, de la
défaillance de la figuration à la levée de l’abstraction. Mais le mouvement ne va pas plus loin, il
s’arrête en ce lieu même de l’indécidabilité de la figure.

NOTES
1 La Folie du jour, op. cit., p. 38.

2 L’Écriture du désastre, op. cit., p. 186.

3 Jean Laude, Le Mur bleu, Mercure de France, Paris, 1965, p. 41.

4 Julia Kristeva, Soleil noir, Gallimard, Paris, 1990, p. 232.

5 Ibid., p. 103.

6 Le Pas au-delà, op. cit., p. 166.

7 Paul Valéry, Monsieur Teste, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, p. 72.

8 Marguerite Duras, Emily L., Minuit, Paris, 1987, p. 51.

9 Françoise Collin, « La Peur, Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot », Emmanuel Levinas,


Cahiers de l’Herne, 1991, p. 346.

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