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LS HS01 0098
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© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 17/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.109.229.91)
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Sorbonne Nouvelle
cecile.van-den-avenne@sorbonne-nouvelle.fr
On peut citer l’étude pionnière réalisée par Roger Hewitt en 1986 White
talk Black Talk, à partir d’un terrain dans le sud de Londres, où il décri-
vait les usages du créole par des adolescents blancs, analysant comment
ceux-ci négociaient leur droit d’utiliser cette langue avec leurs amis
noirs. Les travaux de Rampton ont porté quant à eux sur l’usage de
trois codes dans des groupes pluriculturels d’adolescents britanniques :
le créole, le penjabi, et ce qu’il appelle l’« anglo-indien stylisé », soit
une variété qui tient de ce que Peter Auer désigne comme « ethnolecte
secondaire » (Auer, 2003), une stylisation opérée à partir d’un parler
dont on ne retient que quelques traits (en l’occurrence la façon dont des
locuteurs originaires du sous-continent indien parlent l’anglais). Sur le
terrain nord-américain, des chercheurs se sont aussi intéressés aux cas
d’adolescents blancs empruntant en discours des éléments de l’anglais
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vernaculaire afro-américain, et aux fonctions stylistiques, discursives et
identitaires que peuvent avoir ces usages (Cutler, 1999). Des travaux
similaires ont été menés sur d’autres terrains, par exemple, en France,
sur des phénomènes de crossing mettant en jeu des éléments prosodiques
et lexicaux issus de l’arabe dialectal (Pooley, 2012). Dans toutes ces
études, les locuteurs sont majoritairement des adolescents, et les pra-
tiques étudiées visent notamment à défier l’autorité des adultes, créer de
la solidarité dans un groupe de pairs, détourner les attendus en termes
d’ethnicité, etc.
Dans certains cas (comme l’usage de « anglo-indien stylisé », ou du
« Kanaksprak », l’allemand identifié comme étant celui utilisé par les
immigrés notamment d’origine turque), le crossing devient une forme
de stylisation de l’« Autre » (Rampton, 1999), reposant sur la sélection
et l’usage de traits langagiers considérés comme typiques (supposant
donc une stéréoypisation) d’une appartenance sociale et culturelle. Il y
aurait dès lors deux types de crossing, correspondant à deux types de
dialogisme, selon la terminologie bakhtinienne que reprend Rampton :
soit l’on s’identifie à l’autre et dans ce cas il s’agit d’un dialogisme que
Rampton qualifie d’uni-directionnel ; soit l’emprunt, la citation est iro-
nique et le crossing s’apparente à une forme de parodie, selon un dialo-
gisme dit vari-directionnel.
La notion a fait l’objet de critique, l’une des plus récentes de la part de
Philippe Hambye (2015). La critique porte principalement sur le repé-
rage du franchissement de ligne : l’analyste fabriquerait de la frontière là
où il n’y en aurait pas pour les locuteurs. Le crossing suppose en effet qu’il
y a des usages « normaux » et d’autres qui ne le sont pas, qui sont mar-
qués, pour reprendre la terminologie de Carol Myers Scotton à propos
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des alternances codiques. Or, précise Hambye (2015, p. 93), « si l’on
considère que les locuteurs mobilisent spontanément les formes linguis-
tiques qui circulent dans leur environnement et qui ont cours de façon
légitime dans les espaces sociaux auxquels ils participent eux-mêmes
légitimement, les phénomènes de crossing […] n’ont rien d’exceptionnel
dans des contextes marqués par une forte diversité linguistique, et ils font
partie de la pratique normale, non marquée, des locuteurs ». Le risque
serait aussi celui d’un figement, et des supposées identités ethniques et
des traits linguistiques qui leur seraient a priori associés. Hambye rejette
ainsi la capacité heuristique de la notion pour comprendre ce qui est en
jeu dans ce type de pratiques, qui peuvent être parfaitement analysées à
travers le cadre bakhtinien du dialogisme et de la polyphonie. Rampton
lui-même est revenu sur ses analyses dans des travaux ultérieurs qui pro-
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posent d’autres cadres interprétatifs, insistant notamment sur la notion
de style (Rampton, 2011). Cependant, puisque, précisait Rampton, le
crossing rompt avec les pratiques routinières, l’analyste peut être attentif
à certains indices de contextualisation signalant la rupture. On pour-
rait ainsi valider comme crossing ces moments signalés par les locuteurs
(par différents signaux paralinguistiques : changement de voix, rire, ges-
tuelle...) et interprétés et validés comme tel par les interlocuteurs ; le rire
étant un des modes de validation repérable (pour une analyse de ce type,
voir Van den Avenne, 2019). Dès lors, aucune « frontière » ne préexiste
au crossing, au contraire il peut être compris comme une pratique lan-
gagière qui fabrique de la frontière en la franchissant. Et l’enjeu de l’ana-
lyste est de repérer ce qui fait sens symboliquement comme frontière
dans une interaction précise et dans un environnement social donné,
sans assignation identitaire préalable, quelle qu’elle soit.
Références bibliographiques
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Rampton B. (2011), « Style contrast, migration and social class », Journal of
Pragmatics 43, p. 1236-1250.
Van den Avenne C. (2019), « Quand les Toubabs parlent avec un accent
ivoirien : une pratique stylisée de l’entre-soi », Langue française 202 (2),
p. 91-105. En ligne : <https://www.cairn.info/revue-langue-francaise-
2019-2-page-91.htm>.