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Les Paradigmes Épistémologiques Constructiviste 2
Les Paradigmes Épistémologiques Constructiviste 2
Les paradigmes épistémologiques constructivistes :
post-modernisme ou pragmatisme ? [1]
Marie-José Avenier
Dans Management & Avenir 2011/3 (n° 43), pages 372 à 391
Article
Résumé
Plan
Bibliographie
Auteur
Cité par
Sur un sujet proche
« Le constructivisme radical est radical parce qu’il rompt avec la convention, et développe une
théorie de la connaissance dans laquelle la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique
« objective », mais concerne exclusivement la mise en ordre et l’organisation d’un monde
constitué par notre expérience. »
Von Glasersfeld E., 1988, p. 27.
3Dans l’ensemble des théorisations qui se présentent sous le label « constructiviste », deux
paradigmes épistémologiques constructivistes différents ont été conceptualisés : le
« paradigme épistémologique constructiviste radical » (von Glasersfeld, 1974 [2][2]Il s’agit de
Glasersfeld E. von (1974), Piaget and the radical…, 1988/1981, 2001, 2005 ; Le Moigne, 1990,
1995, 2001, 2002, 2003), et le paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et
Lincoln (1989, 1998). Un balayage rapide de leurs hypothèses fondatrices révèle que celles-ci
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présentent à la fois des points communs et des différences. Une telle situation est source de
questionnements tout autant lorsqu’il s’agit d’inscrire une recherche dans un référentiel
épistémologique constructiviste que d’évaluer la cohérence interne de recherches affichant un
positionnement épistémologique constructiviste : est-il indifférent que la recherche soit
inscrite dans l’un ou dans l’autre paradigme épistémologique ? Autrement dit, les différences
entre leurs hypothèses fondatrices peuvent-elles être considérées comme marginales au regard
des croyances qu’elles expriment et des conditions de construction et de justification des
énoncés susceptibles d’être élaborés dans les deux paradigmes épistémologiques ? Sur quoi
ces différences portent-elles précisément ? Quelles sont leurs implications méthodologiques ?
4Cet article instruit ce questionnement. Il met en évidence l’existence de différences
fondamentales entre ces deux conceptions d’un paradigme épistémologique constructiviste, et
explore les implications épistémologiques et méthodologiques de ces différences. Il propose à
des managers (Souchon, 2010), comme à des chercheurs, de réfléchir aux philosophies qui
influencent leurs manières de penser et d’agir, et de s’interroger sur les fondements de ce
qu’ils croient savoir (Watzlawick, 1988) dans leur champ d’expérience à propos, par exemple,
du marché et des concurrents de leur entreprise, ou du fonctionnement de leur équipe. La
réflexion susceptible d’être suscitée par une exposition aux hypothèses fondatrices de ces
paradigmes épistémologiques peut les aider à comprendre et accepter que, dans leur
environnement professionnel, des acteurs différents aient des représentations différentes, et
parfois irréconciliables, d’une même situation de gestion.
5L’article est organisé de la manière suivante. Il s’attache d’abord à identifier précisément les
hypothèses fondatrices des principaux paradigmes épistémologiques constructivistes
mobilisés dans la recherche en sciences de gestion. La confrontation de ces hypothèses
conduit à mettre au jour des disparités importantes. Les conséquences méthodologiques et
épistémiques de ces disparités sont alors étudiées et discutées. La discussion finale porte sur
l’évaluation et la généralisation des connaissances dans les deux paradigmes
épistémologiques, et tente de clarifier diverses confusions persistantes à propos des
paradigmes épistémologiques constructivistes.
9En ne limitant pas les connaissances valables aux connaissances dites validées selon la
méthode scientifique conventionnelle, cette vision de l’épistémologie enrichit et ouvre la
conception de la connaissance scientifique pour inclure des connaissances dont la valeur est
justifiée autrement qu’en référence à la méthode scientifique conventionnelle. En particulier,
la connaissance scientifique peut inclure des connaissances développées dans d’autres
paradigmes épistémologiques, c’est-à-dire dans d’autres systèmes d’hypothèses relatives aux
questions qu’étudie l’épistémologie, qui sont partagées par une communauté de chercheurs.
Un paradigme épistémologique se compose donc essentiellement d’hypothèses d’ordre
gnoséologique, d’ordre méthodologique, et d’ordre éthique (précisant la manière dont la
valeur des connaissances est justifiée).
12L’organisation générale de ce tableau à double entrée est inspirée à la fois d’un tableau
figurant dans Guba et Lincoln (1989, 1998), et de la manière dont Le Moigne (1995) présente
ce qu’il appellera ensuite le paradigme épistémologique constructiviste radical (Le Moigne,
2001). Ce tableau distingue les hypothèses d’ordre gnoséologique (qui portent sur l’origine et
la nature de la connaissance) et les hypothèses d’ordre méthodologique.
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13Ce tableau met en relief que ces deux paradigmes n’ont en commun qu’une seule
hypothèse fondatrice, celle d’inséparabilité entre le système observant et le système observé
(von Foerster, 1981). Cette hypothèse pose que, dans la connaissance d’un phénomène, ce qui
relève uniquement du phénomène étudié (indépendamment de l’étude qui en est faite) ne peut
être séparé de ce qui relève des sujets connaissants qui l’étudient. Guba et Lincoln (1998)
soulignent que cette hypothèse d’inséparabilité rend impossible, dans les paradigmes
épistémologiques constructivistes, de séparer les hypothèses d’ordre ontologique (c’est-à-dire
concernant le réel tel qu’il est en lui-même) éventuellement postulées, des hypothèses d’ordre
gnoséologique [3][3]Ces auteurs utilisent le terme « épistémologique » plutôt que… (c’est-à-
dire concernant la connaissance du réel).
14Ces deux paradigmes ont aussi en commun de voir l’élaboration de connaissances comme
un acte de construction de représentations intelligibles, forgées par des humains pour donner
un sens aux situations dans lesquelles ils se trouvent. Enfin, ils ont en commun de considérer
que l’hypothèse fondatrice qu’ils partagent rend inadéquate la notion de vérité absolue dans
laquelle la connaissance est censée correspondre exactement au réel tel qu’il est en lui-même.
Mais ils divergent ensuite dans leur manière de traiter la question de la vérité. Guba et Lincoln
définissent ce qu’ils dénomment la « vérité » (vérité avec des guillemets) comme la
représentation la plus informée et sophistiquée faisant consensus. Von Glasersfeld (1988,
2001) propose les critères d’adaptation fonctionnelle et de viabilité de la connaissance pour
penser et agir en direction de ses buts, et reprend comme critère de définition du vrai le
principe pragmatique du verum/ factum (Vico, 1858, cité par von Glasersfeld, 1988, p. 30),
selon lequel le vrai est le même que le fait (factum).
Tableau 1
15Examinons les autres différences dans les hypothèses fondatrices de ces deux paradigmes.
Au niveau gnoséologique, le paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et
Lincoln (désormais PECGL) comporte une hypothèse fondatrice d’ordre ontologique, que ces
auteurs dénomment l’hypothèse d’ontologie relativiste. Celle-ci pose qu’il n’existe pas de
réalité objective, mais de multiples réalités socialement construites, et que celles-ci ne sont
pas gouvernées par des lois naturelles, causales ou d’autre sorte (1989, p. 86). Autrement dit,
le PECGL postule le caractère relatif de ce qui existe. Il s’agit d’une hypothèse forte, qui
inscrit le PEGCL dans le post-modernisme. Une telle hypothèse empêche la formulation
d’hypothèses de travail [4][4]Dans un projet de recherche, une hypothèse de travail est
une… portant sur l’essence ou le comportement de phénomènes considérés dans des
recherches menées dans le PEGCL.
16Le paradigme épistémologique constructiviste radical prend une position radicalement
différente, que Riegler (2001) qualifie métaphoriquement d’agnostique : dans ce paradigme
épistémologique on ne se prononce pas sur l’existence, ou la non-existence, d’un monde
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peuplé d’entités indépendantes de l’esprit humain. On postule que, si un tel monde existe, un
humain n’a pas la possibilité de le connaître de manière rationnelle au-delà de l’expérience
qu’il en a (von Glasersfeld, 2001). Il s’en suit que dans le paradigme épistémologique
constructiviste radical, l’élaboration de connaissances ne vise pas à développer des théories du
réel tel qu’il peut être en lui-même. Il s’agit exclusivement de mettre en ordre et d’organiser
un monde constitué par l’expérience humaine. La divergence entre les deux paradigmes
épistémologiques est essentielle : dans le PECGL on postule que le réel ontologique est
relatif, alors que dans le paradigme épistémologique constructiviste radical on ne formule
aucune hypothèse fondatrice concernant la nature du réel, et on se donne pour projet de
développer des connaissances susceptibles de fournir des repères convenant à l’expérience des
humains et viables pour cheminer vers leurs buts. Le PECGL relève du postmodernisme, alors
que le paradigme épistémologique constructiviste radical relève du pragmatisme.
17Le qualificatif « radical » que von Glasersfeld (1988) utilise pour distinguer sa conception
du constructivisme, de celle qu’il considère comme triviale, qui était alors fréquente chez les
psychologues du développement (von Glasersfeld, 2005), présente l’inconvénient majeur
d’évoquer le déni d’existence d’un monde réel plutôt que le caractère agnostique de ce
paradigme. De fait, nombre de lecteurs pressés des travaux de von Glasersfeld et Le Moigne
(comme, entre autres, Girod-Séville et Perret, 1999) ont cédé à cette interprétation hâtive.
Afin d’éviter cette source d’interprétation erronée, Le Moigne (2001) a proposé de remplacer
le qualificatif « radical » par celui de « téléologique ». Une telle substitution présente
l’avantage de mettre en relief une des hypothèses fondatrices de ce paradigme
épistémologique, celle selon laquelle la connaissance d’un phénomène est influencée par
l’action cognitive intentionnelle de construction d’une représentation de ce phénomène.
Autrement dit, dans la construction de connaissances, les buts de l’action cognitive se
définissent et se redéfinissent au fil de cette action et en liaison avec elle dans un processus
d’auto-finalisation. Une autre possibilité, qui a ma préférence, est de remplacer « radical » par
« pragmatique ». Cette substitution permet de souligner l’inscription de ce paradigme
épistémologique dans la philosophie pragmatiste au sens de W. James and J. Dewey. Un tel
rattachement se justifie par « les modes d’élaboration et d’évaluation des connaissances » (cf.
Tableau 1).
considérée comme éligible pourvu que soient respectés trois principes directeurs (Le Moigne,
1995, 2007 ; Avenier, 2010) : comportement éthique du chercheur ; rigueur critique sur le
processus de recherche mis en œuvre et sur les résultats de ce processus ; et explicitation
détaillée des hypothèses sur lesquelles la recherche repose ainsi que du travail épistémique et
du travail empirique menés.
22Dans cette seconde partie, les conséquences des différences entre les hypothèses
fondatrices du PECGL et du PECP vont être étudiées de trois points de vue : l’éventail des
hypothèses de travail d’ordre ontologique admissibles dans les deux paradigmes ; la
possibilité d’intégrer des savoirs initialement élaborés dans d’autres paradigmes
épistémologiques ; la portée de ces paradigmes épistémologiques.
24Dans le PECP, toutes sortes d’hypothèses de travail sont admissibles. Par exemple,
l’hypothèse constructionniste (Gergen, 2001) du caractère socialement construit des
phénomènes sociaux, tels que, par exemple, le classement des revues académiques en
management. Dans d’autres cas, le chercheur peut prendre comme hypothèse de travail que le
phénomène qu’il étudie a certaines propriétés intrinsèques indépendantes du fait que des
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chercheurs étudient ce phénomène. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle les capacités
cognitives humaines sont limitées. Une telle hypothèse de travail ne serait pas admissible dans
le PECGL puisqu’elle est incompatible avec l’hypothèse d’ontologie relativiste fondatrice de
ce paradigme. Ainsi, le PECP permet de raisonner à partir d’un éventail plus large
d’hypothèses cohérentes avec l’expérience humaine.
26La situation est différente dans le PECP. La possibilité que le PECP offre au chercheur de
prendre appui, dans le cadre d’un projet de recherche, sur des hypothèses de travail d’ordre
ontologique spécifiques dote le PECP d’une capacité remarquable : dans le processus
d’élaboration de connaissance, il est possible d’intégrer des savoirs qui ont été développés et
légitimés dans d’autres paradigmes épistémologiques, dès lors que les hypothèses de travail
sur lesquelles ces savoirs reposent sont compatibles avec celles de la recherche menée dans le
PECP. L’intégration de ces savoirs est évidemment à effectuer avec une attention réfléchie et
en les réinterprétant en fonction du contexte considéré et des hypothèses fondatrices du PECP.
L’inverse est plus problématique et présente des difficultés que Denyer et al. (2008) n’ont pas
prises en considération dans la présentation de la notion de « synthèses sur mesure » qu’ils ont
développée dans le paradigme réaliste critique. Certaines de ces difficultés proviennent de ce
que les savoirs élaborés dans le PECP ne sont pas nécessairement compatibles avec les
hypothèses fondatrices du réalisme critique, en particulier celles relatives à l’existence de
structures et de mécanismes générateurs sous-jacents immuables. Dans ce cas, comment leur
intégration dans des recherches conduites dans le paradigme réaliste critique, pourrait-elle être
légitimée ?
27Dans une recherche conduite dans le PECP, lorsque l’on envisage d’intégrer des savoirs
qui ont été élaborés dans d’autres paradigmes épistémologiques, on doit s’assurer de ce que
les différents éléments de savoir que l’on souhaite combiner reposent sur des hypothèses
cohérentes entre elles et avec les hypothèses fondatrices du PECP. Ceci met à nouveau en
relief l’importance cruciale dans tout projet de recherche, quel que soit le paradigme
épistémologique dans lequel il est inscrit, de bien expliciter les hypothèses fondatrices de ce
paradigme ainsi que les hypothèses de travail complémentaires éventuellement adoptées (Le
Moigne, 1995 ; Mir et Watson, 2000 ; Kwan et Tsang, 2001).
portée, à l’étude de tels phénomènes. Le PECGL est donc un paradigme épistémologique qui
peut être qualifié de régional (par analogie avec la notion d’ontologie régionale de G.G.
Granger, 1988).
29Ceci n’a pas été le cas pour le PECP. Ce paradigme épistémologique a été conceptualisé
dans le prolongement de travaux de Piaget portant notamment sur la construction de
l’intelligence sensori-motrice et de la pensée conceptuelle chez l’enfant (Piaget, 1937), et sur
les liens entre biologie et connaissance, concernant en particulier les relations entre
régulations organiques et processus cognitifs (Piaget, 1967b). De surcroît, toutes les méthodes
de recherche étant a priori éligibles dans le PECP, les méthodes spécifiques à l’étude des
phénomènes physiques et biologiques sont mobilisables tout autant que celles spécifiques aux
sciences sociales, et les phénomènes de toute nature peuvent être étudiés dans le PECP.
Autrement dit, alors que le PECGL est un paradigme épistémologique régional puisque
concerné exclusivement par l’étude de phénomènes sociaux, le PECP est un paradigme
épistémologique de portée générale, de même niveau donc que les paradigmes
épistémologiques positivistes et réalistes. En témoignent par exemple les recherches que le
biologiste Maturana (2000) conduit dans le PECP sur les processus cognitifs humains, ou les
travaux de Le Moigne (2001, 2002) sur l’épistémologie des sciences fondamentales
d’ingénierie et de conception. A cet égard, il est à souligner que la conceptualisation initiée
par Simon (1969) des sciences de l’artificiel est compatible avec le PECP (Avenier, 2010), de
même que nombre de notions développées par Simon dans cette conceptualisation, tels le
principe d’action intelligente et l’analyse fins/moyens, qu’il a empruntés au philosophe
pragmatiste Dewey.
30Le PEGCL apparaît ainsi moins ouvert que le PECP au plan méthodologique : dans le
PECP, admissibilité des diverses méthodes de recherche envisageables versus limitation à un
type de méthode particulier dans le PECGL. Il apparaît également moins ouvert que le PECP
au plan épistémique : admissibilité d’un éventail moins large d’hypothèses de travail d’ordre
ontologique, et possibilité d’intégrer une moins grande variété de savoirs élaborés dans
d’autres paradigmes épistémologiques. Enfin, il a une portée épistémologique régionale alors
que le PECP a une portée générale.
3 – Discussion
31La discussion est organisée en trois parties. Elle porte d’abord sur les méthodes destinées à
évaluer la connaissance dans les deux paradigmes épistémologiques. Puis elle questionne les
possibilités de généralisation de connaissances développées sous l’hypothèse d’ontologie
relativiste sur laquelle repose le PECGL. Pour terminer, elle revient sur diverses confusions
fréquentes dans le foisonnement des travaux qui se réclament du constructivisme.
culturels particuliers dans lesquels elles sont forgées et auxquels elles se réfèrent. Ensuite, les
positions adoptées dans les deux paradigmes divergent.
33Pour Guba et Lincoln (1989, p. 9), puisque les acteurs parties prenantes d’une situation
font mutuellement partie des contextes les uns des autres, ces auteurs considèrent normal
(« not surprising ») qu’un consensus émerge sur la nature de la situation considérée. Ces
auteurs soulignent que toutefois, l’existence d’un consensus n’implique pas que ce sur quoi
les acteurs s’accordent, correspond plus à la réalité que d’autres représentations de la
situation. Il signifie seulement que les acteurs concernés partagent une représentation de la
situation, qui, alors, prend réalité pour eux, et qu’il n’y a alors pas d’autre réalité pour ces
acteurs que celle-ci. Ceci inscrit explicitement le PEGCL dans le post-modernisme.
34Von Glasersfeld et Le Moigne quant à eux, sans rejeter la notion de consensus, ne lui font
pas jouer un rôle central dans l’évaluation des connaissances élaborées. Ils mettent plutôt en
avant le principe du verum/factum (Vico, 1710/1993) ou les critères d’adaptation
fonctionnelle et de viabilité pour cheminer dans le monde (Glasersfeld, 2001). Ces derniers
rattachent le PECP au pragmatisme plutôt qu’au post-modernisme. Autrement dit, dans le
PECP, l’évaluation des connaissances repose sur la confrontation à l’expérience de l’action,
alors que dans le PECGL, elle repose sur la confrontation aux représentations d’autres acteurs
dans la perspective de parvenir à un consensus (cf. Tableau 1).
35Il est à noter que la notion de consensus paraît délicate à définir précisément dans le PECP,
puisque, en vertu des hypothèses fondatrices, un individu ne peut connaître les représentations
d’autrui qu’à travers l’expérience qu’il en a, laquelle expérience est elle-même influencée par
les valeurs, les projets, le contexte de l’individu considéré. Dans ces conditions comment
peut-on savoir s’il y a effectivement consensus, c’est-à-dire si l’on est effectivement d’accord
sur ce sur quoi on croit être d’accord ?
39Une autre idée reçue, qui accompagne souvent la précédente, considère que les recherches
par études de cas qui ne sont pas des recherches-interventions relèvent d’un autre paradigme
épistémologique, qualifié par Girod-Séville et Perret (1999) d’interprétativiste. Dans la
conception de ces auteurs, ce paradigme a les mêmes hypothèses gnoséologiques que le PECP
mais ne considère admissibles que les méthodes dites interprétatives ou herméneutiques. Une
telle contrainte méthodologique limite la portée de ce paradigme, comme celui du PEGCL, au
domaine des sciences humaines et sociales, et conduit certains auteurs tels que Yanow (2006)
à ne pas le considérer comme un paradigme épistémologique mais comme un paradigme
méthodologique reposant sur l’hypothèse de connaissance phénoménologique.
40Encore une autre idée reçue affirme que, dans toutes les recherches inscrites dans un
paradigme épistémologique constructiviste, les connaissances doivent nécessairement être co-
construites avec des praticiens impliqués dans le travail empirique (Charreire et Huault,
2001). Si les faits mis en forme sur la base des informations recueillies dans l’organisation où
se déroule la recherche peuvent effectivement être considérés comme des co-constructions
entre le chercheur et certains des acteurs interrogés, il n’en va pas systématiquement de même
des conceptualisations effectuées à partir de ces faits mis en forme. Même si rien n’interdit
aux praticiens de s’impliquer dans le travail de conceptualisation, ce genre de travail est le
plus souvent effectué par les chercheurs sur la base du matériau empirique et conceptuel
constitué au fil de la recherche et des diverses revues de littérature effectuées. Dans ce travail,
la collaboration entre chercheurs et praticiens se résume généralement à deux types d’action :
d’une part, revenir sur certaines questions qui n’ont pas été examinées de manière
suffisamment détaillée – ou pas examinées du tout – lors du travail empirique ; et d’autre part,
discuter les savoirs tels que conceptualisés par le chercheur, avec les quelques praticiens qui
acceptent de participer à ce travail réflexif, qui est à la fois chronophage et souvent éloigné de
leurs préoccupations pressantes du moment.
41Enfin, au-delà de l’idée encore très répandue selon laquelle « l’enquête par questionnaire
est un outil positiviste », une confusion déjà dénoncée (Hlady-Rispal, 2002) mais qui persiste,
consiste à associer les techniques de recueil et de traitement d’informations quantitatives avec
les paradigmes épistémologiques positivistes, et les techniques de recueil et de traitement
d’informations qualitatives avec les paradigmes épistémologiques constructivistes. Pourtant,
dans une recherche inscrite dans le PECP, il n’y a aucune contre-indication à recourir à toutes
sortes de techniques de recueil et traitement d’informations quantitatives et qualitatives. La
légitimation des savoirs élaborés repose sur l’explicitation du travail épistémique et du travail
empirique effectués par le chercheur tout au long de la recherche, et en particulier de leur
rigueur et des conditions épistémiques, éthiques et techniques dans lesquelles les informations
ont été recueillies et traitées (Le Moigne, 1995, 2007 ; Martinet, 2007).
Conclusion
43Le fait de signaler qu’une recherche est inscrite dans un paradigme épistémologique
constructiviste ne suffit pas à situer valablement le cadre épistémologique de ladite
recherche : il exprime seulement que cette recherche est menée en prenant en compte
l’hypothèse de von Foerster (1981). Le chercheur doit expliciter les autres hypothèses
fondatrices postulées, notamment l’hypothèse d’ontologie relativiste pour le paradigme
épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln (PECGL) ; l’hypothèse d’agnosticisme
et de connaissance phénoménologique pour le paradigme épistémologique constructiviste
pragmatique (PECP) ; ou encore l’hypothèse de réalisme ontologique s’il se réfère à la vision
de Mir et Watson (2000).
44Le PECGL a été conceptualisé pour étudier des phénomènes humains et sociaux en
mobilisant exclusivement des méthodes herméneutiques mises en œuvre de manière
dialectique. Il se révèle de portée régionale. Le PECP, à l’instar des paradigmes
épistémologiques positivistes et réalistes, est un paradigme épistémologique de portée
générale, qui peut être mobilisé dans l’étude de n’importe quel type de phénomène, qu’il
relève des univers physique, biologique, social, ou des trois à la fois. Toute méthode de
recherche est éligible dans le PECP pourvu que soient respectés les principes directeurs de
comportement éthique, rigueur critique et explicitation des hypothèses de travail et du
processus d’élaboration de connaissances (Le Moigne, 1995, 2007 ; Avenier, 2010). Le PECP
offre une capacité à poser des hypothèses de travail d’ordre ontologique relevant d’un éventail
beaucoup plus large que le PECGL, et une capacité plus grande que le PECGL à intégrer,
sous certaines conditions évoquées dans le corps du texte, des connaissances développées
dans d’autres paradigmes épistémologiques. L’évaluation des connaissances s’effectue, dans
le PECGL, par confrontation de représentations, et dans le PECP, par confrontation à l’action.
Enfin, alors que l’hypothèse d’ontologie relativiste rend problématique la généralisation de
savoirs dans le PEGCL, cette question n’est pas problématique dans le PECP et a même déjà
reçu certaines réponses (Avenier, 2007).
45Aussi, en reprenant la représentation métaphorique d’une théorie comme une lampe torche
qui met en lumière certains éléments d’une pièce sombre tout en en laissant d’autres dans
l’ombre (Mir et Watson, 2001), le faisceau de la lampe torche « paradigme épistémologique
constructiviste pragmatique » apparaît-il plus large et plus puissant pour éclairer les
phénomènes étudiés par la recherche en management, que celui de la lampe torche
« paradigme épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln ».
Notes
[1]
Remerciements : je souhaite remercier chaleureusement le
professeur Jean-Louis Le Moigne pour ses précieux
commentaires sur une version antérieure de ce texte.
[2]
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