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Le berbère au Moyen Âge.

Une culture linguistique en cours de reconstitution


Mehdi Ghouirgate
Dans Annales. Histoire, Sciences Sociales 2015/3 (70e année), pages 577 à 606
Éditions Éditions de l'EHESS
ISSN 0395-2649
ISBN 9782713224652
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Le berbère au Moyen Âge
Une culture linguistique
en cours de reconstitution*

Mehdi Ghouirgate
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Dans la vulgate de l’histoire du Maghreb médiéval, les Berbères apparaissent
comme une composante majeure de cette civilisation sur le plan politique. Il n’en
va pas de même de leurs langues. Tacitement, les historiens ont longtemps admis
que les langues berbères avaient été confinées par l’arabisation au rôle de dialectes,
réservés à l’oralité et dépourvus de prestige, face à un arabe conquérant qui occupait
le champ de l’écrit et des fonctions de communication prestigieuses. Les témoi-
gnages allant à l’encontre de cette vision étaient traités comme des contre-exemples
isolés, voire mythiques, peu à même de la contredire. Le Coran des Barġawāta ou
les traces de promotion du berbère sous les Almohades (1147-1269) étaient plus
susceptibles, en définitive, de renforcer la vision téléologique d’une arabisation
inéluctable, scandée par la conquête, puis par les « invasions » hilaliennes (à partir
de la seconde moitié du XIe siècle). Les exceptions auraient en quelque sorte
confirmé la règle selon laquelle islamisation était synonyme d’arabisation. Cette
lecture résiste-t-elle à une analyse rigoureuse des sources, laquelle, en fait, n’a pas
été entreprise avant une date récente ?
Les nouvelles études sur le rapport entre l’arabe et le berbère, dans les
cultures linguistiques du Maghreb médiéval, n’ambitionnent pas davantage de
maintenir une vision traditionnelle « arabocentrée » que d’opérer un renversement

* Cette étude s’insère dans le cadre du projet IGAMWI (« Imperial Government and
Authority in Medieval Western Islam ») financé par le septième programme-cadre de
recherche et développement de l’European Research Council : FP7-ERC-StG-2010-
263361. Participent à ce projet, dirigé par Pascal Buresi, Hicham el Aallaoui, Hassan
Chahdi, Travis Bruce et moi-même. 577

Annales HSS, juillet-septembre 2015, n° 3, p. 577-605.

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radical. Au contraire, le schéma renouvelé d’une dialectique complexe se fait jour,


d’où toute téléologie est absente et dans lequel la promotion du berbère comme
langue de la prédication va de pair avec une islamisation et une arabisation qui
l’ont accompagnée en lui imprimant sa marque. Ce fut notamment le cas sous les
Almohades, quand le berbère se para du prestige de la langue de la domination
politique, susceptible, par conséquent, d’être écrit. L’étude de cette promotion
revêt une importance fondamentale pour mieux comprendre les rapports entre la
référence culturelle à l’arabe, la création d’une idéologie linguistique endogène et
les mécanismes de légitimation du pouvoir dans le Maghreb du Moyen Âge central.
Elle permet, en particulier, de revisiter dans une optique sociolinguistique les rap-
ports entre prédication et communication étatique. Entravée à partir du XIVe siècle,
cette histoire du berbère en tant que langue de prestige a très tôt subi une sorte
de damnatio memoriae qui explique en partie la difficulté des historiens modernes
à reconstituer ce qu’étaient les cultures linguistiques du Maghreb médiéval, des
origines au XIIIe siècle. Or c’est précisément la vision imposée par cette inflexion
relativement tardive, relayée à l’époque contemporaine pour des raisons idéologiques
liées au nationalisme, qu’il s’agit de dépasser. Afin d’analyser la dialectique complexe
du berbère et de l’arabe dans le Maghreb médiéval, et d’en saisir les logiques et
la portée, il convient de mettre en rapport histoire, anthropologie et linguistique.
C’est à ce prix que certaines pesanteurs de l’héritage historiographique sur la
place du berbère dans l’histoire culturelle du Maghreb et de la péninsule Ibérique
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pourront être surmontées, permettant de mieux comprendre les liens entre pra-
tiques langagières, idéologie linguistique et fonctionnement des sociétés islamiques
médiévales à travers une approche d’histoire sociolinguistique qui fait dialoguer
différentes historiographies et traditions scientifiques.

Héritages historiographiques
Si les Berbères sont souvent mentionnés en tant que peuple ayant joué un rôle
déterminant dans l’histoire de l’Occident musulman, force est de constater que
l’aspect linguistique n’est que peu, voire pas du tout, pris en considération : un
ouvrage entier peut être consacré aux Berbères en al-Andalus sans que cette ques-
tion soit évoquée 1. De même, si Pierre Guichard a jadis avancé le thème d’une
orientalisation du Levant ibérique comme résultant d’un peuplement « berbère »
massif, rien n’est dit sur les idiomes de ces populations. La question se pose de
savoir à quoi renvoie, d’un point de vue étymologique, cette onomastique berbère
invoquée comme un apport possible pour un nouvel éclairage sur cette histoire.
Ainsi, il n’existe pas d’étude exhaustive sur les mots berbères présents dans les
sources arabes médiévales. Ils furent pourtant relevés par Reinhart Dozy dès le
XIXe siècle et traduits dans son dictionnaire. Ils sont également présents dans des
ouvrages castillans, tel le De lingua arabica, attribué à Pedro de Alcalá et imprimé

1 - Helena de FELIPE, Identidad y onomástica de los Beréberes de al-Andalus, Madrid,


578 Consejo superior de investigaciones científicas, 1997.

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en 1506 2. Malgré l’abondance de mentions prouvant l’existence de sources écrites


berbères au Moyen Âge, mais aussi de phrases et de mots berbères tirés de sources
en langue arabe, les études diachroniques relatives à cette question sont quasiment
inexistantes. L’attention des chercheurs s’est surtout focalisée sur les aspects histo-
riques, voire sociologiques, de cette présence. Néanmoins, très tôt, des personna-
lités telles qu’Antonio Tovar Llorente, en Espagne, ou Paulette Galand-Pernet,
en France, avaient appelé à prendre en compte le berbère en tant que composante
essentielle de l’histoire de l’Occident islamique : en pure perte 3. Ce désintérêt est
d’autant plus dommageable que, comparé au corpus qui permet d’appréhender
le berbère antique, soit le libyque, les sources médiévales intégrant du berbère
constituent un fonds exploitable beaucoup plus consistant, qui comprend des chro-
niques 4, des dictionnaires bio-bibliographiques, des corpus hagiographiques, des
traités de cuisine et de pharmacologie, des ouvrages de géographie, ainsi qu’un
dictionnaire encyclopédique.
En France, qui est de loin le pays où les études berbères sont le plus dévelop-
pées, ce sont les linguistes qui dominent ce champ de la recherche. Du point de
vue méthodologique, outre les enquêtes de terrain, ils utilisent principalement le
corpus formé au cours de l’époque coloniale. Leur approche de la langue est donc
plutôt synchronique. La même tendance s’observe en Espagne, avec une frontière
quasiment infranchissable entre « Africanistes » et « Arabisants » 5. Résultat de cet
état de fait, il n’existe que peu de collaborations entre linguistes et historiens. Les
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études sur la langue s’aventurent rarement au Moyen Âge – à quelques exceptions
près, comme celles de Salem Chaker et d’Abdellah Bounfour –, cependant que
les historiens n’intègrent guère la variable linguistique berbère dans leur raisonne-
ment, même si une prise de conscience commence à voir le jour, notamment au
sein de l’école lyonnaise 6 et à l’université de Cadix 7.

2 - PEDRO DE ALCALÁ, El léxico árabe andalusí según P. de Alcalá. Ordenado por raíces,
corregido, anotado y fonémicamente interpretado, éd. par F. Corriente, Madrid, Universidad
complutense de Madrid, 1988.
3 - Antonio TOVAR LLORENTE, « Los estudios bereberes en relación con España », Cua-
dernos de estudios africanos, 1, 1946, p. 113-121 ; Paulette GALAND-PERNET, « Documents
littéraires maghrébins en berbère et expansion de l’Islam », in M. GALLEY (dir.), Actes
du deuxième congrès international d’études des cultures de la Méditerranée occidentale, Alger,
Société nationale d’édition et de diffusion, 1978, vol. 1, p. 376-384.
4 - Documents inédits d’histoire almohade. Fragments manuscrits du Legajo 1919 du fonds arabe
de l’Escurial, éd. et trad. par É. Lévi-Provençal, Paris, P. Geuthner, 1928 ; IBN ‘IDß ĀRĪ AL-
MARRĀKUŠĪ, al-Bayān al-muġrib fı̄ ah̊bār al-Andalus wa-ăl-Maġrib. Qism al-muwahø hø idı̄n, éd.
par M. al-Kattāni et al., Casablanca/Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmı̄/Dār atß-Tß aqāfa, 1985.
5 - Helena de FELIPE, « Los estudios sobre bereberes en la historiografía espagnol.
Arabismo y africanismo », in M. MARÍN (dir.), Al-Andalus/España. Historigrafías en constate,
siglos XVII-XXI, Madrid, Casa de Velázquez, 2009, p. 105-117.
6 - Dominique VALÉRIAN (dir.), Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval,
VII e-XII e siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
7 - Mohamed MEOUAK, « Langue arabe et langue berbère dans le Maghreb médiéval.
Notes de philologie et d’histoire », Al-Andalus-Magreb, 13, 2006, p. 329-335 ; Mohand
TILMATINE, « Du Berbère à l’Amazighe : de l’objet au sujet historique », Al-Andalus-
Magreb, 14, 2007, p. 225-247. 579

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Au Maghreb, les études berbères visent moins à comprendre l’histoire de la


langue qu’à la pérenniser, et les institutions créées tentent de mettre au point
des normes orthographiques claires afin de permettre son enseignement à l’école
primaire, de l’adapter à l’usage de l’informatique ou de participer à la constitution
d’une vie culturelle dans cette langue : poésie, création ou traduction de pièces
théâtrales. A contrario, les États issus des indépendances n’ont eu de cesse de
diffuser une vulgate à travers l’école et les programmes de la télévision nationale
visant à renforcer, sur le modèle jacobin, le sentiment d’appartenance à une nation
en recourant à une vision univoque et tronquée de l’histoire. Celle-ci répète inlassa-
blement que les Berbères, dès la conquête du VIIe siècle, étaient une minorité qui
s’est quasi instantanément convertie à l’islam sunnite, la langue berbère n’ayant
jamais dépassé le stade du vernaculaire. Or les sources arabes médiévales infirment
largement cette vision des choses et révèlent que l’histoire du Maghreb, depuis la
conquête jusqu’aux empires berbères, s’est déroulée dans un cadre bilingue arabe-
berbère, voire, par certains aspects, monolingue berbère. Cette histoire fut le plus
souvent soit traduite en arabe, soit rédigée en berbère avec des caractères arabes.
Pour toute la période médiévale, il n’existe qu’un seul document attestant de l’utili-
sation de l’alphabet tifinagh – soit l’abjad ou alphabet consonantique, qui servait
à retranscrire les langues berbères durant l’Antiquité –, mais celui-ci ne concerne
que la frange méridionale du Sahara 8.
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Le berbère vecteur de l’islamisation
Après la conquête initiale, les révoltes berbères d’inspiration kharijite des années
739-740 mettent un terme à la domination arabe sur le Maghreb, à l’exception de
l’Ifrı̄qiya. La diffusion de la nouvelle religion s’opère, à la différence de l’Orient,
dans un cadre politique autonome ; ce processus est généralement qualifié d’auto-
islamisation 9. Aussi n’existe-t-il pas, comme en Égypte, en Syrie et en Irak, d’élite
aristocratique militaire arabe étrangère au pays, qui, issue des conquêtes, aurait
été capable, à l’Ouest et au Centre du Maghreb, d’imposer durablement ses normes
à une masse de conquis, y compris sur le plan linguistique, même si des élites
identifiées comme « arabes » persistent dans les villes et sont renouvelées par la
migration de nouveaux groupes élitaires venus d’Orient. De cette indépendance
vis-à-vis du califat abbasside, il résulte que les populations locales se sont démar-
quées religieusement soit en adoptant un courant spécifique et contestataire de
l’islam, le kharijisme, sous ses formes ibadite et soufrite, principalement à l’Est
et au Centre du Maghreb, soit en donnant naissance à de nouvelles religions
fondées sur un syncrétisme entre l’islam et un substrat autochtone mal connu :

8 - Paulo Fernando de MORAES FARIAS, Arabic Medieval Inscriptions from the Republic
of Mali: Epigraphy, Chronicles, and Songhay-Tuāreg History, Oxford, Oxford University
Press, 2003.
9 - Mohamed KABLY, Variations islamistes et identité du Maroc médiéval, Paris, Maisonneuve
580 et Larose, 1989, p. 14.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

Barġawāta dans la plaine atlantique marocaine, la religion de H ø a-Mı̄m dans le Nord


du Maroc, Suswāla au sud d’Alger.
La fuite de la majorité des Arabes à la suite des révoltes et le fait qu’ils ne
constituent plus l’élément dominant de la société ont considérablement freiné
l’arabisation des populations berbères, qui ignorent largement l’arabe jusqu’au
XIIe siècle. En effet, quand une délégation Barġawāta se rend à la cour du calife
de Cordoue, l’Omeyyade al-H ø akam II (r. 961-976), elle a besoin d’un traducteur
pour se faire comprendre. Cette précision fait écho à la remarque du géographe
al-Idrı̄sı̄ (m. 1166) qui considère comme exceptionnel le cas des tribus proches de
Fès comprenant l’arabe alors que, au même moment, en Orient, le copte et l’ara-
méen ont été définitivement marginalisés 10. D’après le géographe andalou al-Bakrı̄
(m. 1094), les peuples berbères sont implantés depuis la rive occidentale de la
vallée du Nil jusqu’à l’océan Atlantique, îles Canaries comprises, et, au sud, jusqu’à
la boucle du Niger. Avant l’arrivée des tribus arabes Banū Hilāl et Banū Sulaym,
à partir de la moitié du XIe siècle, les populations parlent l’une des différentes
variantes du berbère, exception faite des minorités coptes de Libye et de certains
habitants des villes d’Ifrı̄qiya comme Kairouan, qui sont d’ores et déjà arabisés, le
latin se maintenant peut-être, de façon résiduelle, dans diverses oasis du Maghreb
oriental 11.
La faible diffusion de la langue arabe, tant à l’oral qu’à l’écrit, caractérise
donc dans un premier temps long le Maghreb, tout particulièrement le Maghreb
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occidental, par rapport au reste du monde musulman 12. Elle se manifeste notam-
ment dans le fait que l’on donnait le surnom de Waggāg à celui qui était capable
de lire le Coran et quelques rudiments de sciences religieuses ; sous la forme aggāg,
ce terme désigne encore aujourd’hui chez les Touaregs le lettré musulman 13. La
connaissance de l’arabe apportait un prestige certain à qui possédait cette compé-
tence, comme l’atteste Waggāg b. Zallū al-Lamtøı̄ (m. après 1053) dont l’aura s’éten-
dait sur une grande partie du Maġrib al-aqsøā (Maghreb extrême) et au-delà 14. À la
fin du XIe siècle, le cas d’un berbère maîtrisant la langue arabe sous sa forme orale
et écrite était considéré comme tout à fait exceptionnel, ainsi que le laisse entendre
le polygraphe valencien Ibn al-Abbār (m. 1260) dans la notice consacrée à un Berbère
originaire du détroit, Abū Marwān Samgūn al-Luwātı̄ :

Il étudia auprès des Égyptiens Ibn Nafı̄s, Ibn Munir et d’autres. Il assista aux cours du
jurisconsulte (faqı̄h) ‘Abd al-H
ø aqq en Sicile. D’après Abū Muhø ammad b. Abı̄ Zayd, il

10 - Gabriel MARTINEZ-GROS, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils
s’effondrent, Paris, Éd. du Seuil, 2014, p. 76.
11 - Serge LANCEL, « La fin et la survie de la latinité en Afrique du Nord. État des
questions », Revue des études latines, 59, 1981, p. 269-297.
12 - Mehdi GHOUIRGATE, « Plurilinguisme à l’époque médiévale », Encyclopédie berbère,
vol. 38, à paraître.
13 - Charles de FOUCAULD, Dictionnaire touareg-français. Dialecte de l’Ahaggar, Paris,
Imprimerie nationale de France, [1920] 1951, t. 1, p. 408.
14 - AT-TĀDILĪ, at-Tašawwuf ilā riğāl at-tasøawwuf, éd. par A. Toufiq, Rabat, Publications
de la faculté des lettres de Rabat, Université Mohammed V, 1997, p. 89-92. 581

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suivit l’enseignement d’Abū ‘Alı̄, connu sous le nom d’Ibn Midkiyū, le jurisconsulte de
Siǧilmāssa. Il eut la charge de guide de la prière, de prédicateur et de mufti à Ceuta. Il
se rendit à Tanger, place stratégique des Almoravides, où il exerça les mêmes charges,
ainsi que celle de cadi. À ses débuts, il était préposé à faire apprendre les rudiments de
la lecture coranique. C’était un récitateur [du Coran], un jurisconsulte et un philologue.
Il composait de la poésie, non sans profondeur, ainsi que des sermons dans une langue
arabe sûre. Il ne commettait pas de fautes de grammaire dans ses discours. Il mourut à
Tanger en 1097-1098 15.

Le lien théorique qui existe entre le degré de culture religieuse et le degré d’arabi-
sation implique de poser la question des formes spécifiques prises par la diffusion
de l’islam dans le Maghreb central et occidental berbérophone du haut Moyen
Âge, et de leur relation avec l’arabe et le berbère. Cette question est indissociable
de celle des rapports avec le développement de courants non sunnites et de sa
liaison avec différentes formes de structuration politique. L’étude du développe-
ment du kharijisme au Maghreb central et oriental permet ainsi d’envisager une
islamisation lexicale et conceptuelle du berbère dans le sillage de l’arabe, qui permet
de dépasser une vision trop simpliste associant arabité pure et islam, d’une part,
berbérité pure et résistance à l’islam, d’autre part, pour envisager de manière plus
articulée les mécanismes d’une islamisation linguistique du berbère.
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Les trois principaux centres de diffusion du kharijisme au IXe siècle sont le
Ǧabal Nafūsa dans l’Ouest de la Libye, le Tāhart dans l’Ouest de l’Algérie et
le Djérid en Ifrı̄qiya. C’est dans ces milieux visant la propagation et la consolidation
de la foi kharijite en milieu autochtone, le plus souvent sous sa forme ibādø ite, que
le berbère est utilisé pour la première fois en tant que vecteur du discours reli-
gieux 16. Le dieu de l’islam y est désigné sous le nom de Yakūš ou Yūš, traduction
berbère de l’arabe al-Mu‘tøı̄ (celui qui donne 17). Cependant, il est impossible de
déterminer si cette dénomination constitue une invention propre au milieu khari-
jite pour acclimater l’islam au Maghreb ou s’il s’agit d’un emprunt au judaïsme ou
au christianisme autochtone. Néanmoins, le sens de Yakūš cadre bien avec le mode
de fonctionnement des sociétés au Maghreb, où le don jouait un rôle essentiel 18.
L’importance de la prédication en berbère transparaît dans la somme impor-
tante des Tø abaqāt al-mašā’ı̄h̊ bi l-maġrib (Dictionnaire des cheikhs du Maghreb) d’ad-
Darǧı̄nı̄ (m. après 1270). Dans la notice consacrée à Mahdı̄ an-Nafūsı̄, l’un des plus

15 - IBN AL-ABBĀR, at-Takmila li-Kitāb asø-søila, éd. par B. ‘Uwwād Ma‘rūf, Tunis, Dār
al-ġarb al-islāmı̄, t. 2, s. d., p. 421.
16 - Yassir BENHIMA, « Quelques remarques sur les conditions de l’islamisation du
Maġrib al-Aqsøâ : aspects religieux et linguistiques », in D. VALÉRIAN (dir.), Islamisation
et arabisation de l’Occident musulman médiéval..., op. cit., p. 327.
17 - Gabriel CAMPS (dir.), « Akuš (Yakuš/Yuš) », Encyclopédie berbère, Aix-en-Provence,
Edisud, 1986, vol. 3, p. 431-432.
18 - Cyrille AILLET, « A Breviary of Faith and a Sectarian Memorial: A New Reading of
Ibn Sallāms Kitāb (3rd/9th Century) », in E. FRANCESCA (dir.), Ibadi Theology: Rereading
582 Sources and Scholarly Works, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2015, p. 67-82.

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éminents cheikhs ibādø ites du début du IXe siècle, un opus en berbère est men-
tionné, qui est destiné à éviter les ambiguïtés, sources de déviance, pour répondre
à l’un des chefs de file de l’école kharijite opposée à celle des Wahhābites :

Le but était que les Berbères puissent se passer [les instructions] de bouche à oreille, dans
la langue qu’ils comprenaient, sans rien y ajouter ni retrancher, ne choisissant que les
termes immédiatement intelligibles pour éviter qu’ils soient tenus en suspicion 19.

C’est donc probablement au sein de cette matrice kharijite que les termes religieux
arabes sont traduits pour la première fois en berbère, comme le laissent entendre
Nico Van den Boogert et Maarten Kossmann 20. Leurs caractéristiques morpho-
logiques appartiennent à une strate linguistique plus ancienne que la plupart des
emprunts arabes ultérieurs et il semble que ces emprunts aient été transposés dans
un berbère appartenant à la famille orientale de ces parlers encore pratiqués à Siwa,
Ghadamès, Zuwara, etc. Il apparaît donc que l’islamisation s’est imposée d’est en
ouest à partir d’une matrice kharijite probablement située en Libye actuelle avant
de se diffuser vers l’ouest, les besoins de la prédication ayant amené un groupe de
personnes bilingues à traduire, dès cette époque, les termes fondamentaux de l’islam.

Tableau 1 – Les termes religieux en berbère


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Termes religieux En arabe En berbère
prier søallā Zzal
jeûner søām Uzum
mosquée Masǧid Tamezguida ou timezguida
prière du midi zø uhr Tizwarnin (les « premières »)
prière de l’après-midi ‘asør Takwzin (les « quatrièmes »)
prière du coucher du soleil Maġrib Tinwutši (« celle de la nourriture »)
prière du soir ‘išā’ tinyidø s (« celle du sommeil »)

Note : Le sens des noms de la prière en berbère ne correspond pas au sens arabe.

La langue berbère joue également un rôle important dans la diffusion de l’islam


en Afrique subsaharienne. En soninké, la langue de l’empire médiéval de Ghana,
situé entre la Mauritanie et le Mali, le nom de la prière du midi est sállì-fànà (prière-
première), emprunté par le bambara et par beaucoup d’autres langues ouest-
africaines ; il s’agit probablement de la traduction littérale de l’appellation berbère
Tizwarnin 21. Cela constituerait une preuve que le berbère sert non seulement de
support à l’islamisation des populations du Maghreb mais aussi que, une fois bien
enraciné dans cette région, il se répand au sud du Sahara.

19 - AD-DARǦĪNĪ, Tø abaqāt al-mašāı̄h̊ bā l-Maġrib, éd. par I. T


ø allāy, Blida, Maktabat T
ø arı̄q
al-‘ilm, 1974, t. 2, p. 314.
20 - Nico VAN DEN BOOGERT et Maarten KOSSMANN, « Les premiers emprunts arabes
en berbère », Arabica, 44-2, 1997, p. 317-322.
21 - Lameen SOUAG, « Archaic and Innovative Islamic Prayer Names Around the
Sahara », Bulletin of SOAS, à paraître. Je tiens à remercier l’auteur qui a accepté de me
faire parvenir son article inédit. 583

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Dès cette haute époque, le berbère est couché par écrit, ce qu’atteste la
mention de plusieurs récits en prose, à vocation religieuse et didactique, et de
vers exaltant l’histoire des principales personnalités du mouvement ibādø ite 22. Au
sein de ce milieu culturel dynamique, il existe un engouement pour l’importation
des productions culturelles orientales comme le traité de droit (fiqh), intitulé
al-Mudawwana, d’Abū Ġānim al-H̊urāsānı̄ (m. au début du VIIIe siècle), qui fut traduit
en berbère dans le Ǧabal Nafūsa à une date indéterminée. Ce manuscrit comprend
un glossaire berbéro-arabe qui précède l’œuvre intégrant des phrases berbères et
leur équivalent arabe 23. Comme l’indique Ouahmi Ould-Braham, ce texte recourt
à un mélange de plusieurs parlers, ce qui permet d’émettre l’hypothèse de l’exis-
tence d’une koinè pan-berbère 24. De même, une phrase en berbère de l’hagio-
graphe ibadite al-Wisyānı̄ (m. seconde moitié du XIIe siècle) confirme que l’écrit
était considéré comme supérieur à l’oral pour éviter de tomber dans l’hétérodoxie :
« Les Écritures ne s’effacent pas, comme ne s’effacent pas les étoiles [...] ô Asøı̄l »
(ur tšnt tirā am d ur tšn itran [...] ay Sø ı̄l) 25. La destruction et le pillage de Tāhart
par les Fatimides en 909 et les persécutions dont les Kharijites firent les frais au
cours de l’histoire entraînèrent la disparition progressive d’une partie de ce corpus,
auquel le projet Maghribadite, dirigé par Cyrille Aillet, est consacré 26.
Le berbère était également la langue du sacré pour les différentes religions
procédant de la berbérisation de l’islam, qui ne sont connues que par des sources
externes. L’étymologie des Barġawāta, nom du groupe au sein duquel s’est déve-
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loppée la plus célèbre d’entre elles, a été donnée par Ahmed Toufiq : Ilġwātan
(ceux qui sont sortis/qui ont dévié), traduction quasi littérale du terme arabe h̊awāriǧ/
kharijites 27. À partir de là, un mouvement concurrent, sans doute sunnite, se servit
du berbère pour discréditer la religion des Barġawāta, et il est pratiquement certain
qu’eux-mêmes se désignaient différemment. Au sud du territoire qu’ils occupaient,
le groupement lignager Ragrāga fut chargé de les contenir et de les combattre.
Composé à partir de la racine RG, qui signifie les « Bénis » (Irgurāgan), ce nom
leur fut donné pour leur rôle dans la propagation et la confirmation de la foi en
milieu masømūda 28, et pour la lutte qu’ils menèrent contre « ceux qui ont dévié »,
les Barġawāta. Nous sommes donc en possession d’un grand nombre de termes
qui sont évocateurs pour les contemporains, mais que la méconnaissance actuelle
de l’histoire du berbère ne permet pas d’identifier.

22 - Tadeusz LEWICKI, « Mélanges berbères-ibādø ites », Revue des études islamiques, 10,
1936, p. 267-286, ici p. 275.
23 - Ouahmi OULD-BRAHAM, « Sur un nouveau manuscrit ibādø ite-berbère. La Mudawwana
d’Abū Ġānim al-H̊urāsānı̄ traduite en berbère au Moyen Âge », Études et documents berbères,
27, 2008, p. 47-71, ici p. 47.
24 - Ibid., p. 68.
25 - André BASSET, « Notes additionnelles », Revue des études islamiques, 3, 1934, p. 297-
305, ici p. 300.
26 - Cyrille AILLET (dir.), no spécial « L’ibadisme, une minorité au cœur de l’islam »,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 132, 2012.
27 - AT-TĀDILĪ, at-Tašawwuf..., op. cit., p. 143.
28 - Ibid., p. 128, 178, 198 et 200. Les Masømūda étaient la composante berbère majori-
584 taire du Maghreb extrême.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

Pour désigner Dieu, les Barġawāta utilisaient le même terme que les Kharijites,
à savoir Yakūš. Ils adaptèrent en berbère les formules du dogme musulman « Dieu
est unique » (yan Yakūš), « Dieu est grand » (muggar Yakūš), « au nom de Dieu »
(bi-sm n-Yakūš) et « il n’y a de dieu que Dieu » (ūr-d ām Yakūš) 29. Il y eut d’autres
mouvements de ce type, mais comme les sources textuelles ont été rédigées dans
des milieux officiels sunnites de rite malikite, nous n’en avons qu’une connaissance
partielle et indirecte.
Ces tentatives de berbérisation de l’islam s’appuyèrent sur des corans en
berbère qui ne nous sont pas parvenus. Il est donc impossible de savoir s’il s’agissait
de traductions ou, plus assurément, de paraphrases ; en effet, les textes bilingues
arabe/berbère témoignent du fait que c’était bien ainsi que l’on traduisait habi-
tuellement à l’époque 30. Au Coran proprement dit, des sourates étaient ajoutées,
comme dans le Coran des Barġawāta qui comprenait, entre autres, les sourates du
« Coq », de la « Perdrix » ou du « Serpent ». L’apparition de prophètes s’appuyant sur
des corans en berbère est un phénomène récurrent au Maghreb jusqu’au XIVe siècle,
époque charnière où l’islam sunnite de rite malikite s’implante solidement 31. Certes,
le modèle est arabe et oriental, mais la démarche s’ancre dans la langue et les
réalités locales. Seul le cas d’Ibn Tūmart (m. 1130) diffère : le Grenadin Abū Ishø āq
aš-Šātøibı̄ (XIVe siècle) précise en effet, dans la liste qu’il dresse des innovations
blâmables introduites par Ibn Tūmart, que jamais celui-ci ne composa de coran,
comme l’avaient fait, avant et après lui, d’autres Berbères ayant initié des mouve-
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ments politiques et religieux 32.

Les Almoravides
Avec le nom d’Ibn Tūmart, on anticipe sur le temps des Almohades tout en entrant
de plain-pied dans la scansion chronologique des grands empires berbères. Ce
temps de l’histoire du Maghreb permet de poser, dans sa plus grande extension
géographique (Maghreb et al-Andalus), la question des relations entre berbère
et arabe et construction politique sur un nouveau plan, à la fois pour des raisons
historiographiques (les sources se multiplient) et parce que les deux dynasties
ont adopté des stratégies différentes d’utilisation du berbère en tant qu’outil de
distinction et de communication étatique, en concordance avec leurs spécificités

29 - AL-BAKRĪ, Kitāb al-Masālik wa l-mamālik, éd. par A. Van Leewen et A. Ferré, Tunis,
Dār al-arabiyya li-l-kitāb, 1992, t. 2, p. 820-826. Voir Salem CHAKER, « Données sur la
langue berbère à travers les textes anciens : la Description de l’Afrique septentrionale d’Abou
Obeïd el-Bekri », Revue des mondes musulmans et de la Mediterranée, 31, 1981, p. 31-46, ici
p. 35-36.
30 - A. BASSET, « Notes additionnelles », art. cit., p. 301.
31 - Mercedes GARCÍA-ARENAL, Messianism and Puritanical Reform: Mahdı̄s of the Muslim
West, Leyde, Brill, 2006.
32 - AŠ-ŠĀTø IBĪ, Kitāb al-i‘tisøām, éd. par M. R. Ridø ā, Le Caire, Musøtøafā Muhø ammad, 1878,
t. 2, p. 79. 585

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politiques, doctrinales et idéologiques. La succession des deux empires forme donc


un observatoire privilégié pour comprendre ce qui se joue dans le Maghreb médié-
val à travers la relation dialectique du berbère et de l’arabe, et la résistible ascension
du premier au rang de langue de prestige à travers sa littérarisation.
La première des grandes dynasties berbères, les Almoravides, était originaire
du Sahara. Si elle procédait d’un milieu méconnaissant l’arabe, peu d’indices sub-
sistent pourtant de l’utilisation du berbère par cette dynastie. Le fondateur du mou-
vement almoravide, ‘Abd Allāb b. Yāsı̄n (m. 1059), une fois sorti du désert, procéda
à une création urbaine dans le Dar‘a, une région située stratégiquement sur les routes
menant de l’Afrique subsaharienne au Maghreb, pourvoyeuses d’or et d’esclaves,
or c’est bien un nom berbère qu’il donna à cette ville : « nous l’avons dite Ratnana
[« ordonnée »] 33 ». Cette appellation manifeste la volonté du réformateur de confor-
mer la région nouvellement conquise aux préceptes de l’islam et d’œuvrer dans
le sens d’une islamisation en profondeur des sociétés autochtones à partir d’une
création ex nihilo purement almoravide, c’est-à-dire musulmane.
La ville de Marrakech constitue le cas le plus clair de l’utilisation par les
Almoravides d’un toponyme berbère à des fins idéologiques. Les progrès accomplis
par l’historiographie dans la seconde moitié du XXe siècle mettent en avant le fait
que l’étymologie de Marrakech provient de l’agencement de deux noms berbères :
amūr, que l’on peut rendre en français par pays ou chemin, et Yakūš 34. L’auteur
d’époque mérinide Ibn ‘Abd al-H ø alı̄m précise que amūr signifie « pays » pour dési-
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gner le territoire dominé par la confédération des Haskūra (Haut Atlas central), c’est
ainsi qu’il évoque le « pays de H ø urmān) 35. Cela est confirmé par la
ø urmā » (amūr n’H
façon dont Ibn Tūmart désigne la région du Sūs : « les pays des purs/blancs du Sūs »
(Awmāwren mellūlnı̄n ān’Sūs) 36. On peut donc affirmer que le nom de la capitale
almoravide signifie le « pays de Dieu ».
Cet éclairage sur l’étymologie de Marrakech permet de souligner la cohé-
rence du projet politique et religieux almoravide. En effet, le double choix inaugu-
ral, du nom et du site, coïncide parfaitement avec l’esprit du mouvement tel qu’il
fut lancé par ‘Abd Allāh b. Yāsı̄n. Les autorités almoravides furent à l’origine de
l’entreprise démiurgique qui visait à apporter l’eau depuis la montagne dans cette
contrée à l’origine désertique. Ils firent preuve d’une véritable prouesse techno-
logique pour pourvoir à leurs besoins et à ceux d’une population en pleine croissance

33 - Salem CHAKER, Manuel de linguistique berbère, vol. II, Syntaxe et diachronie, Alger,
ENAG, 1996, p. 139.
34 - Ahmed TOUFIQ, « H ø awla ma‘nā ism Marrākush », in Marrākush, mina at-ta’sis ilā
ākhir al-‘asør al-muwahø hø idı̄, Casablanca, s. e., 1988, p. 15-19.
35 - IBN ‘ABD AL-H ø ALĪM, Kitāb al-ansāb. Tres textos árabes sobre beréberes en el Occidente
islámico, éd. par. M. Ǧa‘lā, Madrid, Consejo superior de investigaciones científicas, 1996,
p. 91, du nom du chef berbère qui conclut un pacte avec le général arabe ‘Uqba b. Nāfi‘,
considéré comme étant à l’origine de l’islamisation du Maghreb extrême.
36 - Documents inédits d’histoire almohade..., op. cit., p. 107. Georges MARCY, « Les phrases
berbères des Documents inédits d’histoire almohade », Hespéris, 14, 1932, p. 61-77, ici
586 p. 72, pensait qu’il fallait rendre awmāwren par « les chemins ».

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et réussirent le tour de force de transformer des terres arides, sans doute dévolues
aux pâturages, en un opulent terroir agricole 37.
Au-delà d’une réponse au besoin vital en eau, cette propension à créer de
toutes pièces des jardins très grands se rattache au projet politique et religieux
d’arracher les hommes à leur vie de péchés en sauvant leurs âmes. Le jardin, dans
le contexte de l’architecture palatiale, doit être rapproché du paradis dans son
acception coranique et représente l’incarnation d’une utopie terrestre 38. Il est le
résultat de l’action des Almoravides pour donner une forme matérialisée, durable
et concrète, à leur projet initial. La création de ces jardins constituait un élément
remarquable qui attira l’attention des différents géographes qui s’en firent l’écho,
comme Ibn Sa’ı̄d al-Maġribı̄ (m. 1274) qui renchérit sur ce thème en signalant que,
avant les travaux almoravides, les oiseaux mouraient de soif en survolant les terres
de la future Marrakech 39. Or c’est le berbère qui servit de support à cette action
visant à édifier les masses en prouvant l’aptitude almoravide à créer de toutes
pièces un « pays de Dieu » sur terre. Plus tard, les Almohades ne remirent pas en
cause cette appellation conforme à leurs ambitions. Bien au contraire, quand le
troisième des califes almohades, Abū Yūsuf Ya‘qūb al-Mansøūr (r. 1184-1199), fit édi-
fier une ville-palatiale contiguë à l’ancien noyau de la capitale almoravide, il reprit
l’appellation de Marrakech en lui donnant le nom de Tāmurākušt ; le t final et initial
traduisant en berbère l’idée d’embellissement 40. Si les Almoravides avaient souhaité
créer un « pays de Dieu », al-Mansøūr et ses successeurs souhaitèrent aller au-delà
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en édifiant un palais digne de leurs ambitions, important pour la première fois au
Maghreb un modèle de cité palatiale jouxtant la capitale populeuse, comme le fut
par exemple Madı̄nat Zahrā’ par rapport à Cordoue. Le berbère servait ainsi de
support à une propagande visant à justifier une domination par l’adoption d’un modèle
arabe exogène.
Au moins deux sources d’époque almoravide prouvent l’usage en al-Andalus
de termes spécifiquement berbères par les souverains d’origine saharienne. Dans
son traité de botanique, Abū l-H̊ayr al-Išbı̄lı̄ indique que les Almoravides appellent
adiqal le melon d’eau et va jusqu’à préciser que le qāf se prononce entre le qāf et
le kāf 41. Dans ses maqāmāt, Ibn Aštarkunı̄ as-Saraqustı̄ (m. 1143), originaire, comme
son nom l’indique, des environs de Saragosse, met en scène un personnage oriental,

37 - AL-IDRĪSĪ, Nuzhat al-muštāq, éd. et trad. par M. Hadj Sadok, Paris, Publisud, 1983,
p. 84 ; IBN SA‘ĪD AL-MAGRIBĪ, Kitāb al-ǧaġrāfiya, éd. par I. al-Arabı̄, Beyrouth, Maktabat
at-tiǧāra, 1970, p. 125.
38 - Sheila BLAIR et Jonathan BLOOM (dir.), Images of Paradise in Islamic Art, Hanover,
Hood Museum of Art, Dartmouth College, 1991.
39 - IBN SA‘ĪD AL-MAGRIBĪ, Kitāb al-ǧaġrāfiya, op. cit., p. 125.
40 - IBN ‘ABD AL-MALIK, Adß -D ß ayl wa-t-takmila, éd. par M. Benchérifa, Rabat, Académie
royale marocaine, 1984, p. 221 ; AL-‘UMARĪ, Masālik al-absøār fı̄ mamālik al-amsøār, éd. et
trad. par M. Gaudefroy-Demombynes, Paris, Paul Geuthner, 1927, p. 131.
41 - Mohand TILMATINE, « La langue berbère en al-Andalus. Présence et marginalisa-
tion à travers l’exemple d’un traité de botanique arabe du XIIe siècle », in J. DAKHLIA
(dir.), Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2004, p. 151-168, ici p. 154-155. 587

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le candide asø-Sø ā’ib b. Tammām qui se rend à Algésiras, pressé de rencontrer un


peuple aux mœurs civiles, les Andalous. En lieu et place il découvre, à sa grande
surprise, des agapes d’hommes voilés mangeant un plat ressemblant à des pâtes
de fourmis ; il s’agit là d’une allusion aux pâtes berbères et sans doute, plus précisé-
ment, au couscous. De plus ces hommes s’enivrent avec du anzø ı̄r 42, une boisson
alcoolisée dont les Masømūda faisaient, d’après al-Idrı̄sı̄, grand usage 43. Composé
à partir de la racine NZø R, ce terme renvoie à l’idée d’asperger et a donné en tašelhø it
actuel anzø ar (pluie). Dans cette maqāma, le narrateur est confronté à des hommes
étranges qui baragouinent un langage absolument incompréhensible. L’auteur fait
ainsi référence aux Almoravides et il est probable que si le terme berbère nous est
donné, c’est pour mettre l’accent sur leur étrangeté et sur leur langage, assimilé à
un galimatias informe. La consonance même du mot, du point de vue adopté par
l’auteur, c’est-à-dire celui d’une oreille orientale, avec la présence de la consonne
alvéolaire sonore et emphatique zø , propre au berbère, vient souligner leur statut
de non-arabes. Ce qui rend plus ridicule encore la prétention, avancée par l’un de
ces étranges interlocuteurs et rendue compréhensible pour les besoins de la cause,
de descendre de H ø imyar, un des peuples yéménites invoqués dans les filiations
arabes classiques.
Néanmoins, l’utilisation d’une langue distincte de l’arabe, de même que la
consommation d’une boisson attachée aux Berbères, l’anzø ı̄r, participent d’une
économie du pouvoir spécifique, comme l’indique le Grenadin Lisān ad-Dı̄n Ibn
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al-H̊atøı̄b (m. 1374) à propos de la proximité entretenue entre le gouverneur almora-
vide de Saragosse, Ibn Tifliwit (m. 1118), et le philosophe Ibn Bāǧa, l’Avempace
des Latins (m. 1138) :

Quand Ibn Tifliwit fut gouverneur de Saragosse [en 1110], il s’attacha les services du
vizir et médecin Abū Bakr b. asø-Sø ā’iġ [Ibn Bāǧa]. Il le trouva aimable. On raconte
qu’il s’absenta un jour et n’assista pas au conseil à Saragosse. Le lendemain, il vint tôt
le matin. Quand il fit son apparition, le gouverneur lui demanda : « Pourquoi t’es-tu
absenté ô médecin ? » Il répondit : « J’ai été affligé par une humeur noire et l’objet d’un
grand chagrin. » Il donna ses ordres en berbère au page qui se tenait à ses côtés. Celui-ci
lui présenta un plat rempli de pièces d’or 44.

Le port du litßām, habit caractéristique, s’inscrit dans une démarche similaire 45. En
effet, les conquêtes amenèrent les Almoravides à se distinguer des populations
dominées. Ils évitaient de se fondre dans la masse des conquis, sous peine de
se mélanger avec leurs sujets et ainsi perdre leur force et leur cohésion. Cette

42 - IBN AŠTARKUNĪ, Maqāmāt al-Luzūmiyyat, éd. par H. Warāglı̄, Aman, ‘Allam l-kutub
al-hø aditß, 2006, p. 385.
43 - AL-IDRĪSĪ, Nuzhat al-muštāq, op. cit., p. 90.
44 - IBN AL-H̊ATø ĪB, al-Ihø ātøa fı̄ ah̊bār Ġarnātøa, éd. par Y. ‘Alı̄ Tawı̄l, Beyrouth, Dār al-ġarb
al-islāmı̄, 2003, t. 1, p. 220.
45 - Mehdi GHOUIRGATE, L’ordre almohade, 1120-1269. Une nouvelle lecture anthropo-
588 logique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2014, p. 47-53.

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préoccupation intervenait dans un cadre où le pouvoir almoravide risquait de devoir


faire face à une rébellion au caractère xénophobe, les Almoravides étant perçus en
al-Andalus comme des étrangers, donc illégitimes à régner. Ce sentiment latent
de rejet les incita à faire corps en se différenciant de leurs sujets par une langue,
un habit et des usages propres.
À l’instar d’autres pouvoirs similaires en Islam, tels que les Seldjoukides en
Irak ou les Mamelouks en Égypte et en Syrie, les dynasties almoravide et almohade
constituent une minorité en al-Andalus. Ils sont tout au plus quelques dizaines de
milliers d’hommes, qui monopolisent les fonctions guerrières et assurent le comman-
dement de la masse des sujets. Le facteur linguistique vient souligner que ces
hommes de guerre gouvernent une population largement démilitarisée. En effet,
le berbère constitue la langue de l’armée jusque dans sa dimension technique,
incluant un vocabulaire spécifique. Cela transparaît dans un certain nombre de
termes du castillan médiéval empruntés au berbère, par exemple « le camp du calife »
(alfareque 46) du berbère afrāg, ou encore « la lance ou javeline » (azagayas 47) du
berbère agzal, de même que le mot « cavalier » (jinete 48) fait référence aux tribus
zénètes originaires du Maghreb central. C’est également en berbère que l’on haran-
guait les troupes lorsque la situation se détériorait ; par exemple en 1172, quand
le siège de la place forte de Huete est sur le point de tourner à la catastrophe en
raison de la résistance opiniâtre et inattendue de la garnison castillane, le prédica-
teur le plus prestigieux des Almohades, ‘Abd al-Wāhø id b. ‘Umar, prend la parole
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pour resserrer les rangs et rappeler aux membres du corps expéditionnaire leurs
engagements :

Puis le vendredi du vingt-septième jour du mois de dß ū l-qa’da, les gens s’assemblèrent


en nombre, en fonction de leur tribu. Le pieux cheikh ‘Abd al-Wāhø id b. ‘Umar prit place
et commença à prêcher d’abord en arabe et ensuite en langue occidentale, les exhortant à
combattre les chrétiens (yuhø arridø uhum ‘alā qitāl an-nasøāra) et en leur rappelant leurs
devoirs envers Dieu qui leur imposait de faire la guerre légale (ǧihād). Alors il leur
dit, en s’adressant à eux en berbère : « Quand vous étiez à Marrakech vous disiez : si
nous montions une expédition contre les chrétiens, nous ferions la guerre pour Dieu et nous
serions persévérants. Mais quand vous avez été en leur présence, vous vous êtes dérobés,
vous avez trahi Dieu et vous n’avez pas été sincères. Vous n’avez été ni croyants, ni
Almohades quand vous entendiez les cloches sonner et que vous voyiez l’incroyance sans
agir. Le Prince des croyants, fils du Prince des croyants, ne peut vous voir, en raison de
votre négligence dans la cause de Dieu Très-Haut et dans la guerre, ceci malgré votre
grand nombre. » Alors il les incita à se repentir et ils lui dirent : « nous nous repentons » 49.

Cette volonté de distinction pouvait susciter un sentiment de rejet, ainsi que


l’attestent les révoltes anti-almoravide et anti-almohade qui se soldèrent par le

46 - Crónica de D. Alfonso el onceno de este nombre de los reyes que reynaron en Castilla y en
León, éd. par F. Cerdá y Rico, Madrid, Don Antonio de Sancha, 1787, vol. 33, p. 67.
47 - Diccionario de la lengua española, Madrid, Real Academia española, 2006, p. 143.
48 - Ibid., p. 789.
49 - IBN Sø ĀHø IB ASø -Sø ALĀT, Tarı̄h̊ al-mann bi-l-imāma, op. cit., p. 411. 589

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massacre des « étrangers » berbères par les Andalous, comme à Cordoue en 1126
ou en 1225 et la fin de l’emprise almohade sur al-Andalus. Dans ce contexte, la
langue pouvait servir à attaquer l’élite militaire majoritairement berbère sur ce qui
justifiait sa présence au nord du détroit de Gibraltar, à savoir la défense de l’islam
en al-Andalus. Ibn ‘Amı̄ra al-Mah̊zūmı̄ (m. 1259), dans la chronique qu’il consacre
à la conquête de Majorque de 1229 par les Aragonais, affirme que, au cœur de la
bataille, le gouverneur almohade de la ville criait en berbère à ses contribules de
se réfugier sur un tertre, abandonnant aux lances chrétiennes leurs frères d’armes
andalous qui ne pouvaient pas comprendre 50.
Au Maghreb, afin de discréditer les Almoravides et de leur ravir le pouvoir,
Ibn Tūmart utilise le berbère pour les invectiver tout en soulignant le caractère
illégitime de leur gouvernement. Ainsi peut-on lire dans l’une des phrases que lui
prête son compagnon Abū Bakr asø-Sø anhāǧı̄, dit al-Baydß aq :

La justice a fui l’injustice et elle est venue chercher refuge contre elle dans cette grotte ;
l’iniquité est triomphante, mais si le bon droit vient à émerger, il frappera à son tour
jusqu’à ce qu’il ait englouti ce ventre dévorant qui le précédait dans ce bas-monde 51.

À travers la métaphore du « ventre dévorant » (yaššı̄ġ ! ādān-as), Ibn Tūmart met en


avant, avec habileté, le fait que les Almoravides sont principalement intéressés par
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le prélèvement des ressources (marchandises, populations, argent, etc.), employant
toute une panoplie de moyens illégaux tels que les taxes extra-coraniques (maġārim,
mukūs, qabālāt, etc.), l’extorsion ou la spoliation, et, comble de l’iniquité, par le biais
de leur milice chrétienne. Du point de vue des gouvernés, les souverains sahariens
pouvaient mener grand train et « s’engraisser » sur le dos de leurs sujets. Dans le
cadre d’une société encore largement non étatisée, peu habituée à s’acquitter de
l’impôt, ces pratiques étaient inacceptables et les arguments avancés par Ibn Tūmart
connurent un réel succès.
Toujours dans la même logique, Ibn Tūmart a recours, pour caractériser les
Almoravides, à un qualificatif en berbère retranscrit dans les sources sous une
forme arabisée, Zarāǧina. Il s’agit de l’arabisation du mot berbère désignant les
pies (izargān), soit des oiseaux à la fois noirs et blancs dont le cœur est réputé noir ;
le « fonctionnaire » de la dynastie almohade Ibn al-Qatøtøān étant le seul à donner
ces précisions 52. Il faut probablement entendre par cette métaphore que si les
Almoravides, en apparence, peuvent être identifiés au blanc et in extenso à la pureté,
couleur que leur confère leur rôle dans la défense d’al-Andalus, leur véritable nature
est le noir, qui renvoie sans aucun doute, selon les Almohades, au côté illégitime

50 - AL-MAH̊ZŪMĪ, Tarı̄h̊ mayurqa, crónica arabe de la conquista de Mallorca, éd. et trad.


par N. Roser Nebot, Palma de Majorque, Universitat de les Illes Balears, 2009, p. 69.
51 - Documents inédits d’histoire almohade..., op. cit., p. 61 : « yarwal l-hø aqq ay l-bātøal ard as-
ykšam ifri, āyā (i)ġnā n l-bātøal mak fall-ās yaffaġ l-hø aqq yawat ārad ākku yaššı̄ġ ādān-
nas ı̄tzawrı̄n nā-dunnı̄t ».
52 - IBN AL-QATø Tø ĀN, Nazø m al-ǧumān, éd. par M. A. Makkı̄, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmı̄,
590 1990, p. 132.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

et inique de ce pouvoir. Il convient d’établir un parallèle avec la façon de procéder


d’un grand nombre de saints qui, eux aussi, utilisent des récits mettant en scène des
animaux (lions, oiseaux, ânes, etc.) afin d’édifier leur auditoire. Encore aujourd’hui,
la porte méridionale de Taroudant est désignée par Bāb Izargān, car elle ouvre
sur la région d’origine des Almoravides, soit le Sahara, le travail de propagande
almohade fut suffisamment efficient pour s’imposer et perdurer dans une ville
aussi stratégique que la capitale du Sūs.
Afin de gagner les cœurs et les esprits, les Almohades se servirent du berbère
pour calomnier les Almoravides en les faisant apparaître comme de mauvais musul-
mans. Les Almoravides sollicitèrent l’investiture du lointain calife abbasside ; tout
comme en al-Andalus, ils cherchèrent à gagner le concours des docteurs de la loi
(fuqahā’) en se présentant comme les garants de la doctrine dominante dans la pénin-
sule Ibérique musulmane : la jurisprudence malikite. Ce choix tranche avec celui
des Almohades qui s’appuient sur le berbère pour se démarquer radicalement de
leurs administrés et les forcer à abonder dans leur sens en les obligeant à reconnaître
Ibn Tūmart en tant que mahdı̄. C’est alors que l’emploi du berbère assume vérita-
blement une dimension idéologique qui le place au cœur de la mécanique du
pouvoir charismatique fondé sur une nouvelle orthodoxie au sein du dispositif de
l’État almohade.
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La langue occidentale : la nouvelle langue sacrée
Bien qu’il ait lui-même voyagé en Orient et acquis une solide formation classique,
Ibn Tūmart, Berbère originaire du Sud du Maġrib al-aqsøā, initie une politique de
rupture religieuse et politique avec tous les autres pouvoirs du monde musulman.
Il apparaît donc comme un réformateur radical, figure emblématique de ce que
Maribel Fierro a appelé « la Révolution almohade 53 ». Ayant pris bonne note de
l’échec des Almoravides à obtenir l’appui des élites intellectuelles d’al-Andalus, les
Almohades cherchent non pas à s’aligner sur l’idéologie dominante du malikisme,
mais à créer leur propre voie. À cette fin, Ibn Tūmart fait une lecture spécifique
de deux hadiths (« dits prophétiques ») : « L’islam a débuté comme un étranger et
il redeviendra étranger, tel qu’il a débuté ; bienheureux soient les étrangers ! »
et « Les habitants de l’Occident seront toujours du côté de la vérité jusqu’à ce
qu’advienne l’Heure » 54. Il identifie ainsi les « étrangers » (ġarı̄b, ġurabā’) dans ces
traditions prophétiques aux habitants de l’Occident (Ġarb), en jouant sur le fait
que ces termes étaient formés sur la même racine Ġ-R-B.
Cette lecture particulière réduit le sens ésotérique, ouvert à de nombreuses
interprétations, à un sens explicite et concret, et fut largement utilisée par les

53 - Maribel FIERRO, The Almohad Revolution: Politics and Religion in the Islamic West during
the Twelfth-Thirteenth Centuries, Farnham, Ashgate, 2012.
54 - MUSLIM, Sø ahø ı̄hø , Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyat, 1985, vol. 1, p. 234 : « bada’a
al-islām ġaribān wa-sa-yaūdu ġaribān kamā badaa, fa-tøūbā li-l-ġurabā » ; vol. 2, p. 675 :
« lā yazāl Ahl al-ġarb zø āhirı̄n ‘alā al-hø aqq hø attā taqum as-sā‘a ». 591

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MEHDI GHOUIRGATE

Almohades. Les Berbères, et plus particulièrement les Masømūda, auraient donc


été explicitement désignés par le Prophète de l’islam comme détenteurs de la
Vérité. Premiers et derniers en tant qu’avant-garde, ils étaient destinés à éclairer
et à sauver le reste de la communauté musulmane le jour du jugement dernier.
Après les Almohades, cette lecture s’imposa dans tous les dictionnaires hagio-
graphiques vantant les vertus des saints du Maghreb ou les mérites des Berbères.
En référence à ces hadiths et à leur interprétation par Ibn Tūmart, la langue utilisée
par les Almohades fut appelée al-lisān al-ġarbı̄ (la langue occidentale). Les Almohades
firent le choix de ne pas désigner comme « berbère » l’idiome dont ils firent usage
car cette appellation trop péjorativement connotée se rattachait aux hérésies long-
temps prégnantes au sein de ce peuple.
C’est dans cette langue occidentale qu’Ibn Tūmart composa trois ouvrages
intitulés l’Unicité divine (at-Tawhø ı̄d), l’Imāma (al-Imāma) et les Règles (al-Qawā‘id) 55.
À ce titre, la langue occidentale bénéficiait d’une égalité de statut avec l’arabe en
jouissant d’un support écrit en tant que langue d’expression du sacré. Cette promo-
tion du berbère permettait aux Almohades de se différencier radicalement de leurs
prédécesseurs almoravides et des fuqahā’ andalous, mais aussi des pouvoirs orientaux.
Le nouveau pouvoir almohade créa son propre pèlerinage dans le Haut Atlas
occidental, à Tinmel, où était inhumé Ibn Tūmart puis, plus tard, les trois premiers
califes qui lui succédèrent. Les Andalous et les lettrés au service de la dynastie
étaient obligés d’y accompagner le calife afin de rendre hommage au fondateur du
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mouvement almohade. Par ce dispositif, le califat berbère ambitionnait de s’auto-
référencer sans avoir à reconnaître de prééminence à aucun autre pouvoir et surtout
pas aux différentes dynasties orientales qui dominaient les lieux saints de l’islam,
ce qui permettait à ces Berbères d’origine de prétendre au califat. Symptomatique
à cet égard, en 1161, alors que les Almohades étaient sur le point d’unifier le Maghreb
en achevant la conquête de l’Ifrı̄qiya, le premier calife de la dynastie, ‘Abd al-
Mu’min (r. 1130-1163), fit adresser aux populations de l’empire, depuis Bougie,
une lettre insistant sur le rôle imparti à la langue occidentale et sur l’obligation
pour tous ses habitants de l’apprendre.

Et je commence par les principes de l’Islam. Il faut apprendre aux gens la science [la
connaissance] de l’unicité divine (tawhø ı̄d) [...] qui est l’affirmation de l’Un et la négation
de tout ce qui est en dehors de Lui. Nous ordonnons à ceux qui comprennent la langue
occidentale (al-lisān al-ġarbı̄) et qui la parlent de lire le tawhø ı̄d dans cette langue, du
début jusqu’à la fin, à propos des miracles et de l’apprendre par cœur [...] Nous comman-
dons aux T ø alaba de la « présence » (Tø alabat al-hø adø ar) et consorts 56 de lire les professions
de foi et de les apprendre par cœur. Le commun 57 a pour obligation, sur son lieu de
résidence, de lire « la profession de foi » et celle qui commence par : « Sache que nous et

55 - IBN SIMĀK, al-H ø ulal al-mawšiyya, éd. par S. Zakkār et A. Zmāma, Casablanca, Dār
ar-Rašād al-hø adı̄tßa, 1978, p. 109-110.
56 - C’est-à-dire les autres Almohades de condition.
57 - On ne sait pas s’il s’agit des non-Almohades de condition ou, plus probablement,
592 des Almohades de rang inférieur.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

toi sommes guidés par Dieu », qu’il l’apprenne par cœur et qu’il s’efforce de la comprendre.
J’inclus dans cette obligation les hommes et les femmes, les hommes de condition libre et
servile ainsi que tous ceux qui espèrent briguer une charge 58.

De pair avec cette injonction, ‘Abd al-Mu’min exigea que tous les imams et prédi-
cateurs de l’empire soient en mesure de retenir par cœur le « credo almohade »
(tawhø ı̄d) en berbère 59. C’est en vertu de ce statut que les discours énoncés en
langue occidentale avaient préséance sur ceux qui l’étaient en arabe, y compris au
palais almohade de Séville, au cours des réceptions officielles comme celle du
7 avril 1173, telle qu’elle est décrite par Ibn Sø āhø ib asø-Sø alāt :

Le pieux cheikh Abū Muhø ammad ‘Abd al-Wāhø id b. ‘Umar prêcha premièrement en berbère
(bi-l-lisān al-ġarbı̄) aux Almohades. Ce qu’il fit pour eux avec une grande clarté pour
que tous comprennent. Par la suite, il traduisit en langue arabe afin de rendre le sermon
intelligible [sous-entendu pour les Andalous] 60.

Ce statut se manifestait également dans le fait que l’enseignement dispensé à


la famille du calife, les Mu’minides, mais aussi aux cheikhs almohades et aux
fonctionnaires de l’empire était donné en berbère et en arabe dans l’École du
palais de Marrakech. Dans cette première langue, on enseignait uniquement les
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préceptes d’Ibn Tūmart, soit le saint des saints de l’almohadisme, le tawhø ı̄d, qui
devait être appris par cœur, ce dont témoigne Ibn al-Qatøtøān : « le credo était appris
par cœur en arabe et en langue occidentale » (wa hø afizø a at-tawhø ı̄d al-’arabı̄ wa-l-
ġarbı̄) 61. Cette précision, si elle n’établit pas avec certitude que le tawhø ı̄d en berbère
était enseigné et inculqué à partir d’un support écrit, le laisse cependant supposer,
ne serait-ce que pour qu’il n’y ait pas de versions déviantes pouvant conduire les
apprenants, et ensuite les øtalaba censés être les garants de l’orthodoxie almohade,
sur le chemin de l’erreur et de l’égarement (dø alāl) 62. À partir de ce modèle de l’École
de Marrakech, il semble que la langue occidentale devint une véritable langue
d’enseignement et de diffusion non seulement du credo almohade mais également
des bases de la foi musulmane, y compris dans sa dimension juridique, dans des
régions éloignées du territoire où l’on parlait l’idiome des Masømūda. Ainsi le célèbre
polygraphe valencien Ibn al-Abbār note-t-il à propos d’un enseignant, Sālim b. Salāma
as-Sūsı̄ (m. 1190), qui exerçait dans la cité caravanière de Siǧilmāsa : « Il était versé
dans la jurisprudence et capable de la rendre en langue berbère 63. »

58 - Ahmed AZZAOUI, Qadø āyā tārı̄h̊iyya h̊ilāl al-‘asøryn al-muwahø hø idı̄ wa-l-marı̄nı̄, Rabat,
Rabbāniyyāt diyār l-ǧāmi‘, 2010, p. 10.
59 - IBN ABĪ ZAR‘, Rawdø al-qirtøās, éd. par ‘A. Ibn Mansøūr, Rabat, Imprimerie royale,
1999, p. 261.
60 - IBN Sø ĀHø IB ASø -Sø ALĀT, Tarı̄h̊ al-mann bi-l-imāma, éd. par A. at-Tāzı̄, Beyrouth, Dār
al-ġarb al-islāmı̄, 1987, p. 434.
61 - IBN AL-QATø Tø ĀN, Nazø m al-ǧumān, op. cit., p. 173.
62 - Ibid.
63 - IBN AL-ABBĀR, at-Takmila li-Kitāb øsila, op. cit., t. 4, p. 92. 593

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MEHDI GHOUIRGATE

De même, sur ordre des autorités almohades, l’appel à la prière se fit en


berbère à partir d’un précepte attribué à Ibn Tūmart 64. Pour Ibn ‘Idß ārı̄ (m. après
1312), elle était appelée tāzalit al-islām, soit la berbérisation du mot arabe
« prière » (søallā) ; elle débutait par une phrase en berbère qui demeure inexpliquée
(sūdūd wa nārdı̄), suivie d’une expression en arabe : « le jour est advenu par la
grâce de Dieu » (asøbahø a wa li-llāh al-hø amd 65). Ibn al-H̊atøı̄b présente une version
légèrement différente en avançant à propos du calife almohade Abū l-‘Ulā Idrı̄s
al-Ma’mūn (r. 1229-1232) qui fit supprimer la doctrine créée par Ibn Tūmart :
« Il fit abroger l’appel à la prière en berbère Tāsøalı̄t al-islām ainsi que mansūb
du seigneur et bādrā 66. » Enfin, du point de vue idéologique, Abū Ishø āq aš-
Šātøibı̄, par réaction à la place accordée au berbère par les Almohades, insiste sur
le fait que le Coran ne peut être enseigné et compris qu’à partir d’un support
arabe.
Cette promotion du berbère entraîna l’usage durable d’un certain nombre
de termes dans le cadre officiel, y compris après la disparition de l’empire. Du
fait de cette institutionnalisation, le sens initial des mots fut altéré. Ainsi, le terme
mizwar – du berbère amezwaru (le premier) – désignait, dans le cadre de la société
segmentaire, le chef d’une tribu. Sous les Almohades, c’est un cheikh 67, le chef
du corps des hauts fonctionnaires (Tø alaba), le premier des médecins du calife, la
personne nommée par l’État pour surveiller les chefs de tribu ; sous les Hafsides
et les Mérinides, il prend le sens général de « préposé à » ou de « chef » et de
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« chef des chérifs ». De même, imi n’tigwmmi, de « seuil de la maison » en vint à
désigner la limite entre l’espace dévolu au souverain et à sa famille (femmes,
enfants en bas âge et esclaves) et le reste du palais qui servait à faire fonctionner
la machine étatique. S’inspirant de ce modèle almohade, les Zayyanides à Tlemcen
et les Hafsides à Tunis structurèrent leurs palais autour de ce imi n’tigwmmi. C’est
aussi le cas de l’Afrāg, la haie d’aubépines protégeant les troupeaux ou les jardins
potagers, qui prend le sens de camp califal à l’époque almohade et qui est repris
au Maroc jusqu’au début du XXe siècle 68.
Clef de voûte de l’édifice almohade, cette sacralisation de la langue berbère
doit s’entendre à plusieurs niveaux. Elle résulte de la volonté d’imposer et de
pérenniser un État dans des contrées où prédominait un modèle de société relative-
ment acéphale et où l’immense majorité de la population ne pratiquait qu’une des
langues berbères. En outre, le système reposait sur une cohabitation, plus ou moins
bien jugulée, entre ‘Abd al-Mu’min et ses descendants, d’une part, et les cheikhs
almohades, d’autre part, qui constituent un groupe de dirigeants représentant une

64 - AŠ-Sø ATIBĪ, Kitāb al-i‘tisøām, op. cit., p. 60 et 78-79.


65 - IBN ‘IDß ĀRĪ, al-Bayān al-muġrib fı̄ ah̊bār mulūk al-Andalus wa-l-Maġrib, op. cit., p. 286.
66 - IBN AL-H̊ATø ĪB, al-Ihø ātøa fı̄ ah̊bār Ġarnātøa, op. cit., t. 1, p. 224.
67 - Dans un contexte almohade, ce terme revêt l’acception spécifique de compagnon
ou de descendant des compagnons d’Ibn Tūmart.
68 - Mehdi GHOUIRGATE, « Un palais en marche : le camp califal almohade », in
P. CRESSIER et V. SALVATIERRA CUENCA (dir.), Las Navas de Tolosa, 1212-2012. Miradas
594 cruzadas, Jaén, Universidad de Jaén, 2014.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

classe bien distincte du reste de la population par la naissance, la formation, le statut


et l’organisation. Avec les Mu’minides, les cheikhs almohades monopolisaient les
postes de commandement à travers tout l’empire. Or ils tiraient leur légitimité,
leur pouvoir et leur prestige du fait qu’ils étaient rattachés à la geste d’Ibn Tūmart
et assimilés aux débuts héroïsés du mouvement almohade. La majeure partie de
la genèse du mouvement s’était déroulée dans un cadre berbère avec des protago-
nistes s’exprimant dans cette langue, parfois de façon exclusive. De surcroît, Ibn
Tūmart était réputé pour avoir excellé dans les deux registres, l’arabe et le berbère,
et donc, à ce titre, il put toucher le plus grand nombre. Enfin, la langue occidentale
permettait de se démarquer radicalement des différents pouvoirs orientaux, à com-
mencer par le califat abbasside, en participant à l’élaboration d’un nouveau califat
maghrébin entièrement auto-référencé.
En comparaison, les Mérinides et les Zayyanides, successeurs des Almohades,
ne cherchèrent pas à s’appuyer sur une idéologie spécifique les différenciant du
reste du monde musulman et ne mirent pas en avant un nouvel idiome sacré. Ils
se contentèrent de justifier leur pouvoir, tout comme leurs contemporains les
Mamelouks, en utilisant la langue en tant que marqueur d’une caste ; ce qui leur
permettait, le cas échéant, de rappeler à leurs sujets que leur pouvoir découlait de
la maîtrise de la force et de la violence. C’est ainsi que le fondateur de la dynastie
Zayyanide de Tlemcen, Yaġmurāsan b. Zayyān (r. 1235-1284), apparaît, dans les
différentes chroniques, comme l’archétype de ce nouvel État de fait en se situant
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largement en deçà des ambitions almohades. Il conserva son nom berbère et ne
prit pas de surnom honorifique arabe (laqab), même si la signification de son nom,
« il a eu le dessus sur eux », était en adéquation avec la nature de son pouvoir
foncièrement guerrier et militaire. Aux poètes de cour qui souhaitaient lui octroyer
un lignage noble en le faisant descendre du Prophète de l’islam, il répondait en
berbère : « Nous avons obtenu les biens de ce monde et le pouvoir par nos sabres
et non par cette ascendance (chérifienne). Quant à son utilité dans l’autre monde,
elle dépend de Dieu seul 69. »
Tout comme il rétorquait en berbère « Dieu seul sait » (issent rabbı̄) à ceux
qui voulaient mettre son nom sur le nouveau minaret de la mosquée de Tlemcen.
La réponse affirmait, aux yeux de tous, la modestie du nouveau souverain par rapport
à ses prédécesseurs les califes almohades. De plus, il utilisait la terminologie arabe
pour désigner Dieu (rabbı̄), faisant l’impasse sur l’ancienne appellation berbère de
Yakūš, sans doute trop rattachée aux « hétérodoxes » kharijites. Cette économie
de pouvoir, en ne mettant pas à l’honneur un idiome sacré propre aux Maghrébins,
laissait la place aux mélanges entre l’arabe et le berbère, comme le faisait le poète
de cour al-Malzūzı̄, fait impensable sous les Almohades :

Il était très familier des princes ; il fut au service des souverains de la descendance de
‘Abd al-H ø aqq [les Mérinides]. Il leur consacra sa poésie, pour la majeure partie composée

69 - IBN H̊ALDŪN, Le livre des exemples, éd. et trad. par ‘A. Cheddadi, Paris, Gallimard,
2002, p. 387. 595

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MEHDI GHOUIRGATE

pour faire part de leurs grands faits d’armes, s’adressant à eux aussi bien en arabe qu’en
langue zénète. Il parvint ainsi à devenir célèbre et proche (des souverains) obtenant honneurs
et faveurs 70.

La montée en puissance du bilinguisme


À la charnière des XIIe-XIIIe siècles, pour la première fois un auteur arabe, Ibn ‘Abd
al-Malik al-Marrākušı̄ (m. après 1224), accorda à des personnes s’exprimant en
berbère la qualité de fasøı̄h (éloquent) 71. De même, un poète syrien, qui avait servi
un temps le sayyid almohade Abū ar-Rabı̄‘, précise que son maître était fasøı̄h aussi
bien en arabe qu’en berbère 72. Cette situation constitue une nouveauté qui révèle,
indubitablement, que l’accession de l’empire almohade au rang de grande puis-
sance avait facilité la promotion du berbère 73.
Il semble que la connaissance du berbère touche, aux XIIe-XIIIe siècles, des
hommes lettrés arabes qui cherchent à servir les Almohades. C’est ainsi que, bien
qu’originaire de Tortosa, Abū l-H ø asan b. ‘Atøiyya fut nommé prédicateur dans l’une
des plus prestigieuses mosquées du Maghreb, al-Qarawiyyı̄n de Fès, en raison de
sa connaissance du berbère ; il en fut de même tout au long du gouvernement
almohade de la ville, comme le signale al-Ǧaznā’ı̄ au milieu du XIVe siècle 74. Aussi
les fonctionnaires jugeaient-ils l’apprentissage du berbère nécessaire au bon dérou-
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lement de leur carrière. Cet attrait nouveau est attesté par le médecin natif de
Séville, Abū Marwān Ibn Zuhr (m. 1162), l’Avenzoar des Latins, qui demanda au
calife ‘Abd al-Mu’min : « Ô Seigneur, Prince des croyants, j’envie mes frères [les
autres Andalous au service des Almohades] qui comprennent cette langue, pourriez-
vous autoriser ce dévot, votre serviteur, à l’apprendre 75 ? » Or Ibn Zuhr avait long-
temps servi les Almoravides sans jamais avoir éprouvé le besoin d’apprendre le
berbère. En fin de compte, Ibn Marzūq (m. 1379), qui rapporte la scène, moque
la démarche du médecin qui ne put apprendre, au bout d’une longue période,
que deux mots : « donne ! » (‘awiš) et « donne-moi plus ! » (’arnū). Signe, pour le
panégyriste du souverain mérinide Abū l-H ø asan (r. 1330-1348), que les Andalous
s’intéressaient principalement aux prébendes accordées par les Almohades. Il s’agit
là d’une des rares anecdotes d’époque almohade rapportée par ce chroniqueur ; en
effet, l’institutionnalisation de la langue berbère était perçue à l’époque mérinide
comme l’une des caractéristiques de l’époque almohade.

70 - IBN AL-H̊ATø ĪB, al-Ihø ātøa fı̄ ah̊bār Ġarnātøa, op. cit., t. 3, p. 234.
71 - AL-MARRĀKUŠĪ, al-Mu‘ǧib fı̄ talh̊ı̄sø ah̊bār al-Maġrib, éd. par ‘A. Ibn Mansøūr, Beyrouth,
Dar al-kutub al-‘ilmiyya, 1998, p. 243.
72 - AL-MAQQARĪ, Nafhø atø-Tø ı̄b, éd. par I. ‘Abbās, Beyrouth, Dār Sø ādir, 1988, t. 3, p. 158.
73 - Bernard LEWIS, Charles PELLAT et Joseph SCHACHT (dir.), Encyclopédie de l’Islam,
Leyde/Paris, Brill/Maisonneuve et Larose, 1977, vol. 2, p. 843-846.
74 - AL-ǦAZNĀ’Ī, Zahrat al-Ās, éd. par ‘A. Ibn Mansøūr, Rabat, Imprimerie royale, 1991,
p. 42-43.
75 - IBN MARZŪQ, al-Musnad asø-søahø ı̄hø , éd. et trad. par M. J. Viguera, Alger, SNED, 1981,
596 p. 344.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

L’unification politique et territoriale de l’Occident musulman médiéval, sous


les deux dynasties berbères, almoravide et almohade, entraîna d’importants mou-
vements de populations entre les différentes provinces de l’empire. Des troupes
berbères, parfois accompagnées de leurs familles et de Maghrébins en quête de
savoir, franchirent massivement le détroit de Gibraltar, cependant que les souve-
rains berbères employèrent un grand nombre de fonctionnaires ou d’artisans. L’essor
des échanges se manifesta sur le plan linguistique par la diffusion de l’arabe en
milieu berbère et, inversement, par une curiosité accrue pour le berbère en milieu
andalou.
Des centaines de termes berbères apparaissent ainsi dans les traités de
pharmacologie d’Abū l-H̊ayr al-Išbı̄lı̄ (m. après 1120) et du Malagueño Ibn al-Baytøār
(m. 1248), ou dans les principaux traités de cuisine rédigés par des Andalous, que
ce soient des noms de recette (bzı̄n, tutlı̄n, etc. 76) ou des produits utilisés, donnés
sous une forme bilingue : « les escargots » (aġlāl/al-qawqan), « les cardons » (ifezan/
al-h̊aršuf) 77... À l’inverse, des recettes d’origines arabe et orientale sont importées
au Maghreb où les populations « berbérisent » les dénominations arabes en y ajou-
tant un t initial et final ; c’est notamment le cas de la panade (rafı̄sa) appelée à
Fès tarfı̄st, d’après l’auteur anonyme du livre de recettes Kitāb atø-Tø abı̄h̊ (début du
XIIIe siècle) 78.
Plus étonnant encore, al-Baydß aq désigne Reverter Guislaber de la Guardia
(m. 1145), le chef catalan de la milice chrétienne au service des Almoravides, par
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une appellation mi-berbère mi-castillane, « le seigneur des garçons » (señor ifurh̊ān) 79,
terme qui fait référence aux statuts d’infériorité juridique des chrétiens par rapport
aux musulmans en terre d’islam. Il s’agit probablement d’un équivalent de l’arabe
fityān « esclaves », « garçons ».
En lien avec cette accession au statut de langue de référence, on trouve trace
du berbère dans les ouvrages orientaux les plus importants, par exemple dans la
plus prestigieuse bio-bibliographie de la période médiévale Wafayāt al-a’yān wa-
anbā’ abnā’ az-zamān (Nécrologie des personnes éminentes et information sur les contem-
porains) d’Ibn H̊allikān (m. 1282) qui rapporte à propos de l’un des introducteurs
de la doctrine malikite en al-Andalus, originaire de la région de Tanger, Yahø yà b.
Yahø yà b. Wislāssan Manġayā al-Masømūdı̄ al-Laytßı̄ (m. 848) : « Wislās ou Wislāssan
est un mot berbère qui signifie ‘il les a entendus’. Manġayā signifie ‘le tueur’ en
berbère. Nous avons précédemment évoqué les Berbères et les Masømūda 80. »
C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’ouvrage d’Ibn Tūnart (m. 1172) ;
son dictionnaire, qui comprend 2 500 entrées arabes avec leur traduction en berbère,

76 - IBN RAZĪN AT-TUǦĪBĪ, Fadø ālat al-h̊iwān fı̄ øtayyibāt atø- øtaām wa l-alwān, éd. par
M. Benchekroun, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmı̄, 1984, p. 60 et 93.
77 - Ibid., p. 275 et 93.
78 - Kitāb atø-Tabı̄h̊., éd. par A. Huici-Miranda, Madrid, Publications des études islamiques,
1962, p. 207.
79 - Documents inédits d’histoire almohade..., op. cit., p. 65.
80 - IBN H̊ALLIKĀN, Wafayāt al-a’yān wa-anbā’ abnā’ az-zamān, éd. par I. Abbās, Beyrouth,
Dār søādir, 1972, t. 6, p. 144. 597

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MEHDI GHOUIRGATE

atteste la volonté de mettre le berbère au même niveau que l’arabe, en participant


à l’élaboration d’une langue écrite 81. Il recourt essentiellement à la langue des
Masømūda, utilisée par les Almohades, alors même qu’il était originaire de la Qal‘at
Banı̄ H ø ammād dans l’Est de l’Algérie et qu’il s’installa finalement à Fès pour y
exercer la fonction de cadi. À la demande du gouverneur almohade de Ceuta, un
notable de cette cité, lui-même d’origine arabe, Abū l-‘Abbās Ahø mad al-‘Azafı̄
(m. 1236), consacra un ouvrage à Abū Ya‘zā (m. 1176), un saint berbère monolingue.
Le texte contient seize phrases en berbère, aisément compréhensibles pour un
locuteur actuel du tašelhø it. Si bon nombre d’entre elles ont un lexique et une syntaxe
berbères, d’autres en revanche présentent un étonnant mélange. Dans certaines,
la syntaxe est berbère, mais le lexique entièrement arabe, à l’exception de la
préposition s « à l’aide de » : « je me repens avec l’aide du seigneur des mondes »
(tūb-aġ s-rabb al-‘allāmı̄n). Dans d’autres, cela peut aussi être l’inverse avec une
syntaxe arabe et un lexique berbère : « Dites au lion noir » (Qūlū l-izam saggān) 82.
Ce mélange constitue peut-être un bon indice de l’interpénétration entre les deux
langues à l’œuvre dans les classes dirigeantes.
Ces emplois bilingues apparaissent si évidents pour les contemporains que
des auteurs de l’époque n’éprouvaient pas systématiquement le besoin de les tra-
duire. Par exemple : « Nous fûmes surpris par une pluie de huit jours, si bien que
nos bêtes faillirent périr, enlisées dans la boue ; aussi le Prince des croyants [‘Abd
al-Mu’min, r. 1132-1161] appela-t-il cet endroit Tāġzūt n-walūdø 83. » Cette phrase
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demeure incompréhensible pour qui ne sait pas ce que Tāġzūt n-walūdø signifie en
berbère, soit le fond de la vallée de la boue. En nommant un lieu, le premier calife
almohade prouve ses capacités à dominer le cours des événements et à survivre à
une épreuve « imposée par Dieu ». On identifie également cette propension dans
ce moment extraordinaire qui précède la première tentative de prise de Marrakech
en 1128. Quand le second d’Ibn Tūmart, al-Bašı̄r, procède au tamyı̄z, soit à une
purge visant à se débarrasser des éléments almohades les moins fiables, il le fait
dans un lieu qui est par la suite connu sous le nom de yger n-wusan-nān. Le sens
de ce toponyme peut être interprété comme « le champ de ces jours-là », ou, plus
exactement, comme « le champ où se produisit cet événement extraordinaire (la
purge) ». L’usage du démonstratif berbère ān se retrouve d’ailleurs dans des phrases
attribuées à Ibn Tūmart, par exemple : « Faites passer ce šayh̊ » (azzayd amġār-
anna) 84, toujours en usage aujourd’hui en tašelhø it.
La progression de l’écrit et de la connaissance de l’arabe au Maghreb, sous les
empires berbères, se traduit par l’émergence, dans les sources, de renseignements
relatifs à la façon dont les autochtones scandaient le temps. Ibn ‘Idß ārı̄ précise que,

81 - Mehdi GHOUIRGATE, « Notice du Kitāb al-Asmā, ms. 23 333, conservé à Leiden »,


in Y. LINTZ, C. DÉLÉRY et B. TUIL-LEONETTI (dir.), Le Maroc médiéval, un empire de
l’Afrique à l’Espagne, Paris, Hazan/Musée du Louvre éditions, 2014, p. 406.
82 - AL-‘AZAFĪ, Da‘āmat al-yaqı̄n fı̄ za‘āmat al-muttaqı̄n, éd. par A. Toufiq, Casablanca,
Maktabat h̊idmat al-kitāb, 1995, p. 46.
83 - Documents inédits d’histoire almohade..., op. cit., p. 151.
84 - Ibid., p. 45. Ibn Tūmart s’adresse à l’assemblée des Almohades pour qu’on laisse
598 passer son père.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

après deux années de sécheresse, 1218 et 1219, les tribus Masømūda nommèrent
la seconde par une appellation mi-berbère mi-arabe, composée de l’arabe sana
(année) et du berbère agalı̄l (pauvre), soit « l’année du pauvre » (sanat wagalı̄l). Ibn
Abı̄ Zar‘ (m. vers 1320) indique que le calife almohade al-Mansøūr (r. 1184-1199)
fut obligé de garder le lit à Tlemcen pendant des mois, alors qu’il se rendait en
Ifrı̄qiya pour endiguer la progression des Banū Ġāniya. L’incapacité du souverain
fut vécue comme une catastrophe car elle fragilisait le système, l’édifice almohade
reposant sur le charisme et le volontarisme politique du prince. C’est pour cela
que cette année fut appelée ‘ām agrūwā 85, qui est une forme arabisée d’agrāw, par
ailleurs bien attestée chez al-Baydß aq 86, et qui a pour acception « conseil ». En ce
temps exceptionnel de vacance du pouvoir, un aréopage de dignitaires almohades
expédiait les affaires courantes, et, vraisemblablement, cette appellation mi-arabe
mi-berbère y faisait référence. On trouve chez Ibn Tūnart la trace d’un calendrier
berbère qui n’est ni le calendrier lunaire musulman ni le calendrier solaire julien 87.
De façon symptomatique, celui-ci, qui fut cadi pour le compte des Almohades,
donne des indications sur la méthode à suivre pour faire correspondre ces trois
calendriers.
Il faut remarquer que, dans leur majorité, les sources en berbère relatives à
la période médiévale sont liées au tašelhø it et donc à la langue des Masømūda tant
du point de vue du lexique que de la morphologie 88. En effet, les géographes
al-Idrı̄sı̄ et az-Zuhrı̄ ou les botanistes précités rapportent un grand nombre de
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termes techniques en berbère, en spécifiant bien que ces noms proviennent de la
langue des Masømūda (wa huwa ism bi-luġat al-Masøāmida) ; c’est notamment ce que
fait al-Idrı̄sı̄ :

Les gens de Siǧilmāsa mangent du chien et du gros lézard dit hø irdawn qu’ils appellent,
en berbère, aqzı̄m. [...] Le froment qui pousse sans semence dégénère au point de prendre
un aspect intermédiaire entre celui du froment et celui de l’orge. Il porte alors le nom de
yardan tazwāw 89.

Le géographe au service de Roger II de Sicile ne prend pas toujours la peine de


traduire ces emprunts au berbère, il ne spécifie pas, par exemple, que yardan
tazwāw signifie littéralement « le blé du vent ». Les termes berbères cités par les
géographes arabes ont pour but de décrire un pays avec une production caractéris-
tique. C’est ainsi qu’al-Idrı̄sı̄ ou encore l’Andalou az-Zuhrı̄ (m. 1161) insistent sur

85 - IBN ABĪ ZAR‘, Rawdø al-qirtøās, op. cit., p. 288.


86 - Documents inédits d’histoire almohade..., op. cit., p. 95. Dans le texte il est l’équivalent
de l’arabe maǧlis.
87 - Nico VAN DEN BOOGERT, « The Names of the Months in Medieval Berber », in
K. NAÏT-ZERRAD (dir.), Articles de linguistique berbère. Mémorial Werner Vycichl, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 137-152.
88 - Id., « Medieval Berber Orthography », in S. CHAKER (dir.), Études berbères et chamito-
sémitiques. Mélanges offerts à Karl-G. Prasse, Louvain, Peeters, 2000, p. 357-378, ici p. 370-
371.
89 - AL-IDRĪSĪ, Nuzhat al-muštāq, op. cit., p. 71. 599

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MEHDI GHOUIRGATE

l’argān 90, arbre endogène au sud du Maghreb extrême. En outre, il est fait mention
dans leurs ouvrages d’animaux qui rentrent dans une composition littéraire, celle
des marabilia ou ‘aǧā’ib, comme le « porc-épic » (yārwı̄ 91) ou encore « l’antilope »
(lamtø 92). Leur nom berbère vient souligner le caractère merveilleux de ces créatures.
Même l’Épître d’al-Šaqundı̄, qui vise à mettre en relief la supériorité d’al-Andalus
sur le Maghreb, intègre du berbère, par exemple « le petit tambourin » (agwal 93)
ou « la petite flûte » (yaruya 94). Le lexique arabe de Pedro de Alcalá confirme que
certains termes utilisés quotidiennement par la population de Grenade au XVe siècle
provenaient du berbère et, plus précisément, du parler des Masømūda, comme le
verbe « regarder » (zrı̄) ou le terme « pauvre » (mazlut 95). En définitive, on peut
identifier dans le dictionnaire d’arabe d’al-Andalus de Fernando Corriente une
cinquantaine de termes berbères 96.
Inversement, on assiste à une pénétration de l’arabe au Maghreb. Tout d’abord,
il semble que, contrairement aux premiers siècles d’islamisation, les termes arabes
relatifs au vocabulaire religieux soient importés directement sans être traduits ni
subir de déformations majeures. C’est ainsi que l’on retrouve des termes arabes
comme « justice » (hø aqq), « injustice » (batøal) et « bas-monde » (dunya) chez Ibn
Tūmart dans des discours prononcés en berbère 97.
On constate ensuite l’introduction, dans les langues berbères de l’Ouest du
Maghreb, de phonèmes spécifiques à l’arabe. Ainsi, alors que Zammūr, l’ambassa-
deur des Barġawāta auprès du calife omeyyade al-H ø akam II (r. 961-976), n’employait
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pas la lettre arabe hø ā’, et appelait le prophète de l’islam Māmat, et non Muhø ammad,
on voit apparaître au XIe siècle des toponymes tels que Tabahø rit, berbérisation du
mot arabe bahø r (mer) ou Tihø āmmāmin (les hammams), ou encore, vers 1130, le
nom Ida w-Mahø mūd, pour une tribu du Haut Atlas occidental. La lettre ‘ayn (‘)
fait, elle aussi, son apparition en berbère, et on la trouve dans des toponymes comme
Tā’gı̄zt dans le Sūs.
Le système onomastique témoigne également de la pénétration de l’arabe
au Maghreb, qui se manifeste dans l’anthroponymie d’abord par la diffusion de
noms construits avec un élément arabe intégré dans une construction du type Ylā
Ugwma, signifiant « il a un frère » en berbère. Par exemple avec nūr (« lumière »
en arabe), cela donne Ylā Nūr (« qui possède la lumière ») ou Ylā l-Bah̊t (« qui a
de la chance ») –, ou encore avec la construction wı̄n (« de » en berbère), Wı̄n Yufān
« le riche en berbère » (litt. « celui des meilleurs ») et Wı̄n l-H̊ayr « le bon en arabe »

90 - Ibid., p. 74 ; AZ-ZUHRĪ, « Kitāb al-Ǧarāfiya. Mappemonde du calife al-Mamūn repro-


duite par al-Fazārı̄ (IIIe-IXe siècle), rééditée et commentée par Zuhrı̄ (VIe-XIIe siècle) », éd.
par M. Hadj-Sadok, Bulletin d’études orientales, 21, 1968, p. 7-312, ici p. 189.
91 - Ibid., p. 191.
92 - AL-IDRĪSĪ, Nuzhat al-muštāq, op. cit., p. 75 ; AZ-ZUHRĪ, Kitāb al-Ǧarāfiya..., op. cit.,
p. 190.
93 - AL-MAQQARĪ, Nafhø atø-Tø ı̄b, op. cit., t. 3, p. 146.
94 - Ibid.
95 - PEDRO DE ALCALÁ, El léxico árabe andalusí..., op. cit., p. 86.
96 - Federico CORRIENTE, A Dictionnary of Andalusi Arabic, Leyde, Brill, 1997.
600 97 - Documents inédits d’histoire almohade..., op. cit., p. 61.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

(litt. « celui du bien »). Ensuite, on voit se développer une double onomastique,
l’une berbère, l’autre arabe, comme chez certains dignitaires almoravides, tel Yahø yá
Angwmar, dont le nom est formé de Yahø yá (« Jean le Baptiste » en arabe) et Angwmar
(« le chasseur » en berbère), ou encore chez des santons tel que le saint patron
de Safi, Abū Muhø ammad Sø ālihø Inzrān, avec le nom arabe Abū Muhø ammad Sø ālihø
et le nom berbère Inzrān (les pluies 98), sans qu’il existe nécessairement un lien
sémantique entre les différentes parties du nom. Parfois, toute la séquence onomas-
tique est redoublée ; ainsi un notable de la tribu des Wāwazgı̄t, dans le Sud du
Maghreb extrême, se faisait-il appeler Yaslatan b. Ylā Zġı̄ġ en berbère et Abū Sø ālihø
b. Abı̄ ‘Abd Salām en arabe. Afin de mieux cadrer avec la cause justificative et
militante, il arrivait qu’Ibn Tūmart renomme une personne. Par exemple, l’ancêtre
éponyme de la dynastie hafside portait initialement le nom de Faska « la Fête du
sacrifice » et devint Abū H ø afsø ‘Umar, car sa geste rappelait celle du deuxième des
califes orthodoxes Abū H ø afsø ‘Umar b. al-H̊atøtøāb (r. 634-644) ; ceci dans un contexte
plus global, où les fondateurs de mouvements politico-religieux au Maghreb cher-
chaient à imiter la genèse de l’islam et donc à arabiser une donne berbère.
Certains noms importants de l’histoire de l’islam sont « berbérisés » : Māmat
ou H ø ammū pour Muhø ammad, Tā’yašt pour ‘Ā’ı̄ša, dernière femme du Prophète.
De même, la racine trilitère arabe [H̊LF] est intégrée dans l’onomastique berbère ;
de fait, on identifie de nombreux personnages prénommés Yh̊laf, « celui qui naît
après la mort de son frère aîné ». Preuve de l’existence d’une dynamique d’accultu-
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ration réciproque entre Arabes et Berbères, on trouve également des cheikhs arabes
hilaliens qui portent des noms berbères, ainsi au Maghreb extrême, le cheikh de
la tribu des Sufyān ‘Alı̄ b. Izimar (« le bélier »).
Enfin, il est clair que, au moins depuis le XIIe siècle, les différents auteurs
qui écrivirent des noms ou des phrases entières en berbère, à commencer par les
personnes gravitant à un titre ou à un autre dans les arcanes du pouvoir almohade,
adoptèrent des mesures visant à résoudre le problème de transcription en caractères
arabes de mots ou de phrases berbères. La difficulté la plus importante à résoudre
était celle des voyelles. La solution adoptée fut de noter la voyelle /a/ par l’aleph,
le /u/ par le wāw et le /i/ par le yā qui marquent les voyelles longues en arabe
classique 99. Ces notations de voyelles longues sont des artefacts de la notation
arabe et non des données pertinentes ; il n’existe pas de durée vocalique distinctive
en berbère, à la différence de l’arabe.
À ce titre, les phrases d’al-Baydß aq intégrées à l’unicum de l’Escurial sont
entièrement vocalisées quand le reste du manuscrit ne l’est pas, et ce, afin d’éviter
toute erreur, ces phrases étant rattachées aux saints personnages du début du
mouvement (Ibn Tūmart, Abū H ø afsø ‘Umar et ‘Abd al-Mu’min). Il en va de même
pour le manuscrit Kitāb al-asmā’ d’Ibn Tūnart mais aussi pour les nombreux noms
berbères du corpus hagiographique at-Tašawwuf d’at-Tādilı̄ achevé en 1220, ainsi

98 - On donnait généralement ce nom à un enfant né après une période de sécheresse.


99 - N. VAN DEN BOOGERT, « Medieval Berber Orthography », art. cit. ; Abdellah
BOUNFOUR, « Notes sur l’histoire du berbère (Tachelhit). Essai de bilan et perspectives »,
in J. DAKHLIA (dir.), Trames de langues..., op. cit., p. 169-181, ici p. 173. 601

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MEHDI GHOUIRGATE

que pour les phrases en berbère prêtées à Abū Ya‘zā par al-‘Azafı̄. Cette ortho-
graphe fit autorité non seulement pendant toute la période almohade mais également
sous les dynasties qui lui succédèrent, les principaux auteurs d’époque mérinide
continuant à utiliser ces normes, à commencer par Ibn H̊aldūn. Les auteurs des
époques almohade et mérinide, en appliquant cette norme, cherchèrent à rendre
les noms berbères de telle façon que l’on puisse les prononcer et les traduire ; le
but poursuivi étant de donner plus d’informations sur les sociétés autochtones.
C’est notamment le cas du biographe al-Marrākušı̄ (m. 1284) qui précise, à propos
du grammairien émérite et premier prédicateur de la mosquée du complexe palatial
almohade de la Qasøba, Abū Mūsā ‘Īsā b. ‘Abd al-‘Azı̄z Ilā l-Bah̊t (m. 1208) :

Son village (mawdi’) dans le pays de Guzūla s’appelle Ida-w-Ġarda ; [il s’écrit] avec
hamza, alif et un yā’ portant kasra (masfūl), un dāl sans point (ġufl) et un alif (ā long).
Il signifie « famille » (ahl) ou « communauté » (tøā’ifa). [Vient ensuite] un ġayn avec un
point dessus (mu’ǧam) et un a bref, un rā’ quiescent (sākin), un dāl sans point (ġufl)
et un alif ; il signifie la « souris ». À l’origine de ce mot, on a un alif précédé d’une hamza,
mais on les supprime [lorsqu’il est attaché à un autre mot]. Il semble que le sens de ce
terme soit : « ceux du fils de la souris » 100.

Le cas échéant, les auteurs pouvaient innover comme Ibn H̊aldūn qui, pour resti-
tuer le z emphatique berbère, décida d’utiliser la lettre arabe søād ( ) en y rajoutant
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au milieu un zay ( ), le but étant de rendre ce phonème propre au berbère. Le
polygraphe tunisois se montre sensible aux spécificités de la langue berbère en
remarquant par exemple : « Au Maghreb, l’enceinte se dit en berbère, la langue
du pays, afrâg, avec un k prononcé entre les sons k et G 101. »

Les Mérinides voulurent se démarquer de leurs prédécesseurs almohades notam-


ment en imposant l’islam de rite malikite. Fer de lance de cette politique, les
lettrés au service de la nouvelle dynastie turent à dessein le statut de langue sacrée
conférée au berbère au cours de la période précédente. Néanmoins, les populations
rurales au Maghreb extrême restèrent attachées à l’almohadisme, à la figure sacra-
lisée d’Ibn Tūmart, au pèlerinage de Tinmel et donc, in extenso, au berbère en tant
que support de cette idéologie. Et c’est un fait que la plupart des écrits en berbère
relatifs à cette époque nous ont été transmis dans des manuscrits compilés sous
les Mérinides ; ce qui est, entre autres, le cas du principal d’entre eux qui date de
1312, publié dans les Documents inédits d’époque almohade. En effet, les lettrés du
Sud du Maghreb extrême cherchèrent à perpétuer la tradition almohade en conti-
nuant non seulement à écrire dans cette langue mais, qui plus est, en se fondant
sur des normes orthographiques rigoureuses.
Autre élément de rupture par rapport à la tradition, les Mérinides, ne s’appuyant
pas à l’instar de leurs devanciers sur une idéologie justificative et militante, mirent

100 - AL-MARRĀKUŠĪ, al-Mu‘ǧib fı̄ talh̊ı̄sø ah̊bār al-Maġrib, op. cit., p. 246.
602 101 - IBN H̊ALDŪN, Le livre des exemples, op. cit., p. 585.

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à l’honneur les descendants du Prophète de l’islam, les chérifs vivant au Maghreb


extrême, dont la liste fut établie et qui reçurent des prébendes de l’État. Par la
suite, la chérifisation prit la forme d’une réaction aux avancées européennes (prise
de pratiquement tous les ports entre 1415 et 1512) ; elle prit racine dans l’idée que
l’islam était en danger. Les Maghrébins adoptèrent alors une idéologie de combat,
« le chérifisme », incarné en la personne du saint Muhø ammad b. Sulaymān al-Ǧazūlı̄
(m. 1465). Il amena une nouvelle forme de religiosité transcendant les divisions
tribales et resserrant les rangs autour d’une dynastie, celle des Saadiens, qui se
présentèrent comme les descendants du Prophète de l’islam et, de ce fait, exogènes
à la société segmentaire du Maghreb. Cette idéologie fit reculer définitivement
l’almohadisme resté dominant dans les campagnes pendant toute la période méri-
nide ou presque.
C’est au cours de cette même période des XVe-XVIe siècles que s’effondre la
culture lettrée et que recule l’écrit en général, la norme orthographique mise en
place à l’époque almohade disparaissant tout comme l’habitude d’écrire en berbère.
Cela résulte de deux phénomènes concomitants, la quasi-disparition de l’État cen-
tralisé sous les Wattāsides et la chérifisation de la société au Maghreb. De fait, il
existe un hiatus entre la seconde moitié du XIVe siècle, quand disparaissent les
sources arabes médiévales évoquant la présence du berbère ou citant des phrases
en cette langue 102, et le moment où ces écrits réapparaissent, dans la seconde
moitié du XVIe siècle, période où émerge la dynastie saadienne.
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Cependant, l’ampleur de cette « déberbérisation » est à nuancer dans la mesure
où, comme l’a démontré N. Van den Boogert, les normes orthographiques mises
en place sous les Almohades sont encore bien présentes dans l’ouvrage d’al-Hilālı̄
(m. après 1665). Le legs almohade perdura également dans le Sud du Maghreb
extrême où se maintint une tradition bien établie dans laquelle l’exégèse et tout
ce qui a trait aux sciences religieuses utilisaient le berbère ; le tašalhø it restant, de
tous les idiomes berbères, celui qui dispose du patrimoine écrit le plus fourni
mais aussi le plus éclectique, du recueil de poésie au traité de géomancie, du
commentaire de traditions prophétiques au droit coutumier. De même, tašalhø it,
« nationalisme » et islam traditionnel, voire conservatisme, entretiennent un lien
indissociable. C’est là peut-être un des derniers avatars d’une histoire au long
cours qui vit les Maghrébins se démarquer de l’Orient par la « berbérisation » d’un
islam qu’ils s’étaient approprié en l’adaptant à leur réalité, comme le remarqua
l’anthropologue Edvard Westermarck.
En définitive, depuis les temps de la conquête, les Maghrébins hésitent entre
une expérience référencée culturellement et idéologiquement à l’Orient, avec son
corollaire linguistique, la suprématie sans partage de l’arabe comme dans le cas
des Aghlabides et des Fatimides, et une expérience autonomiste auto-référencée,
comme chez les Barġawāta ou les Almohades, que caractérise la promotion du
berbère au rang de langue du sacré. Au XVIe siècle, la question est réglée car,

102 - Exception faite de la monographie, datant du début du XVe siècle, consacrée à la


dynastie maraboutique de T ø ı̄tø par Ibn al-Adø ı̄m az-Zammūrı̄. Elle reste à ce jour inédite
et comprend nombre d’indications intéressantes sur la langue berbère. 603

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MEHDI GHOUIRGATE

dorénavant, les Maghrébins se construisent dans le mépris de leur langue mater-


nelle, arabe dialectal ou berbère, toute reconnaissance sociale passant par un éloi-
gnement avec les idiomes usuels. Tout comme les usages et langues autochtones
font l’objet, au mieux, du dédain des lettrés soucieux de faire cadrer leur praxis
avec celle des grands centres de diffusion de la culture arabo musulmane. Nul
autre mieux que Jacques Berque n’a expliqué ce phénomène qui diffère fortement
du temps des empires berbères :

Aux normes orientales, soutenues par une foi puissante, et à la tradition d’école, qui relie
Fès à Cordoue, rien d’autre ne semble aux penseurs locaux digne d’être ajouté, qui ne
procède du milieu local. Tout au plus font-ils jouer, pour expliquer ce qui est à leurs yeux
déviation et dérogation, une « politique civile », dont ils cherchent ailleurs les cautions
orthodoxes 103.

Ce processus se situe à l’exact opposé de celui constaté en Europe, qui connaît


alors un véritable essor des langues vernaculaires. À la suite de l’expérience colo-
niale, c’est d’Europe que s’impose, au Maghreb, l’idée d’utiliser le passé afin de
forger un collectif homogène. Pour ce faire, il était nécessaire de formuler une
histoire multiséculaire cohérente destinée à inculquer à tous les membres des
jeunes nations postcoloniales la conscience d’une continuité temporelle et spatiale
entre les ancêtres et les pères des ancêtres. Parce qu’un tel sentiment, censé battre
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au cœur de la nation, n’existe naturellement dans aucune société, les agents de la
mémoire ont dû s’employer durement à l’inventer. Le passé subit alors une vaste
opération de chirurgie esthétique : les événements peu glorieux sont passés sous
silence ainsi que certaines options retenues qui sont jugées non conformes aux
besoins du présent. Au contraire, les grands moments de l’histoire des jeunes nations,
Maroc, Algérie et Tunisie, sont célébrés, des invasions arabo-musulmanes jusqu’à
la décolonisation. En dépit d’une indépendance récente, les États maghrébins se
doivent, dans le cadre de cette histoire revisitée, de soutenir la comparaison avec
l’Europe et tout particulièrement avec l’ancienne puissance coloniale française, ce
qui suppose de se référer à une histoire aussi longue et aussi glorieuse. Là où la
France fait débuter son histoire à Clovis, Charlemagne ou Hugues Capet, les
Marocains mettent en avant l’exceptionnelle longévité et la continuité de leur État
qui remonterait aux Idrissides, tout comme ils peuvent se prévaloir d’être les conti-
nuateurs de la seule dynastie ayant jamais unifié sous leur califat l’ensemble de
l’Occident musulman, les Almohades. De façon plus problématique encore, les
Maghrébins doivent également donner le change aux Orientaux. En effet, l’islam
provient d’Orient et c’est là que s’est structuré l’arabe qui y a gagné ses lettres de
noblesse et est devenu langue de référence en sortant de son bédouinisme originel.
Les habitants du Maghreb, majoritairement berbères, ne semblent pas avoir
été partie prenante de ce processus, à la différence des populations de Syrie et de
Mésopotamie. Ce fut une source de tension dès le XIIe siècle, lorsque les Maghrébins

103 - Jacques BERQUE, « La littérature marocaine et l’Orient au XVIIe siècle », Arabica,


604 2-3, 1955, vol. 2, p. 295-312, ici p. 298-299.

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L A N G U E S D ’ I S L A M ( X I e- X V e S I È C L E )

commencèrent à écrire leur histoire. Ils eurent alors le plus grand à mal à se situer
par rapport aux autres peuples du Dār al-Islām et à sortir de l’image dépréciative
qui était la leur. Loin de souligner les divergences, le roman national au Maghreb
ambitionne de faire converger son histoire avec celle du Mashreq, en avançant que
la langue arabe y a bénéficié très tôt, à l’instar de l’Orient, d’une large diffusion,
tant sur le plan de l’écrit que de l’oral. Dans ce cadre lié à la diffusion de l’idéologie
nationaliste, il reste malaisé d’avancer que le berbère bénéficia avec les Barġawātøa
ou les Almohades, et dans une moindre mesure avec les Kharijites, du statut de
langue sacrée attachée à la diffusion de la dernière des religions révélées et fut à
ce titre considéré comme digne d’être diffusé par écrit. L’impasse qui est faite sur
cette caractéristique du Maghreb empêche de comprendre pourquoi l’arabisation
y reste inaccomplie, à la différence de l’Orient. Si l’on ne prend pas en compte cette
spécificité liée au maintien d’un substrat berbère extrêmement prégnant, on risque
de ne pas appréhender correctement les caractéristiques syntaxiques et phoné-
tiques du maghrébin par rapport aux autres langues arabes (égyptien, syro-libanais,
irakien, etc.).
Pour y voir plus clair, il conviendrait de mettre en avant tout ce que le passé
du Maghreb comporte de spécificité et d’originalité autant vis-à-vis de l’Orient
que d’al-Andalus. À cette fin, il est nécessaire de multiplier les études visant à la
reconstitution du tissu linguistique et culturel de l’Occident musulman, qui feraient,
entre autres, la part belle à l’interaction entre le berbère et l’arabe, si fondamentale
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et pourtant si négligée. Ce n’est qu’en entreprenant cette tâche au long cours que
l’on arrivera à mieux appréhender la question linguistique au Maghreb ; il faudrait
pour cela revenir sans arrière-pensées idéologiques sur les racines médiévales de
son passé en mobilisant histoire, codicologie, linguistique et anthropologie.

Mehdi Ghouirgate
Université de Bordeaux

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