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augustin
dans l’histoire

La prière des psaumes et la liturgie


des heures à l’école de saint Augustin

La voie d’un cœur à cœur avec Dieu

«J e vis, dans la main droite de celui qui siège sur


le trône, un livre écrit au-dedans et au-dehors,
scellé de sept sceaux […] Je me désolais de ce que nul ne fût
trouvé digne d’ouvrir le livre ni d’y jeter les yeux. Mais l’un des
anciens me dit : Ne pleure pas ! » (Ap 5, 1.4-5).
Comme le visionnaire de Patmos, beaucoup de
chrétiens ont les yeux fixés sur le livre des psaumes comme sur
un livre « scellé ». Ils peinent à comprendre ce qui est « écrit au-
dehors » et encore plus, à entendre ce qui est « écrit au-
dedans ». Pourtant, l’Eglise est attirée depuis très longtemps
par les « louanges » d’Israël. Les Pères de l’Eglise sont parmi
les premiers à avoir décelé en elles l’admirable partition du
« cantique nouveau » (Ap 5, 9) chanté par le Christ et son
Eglise. Saint Augustin est l’un de ces « anciens » qui
aujourd’hui peuvent nous conduire à « l’intelligence chrétienne
des psaumes, de façon à [nous] amener progressivement à
mieux savourer la prière de l’Eglise et à la pratiquer plus
largement » (Présentation Générale de la Liturgie des Heures
23). Pour lui, les psaumes tracent la voie d’un véritable cœur à
chœur avec Dieu.

Le Psautier, un livre scellé ?


Le premier des sept « sceaux » qui rendent le Psautier
difficile à lire est sans doute son ancienneté. Les psaumes sont
des textes écrits il y a plusieurs siècles, dont le vocabulaire, la

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poésie et la sagesse sont liés à une langue, une époque et une
culture qui nous sont éloignées et peu familières. Les « titres »
énigmatiques des psaumes en sont les témoins. Le second
« sceau » serait la traduction. Le Psautier est le livre biblique le
plus traduit et une multitude de versions existe, y compris dans
une même langue. Même si traduire n’est pas toujours trahir, la
distance entre l’écrit originel et le texte qui est sensé en être la
traduction peut être considérablement grande. Le troisième
« sceau » est la numérotation. Différente selon les versions, elle
entraîne la confusion. La numérotation de la Septante et de la
Vulgate, reprise par la plupart des traductions modernes dont
celle de la liturgie, ne correspond pas à celle de l’hébreu.
Certaines indiquent les deux, non sans semer le doute. Le
quatrième « sceau » peut être le langage poétique ainsi que la
diversité de styles et de tonalités. On passe d’un psaume à
l’autre, et parfois dans un même psaume, de la louange à la
supplication, des cris de désespoirs aux exclamations de joie, de
la révolte à l’action de grâce, d’une invitation sapientielle à
l’appel au combat. Le cinquième « sceau » est l’ambiguïté des
sujets. Il n’est pas simple de savoir qui parle dans les psaumes.
Le « je » se change souvent en « il » ou en « nous ». Le sixième
« sceau » est plus délicat. Il s’agit de la violence qui parcourt le
Psautier. Il n’est pas évident de percevoir la présence de Dieu
ni d’entendre sa Parole dans le déchaînement de la vengeance,
de la haine et de la guerre. Enfin, le septième « sceau » pose la
question de l’appropriation. Entrer dans la prière et les
sentiments d’autrui peut s’avérer périlleux et infructueux. La
louange de l’Eglise peut-elle se fondre dans celle d’Israël ?

« Je m’écriais car ce que je lisais au-dehors,


je le reconnaissais au-dedans » (Confessions IX, IV, 10)
Augustin entre dans « l’intelligence chrétienne des
psaumes » à l’intérieur de sa propre expérience. Intellegere
signifie « lire à l’intérieur ». Il découvre à travers ces cantiques
de l’Ecriture, inspirés par l’Esprit Saint et habités par le
Christ, que sa vie est elle-même habitée par le Christ et
« inspirée » par l’Esprit Saint. La libération du « fidèle » (Ps 4, 4
est comme le reflet de son histoire personnelle. Lorsqu’il
découvre que ce qu’il a vécu dans sa chair et dans son cœur est
inscrit dans la Parole de Dieu, alors c’est le mystère de sa vie
qui s’ouvre au cœur du mystère des Ecritures. Il saisit avec
émerveillement que son histoire, comme dans les psaumes, est
traversée et transfigurée par Dieu.

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« Je m’écriais car ce que je lisais au dehors, je le
reconnaissais au-dedans » (Confessions IX, IV, 10). Ce qui est
« écrit au-dehors », comme pour le livre scellé de l’Apocalypse,
est la lettre du Psautier. Ce qui est « écrit au-dedans » en est
comme l’impression dans le cœur et l’expression dans la vie.
Passer du « dehors » au « dedans », s’ouvrir intérieurement à la
Parole de Dieu et la laisser transformer sa vie, c’est le chemin
emprunté par Augustin. Chemin de son expérience personnelle
avec le Christ qui a chanté et prié les psaumes. Chemin de son
intelligence chrétienne des psaumes. C’est aussi le chemin qu’il
ouvre comme pasteur afin que les fidèles l’empruntent à leur
tour.

Le Christ total, la clé des psaumes


Le Psautier est le dialogue et l’union intime entre le
Christ et son corps qui est l’Eglise. La voix qui s’y fait entendre
n’est jamais le Christ seul ou la voix d’un homme seul mais la
voix du Christ total, c’est-à-dire du Christ tête uni aux
chrétiens qui sont les membres de son corps. « C’est le Christ
qui parle, c’est moi qui parle. Ne parle jamais sans lui, et il ne
dira rien sans toi » (En. in Ps. 85, 1). La polyphonie des
psaumes n’est pas une cacophonie mais une symphonie qui
donne à entendre l’unique voix d’un unique corps, « son corps
mystique ». Le génie d’Augustin est d’avoir entrevu dans
l’échange complexe des voix du Psautier l’échange mystérieux
des voix du Christ et de l’Eglise, l’union de Dieu et des hommes,
l’œuvre de la récapitulation et de rédemption. Ce sont les
versets les plus obscurs qui le mettent en lumière.
« Reconnaissons donc, et que nous parlons en lui, et qu’il parle
en nous. Quand il est question de Jésus Christ Notre Seigneur,
surtout quand il en est question d’une manière qui paraît
indigne de Dieu, ne craignons pas de l’y retrouver, pas plus qu’il
n’a craint de s’unir à nous. » (En. in Ps. 85, 1).
Les psaumes nous font entendre tantôt la voix de la
tête « in persona capitis », tantôt la voix des membres unis à la
tête « in persona corporis ». Les Psaumes nous révèlent ainsi le
mystère de l’Eglise. Mystère d’union avec le Christ fondé sur le
mystère de l’Incarnation, « une seule réalité complexe, faite
d’un double élément humain et divin. C’est pourquoi en vertu
d’une analogie qui n’est pas sans valeur, on la compare au
mystère du Verbe incarné » (Lumen Gentium 8). Le Pape
François utilise souvent l’expression de « la chair du Christ »
pour désigner l’Eglise.

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La liturgie des heures ou la « contemplation » du Christ
et de l’Eglise
Les commentaires de saint Augustin nous conduisent à
mieux goûter et à mieux pratiquer la prière des psaumes dans
la liturgie des heures. Elle nous immerge dans la contemplation
du mystère du Christ et de l’Eglise. « Contemplation », dans le
sens de ce qui est vu et de ce qui est vécu de l’intérieur. Tous les
documents de l’Eglise rappellent que la liturgie des heures est
avant tout la prière du Christ continuée dans la prière de
l’Eglise ou plutôt la prière de l’Eglise unie à sa tête. « La prière
de l’Eglise est en même temps « la prière du Christ que celui-ci,
avec son corps, présente au Père » (Sacrosantum Concilium 84).
« Il est donc nécessaire que, lorsque nous célébrons l’office, nous
« reconnaissions l’écho de nos voix dans le Christ et l’écho de la
1
Laudis voix du Christ en nous » (Laudis Canticum1 8).
Canticum est la
constitution Voilà pourquoi, elle est « l’office du Peuple de Dieu » et
apostolique par non pas seulement des clercs ! Elle n’est pas « une action
laquelle Paul VI a
promulgué en privée ; elle concerne tout le corps de l’Eglise, elle le manifeste
1970 la réforme et elle l’affecte tout entier » (SC 26 ; PGLH 20). Prier les
de l’office divin,
psaumes, dans la liturgie des heures, c’est entrer au cœur du
à la suite de
Vatican II. monde dans la vision haute, large, longue et profonde du
mystère de communion entre le Christ et l’Eglise. C’est entrer,
par le Christ total, dans le dessein total de Dieu.
« Chacun participe à cette prière, qui est la prière
propre d’un corps mystique, car en elle s’unissent les prières
qui expriment la voix de l’épouse bien aimée du Christ »
(Laudis Canticum 8). Le ministre ordonné qui préside l’office
représente alors le Christ-Epoux (« in persona Christi sponsi »)
tandis que les fidèles qui participent à l’office représentent
l’Eglise-Epouse (in persona Ecclesiae sponsae).

Entrer dans la louange de Dieu comme participation au


sacerdoce du Christ
Les psaumes sont pour Augustin la parole que Dieu
donne et que le Christ accomplit pour nous apprendre à prier et
à louer Dieu. Quand on prie les psaumes dans la liturgie des
heures, on est uni au Christ. On participe non seulement à sa
prière mais aussi à son œuvre de communion. « A ceux qu’il
s’unit intimement dans sa vie et dans sa mission, il accorde, en
outre, une part dans sa charge sacerdotale pour l’exercice du
culte spirituel en vue de la glorification de Dieu et du salut des

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hommes. […] En effet, toutes leurs activités, leurs prières et
leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale,
leurs labeurs quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, s’ils
sont vécus dans l’Esprit de Dieu, et même les épreuves de la
vie, pourvu qu’elles soient patiemment supportées, tout cela
devient «offrandes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus-
Christ» (1P 2,5) » (Lumen Gentium 34).
Célébrer la liturgie des heures et prier les psaumes ne
relèvent pas d’un pieux exercice de piété personnelle. C’est
s’unir à la voix du corps mystique du Christ qu’est l’Eglise,
entrer dans la louange perpétuelle de Dieu et participer au
sacerdoce du Christ. Ce sacerdoce se réalise pour chaque
baptisé dans la prière du cœur et à travers tous les actes de sa
vie. « Lingua tua ad horam laudat, vita tua semper laudet » (si
la louange n’est qu’un moment sur ta langue, elle doit être
continuellement dans ta vie, En. in Ps. 146, 1).

Liens de la Liturgie des heures avec l’Eucharistie


et la prière personnelle
L’office divin poursuit l’action de grâce dont la source et
le sommet sont dans l’Eucharistie. Entre la source et le
sommet, il y a l’office divin. « Puisque la vie du Christ dans son
corps mystique perfectionne et élève aussi la vie propre ou
personnelle de chaque fidèle, non seulement toute opposition
entre la prière de l’Eglise et la prière personnelle doit être
rejetée, mais les liens entre l’une et l’autre doivent être
affermis et développés », ainsi, « à chaque heure du jour et de la
nuit, toute la vie des fidèles constitue comme une leitourgia »
pour leur sanctification et celle du monde. (Laudis Canticum)
Les psaumes expriment la voix du cœur de l’homme,
tous ses sentiments et états d’âme. Chaque homme, de tout âge,
de toute condition, de toute époque et de tout lieu peut se
reconnaître dans le « je » des psaumes. Ce « je » vient combler le
fossé qui pourrait se dresser entre lui et le psaume. Il devient le
moyen efficace grâce auquel Dieu vient frapper à la porte du
cœur de l’homme de nos sociétés contemporaines, marquées par
un certain subjectivisme. A travers ce « je » humain, il y a
finalement le « jeu » divin de la recherche de l’homme par Dieu.
L’homme mêle sa voix à la voix de Dieu et s’ouvre en lui une
voie qui le conduit à Dieu. Le style court, simple, unifié,
poétique et imagé des psaumes peut rendre accessible la Parole
de Dieu et davantage l’intérioriser. Il suscite notre attention,

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pénètre notre cœur et s’inscrit plus facilement dans notre
mémoire. La force cachée des psaumes, dans le fond comme
dans la forme, est une force d’intériorisation de la Parole de
Dieu, d’une inhabitation et d’une transfiguration de toute
l’existence humaine par Dieu. Voilà pourquoi les moines ont été
les premiers à les avoir mis au cœur de leur prière et de leur
vie. La prière du chœur nous ramène toujours à la prière du
cœur.

La sanctification du temps
« Sanctifier la journée et toute l’activité humaine est
l’un des buts de la Liturgie des Heures ». Cette sanctification
est puisée dans l’union au corps du Christ. « Oserai-je bien
dire : parce que je suis saint ? demande Augustin, saint et me
sanctifiant. […] Que tout le corps de Jésus Christ, que cet
homme qui crie vers Dieu des extrémités de la terre, ose bien
dire avec son chef et sous son chef : « parce que je suis saint ».
Celui qui prie les psaumes entre non seulement dans la
méditation de l’histoire sainte du salut, mais à la lumière du
Christ et de l’Eglise, sa vie entre dans l’histoire sainte.

Le désir d’éternité
Les psaumes sont traversés par le désir de Dieu. Après
la Révélation du Christ, ce désir est toujours ardent. Grâce aux
psaumes priés dans le mystère du Christ total, il pousse le
cœur des membres du corps à être pleinement unis au Christ. Il
nous faut emprunter l’itinéraire des psaumes, pratiquer ses
chemins, mêler heure après heure nos voix, nos cœurs et nos
vies, « jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité
dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état
d’adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude » (Eph 4, 13).
Les psaumes, comme nos vies, restent inachevés puisque le
corps du Christ continue de se construire. (Cf. Eph 4, 16).

Un cœur à chœur avec Dieu


Avec saint Augustin, le livre des psaumes n’est plus un
livre « scellé ». Descellé par le Christ dans son corps qui est
l’Eglise, il ouvre la voie d’un cœur à chœur avec Dieu. Lorsqu’il
écoute, médite, prie et commente les psaumes, l’évêque
d’Hippone entend résonner en son cœur la voix du Christ unie
à sa propre voix. Il contemple à travers eux le mystère de

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l’Incarnation et entrevoit le mystère du Christ total, mystère de
l’union du Christ-tête avec les membres de son corps qui est
l’Eglise. Son expérience spirituelle du Christ « intérieur » le
conduit, comme pasteur de l’Eglise, à une « intelligence
chrétienne des psaumes » ouverte à tous.
Quand il prêche, il veut que tous ses fidèles, même les
plus humbles, entrent dans la louange des psaumes. Ses
commentaires sont une véritable catéchèse qui allume dans les
cœurs un « amour nouveau » des psaumes, comme le souhaitait
Paul VI, un amour du Christ et de l’Eglise. Or, aujourd’hui,
rares sont les prédications sur les psaumes… Elles
permettraient aux chrétiens de reconnaître en eux non
seulement la Parole de Dieu, mais aussi la réponse de leur
cœur et ainsi d’entrer dans un cœur à chœur avec Dieu. Peut
être que la liturgie des heures est cette grande catéchèse des
psaumes, puisque c’est l’échange, l’écho de voix entre l’époux et
l’épouse qui engendrent la louange.
Au fil de ses commentaires, Augustin édifie une école
dont il n’est pas le maître mais plutôt l’un des élèves. Cette
école est une « schola », au sens musical et liturgique du terme.
Le chœur des psaumes est l’Eglise, à la fois terrestre et céleste.
Le maître de chœur n’est autre que le Christ lui-même, le
maître du cœur de l’homme. Les psaumes deviennent une
partition dont le chant est une symphonie divine interprétée à
l’unisson par le cœur, la voix et la vie des hommes « Heureux
est l’homme » (Ps 1,1) qui prend le chemin des psaumes et qui
s’achemine de jour comme de nuit, dans la joie comme dans la
peine, dans le temps et pour l’éternité, à l’école du Christ dont
il est le maître pour « que tout être vivant chante louange au
Seigneur ! Alléluia ! » (Ps 150, 1).
Arnaud FRANC
Diacre du diocèse de Toulouse

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