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Revue Philosophique de Louvain

Accident, catégories et prédicables dans l'œuvre d'Aristote


Madeleine van Aubel

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van Aubel Madeleine. Accident, catégories et prédicables dans l'œuvre d'Aristote. In: Revue Philosophique de Louvain.
Troisième série, tome 61, n°71, 1963. pp. 361-401;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1963.5216

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_71_5216

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Accident, catégories et prédicables

dans l'oeuvre d'Aristote

La philosophie scolastique, lorsqu'elle définit la notion


d'accident, accorde à ce terme, c'est bien connu, une double
signification. Elle parle d'accident logique (ou prédicable) et d'accident
métaphysique (ou prédicamental).
Cette présentation, qui se réfère à deux théories bien distinctes
— la théorie métaphysique des Catégories ou genres suprêmes de
l'être, et celle des prédicables ou modes de la prédication —, se
réclame d'ordinaire directement de la philosophie de saint Thomas,
et indirectement de celle d'Aristote.
Or, lorsqu'on entreprend l'étude du sens qu'avait pour Aristote
le terme xô aujijkfÎTqxdç — traduit accidens par les scolastiques — ,
on est amené bien vite à se demander s'il est permis d'attribuer
à Aristote la distinction précise et explicite établie depuis des siècles
entre l'accident logique et l'accident ontologique.
Car, s'il est indiscutable que l'on trouve chez Aristote tous
les éléments qui ont permis la distinction aujourd'hui nettement
définie entre les deux théories dont nous parlons, il n'apparaît
cependant pas de façon aussi claire qu'elle soit déjà formellement
perçue par Aristote, que celui-ci ait déjà présenté comme tels un
accident logique et un accident métaphysique bien distincts l'un
de l'autre.
Face à cette constatation, nous nous sommes posé la question
qui constituera l'objet de cette étude : comment Aristote
comprenait-il l'accident ?
Cela nous force d'ailleurs à nous demander préalablement ce
que représentaient pour le Stagirite la théorie des prédicables et
celle des catégories, et à tenter ensuite de déterminer la place
qu'occupait la notion d'accident dans la pensée du philosophe.
362 Madeleine can Aubel

Présentation aristotélicienne
des prédicables et des catégories

A. Les prédicables.
La doctrine aristotélicienne des prédicables ne soulève pas de
gros problèmes d'interprétation. Nous nous trouvons en présence
d'une doctrine dont la signification et le contenu ne laissent aucun
doute : il est indiscutable qu'il s'agit d'une théorie proprement
logique (I>. C'est une évidence qui se dégage spontanément de la
présentation et des définitions des prédicables.
Ceux-ci représentent, en effet, les modes généraux suivant
lesquels, dans toute proposition, le prédicat peut être uni au sujet,
ou, pour le dire plus brièvement, la doctrine des prédicables
représente la classification des « relations logiques des concepts » {i).
Elle prend donc place dans la logique aristotélicienne et y étudie
les différents liens pouvant exister entre les termes du jugement.
C'est dans les Topiques qu 'Aristote énonce les différents modes
possibles d'attribution : a Toute proposition et tout problème
expriment ou un genre, ou un propre, ou un accident » {3). Deux
précisions apportées aussitôt nous permettent de constituer la liste
définitive : la différence est un rapport de même nature que le genre,
et doit donc être rangée avec lui (4) ; au sein du propre, au
contraire, il faut opérer une distinction : il y a le « propre » qui exprime
l'essence du sujet, et qu'Aristote appelle la définition, et le propre
véritable qui n'exprime pas la quiddité du sujet (5>. Au total donc
quatre prédicables : définition (Spoç), propre (fôiov), genre
et accident (au[Ji[3epY]%<5ç) <6).
Comment doit-on les définir ?

<*> S. MANSION, Le jugement d'existence chez Arittote, Louvain-Paris, 1946,


p. 48.
(*) E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Ent-
uHcklong dargestellt, Leipzig, 1889-1921, 4e éd., II, 2, p. 260, n. 1.
<•> Top. A 4. 101 b 17-18.
<*> Top. A 4, 101 b 18-19.
w Top. A 4, 101 b 19-23.
(•) Top. A 4, 101 b 23-25.
Accident, catégories et prédicabîes chez Aristote 363

La définition est a le discours qui exprime la quiddité du


sujet » <T).
Le propre est défini comme ce ce qui ne signifie pas la quiddité,
mais appartient pourtant à la chose seule et est convertible avec
elle » <8). Ainsi, c'est le propre d'un homme d'être susceptible
d'apprendre la grammaire.
Le genre est a ce qui est affirmé essentiellement de plusieurs
sujets qui diffèrent entre eux par l'espèce » (9), c'est-à-dire un
prédicat qui convient en réponse à la question « qu'est-ce que —
xi èaxi ; — le sujet ? ». Ainsi le prédicat « animal » répond à la
question « qu'est-ce qu'un homme ? » <10>.
Et enfin vient la définition de l'accident : « ce qui peut
appartenir à une seule et même chose, et aussi ne pas lui appartenir » (11>.
En d'autres termes, l'accident se présente ici comme le prédicat
non essentiel et non nécessaire ; l'exemple le plus fréquent chez
Aristote en est le fait pour un homme d'être blanc.
Remarquons aussitôt que l'accident logique, tel qu'il se
présente dans les Topiques, n'est pas l'accident pris dans son sens
le plus large. Il existe en effet un prédicat qu 'Aristote nomme
tantôt aujj.[3s[3r]%<5c, tantôt avec plus de précision au[i(3e(3ir]xèç xafr'aûxd
et qui « appartient au sujet par soi, mais sans se trouver dans sa
substance ; ainsi, par exemple, le fait pour un triangle d'avoir ses
angles égaux à deux droits » (12>. Il s'agit dans ce dernier cas d'un
attribut non essentiel mais nécessaire <ia>.

Si, après ce rapide examen des prédicabîes, nous les


comparons à la liste traditionnelle présentée par Porphyre et reprise
après lui dans toute la philosophie scolastique, nous constaterons
qu'il n'y a aucune différence dans les noms et les définitions des

c> Top. A 5, 101 b 39.


w Top. A 5, 102 a 18-19.
« Top. A 5, 102 a 31-32.
("> Top. A 5, 102 a 32-35.
<"> Top. A 5, 102 b 6-7.
(») Mètaph. A 30, 1025 a 30-32.
(") Notons une certaine imprécision dans le passage des Topiques étudié:
si la première définition de l'accident (note 11) exclut le au|lj3e[3T;%èç xafr'aôld,
la dernière définition qu'en donne Aristote dans l'exposé des prédicables ne
l'exclut pas, puisque le auji^£pY]xdç y représente seulement le prédicat non
convertible et non essentiel (Top. A 8, 103 b 13-17).
364 Madeleine van Aubel

prédicables : ce sont bien : « genre, différence, espèce, propre et


accident » (14>. Ici donc, la tradition est entièrement fidèle à la
philosophie d'Aristote, dont elle se réclame.
>
B. Les catégories.
La question des catégories est loin d'être aussi claire que celle
des prédicables. 11 faut avant tout remarquer qu'on ne peut parler
de « catégories », sans plus spécifier, comme on peut parler de
« prédicables ». Car la confusion est possible et malheureusement
peut-être trop fréquente, entre le Traité des Catégories, attribué
par la tradition à Aristote, et la doctrine des catégories.
Or la distinction est importante à faire, pour deux raisons au
moins : la première est que l'authenticité du Traité des Catégories
est un problème soulevé depuis bien longtemps, mais qui n'est
point résolu encore, malgré les nombreuses études publiées à ce
sujet. La seconde raison, et la plus importante, est qu'il apparaît
dangereux d'identifier a priori ce qu'on appelle « catégories » dans
le traité qui porte ce nom et la doctrine des catégories telle qu'elle
apparaît en maints endroits de l'œuvre qu'on peut avec certitude
attribuer à Aristote.
Dès lors, il nous paraît indispensable, dans une étude des
catégories aristotéliciennes, de partir de données dont l'authenticité
n'est pas contestée, et de comparer ensuite les résultats obtenus
avec la théorie qui fait l'objet du Traité des Catégories pour voir
s'il est possible d'en dégager des caractères communs.
Dans l'étude des catégories aristotéliciennes, une question
retiendra surtout notre attention : comment Aristote a-t-il procédé
pour établir cette distinction, au sein de l'être, entre diverses
« catégories », entre divers genres suprêmes d'êtres ? Quelles
réflexions l'ont guidé dans l'élaboration de cette théorie ? Sous quel
angle a-t-il envisagé le problème ?
Mais, comme le statut des catégories secondaires, que nous
voudrions ici déterminer, ne peut se définir — on le verra — que
négativement, c'est-à-dire par référence au type principal d'être
que représente la première catégorie, ou substance, nous suivrons
pour cette partie l'étude de MUe S. Mansion sur : La première

<"> PORPHYRE, Itagoge «t in Arittotelia Catégorie» eommentariu», Berlin,


1891. 1. 3-5.
Accident, catégorie* et prédicables chez Arhtote 365

doctrine de la substance : la substance selon Aristote (M\ et nous


définirons, parallèlement à la substance, les catégories secondaires,
telles qu'Aristote nous les propose.

« L'être se prend en de multiples acceptions, mais par rapport


à un seul terme et à une nature unique, et non par homonymie » (16>.
Voilà une des grandes découvertes d'Aristote, une découverte qui
va apporter un élément essentiel de solution au problème, devenu
traditionnel dans la pensée grecque de son temps, de l'antinomie
de l'un et du multiple. Beaucoup de choses, en effet, explique-t-il,
méritent le nom d'« êtres », en des sens différents, mais toujours
par référence à un seul principe : la substance (17). C'est donc dans
leurs relations avec Yobota, être premier et fondamental, que
s'unifient en quelque sorte toutes les significations du terme « être ».
Mais comment Aristote s'y prend-il pour déterminer ces
différentes significations de l'être ?
Il distingue à plusieurs reprises dans la Métaphysique quatre
acceptions de l'être (18), dont la plus importante est sans conteste
xb 8v y.a&'a.bx6 — l'être par soi — appelé aussi xà 8v xaxà xà
ax^ara x% xaxrjYopfaç, et c'est sous ce titre que vont se ranger
les différents genres d'êtres par soi, c'est-à-dire les catégories.
Voici en effet comment Aristote expose ce qu'il entend par
soi*
l'être en soi : « II y a exactement autant d'êtres appelés 'par
qu'il y a de sens des formes de Y attribution, car autant il y a de
formes de l'attribution, autant il y a de sens de l'être. Puisque
donc, parmi les prédicats, les uns signifient ce qu'est la chose,
d'autres qu'elle a une certaine qualité, d'autres qu'elle a une
certaine quantité, d'autres sa relation avec quelque chose, d'autres
une action ou une passion, d'autres où est la chose, d'autres enfin
quand elle est, 'être' signifie la même chose que chacun de ces
prédicats » (lt).
Ce texte mérite qu'on s'y arrête quelque peu. Car on a trop

<"> Article para dans la Reoxxe philoêophiqa* ê» Lentoain, 1946 (44), pp. 349-
369.
<"> Métaph. T 2, 1003 a 33-34.
<"> Métaph. T2, 1003 a 31 -b 19.
("> Métaph. E 2, 1026 a 33 - b 2; 6 10. débat.
<"> Métaph. À 7. 1017 a 22-27.
366 Madeleine van Aubel

vite dit, en règle générale, que les catégories aristotéliciennes


représentent la théorie métaphysique de la subdivision de l'être en dix
genres. Il faut aussi se demander comment Aristote est arrivé à
cette théorie métaphysique.
Le texte que nous venons de citer nous l'apprend : s
'interrogeant sur les sens que peut prendre le terme « être », il place
ce terme dans son contexte le plus normal, celui de l'attribution,
plus exactement dans une série de propositions dont les prédicats
sont différents. Dans chacune de ces propositions, il constate que
le lien entre le prédicat et le sujet est différent, et que le verbe
« être » prend un sens différent.
Classant alors tous les prédicats possibles d'un sujet sous un
nombre limité de titres, Aristote aboutit à la classification de ce
qu'on appelle les catégories (20), qui sont donc au départ les sens
les plus généraux que peuvent prendre les prédicats d'une chose.
Cette interprétation semble d'ailleurs confirmée par l'examen
des dénominations mêmes dont Aristote couvre la répartition de
l'être en divers genres. Ces noms sont : al ■x.a.'zrflopta.i, xà
x% xaxTJYopfaç, xà ax^^axa xfi>v xaxirjYopi&v, xà y^vy] xûv
xà xaxYjYopoajisva et xà xaxYJYop^jiaxa (ai).
Le rapport évident de toutes ces appellations avec le verbe
îtaxYJYopsTv qui, dans le vocabulaire logique d'Aristote, a toujours
le sens de « attribuer » un prédicat à un sujet, nous porte lui aussi
à affirmer qu'il devait exister dans la pensée d'Aristote un rapport
entre les formes possibles de l'attribution et la répartition de l'être
en catégories, même si, dans la suite, le terme Y-ax^oplce. a perdu
son sens premier de « attribut », pour prendre celui plus précis
de « catégorie de l'être ».

• • ♦

Quand on aborde les textes relatifs à la subdivision de l'être


en catégories, il apparaît aussitôt que le philosophe établit, au sein
des catégories, une distinction très nette : il y a, d'une part, la

P*' Notons, sans vouloir y insister, que la liste des predicaments cités par
Aristote varie très fort d'un texte à l'autre. La liste la plus complète, qu'on ne
trouve que dans quelques textes fort rares {Top. A 9, 103 b 21-23 et Cat. 4,
1 b 25-27), comporte dix catégories. C'est cette Iiete qui est devenue
traditionnelle.
<"> Voir H. BONÎTZ, Index Aristotelicn», au mot
Accident, catégories et prédicables chez Aristote 367

première catégorie, la substance, l'être primitif et absolu, objet


propre de la philosophie, et, d'autre part, le groupe formé par
les catégories autres que la substance, auxquelles Aristote ne donne
en général aucune dénomination précise et aucune définition
positive.

Nous devons donc, pour comprendre la valeur exacte des


catégories secondaires, partir des définitions de la substance, que nous
trouverons principalement dans la Métaphysique, dans la Physique
et dans les Seconds Analytiques.
C'est dans la Métaphysique que nous trouvons les principaux
sens qu'Aristote accorde à la substance ; il en retient quatre : la
substance est sujet dernier (ÔTtoxeÉjievov), et quiddité (xi ty elvai),
être déterminé (x<55e xi) et être separable (xwptaxdv) (aa>.
Une question se pose en face de ces différentes
caractéristiques de la substance : sommes-nous là en présence de deux
groupes de définitions dont chacun est considéré par Aristote comme
suffisant à déterminer complètement le concept de substance, et
seraient-ils donc les indices d'une éventuelle évolution de la pensée
d'Aristote à ce sujet ? Ou bien s'agit-il de deux groupes de
caractéristiques définissant deux réalités différentes, mais répondant toutes
deux au nom de obaia. ? Ou bien encore, toutes les notes relevées
par le philosophe sont-elles nécessaires à caractériser la substance,
n'étant que des façons diverses de faire entendre une même
caractéristique fondamentale ?
C'est cette dernière opinion qu'il nous faut adopter, si Ton
en croit un texte du livre Z de la Métaphysique (2S). Aristote s'y
pose la question suivante : la matière première, qui semble bien
être sujet dernier d'attribution, est-elle substance ? Et il répond
négativement, car, dit-il, deux caractéristiques primordiales de la
substance font défaut à la matière première : cet ônoxe^evov n'est
ni déterminé (x<55e xû ni séparé (xwpiaxdv) (a4>.
On voit donc qu'il s'agit d'un ensemble de caractéristiques

<"> Métaph. Z 3. 1028 b 33-36; A 8, 1017 b 23-26; Z 13 et 14, où Aristote


démontre que les caractères c universel » et « genre >, qu'on applique quelquefois
à la substance, ne peuvent convenir pour la définir.
<") Mêtaph. Z 3, 1029 a 7-30.
<"> Mètaph. Z 3. 1029 a 26-28. *
368 Madeleine van Aubel j
\
qui doivent se trouver toutes présentes dans un être pour que

,
celui-ci mérite le nom de substance (25).

La première signification de la substance que nous examinerons


est celle d'57Eoxef]xevov ou sujet ; en effet, « c'est lui qu'il faut
avant tout définir, dit Aristote, car il semble que c'est surtout le
sujet premier qui est substance » (ae).
Que signifie cette expression « sujet premier », plus d'une fois
utilisée par Aristote pour définir la substance (37> ? « Le sujet est
ce dont le reste est affirmé, mais qui n'est plus lui-même affirmé
d'un autre sujet » (28>.
Par opposition, les catégories secondaires vont tout
naturellement se définir : « ce qui se dit d'un sujet autre que soi », sujet
qui sera, tout aussi naturellement, la substance. Ces catégories
secondaires, Aristote les désigne en général d'un terme vague,
tel que xà à"XXa, ou tz&vxo. (M). Quelquefois cependant, « ce qui se
dit d'un autre sujet porte un nom plus précis : xô au{ij3î|3ir)x<îç.
Ainsi, dans les Seconds Analytiques, nous trouvons cette définition
très précise, que nous reprendrons plus loin : « les prédicats qui
ne signifient pas une substance, mais sont affirmés d'un sujet,
lequel n'est pas essentiellement le prédicat, ni une espèce du
prédicat, sont des accidents » (80).
Voilà donc un premier couple de définitions : la substance est
ce qui ne se dit d'aucun sujet ; les catégories secondaires et
l'accident sont ce qui se dit d'un sujet.
Cela équivaut-il à dire que, dans un jugement, la substance
occupera toujours la place de sujet, et les catégories secondaires
celles de prédicats ?
Pour ce qui est de la substance, si l'on se rappelle ce qui «

(**> Pour l'étude de tout ce passage, voir S. MANSION, La première doctrine


de la substance..., pp. 359-360.
<") Métaph. Z 3. 1028 b 37 - 1029 a 2.
<"> Métaph., A 8, 1017 b 13-14; Z 13, 1038 b 15; Phy: T 5, 204 a 23-24:
... efotep oôofa xô auetpov, xcd jv?) xaft' ôrcoxeipivou.
w Métaph. Z 3, 1028 b 36-37: Tô 8'Ô7roxe£|ievdv êaxt xaftfo5 xà à"XXa
Xéysxat, èyeîvo 8è aôxô jiyjxéxt, xax' àXXou. Voir aussi A 8, 1017 b 23-24.
«"> Par exemple, Phys. A 2, 185 a 29-32; Métaph. Z 3, 1028 b 36.
<••> An. Post. A 22, 83 a 25-28: ôaa 8è jrf] oùatxv orj|iafvei, àXXà xax'
5XXou ÔTioxetjiévou Xèyexai, 8 ji/îj èaxt. ji/if)xe Sizep èxeîvo |i.ifjxe Srcep
èxelvd xt, ai>iipe(fr)xrfxa. Voir aussi 83 b 1 1-12, 83 b 20-22.
Accident, catégories et prédicables chez Aristote 369

été dit de l'origine logique des catégories, on se souvient que,


parmi les prédicats possibles d'un sujet, figurait en première place
2a substance ; celle-ci peut donc certainement être prédicat d'une
proposition, mais uniquement à condition d'exprimer le xi è<xu
du sujet, c'est-à-dire son essence, totale ou partielle. « Les
prédicats signifiant une substance signifient essentiellement le sujet ou
ce dont le sujet est une espèce » (31).
On comprend, en effet, aisément qu'un terme tel que
« homme », qui désigne en lui-même un être déterminé, capable
de subsister par lui-même, ne s'affirmant de rien, un Ouoxecjievov,
lorsqu'il occupe la place de prédicat dans une proposition,
s'affirmera d'un sujet qui ne peut être que lui-même ou une de ses
espèces.

Les catégories secondaires, au contraire, dans l'esprit d


'Aristote, ne sont que des déterminations d'un être et ne méritent le
nom d'« êtres » que par référence à l'être véritable, ou substance,
qu'elles déterminent à divers points de vue ; c'est en ce sens
qu 'Aristote dit : « le ' marchant ', c'est en étant quelque chose
d'autre qu'il est 'marchant' » <8a>. En effet, il y a toujours
quelqu'un — homme, animal ou être quelconque — , qui marche. Dès
lors, ces catégories secondaires, du fait même de leur nature,
renvoient toujours à la substance comme à leur substrat.
Cependant, on peut imaginer des propositions dans lesquelles
une catégorie secondaire soit sujet. Aristote étudie ce cas : « Lorsque
je dis ' le blanc est du bois ', je veux dire que ce à quoi il
appartient accidentellement d'être blanc est du bois, mais non que le
substrat du bois est le blanc, car ce n'est pas comme étant blanc,
ou quelque chose d'essentiellement blanc qu'une chose est devenue
du bois, si bien que le blanc n'est pas du bois, sinon par
accident » (3S> Et un autre cas : «... lorsque je dis que le musicien
est blanc ; car je veux dire alors que l'homme, à qui il appartient
accidentellement d'être musicien, est blanc » "*'.
Ces types de propositions, Aristote les oppose à la prédication
proprement dite, c'est-à-dire celle où le sujet, étant substance, est

P»> An. Port. A 22. 83 a 24-25.


<") An. Post. A 4, 73 b 6-7.
<M> An. Post. A 22, 83 a 4-9.
<"> An. Po*. A 22, 83 a 10-12.
370 - . ' Madeleine van Aubel

réellement le substrat naturel de ses attributs, celle où le sujet est


déterminé par ses attributs, sans être autre chose que lui-même.
Dans les propositions dont nous venons de donner deux
exemples, et qu'Aristote appelle « prédications par accident », le
terme qui est formellement sujet n'est pas réellement sujet, puis-
qu'en vertu même de sa nature il renvoie automatiquement à autre
chose que lui.
En effet, il ne faut pas se méprendre sur le sens que revêt
l'expression xè Xeuxdv dans le texte cité un peu plus haut. Deux
traductions seraient a priori possibles : « le blanc » dans le sens
de a la blancheur », mais aussi « la chose blanche ». Cette
ambiguïté provient de l'emploi du neutre. D'autres cas, tout à fait
parallèles cependant, sont beaucoup plus clairs : lorsqu 'Aristote,
dans son second exemple de prédication par accident, dit à {louatxdç,
chacun comprend aisément qu'il s'agit de Y homme musicien. Or
aucun de ces deux exemples proposés comme sujets de
propositions ne peut occuper cette place de façon valable, aux yeux
d'Aristote, et la raison en est identique dans les deux cas : ce
n'est en réalité ni blanc ni musicien qui sont sujets, mais bien ce
(xd) qui est blanc et l'homme (ô) qui est musicien. Le
parallélisme total de ces deux expressions prouve de façon suffisante,
nous semble-t-il, que l'expression a pour Aristote le sens bien
concret de « la chose blanche ».
Mais, du fait même, la prédication par accident doit se
ramener à une prédication proprement dite, et Aristote l'a bien vu.
Faut-il dès lors croire, avec Sir W. D. Ross, qu'Aristote a
été « abusé par l'ambiguïté de l'adjectif neutre avec x<5 » (88) ? Nous
ne le croyons pas. Nous croyons plutôt qu'Aristote, pour prévenir
les erreurs de raisonnement, pose les conditions dans lesquelles un
jugement sera une base sûre de démonstration : il faut que le sujet
soit le substrat réel — et rien que le substrat — des attributs.
En effet, dit-il, si l'on se trouve devant un morceau de bois,
et que celui-ci est blanc, ou en face d'un homme, qui est musicien
et qui est blanc, il y a deux façons d'exprimer ce qu'on voit. L'une
d'elles est la prédication au sens propre et consiste à dire « le
morceau de bois est blanc » ou « l'homme est musicien » ; cette
façon de s'exprimer trouve sa pleine justification dans l'ordre onto-

<**> Aristotle's Metaphysics. A revised text with introduction and


commentary by W. D. Ross, Oxford, 1924, p. xcu, n. 3.
Accident, catégorie* et prédicables chez Ariatote 371

logique, on l'a vu. L'autre façon, qui consiste à dire « la chose


blanche est du bois » ou « le musicien est blanc », n'est qu'une
façon impropre de s'exprimer. Le refus de ce genre de prédication
trouve lui aussi son explication dans les considérations ontologiques
sur la substance et sur les catégories secondaires, représentant
respectivement le sujet dernier et « ce qui se dit d'un sujet autre
que soi ».

Mais si la substance se caractérise avant tout comme ôitoxefjievov


ou sujet dernier, Aristote la désigne aussi par l'expression x<58e xt.
Cette locution, difficile à traduire, l'a longtemps été par «
individu » <36). Mais, à la suite d'A. Smith, plusieurs auteurs,
réétudiant l'expression dans les principaux textes de la Métaphysique,
concluent que x<55e xt met l'accent sur le caractère de fini en soi,
d 'autosuffisant, de subsistant par soi, de la substance <37>. Cela
par opposition au xotdvSe, au xoadvSs, etc., qui, loin d'être
subsistants, ne sont que des déterminations d'autre chose, d'une
substance.
Pour n'en citer qu'un exemple, relevons ce texte du De Anima
dans lequel Aristote, voulant établir à quelle catégorie appartient
l'âme, précise : « J'entends : étudier si elle est quelque chose de
déterminé et une substance, ou si elle est une qualité, ou une
quantité, ou encore quelque autre parmi les catégories qui ont été
distinguées » (88).
Cette notion de xdSe u éclaire donc la différence qu'il y a
entre un être (xt) qui est « telle chose » et les déterminations
(xotdvSe, xoadvSe) qui affectent un être différent d'elles-mêmes, et
qui est leur ôuoxe^evov, qui est une substance.

(**) Ceux qui ont opté pour cette interprétation traduisent littéralement c ce
quelque chose >. Mais on peut noter qu'on attendrait plutôt dans ce cas xd§S
TÔ Xt. Il semble qu'il faille comprendre < un ceci >, c quelque chose qui eat
ceci », comme on dirait ^vfrpwrcdç XtÇ. A ce propos, voir W. D. Ross, Aristotle's
Metaphysics, I, pp. 247-248.
<iT> A. Smith, Td8e Xt in Aristotle, dans The Classical Review, 1921 (35).
p. 19; D. R. COUSIN, Aristotle's Doctrine of Substance, dans Mind, 1933, p. 332;
A. De Vos, Het « Eidos » als « Eerste Substantie » in de Metaphysioa oan Ans-
toteles, dans Tijdschrift ooor Philosophie, 1942 (4), p. 60.
<"> De A n. A 1, 402 a 23-25. Voir aussi Mitaph. Z 4. 1030 a 18-20; Z 13.
1039 a 1-2; De Gen. et Corr. A 3. 319 a 12.
372 ' - Madeleine van Aubel

La détermination de la substance comme t<58e ti est d'ailleurs


très proche aussi du troisième sens de la substance chez Aristote :
celui d'être separable ou x^ptaxdv (89).
Il est assez évident, en effet, que la substance, qui ne se dit
d'aucun sujet autre qu'elle-même, peut subsister seule, de façon
autonome.
Les catégories secondaires, au contraire, qui ne sont par elles-
mêmes que des déterminations d'un sujet, ne pourront en aucun
cas subsister sans ce sujet qu'elles ont pour nature de déterminer ;
elles en sont inséparables (40>.

Reste enfin la notion, plus complexe, de xi 7)V elvat, ou quid-


dité, qui sert en plusieurs endroits de l'œuvre d'Aristote, à définir
la substance (41> et à laquelle le philosophe consacre trois chapitres
entiers du livre Z de la Métaphysique.
« La quiddité, dit-il, est ce que chaque être est dit être par
soi. Ainsi, par exemple, ta quiddité n'est pas d'être musicien, car
ce n'est pas par toi que tu es musicien. Ta quiddité est donc ce
que tu es par toi » (42>. Cela semble clair : la quiddité d'un être
est ce qu'il est par soi, et les déterminations accidentelles de cet
être ne font pas partie de sa quiddité. Celle-ci est donc très proche
de l'essence.
Mais pourquoi Aristote définit-il la substance comme une
quiddité ? Cette caractéristique appartient-elle exclusivement à la
substance et est-elle à elle seule susceptible de distinguer la substance
des êtres non substantiels ?
Aristote s'est posé la question, et après en avoir longuement
discuté, il répond : « L'essence signifie en un sens la substance et
quelque chose de déterminé, en un autre chacune des catégories :
quantité, qualité, et toutes les autres de cette sorte. En effet, de
même que l'être appartient à tous, mais non de la même façon —
à l'une de façon première, aux autres de façon dérivée — , ainsi
l'essence aussi appartient à la substance de façon absolue, de
quelque façon seulement aux autres. Et, de fait, on pourrait de-

<"> Mitaph. A 8, 1017 b 24-25; A 5. 1070 b 36- 1071 a 1.


<«> Phy*. A 2, 185 a 31-32; De Gen. et Corr. A 3, 317 b 10-11; Métaph.
A 1, 1069 a 24.
("> Par exemple Métaph. Z 3, 1028 b 34; Z 13. 1038 b 3.
<«> Métaph. ZA, 1029 b 13-16.
Accident, catégories et prédicables chez Aristote 373

mander ce qu'est la qualité, si bien que la qualité aussi fait partie


des essences, mais non au sens propre » (43). En bref, on peut parler
de quiddité de tous les êtres, mais non au même titre ; seule la
substance la mérite au sens propre.
En quoi consiste la différence ? Selon Aristote, c'est dans le
rapport entre l'être de chaque chose et sa quiddité qu'il faut la
rechercher. « Y a-t-il identité ou non entre la quiddité et chaque
être, voilà ce qu'il faut étudier » (44).
Si l'on considère de ce point de vue les « êtres par soi » ou
substances, « il ressort que chaque être lui-même et sa quiddité
sont une seule et même chose, et ce non par accident » <48). Il est,
en effet, évident qu'il y a identité entre un homme et ce qu'un
homme est dit être par soi.
Pour ce qui est des « êtres par accident », il n'en va pas de
même. Et cela est dû au fait que, lorsqu'on dit « le musicien »
ou « le blanc », on signifie en réalité deux choses : l'être auquel
ces propriétés appartiennent et les propriétés elles-mêmes, si bien
qu'en un sens il y a identité de la quiddité et de l'être, en un autre
sens non <46).
Car la substance est <ce qui est, le sujet qui est> la
détermination accidentelle. Ainsi, l'être du blanc sera, par exemple,
l'homme. En effet, nous avons déjà eu l'occasion de montrer que
les catégories secondaires, pour Aristote, n'existent que par
référence à une substance. C'est d'ailleurs ce qui explique que l'on
trouve indifféremment comme exemples d'êtres par accident à Xeoxôç
àvfrpWTTo; (47) et xà Xeuxdv (48>. Dans l'esprit d'Aristote, il s'agit en
effet dans les deux cas d'un être substantiel affecté d'une qualité.
Ceci vu, il est clair que « la quiddité du blanc n'est pas identique
à l'homme ou à l'homme blanc, mais identique à la qualité de
blanc » (49).
Voilà donc brièvement établie la raison pour laquelle Aristote
s'estime autorisé à caractériser la substance comme quiddité. Cela
termine aussi l'examen sommaire des caractéristiques de la sub-

W Métaph. Z 4, 1030 a 18-25.


(**) Métaph. Z 6, 1031 a 15-16.
("> Métaph. Z 6, 1031 b 18-20.
<*•> Métaph. Z 6, 1031 b 22-26.
<"> Métaph. Z 6, 1031 a 20 m.
("> Métaph. Z 6, 1031 b 23 m.
(*•) Métaph. Z 6, 1031 b 27-28. • • '
374 Madeleine van Aubel

stance et des catégories secondaires, étudiées dans l'ensemble de


l'œuvre du Stagirite.
La substance se présente donc comme quelque chose à quoi
tout se réfère comme à son substrat et qui ne se réfère plus à rien
d'autre, comme ce qui est déterminé, autosuffisant, séparé et
identique à sa quiddité.
Par opposition, les catégories secondaires ont besoin, pour être,
d'une substance qui les supporte, elles ne représentent pas par
elles-mêmes un être déterminé ou autosuffisant, elles sont
inséparables de leur substrat substantiel et leur être n'est pas identique
à leur quiddité.

• ♦ ♦

II nous faut maintenant envisager les catégories telles que les


présente l'auteur du Traité des Catégories, et comparer les
résultats de cet examen avec ceux de l'étude des catégories dans
l'ensemble de l'œuvre d'Aristote. Nous pourrons alors établir s'il existe
ou non dans le Corpus Aristotelicum une théorie unique des
catégories.

Une première différence est des plus importantes. Dans la


Métaphysique, nous avons vu que l'ensemble des catégories était
identifié par Aristote à « l'être selon les figures de la prédication ».
Nous avons cru pouvoir affirmer qu'il y avait un rapport certain
entre la répartition des différentes « catégories » et les sortes de
jugements.
Dans le traité des Catégories au contraire, l'auteur présente les
catégories comme « des expressions en dehors de toute liaison » (50).
Et il explique que « les expressions selon une liaison » sont, par
exemple, a un homme court », « un homme est vainqueur » ; les
expressions sans liaison, par exemple, « homme », « bœuf »,
« court », « est vainqueur » (sl>. Les catégories sont donc ici des
termes isolés, indépendants de tout lien d'attribution, des concepts
purs, indépendants du jugement. Les termes mêmes qui, dans
l'ensemble de l'œuvre d'Aristote, trahissaient le rapport entre la
division en catégories et les sortes de jugements, sont absents ici.

<M> Cat. 4, 1 b 25.


<"> Cat. 2. I • 17-19.
Accident, catégories et prédicables chez Âristote 375

Même le terme xavriyopla. ne s'y trouve que deux fois, avec le


sens bien précis de « catégorie » de l'être (S2).
Mais il y a plus. Comment l'auteur du traité définit-il les
différentes catégories ? Voici la façon dont il présente la substance :
« On appelle substance au sens le plus fondamental, premier et
principal, celle qui n'est ni affirmée d'un sujet ni dans un sujet.
Par exemple, tel homme, ou tel cheval. Et on appelle substances
secondes les espèces dans lesquelles se trouvent les substances au
sens premier, et aussi les genres de ces espèces ; par exemple,
tel homme se trouve dans l'espèce 'l'homme' et le genre de cette
espèce est 'l'animal*. On appelle donc secondes ces substances,
par exemple, l'homme et l'animal m (53).
Substance première, substance seconde, voilà une distinction
que nous n'avons pas rencontrée dans notre première étude des
catégories <54).
Quant à ce qui vaut à de tels êtres le nom de « substances »,
c'est le fait de « ne pas être dans un sujet », xà (iy) èv ÔTcoxeijiivq)
elvai (s8). Ici encore, la substance reçoit une définition qui ne figure
pas parmi celles que retient Aristote dans la Métaphysique. Nulle
part nous n'avons rencontré cette expression dans les textes
importants que nous avons étudiés. Que signifie-t-elle ? L'auteur du Traité
des Catégories nous apprend qu'il appelle « dans un sujet » « ce
qui, tout en ne se trouvant pas dans un être à la manière d'une
partie, ne peut exister séparé de ce dans quoi il se trouve » (58).
C'est sur cette caractéristique que se bâtit dans le Traité des
Catégories la répartition entre les différents êtres. On y distingue,
en effet, quatre sortes d'êtres :

(") Cat. 8, 10 b 19, 21.


<">Grf. 5,2 a 11-19.
<M) L'expression c substance première» se trouve en Métaph. A 9, 991 b 13;
Z 13, 1038 b 10; Z 16. 1040 b 24; M 5, 1079 b 17. Maie le sens de l'expression
y est tout différent. — « Dans la Métaphysique, la TtpWTY] oàoia est l'essence
propre des êtres. Elle coïncide exactement avec la forme. La TTpWTY] OÙoltX
ou cause formelle s'oppose à l'être proprement dit ou essence composée de la
forme et de la matière. C'est justement le contraire dans le Traité (des
Catégories); la TCpWTYj ovaioc, ce sont les individus; elle s'oppose aux genres et aux
espèces, SsUTSpat 0\)oi(Xl qui, dans la Métaphysique, sont au contraire des
formes ou TtpWTat OÔaîa1 », H. DuprÉEL, Aristote et le Traité de» Catégorie*.
dans Archio fur Ceschichte der Philosophie, 1909 (22), p. 247.
<"> Cat. 5. 3 a 7-8.
<"> Cot. 2, 1 a 24-25.
376 Madeleine van Aubel

I* ceux qui se disent d'un sujet, mais ne sont dans aucun


sujet : « homme », par exemple, qui se dit du sujet « tel homme »,
mais ne se trouve dans aucun sujet ;
2° ceux qui sont dans un sujet, mais ne se disent d'aucun
sujet : ainsi « telle science grammaticale » se trouve dans un sujet,
l'âme, mais ne se dit d'aucun sujet ;
3° ceux qui se disent d'un sujet et sont dans un sujet : ainsi,
la science se trouve dans un sujet, l'âme, et se dit d'un sujet, la
science grammaticale ;
4° ceux enfin qui ne sont ni dans un sujet ni affirmés d'un
sujet : « tel homme », par exemple, ou « tel cheval » (s7).
L'auteur du traité distingue donc quatre sortes d'êtres, se
ramenant à deux : ceux qui ne sont pas dans un sujet, c'est-à-dire
les substances, et ceux qui sont dans un sujet, c'est-à-dire les
catégories secondaires. Nous nous trouvons dès lors fort loin, semble-
t-il, de la façon dont Aristote distingue, dans toute son œuvre,
ces mêmes groupes d'êtres.
Une expression cependant nous frappe, car nous l'avons
rencontrée dans les textes où Aristote définissait la substance : xà \it\
xafr'ÔTtoxeijiivoo XéYeafrou. Aristote s'en servait, on s'en souvient,
pour caractériser la substance comme sujet premier d'attribution.
Serions-nous enfin en présence d'un point de contact sérieux entre
les deux présentations des catégories ? Certes non. Car, si nous
reprenons la subdivision des êtres présentée par l'auteur du Traité
des Catégories, nous constatons que l'expression « ne pas se dire
d'un sujet » s'applique à des termes appartenant tant à la première
catégorie qu'aux catégories secondaires.
Quel est alors son sens ? Les exemples donnés par l'auteur
disent clairement que « se dire d'un sujet », c'est ici être universel,
et « ne pas se dire d'un sujet », c'est être particulier. On sait en
effet que le prédicat d'une proposition — ce qui se dit d'un sujet
— doit être universel. L'expression « ne pas se dire d'un sujet »
n'a donc, dans ce traité, aucune signification métaphysique, à
l'opposé de ce que nous avons vu dans les autres œuvres.

Que conclure de cette comparaison entre le Traité des


Catégories et la doctrine des catégories telle qu'on la trouve dans
l'ensemble de l'œuvre d'Aristote ?

<"> Cat. 2, I »20-b6.


Accident, catégorie» et prédicablea chez Aristote 377

Les différences sont indiscutablement si profondes qu'il nous


paraît absolument impossible de parler d'une théorie uniforme des
catégories dans le Corpus Aristotelicum.
Il nous semble même qu'il n'y a pas, en fait, dans le Traité
des Catégories de véritable doctrine des catégories, ni comme
théorie des formes de l'attribution, ni même, oserions-nous dire,
comme division en genres suprêmes de l'être.
Ce n'est pas notre propos d'établir ici s'il faut attribuer le
Traité des Catégories à Aristote jeune, ou s'il faut y voir l'œuvre
d'un de ses disciples. Nous nous limiterons dans notre étude à la
doctrine de l'ensemble de l'œuvre d'Aristote, le Traité des
Catégories ne représentant tout au plus que celle d'un moment (initial
ou final) de la vie d'Aristote.
Ce que nous avons voulu essayer de montrer, c'est la raison
pour laquelle il ne faut à aucun prix rassembler sous une
dénomination unique deux présentations nettement différentes de la
« doctrine des catégories », ni surtout — et cette erreur est
fréquente — considérer la théorie du Traité des Catégories comme
la théorie aristotélicienne des catégories.
Pour nous qui voulons étudier le sens qu'avait pour Aristote
le terme xà auji^e^xôç, il est essentiel, bien sûr, de nous baser
sur la doctrine proprement aristotélicienne des prédicables et des
catégories.

Il

Présentation aristotélicienne du SlfMBEBHKOS

Au terme de l'examen des prédicables et des catégories, il


nous apparaît que :
1° dans la doctrine des catégories, l'accident se présente comme
une forme secondaire d'être, qui n'a pas d'existence autonome,
mais détermine la substance. Dans une proposition, il représente
toujours, avons-nous vu, un prédicat non essentiel (par opposition
à la substance, dont le statut ontologique impose qu'elle soit
toujours sujet ou prédicat essentiel) ;
2° dans la doctrine des prédicables, l'accident se présente de
façon nette comme un prédicat non essentiel et non nécessaire
(ceci par opposition aux trois formes de prédicats essentiels que
378 Madeleine can Âubel

sont genre, définition et différence spécifique, et par opposition


au prédicat non essentiel, mais convertible et nécessaire, représenté
par la propriété).
La différence réelle entre les deux doctrines nous paraît donc
être la suivante : la doctrine des catégories unit de façon très intime
le plan réel et le plan logique, sans opérer de distinction très nette
et précise entre les deux, et surtout, sans les isoler. La doctrine
des prédicables, au contraire, se place à un point de vue purement
logique et formel, sans tenir aucun compte du plan réel.
Dès lors, le problème qui se posera à nous désormais est le
suivant : lorsqu'Aristote définit xô aujipe^Yjvcd;, donne-t-il à cette
expression le sens de « catégorie secondaire » ou celui de « prédi-
cable » ? En posant cette question, nous ne nous demandons pas
s'il définit xô av\L$z$y]%6ç, comme « l'accident métaphysique » ou
comme « l'accident logique », mais bien s'il le définit d'un point
de vue purement logique ou non.
Nous essayerons d'y répondre en nous basant sur les textes
principaux, ceux où Aristote définit explicitement ce que signifie
pour lui xô aujips^Tjxdç. Nous ne reprendrons pas le passage des
Topiques analysé plus haut pour définir les prédicables. Dans ce
texte, de l'avis unanime, l'accident est considéré sous son aspect
exclusivement logique. Nous retiendrons donc quelques textes fort
importants des Analytiques, de la Métaphysique et de la Physique.

m • •

Les deux textes le plus souvent cités sont des textes des Seconds
Analytiques.
Le premier de ces textes (1> présente le ou|i,pepY]X(5ç par
opposition au xafr'a&xd, et cette opposition se ramène à trois points :
1° sont nafr'aôxdc les prédicats appartenant à l'essence du sujet,
comme la ligne appartient à l'essence du triangle, et les prédicats
contenant le sujet dans leur propre définition, comme le rectiligne
contient la ligne dans sa définition. Les prédicats n'appartenant
au sujet d'aucune de ces deux façons sont appelés aup,(3ej37]xdxa.
Ce sont, par exemple, les prédicats « blanc » ou « musicien » pour
le sujet « animal » (3>.

An. Port. A 4, 73 a 34 - b 16.


An. Pott. A4, 73 a 34- b 5.
Accident, catégories et prédicablea chez Ariatote 379

2° le au[i!3e{3?]xrfç est ce qui s'attribue à un sujet autre que lui-


même ; le xafr'aôxd au contraire est ce qui s'attribue à soi-même.
Ainsi, « marchant » est un accident, car il se dit d'un être qui en
soi est tel ou tel, et en outre, marche (3>.
3° est enfin dit xafr'auid ce qui appartient « de soi-même »
à quelque chose ; accident, ce qui ne lui appartient pas de cette
façon. Un exemple : c'est un accident, s'il se produit un éclair au
moment où l'on marche, car les deux faits sont totalement
indépendants l'un de l'autre ; ce n'en est pas un, par contre, si un
animal meurt quand on l'égorgé. Dans ce dernier cas, il y a un
lien interne entre les faits <4).
Après ce résumé, qui nous dit déjà les profondes différences
existant entre ces trois définitions, reprenons-les successivement.
Voici comment Aristote énonce sa première définition : « Sont par
soi les attributs qui appartiennent à l'essence du sujet, comme la
ligne appartient au triangle et le point à la ligne (car leur substance
[= du triangle et de la ligne] est composée de ces éléments, et
ceux-ci se trouvent dans l'énoncé exprimant leur essence) et aussi
ceux qui se disent eux-mêmes de ceux-là mêmes des éléments qui
interviennent dans l'énoncé de leur définition : par exemple, le
rectiligne appartient ainsi à la ligne, ainsi que l'arrondi ; et le pair
et l'impair appartiennent ainsi au nombre, de même que le
premier, le composé, le carré et le non-carré ; et pour tous ces
attributs, tantôt la ligne, tantôt le nombre se trouvent dans l'énoncé
de leur définition. Et de même pour les autres attributs, ceux qui
appartiennent ainsi à leurs sujets respectifs, je les appelle ' par soi ',
ceux qui ne leur appartiennent d'aucune des deux façons, je les
appelle 'accidents' » (5).

(•> An. Pott. A 4, 73 b 5-10.


(*> An. Po$t. A 4, 73 b 10-16.
(•) An. Pott. A 4, 73 a 34 - b 4. A la ligne 37, Sir W. D. Rom propose de
reprendre une conjecture de H. Bonitz, transformant Ô'aoiÇ TWV èvUTiap^dviWV
en SaoiÇ XWV Ô7ïap)(dVTa>V, sans justifier ce choix dans son commentaire. Chez
Aristote, si ÔTcdtp^S'.V peut signifier < appartenir à, se trouver dansa, ivUTlipy^B V
au contraire, a toujours le sens bien précis de < se trouver dans, faire partie de ».
Mais ce second sens convient fort bien au texte, lorsque nous construisons les
lignes 37-38 comme suit: (xafr'aôxà ô'aa ÔTtâp^ei) aôtà 5aoiç aôtolç tôv
èvuîiapx^vTwv Ivu7cdcpxotjat' ^v x$ ^Y<P x$ x^ ^au StqXoOvxi. < Sont par soi
les attributs de ceux-là mêmes des élément» qui interviennent dans l'énoncé de
leur définition ».
380 Madeleine van Aubel

On a reconnu les définitions que donne Aristote : le premier


type de prédicat per se est définition, genre, ou différence
spécifique du sujet. Le second type est la propriété <6).
Les prédicats appelés ici « accidents » sont donc des prédicats
non essentiels et non nécessaires, c'est-à-dire des accidents prédi-
cables, envisagés donc exclusivement du point de vue du rapport
formel existant entre le sujet et le prédicat.
Mais Aristote n'en reste pas là. Il passe à un autre plan dans
sa seconde définition : « (J'appelle) encore (par soi) ce qui n'est
pas dit d'un sujet autre ; le 'marchant', par exemple, c'est en
'marchant'
étant quelque chose d'autre qu'il est et blanc, tandis
que la substance et les termes qui désignent une substance, c'est
sans être rien d'autre qu'ils sont ce qu'ils sont. J'appelle donc
'par soi' ce qui ne se dit pas d'un sujet, et ce qui se dit d'un
sujet, 'accident' » (7>. Ce texte nous rappelle de façon évidente
ce que nous avons dit de la substance et des catégories
secondaires. De nombreux textes, principalement de la Métaphysique,
attribuaient aux catégories secondaires cette caractéristique :

Ainsi donc, après avoir énoncé dans sa première définition


les rapports possibles entre le prédicat et le sujet, Aristote passe
à l'examen du prédicat pris en lui-même, dans différentes positions,
à l'examen de son statut ontologique : tantôt il désigne une réalité
capable de subsister par elle-même, une substance, tantôt il a
besoin d'un support.
Ici, comme nous l'avons signalé à propos des catégories, nous
retrouvons dans la pensée cT Aristote un passage de l'étude des
différents modes de prédication à la distinction entre deux sortes
d'êtres constituant la première catégorie d'une part, et les
catégories secondaires de l'autre. On constate, une fois de plus,
combien ces questions sont liées dans l'esprit du philosophe.
Après avoir ainsi, dans un même texte, opposé dans les mêmes
termes xafr'aôxd - aupfefiriKÔç, d'abord l'attribut essentiel et Y
accident logique, ensuite la substance et Y accident ontologique,
Aristote présente un troisième couple de définitions, concernant cette
fois la relation de faits entre eux <8) : « une proposition est per se

<•) Cf. W. D. Ross, Aristote, Paris. Payot. 1930. p. 68.


<T> An. Po$t. A 4. 73 b 5-10.
(•) An. Port. A 4. 73 b 10-16.
Accident, catégorie» et prédicables chez Aristote 381

quand elle affirme, non pas l'inhérence d'un attribut dans un sujet,
mais la connexion entre une cause et son effet ; et elle est
accidentelle quand elle n'affirme que la concomitance de deux
événements » (9>. Nous retrouverons ce dernier sens de xô a\)\L$e$'fiK6ç
un peu plus loin, dans des textes de la Métaphysique.

Un deuxième texte des Seconds Analytiques est également fort


important <10). Il a fait l'objet de très nombreux commentaires.
Après avoir établi la différence entre la prédication au sens
propre, et la prédication par accident (11), Aristote distingue, au
sein de la prédication valable — celle où le sujet est le substrat
véritable des attributs, c'est-à-dire une substance — , les différents
prédicats qu'on peut y rencontrer : « Les prédicats signifiant une
substance signifient essentiellement le sujet dont ils sont affirmés,
ou ce dont le sujet est une espèce ; ceux qui ne signifient pas une
substance, mais se disent d'un sujet autre, lequel n'est ni le
prédicat ni une de ses espèces, sont des accidents » (12>.
Et Aristote en donne des exemples : « animal » est pour
« homme » un prédicat essentiel, car l'homme est par essence un
animal : « blanc », par contre, est pour le même sujet un accident,
parce que l'homme n'est par essence ni le blanc ni quelque chose
de blanc <13>. Une explication encore : « les termes qui ne signifient
pas une substance, il faut qu'ils soient affirmés d'un sujet, et il
n'existe rien de blanc qui soit blanc sans être autre chose que
blanc » <14).
Arrêtons ici la lecture de ce texte, car nous avons un tout que
nous pouvons examiner isolément. Comment l'interpréter ? Faut-il
y voir une répartition des catégories en oàoia. et Gvpfefiviy.o'za. (15) ?
Faut-il plutôt trouver dans ce texte, comme le fait M. L. M. de

(*> W. D. Ross, Aristote, Paris. Payot, 1930. p. 68.


<"> An. Post. A 22.
<"> An. Post. A 22, 83 a 1-23.
(") An. Pott. A 22, 83 a 24-28: ''Ext xà jièv oôafav aïjjAatoovxa faep
êxelvo ^ Srcsp èxeîvd xt aiqiiacvei, xafr' o5 xaxirjYopeftai ' 8aa 8è p/j]
oôsc'av aY][ia£v£f., àXXà, xax* SXXou ÔTioxetjiivou Xéysxai, 8 jiifj êaxt jii^xe
Srcep êxsîvo jiYJxe Sirep êxsîvd xt, aoiif3e{37jx<5xa.
<"> An. Post. A 22, 83 a 28-30.
("> An. Post. A 22. 83 a 30-32.
("> F. Ueberwec, Grundriss der Gesehichte der Philosophie. I. Teil. Die
Philosophie des Altertums, Berlin, 1872, p. 377; F. A. TRENDELENBURG, Elementa
logicae Aristoteleae, Berolini, 1862, p. 57.
382 Madeleine van Aubel

Rijk, un exemple de glissement inconscient de la part d'Aristote


de la notion d'accident logique à celle d'accident ontologique (16) ?
Comment cet auteur l'entend-il ? Voyons de plus près la façon dont
il interprète le texte.
Dans l'expression xà jièv obaletv crrjfiafooVTa (1. 24), il dit que
le terme oôac'a signifie 1*« essence », c'est-à-dire que le terme a le
sens logique (17>. Par contre, dans l'expression exactement
parallèle à la première (les particules piv ... 8é sont éloquentes) : 8aa 8è
\ià] oôaiav aYjuaivsi (1. 26), il interprète oôaia comme la « substance »,
c'est-à-dire que le terme a le sens ontologique (18).
Dès lors, voici comment M. de Rijk résume ce passage :
« Aristote distingue ici les prédicats indiquant l'essence (species
ou genus) et ceux indiquant seulement une qualité, une relation,
du sujet. Les derniers sont groupés sous le terme aup,(3e(3i]xdTa,
c'est-à-dire accidents ontologiques, à savoir les neuf catégories
secondaires. En conséquence, Aristote met ici les praedicabilia
(logiques) — c'est-à-dire genus et species — en contraste avec les
praedicamenta (ontologiques) ; en d'autres termes, la substance
logique (= l'essence) est opposée à l'accident ontologique dans le
présent passage » (19).
Cette interprétation nous paraît inadmissible, surtout après
l'étude que nous avons faite des catégories. L'erreur de M. de
Rijk provient, croyons-nous, de la conception trop rigide qu'il a
des catégories, dont il donne pour définition une définition scolas-
tique : ainsi les catégories secondaires sont caractérisées au début
de son étude : accidens ontologicum seu metaphysicum seu praedi-
camentale (20>.
Cette conception trop étroite, qui fait des catégories d'Aristote
une théorie purement métaphysique, rend pénible la
compréhension de ce passage. M. de Rijk croit trouver la solution en
accordant au terme oôat'a. à deux lignes d'intervalle, dans deux
expressions mises en parallèle évident (ta jièv oàoiav aTjjiafvovca... 8aa 8è

<"> L. M. DE RlJK, The place of the catégorie* of being in Aristotle'* philo-


êophy, Assen, Van Gorcum, 1952, p. 50.
<"> L. M. DE Rijk, op. cit.. p. 50, n. 19: « oboia. here is 'essence' (i. e.
ltt. logice sumpta) ».
<"> L. M. DE Rijk, op. cit., p. 50, n. 20: c otola here is 'substance* fl. e.
ioL ontologice sumpta) >.
<"> L. M. de Rijk, op. cit., p. 50.
("> L. M. de Rijk, op. cit., p. 45.
Accident, catégories et prédicables chez Aristote 383

p/J) oôafav aYjjiafvet) tantôt la valeur logique de « essence », tantôt


celle, ontologique, de « substance ». Il ne justifie d'ailleurs pas
cette double traduction.
Or n'y a-t-il pas moyen de comprendre le texte, de lui trouver
une signification cohérente en maintenant au mot obota. un sens
unique ?
Nous pensons, pour notre part, que le terme obolot. a, dans
les deux cas, le sens ontologique de « substance », et qu'ainsi le
texte est parfaitement intelligible et fort intéressant.
Aristote y unit, en effet, les plans logique et réel, au sein de
la doctrine des catégories. En effet, si nous reprenons une fois
encore le texte, voici ce qu'il nous apprend : les termes signifiant
une substance (= les termes appartenant à la première catégorie),
quand ils ont dans une proposition le rôle d'attribut (xaT7]Y0psfrai)i
expriment ce qu'est le sujet, expriment son essence, totale ou
partielle. Cela se comprend fort bien, puisque la substance est « le
sujet dernier d'attribution », qui ne peut plus se rapporter à un
sujet distinct de lui-même. Qu'on se rappelle à présent la définition
des catégories secondaires : elles sont « ce qui se dit d'un autre
sujet ». Aristote lui-même le rappelle ici : il dit « les termes qui
ne signifient pas une substance (= les termes relevant des
catégories secondaires) sont des aujJL^sjiJTjxrfxa », c'est-à-dire des
prédicats non essentiels ; le sujet n'est en effet dans ce cas nullement
identique au prédicat.
Aristote a donc établi ceci : dans toute attribution valable, le
prédicat est essentiel s'il relève de la première catégorie,
accidentel, s'il relève d'une catégorie secondaire.
On serait tenté d'identifier le prédicat essentiel dont il est
question ici au genre et à l'espèce de la doctrine des prédicables,
comme le fait M. de Rijk. En réalité, il est évident que les deux
notions se recouvrent, mais il ne semble cependant pas qu 'Aristote
songe ici à sa répartition des prédicats en prédicables. En effet,
l'expression, la façon de désigner les prédicats essentiels est ici
fort différente de ce qu'elle était dans le premier livre des Topiques.
De plus, ici, aucune distinction entre convertibilité et
non-convertibilité, nécessité et non-nécessité. Ajoutons que dans ce passage-
ci, et c'est primordial, la subdivision n'a absolument rien d'une
division proprement logique, mais unit très intimement, nous l'avons
vu, le plan logique au plan réel. S'il fallait une preuve encore,
nous citerions simplement une courte phrase du texte que nous
384 Madeleine van Aubel

venons de voir : « car l'homme est par essence un animal » (81).


Or n'est-il pas évident que, du point de vue des prédicables,
« animal » est pour le sujet « homme » un genre ? Cela souligne
le fait que la seule distinction qui préoccupe Aristote dans ce
passage est la distinction entre prédicats essentiels et prédicats non
essentiels, sans plus distinguer, au sein des prédicats essentiels,
entre le genre, la différence et l'espèce (aa).
En conclusion, tô ao|A(3ef3T]xdç a donc ici le sens de « prédicat
non essentiel », et ce en vertu même du statut ontologique de
la réalité qu'il désigne, qui est une catégorie secondaire, et non
une substance.

La suite du chapitre 22 est moins souvent citée, mais nous y


retrouvons le même thème. Aristote y poursuit sa théorie de la
prédication : « aucun terme ne peut non plus être affirmé de la
qualité ou des autres (catégories), si l'attribution ne se fait pas
par accident ; car tous ces termes sont des accidents et s'attribuent
aux substances » (M). Et un peu plus bas, résumant sa théorie de
la prédication, il affirme : « II est posé qu'un seul prédicat est
affirmé d'un seul sujet, et que les prédicats qui ne sont pas des
substances ne s'attribuent pas à eux-mêmes. Car tous sont des
accidents (les uns par soi, les autres d'une autre manière) ; et nous
affirmons que tous ces accidents s'attribuent à un sujet, et que
l'accident n'est pas un sujet — nous ne posons en effet parmi les
déterminations de cette sorte rien qui soit dit ce qu'il est dit sans
être autre chose — , mais que lui-même s'affirme d'autre chose » (24).
On voit clairement que ce texte se situe dans le prolongement
exact du début du chapitre 22, et combien toute la théorie de la
prédication chez Aristote trouve sa base et sa justification dans
le domaine métaphysique. Il s'agit en effet, ici encore, de la

<"> An. Post. A 22, 83 a 30: &tep yàp Ç$dv lortv 6


<**> Une conjecture de G. R. G. MURE, Anaîytica Posteriora (Vol. I de The
Worlds of Aristotle translated into English under the editorship of W. D. Ross,
Oxford, 1910-1952), suivie par J. TRICOT dans sa traduction des Second»
Analytiques, propose Ô'7i:£p yàp Ç(j)(5v Tt êOTlV à àvfrptoTCOÇ. Cette leçon, qui n'est
pas attestée par la tradition manuscrite, nous semble tout à fait inutile, car elle
ajoute une nuance qui ne présente pas d'intérêt majeur dans ce passage, car
elle ne fait que préciser la notion, seule importante ici, de prédicat essentiel.
<"> An. Post. A 22, 83 b 10-12.
<M> An. Pot. A 22, ,83 b 17-23.
Accident, catégorie* et prédicables chez Aristote 385

doctrine des catégories. L'idée de base en est bien que « toutes


les catégories se ramènent toujours à la substance comme à leur
support » (25).
M. de Rijk, fidèle à son point de vue, voit ici encore un
exemple du passage inconsciemment opéré par Aristote dans ce
chapitre 22 des Seconds Analytiques de l'accident logique à
l'accident métaphysique (26).
Ce texte, il est vrai, unit étroitement les domaines logique et
réel. S'appuyant sur ce qu'il a déjà dit, Aristote affirme : Un terme
appartenant à une catégorie secondaire :
1° ne peut être sujet de proposition, sans qu'on obtienne une
prédication par accident (3T) ;
2° est toujours prédicat non essentiel, autrement dit auji(3e($ir]-
xôç (38). Tantôt ce prédicat est nécessaire, c'est alors un accident
« par soi », un au|i(3e|3r]%ôç xaO-'aôxd, tantôt c'est un accident au
sens strict, c'est-à-dire un prédicat non nécessaire et non essentiel.
Mais, dans un cas comme dans l'autre, précise Aristote, ces
attributs présupposent un sujet caractérisé par eux.
Sans aucun doute, Aristote unit ici l'aspect logique et l'aspect
ontologique des catégories secondaires ; et les catégories
secondaires, sur le plan logique, correspondent aux accidents
prédicables : tout cela est indiscutable, mais le point de vue sous lequel
les notions sont envisagées ici est très différent du point de vue
dont elles le sont dans la doctrine des prédicables. Si accident par
soi et accident au sens strict sont réunis sous une appellation
commune, cela se justifie sur le plan de la réalité, car ce sont deux
sortes de déterminations incapables de subsister à l'état autonome.
Ce sont des catégories secondaires.

En conclusion, ce chapitre 22 des Seconds Analytiques


représente bien l'un des textes les plus importants et les plus
significatifs. Nous y sommes en présence de la notion d'accident dans
sa valeur la plus complète.

(*•) E. ZELLER, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Ent-


dargestellt, II, 2: Aristotele$ nnd die alten Peripatetiker, Leipzig, 1889'
1921, 4» éd., p. 272.
<*•> L. M. de Rijk, op. cit., pp. 49-50.
<"> An. Post. A 22, 83 a 1-23, xepris en 83 b 11.
<"> An. Port. A 22. 83 a 25-27. repris en 83 b 12.
386 Madeleine van Aubel

Ce texte rend vaine et dénuée de sens, semble-t-il, la question


trop précise et anachronique par rapport à Aristote : le terme
aojijkj^xdç a-t-il un sens purement logique, ou purement
métaphysique ?
Pour Aristote, il n'y a pas à proprement parler deux problèmes.
Ils sont intimement liés, au point de n'en former qu'un. Les notions
de catégorie première et catégorie secondaire constituent le
fondement réel de celles de prédicat essentiel et non essentiel. Voilà
la trouvaille géniale d* Aristote, et l'on ne pourrait assez le souligner.
Un prédicat non essentiel — entendons un accident logique —
appartiendra toujours à une catégorie secondaire, car il est
impossible qu'un terme exprimant une substance soit affirmé d'un sujet
autre que lui-même.

Un texte de la Physique d'Aristote présente également un


grand intérêt. Le philosophe s'y livre à une critique des Eléates,
en basant toute son argumentation sur sa propre doctrine des
différents sens de l'être — le tcoXXolj&ç Xiyeiai xô 5v (89>.
a Tous les êtres sont un », disent les Eléates. Aristote répond :
cette position n'est pas claire, elle demande à être précisée,
puisque nous savons que l'être se prend en de multiples acceptions.
« Le point de départ le plus approprié de tous, dit-il, puisque l'être
se prend en de multiples acceptions, est de regarder comment
s'expriment ceux qui prétendent que tout est un : veulent-ils dire
que tout est substance ou quantités ou qualités ? ou encore que
tout est une substance, par exemple un homme ou un cheval ou
une âme ? ou que c'est une seule qualité, comme blanc, ou chaud,
ou une autre du même genre ? » (S0>.
Aristote découvre donc ici les bases de toute son
argumentation : l'être dont parlent les Eléates représente-t-il une substance
ou une catégorie secondaire ? Dans les deux cas, ajoute Aristote,
la théorie moniste est insoutenable (81).
Après avoir précisé encore la notion d'unité, Aristote passe
à la critique précise des théories de Melissus et de Parménide <s3>.

<••> Phys. A 2, 185 a 21.


<••> Phys. A 2, 185 a 20-26.
<"> Phya. A 2, 185 a 26-27.
<M> Phya. A 2. 185 b 5 - A 3. 186 b 35.
Accident, catégories et prédicabie» chez Aristote 367

C'est cette dernière critique qui retiendra maintenant toute notre


attention.
Le Stagirite commence par présenter les deux grandes parties
de sa réfutation : Parménide s'appuie sur des prémisses fausses et
sa conclusion ne suit pas <33) : les prémisses sont fausses en ce sens
que Parménide accorde à « être » un sens unique, alors qu'il en a
plusieurs ; la conclusion de Parménide ne vaut pas car, même si
l'on admet que l'être n'a qu'un sens (par exemple le blanc), on
ne doit pas — on ne peut pas — conclure au monisme absolu (84).
C'est ce qu'Aristote va alors démontrer. Son raisonnement
comporte deux temps, correspondant aux deux cas possibles.
1° Si l'être signifie une seule chose qui est, mais non tô &tep 5v
ou l'être par essence, on n'aboutit pas au monisme. En effet, si
j'identifie l'être à xô Xeuxdv, par exemple, cette expression n'est
pas une, car « l'essence du blanc sera différente de celle de son
substrat » (85). Et si le blanc n'est pas un, ce n'est pas parce qu'il
y aura quelque chose de séparé de lui — ce qui serait contraire
à l'hypothèse — , mais en ce sens que « le blanc est autre chose
que ce à quoi il appartient » (3<>. Mais, conclut Aristote, « cela,
Parménide ne le voyait pas encore » (8T>.
Cette originalité réclamée ici par Aristote est la découverte du
statut des catégories secondaires ; on a en effet reconnu dans les
deux définitions que vient de donner le philosophe deux
caractéristiques propres aux catégories secondaires, qui ne sont pas des
quiddités, mais ne peuvent jamais être que des prédicats
accidentels qui ne s'identifient pas aux sujets auxquels on les attribue.
Ceci va mener Aristote au deuxième cas : en effet, reprend-il,
il ne suffit pas de prendre une signification unique de l'être, à
quelque sujet qu'on l'attribue : « l'accident en effet se dit d'un
sujet ; si bien que le sujet d'attribution de l'être ne sera pas,
puisqu'il sera différent de l'être ; il sera donc quelque chose qui n'est
pas » (88).
Cela revient à dire que l'être unique ne peut être simplement
« quelque chose qui est », car ces sortes d'êtres secondaires s'affir-

<M> Phys. A 3, 186 a 23-24.


<M> Phys. A3. 186 a 24-28.
<"> Phys. A3. 186 a 28-29.
<"> Phys. A 3. 186 a 29-31.
<"> Phys. A 3. 186 a 31-32.
(") Phy. A3. 186 a 34- b I.
388 .. Madeleine van Aubel

mant toujours d'un sujet différent d'eux, on serait amené à devoir


dire que leur sujet d'attribution est non-être, et on arriverait à la
proposition « le non-être est être », qui est absurde. Dès lors, un
deuxième cas se présente.
2° L'être unique signifie fircep 8v et Snep Sv, c'est-à-dire l'être
par essence et l'un par essence, ce qui par nature est « être » (39) ;
cela évite donc la dualité sujet-attribut dont nous venons de parler.
Mais cette seconde position est elle-même insoutenable. Elle suscite
un nouveau problème, que l'on peut exposer comme suit : « Ce
sujet qui a pour essence d'être, on peut montrer tout aussi bien
qu'il est non-être. Supposons en effet que cet être par soi soit
aussi blanc. La détermination de blanc (xô Xeuxcp elvai) est
différente de la nature de l'être (xô Srcep 5v) et on ne peut même pas
dire que ' être ' lui convient par accident, puisque seule la nature
d'être est être. S'il est d'autre part vrai de dire de ce qui est que
c'est blanc, cela équivaut à dire que ce qui est (par essence) est
pur non-être. Ou alors, il faut se résoudre à admettre que 'blanc'
signifie être par soi et sortir encore une fois de l'hypothèse en
reconnaissant que être signifie plusieurs choses » <40).
Aristote a donc démontré jusqu'ici que les prémisses du
raisonnement de Parménide sont fausses, et ensuite que, même si
l'on admet ces prémisses, on n'aboutit pas nécessairement au
monisme affirmé par les Eléates. Et cette remarque se vérifie, quel
que soit le sens accordé à l'être unique, qu'il s'agisse de l'être
substantiel ou d'un accident.
Il va maintenant démontrer que l'être substantiel lui-même se
subdivise en différentes déterminations, que « l'être par essence
se divise en un autre être par essence » <41).
Un exemple : l'homme, qui est un être par essence, se définit
comme un « animal-bipède ». Dans ce cas, dit Aristote, il est
nécessaire que « animal » et « bipède » soient être par essence, sans
quoi ils seraient des accidents de « homme », ce qui est
impossible (4a) : « on appelle en effet accident soit ce qui peut appartenir
ou non, soit ce dans la notion de quoi se trouve ce dont c'est un

<"> Phy$. A 3, 186 a 32-34.


<M> S. MANSION, Aristote, critique des Eléates, dans Reoue philosophique de
Louvain, 1953 (51), pp. 177-178.
<41> Phys. A 3, 186 b 14-15.
<«> Phys. A 3, 186 b 15-18.
Accident, catégorie» et prédicables chez Aristote 389

accident, ou ce dans quoi se trouve la notion du sujet » (48). Ainsi,


« être assis » est un accident pour l'homme, car cette détermination
peut aussi bien lui appartenir que ne pas lui appartenir ; « camus »
est un accident au second sens pour le sujet « nez », car la notion
de « nez » est comprise dans « camus » (44>. Aristote montre ensuite
que « bipède » n'est pas dans ce rapport, comme d'ailleurs jamais
ne le sont les éléments d'une définition par rapport à cette
définition (45).
En conclusion donc, Aristote estime avoir prouvé
l'impossibilité de la théorie moniste.

Le long commentaire que nous venons de consacrer à cet


important texte de la Physique d 'Aristote a, croyons-nous, mis en
lumière que la base de la réfutation par Aristote du monisme
éléatique est sa propre doctrine des différents sens de l'être, sa
doctrine des catégories.
On aura remarqué ici, comme dans l'étude des catégories,
combien les plans logique et réel sont étroitement liés.
La conclusion que tire M11* S. Mansion de ce même texte de
la Physique nous paraît particulièrement éclairante à ce sujet. Nous
en citerons un assez long extrait :
« L'argumentation repose presque entièrement sur la
distinction entre prédicats qui expriment un accident rapporté à un sujet
distinct de cet accident (%<xfr' 67to%ei{ilvou Xey^evov) et prédicats
qui expriment une nature, une essence considérée en soi (6nep 2v,
§7iep £v). Le contexte implique que cette disjonction est complète.
Une telle distinction a pour notre philosophe une portée
ontologique. Car, lorsqu'on analyse un jugement de prédication
accidentelle (ceci est blanc, par exemple), on s'aperçoit que, le prédicat
n'y exprimant pas l'essence du sujet, il faut admettre une certaine
altérité (réelle) entre le sujet et l'accident : le sujet, qui est blanc,
n'a pas pour essence d'être blanc, il est donc en soi autre chose
que blanc (Cf. Phys. I, 3, 186 a 29-31).
Dans la prédication essentielle, le prédicat exprime cela même
(Srcep) qu'est le sujet. Il ne renvoie pas immédiatement à autre
chose. Mais, à moins que ce sujet ne soit un sujet dernier, une

«*) Phy$. A 3, 186 b 18-21.


(**) Phys. A 3. 186 b 21-23.
W Phy$. A 3, 186 b 23-31.
390 Madeleine van Aubel

substance, il devra être ultérieurement affirmé comme prédicat


accidentel d'un sujet substantiel (Cf. Phys. 1 2, 185 a 31-32; 186
a 34 - b 3).
On voit par là que, au moyen d'une analyse logique du
jugement, Aristote est arrivé à définir deux degrés distincts de réalité.
Il y a d'abord ce qui subsiste en soi, séparé, ce dont on exprime
l'être par un prédicat essentiel (Socrate est un homme), c'est la
substance. Il y a ensuite ce qui n'a d'existence que par la médiation
d'autre chose et qui s'exprime au moyen d'un prédicat accidentel
attribué au sujet d'inhérence de cette réalité » <46).
Ce passage d'une étude logique de la proposition à des
considérations d'ordre réel, nous le reconnaissons pour être celui
d 'Aristote dans son élaboration de la doctrine des catégories.
Notons toutefois à propos de ce texte que, si, dans l'ensemble
du passage, la présentation rappelle de façon constante celle de
la doctrine des catégories, on trouve cependant en 186 b 18-20 la
définition de l'accident de la doctrine des prédicables des Topiques.
Ici donc, l'accident logique, tel qu'il se présente dans la doctrine
aristotélicienne des catégories, est identifié explicitement à
l'accident logique défini dans la doctrine des prédicables. Il est
intéressant de le noter, car c'est la première fois jusqu'ici que nous
rencontrons ce cas.

♦ • ♦

Parmi les textes intéressants de la Métaphysique, il faut retenir


d'abord un texte du livre F.
C'est un passage où Aristote défend — contre les Mégariques
très vraisemblablement — le principe de contradiction, c'est-à-dire
le principe selon lequel l'affirmation et la négation d'une même
chose ne peuvent être en même temps vraies, ou encore, selon
lequel on ne peut affirmer d'une même chose les contradictoires.
Les adversaires de ce principe, lorsqu'on leur demande si telle
chose est un homme, répondront que c'est un homme, mais que
c'est aussi un « non-homme », c'est-à-dire, par exemple, que cette
chose est blanche ou grande. Mais ce genre de déterminations,
étrangères à la quiddité de la chose — c'est en ce sens qu 'Aristote

<*•» S. Mansion, Arittote, critique de» Eléate», p. 182. Noua notons en


italiques: «une telle ... ontologique» et c réelle».
Accident, catégories et préàicables chez Âriatote 391

entend ici « non-homme » — , autrement dit ses accidents, sont en


nombre infini, et dès lors, dit Aristote, il est impossible de les
parcourir toutes. D'ailleurs, si l'on en cite une, il n'y a pas de raison
de ne pas les citer toutes. Mais alors toute discussion devient
impossible (47>.
En effet, Aristote va montrer, en un long raisonnement, à quelle
impasse aboutit la négation du principe de contradiction (48).
Nous reprenons à G. Colle le résumé de cette argumentation :
« Aristote démontre d'abord que si l'on rejette le principe de
contradiction, l'existence des attributs essentiels est impossible, il
ne pourra exister que des attributs accidentels (1007 a 21-33).
De là, il déduit qu'il n'existera donc pas de substance, pas
d'être qui soit le dernier sujet des attributions, et qu'ainsi les
accidents s'attribueront les uns aux autres dans une série infinie
(1007 a 33 -b 1).
Il montre ensuite l'absurdité de cette dernière supposition
(1007 b 1 - 16).
Enfin, il conclut que l'existence des attributs essentiels
s'impose, par suite aussi l'impossibilité de nier le principe de
contradiction (1007 b 16-18) » <49>.
Reprenons successivement chacun de ces points.
Ceux qui nient le principe de contradiction vont être amenés
à affirmer qu'il n'existe que des prédicats accidentels et que les
quiddités — de l'homme ou de l'animal, par exemple — n'existent
pas (50>. Et, ce faisant, « ils suppriment la substance et la quid-
dité » (S1). En effet, explique-t-il, si quelque chose est la quiddité
de l'homme, par exemple, il est impossible que cette chose soit
aussi la quiddité de non-homme ou la non-quiddité de homme. Et
si l'on nie le principe de contradiction, on admet précisément cette
identité de la quiddité de homme avec les contradictoires de la
quiddité de homme (s3>. Cette identité est impossible, car nous avons
vu, dit Aristote, que l'être propre d'un être, sa quiddité, signifiait
une seule chose, savoir la substance de cet être. Et signifier la

W Métaph. T 4, 1007 a 10-20.


W Métaph. r 4, 1007 a 21 - b 18.
<*•> ARISTOTE, La Métaphysique, livret 1 à IV. Traduction et commentaire
par Gaston COLLE, Louvain, 1912-1931, t. II, p. 83.
(••) Métaph. T 4, 1007 a 21-23.
(") Métaph. T 4, 1007 a 20-21.
<"> Métaph. r 4, 1007 a 23-25.
392 Madeleine van Âubel

substance d'un être revient à dire que sa quiddité n'est rien


d'autre (58). Or, si la même chose peut indifféremment être la
quiddité de l'homme, ou la négation de la quiddité de l'homme, ou
la quiddité du non-homme, il est clair que ce sera autre chose que
la substance de l'homme <54>. Et G. Colle résume ainsi la conclusion
d'Aristote : « Ceux qui rejettent le principe de contradiction, dit-il,
doivent reconnaître qu'il n'y a pas d'attributs essentiels. Et il ajoute :
et ils doivent reconnaître qu'il n'y a que des attributs accidentels.
Ce qu'il justifie en faisant observer que l'attribut accidentel n'est
précisément et par définition que l'attribut non essentiel » (55). C'est
bien ainsi, en effet, qu'Aristote distingue la substance et l'accident
dans sa conclusion : « car telle est la distinction entre la substance
et l'accident : le blanc est un accident pour l'homme parce que,
si l'homme est blanc, le blanc ne constitue pas son essence » (56).
Aristote a donc démontré, dans une première partie de son
argumentation, que rejeter le principe de contradiction menait
inévitablement à affirmer qu'il n'existe que des accidents, qu'il
est impossible de connaître la substance d'un être.
Dans une seconde partie, il va montrer l'absurdité de cette
supposition : a Si, dit-il, tout se dit par accident, ce dont on affirme
les prédicats ne sera en rien premier, si toujours l'accident signifie
l'attribution par rapport à un sujet. Il sera donc nécessaire d'aller
à l'infini. Mais c'est une impossibilité » <57\
Voici ce qu'Aristote veut dire : quand un accident s'attribue
à un sujet, l'attribution est valable quand cet accident est affirmé
d'un sujet premier, d'un ôrcoxe^evov, c'est-à-dire, d'un substrat,
d'une substance. Or ceux qui nient le principe de contradiction
nient, avons-nous vu, qu'on puisse d'aucun être énoncer une
définition, dire ce qu'il est, expliciter sa substance. Dès lors, le sujet,
loin d'être le support véritable (et défini) d'attributs accidentels
qu'on peut lui attribuer en vérité, ne sera plus que le point de
rencontre d'une multitude, d'une infinité d'accidents. C'est de cette
dernière supposition qu'Aristote va démontrer toute l'absurdité. Il
va le faire en prouvant que, quel que soit le genre d'attribution

<••> Métaph. T 4, 1007 a 25-27.


<M> Mitaph. r 4. 1007 a 27-28.
(") G. Colle, op. cit., t. II, p. 85.
<"> Mitaph. T 4, 1007 a 31-33.
w Métaph. r4. 1007 a 33 -b 1.
Accident, catégories et prédicables chez Aristote 393

accidentelle auquel on a affaire, l'attribution ne relie jamais entre


eux plus de deux termes, et que toujours on est renvoyé à une
substance.
Les cas envisagés sont les suivants :
1) Si je dis « Socrate est blanc », j'attribue directement un
accident à une substance déterminée, et si du sujet « Socrate
blanc » j'affirmais une qualité, il n'y aurait plus une prédication
unique.
2) Si je dis « le blanc est musicien », un accident est affirmé
d'un accident, mais le seul cas où cela soit valable est celui où
sujet et prédicat sont en fait des accidents d'un même sujet, d'une
même substance (Et on est donc ramené à deux prédications du
premier type) (58>.
La raison foncière de tout cela est que « l'accident n'est pas
accident d'accident » <59), mais que la notion même d'accident
implique la relation à un être déterminé, à une substance. Si donc
on est toujours renvoyé à un véritable sujet premier, du fait même
il est impossible que tout soit dit par accident ; on aura donc
aussi des attributs signifiant la substance, c'est-à-dire des attributs
essentiels. Et s'il en est ainsi, Aristote affirme avoir démontré la
valeur du principe de contradiction (60).
Toute la démonstration d 'Aristote, ici comme dans le texte de
la Physique que nous avons étudié précédemment, s'appuie sur la
distinction entre le prédicat essentiel représentant une substance et
s'identifiant essentiellement à son sujet et le prédicat accidentel
représentant une catégorie secondaire et s 'attribuant à un sujet autre
que lui.
L'accident est donc présenté ici comme un prédicat non
essentiel, et cette valeur logique implique une distinction réelle du plan
substantiel et du plan accidentel : l'accident est une forme
secondaire d'être, une catégorie secondaire ne pouvant subsister
indépendamment d'une substance.
On reconnaît la présentation aristotélicienne des catégories et
le souci constant chez Aristote, dans cette question, de ne pas
dissocier le plan logique et le plan réel.

("> Mélaph. V 4. 1007 b 14-16.


(••> Mitaph. V 4, 1007 b 2-3: xô y*P oujipeptjxdç oô ouiipepYjxdtt aup-
Tjxdç.
("> Mitaph. T 4. 1007 b 16-18.
394 Madeleine van Aubel

Dans la Métaphysique, nous retiendrons ensuite deux textes


importants du livre A, qui constitue, on le sait, un lexique des
termes importants de la philosophie d'Aristote.
Le premier de ces textes se situe au début du chapitre 7,
chapitre au cours duquel Aristote va présenter successivement :
l'être par accident (1017 a 7-22), l'être par soi (1017 a 22-30), l'être
comme vrai (1017 a 31-35), l'être comme puissance et acte (1017
a 35 - b 9).
Voici comment Aristote s'exprime à propos de l'être par
accident : « L'être se dit tantôt par accident, tantôt par soi ; il se dit
par accident, par exemple, si nous disons que le juste est musicien
et que l'homme est musicien et que le musicien est homme » (61).
On peut donc résumer comme suit les diverses acceptions de « l'être
par accident » : « les choses qui sont dites être par accident le
sont soit parce que les deux termes appartiennent (comme
accidents) au même être, soit parce que le prédicat appartient ainsi
à son sujet, soit parce que le prédicat est ce à quoi appartient
(comme accident) ce dont il est lui-même affirmé » <63>.
Schématiquement, cela se présente comme suit : « X est par
accident Y lorsque :
(1) Y est un accident de X
(2) X est un accident de Y
(3) X et Y sont des accidents de Z » (W).
Les cas (2) et (3) se ramènent d'ailleurs au cas (1). Ce sont en
effet des exemples de « prédications par accident », qui peuvent
aisément se ramener, nous l'avons vu ailleurs, à des prédications
du premier type. En somme, Aristote affirme que la copule « être »
a le sens de « être par accident » lorsque le rapport entre les
termes reliés par elle est celui de sujet à accident.
Mais quel sens revêt ici ce terme « accident » ? Pour le
comprendre, replaçons le texte d'Aristote dans son contexte : Aristote
s'interroge sur les sens possibles de xô 5v. Pour déterminer ces
différents sens, il va replacer le mot dans son cadre le plus
habituel : celui de la proposition attributive, et voir le sens qu'il y
prend dans tous les cas qu'il est possible d'imaginer. C'est la mé-

(") Métaph. A 7. 1017 a 7-10.


C") Métaph. A 7, 1017 a 19-22.
<**> Aristotle's Metaphysics. A revised text with introduction end
commentary by W. O. Ross, Oxford, 1924, I. p. 306.
Accident, catégories et prédicable» chez Aristote 395

thode qu'il utilisera, non seulement pour le 3v xaxà


mais aussi pour le 5v xafr' txbxô, ainsi que nous l'avons vu à propos
des catégories. Dans le cas de l'être par accident, il apparaît
clairement qu' Aristote vise le rapport non essentiel existant entre
un sujet et un prédicat. Il faut remarquer cependant qu'il justifie,
brièvement d'ailleurs, son appellation « rapport accidentel » par le
fait que, dans l'ordre réel, un des termes est accident de l'autre,
ou que les deux termes sont accidents du même être (64).
Cet exposé d 'Aristote est très rapide, et il semble que le
philosophe ne fasse qu'y résumer des notions par ailleurs bien connues
de ses auditeurs, sans s'y attarder ; mais il nous paraît cependant
qu'ici aussi la notion d'accident logique (ou prédicat non essentiel)
est expliquée par le rapport réel existant entre un être substantiel et
l'accident qui en est affirmé.

Dans le même livre A de la Métaphysique, Aristote énonce les


différents sens du terme au[i(3e(3Tjxdç.
Il s 'agit du chapitre 30, dans lequel le philosophe distingue
deux acceptions fort différentes de l'accident :
1. L'accident proprement dit est défini : « ce qui appartient à
un être et peut en être affirmé avec vérité, mais ne lui appartient
cependant ni de façon nécessaire ni le plus souvent » <65). Aristote
en donne un exemple : « Si quelqu'un, en creusant un trou pour un
arbre, a découvert un trésor, c'est donc un accident pour celui qui
creuse le trou de découvrir un trésor ; car cette découverte ne
découle pas nécessairement du fait de creuser ni ne suit
nécessairement celui-ci, et parce qu'il n'arrive pas la plupart du temps,
lorsqu'on plante un arbre, qu'on trouve un trésor » (66). Ce genre
d'accident, qu'on pourrait appeler le « fait accidentel », nous l'avons
déjà rencontré plus haut, en An. Post. A4, 73 b 10-16, et l'étudie-
rons plus en détail à propos d'un texte du livre E de la
Métaphysique. 11 s'agit de faits qui n'ont pas de cause déterminée, mais sont
dus à une cause fortuite et dès lors indéterminée (67>.
2. La seconde définition de l'accident est celle de l'accident par

MMêtaph. A 7, 1017 a 19-22. L'appel a l'ordre réel nous paraît souligne*


par l'expression: T(j) <ZÔT(p 5vxi
<M> Mêtaph. A 30, 1025 a 14-15.
<"> Métaph. A 30. 1025 a 15-19.
<"> Métaph. A 30. 1025 a 24-25.
396 Madeleine van Aubel

soi : c'est « ce qui appartient par soi à un sujet, mais sans se trouver
dans sa substance » (e8). Cette sorte d'accident, fort différente de la
première, Aristote la désigne tantôt par aujifkjfyxdç, comme c'est le
cas ici, tantôt avec plus de précision par au\i§z§"fiY.à<z xafr'aôxd <69) ;
c'est l'appellation la plus courante de ce genre d'accident, qui
représente l'attribut non essentiel mais nécessaire. L'exemple qu'Aris-
tote cite en général, comme ici, pour cet accident est la propriété
qu'a tout triangle d'avoir la somme de ses angles égale à deux
droits (70). Cet « accident par soi » représente de toute évidence
un accident logique, mais celui-ci, nous l'avons signalé plus haut, ne
se voit cependant pas attribuer de place par Aristote dans la
classification des prédicables étudiée précédemment.

Dans le livre £ de la Métaphysique, au début du chapitre 2,


Aristote récapitule les quatre acceptions de l'être énumérées plus
haut, et passe aussitôt à l'étude de l'être par accident.
Une première note à propos du 5v %olxol aujiPepYjxdç : il n'est
pas objet de spéculation ; Aristote en trouve un signe dans le fait
qu'aucune science — qu'elle soit pratique, poétique ou théorique —
ne se préoccupe de lui <71). Pourquoi ? Nous le saurons, répond-il,
quand nous aurons compris quelle est sa nature et en vertu de
quelle cause il existe (73). Parmi les êtres, explique Aristote,
certains se présentent toujours et nécessairement (entendons qu'ils ne
pourraient être autrement) de la même façon ; d'autres seulement
presque toujours : « voilà, dit-il, le principe, voilà la cause de
l'existence de l'accident » (73) ; « car ce qui n'est ni toujours ni de façon
fréquente, nous affirmons que c'est un accident » (7*'.
Ici encore, le philosophe donne des exemples.
S'il survient tempête et froid à la canicule, on dit que c'est un
fait accidentel ; on ne le dit pas, au contraire, quand il fait à cette
époque une chaleur étouffante ; ce dernier cas, en effet, se produit
toujours ou presque toujours, l'autre non.

t"> Métaph. A 30, 1025 a 30-32.


<"> Voir An. Post. A 6, 75 a 18; A 7, 75 b 1 ; A 22, 83 b 19; Phys. B 2,
193 b 27; r 4, 203 b 35; Métaph. B 1. 995 b 20; B 2, 997 a 20. etc.
<7°) Métaph. A 30, 1025 a 32.
<M> Métaph. E 2, 1026 b 3-5.
«'•> Métaph. E 2. 1026 b 24-27.
<"> Métaph. E 2. 1026 b 27-31.
<"> Métaph. £ 2. 1026 b 31-33.
Accident, catégorie» et prédicables chez Aristote 397

Si un homme est blanc, on dit que c'est un accident ; cela


n'arrive en effet ni toujours ni le plus souvent ; mais s'il est dit
a animal », ce n'est pas par accident.
Si l'architecte opère une guérison, c'est par accident, car, par
nature, c'est un médecin et non un architecte qui peut guérir, mais
il s'est fait par hasard que l'architecte était médecin ; de même un
cuisinier, tout en ne recherchant que l'agrément, peut préparer un
mets sain, mais ce ne sera pas en vertu de son art culinaire ; on
dit que c'est arrivé par accident <76).
Comment explique-t-on, en dernier ressort, que de tels faits
puissent se produire ? Quelle est leur cause ? reprend Aristote. Le
philosophe va répéter, sous une forme un peu plus détaillée,
l'explication qu'il a donnée en 1025 a 24-25 : « Ces choses ne relèvent
d'aucune technique ni d'aucune puissance déterminée, car ce qui
est ou devient par accident a aussi une cause accidentelle » (T').
L'accident est donc défini, sa cause est également accidentelle, et
l'accident s'explique finalement par la possibilité qu'a la matière
d'être autre chose que ce qu'elle est le plus souvent. En ce sens, la
matière est cause de l'accident (T7>.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il est nécessaire qu'il y ait
des accidents. En effet, dit Aristote, « étant donné que toutes choses
ne sont ou ne deviennent pas de façon nécessaire ni toujours, mais
que la plupart sont presque toujours, il est nécessaire que l'être
par accident existe..., sans quoi tout serait de façon nécessaire » <rs>.
Cette présentation de l'accident étant faite, il est clair qu'il ne peut
y avoir de science de l'accident, puisque « toute science a pour
objet ce qui est toujours ou presque toujours (79).
L'accident, tel qu'il nous est présenté dans ces derniers textes
diffère assez fort, à première vue, de l'accident tel qu'il était
présenté jusqu'ici, et qui se rattachait directement à la doctrine de
l'attribution. Cette fois, nous sommes renvoyés à une doctrine de
la Physique d 'Aristote, qui répartit en trois classes les différents
phénomènes qui peuvent se produire : certains se produisent toujours,
de façon nécessaire ; cette nécessité ne se caractérise pas ici par la

<"> Métaph. E 2, 1026 b 33 - 1027 a 4.


<"> Métaph. E 2, 1027 a 6-8.
<"> Métaph. E 2. 1027 a 13-15.
<"> Métaph. E 2, 1027 a 8-13.
("> Métaph. E 2, 1027 a 19-26.
398 Madeleine can Aubel

violence, mais signifie l'impossibilité pour ces phénomènes d'être


autres qu'ils ne sont (80> ; d'autres faits se produisent presque
toujours, ce sont les plus répandus (81> ; d'autres enfin ne se produisent
ni toujours ni le plus souvent ; ces phénomènes rares, exceptionnels,
Aristote les désigne ici du nom d*« accidents » <82). Dans d'autres
textes, traitant de la même répartition des phénomènes, cette
dernière classe est désignée comme celle des faits attribuables au
hasard (83).
Les faits accidentels, identifiés aux faits exceptionnels et aux
faits dus au hasard sont donc des phénomènes non nécessaires,
c'est-à-dire qui peuvent être autres qu'ils ne sont, et par voie de
conséquence, des phénomènes non fréquents, rares.
Cette dernière constatation nous paraît importante pour
comprendre l'élaboration probable de la notion de ai>j),(kpir)îo<5ç par
Aristote. Il y a des faits, déclare-t-il, dont on dit : « c'est arrivé par
accident ». Et il cite des exemples : qu'il ait fait froid à la canicule,
qu'un architecte ait opéré une guérison, ce sont des faits qu'on dit
« accidentels » (84). C'est là une appellation courante. C'est ainsi
que, dans le langage habituel des Grecs de son époque, on
caractérisait ce genre de faits exceptionnels. On disait d'ailleurs équivalem-
ment : « c'est un effet du hasard » (85>. C'est bien le sens que
revêtaient, dans le vocabulaire grec non philosophique, le verbe
ou^afveiv et ses participes.
Aristote, le premier, va délimiter la notion de « fait accidentel »,
qu'il définit : celui qui ne se produit ni nécessairement ni la plupart
du temps.
Il va ensuite rapprocher cette étude de son étude de Y
attribution ; dans une proposition attributive également, le rapport
entre le prédicat et le sujet peut être un rapport ne se vérifiant ni
toujours ni fréquemment. Ainsi, par exemple, le fait qu'un homme
soit blanc ne se produit ni toujours ni fréquemment : c'est un fait
accidentel. Et a blanc », étant un prédicat qui n'appartient au sujet

(••) Mêtaph. E 2. 1026 b 28-29; A 5. 1015 a 33-35.


(") Métaph. E 2. 1026 b 29-30; 1027 a 8-10.
<•"> Métaph. E 2, 1026 b 31 - 1027 a 4.
<M> Top. B 6. 112 b 1-2; Phy». B 5, 196 b 10-15; An. Post. A 30, 87 b 19-21.
<•«> Métaph. E 2, 1026 b 33-1027 a 4 cité plus haut: XOOxo
^ (b 34); 5t6 ouv£3ir) cpa«iiv (a 4).
<"> Phy». B 5, 1% b 13 • 15 cité plus haut, surtout: xal xaOxa Tcdcvxcç
çaolv eîvai àrcô ti
Accident, catégories et prédicableê chez Aristote 399

« homme » ni toujours ni le plue souvent, autrement dit, un prédicat


qui peut lui appartenir ou ne pas lui appartenir, entendons un
prédicat non nécessaire, est un prédicat « accidentel ». C'est l'accident
logique ou dernier prédicable.
On voit donc le lien très étroit qui existe entre le fait accidentel
et l'attribution accidentelle : dans les deux cas, il s'agit d'un rap'
port non nécessaire entre deux termes (soit cause-effet, soit sujet-
prédicat). La rareté des faits de hasard n'est, quant à elle, que la
conséquence de leur non-nécessité.

Au terme de l'étude des textes importants dans lesquels


Aristote nous présente sa conception du terme aujijSep'yjxdç, il nous
paraît utile, en guise de conclusion, d'établir une synthèse des
différents sens qu'Aristote accorde à ce terme.
Une remarque s'impose avant tout : il est bien certain que la
distinction entre « accident-prédicable » et « accident-catégorie » ne
se trouve explicitement affirmée nulle part dans l'œuvre d'Aristote.
Il est donc indiscutable qu'à ce point de vue, un durcissement très
net s'est opéré entre Aristote et ses commentateurs.
Que trouvons-nous chez notre philosophe ?

1 . Il est évident, nous l'avons souligné à plusieurs reprises, qu'il


existe dans les Topiques un exposé clair et précis de la théorie des
prédicables, que cette théorie relève exclusivement du domaine de
la logique, et que le aujAJ3s(3irjxdç y reçoit une place.
Il est donc certain qu'il existe chez Aristote une définition de
l'accident logique ou dernier prédicable. Mais cette définition,
rappelons-le, n'est pas absolument claire. En effet, l'accident y est
défini successivement comme « ce qui peut appartenir ou non à un
sujet », c'est-à-dire comme prédicat non nécessaire et non essentiel,
et comme « le prédicat convertible avec son sujet, mais non
essentiel », auquel cas il n'est pas exclu que l'accident soit nécessaire.

2. La présentation de l'accident comme dernier prédicable n'est


cependant pas la présentation la plus fréquente dans l'œuvre
d'Aristote. Notre étude des textes nous a, en effet, permis de constater
que, bien souvent, la notion de au^^sp^xèç s'identifiait à celle,
étudiée précédemment, de « catégorie secondaire », sans qu'Aris-
400 Madeleine van Aubel

tote la désigne jamais formellement comme telle. Toutefois, à la


lecture de certains textes, tels ceux des Seconds Analytiques cités
ci-dessus à la p. 368, note 30, on comprend aisément que les
successeurs d'Aristote n'aient pas hésité à désigner par au{i(k[3ir]xdc
l'accident ontologique et à se réclamer pour cela des dires du maître.
Mais dans ces cas, la notion d'accident revêt chez Aristote un
double aspect : logique et métaphysique.
Sous son aspect métaphysique, l'accident représente une forme
secondaire d'être, qui mérite à peine le nom d'être ; il n'est en effet
qu'une détermination d'autre chose, d'une substance.
Dès lors, il est tout normal que, sur le plan logique, des termes
représentant de telles réalités ne soient toujours que des prédicats
s'affirmant d'autre chose que d'eux-mêmes, en d'autres termes,
qu'ils soient des prédicats non essentiels.
Parfois, précise Aristote, ces prédicats sont nécessaires, parfois
ils ne le sont pas : c'est la distinction entre le au^pe^xôç %a\K a&trf
et le au\L$£$f}Y.6ç au sens propre.
Il est certain aussi que l'aspect logique des catégories
correspond de fait au dernier prédicable. Mais la différence essentielle
entre la présentation de ces sortes d'accidents réside précisément
dans le fait que l'accident-catégorie réunit les plans logique et réel,
ce dernier étant le fondement de l'autre, tandis que l'accident-
prédicable isole le plan logique.

3. Nous avons enfin trouvé une troisième présentation de


l'accident relevant plutôt de la Physique : il s'agit de phénomènes rares
et fortuits. Aristote assimilait d'ailleurs cette notion à celle du
prédicat n'appartenant ni toujours ni le plus souvent à son sujet,
autrement dit au prédicat non essentiel et non nécessaire : le
dernier prédicable. Le passage entre les deux notions s'opérait
aisément, nous l'avons montré.

En somme donc, dans Toeuvre d'Aristote, l'accident revêt trois


aspects, se situe sur trois plans, ceux-ci étant d'ailleurs
immédiatement connexes :
1° le plan de l'expérience courante : certains faits sont fortuits,
rares, on dit que ce sont des « accidents » ;
2° le plan de la réalité : l'accident y apparaît comme une
forme toute secondaire d'être, qui ne doit son être qu'à la
substance ;
Accident, catégorie» et prédicable» chez Aristote 401

3* le plan logique, où l'accident est au total assez mal


déterminé : la doctrine des prédicables nous le présente comme un
prédicat non essentiel et non nécessaire, ou encore, non
convertible avec son sujet et non essentiel ; dans la doctrine des
catégories, il apparaît comme un prédicat non essentiel ; Aristote
précise parfois qu'il est tantôt nécessaire, tantôt non nécessaire.

Ainsi qu'on le voit, la notion d'accïVfenf, dans l'œuvre


d'Aristote, est une notion très complexe. Le philosophe met en valeur
tantôt un aspect, tantôt un autre.
Cela se comprend fort bien si l'on se rappelle que le concept
d'accident est une découverte d'Aristote. Avant lui, on distingue
mal, dans un jugement, le rapport essentiel des rapports non
essentiels.
Et l'on comprend dès lors que, tout naturellement, cette notion
a dû s'élaborer progressivement dans l'esprit d'Aristote qui ajoute,
au cours de ses études, tantôt une note, tantôt une autre,
fournissant ainsi à ses successeurs tous les matériaux nécessaires à
l'élaboration nette et distincte des deux notions traditionnelles
d'accident logique ou prédicable, et d'accident métaphysique ou
prédicamental.
Madeleine VAN AuBEL.
Bruxelles.

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