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Objet d’étude : le personnage de roman.

Texte n° 1 : Mme de Lafayette : La princesse de Clèves (1678) : commentaire rédigé.

[Introduction]
Ce passage est extrait de la quatrième partie de La Princesse de Clèves, écrit par Mme de
Lafayette entre 1673 et 1677, mais publié anonymement en 1678. Ce court récit, qui tranche
radicalement avec la production romanesque de l’époque, encore dominée par l’esthétique du
roman « précieux », inaugure le genre du « roman d’analyse », qui se consacre
essentiellement à l’exploration des sentiments des personnages. La Princesse de Clèves met
ainsi en scène les tourments d’une jeune femme, Mme de Clèves, déchirée entre ses devoirs
d’épouse et la passion qu’elle voue secrètement à un autre homme, le Duc de Nemours, lui
aussi follement amoureux d’elle.
Dans ce passage, Mme de Clèves s’est réfugiée dans sa maison de campagne, à
Coulommiers, cherchant l’apaisement dans la solitude. Le Duc de Nemours, qui l’a suivie,
profite de la nuit pour pénétrer dans la propriété et l’observer à son insu, dissimulé derrière
une fenêtre, ignorant qu’il est lui-même surveillé par un domestique de Monsieur de Clèves.
Nous évoquerons dans un premier temps comment, par le simple jeu des regards, l’intensité
de la passion amoureuse est mise en scène. Nous montrerons ensuite comment le récit
s’efforce de nous faire partager les états d’âme complexes des personnages.

[L’évocation de la passion amoureuse]


Dans cette scène, totalement « muette », puisque les personnages n’échangent pas le moindre
mot, la passion amoureuse est essentiellement liée au thème du regard. Le récit, dans la
quasi totalité de l’extrait, s’effectue du point de vue du personnage de Nemours, dont le
lecteur est amené à partager à la fois l’expérience et les émotions.
Le dispositif relève du « voyeurisme » : M. de Nemours, dissimulé « derrière une des
fenêtres » (l.3) observe la femme qu’il aime, à son insu, sans qu’elle ait conscience de sa
présence. Il est, dans un premier temps, réduit à un pur regard, comme l’indique la
récurrence de l’expression « il vit » tout au long du premier paragraphe.
La contemplation de la femme aimée procure un plaisir inouï à M. de Nemours, comme
l’indiquent les expressions soulignant son état de sidération : « à peine fut-il maître du
transport que lui donna cette vue » (l.4) ou « il était tellement hors de lui-même qu’il
demeurait immobile à regarder Mme de Clèves » (l.19). La narratrice insiste sur l’intensité de
cette extase amoureuse, en en soulignant le caractère indicible : « on ne peut exprimer ce que
sentit M. de Nemours en ce moment » (l.15), ou en insistant, de manière hyperbolique, sur le
caractère unique de cette expérience émotionnelle : « c’est ce qui n’a jamais été goûté ni
imaginé par nul autre amant. »

Le fait que Mme de Clèves ignore être observée semble accroître la jouissance de M. de
Nemours : ce n’est pas seulement sa vue qui suscite son plaisir, mais aussi le fait qu’il la voit
« sans qu’elle sût qu’il la voyait » (l.16). Pour la première fois du récit, M. de Nemours peut
laisser libre cours au plaisir qu’il éprouve chaque fois qu’il voit Mme de Clèves, mais que le
souci des convenances lui enjoint d’ordinaire de dissimuler.1 Le dispositif « libère » son
regard de toutes les contraintes sociales et lui permet de s’assouvir pleinement, dans un
plaisir purement scopique.

1
Cf. la scène du vol du portrait : « il ne laissait échapper aucune occasion de voir madame de Clèves, sans
laisser paraître néanmoins qu'il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là, qu'il en serait devenu amoureux quand
il ne l'aurait pas été. Il n'osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu'on la peignait, et il craignait de
laisser trop voir le plaisir qu'il avait à la regarder. »
Cette scène fait écho à l’épisode du portrait dérobé, développé dans le livre II de La
Princesse de Clèves, au cours duquel M. de Nemours subtilise un portrait de son aimée et
s’isole pour jouir de sa contemplation 2. Le regard est ici une métaphore de la possession
physique, mais, dans ce passage, Nemours fait plus que convoiter une image : c’est la femme
elle-même qu’il désire…

Ce plaisir est d’autant plus exacerbé que le « tableau » qu’il contemple est fortement
empreint de sensualité : une notation de nature thermique (« Il faisait chaud », l.5) justifie
le déshabillé de la jeune femme, pudiquement évoqué par une litote : « elle n’avait rien, sur
sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés » (l.5) : il la saisit donc dans
une attitude de négligé intime, comme l’indiquent sa nudité, sa coiffure défaite et sa position,
allongée « sur un lit de repos » (l.6). Cette évocation peut faire songer au thème pictural de la
Vénus couchée, si fréquemment exploitée dans la peinture des XVIe et XVIIe siècles, ou aux
peintures galantes de Boucher ou de Fragonard.

La sidération amoureuse du duc de Nemours est par ailleurs décuplée par les gestes
qu’effectue Mme de Clèves : « une table [ se trouvait] devant elle, où il y avait plusieurs
corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que
c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi.3 (l.7)» Le code chevaleresque et
courtois propre aux tournois est inversé (c’est ici la femme qui porte les couleurs de
l’homme…) mais, surtout, la symbolique des couleurs fonctionne comme un aveu
d’amour : c’est bien le signe que Monsieur de Nemours occupe son esprit et son cœur. En
outre, le Duc voit « qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire,
qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui Mme de Clèves l’avait
prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M. de Nemours. (l.8) »4
La scène introduit une symétrie entre les deux personnages : tout comme le Duc a
naguère dérobé son portrait, Mme de Clèves s’est, elle aussi, emparé d’un objet appartenant
à l’homme qu’elle aime. L’objet lui-même, d’un point de vue psychanalytique, n’est pas
indifférent : il s’agit d’une « canne », symbole fortement phallique, et le fait qu’elle fasse des
nœuds autour avec des rubans est un geste assez significatif… Madame de Lafayette souligne
d’ailleurs l’érotisme de la scène, dans les limites de la décence permise à cette époque, en
évoquant, sur le mode de la litote, « [la] grâce et [la] douceur que répandaient sur son
visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur. (l.11)»
L’aveu perd toute ambiguïté lorsque Mme de Clèves se lève pour aller contempler un
tableau, Le siège de Metz, qui comporte un portrait de M. De Nemours : « elle s’assit et se
mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner
(l.14) ».5

2
« et monsieur de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d'avoir un portrait
de madame de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable. »
3
Lors d’un tournoi, M. de Nemours avait secrètement porté les couleurs de sa Dame : « M. de Nemours avait du
jaune et du noir ; on en chercha inutilement la raison. Mme de Clèves n’eut pas de peine à la deviner ; elle se
souvint d’avoir dit devant lui qu’elle aimait le jaune, et qu’elle était fâchée d’être blonde, parce qu’elle n’en
pouvait mettre. Ce prince crut pouvoir paraître avec cette couleur, sans indiscrétion, puisque, Mme de Clèves
n’en mettant point, on ne pouvait soupçonner que ce fût la sienne. »
4
Voir le tableau de Jean-François de Troy : Dame attachant un ruban à l’épée d’un cavalier (1734)
5
« Elle s’en alla à Coulommiers ; et, en y allant, elle eut soin d’y faire porter de grands tableaux qu’elle avait
fait copier sur des originaux qu’avait fait faire Mme de Valentinois pour sa belle maison d’Anet. Toutes les
actions remarquables, qui s’étaient passées du règne du roi[Henri II], étaient dans ces tableaux. Il y avait entre
autres Le siège de Metz, et tous ceux qui s’y étaient distingués étaient peints fort ressemblants. M. de
Nemours était de ce nombre et c’était peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces
tableaux. »
A nouveau, cette scène fait miroir avec l’épisode du portrait dérobé, où Mme de Clèves
surprend M. de Nemours en train de le subtiliser6 : la similitude des actes montre la
réciprocité des sentiments. Dans les deux cas, les portraits sont des substituts de la
personne aimée et désirée.

Le second paragraphe du texte, construit sur l’anaphore du verbe « voir », souligne ainsi
l’intensité croissante de l’extase amoureuse de M. de Nemours, lié dans un premier temps à
la seule vue de l’être aimé (« Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une
personne qu’il adorait »), lié ensuite à la pure jouissance voyeuriste (« la voir sans qu’elle
sût qu’il la voyait »), enfin à la révélation de la similitude de leurs sentiments respectifs (« la
voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait »).

[ Des personnages en proie au dilemme]


La seconde partie du texte, une fois atténuée la sidération amoureuse (cf. « Quand il fut un
peu remis », l.20), met l’accent sur le débat intérieur qui agite dès lors le Duc de Nemours,
comme l’indique la multiplication des verbes évoquant des opérations de la pensée : « il
pensa » (l.20), « il crut » (l.21), « il prit la résolution » (l.23), « il trouva » (l.26), « il vit »
(l.27) (au sens de « il se représenta »), « il lui parut » (l.27), « il pensa » (l.29), « il fut prêt
plusieurs fois à prendre la résolution » (l.31) … Les verbes de réflexion alternent avec les
verbes de volonté et le texte prend une dimension délibérative. M. de Nemours hésite sur la
conduite à tenir : « entrer » (l.23) et « lui parler » ou « s’en retourner sans se faire voir »
(l.31).
D’un côté, il y a la force impulsive du désir (il est « poussé par le désir de lui parler », l.32)
qui pourrait l’amener à franchir un nouvel interdit ; de l’autre le souci des bienséances : « il
trouva qu’il y avait eu de la folie (…) à penser de s’en faire voir » (l.27); « il lui parut de
l’extravagance dans sa hardiesse » (l.28). Le lexique employé, péjoratif, (« folie »,
« extravagance7 » ) montre combien son désir lui paraît condamnable, eu égard aux règles de
la Raison, de la Mesure qui doivent, à l’âge classique, régler toujours la conduite de
« l’honnête homme »8.
C’est aussi la réaction de Mme de Clèves qu’il redoute : « Quelle crainte de lui déplaire !
Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir
plein de sévérité et de colère ! » (l.24) ; « il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le
voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui
pourraient arriver. (l.29)» Les bienséances interdisent en effet absolument à Mme de Clèves
de voir M. de Nemours, et elle encourt le risque d’être déshonorée si l’on vient à les
surprendre en train de transgresser cet interdit, comme le souligne la périphrase « les
accidents qui pourraient arriver. »9 (l.30)
Comme dans le théâtre de l’âge classique (Racine, Corneille), Mme de Lafayette met donc
son personnage dans une situation de dilemme, et épouse au plus près les hésitations, les

6
« Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n'était qu'à demi fermé, monsieur de Nemours, le dos
contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose
sur cette table. Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait. »
7
extravaguer : Dire, faire des choses folles et dépourvues de raison. (définition du Dictionnaire Littré)
8
Au XVIIe siècle, « l’honnête homme » est entre autres défini par son sens de la mesure, le refus des excès, la
capacité à dominer ses émotions. Cf. « Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas
comme un sot. » La Rochefoucauld (Réflexions, 353)
9
M. de Clèves est, à ce stade du récit, informé de la passion amoureuse qui habite son épouse - elle la lui a
confessée, sans donner le nom de l’être aimé, mais il a par ailleurs appris qu’il s’agit de M. de Nemours : voir
Le Résumé détaillé, fin de la 3ème partie.
atermoiements de sa pensée, soulignant, par la modalisation exclamative et la récurrence du
mot « trouble » (« quel trouble n’eut-il point ! » (l.23) / « il avança quelques pas, mais avec
tant de trouble », l.33), le profond désordre intérieur dans lequel il se trouve plongé.
Les « quelques pas » qu’il effectue constituent donc une double transgression : celle de
l’obstacle scopique (jusqu’ici, Mme de Clèves ne pouvait pas le voir ; or, le récit laisse
entendre qu’il se trouve désormais à un endroit « où la lumière donnait assez pour qu’elle le
pût distinguer », l.35), mais aussi celle de l’obstacle symbolique (les bienséances).

La dernière phrase du texte opère un changement de point de vue narratif, et adopte celui
de Mme de Clèves, comme l’indique le verbe de pensée « elle crut » (« elle crut le
reconnaître », l.36) ; la narratrice met à la fois l’accent sur la plénitude du sentiment
amoureux éprouvé par la princesse (elle avait« l’esprit rempli de ce prince », l.35) et sur la
détermination avec laquelle elle refuse, de son côté, de transgresser l’interdit : « sans
balancer (c’est-à-dire sans hésiter) ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu
où étaient ses femmes » (l.36) : le souci des convenances, le respect des bienséances
l’emportent immédiatement sur le sentiment amoureux, quelle que soit sa puissance.

La symétrie entre les deux personnages est donc ici rompue : face aux enjeux de la
transgression, l’un avance, l’autre recule – tant spatialement que symboliquement.

En ce sens, cet extrait constitue une sorte de « mise en abyme » du roman tout entier :
malgré l’amour qu’elle éprouve, Mme de Clèves ne cessera, tout au long du récit, de se
dérober aux « avances » du Duc de Nemours ; même après la mort de M. de Clèves – alors
que plus rien, sur le plan moral ou social, ne fait obstacle à l’épanouissement de leur relation
amoureuse10 -, la princesse se refusera, jusqu’au bout, à céder au désir. Lors de leur seul et
ultime entretien, à la fin du roman, alors même que pour la première fois elle lui avoue son
amour (« je vous avoue que vous m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus
devant que de vous avoir vu » lui dira-t-elle), elle lui enjoint de ne plus jamais chercher à la
voir : « je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par
tout le pouvoir que j’ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un
état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule
bienséance interdit tout commerce entre nous ».

[Conclusion]

On mesure la nouveauté, en cette fin du XVIIe siècle, que possède ce récit, emblématique du
style et des ambitions du « roman d’analyse » : les personnages, loin des figures stéréotypées
du roman « précieux », ont gagné en épaisseur psychologique ; certes, la réflexion sur le
sentiment amoureux semble prolonger les débats d’un roman comme l’Astrée (1627), mais
elle s’incarne ici dans des personnages bien plus réalistes, bien plus proches de l’univers des
lecteurs que ne l’étaient les « bergers » d’Honoré d’Urfé. Et c’est avec une grande finesse
d’analyse que Mme de Lafayette nous fait pénétrer dans l’intimité de la passion amoureuse,
prise entre la force du désir et le souci des convenances – jetant ainsi comme un pont entre
les grandes tragédies de l’âge classique et les romans d’apprentissage qui verront le jour dans
les siècles suivants.

10
Cf. les pensées de Mme de Clèves, après la mort de son mari : « Plus de devoir, plus de vertu qui
s’opposassent à ses sentiments ; tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion
de M. de Nemours pour elle et que celle qu’elle avait pour lui. »

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