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L’édito

Enfants du chômage

C
’est une scène et un chiffre qui devaient à
jamais marquer nos esprits. Ce matin d’hiver
1993, Marie-Hélène V., notre distinguée pro-
fesseur d’économie en classe de terminale à
Armentières (Nord), prend la peine d’inscrire au
tableau le dernier chiffre officiel du chômage, qui vient de fran-
chir la barre apocalyptique des trois millions. « 3024000 chô-
meurs, soit 10,6 % de la population active », énonce-t-elle gra-
vement. Sous les néons de la salle de classe, l’atmosphère est
passablement plombée. L’avenir nous semble à peu près aussi
bouché que le ciel du Nord à la fin février.
Le chômage, nous avons grandi avec lui. Un million lorsque
nous avons appris à lire. Deux millions à l’entrée au collège.
Trois millions à la veille des choix déterminants pour l’ave-
nir. La courbe s’affole. Les économistes en
perdent leur latin. Les majorités de gauche
Les jeunes ne comme de droite se fracassent contre une lame
sont plus prêts qui emporte tout sur son passage. Dans le Nord
à tout sacrifier industriel, les usines ferment à tour de bras. Les
pour obtenir centres-villes se dévitalisent. La fatalité s’installe.
le job de leurs Travailler? Une exception dans les anciens quar-
rêves. tiers ouvriers, meurtris par la désindustrialisa-
tion et l’assistanat généralisé. Nos parents, qui
ont connu le plein-emploi, placent tous leurs espoirs dans le
diplôme qui sauvera leurs rejetons de la bérézina. Les enfants
des classes moyennes enchaînent concours et examens la boule
au ventre, en espérant décrocher le Graal: un CDI, ou une place
au chaud dans l’Administration.
Trente ans après, pour la première fois, la boule au ventre
paraît changer de camp. Alors que le taux de chômage n’a
jamais été aussi bas depuis 1982 (lire l’enquête p. 18), c’est au
tour des recruteurs d’angoisser lors des entretiens d’embauche.
Nos enfants ne sont plus prêts à tout sacrifier comme nous
l’étions pour obtenir le job – ou le salaire – de leurs rêves. À nous,
les perpétuels angoissés du chômage, de leur proposer certes un
gagne-pain, un cadre plus harmonieux… Mais surtout: du sens!
C’est une bonne nouvelle que l’on n’attendait même plus, tant
PHOTO
COUVERTURE : le chômage de masse avait colonisé notre espace mental, barré Samuel Lieven
Directeur de la rédaction
notre horizon. Même si notre enquête le souligne: il reste tant
GETTY IMAGES/
ISTOCKPHOTO.
PHOTO ÉDITO : samuel.lieven@groupebayard.com
ERIC GARAULT. à faire pour transformer l’éclaircie en embellie durable. fff
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