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Une fois décidé, ce qui s'est fait très vite, d'écrire sur
l'affaire Romand, j'ai pensé filer sur place. M'installer dans
un hôtel de Ferney-Voltaire, jouer le reporter fouineur et qui
s'incruste. Mais je me voyais mal coinçant mon pied dans
les portes que des familles endeuillées voudraient me
refermer au nez, passant des heures à boire des vins chauds
avec des gendarmes francs-comtois, cherchant des
stratagèmes pour faire connaissance de la greffière du juge
d'instruction. Surtout, je me suis rendu compte que ce
n'était pas cela qui m'intéressait. L'enquête que j'aurais pu
mener pour mon compte, l'instruction dont j'aurais pu
essayer d'assouplir le secret n'allaient mettre au jour que
des faits. Le détail des malversations financières de
Romand, la façon dont au fil des ans s'était mise en place sa
double vie, le rôle qu'y avait tenu tel ou tel, tout cela, que
j'apprendrais en temps utile, ne m'apprendrait pas ce que je
voulais vraiment savoir : ce qui se passait dans sa tête
durant ces journées qu'il était supposé passer au bureau ;
qu'il ne passait pas, comme on l'a d'abord cru, à trafiquer
des armes ou des secrets industriels ; qu'il passait, croyait-
on maintenant, à marcher dans les bois. (Je me rappelle
cette phrase, la dernière d'un article de Libération, qui m'a
définitivement accroché : « Et il allait se perdre, seul, dans
les forêts du Jura. »)
Cette question qui me poussait à entreprendre un livre, ni
les témoins, ni le juge d'instruction, ni les experts
psychiatres ne pourraient y répondre, mais soit Romand lui-
même, puisqu'il était en vie, soit personne. Après six mois
d'hésitations, je me suis décidé à lui écrire, aux bons soins
de son avocat. C'est la lettre la plus difficile que j'ai eu à
faire de ma vie.
Leurs enfants.
Il appelait Florence Flo, Caroline Caro et Antoine Titou. Il
utilisait beaucoup les prénoms possessifs : ma Flo, ma Caro,
mon Titou. Souvent aussi, avec cette tendre moquerie que
nous inspire le sérieux des tout-petits, il disait Monsieur
Titou. Alors, monsieur Titou, a-t-on bien dormi ?
Il dit : « Le côté social était faux, mais le côté affectif était
vrai. » Il dit qu'il était un faux médecin mais un vrai mari et
un vrai père, qu'il aimait de tout son cœur sa femme et ses
enfants et qu'eux l'aimaient aussi. Ceux qui les ont connus
assurent, même après coup, qu'Antoine et Caroline étaient
heureux, confiants, équilibrés, elle un peu timide, lui
franchement boute-en-train. Sur les photos de classe qui
figurent au dossier, on lui voit la bouille fendue par un large
sourire auquel manquent des dents de lait. On dit que les
enfants savent tout, toujours, qu'on ne peut rien leur
cacher, et je suis le premier à le croire. Je regarde encore les
photos. Je ne sais pas.
« Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi
Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision,
était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai
câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : “Je vous
aime.” Cela m'arrivait souvent, et ils y répondaient souvent
par des dessins. Même Antoine qui ne savait pas encore
bien écrire savait écrire : “Je t'aime.” »
Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a
proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la
tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :
« Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-
heure… Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter
chercher ma robe de chambre… J'ai dit que je les trouvais
chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que
j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec
moi, je l'ai fait coucher sur son lit… Je suis allé chercher la
carabine… »