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16Le problème de la provincia et de l’identité provinciale est

autre. Il met en jeu des rapports de pouvoir et de relations qui


ne sont en rien semblables à ceux qu’induisent les états
modernes fondés sur l’idée d’état-nation. En l’absence de
techniques administratives et d’une approche territorialisée
des problèmes, la province n’était aux yeux de Rome qu’un
espace de contrôle sans contenu autre qu’administratif:
l’impôt, le statut social des habitants et les conditions de leur
contrôle au moindre coût politique et humain. C’est dans
cette logique dominante que peut se comprendre la
surprenante réforme de Dioclétien, incompréhensible pour
des esprits habitués aux identités territoriales. La
multiplication par subdivision en partie arbitraire des
provinces, sans protestations enregistrées (sauf en cas de
recensement et donc pour d’autres raisons) ni revendications
vigoureuses du statu quo, est l’indice que les identités étaient
multiples et fragiles mais que l’identité provinciale n’avait pas
de prise sur les relations de pouvoir ni sur les comportements
des provinciaux. Il en va de même pour le conventus dont le
contenu identitaire était trop fugitif et exclusivement lié à
l’exercice de la justice pour donner naissance à des
autonomies durables et émergentes en cas de crises ou de
conflits36. Il n’y avait pas de gouvernement propre au
conventus à la différence de ce qui existait dans les provinces
et les cités. La province, par ailleurs, ne désignait rien d’autre
qu’une expression géographique arbitrairement délimitée au
sein de laquelle primaient les relations bilatérales entre Rome
et les communautés locales37. Les cités avaient reçu un statut
en fonction de critères sociaux et culturels. Les provinces
mêlaient territorialement des réalités sociales, culturelles et
humaines très hétérogènes.
 38 Oleum ex Baetica ou ex provincia Baetica : voir P. LE ROUX,
« L’Vrbs, les provinces et l’Empire de (...)

17La dimension provinciale confrontée aux pratiques autres


qu’administratives et gouvernementales atteste que
la provincia n’est alors qu’un cadre commode et identifiable
pour le classement de données dispersées et indifférentes
aux limites ou frontières officielles. Il en est ainsi des faits
culturels qui ne sont jamais « de Bétique » ou « de Citérieure »
mais « provinciaux » et donc opposés à ce qui serait le
paradigme romain. Sans doute est-il légitime de chercher à
cerner des traits particuliers: ils ne suffisent pas à fonder un
particularisme et relèvent simplement d’un environnement
indépassable et de la nécessité méthodologique d’un
inventaire objectif et complet. Dans l’ordre économique, la
géographie impose des distinctions et des productions
remarquables, mais l’huile de Bétique38 n’était digne d’être
identifiée globalement que pour sa contribution à
l’approvisionnement de la ville de Rome et de ses élites, tout
en ne mettant en avant que la partie de la province en liaison
avec le Baetis. Le domaine de production, la qualité du
produit, la zone fiscale importaient même en ce cas plus que
le paramètre de la province. Dans le cas des mines et des
métaux, la classification était aussi fondée sur la topographie
locale et comme pour le garum, les produits étaient identifiés
par les producteurs et commerçants organisés, dans le cas
des métaux, en societates d’appellations diversifiées. Il eût
été contraire à l’esprit de la construction impériale romaine de
fabriquer des ensembles provinciaux susceptibles d’accéder à
l’autonomie puis de revendiquer l’indépendance.
 39 Voir, parmi d’autres, l’HA, Sev., 12, 3, qui divise les espaces
occidentaux en Galliae, Hispaniae, (...)
18La territorialisation de l’Empire prit forme progressivement
et fut renforcée à partir d’Auguste, portée par une vision
d’ensemble des espaces et des populations contrôlées39.
L’extension de la citoyenneté romaine à tous les habitants
libres qui ne la possédaient pas encore favorisa l’expression
d’une civilisation romaine opposée à la barbarie, mais elle
reposa essentiellement sur l’affirmation du lien qui unissait à
titre personnel l’empereur et les membres de la res publica,
sans remettre en cause les fondements civiques et locaux des
identités politiques. L’imperium n’était territorial que comme
espace identifié de l’exercice incontesté de la puissance de
Rome incarnée par l’empereur.

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