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Les paradigmes épistémologiques constructivistes :
post-modernisme ou pragmatisme ? [1]

Marie-José Avenier
 Dans Management & Avenir 2011/3 (n° 43), pages 372 à 391

 Article
 Résumé
 Plan
 Bibliographie
 Auteur
 Cité par
 Sur un sujet proche
« Le constructivisme radical est radical parce qu’il rompt avec la convention, et développe une
théorie de la connaissance dans laquelle la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique
« objective », mais concerne exclusivement la mise en ordre et l’organisation d’un monde
constitué par notre expérience. »
Von Glasersfeld E., 1988, p. 27.

1 L a publication d’ouvrages tels que Sociological Paradigms and Organisational


Analysis (Burrell et Morgan, 1979) ou Epistémologie et Sciences de gestion (Martinet, 1990)
marquent l’irruption de la réflexion épistémologique dans la recherche en sociologie et en
science du management. Désormais, la plupart des ouvrages de méthodologie de la recherche
invitent les chercheurs à préciser, en amont de la recherche, le cadre épistémologique dans
lequel elle va être développée (Miles et Huberman, 1994 ; Denzin et Lincoln, 1998 ; Thiétart
et al., 1999 ; Usunier et al., 2000 ; Hlady Rispal, 2002 ; Savall et Zardet, 2004 ; Roussel et
Wacheux, 2005 ; Van de Ven, 2007 ; Gavard-Perret et al., 2008...).

2Dans ce contexte, le nombre des recherches en management affichant un positionnement


constructiviste a considérablement crû au fil des années (Chanal et al., 1997 ; Mir et Watson,
2000 ; Charreire et Huault, 2001 ; Igalens et al., 2005). Ces recherches se déploient en
référence à des travaux qui portent sur des registres divers tels que, notamment, le socio-
constructivisme (Berger et Luckman, 1966) ; la construction sociale des faits (Latour et
Woolgar, 1989) et savoirs scientifiques (Knorr-Cetina, 1983) ; le constructionnisme (Gergen,
2001). Les différentes théorisations qualifiées de « constructivistes » présentent souvent des
désaccords (Riegler, 2010). Celles qui viennent d’être citées ont au moins un point commun,
celui de ne pas constituer des paradigmes épistémologiques : ces théorisations traitent de
méthodologie ou de sociologie de la connaissance et ne revendiquent pas particulièrement une
légitimation épistémologique constructiviste.

3Dans l’ensemble des théorisations qui se présentent sous le label « constructiviste », deux
paradigmes épistémologiques constructivistes différents ont été conceptualisés : le
« paradigme épistémologique constructiviste radical » (von Glasersfeld, 1974 [2][2]Il s’agit de
Glasersfeld E. von (1974), Piaget and the radical…, 1988/1981, 2001, 2005 ; Le Moigne, 1990,
1995, 2001, 2002, 2003), et le paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et
Lincoln (1989, 1998). Un balayage rapide de leurs hypothèses fondatrices révèle que celles-ci
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présentent à la fois des points communs et des différences. Une telle situation est source de
questionnements tout autant lorsqu’il s’agit d’inscrire une recherche dans un référentiel
épistémologique constructiviste que d’évaluer la cohérence interne de recherches affichant un
positionnement épistémologique constructiviste : est-il indifférent que la recherche soit
inscrite dans l’un ou dans l’autre paradigme épistémologique ? Autrement dit, les différences
entre leurs hypothèses fondatrices peuvent-elles être considérées comme marginales au regard
des croyances qu’elles expriment et des conditions de construction et de justification des
énoncés susceptibles d’être élaborés dans les deux paradigmes épistémologiques ? Sur quoi
ces différences portent-elles précisément ? Quelles sont leurs implications méthodologiques ?
4Cet article instruit ce questionnement. Il met en évidence l’existence de différences
fondamentales entre ces deux conceptions d’un paradigme épistémologique constructiviste, et
explore les implications épistémologiques et méthodologiques de ces différences. Il propose à
des managers (Souchon, 2010), comme à des chercheurs, de réfléchir aux philosophies qui
influencent leurs manières de penser et d’agir, et de s’interroger sur les fondements de ce
qu’ils croient savoir (Watzlawick, 1988) dans leur champ d’expérience à propos, par exemple,
du marché et des concurrents de leur entreprise, ou du fonctionnement de leur équipe. La
réflexion susceptible d’être suscitée par une exposition aux hypothèses fondatrices de ces
paradigmes épistémologiques peut les aider à comprendre et accepter que, dans leur
environnement professionnel, des acteurs différents aient des représentations différentes, et
parfois irréconciliables, d’une même situation de gestion.

5L’article est organisé de la manière suivante. Il s’attache d’abord à identifier précisément les
hypothèses fondatrices des principaux paradigmes épistémologiques constructivistes
mobilisés dans la recherche en sciences de gestion. La confrontation de ces hypothèses
conduit à mettre au jour des disparités importantes. Les conséquences méthodologiques et
épistémiques de ces disparités sont alors étudiées et discutées. La discussion finale porte sur
l’évaluation et la généralisation des connaissances dans les deux paradigmes
épistémologiques, et tente de clarifier diverses confusions persistantes à propos des
paradigmes épistémologiques constructivistes.

1 – Similarités et disparités entre les principaux paradigmes


épistémologiques constructivistes contemporains

6Dans le foisonnement de perspectives constructivistes qui se sont développées au fil des


quinze dernières années en sciences sociales évoqué dans l’introduction, deux paradigmes
épistémologiques constructivistes différents ayant des hypothèses fondatrices précisément
explicitées et argumentées coexistent : le paradigme épistémologique constructiviste selon
Guba et Lincoln (1989, 1998) ; et le constructivisme radical selon von Glasersfeld
(1988/1981, 2001, 2005), dont la théorisation a été poursuivie par Le Moigne (1990, 1995,
2001, 2002, 2003) sous l’appellation « paradigme épistémologique constructiviste radical ».
Pour cerner leurs similarités et leurs disparités nous procéderons par comparaison de leurs
hypothèses fondatrices. Auparavant, nous précisons le sens de certaines notions-clés dans cet
article.

1.1 – Epistémologie, paradigme épistémologique, hypothèse


gnoséologique : de quoi parle-t-on ?
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7En définissant l’épistémologie comme « l’étude de la constitution des


connaissances valables », Piaget (1967, p. 6) indique que, au-delà des aspects
méthodologiques, l’épistémologie se préoccupe explicitement de la valeur des connaissances
élaborées. En même temps, le fait que les définitions que Piaget donne de l’épistémologie et
de la méthodologie (étude de la constitution des connaissances), ne diffèrent que d’un mot - le
terme « valable »- rend compréhensibles les confusions fréquentes entre arguments d’ordre
épistémologique et arguments spécifiquement méthodologiques.

8Partant des définitions de Piaget, Le Moigne (1995) précise que le questionnement


épistémologique s’articule autour de trois questions, à savoir : la question gnoséologique, qui
traite de la nature de la connaissance ; la question méthodologique, qui traite de la constitution
des connaissances ; et la question éthique qui traite de la valeur ou de la validité des
connaissances.

9En ne limitant pas les connaissances valables aux connaissances dites validées selon la
méthode scientifique conventionnelle, cette vision de l’épistémologie enrichit et ouvre la
conception de la connaissance scientifique pour inclure des connaissances dont la valeur est
justifiée autrement qu’en référence à la méthode scientifique conventionnelle. En particulier,
la connaissance scientifique peut inclure des connaissances développées dans d’autres
paradigmes épistémologiques, c’est-à-dire dans d’autres systèmes d’hypothèses relatives aux
questions qu’étudie l’épistémologie, qui sont partagées par une communauté de chercheurs.
Un paradigme épistémologique se compose donc essentiellement d’hypothèses d’ordre
gnoséologique, d’ordre méthodologique, et d’ordre éthique (précisant la manière dont la
valeur des connaissances est justifiée).

10Piaget (1967), dans l’introduction du volume de l’Encyclopédie de la Pléiade qui passe en


revue les écoles de pensée en matière d’épistémologie dans différents domaines scientifiques,
met en relief un phénomène nouveau qui lui apparaît comme un moteur du progrès de la
connaissance scientifique : le développement de la réflexion épistémologique au sein-même
du travail scientifique. Cette pratique nouvelle préfigure une évolution qui s’est engagée une
dizaine d’années plus tard en sociologie (Burrell et Morgan, 1979), puis dans le domaine du
management (Le Moigne, 1982 ; Martinet, 1990). La réflexion épistémologique ne se réduit
pas à une réflexion méthodologique : des aspects additionnels sont questionnés, tels que le
cadre gnoséologique à l’intérieur duquel la construction de connaissances est effectuée et la
valeur des connaissances en cours d’élaboration. Dans la recherche en management, la valeur
de savoirs peut être appréciée de trois points de vue (Le Moigne, 1995 ; Martinet, 2007) :
l’éthique ; l’épistémique, qui concerne leur valeur pour la discipline scientifique du
management ; et le pragmatique, qui concerne leur valeur pour la pratique managériale.

1.2 – Comparaison des hypothèses fondatrices des principaux


paradigmes épistémologiques constructivistes
11Les hypothèses fondatrices des deux principaux paradigmes épistémologiques
constructivistes sont synthétisées dans le Tableau 1 ci-après.

12L’organisation générale de ce tableau à double entrée est inspirée à la fois d’un tableau
figurant dans Guba et Lincoln (1989, 1998), et de la manière dont Le Moigne (1995) présente
ce qu’il appellera ensuite le paradigme épistémologique constructiviste radical (Le Moigne,
2001). Ce tableau distingue les hypothèses d’ordre gnoséologique (qui portent sur l’origine et
la nature de la connaissance) et les hypothèses d’ordre méthodologique.
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13Ce tableau met en relief que ces deux paradigmes n’ont en commun qu’une seule
hypothèse fondatrice, celle d’inséparabilité entre le système observant et le système observé
(von Foerster, 1981). Cette hypothèse pose que, dans la connaissance d’un phénomène, ce qui
relève uniquement du phénomène étudié (indépendamment de l’étude qui en est faite) ne peut
être séparé de ce qui relève des sujets connaissants qui l’étudient. Guba et Lincoln (1998)
soulignent que cette hypothèse d’inséparabilité rend impossible, dans les paradigmes
épistémologiques constructivistes, de séparer les hypothèses d’ordre ontologique (c’est-à-dire
concernant le réel tel qu’il est en lui-même) éventuellement postulées, des hypothèses d’ordre
gnoséologique [3][3]Ces auteurs utilisent le terme « épistémologique » plutôt que… (c’est-à-
dire concernant la connaissance du réel).
14Ces deux paradigmes ont aussi en commun de voir l’élaboration de connaissances comme
un acte de construction de représentations intelligibles, forgées par des humains pour donner
un sens aux situations dans lesquelles ils se trouvent. Enfin, ils ont en commun de considérer
que l’hypothèse fondatrice qu’ils partagent rend inadéquate la notion de vérité absolue dans
laquelle la connaissance est censée correspondre exactement au réel tel qu’il est en lui-même.
Mais ils divergent ensuite dans leur manière de traiter la question de la vérité. Guba et Lincoln
définissent ce qu’ils dénomment la « vérité » (vérité avec des guillemets) comme la
représentation la plus informée et sophistiquée faisant consensus. Von Glasersfeld (1988,
2001) propose les critères d’adaptation fonctionnelle et de viabilité de la connaissance pour
penser et agir en direction de ses buts, et reprend comme critère de définition du vrai le
principe pragmatique du verum/ factum (Vico, 1858, cité par von Glasersfeld, 1988, p. 30),
selon lequel le vrai est le même que le fait (factum).
Tableau 1

Hypothèses fondatrices des deux principaux paradigmes


épistémologiques constructivistes contemporains
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15Examinons les autres différences dans les hypothèses fondatrices de ces deux paradigmes.
Au niveau gnoséologique, le paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et
Lincoln (désormais PECGL) comporte une hypothèse fondatrice d’ordre ontologique, que ces
auteurs dénomment l’hypothèse d’ontologie relativiste. Celle-ci pose qu’il n’existe pas de
réalité objective, mais de multiples réalités socialement construites, et que celles-ci ne sont
pas gouvernées par des lois naturelles, causales ou d’autre sorte (1989, p. 86). Autrement dit,
le PECGL postule le caractère relatif de ce qui existe. Il s’agit d’une hypothèse forte, qui
inscrit le PEGCL dans le post-modernisme. Une telle hypothèse empêche la formulation
d’hypothèses de travail [4][4]Dans un projet de recherche, une hypothèse de travail est
une… portant sur l’essence ou le comportement de phénomènes considérés dans des
recherches menées dans le PEGCL.
16Le paradigme épistémologique constructiviste radical prend une position radicalement
différente, que Riegler (2001) qualifie métaphoriquement d’agnostique : dans ce paradigme
épistémologique on ne se prononce pas sur l’existence, ou la non-existence, d’un monde
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peuplé d’entités indépendantes de l’esprit humain. On postule que, si un tel monde existe, un
humain n’a pas la possibilité de le connaître de manière rationnelle au-delà de l’expérience
qu’il en a (von Glasersfeld, 2001). Il s’en suit que dans le paradigme épistémologique
constructiviste radical, l’élaboration de connaissances ne vise pas à développer des théories du
réel tel qu’il peut être en lui-même. Il s’agit exclusivement de mettre en ordre et d’organiser
un monde constitué par l’expérience humaine. La divergence entre les deux paradigmes
épistémologiques est essentielle : dans le PECGL on postule que le réel ontologique est
relatif, alors que dans le paradigme épistémologique constructiviste radical on ne formule
aucune hypothèse fondatrice concernant la nature du réel, et on se donne pour projet de
développer des connaissances susceptibles de fournir des repères convenant à l’expérience des
humains et viables pour cheminer vers leurs buts. Le PECGL relève du postmodernisme, alors
que le paradigme épistémologique constructiviste radical relève du pragmatisme.

17Le qualificatif « radical » que von Glasersfeld (1988) utilise pour distinguer sa conception
du constructivisme, de celle qu’il considère comme triviale, qui était alors fréquente chez les
psychologues du développement (von Glasersfeld, 2005), présente l’inconvénient majeur
d’évoquer le déni d’existence d’un monde réel plutôt que le caractère agnostique de ce
paradigme. De fait, nombre de lecteurs pressés des travaux de von Glasersfeld et Le Moigne
(comme, entre autres, Girod-Séville et Perret, 1999) ont cédé à cette interprétation hâtive.
Afin d’éviter cette source d’interprétation erronée, Le Moigne (2001) a proposé de remplacer
le qualificatif « radical » par celui de « téléologique ». Une telle substitution présente
l’avantage de mettre en relief une des hypothèses fondatrices de ce paradigme
épistémologique, celle selon laquelle la connaissance d’un phénomène est influencée par
l’action cognitive intentionnelle de construction d’une représentation de ce phénomène.
Autrement dit, dans la construction de connaissances, les buts de l’action cognitive se
définissent et se redéfinissent au fil de cette action et en liaison avec elle dans un processus
d’auto-finalisation. Une autre possibilité, qui a ma préférence, est de remplacer « radical » par
« pragmatique ». Cette substitution permet de souligner l’inscription de ce paradigme
épistémologique dans la philosophie pragmatiste au sens de W. James and J. Dewey. Un tel
rattachement se justifie par « les modes d’élaboration et d’évaluation des connaissances » (cf.
Tableau 1).

18A titre d’illustration du foisonnement quelque peu brouillon autour du constructivisme,


rappelons que, dans un article du prestigieux Strategic Management Journal, Mir et Watson
(2000) indiquent que le constructivisme repose sur une hypothèse de réalisme ontologique. Si
cette hypothèse, qui postule l’existence d’un réel indépendant des chercheurs qui l’étudient,
apparaît comme une hypothèse de travail admissible dans le paradigme épistémologique
constructiviste pragmatique (PECP désormais), elle contredit l’hypothèse d’ontologie
relativiste formulée par les théoriciens du PECGL (cf. Tableau 1). Dans un commentaire
publié dans cette même revue, Kwan et Tsang (2001) notent que Mir et Watson n’ont pas
suffisamment mis en relief l’existence de différents types de constructivisme. Ils soulignent
que, lorsque des chercheurs se réclament du constructivisme, il est indispensable que ceux-ci
explicitent précisément à quel type de constructivisme ils se réfèrent. D’où la vigilance
exercée dans cet article à systématiquement préciser que l’on traite de
paradigmes épistémologiques (constructivistes) plutôt que, par exemple, de théories
constructivistes du social (comme par exemple Gergen, 2001) ; et, que, à l’intérieur de ces
paradigmes épistémologiques constructivistes, on se réfère à celui selon Guba et Lincoln, ou à
celui désormais qualifié ici de pragmatique.

19Les deux paradigmes épistémologiques divergent aussi au niveau des hypothèses


fondatrices d’ordre méthodologique. Dans le PECP, toute méthode de recherche est
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considérée comme éligible pourvu que soient respectés trois principes directeurs (Le Moigne,
1995, 2007 ; Avenier, 2010) : comportement éthique du chercheur ; rigueur critique sur le
processus de recherche mis en œuvre et sur les résultats de ce processus ; et explicitation
détaillée des hypothèses sur lesquelles la recherche repose ainsi que du travail épistémique et
du travail empirique menés.

20Dans le PECGL, considérant que l’élaboration de connaissances repose sur l’élucidation


des représentations particulières que les divers acteurs concernés ont du phénomène étudié,
Guba et Lincoln (1998) préconisent l’utilisation de méthodes fondées sur des interactions
approfondies entre le chercheur et les acteurs interrogés. Ces représentations sont ensuite à
interpréter selon des techniques herméneutiques, puis comparées et mises en contraste via un
échange dialectique. Donc finalement, seules les méthodes de ce type sont considérées
comme éligibles. Cette restriction empêche d’intégrer, dans une recherche menée dans le
PECGL, des savoirs élaborés dans d’autres paradigmes épistémologiques via d’autres
méthodes, même si ces savoirs sont légitimés de manière explicite et reposent sur des
hypothèses cohérentes avec les hypothèses fondatrices du PECGL.

21Forts d’une compréhension fine de ce qui différencie fondamentalement les deux


principaux paradigmes épistémologiques constructivistes, nous pouvons maintenant examiner
les implications épistémiques et méthodologiques de ces différences.

2 – Conséquences des différences entre les hypothèses


fondatrices des paradigmes épistémologiques constructivistes

22Dans cette seconde partie, les conséquences des différences entre les hypothèses
fondatrices du PECGL et du PECP vont être étudiées de trois points de vue : l’éventail des
hypothèses de travail d’ordre ontologique admissibles dans les deux paradigmes ; la
possibilité d’intégrer des savoirs initialement élaborés dans d’autres paradigmes
épistémologiques ; la portée de ces paradigmes épistémologiques.

2.1 – Un éventail d’hypothèses de travail admissibles moins large


dans le PECGL que dans le PECP
23Le fait que le PECP ne postule aucune hypothèse fondatrice d’ordre ontologique (c’est-à-
dire relative à l’essence ou la nature possible du réel) a une conséquence extrêmement
importante au plan épistémique : permettre à un chercheur de poser, dans le cadre d’un projet
de recherche particulier, des hypothèses de travail d’ordre ontologique concernant certains
aspects du phénomène qu’il étudie, qui sont cohérentes avec l’expérience qu’il a de ce
phénomène. Ces hypothèses doivent alors être soigneusement explicitées et rappelées lors de
la présentation des résultats de la recherche. En outre, tout au long de la recherche, le
chercheur doit systématiquement s’assurer de ce que les inférences qu’il effectue sont
cohérentes avec ces hypothèses.

24Dans le PECP, toutes sortes d’hypothèses de travail sont admissibles. Par exemple,
l’hypothèse constructionniste (Gergen, 2001) du caractère socialement construit des
phénomènes sociaux, tels que, par exemple, le classement des revues académiques en
management. Dans d’autres cas, le chercheur peut prendre comme hypothèse de travail que le
phénomène qu’il étudie a certaines propriétés intrinsèques indépendantes du fait que des
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chercheurs étudient ce phénomène. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle les capacités
cognitives humaines sont limitées. Une telle hypothèse de travail ne serait pas admissible dans
le PECGL puisqu’elle est incompatible avec l’hypothèse d’ontologie relativiste fondatrice de
ce paradigme. Ainsi, le PECP permet de raisonner à partir d’un éventail plus large
d’hypothèses cohérentes avec l’expérience humaine.

2.2 – Dans le PECP, possibilité d’intégrer des savoirs élaborés dans


d’autres paradigmes épistémologiques
25Comme conséquence du constat qui vient d’être effectué, dans une recherche conduite dans
le PECGL il n’est pas toujours possible d’intégrer des savoirs développés dans le PECP, et il
semble impossible d’intégrer des savoirs développés dans un paradigme épistémologique
réaliste, car les hypothèses fondatrices d’un tel paradigme sont incompatibles avec
l’hypothèse de relativisme ontologique du PEGCL.

26La situation est différente dans le PECP. La possibilité que le PECP offre au chercheur de
prendre appui, dans le cadre d’un projet de recherche, sur des hypothèses de travail d’ordre
ontologique spécifiques dote le PECP d’une capacité remarquable : dans le processus
d’élaboration de connaissance, il est possible d’intégrer des savoirs qui ont été développés et
légitimés dans d’autres paradigmes épistémologiques, dès lors que les hypothèses de travail
sur lesquelles ces savoirs reposent sont compatibles avec celles de la recherche menée dans le
PECP. L’intégration de ces savoirs est évidemment à effectuer avec une attention réfléchie et
en les réinterprétant en fonction du contexte considéré et des hypothèses fondatrices du PECP.
L’inverse est plus problématique et présente des difficultés que Denyer et al. (2008) n’ont pas
prises en considération dans la présentation de la notion de « synthèses sur mesure » qu’ils ont
développée dans le paradigme réaliste critique. Certaines de ces difficultés proviennent de ce
que les savoirs élaborés dans le PECP ne sont pas nécessairement compatibles avec les
hypothèses fondatrices du réalisme critique, en particulier celles relatives à l’existence de
structures et de mécanismes générateurs sous-jacents immuables. Dans ce cas, comment leur
intégration dans des recherches conduites dans le paradigme réaliste critique, pourrait-elle être
légitimée ?

27Dans une recherche conduite dans le PECP, lorsque l’on envisage d’intégrer des savoirs
qui ont été élaborés dans d’autres paradigmes épistémologiques, on doit s’assurer de ce que
les différents éléments de savoir que l’on souhaite combiner reposent sur des hypothèses
cohérentes entre elles et avec les hypothèses fondatrices du PECP. Ceci met à nouveau en
relief l’importance cruciale dans tout projet de recherche, quel que soit le paradigme
épistémologique dans lequel il est inscrit, de bien expliciter les hypothèses fondatrices de ce
paradigme ainsi que les hypothèses de travail complémentaires éventuellement adoptées (Le
Moigne, 1995 ; Mir et Watson, 2000 ; Kwan et Tsang, 2001).

2.3 – Le PECP : un paradigme épistémologique de portée plus large


que le PECGL
28Last but not least, Guba et Lincoln ont conceptualisé le PECGL pour l’étude des
phénomènes humains et sociaux. Ceci a eu pour conséquence de les conduire à postuler des
hypothèses fondatrices [5][5]Nommément, l’hypothèse d’ontologie relativiste et
l’hypothèse… qui circonscrivent le domaine de pertinence potentielle du PECGL, et donc sa
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portée, à l’étude de tels phénomènes. Le PECGL est donc un paradigme épistémologique qui
peut être qualifié de régional (par analogie avec la notion d’ontologie régionale de G.G.
Granger, 1988).
29Ceci n’a pas été le cas pour le PECP. Ce paradigme épistémologique a été conceptualisé
dans le prolongement de travaux de Piaget portant notamment sur la construction de
l’intelligence sensori-motrice et de la pensée conceptuelle chez l’enfant (Piaget, 1937), et sur
les liens entre biologie et connaissance, concernant en particulier les relations entre
régulations organiques et processus cognitifs (Piaget, 1967b). De surcroît, toutes les méthodes
de recherche étant a priori éligibles dans le PECP, les méthodes spécifiques à l’étude des
phénomènes physiques et biologiques sont mobilisables tout autant que celles spécifiques aux
sciences sociales, et les phénomènes de toute nature peuvent être étudiés dans le PECP.
Autrement dit, alors que le PECGL est un paradigme épistémologique régional puisque
concerné exclusivement par l’étude de phénomènes sociaux, le PECP est un paradigme
épistémologique de portée générale, de même niveau donc que les paradigmes
épistémologiques positivistes et réalistes. En témoignent par exemple les recherches que le
biologiste Maturana (2000) conduit dans le PECP sur les processus cognitifs humains, ou les
travaux de Le Moigne (2001, 2002) sur l’épistémologie des sciences fondamentales
d’ingénierie et de conception. A cet égard, il est à souligner que la conceptualisation initiée
par Simon (1969) des sciences de l’artificiel est compatible avec le PECP (Avenier, 2010), de
même que nombre de notions développées par Simon dans cette conceptualisation, tels le
principe d’action intelligente et l’analyse fins/moyens, qu’il a empruntés au philosophe
pragmatiste Dewey.

30Le PEGCL apparaît ainsi moins ouvert que le PECP au plan méthodologique : dans le
PECP, admissibilité des diverses méthodes de recherche envisageables versus limitation à un
type de méthode particulier dans le PECGL. Il apparaît également moins ouvert que le PECP
au plan épistémique : admissibilité d’un éventail moins large d’hypothèses de travail d’ordre
ontologique, et possibilité d’intégrer une moins grande variété de savoirs élaborés dans
d’autres paradigmes épistémologiques. Enfin, il a une portée épistémologique régionale alors
que le PECP a une portée générale.

3 – Discussion

31La discussion est organisée en trois parties. Elle porte d’abord sur les méthodes destinées à
évaluer la connaissance dans les deux paradigmes épistémologiques. Puis elle questionne les
possibilités de généralisation de connaissances développées sous l’hypothèse d’ontologie
relativiste sur laquelle repose le PECGL. Pour terminer, elle revient sur diverses confusions
fréquentes dans le foisonnement des travaux qui se réclament du constructivisme.

3.1 – Des méthodes radicalement différentes pour évaluer la


connaissance
32Dans les deux paradigmes, les connaissances ne prétendent pas fournir de description
fidèle de la manière dont les choses sont ou fonctionnent réellement. Le processus de
connaissance vise l’élaboration de représentations congruentes avec l’expérience des acteurs
impliqués dans la situation considérée, et qui font sens pour eux. Les théoriciens de ces deux
paradigmes soulignent que ces représentations sont largement façonnées par les valeurs des
individus concernés par la situation, et par les contextes physiques, psychologiques, sociaux et
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culturels particuliers dans lesquels elles sont forgées et auxquels elles se réfèrent. Ensuite, les
positions adoptées dans les deux paradigmes divergent.

33Pour Guba et Lincoln (1989, p. 9), puisque les acteurs parties prenantes d’une situation
font mutuellement partie des contextes les uns des autres, ces auteurs considèrent normal
(« not surprising ») qu’un consensus émerge sur la nature de la situation considérée. Ces
auteurs soulignent que toutefois, l’existence d’un consensus n’implique pas que ce sur quoi
les acteurs s’accordent, correspond plus à la réalité que d’autres représentations de la
situation. Il signifie seulement que les acteurs concernés partagent une représentation de la
situation, qui, alors, prend réalité pour eux, et qu’il n’y a alors pas d’autre réalité pour ces
acteurs que celle-ci. Ceci inscrit explicitement le PEGCL dans le post-modernisme.

34Von Glasersfeld et Le Moigne quant à eux, sans rejeter la notion de consensus, ne lui font
pas jouer un rôle central dans l’évaluation des connaissances élaborées. Ils mettent plutôt en
avant le principe du verum/factum (Vico, 1710/1993) ou les critères d’adaptation
fonctionnelle et de viabilité pour cheminer dans le monde (Glasersfeld, 2001). Ces derniers
rattachent le PECP au pragmatisme plutôt qu’au post-modernisme. Autrement dit, dans le
PECP, l’évaluation des connaissances repose sur la confrontation à l’expérience de l’action,
alors que dans le PECGL, elle repose sur la confrontation aux représentations d’autres acteurs
dans la perspective de parvenir à un consensus (cf. Tableau 1).

35Il est à noter que la notion de consensus paraît délicate à définir précisément dans le PECP,
puisque, en vertu des hypothèses fondatrices, un individu ne peut connaître les représentations
d’autrui qu’à travers l’expérience qu’il en a, laquelle expérience est elle-même influencée par
les valeurs, les projets, le contexte de l’individu considéré. Dans ces conditions comment
peut-on savoir s’il y a effectivement consensus, c’est-à-dire si l’on est effectivement d’accord
sur ce sur quoi on croit être d’accord ?

3.2 – Quelles possibilités de généralisation lorsque ce qui existe est


vu comme relatif ?
36Le PECGL repose sur l’hypothèse d’ontologie relativiste qui stipule le caractère relatif de
ce qui existe. A la différence du PECGL, le PECP ne postule pas la relativité de ce qui existe :
il adopte une posture agnostique vis-à-vis de la nature du réel en lui-même (Riegler, 2001), et
repose plutôt sur une hypothèse d’ordre épistémique : l’hypothèse de connaissance
phénoménologique. Celle-ci stipule que même s’il existe un réel en soi, indépendant de
l’attention que tout humain peut lui porter, un humain ne connaît que sa propre expérience du
réel : il ne peut pas prétendre connaître le réel de manière objective et exhaustive. En
combinant cette hypothèse avec le postulat – que partagent les paradigmes épistémologiques
constructivistes – de non-séparabilité, dans le processus de connaissance, de ce qui provient
du système observé avec ce qui provient du système observant (von Foerster, 1981), il en
résulte que, dans le PECP, ce qui est connaissable par un humain – à savoir l’expérience qu’il
a de ce qui existe – est influencé par de multiples caractéristiques de ce sujet connaissant,
telles que les finalités de son projet de connaissance, le contexte dans lequel il se situe, ses
valeurs, sa culture et plus généralement son histoire (Le Moigne, 1977, 1995). Dans le PECP
la connaissance d’un phénomène apparaît donc à la fois ancrée dans le phénomène étudié et
dépendante des sujets qui l’étudient (et de leur projet de connaissance). Le caractère relatif de
la connaissance n’est donc pas posé comme une hypothèse fondatrice, mais découle des
hypothèses fondatrices postulées (cf. Tableau 1). En outre, ce caractère relatif de la
connaissance est tempéré par le fait que cette connaissance est continuellement évaluée à
11

l’aune de l’action : critère de viabilité pour cheminer dans le monde, et principe


du verum/factum présentés plus haut. Comme, à la différence du PECGL, le PECP ne postule
pas que ce qui existe est relatif, dans les recherches menées dans le PECP il est possible de
prendre appui sur toutes sortes d’hypothèses de travail sur la nature de ce qui existe [6][6]Par
exemple, considérer que le réel étudié existe…. Il est aussi possible de concevoir la
généralisation de savoirs (Avenier, 2007), alors que ceci semble hautement problématique
lorsque les phénomènes sont postulés exister seulement relativement à des « relativiseurs »
comme c’est le cas dans le PECGL.

3.3 – Diverses confusions fréquentes


37Dans leurs écrits, les théoriciens du PECP (particulièrement von Glasersfeld et Le Moigne)
sont attentifs à systématiquement distinguer [7][7]Sachant que distinguer ne signifie pas
séparer – une autre… les notions de « réel en soi », « expérience humaine d’un réel », et
« représentations d’un réel ». Il n’en va pas de même pour nombre d’auteurs qui inscrivent
leurs recherches dans un référentiel constructiviste. En témoigne la citation suivante émanant
de Guba et Lincoln eux-mêmes (1989, p. 86, gras ajoutés dans notre traduction) :
« L’hypothèse d’ordre ontologique formulée par les tenants du paradigme constructiviste est
qu’il existe de multiples réalités socialement construites, qui ne sont pas gouvernées par des
lois naturelles, causales ou d’autre sorte : une ontologie relativiste. Ces constructions sont
effectuées par des individus lorsqu’ils essaient de donner du sens à leurs expériences (…). »
Dans la première phrase de cette citation, les « réalités socialement construites » sont censées
relever du niveau ontologique, c’est-à-dire de ce que Korzybski (1933/2007) désigne par
territoire. Les « constructions » évoquées dans la seconde phrase sont, quant à elles, d’ordre
symbolique et relèvent donc du niveau épistémique, c’est-à-dire de celui d’une carte dans la
métaphore de Korzybski. Une carte n’étant pas le territoire (Korzybski, 1933/2007), il ne peut
s’agir des mêmes constructions. Cette utilisation ambivalente par les théoriciens du PEGCL
eux-mêmes, du terme « réalité » pour désigner à la fois le réel, l’expérience propre qu’un
humain a du réel, et la connaissance que cet humain développe du réel, s’est généralisée dans
la littérature et constitue une source importante de confusion dans les travaux se référant au
constructivisme.
38L’ouverture méthodologique du PECP soulignée plus haut se heurte à diverses idées reçues
d’ordre méthodologique qui n’ont pas de justification épistémologique dans ce paradigme
épistémologique. Une première idée reçue consiste à considérer que seules les recherches de
type recherche-intervention peuvent s’inscrire dans un paradigme épistémologique
constructiviste. Or nous avons vu que la réplication et le test d’hypothèses sont éligibles dans
le PECP, et considérés comme des techniques susceptibles d’apporter des éclairages
enrichissants ou des éléments de questionnement, sans toutefois jouer de rôle décisif dans la
mise à l’épreuve de savoirs. Le PECP privilégie plutôt des mises à l’épreuve pragmatiques à
travers l’activation des savoirs dans des situations pratiques pour lesquelles le chercheur
considère que ces savoirs peuvent se montrer pertinents. Dans ce cas, il s’agit d’examiner si
les praticiens qui participent à la réinterprétation de ces savoirs dans le contexte spécifique de
l’organisation concernée, considèrent que ceux-ci stimulent valablement leur réflexion,
offrent des éclairages intéressants sur la problématique pratique considérée, et/ou leur
suggèrent des voies d’action pertinentes. Si tel est bien le cas, cette mise à l’épreuve pratique
contribue à la légitimation pragmatique de ces savoirs. Si ce n’est pas le cas, cette mise à
l’épreuve pratique ne constitue pas une réfutation de ces savoirs au sens de Popper (1968).
Elle indique plutôt que la recherche est à poursuivre pour tenter de comprendre pourquoi ces
12

savoirs ne se sont pas avérés éclairants dans ce contexte spécifique. La poursuite de la


recherche peut alors conduire à affiner ces savoirs ou les amender.

39Une autre idée reçue, qui accompagne souvent la précédente, considère que les recherches
par études de cas qui ne sont pas des recherches-interventions relèvent d’un autre paradigme
épistémologique, qualifié par Girod-Séville et Perret (1999) d’interprétativiste. Dans la
conception de ces auteurs, ce paradigme a les mêmes hypothèses gnoséologiques que le PECP
mais ne considère admissibles que les méthodes dites interprétatives ou herméneutiques. Une
telle contrainte méthodologique limite la portée de ce paradigme, comme celui du PEGCL, au
domaine des sciences humaines et sociales, et conduit certains auteurs tels que Yanow (2006)
à ne pas le considérer comme un paradigme épistémologique mais comme un paradigme
méthodologique reposant sur l’hypothèse de connaissance phénoménologique.

40Encore une autre idée reçue affirme que, dans toutes les recherches inscrites dans un
paradigme épistémologique constructiviste, les connaissances doivent nécessairement être co-
construites avec des praticiens impliqués dans le travail empirique (Charreire et Huault,
2001). Si les faits mis en forme sur la base des informations recueillies dans l’organisation où
se déroule la recherche peuvent effectivement être considérés comme des co-constructions
entre le chercheur et certains des acteurs interrogés, il n’en va pas systématiquement de même
des conceptualisations effectuées à partir de ces faits mis en forme. Même si rien n’interdit
aux praticiens de s’impliquer dans le travail de conceptualisation, ce genre de travail est le
plus souvent effectué par les chercheurs sur la base du matériau empirique et conceptuel
constitué au fil de la recherche et des diverses revues de littérature effectuées. Dans ce travail,
la collaboration entre chercheurs et praticiens se résume généralement à deux types d’action :
d’une part, revenir sur certaines questions qui n’ont pas été examinées de manière
suffisamment détaillée – ou pas examinées du tout – lors du travail empirique ; et d’autre part,
discuter les savoirs tels que conceptualisés par le chercheur, avec les quelques praticiens qui
acceptent de participer à ce travail réflexif, qui est à la fois chronophage et souvent éloigné de
leurs préoccupations pressantes du moment.

41Enfin, au-delà de l’idée encore très répandue selon laquelle « l’enquête par questionnaire
est un outil positiviste », une confusion déjà dénoncée (Hlady-Rispal, 2002) mais qui persiste,
consiste à associer les techniques de recueil et de traitement d’informations quantitatives avec
les paradigmes épistémologiques positivistes, et les techniques de recueil et de traitement
d’informations qualitatives avec les paradigmes épistémologiques constructivistes. Pourtant,
dans une recherche inscrite dans le PECP, il n’y a aucune contre-indication à recourir à toutes
sortes de techniques de recueil et traitement d’informations quantitatives et qualitatives. La
légitimation des savoirs élaborés repose sur l’explicitation du travail épistémique et du travail
empirique effectués par le chercheur tout au long de la recherche, et en particulier de leur
rigueur et des conditions épistémiques, éthiques et techniques dans lesquelles les informations
ont été recueillies et traitées (Le Moigne, 1995, 2007 ; Martinet, 2007).

Conclusion

42L’étude comparative des deux principaux paradigmes épistémologiques constructivistes a


fait apparaître que ceux-ci présentent des différences fondamentales. En effet, ils ont en
commun une seule hypothèse fondatrice, celle de non-séparabilité dans le processus de
connaissance, entre le système observant et le système observé (von Foerster, 1981). Ils ont
aussi en commun de considérer que cette hypothèse rend inadéquate la notion de vérité
13

absolue, et de voir l’élaboration de connaissances comme un acte de construction de


représentations forgées par des humains pour donner sens aux situations dans lesquelles ils
interviennent. Les différences fondamentales entre leurs autres hypothèses engendrent des
conséquences épistémiques et méthodologiques majeures. En particulier, le paradigme
épistémologique constructiviste pragmatique (PECP) relève de la philosophie pragmatiste,
alors que le paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln (PECGL)
relève du postmodernisme.

43Le fait de signaler qu’une recherche est inscrite dans un paradigme épistémologique
constructiviste ne suffit pas à situer valablement le cadre épistémologique de ladite
recherche : il exprime seulement que cette recherche est menée en prenant en compte
l’hypothèse de von Foerster (1981). Le chercheur doit expliciter les autres hypothèses
fondatrices postulées, notamment l’hypothèse d’ontologie relativiste pour le paradigme
épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln (PECGL) ; l’hypothèse d’agnosticisme
et de connaissance phénoménologique pour le paradigme épistémologique constructiviste
pragmatique (PECP) ; ou encore l’hypothèse de réalisme ontologique s’il se réfère à la vision
de Mir et Watson (2000).

44Le PECGL a été conceptualisé pour étudier des phénomènes humains et sociaux en
mobilisant exclusivement des méthodes herméneutiques mises en œuvre de manière
dialectique. Il se révèle de portée régionale. Le PECP, à l’instar des paradigmes
épistémologiques positivistes et réalistes, est un paradigme épistémologique de portée
générale, qui peut être mobilisé dans l’étude de n’importe quel type de phénomène, qu’il
relève des univers physique, biologique, social, ou des trois à la fois. Toute méthode de
recherche est éligible dans le PECP pourvu que soient respectés les principes directeurs de
comportement éthique, rigueur critique et explicitation des hypothèses de travail et du
processus d’élaboration de connaissances (Le Moigne, 1995, 2007 ; Avenier, 2010). Le PECP
offre une capacité à poser des hypothèses de travail d’ordre ontologique relevant d’un éventail
beaucoup plus large que le PECGL, et une capacité plus grande que le PECGL à intégrer,
sous certaines conditions évoquées dans le corps du texte, des connaissances développées
dans d’autres paradigmes épistémologiques. L’évaluation des connaissances s’effectue, dans
le PECGL, par confrontation de représentations, et dans le PECP, par confrontation à l’action.
Enfin, alors que l’hypothèse d’ontologie relativiste rend problématique la généralisation de
savoirs dans le PEGCL, cette question n’est pas problématique dans le PECP et a même déjà
reçu certaines réponses (Avenier, 2007).

45Aussi, en reprenant la représentation métaphorique d’une théorie comme une lampe torche
qui met en lumière certains éléments d’une pièce sombre tout en en laissant d’autres dans
l’ombre (Mir et Watson, 2001), le faisceau de la lampe torche « paradigme épistémologique
constructiviste pragmatique » apparaît-il plus large et plus puissant pour éclairer les
phénomènes étudiés par la recherche en management, que celui de la lampe torche
« paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln ».

Notes
 [1]
Remerciements : je souhaite remercier chaleureusement le
professeur Jean-Louis Le Moigne pour ses précieux
commentaires sur une version antérieure de ce texte.
 [2]
14

Il s’agit de Glasersfeld E. von (1974), Piaget and the


radical constructivist epistemology, publié in Smock C.D.
et Glasersfeld E. von (Eds.) Epistemology and
education (pp. 1–24), Athens, GA, Follow Through
Publications. Ce texte devenu introuvable a été repris dans
(Larochelle, 2007, Chap. 7, pp. 73-87) notamment.
 [3]
Ces auteurs utilisent le terme « épistémologique » plutôt
que « gnoséologique ».
 [4]
Dans un projet de recherche, une hypothèse de travail est
une hypothèse postulée dans le cadre du projet considéré
et que ce projet ne vise pas à questionner. Dans le PECP,
le fait de poser des hypothèses de travail d’ordre
ontologique permet d’effectuer des raisonnements par
simulation, c’est-à-dire de raisonner « comme si… ».
 [5]
Nommément, l’hypothèse d’ontologie relativiste et
l’hypothèse méthodologique de limitation à la méthode
herméneutique utilisée de manière dialectique avec les
acteurs parties prenantes de l’investigation.
 [6]
Par exemple, considérer que le réel étudié existe
indépendamment du regard que des chercheurs portent sur
lui.
 [7]
Sachant que distinguer ne signifie pas séparer – une autre
confusion fréquente, qui est source d’incompréhension
dans les discussions. Ainsi, ce n’est pas parce que, pour
les étudier, on distingue différentes facettes d’un certain
phénomène – comme les côtés pile et face d’une pièce de
monnaie – qu’on les tient pour séparables.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2011
https://doi.org/10.3917/mav.043.0372

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