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Créoles

Salikoko Mufwene
Dans Langage et société 2021/HS1 (Hors série), pages 81 à 86
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 9782735128273
DOI 10.3917/ls.hs01.0082
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Créoles

Salikoko Mufwene
Université de Chicago
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s-mufwene@uchicago.edu

De la fin du xixe au milieu du xxe  siècle, le terme créole était utilisé


strictement en référence aux parlers vernaculaires issus des langues euro-
péennes, surtout l’anglais, le français, le néerlandais et le portugais dans
des colonies de peuplement où les colons européens constituaient une
toute petite minorité par rapport aux populations serviles. Pour être plus
précis, ces langues dites « lexificatrices » ou « de base » (c’est-à-dire celles
dont les créoles ont retenu la plus grande partie de leur lexique si ce n’est
de leur grammaire) consistaient en des variétés populaires, non standard
parlées par les engagés et les contremaîtres européens (parmi eux des
locuteurs non natifs) avec lesquels les populations serviles (dans les cas
prototypiques) ou indigènes (dans les cas non prototypiques) étaient le
plus en contact. Ces langues étaient apprises par immersion, et les com-
pétences développées variaient selon l’âge et l’aptitude des apprenants,
les modèles linguistiques auxquels ils étaient exposés (locuteurs natifs,
Créoles, acclimatés bien que nés en dehors de la colonie ou Bossales
récemment arrivés d’Afrique dans le cas des colonies de l’Atlantique et
de l’océan Indien).

Arbitraire du terme créole


Selon Mervyn Alleyne (1980), les continua créoles ont émergé en même
temps que les variétés basilectales, les plus éloignées des variétés standard

© Langage & Société numéro hors série – 2021


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correspondantes appelées « acrolectes ». Il n’est pas aisé de savoir pourquoi


les créolistes tendent à n’invoquer que des structures basilectales pour
caractériser des variétés comme créoles. Là où les basilectes coexistent
avec leurs acrolectes de la même langue européenne, il serait plus correct
d’identifier tout le continuum comme créole, au risque d’offenser les
locuteurs acrolectaux, car les variétés parlées par ceux-ci sont elles aussi
indigénisées (c’est-à-dire influencées par l’écologie locale dans laquelle
elles sont insérées). Notons cependant que les acrolectes sont promus
par l’institution scolaire, contrairement au basilecte que celle-ci cherche
à éradiquer. Robert Chaudenson (1992, 2001) avait raison de parler
des « créoles acrolectaux », qui peuvent se confondre avec les « créoles
de salon » (c’est-à-dire les variétés parlées par l’élite). D’ailleurs, comme
l’observe John Rickford (1990), la plupart des locuteurs créolophones
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parlent une variété mésolectale, intermédiaire entre les deux pôles. La
diglossie invoquée pour les créoles français n’exclue pas le continuum,
comme le rend évident le phénomène d’interlecte – comprenant des
structures mixtes basilectales at acrolectales –, auquel on peut aussi rat-
tacher les notions de « kreyòl swa » et « créole de salon » ; ils renvoient
tous au mésolecte. Soulignons cependant que, contrairement à ce qu’af-
firment Hugo Schuchardt (1914) et David DeCamp (1971), le conti-
nuum lui-même n’a rien à voir avec l’hypothèse de « décréolisation », ou
plutôt « débasilectalisation » (impliquant respectivement, la disparition
du créole ou du basilect). Cette hypothèse est incorrecte, compte tenu
du fait que le basilecte n’a jamais été le même pour les créoles apparentés.
Cette hypothèse est basée sur la variation inter- et intra-idiolectale et
non sur des données diachroniques. Celle de Chaudenson selon laquelle
les créoles ont évolué par « basilectalisation », en divergeant progressive-
ment des structures de la langue lexificatrice, paraît plus correcte (voir
aussi Mufwene, 1994).
Chaudenson (1992, 2001) a situé les colonies créolophones –
insulaires et côtières – entre les tropiques, où il était possible de déve-
lopper une économie particulièrement agricole. Cependant, on relève
aussi des « créoles » dans des colonies sans industrie agricole importante,
comme le Cap-Vert et les Antilles néerlandaises. Notons aussi qu’aucun
créole n’a émergé au Brésil, alors que le pays s’était engagé dans la culture
de la canne à sucre plus de 100 ans avant les colonies antillaises et mas-
careignes (Mufwene, 2008).
Cette situation remet en question l’hypothèse de Chaudenson selon
laquelle les créoles se définissent historiquement par une unité de temps,
de lieu, et d’action. L’unité d’action, qui renvoie au recours à une main
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d’œuvre servile pour le développement économique des colonies, ne


s’applique que dans les colonies autour de l’Atlantique et de l’océan
Indien. Bien qu’il y ait des ressemblances entre les colonies discutées
jusqu’à ce point et celles d’Hawaii et d’Australie, la main d’œuvre dans
ces dernières consistait plutôt en engagés. Les choses se compliquent
en ajoutant les «  créoles asiatiques  » basés sur le portugais, comme le
papia kristang («  parler des chrétiens  ») et celui de Macao, ainsi que
ceux basés sur l’espagnol comme le chabacano et le zamboagueño (par-
lés aux Philippines). Les populations indigènes qui les ont produits ne
présentent aucune hétérogénéité ethnolinguistique significative ; elles se
sont acculturées aux pratiques sociales – dont la langue et la religion
– des colons pratiquant le commerce sur leurs territoires. On pourrait
aussi dire qu’elles ont formé de nouveaux groupes ethniques, maintenant
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ces pratiques même après le départ des colons à la fin du xviiie siècle et
au xxe siècle dans le cas de Macao. Exceptés les traits sélectionnés de la
langue lexificatrice, ces « créoles » révèlent des différences structurelles
par rapport à leurs contreparties de l’Atlantique et de l’océan Indien,
eux-mêmes présentant des différences entre eux. Cela rend ainsi difficile
une définition des créoles fondée sur leurs traits structurels communs.

Complémentarité géographique des créoles et des pidgins


Les linguistes ont tendance à définir les créoles par rapport aux pidgins.
Ces derniers, identifiés comme des variétés ayant un lexique très restreint
utilisé sans grammaire élaborée, sont souvent caractérisés de broken (lan-
guage) en anglais. Ils sont présentés comme bien plus simples que les
expanded pidgins (qui ont des structures élaborées), ceux-ci étant souvent
confondus d’ailleurs avec les créoles, car ils fonctionnent aussi comme des
vernaculaires, à l’exemple du tok pisin (en Papouasie) et du pidgin anglais
au Cameroun. Les pidgins sont généralement associés aux contacts spora-
diques entre populations, tels que ceux engendrés par le négoce.
L’un des héritages de la fin du xixe siècle est l’idée que les créoles auraient
évolué à partir d’ancêtres pidgins. Or, comme l’explique Chaudenson
(notamment contre Derek Bickerton 1981), les « habitations » du début
des colonies de peuplement étaient de la taille de petites fermes, éloignées
les unes des autres, avec une population servile démographiquement infé-
rieure à celle des colons et des engagés européens, dans laquelle elle était
intégrée. Les interactions entre les deux groupes étaient loin d’être spora-
diques, et les locuteurs alloglottes ont dû pouvoir produire des approxi-
mations assez proches des parlers non standard des locuteurs d’héritage.
Les enfants créoles non européens, nés dans les «  habitations  », étaient
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certainement des locuteurs natifs de ces vernaculaires coloniaux. La basilec-


talisation s’est amorcée pendant la phase des sociétés de plantation, quand
les populations serviles devenues démographiquement dominantes se sont
retrouvées ségréguées des Européens, alors que les esclaves créoles étaient
quant à eux moins nombreux que les bossales. C’est à ce moment-là que
les parlers des populations serviles ont été discriminés socialement comme
«  créoles  ». Les parlers des créoles blancs ne sont pas reconnus comme
créoles, bien qu’ils aient eux aussi divergé des variétés métropolitaines et
donc été indigénisés.
Notons aussi que le mot pidgin date du début du xixe  siècle, à
Canton, où le pidgin anglais chinois (peut-être le tout premier dans
cette catégorie de parlers) a émergé vers la fin du xviiie siècle. Le terme
créole est apparu quant à lui à la fin du xvie siècle, en Amérique latine,
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pour désigner des populations non indigènes nées dans ces territoires.
Vers la fin du xviie  siècle le terme a été appliqué pour la première fois à
une variété langagière, le portugais parlé par des indigènes au Sénégal,
probablement l’ancêtre du casamançais. L’hypothèse traditionnelle de
l’évolution des créoles à partir des pidgins est acceptable si l’on pos-
tule que les morphosyntaxes évoluent naturellement de la simplicité à la
complexité. Mais elle est erronée, car l’inverse est aussi documenté dans
l’histoire des langues.
La distribution complémentaire géographique entre les territoires
créolophones et pidginophones suggère des évolutions plutôt parallèles
même à Hawaii, où le créole est né en ville et le pidgin sur les plantations
(Mufwene, 2005, 2008). Il est même remarquable qu’il n’y ait pas de
traces de pidgins portugais, alors que le portugais a servi de lingua franca
dans le commerce de l’Afrique de l’Ouest à la Chine et au Japon jusqu’au
xviiie siècle. La raison semble être la présence d’interprètes qui auraient
facilité les interactions entre les parties. Grâce à eux, les pidgins se sont
développés eux aussi par basilectalisation, sans rupture dans la transmis-
sion de la langue de base.
Le fait que les Hollandais pratiquaient la traite négrière en portu-
gais peut expliquer l’absence de pidgins néerlandais. On recense deux
pidgins français : le tai boy en Indochine au xixe siècle et l’abidjanais au
xxe siècle ; le « français tirailleur » est quant à lui une fabrication raciste
de l’armée coloniale française qui n’a jamais évolué. Tous les autres pid-
gins à base de langue européenne sont anglais, surtout dans le Pacifique,
notamment ceux de la Mélanésie et le kriol de Queensland qui ont tous
émergé au milieu du xixe  siècle. Les premiers sont des évolutions de
ce dernier, qui lui s’est développé à partir d’un pidgin formé à Sydney
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(Australie) vers la fin du xviiie siècle. Les pidgins du Cameroun et du


Nigéria sont des dérivés du Krio de Sierra Leone (une ramification du
créole jamaïcain) au xixe siècle (Kofi Yakpo, 2017).

Hypothèses sur la genèse des créoles


Il existe diverses hypothèses sur la genèse des créoles, dont 1. la position
superstratiste, qui attribue la grande proportion du vocabulaire et de
la grammaire à la langue de base ; 2. les explications substratistes, qui
imputent la spéciation en structures divergentes aux influences combi-
nées des diverses langues substratiques ou à la relexification d’une langue
particulière ou d’un groupe typologique de langues  ; et 3.  la théorie
du bioprogramme, selon laquelle les enfants nés dans les plantations
auraient transformé le pidgin de leurs parents en un créole. Aucune de
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ces hypothèses n’est entièrement correcte, bien que la thèse superstra-
tiste soit la plus acceptable à condition qu’elle inclue les influences des
langues substratiques sur les structures des parlers ciblés par les locuteurs
alloglottes (voir Enoch Aboh, 2015 pour des détails sur la formation
des grammaires hybrides dans le contexte de l’approche écologique  ;
Mufwene, 2005).
Pour conclure, il n’est pas facile de définir les créoles comme
une catégorie de langues. Et il n’est pas clair non plus qu’il soit utile
d’appliquer le terme créole à des variétés langagières qui n’ont pas émergé
dans les conditions historiques mentionnées ci-dessus, car il n’y a pas
de critères de restructuration qui les distinguent des autres langues. Sa
seule justification demeure ancrée dans l’histoire raciste coloniale où les
non-Européens étaient considérés comme biologiquement moins évo-
lués que les Européens et, par extension, leurs langues et leurs cultures
comme moins développées (Michel DeGraff, 2005).

Références bibliographiques

Aboh E. O. (2015), The Emergence of Hybrid Grammars. Language Contact


and Change, Cambridge, Cambridge University Press.
Alleyne M. C. (1980), Comparative Afro-American, Ann Arbor, Karoma.
Bickerton D. (1981), Roots of Language, Ann Arbor, Karoma.
Chaudenson R. (1992), Des îles, des hommes, des langues. Langues créoles,
cultures créoles, Paris, L’Harmattan.
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Chaudenson R. (2001), Creolization of Language and Culture, Londres,


Routledge.
DeCamp D. (1971), « Toward a generative analysis of a post-creole speech
continuum », dans Hymes D. (dir.), Pidginization and Creolization of
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DeGraff M. (2005), « Linguists’ most dangerous myth : The fallacy of creole
exceptionalism », Language in Society 34, p. 533-591.
Mufwene S.  S. (1994), «  On decreolization: The case of Gullah  », dans
Morgan  M.  (dir.), Language and the Social Construction of Identity
in Creole Situations, Los Angeles, Center for Afro-American Studies,
p. 63-99.
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Mufwene S. S. (2005), Créoles, écologie sociale, évolution linguistique : cours
donnés au Collège de France durant l’automne 2003, Paris, L’Harmattan.
Mufwene S.  S. (2008), Language Evolution. Contact, Competition and
Change, Londres, Continuum Press.
Rickford J. R. (1990), « Number delimitation in Gullah : A response to
Mufwene », American Speech 65, p. 148-63.
Schuchardt H. (1914), Die Sprache der Saramakkaneger in Surinam,
Amsterdam, Johannes Müller.
Yakpo K. (2017). « Unity in diversity : The homogeneity of the substrate
and the grammar of space in the African and Caribbean English-lexifi-
er creoles », dans Cutler C., Vrzić Z. & Angermeyer P. (dir.), Language
Contact in Africa and the African Diaspora in the Americas. In Honor of
John V. Singler, Amsterdam, John Benjamins, p. 226-251.

Renvois : Colonialisme ; Contacts de langues ; Créoles français ; Langue ;


Norme ; Politique linguistique ; Plurilinguisme ; Standardisation.

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