Vous êtes sur la page 1sur 84

MANIOC.

org
Réseau des bibliothèques
Ville de Pointe-à-Pitre
MANIOC.org
Réseau des bibliothèques
Ville de Pointe-à-Pitre
LE TOUR DU MONDE. 337

A l'embouchure d u M a r o n i , p r è s d u p é n i t e n c i e r de S a i n t - L a u r e n t (voy. p . 340). — D e s s i n do R i o u , d ' a p r è s une photographie.

V O Y A G E D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES,


PAR LE DOCTEUR JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE.

1876-1877. —TEXTEETDESSINSINÉDITS.

I
CAYENNE. — L E S ILES DU SALUT.

Départ. — But du voyage. — Mauvaise nouvelle. — Marie Clo-Clo. — Aspect de Cayenne. — Séjour à l'Ilet de la Mère. — Maigre
ordinaire : repas de sarigues. — Sababodi. — Retour à Cayenne. — Mgr Emonet. — La montagne de Bourda. — Les Iles du Salut.
— Plantes. — Oiseaux. — Polissoirs des Indiens. — Le R. P. Krœnner.

Chargé, par les ministres de l'Instruction publique graphes plaçaient le pays légendaire de l'Eldorado.
et de la Marine, d'une mission ayant pour but l'ex- Nous essuyons d'abord quelques jours de mauvais
ploration de l'intérieur de la Guyane française, je temps sur les côtes de France, mais le reste de la tra-
quitte Saint-Nazaire le 7 décembre 1876, à bord du versée est dos plus agréables.
Saint-Germain. Le 29, au lever du soleil, l'officier de quart me
Mon projet est de remonter le fleuve Maroni 1
montre une échancrure dans la côte du continent
jusqu'à sa source pour arriver à une chaîne de mon- américain : c'est l'embouchure du fleuve que je viens
tagnes : les monts Tumuc-Humac, où les anciens géo- explorer, le Maroni. Quelques heures plus tard nous
abordons aux Iles du Salut.
1. Le fleuve Maroni sépare la Guyane française de la Guyane « Messieurs les médecins, soyez les bienvenus, nous
hollandaise. dit le commandant des îles, la fièvre jaune vient de
XXXVII. — 960e LIV. 22

MANIOC.org
Réseau des bibliothèques
Ville de Pointe-à-Pitre
338 LE TOUR DU MONDE.
faire son apparition à Cayenne. Depuis le dernier vapeur de la station, l'Alecton, est chargé de nous
courrier, c'est-à-dire depuis un mois, i l est mort un transporter au large, en dehors do la barre qui em-
médecin, un magistrat et deux ingénieurs. » pêche les gros navires d'entrer on rade.
Nous atteignons la rade de Gayenne vers cinq On nous apprend qu'une épidémie de typhus sévit
heures du soir. à bord, ce qui me détermine à renvoyer sur l'Alecton,
Je m'installe chez une créole de la Martinique qui de ma propre initiative, les membres de la commis-
a la spécialité de loger les médecins : c'est Marie sion dont je fais partie, et à rester seul sur le na-
Clotilde, plus connue sous le nom de Marie Clo-Clo. vire étranger pour donner mes soins aux malades.
Cayenne s'est notablement agrandi depuis mon pre- Je fais ensuite débarquer le plus grand nombre des
mier voyage en 1869 et 1870. L'animation y est plus passagers à l'Ilet do la Mère, dans les bâtiments de
grande. On y respire un air do fête continuel ; et la l'ancien pénitencier. Cette petite île, que j'avais remar-
raison en est bien simple : c'est que les noirs trop im- quée lors de mon premier voyage à la Guyane, est d'un
patients ne peuvent pas attendre jusqu'au dimanche aspect fort pittoresque et d'un séjour assez enchan-
pour dépenser les grosses pièces de cinq francs teur pour qu'un de mes collègues y soit resté pendant
qu'ils gagnent depuis quelques années à l'exploita- deux ans, sans demander son rappel à la capitale.
tion des gisements aurifères. Aujourd'hui l'Ilet de la Mère n'est plus habité que
Le surlendemain, à sept heures du matin, on me par un surveillant et quatre transportés invalides
donne l'ordre de faire partie d'une commission chargée chargés de l'entretien des bâtiments abandonnés.
de visiter un convoi de coulies, c'est-à-dire de travail- Mon devoir me prescrivait de séjourner dans l'Ilet ;
leurs arrivant des Indes sur un navire anglais. Un je m'y établis chez un capitaine anglais, qui con-

Paille-en-queue 1. — Dessin de R. Valette, d'après un de ces oiseaux rapporté par l'auteur.

sentit à me nourrir, mais fort mal, à raison de dix Après douze jours, l'épidémie s'étant complètement
francs par jour. Heureusement la brave femme du arrêtée par le simple effet du transbordement des
surveillant, qui avait servi autrefois au buffet de la passagers, le médecin de la santé vint m'annoncer que
gare de Dijon, trouva moyen do relever ce maigre j'avais la « libre pratique. »
ordinaire avec quelques plats à sa façon, composés de Ce n'est pas sans plaisir que je reviens à Cayenne.
bulcïnes, espèce de gros escargots assez communs Le lendemain, les coulies transportés à terre sont
dans le pays, et d'iguanes que mon petit coulie allait groupés par lots de trois ou quatre personnes et ad-
chercher sur les roches de l'île. Ce futur compagnon jugés aux agriculteurs et industriels de la colonie.
de voyage, inscrit sur la liste des immigrants sous J'obtiens des autorités que le jeune Sababodi ne soit
le nom de Sababodi ou Saba, avait un goût très pro- pas compris dans cette répartition. Cet enfant m'est
noncé pour la chasse. Il prit en quelques jours, au délivré contre la somme do cent trente-sept francs
moyen de trappes, une dizaine de sarigues, qui pou- pour une période de cinq années. Les conditions de
vaient au besoin servir à notre alimentation. On sait l'administration portent en outre que j'aurai à le
que ces petits mammifères, qui ont une certaine res- nourrir et à lui donner cinq francs par mois jusqu'au
semblance avec le rat, se font remarquer par la poche moment où i l sera adulte.
dans laquelle la femelle porte ses petits. Le sac est E n fréquentant les salons du gouvernement, où je
soutenu par deux os que les naturalistes désignent 1
reçois un accueil des plus sympathiques , j'apprends
sous le nom de marsupiaux. que le préfet apostolique de lit Guyane française,
Mgr Emonet, est un voyageur intrépide.
1. On nomme aussi phaéton cet oiseau de mer, qui a la taille
d'un gros pigeon de volière. Deux des plumes de sa queue forment 1. M. le colonel Loubère a seconde ma mission avec un em­
des brins ou filets très longs, qui de loin ressemblent à des pailles. pressement qui lui donne droit à toute ma gratitude.

MANIOC.org
Réseau des bibliothèques
V i l l e de Pointe-à-Pitre
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTERIEUR DES GUYANES. 339

Ce missionnaire a fait, l'année précédente, un me faire heureusement plus de mal qu'une minime
voyage de quarante-trois jours dans l'Oyapock pour blessure à l'œil.
prêcher la foi aux sauvages de l'intérieur. Je revois surtout avec plaisir la petite montagne de
Il sait déjà que je me dispose à faire un voyage Bourda, au pied de laquelle s'élève un superbe chalet,
d'exploration, et i l me dit simplement : maison de plaisance du gouverneur.
« Voulez-vous un compagnon ? J'allai ensuite aux Iles du Salut, situées à trois
— J'accepte, lui répondis-je ; quand partirons- heures de Cayenne, et qui sont au nombre de trois : l'île
nous ? Royale, l'île du Diable et l'île de Saint-Joseph.
— Quand vous voudrez, » me dit-il. Mon séjour dans ces îles ne fut pas de moins de
En attendant le départ, je fais quelques excursions six mois : la fièvre jaune s'y déclara, et je faillis
aux environs de Cayenne. Je loue un nègre, et me moi-même en être une victime1.
munis d'un fusil de quinze francs acheté pour la Je note qu'il faut à peine le temps de fumer un
circonstance. Je reconnais les endroits où me sont ar- petit cigare pour faire le tour de l'île Royale, qui est
rivées quelques aventures. C'est ici que j'ai failli la plus considérable des trois.
périr dans la vase en poursuivant une aigrette « au Pendant les quelques journées où l'état sanitaire des
panache de colonel ». C'est là que, près de cocotiers, ofliciers et des soldats fut satisfaisant, je pus explo-
ayant voulu tirer un perroquet, mon fusil éclata, sans rer la rivière de Kourou sur le vapeur le Serpent,

F r é g a t e s . — Dessin de R. Valette, d'après un de ces oiseaux rapporté par l'auteur.

chargé du service hydrographique. J'ai récolté cinq Peu de jours avant mon arrivée on avait tué deux
cents espèces de plantes sur les bords de cette rivière frégates. Ces oiseaux, aux longues ailes, volent tou-
et dans des excursions sur la montagne des Pères et jours très haut : on ne peut les atteindre qu'en tirant
sur le Mont Pelé. de points élevés. Le plateau du Mont à Ravets est
La pêche n'est pas très productive aux Iles du favorable pour cette chasse.
Salut. Je prenais quelquefois des langoustes et des On tue quelques rares iguanes qui viennent se
glands de mer quand j'allais recueillir des algues ma- chauffer sur les roches de l'île du Diable.
rines au chenal qui sépare l'île Saint-Joseph de l'île Aux jours de pleine lune, lorsque la marée inonde
du Diable. les parties basses de la terre ferme, un grand nombre
On voit parfois voltiger autour des îles un oiseau d'alouettes de mer viennent des Iles du Salut et se
appelé paille-en-queue. Je me rappelle avoir lu une posent sur les rochers qui bordent la mer, et si près
lettre fort originale, où un capitaine en cabotage les unes des autres qu'on peut en tuer une centaine
déclarait qu'on avait grand tort d'appeler paille-cn- (nous les avons comptées) d'un seul coup de fusil.
queue cet oiseau, qui n'est pas rare à l'île du Con-
nétable, voisine de l'Ilet de la Mère. Pour lui, qui en 1. Note de la direction. — Nous passons à regret sous silence
avait tué plus d'un, i l pouvait affirmer, disait-il, que toute la partie du récit qui, relative au service médical du docteur,
ferait apprécier son admirable dévouement pendant l'épidémie
les deux longs appendices qu'ils portent à leur queue dont il eut à combattre les ravages aux Iles du Salut comme à
ne sont pas. des pailles, mais bien des plumes. Cayenne.

MANIOC.org
Réseau des bibliothèques
Ville de Pointe-à-Pitre
340 LE TOUR DU MONDE.
Dans une de nos promenades, je remarque des très robuste qui aurait pu me rendre de grands services.
rainures polies dans les roches de la partie basse Le bateau devant faire du charbon aux Iles du
de l'île, et je reconnais qu'il s'agit de polissoirs Salut, nous avons l'occasion de passer une partie de
présentant la plus grande analogie avec ceux que la soirée à l'île Royale. L'aide-pharmacien Bourdon
l'on a trouvés dans des fouilles faites aux environs et le capitaine Daussat, mes ex-compagnons d'infor-
d'Amiens et qui datent de l'âge de pierre. Les rai- tune dans cette île, me reconduisent jusqu'à bord. Ces
nures ont été produites par l'usure des pointes de braves garçons me quittent sans partager mes espé-
flèches, et des tranchants de haches en pierre dont rances : ils n'ont pas confiance dans le succès de mon
se servaient les Indiens qui peuplaient ces îles avant entreprise.
l'invasion des Européens en Amérique. On voit à Partis à dix heures du soir, nous arrivons le len-
côté de ces rainures des surfaces planes polies et des demain à midi à l'embouchure du Maroni.
excavations en forme d'assiette qui proviennent sans Ce n'est pas sans émotion que je contemple ce
doute de l'usure des faces de leurs armes tranchantes fleuve superbe dont l'embouchure n'a pas moins d'un
et particulièrement des haches. kilomètre cl; demi de largeur et que je dois remonter
Le capitaine d'un « charbonnier » qui retourne au jusqu'à ses sources.
Havre veut bien se charger de transporter en France Deux heures après, le Serpent jetait l'ancre de-
deux énormes polissoirs que je lui remets à l'adresse vant le pénitencier de Saint-Laurent. Avant de des-
du ministère do l'Instruction publique. cendre à terre, nous sommes obligés d'attendre la visite
Lorsque je revins à Cayenne, on était près de la du médecin sanitaire. Le médecin-major, qui vient
fin de la saison des pluies, et je n'avais que peu lui-même le long du bord, nous met, en quarantaine
de temps pour préparer mon départ. pour six jours, ayant appris la mort
Un curé de Mana, le R. P. Krœn- récente d'un matelot à l'hôpital de
ner, offrit de m'accompagner : il avait Cayenne. Celte mesure gêne beaucoup
déjà remonté le fleuve Maroni jusqu'à nos combinaisons. Par bonheur, le
l'Itany, dans la région habitée par les fondateur et commandant des péni-
Indiens Roucouyennes. tenciers du Maroni, M . Mélinon,
Saba se hâta d'apprendre un peu de vient nous faire une visite le long
cuisine au restaurant où j'avais pris du bord et met à notre disposition
pension avec plusieurs officiers. deux de ses embarcations pour nous
conduire le lendemain à l'ancien éta-
II blissement de Saint-Louis. C'est lui
qui nous apprend que le R. P. Krœn-
D E C A Y E N N E A C0T1CA. ner, mis également en quarantaine à
Les Indiens e n g a g é s nous font faux bond. —
son arrivée à Mana, est parti aussitôt
Industrie. — Quelques étymologies. — M. Lit- pour l'intérieur du fleuve afin de re-
tré et le mot hamac. — L'illustre capitaine cruter des Indiens Calibis et de louer
Bastien. — Une visite au champ des morts.
— Discussion médicale. — En route. — Le
des canots pour notre expédition.
saut Hermina. — Les haches en pierre, détails de fabrication. Je profite de notre séjour à Saint-Louis pour faire
— Difficultés de la navigation dans les sauts. — Hydrographie. l'inventaire des bagages. L'aumônier de l'hôpital de
— Acodi en révolte. — La forêt des Guyanes. — La forêt vierge.
— Les Paramakas. — Invasion des fourmis. — Le saut de
Saint-Laurent, le R. P. Lecomte, se charge de nous
Manbari. — L'Aoua et le Tapanahoni. — La saison des pluies. procurer les quelques provisions qui nous manquent.
— Les rapides et les sauts. — Les Poligoudoux, les Bosch, les Ce missionnaire se met à ma disposition pour con-
Youcas.
server et expédier les collections que je lui enverrai ; i l
9 juillet 1877. Le Serpent est chargé de nous vient nous visiter plusieurs fois durant notre capti-
transporter jusqu'au pénitencier de Saint-Laurent, si- vité. Arrivant à cheval sur le bord d'une petite r i -
tué près de l'embouchure du fleuve Maroni. vière, qui limite d'un côté notre prison, i l s'entretient
Le départ est fixé à deux heures. E n arrivant à avec nous d'une rive à l'autre et nous fait passer par
bord, je trouve Mgr Emonet et Sababodi, mais je un batelier quelques douceurs culinaires que nous
m'aperçois que deux noirs que j'ai engagés ne sont adresse la supérieure des Sœurs de Saint-Paul de
pas encore rendus à bord du vapeur. Ces hommes, Chartres.
sur lesquels je complais, s'étant attardés à faire leurs Le 11, vers cinq heures du soir, au moment où la
adieux, arrivent à l'embarcadère au moment où le chaleur devient moins forte, nous allons faire une
capitaine commande : « Machine en avant ! » C'est promenade sur le bord du fleuve.
en vain qu'ils nous font des signes de détresse et Pendant que j'examine dans le lointain l'établisse-
s'efforcent do nous atteindre clans une pirogue : le ment de M . Kœppler, situé en face et sur la rive
Serpent ne s'arrête pas. opposée, Mgr Emonet aperçoit une embarcation qui
Ce contre-temps m'impressionne péniblement : une descend le courant : c'est celle du B . P. Krœnner. Je
minute de retard me fait perdre un homme habile et suis heureux d'avoir un bon dîner à offrir à mon nou-
s

Q
I

ta

a
342 LE TOUR DU MONDE.
veau compagnon ; nous vidons une bouteille de Cham- gligé de fermer se remplit d'eau sans en perdre une
pagne en l'honneur de son arrivée. seule goutte.
Le lendemain, nous chargeons tous nos bagages sur C'est de l'embarcadère, de Saint-Louis qu'est partie,
un canot et une grande pirogue. le 9 septembre 1861, la Commission franco-hollandaise
Le canot est monté par des noirs de Mana et des chargée de l'exploration du Maroni.
Chinois, la pirogue par des Indiens Portugais, de ceux M . Vidal, président de cette commission, qui ne
désignés sous le nom de Tapanges, qui de la côte de comptait pas moins de sept membres, raconte son
Para sont venus se réfugier sur le bas Maroni. départ dans les termes suivants :
Nous devons quitter l'embarcadère de Saint-Louis « Après avoir reçu les témoignages de l'intérêt qui
à trois heures du soir, au commencement de la marée allait nous accompagner durant notre excursion, nous
montante, mais une pluie torrentielle nous empêche nous mîmes en route vers trois heures de l'après-midi.
de partir avant quatre heures. Le temps était très beau ; une foule nombreuse, réunie
Un parapluie dit d'exploration, qui m'a été envoyé sur le warf du Pénitencier, nous adressait ses derniers
par le ministère de l'Instruction publique, se laisse signaux d'adieu, pendant que la modeste artillerie do
complètement traverser; en revanche, un vêtement Saint-Louis signalait notre départ par des détonations
complet en toile de campement résiste admirablement réitérées. Notre. flottille, composée de onze pirogues
à ce véritable déluge. En effet, une poche que j'ai né- avec pavillons arborés, s'éloigna ainsi avec un entrain

L'embarcadère de Saint-Louis. — Dessin de Riou, d'après une pliotographie.

1
qui faisait bien présager du succès de notre entreprise. » plusieurs pirogues; c'est un dégrad auquel aboutit
Notre départ est moins solennel; les canons de un petit chemin frayé qui nous mène aux carbets dés
Saint-Louis sont muets; la foule nombreuse qui agi- Indiens.
tait ses mouchoirs sur l'embarcadère n'est représentée Personne ne vient au-devant de nous. Où sont les
que par un surveillant et sa femme, qui nous servaient hommes engagés? Une femme répond qu'ils sont
pour ainsi dire de geôliers durant notre reclusion. partis pour la chasse depuis le matin.
Le P. Krœnner a engagé trois Indiens Nous remontons plus haut pour prendre un autre
Indien ; un sentier sous tonnelle nous conduit à une
qui nous ont promis de nous accompagner jusqu'à clairière occupée par des carbets, où des femmes, des
Paramaka.Nous sommes obligés de traverser le fleuve enfants, des vieillards se balancent mollement dans
pour aller prendre ces habitants de la rive hollan- leurs hamacs. On nous dit comme plus bas que les
daise. L'eau est clapoteuse, nos embarcations sont hommes valides sont à la chasse. Cela veut dire en
chargées à couler bas, et ce n'est pas sans danger bon français que ces trois Galibis no veulent pas
que nous gagnons la rive opposée, distante d'envi- nous accompagner.
ron quinze cents mètres. Nous voyons un grain nous Tant pis et tant mieux : il est préférable d'avoir peu
prendre par le travers, et je propose d'abandonner d'hommes bien résolus qu'une bande do gens indécis.
le projet de traversée ; mais le R. P. Krœnner, qui
pourtant ne sait pas nager, nous engage à continuer. 1. En langage créole, dégrad est synonyme de débarcadère.
Nous arrivons à un endroit où se trouvent accostées
GUYANE- FRANÇAISE
ET
COURS DU YARY
par le Docteur Jules Crevaux
Médecin de la Marine
1877

Echelle de 1:5-200.000

Gravé par Erhard


344 LE TOUR DU MONDE.

Ces Indiens sont petits, ils ont les membres grêles, les argiles qu'ils trouvent sur la berge, sous une couche
pieds parallèles, les cheveux longs. L'absence de barbe, de sable. Leurs gargoulettes ont l'inconvénient d'être
outre ces caractères, leur donne un aspect féminin. en partie vernissées, ce qui empêche l'eau de se re-
Leur état sanitaire ne paraît pas florissant; nous froidir par l'évaporation.
trouvons l'un d'eux couché : i l souffre d'un ulcère grave J'ai profité de mes loisirs aux Iles du Salut pour
du pied ; un autre est atteint d'une fièvre paludéenne me livrer à des recherches sur la langue des Galibis.
qui a profondément détérioré sa constitution. Ces mal- Il est à remarquer qu'un certain nombre do mots
heureux sauvages n'empruntent à notre civilisation français tirent leur origine du langage des anciens
que ses vices, entre autres l'abus de l'alcool. habitants de la côte des Guyanes : ainsi caïman se
Leur principale industrie est la fabrication de vases dit, en galibi, caïman ; pirogue, pirogue ; ananas,
en terre qui ne manquent pas d'une certaine origi- nana. Notons en passant que les ananas sont des
nalité. Ils les font de toute pièce, à la main, avec des fruits indigènes des Guyanes; j'en ai trouvé à l'état

Poteries, hamac, armes et ustensiles des Galibis. — Dessin de P. Sellier, d'après les objets rapportés par l'auteur.

sauvage clans la chaîne des monts Tumuc-Humac et Nous avons une grande route à faire pour arriver
sur les rives de l'Apaouani au niveau d'un grand saut. chez le capitaine Bastien. Ne pouvant profiter de la
Tapir, en galibi, se dit tapiir ; ara, ouara ; ma- marée que pendant cinq heures, nous ne nous arrê-
caque, macaque; toucan, toucan. tons pas à l'île Portai. Mes compagnons de voyage
Si M. Littré avait eu connaissance de ce langage, disent que cette île est admirablement cultivée : on y
il n'aurait peut-être pas fait dériver le mot hamac de trouve des plantations de café, de cannes à sucre, et
l'allemand hangenmatte [hangen, suspendre, et malle, des prairies artificielles pour l'élevage du bétail.
natte); car aujourd'hui, comme du temps du P. Biet Ce grand établissement d'agriculture est l'oeuvre de
en 1652, les Galibis appellent hamac le lit dont se trois Français, les frères Bar, qui se sont fixés dans
servent nos matelots. le Maroni depuis une vingtaine d'années.
Les Galibis se peignent en rouge. Ils ont pour tout Vers neuf heures le courant devient contraire; i l
vêtement un calimbé, un collier, et deux paires de jar- faut toute la vigueur de nos canotiers pour faire
retières, l'une au-dessus, l'autre au-dessous du mollet. avancer nos lourdes embarcations.
Indiens Galibis fabriquant des poteries. — Dessin de D. Maillart, d'après le texte et des photographies.
346 LE TOUR DU MONDE.
Les noirs de Mana se distinguent par leur entrain; mètres de l'embouchure du fleuve. Nous savons bien
ils s'excitent en chantant des airs créoles et en bat- que l'épidémie de Sparwine a été qualifiée de fièvre
tant la mesure à coups de pagaye. rémittente bilieuse ; mais M . Moysan, qui servait sous
Vers onze heures du soir, nous arrivons au but de nos ordres aux Iles du Salut pendant l'épidémie de
notre course. Un nègre, petit, vieux, presque édenté, fièvre jaune, a reconnu l'identité complète de la ma-
marchant en équerre, vient à notre rencontre. C'est ladie des îles avec celle de Sparwine. Déjà un chef
Bastien, l'illustre capitaine Bastien, le chef de la co- de bataillon faisant partie d'une commission chargée
lonie portugaise établie sur le fleuve Maroni. Cet de remédier à l'état sanitaire de ce pénitencier avait
homme, qui s'est assis à la table do plusieurs généraux déclaré que la maladie désignée sous le nom do
et amiraux, se croit obligé de porter une casquette rémittente bilieuse, était connue dans son pays natal,
d'officier de marine et une canne do tambour-major. à la Havane, dans l'île do Cuba, sous le nom de vo-
Il est pourtant de manières très simples, ce grand mito negro.
1
capitaine ; i l boit volontiers les coups de rak que L'expression « rémittente bilieuse » qu'on emploie
je lui présente pour entrer en matière : i l met sa journellement dans les Antilles, les Guyanes et toute
case à notre disposition et s'en va pendre son hamac la côte du Brésil, n'est qu'un nom trompeur, un mas-
aux arbres de la forêt. que jeté sur le fléau pour soustraire le pays aux me-
Nous sommes obligés de rester deux jours dans la sures quarantenaires.
colonie portugaise en attendant que Bastien et quatre Mgr Emonet arrive le lendemain, vers dix heures,
de ses hommes décidés à nous suivre aient terminé avec le R. P. Krœnner; nous nous mettons en route
leurs préparatifs. aussitôt après le déjeuner, que nous a offert M . Cazale.
Le dimanche matin, je pars on avant pendant que Nos quatre pirogues sont montées par vingt hommes
Mgr Emonet et le R. P. Krœnner baptisent des en- d'équipage, tant Indiens Portugais que noirs de Mana,
fants et célèbrent deux mariages. et nègres de la tribu des Youcas.
E n route je rencontre un malheureux jeune homme Mes deux compagnons et moi prenons chacun la
revenant des mines d'or et que M . Tollinche ramène direction d'une pirogue. Saba s'assied à côté de ma
presque mourant à l'hôpital de Saint-Laurent. Après boussole sur un petit banc placé devant moi. Nous
lui avoir donné les soins qu'exige son état, je continue sommes abrités contre l'ardeur du soleil par des
ma route en compagnie de M . Tollinche, qui retourne feuilles de palmier disposées en voûte au-dessus de
à son établissement. nos têtes.
Sans instruction, mais plein d'énergie, M . Tollinche Nous arrivons au saut Hermina vers cinq heures du
a déjà rendu de grands services à l'expédition franco- soir.
hollandaise ; i l se met à ma disposition pour me pro- On a donné le nom d'Hermina à une série de sauts
curer des pirogues et enrôler sept nègres Youcas et de rapides qui s'étendent sur une longueur d'en-
venus pour faire des échanges dans le bas du fleuve. viron huit cents mètres.
Je passe la nuit dans un établissement de M . L a - On trouve une petite île du nom de Sointi-Cassaba,
lanne, sur l'emplacement de l'ancien pénitencier de située à trois cents mètres en amont des premières
Sparwine. M . Cazale, ancien sous-officier d'infanterie roches qu'on rencontre dans le cours du fleuve.
de marine, qui s'occupe de l'exploitation aurifère, m'y Les noirs et les Indiens qui descendent le fleuve
offre une hospitalité des plus cordiales. passent quelques jours dans cette île, pour y faire
Saba m'accompagne à terre, revêtu d'un splendide provision de coumarou, excellent poisson qui ne se
vêtement rouge qu'il s'est confectionné lui-même avec tient que dans les eaux vives.
de l'étoffe que j'aurais mieux employée pour les Les anciens Indiens ont laissé des traces de leur
échanges. Cet enfant marche derrière moi avec l'air passage dans cette île : on remarque on effet sur les
sérieux d'un aide de camp accompagnant son général. roches de nombreuses excavations lisses, produites
E n attendant l'arrivée de mes compagnons, je vais par le frottement d'instruments en pierre. Ces polis-
visiter les tombes de mes collègues qui ont laissé leur soirs n'ont pas la forme de rainures, comme ceux
vie dans les luttes obscures, mais glorieuses, qu'ils des Iles du Salut. Ils sont larges et profonds vers
ont livrées en ces lieux pendant les grandes épidé- la partie médiane, et terminés on forme de lances
mies de fièvre jaune. aux deux extrémités. Depuis longtemps déjà l'intro-
Beaucoup de médecins prétendent que cette ma- duction des instruments en fer a naturellement fait
ladie ne sévit que dans les ports de mer. Cependant abandonner l'usage des haches de pierre à la plupart
de violentes épidémies ont fait de nombreuses vic- des sauvages.
times, non seulement à Saint-Laurent, qui est à trente Voici la manière dont procédaient les indigènes de
kilomètres dans l'intérieur du Maroni, mais à l'an- la Guyane pour adapter un manche à la pierre :
cien pénitencier de Sparwino, qui est à soixante kilo- Une incision longitudinale était pratiquée à travers
le tronc d'un jeune arbre; on plaçait le bord de la
1. Terme de marine pour désigner le tafia du bord. Cette
expression provient sans doute du mot caraïbe arak (pain de
pierre opposé au tranchant dans cette espèce de
palmier). boutonnière, et quelque temps après, la cicatrice
Rapides de la Guyane. — Dessin de Riou, d'après une photographie.
348 L E T O U R DU M O N D E .

s'étant effectuée, l'instrument était solidement fixé. Le 16 j u i l l e t , les Y o u c a s , e x c i t é s p a r u n des l e u r s ,


Le saut Hermina est facile à f r a n c h i r , car i l n'a veulent n o u s l a i s s e r en route. U n vieux Y o u c a refuse
q u e q u a t r e à c i n q m è t r e s de hauteur, sur une l a r g e u r de r e m o n t e r dans m a p i r o g u e sous p r é t e x t e q u e j ' y ai
de huit cents m è t r e s , c o m m e i l est dit p l u s haut. d é p o u i l l é un singe h u r l e u r , a n i m a l qu'ils c o n s i d è r e n t
Il est t é m é r a i r e de s'engager dans un saut sans comme s a c r é .
a v o i r à l'avant et à. l ' a r r i è r e de l a p i r o g u e u n h o m m e A c o d i , m o n p a t r o n de canot, q u i est u n grand' e n -
habitué d è s l'enfance à franchir ces passages péril­ fant c a p r i c i e u x , s'est m i s à l a t ê t e de cette m u t i n e r i e .
l e u x . L e s n o i r s de l a c ô t e ne valent r i e n p o u r l a n a v i ­ Ce sauvage à l a taille é l e v é e , aux m u s c l e s puissants,
gation dans les sauts ; l e u r i m p é r i t i e a d é j à c a u s é la est au f o n d u n g a r ç o n t r è s d o u x , q u i n'est pas sans
m o r t d'un g r a n d n o m b r e de m i n e u r s . me p o r t e r q u e l q u e i n t é r ê t . A u m o m e n t o ù i l p a r a î t le
N o u s faisons i c i u n e r e c o m m a n d a t i o n capitale, q u i p l u s i r r i t é , je l u i dis d ' u n ton c a l m e : « V a c h e r c h e r
s'adresse particulièrement aux chercheurs d'or re­ mon hamac, et pends-le; je suis f a t i g u é ! » Acodi
montant les fleuves des G u y a n e s : c'est d ' a b a n d o n n e r h é s i t e une seconde, et part en c o u r a n t e x é c u t e r mon
à j a m a i s l'usage des canols avec q u i l l e et g o u v e r n a i l ; o r d r e . V o y a n t q u ' i l s o u r i t au r e t o u r , je l u i offre un
seules, les p i r o g u e s des n è g r e s B o s c h et des Indiens, bon c o u p de tafia, et tout est oublié.
c r e u s é e s dans u n tronc d ' a r b r e , sont capables de m a ­ L ' a b s e n c e d'habitants p e n d a n t p l u s i e u r s j o u r s r e n d
nœuvrer au milieu de torrents impétueux ou de la n a v i g a t i o n des plus monotones. A f i n do nous dis­
gouffres tourbillonnants. traire nous faisons de petites e x c u r s i o n s p e n d a n t nos
U n vieux n è g r e B o n i et sa f e m m e , é t a b l i s sur la haltes, p o u r e x a m i n e r le p a y s .
petite î l e , n o u s p r o c u r e n t des m o r c e a u x de maïpouri La Guyane est recouverte d'une immense forêt
(tapir) b o u c a n é . q u i g é n é r a l e m e n t n'est i n t e r r o m p u e que p a r des cours
Partis le lendemain matin de très bonne heure, d'eau et de rares é c l a i r c i e s d'ans les endroits o ù le sol
nous éprouvons une certaine appréhension en fran­ n'est pas assez fertile p o u r n o u r r i r des a r b r e s .
chissant les rapides et les petites chutes s i t u é e s en Les terrains q u ' o n a p p e l l e savanes sont recouverts
amont de cette î l e S o i n t i - C a s s a b a . de g r a m i n é e s , et servent à l'alimentation du b é t a i l ,
T o u s ces fleuves de la G u y a n e f r a n ç a i s e ne sont n a v i ­ q u ' o n y laisse p a î t r e en toute l i b e r t é .
g a b l e s , p o u r les bateaux à v a p e u r , que s u r une é t e n d u e Les savanes occupent le bas des G u y a n e s , p r è s d u
de douze o u q u i n z e lieues au-dessus de l e u r e m b o u c h u r e . l i t t o r a l ; nous n'en avons r e n c o n t r é q u ' u n e seule dans
Plus haut, ces fleuves sont obligés de déchirer, l ' i n t é r i e u r : c'est p r è s d u village de C o t i c a , dans le p a y s
pour ainsi dire, des c o l l i n e s et des m o n t a g n e s , afin des Bonis.
de se frayer u n p a s s a g e . D e s blocs d u r s , souvent g r a ­ Pou de p e r s o n n e s se font une i d é e exacte de la f o r ê t
n i t i q u e s , o p p o s e n t , dans le lit m ê m e , m i l l e obstacles équatoriale. Les dessinateurs et les r o m a n c i e r s ont
à l ' é c o u l e m e n t des eaux. Puis, des roches disposées h a b i t u é le p u b l i c à v o i r dans ces f o r ê t s des palmiers
dans le sens l o n g i t u d i n a l r é t r é c i s s e n t le cours de l a sans n o m b r e , des a r b r e s aux formes b i z a r r e s , r e c o u ­
r i v i è r e , et forcent la masse l i q u i d e à m a r c h e r d'autant verts de parasites et entremêlés de lianes courant
p l u s vite que l'espace est p l u s restreint : c'est ce q u i de b r a n c h e en b r a n c h e c o m m e des cordages aux m â t s
constitue u n r a p i d e ; et dans ce rapide, les roches d'un navire.
transversales forment un barrage, une digue par­ Cette d e s c r i p t i o n n'est guère vraie q u e p o u r les
dessus l a q u e l l e l'eau se p r é c i p i t e p o u r t o m b e r en cas­ petites î l e s de l a c ô t e des G u y a n e s et p o u r le bord
cade. T e l s sont les sauts de la G u y a n e f r a n ç a i s e et des r i v i è r e s p r è s de l e u r e m b o u c h u r e .
les c a c h œ i e r a s d u B r é s i l . L a f o r ê t v i e r g e , le g r a n d b o i s , c o m m e o n l'appelle
« Les sauts, dit M . Vidal, établissent une série en G u y a n e , se p r é s e n t e sous u n aspect f r o i d et s é v è r e .
de b a s s i n s dont ils constituent e u x - m ê m e s les digues M i l l e colonnades ayant t r e n t e - c i n q ou q u a r a n t e m è t r e s
de r e t e n u e . de haut s ' é l è v e n t au-dessus de vos têtes pour sup­
« L e c o u r a n t , d'une r a p i d i t é v e r t i g i n e u s e dans les porter u n m a s s i f de v e r d u r e q u i intercepte presque
sauts, est faible et quelquefois presque nul entre c o m p l è t e m e n t les rayons d u s o l e i l .
deux de ces obstacles. C'est g r â c e à ce r é g i m e tout à A vos p i e d s , vous ne voyez pas u n b r i n d'herbe, à
fait s p é c i a l aux r i v i è r e s de l a G u y a n e que le M a r o n i p e i n e q u e l q u e s arbres g r ê l e s et é l a n c é s , p r e s s é s d'at­
p e u t r e t e n i r ses eaux m a l g r é l a pente sensible et d i s - teindre la hauteur do leurs voisins pour partager
p r o p o r t i o n n e l l e qu'offre le p r o f i l do son l i t . » l'air et la l u m i è r e qui leur manquent. Souvent ces
Un fait à s i g n a l e r , c'est que le c o u r s des fleuves colonnades, trop faibles p o u r r é s i s t e r aux tempêtes,
change généralement après un saut ou un rapide. sont soutenues par des espèces d'arcs-boutants ou
E n e x a m i n a n t les r i v e s , o n voit que l ' e a u , a p r è s avoir b é q u i l l e s c o m p a r a b l e s à celles des m o n u m e n t s gothi­
d é t r u i t une p a r t i e de l a c o l l i n e s u r les d é b r i s de l a ­ ques d é s i g n é s sous le n o m d'arcabas.
quelle elle s'est f r a y é un chemin, a rencontré des Sur le sol, à p a r t quelques fougères et d'autres
obstacles p l u s forts q u i ont résisté à sa violence. plantes sans fleurs, g i s e n t des feuilles et des b r a n c h e s
C'est son impuissance q u i se traduit p a r u n e dé­ mortes recouvertes de m o i s i s s u r e .
v i a t i o n dans l a d i r e c t i o n de son lit. L ' a i r m a n q u e . « O n y sent la fièvre, » m e disait u n
Les grands bois de la Guyane. — Dessin de Riou, d'après le texte.
350 LE TOUR DU MONDE.

de mes compagnons. La vie paraît avoir quitté la terre et je place des hommes de garde dans mes canots.
pour se transporter dans les hauteurs, sur le massif Acodi propose de garder ma pirogue, disant qu'il
de verdure qui forme le dôme de cette immense serait bien aise de trouver une occasion de tuer un
cathédrale. nègre Paramaka.
C'est à cette hauteur de quarante mètres que l'on Pendant la nuit nous sommes tous réveillés par
voit courir les singes ; c'est de là que partent les des piqûres douloureuses dans toutes les parties du
chants de milliers d'oiseaux aux plumages les plus corps. C'est une invasion de fourmis qui s'abat sur
riches et les plus variés. le village. Les indigènes font un grand feu on cercle
Au niveau des cours d'eau, la végétation perd sa pour se protéger contre ces animaux. Je trouve plus
sévérité pour gagner en élégance et en pittoresque. simple d'aller rejoindre Acodi dans ma pirogue, où je
Ici, le soleil est le privilège des plus grands ar- puis dormir quelques heures.
bres, qui s'élancent au-devant de lui ; mais les plus Le lendemain, les deux missionnaires demandèrent
petits trouvent aussi leur part de chaleur et de lu- à baptiser les enfants du village, mais le chef do la
mière. Les herbes, les arbrisseaux, prenant tout leur tribu s'y opposa.
développement, sont couverts de fleurs et de fruits aux Nous partîmes à huit heures du matin, après que
couleurs éclatantes. Le hideux champignon, l'obscure Mgr Emonet eut dit une messe à laquelle assistaient
fougère font place à des plantes aux feuilles riches tous les sauvages de la tribu.
en couleurs, aux fleurs élégantes. Des lianes s'élèvent Après sept jours de marche, pendant lesquels nous
du sol jusqu'au sommet des plus grands arbres, n'avons rien à signaler, nous arrivons, au pied du
en prenant des points d'appui sur les arbrisseaux grand saut de Manbari, à un autre établissement de
qu'elles rencontrent. Ce sont des traits d'union entre M . Lalanne. Son intendant nous fait visiter un
les grands et les petits. chantier d'exploration aurifère, sur la rive droite du
La lumière, également partagée, engendre l'har- fleuve.
monie, non seulement dans le règne végétal, mais Mgr Emonet tue deux singes hurleurs et des
encore dans le règne animal. Là-bas, c'est la bête marailles.
fauve et le hideux crapaud ; ici, ce sont des animaux Nous ne sommes plus séparés que par quelques
de toute espèce qui viennent partager, tous ensemble, lieues du confluent de l'Aoua et du Tapanahoni,
les bienfaits de la nature. mais le fleuve est ici parsemé de chutes épouvan-
Le 18 juillet, une heure après notre départ, nous tables. Ce sont principalement les sauts do Singa-
voyons sortir d'une anse creusée dans une petite île. Tetey (doublez l'amarre), de Man-Bari (l'homme crie),
une pirogue portant sept personnes, toutes du sexe et de Man-Caba (l'homme finit).
féminin. Elles sont placées les unes derrière les au- La navigation des rivières des Guyanes est moins
tres, à la file indienne. L a seule personne âgée est au périlleuse pendant la saison sèche (de juillet à no-
milieu ; mon nègre Bosch me dit que c'est une « ma- vembre) que pendant les grandes pluies. Vers la lin
man ». Nous leur faisons quelques petits présents, et de décembre, le courant est tellement rapide qu'il est
elles s'en vont, vers la rive gauche, récolter leur riz. presque impossible de diriger une embarcation : aussi
Quelques instants après, nous arrivons au village les indigènes ne sortent-ils à cette époque qu'autant
de Paramaka. qu'ils sont pressés par la faim.
Les nègres Paramakas, au nombre d'une centaine, A l'exemple des Indiens, le voyageur ne doit en-
sont d'anciens esclaves de la Guyane hollandaise, qui treprendre un long voyage que pendant la saison
ont échappé aux poursuites de leurs maîtres vers 1826. sèche. Malheureusement les fièvres sont plus fré-
Le R. P . Krœnner, qui a fait un long séjour chez quentes et plus graves pendant cette saison, dans l'in-
ces noirs redevenus sauvages, me dit que le nom de térieur du pays aussi bien que sur les côtes. Elles ont
Paramaka vient de deux mots galibis : para, rivière, leur maximum d'intensité vers la fin de juillet, c'est-
et maka, nom du fruit d'un grand arbre qu'ils ont à-dire au moment où les terres commencent à se dé-
trouvé en abondance dans l'endroit où ils se sont couvrir.
établis. Nous pensons qu'il serait prudent de ne pas se
En arrivant, je fais un présent au chef de la tribu ; mettre en route avant le 10 ou le 15 août, c'est-à-dire
je lui remets un manteau en velours vert, provenant un mois après la fin des pluies.
d'un assortiment de costumes de théâtre que le mi- La Commission franco-hollandaise qui remonta le
nistre de l'Instruction publique m'a expédié sur ma Maroni en 1861, partie de l'embouchure du fleuve le
demande. 9 septembre seulement, n'eut pour ainsi dire pas à souf-
Cet homme, qui paraît d'abord enchanté, se montre frir do la lièvre. Sur sept officiers, un seul fut, atteint
ensuite fort désappointé, en apprenant que nous pos- de la maladie. L a navigation des fleuves est beaucoup
sédons de plus jolis vêtements dans nos bagages. moins périlleuse en montant qu'en descendant. Le
Craignant un coup de main pendant la nuit, car danger le plus redoutable lorsqu'on descend un cours
ces nègres ont la réputation de dévaliser les cher- d'eau, c'est de se laisser entraîner inopinément dans
cheurs d'or, je couche dans un carbet près du village, une chute.
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 351

Nous devons rassurer les voyageurs en leur apprenant Nous éprouvons un vrai plaisir à mettre en mou-
que le courant, du moins dans la saison sèche, n'est vement nos jambes, ankylosées à la suite de neuf
généralement pas violent au-dessus des plus grands jours de canotage, à raison de huit heures par jour
sauts. Nous savons par expérience qu'une en moyenne.
mal manœuvrée ou abandonnée au courant éprouve E n somme, nous sommes enchantés de la première
un mouvement d'arrêt avant de franchir une cascade. partie du voyage. Nous avons parcouru cent milles
Gela tient à un remous des eaux qui luttent contre marins en peu de temps et sans nous trouver incom-
les roches formant barrage. modés le moins du monde.
D'ailleurs on est généralement prévenu par un Nous nous sentons tous les trois aussi bien portants
grondement qui s'entend parfois jusqu'à la distance qu'à notre départ de Cayenne, et cela nous fait bien
de deux kilomètres. augurer do l'avenir. Nous nous proposons même de
L'attention du voyageur devra redoubler lorsque, modifier notre premier plan de voyage. Je soumets à
en descendant un cours d'eau, i l le verra parsemé d'un mes compagnons le projet suivant :
grand nombre d'îles : c'est un indice presque con- Le P. Krœnner irait rejoindre ses paroissiens à
stant de l'existence de sauts et de rapides. Mana, par un affluent de droite du Maroni, la crique
Pour franchir un rapide ou une chute, i l faut que Inini, par exemple ; je traverserais les montagnes
les hommes pagayent de toute leur force, car on ne Tumuc-Humac avec Mgr Emonet ; et nous nous sé-
peut diriger une embarcation qu'autant que sa vitesse parerions une fois arrivés au delà, pour revenir, lui
est plus grande que celle du courant. L'homme qui par l'Oyapock, et moi par le Yary et l'Amazone.
est à l'avant doit être aussi habile que le patron qui Pendant que nous nous livrons à ces combinaisons,
est à l'arrière. Chez les nègres Bosch, c'est lui qui, à
l'équipage ayant fait connaissance avec les indigènes se
l'aide d'une longue perche appelée tacari, dirige l'em- livre avec eux aux danses les plus frénétiques. C'est à
barcation et lui fait éviter les écueils qu'il aperçoit, ou
qui surpassera l'autre par l'agilité de ses mouvements
plutôt qu'il devine à l'aspect des ondulations de l'eau et par le bruit qu'il produira en frappant le sol de la
qui se produisent au niveau des roches. plante de ses pieds.
En remontant les sauts, on est souvent obligé de Les noirs de Mana entonnent un de leurs chants
tirer sur les pirogues au moyen d'une liane ou d'une favoris ; les Bosch et les Poligoudoux ne tardent pas
corde amarrée à l'avant. à saisir l'air et les derniers mots du refrain; tous
Il faut avoir bien soin de maintenir l'embarcation répètent en chœur : Aya maman, aya maman !
dans le sens du courant, autrement i l serait absolu- En attendant le Gran-man, je fais une excursion
ment impossible de résister à la puissance de l'eau. en rivière avec une pirogue montée par deux nègres
Lorsqu'on navigue avec plusieurs embarcations, on Poligoudoux; mon but est de juger de l'importance
emploie tous ses canotiers pour remonter chacune relative des deux grands affluents du Maroni, l'Aoua
d'elles successivement. et le Tapanahoni.
Le 23, nous arrivons à la bifurcation du Maroni en Nous considérons l'Aoua comme la continuation du
Aoua et Tapanahoni. Nous remontons cette dernière Maroni. E n effet, un examen attentif de la largeur et
branche pendant un mille, et nous trouvons une de la profondeur des eaux ainsi que de la vitesse du
petite agglomération de carbets pouvant contenir courant nous fait estimer que le Tapanahoni est
environ cinquante personnes. Le chef de cette bour- d'environ un tiers moins important que l'Aoua.
gade, le Gran-man des Poligoudoux, et la plupart D'après M . Vidal, au mois de septembre, c'est-à-dire
des habitants sont allés danser au village de Malobi, au milieu de la saison sèche, le débit de l'Aoua est de
chez les Youcas. trente-cinq mille neuf cent soixante mètres cubes par
Partis depuis quatre jours, ils ne reviendront que minute, tandis que celui du Tapanahoni est de vingt
demain soir. mille deux cent quatre-vingt-onze mètres.
Je demande au chef qui remplace le Gran-man de Les nègres Poligoudoux qui vivent au confluent de
me louer une petite pirogue pour aller jusqu'à Ma- ces deux rivières nous ont déclaré dans leur langage
lobi. Il me répond par un refus catégorique : tout simple que l'Aoua est la maman du Maroni.
ce que je puis obtenir de lui, c'est l'envoi d'un mes- La Commission franco-hollandaise, qui a remonté
sager pour prévenir le Gran-man. le Tapanahoni pendant cent soixante-douze kilomè-
Les Poligoudoux tiennent à montrer qu'ils sont les tres, pensait avoir atteint un point très rapproché
gardiens de la tête du Maroni. Le chef nous fait at- des sources. Mais, au dire du Boni Apatou, qui est
tendre deux jours. allé chez les Indiens Frios, le Tapanahoni s'étend à
Nous avons une soirée superbe : Mgr Emonet et une distance considérable du saut d'Hingui-Foutou,
moi nous nous promenons en long et en large sur une au pied duquel la Commission s'est arrêtée.
grande place qui occupe le centre du village. Le sol D'après les relations des Roucouyennes, le Tapa-
argileux est parfaitement tassé et soigneusement net- nahoni aurait ses sources dans la chaîne de Tumuc-
toyé ; on en arrache jusqu'aux herbes. C'est une belle Humac, en face de la rivière Parou.
promenade. Les nègres Poligoudoux sont des soldats noirs de
352 L E TOUR D U MONDE.
la Hollande qui ont déserté pendant les guerres sou- été imposée pour une somme d'un million et demi
tenues par cette colonie contre les nègres Bonis. de francs, les autorités eurent la malheureuse idée
Les Youcas, qui ont plusieurs villages sur le Tapa- de répartir cette contribution de guerre d'après le
nahoni, sont d'anciens esclaves marrons fugitifs de la nombre des esclaves.
Guyane hollandaise; dans cette dernière colonie on les De grands propriétaires juifs qui voulaient se
désigne généralement sous le nom de nègres Bosch, ce soustraire à cet impôt engagèrent une partie do leurs
qui veut dire nègres des bois. nègres à se réfugier dans la forêt. Beaucoup de ces
L'évasion de ces noirs marrons a commencé en malheureux préférèrent la vie misérable du grand bois
1712, après la prise de Surinam par l'amiral français à l'esclavage dans une colonie prospère.
Cassar. L a capitale de la Guyane hollandaise ayant Ces bandes de nègres marrons, dont le nombre

Un saut en Guyane (voy. p. 350 et 351). — Dessin de Riou, d'après une photographie.

augmentait tous les jours, finirent par compromettre discutées et signées en 1761 à l'habitation d'Auka.
la sécurité des habitants isolés. Plusieurs plantations Les esclaves obtinrent la liberté complète, à la con-
furent complètement saccagées. dition qu'ils rendraient à leurs maîtres, à partir de
Les Hollandais leur déclarèrent la guerre ; mais la cette époque, les esclaves fugitifs qui viendraient leur
maladie d'un côté, de l'autre les balles et les flèches demander asile.
d'ennemis acharnés, jetèrent le désarroi dans la petite A la suite de ce traité, les nègres Youcas cessèrent
colonne d'expédition, qui dut renoncer à tenir cam- leurs incursions guerrières pour s'établir sur les bords
pagne. du Tapanahoni.
Devant des hostilités sans cesse renouvelées, les pro-
Docteur Jules CREVAUX.
priétaires de plantations se virent obligés de traiter
avec leurs anciens esclaves. Les conditions furent (La suite à la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 353

Incantation à l'entrée d'une case, dans un village des Poligoudoux. — Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevaux.

V O Y A G E D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES,


1
PAR M. L E DOCTEUR JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DE L A MARINE FRANÇAISE .

1876-1877. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

III
Le Grand-man consulte le ciel, qui se montre propice, mais à des conditions inacceptables. — Une panique. — Encore la fièvre.
— Saba malade. — Une toilette qui m'horripile. — Cotica. — Réception. — L'état-major du Grand-man. — Toujours la fièvre ! —
Le R. P. Krœnner et Mgr Emonet tombent malades : je les renvoie au pénitencier de Saint-Laurent. — Seul ! — Josepi. — Une
pluie diluvienne. — La tribu des Bonis et son histoire. — Conséquences désastreuses d'une promesse non remplie : guerre entre
les Hollandais et les Bonis. — Guerre des Bonis avec les Oyampis. — Un brillant fait d'armes. — Guerre avec les Oyacoulets.
— Reprise des relations entre les Bonis, les Hollandais et les f r a n ç a i s .

Le Gran-man des Poligoudoux, au retour de ses une chanson lugubre qui ne dure pas moins de deux
fêtes et de ses danses chez les Youcas, ne consent à heures. Ce noir, se livrant à des contorsions d'épi-
nous donner des hommes qu'après avoir consulté le leptique, et roulant ses grands yeux dans leur orbite
ciel ou le Dieu (Gadou). Pour faire ces invocations, en regardant le ciel, nous fait songer involontaire-
il se barbouille le front avec une argile blanche, et ment à un damné demandant une place au P a r a d i s .
paraît ensuite à la fenêtre d'une case, où i l entonne Le Gadou, nous dit-il, autorise le Gran-man à nous
fournir des hommes, en remplacement de deux de
1. Suite. — Voy. page 337. nos noirs malades et de tous nos Youcas qui nous
XXXVII. — 961e LIV.
354 LE TOUR DU MONDE.
abandonnent. Mais les conditions qu'on veut nous pagnons sur une roche nue, par une température
imposer nous semblent tellement onéreuses, que nous excessivement élevée; je rejette tout, aliments et
ne pouvons les accepter. Mgr Emonet, le R. P. boissons.
Krœnner et moi, après avoir pris conseil, nous nous Cependant je me console envoyant que nous appro-
décidons à nous mettre en route avec les huit hommes chons du terme do cette pénible excursion. Je supplie
d'équipage qui nous restent. le patron de l'embarcation d'accélérer la marche ; mais
Mes deux compagnons partent en avant avec le au lieu de me répondre, ce vieillard sans pitié, me
patron Bastien et ses Indiens Taponyes. Je monte le laissant en plein soleil, perd deux grandes heures à
deuxième canot, qui est le plus lourd, avec quatre faire sa toilette, c'est-à-dire à arranger son calimbé et
noirs de Mana. à se badigeonner le front avec de l'argile blanche.
Arrivés à deux kilomètres du village, nous rencon- Enfin nous arrivons, à la grande satisfaction de
trons un petit saut que la première embarcation tout le monde, près du petit village de Cotica, où est
franchit sans beaucoup de peine. Cependant, au établi le Gran-man des Bonis.
moment où nous touchons l'obstacle, mes hommes Pour annoncer notre arrivée, j'ordonne à mes hom-
sont pris tout à coup d'une véritable panique en mes de tirer quelques coups de fusil en l'honneur de
voyant que l'embarcation recule, et que la force du mes nouveaux hôtes. Cette manière de les saluer a le
courant menace do nous entraîner dans une grande don de leur plaire.
chute. L'un d'entre eux s'étant jeté à l'eau, l'autre Le cérémonial de l'arrivée terminé, je fais distri-
ayant perdu sa pagaye, je me trouve dans une situa- buer un litre de tafia à tout l'état-major, et me hâte
tion très-embarrassante et dont j'ai beaucoup de peine do gagner mon hamac, que j ' a i fait suspendre à
à sortir. l'écart. Depuis une heure, en effet, je sens ma tête
Le découragement do ces hommes, qui m'accusent tourner, et je fléchis sur mes jambes comme un homme
de vouloir les faire noyer tout exprès, m'oblige à ivre. Sababodi se couche près de moi; nous sommés
revenir sur mes pas pour demander des secours aux tous les deux en proie à une fièvre violente.
Poligoudoux. Dans la soirée, malgré mon état pitoyable, je suis
Bon gré mal gré, i l faut que je passe par toutes obligé de me lever pour apaiser une querelle qui s'est
les conditions que m'impose le chef de la tribu. élevée entre les Bonis et le capitaine Bastien sur
L'excédant de mes bagages est déposé en toute hâte un sujet de peu d'importance, mais qui, blessant les
sur un deuxième canot, et je m'empresse de re- coutumes de ces sauvages, aurait pu avoir des consé-
joindre mes compagnons, qui commencent à s'in- quences graves. On entourait déjà le pauvre capitaine
quiéter de moi. avec des hurlements sauvages. Je parvins heureuse-
Nous mettons six jours pour aller du village des ment à faire cesser le malentendu.
Poligoudoux au pays des Bonis ; on pourrait facile- Le mal empira jusqu'au troisième jour, à la fin
ment faire ce voyage en quatre jours ; mais nos duquel mon état s'améliora subitement; mais ce fut
guides montrent beaucoup de mauvaise volonté, et alors le tour du R. P. Krœnner de tomber malade, et
s'attardent à pêcher dans les sauts, me faisant perdre plus gravement que moi, car la fièvre me laissait de
ainsi un temps précieux. courts moments de repos, tandis que, chez mon com-
D'un autre côté, ces arrêts intempestifs, en plein pagnon, elle était absolument continue.
midi, nous exposent aux ardeurs d'un soleil torride Pendant que je me rétablis assez rapidement et que
qui commence à altérer ma santé. Le quatrième jour, la lièvre persiste chez le R. P. Krœnner, Mgr Emonet
je suis pris d'un accès de lièvre, au moment où nous est pris d'un léger mal de tête, un soir, en revenant
arrivons au terme de notre étape, c'est-à-dire à l'en- de la chasse ; le lendemain, une violente crise se dé-
droit où nous allons passer la nuit. clare dans la matinée. Le surlendemain, i l est sous
- Impatient d'arriver au plus vite chez les Bonis, je le coup d'une fièvre comateuse qui, pendant deux
veux partir en avant, avec une petite pirogue que jours, ne nous laisse aucun espoir.
nous rencontrons sur notre route, mais les deux indi- La constitution des deux missionnaires apostoliques
gènes qui la montent refusent de me prendre avec est profondément altérée par ces maladies de quel-
eux, sous prétexte que leur embarcation, trop légère, ques jours. Je les fais descendre au plus vile, pour-
pourrait chavirer dans les sauts qui nous séparent de les diriger sur l'hôpital du pénitencier do Saint-Lau-
leur village. Je suis obligé de m'incliner devant cette rent.
observation, et i l nous faut deux jours pour faire un Mes compagnons ainsi partis, avec un Bonis et trois
trajet de quelques heures avec mon misérable patron de nos hommes, je fais venir le Gran-man, pour lui
de canot, qui se fait toujours un malin plaisir de nous demander une escorte et des vivres, afin de pouvoir
exposer à l'ardeur du soleil. continuer ma route. Il me répond qu'il ne peut accé-
Mon petit Saba, pris d'une lièvre intense, est der à ma demande sans l'assentiment du grand conseil,
obligé de se coucher dans mon canot. Quant à moi, qui ne se réunira que dans deux jours.
je ne parviens pas à digérer le modeste repas composé Pendant ce temps, j'enrôle un mulâtre de la côte
de sardines et de biscuit que je prends avec mes com- nommé Josepi, qui a passé sa vie au milieu de ces
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 355
sauvages. C'est, me dit-on, un habile patron de canot déjà profondément altérée, ne me permettra pas d'aller
qui, entre autres qualités précieuses, possède celle de plus loin.
pouvoir me servir en même temps d'interprète. Je Les accès de fièvre me reprennent, et je passe trois
m'engage à lui payer dix francs par jour, et une gra- jours étendu sur mon hamac. Pendant la nuit du troi-
tification de cinq cents francs, s'il m'accompagne jus- sième jour, je manque d'être écrasé par mon carbet,
qu'au terme de mon voyage, c'est-à-dire jusqu'à l'A- qui s'effondre sous le poids de l'eau, à la suite d'une
mazone. Cet homme m'ayant été chaleureusement re- pluie diluvienne comme i l n'en tombe que sous les
commandé par un de mes collègues, je lui donne en Tropiques.
toute confiance la direction de mon équipage. E n vain je supplie le Gran-man de me donner des
Cependant le conseil s'est réuni et a décidé, après hommes, rien ne peut faire changer la décision du
de grandes délibérations, que mon départ ne pourra conseil. Je voudrais partir avec mon équipage, mais
avoir lieu que clans dix-sept jours, après la fin des fêtes Josepi ne consent à m'accompagner qu'autant que
données en l'honneur du Gran-man défunt. j'aurai avec moi quelques Bonis choisis parmi les
Ce délai n'est on réalité qu'un prétexte fallacieux plus vigoureux et les plus habiles.
pour me décourager et me forcer à abandonner mon Pendant ce séjour forcé d'un mois au milieu de
projet d'exploration. Ils pensent que, après cette at- ces sauvages, j ' a i recueilli de nombreuses notes sur
tente, je n'aurai plus de vivres, et que ma santé, l'histoire des Bonis, sur leurs mœurs, sur leur reli-

Pluie diluvienne. — Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevaux.

gion et leur langage, notes que je transcris ici tex- saccagée, les noirs mis en liberté, et tous les blancs
tuellement. massacrés, à l'exception de l'intendant, qu'ils char-
La tribu des Bonis. — Leur histoire. — E n 1772, gèrent d'annoncer à son patron la perte de sa for-
un nègre intelligent, audacieux, nommé Boni , donna 1
tune.
le signal de la révolte contre la Hollande, à la suite Des troupes furent envoyées dans toutes les direc-
d'une injustice dont i l avait été victime. tions pour s'emparer de ce chef d'insurgés si dange-
Accompagnant son maître dans un voyage en E u - reux. Mais on avait affaire à forte partie. Boni, traqué
rope, i l avait reçu la promesse qu'il aurait sa liberté de tous côtés et sachant sa tête mise à prix, ne songea
dès son retour à Surinam. L a non-exécution de cet même pas à prendre la fuite. Il persista à errer autour
engagement fut la cause des plus grands désastres des habitations pour semer la révolte au milieu des
pour la colonie. esclaves.
Non content de s'échapper en entraînant à sa suite Entre autres exploits de cet aventurier, on raconte
un grand nombre de ses compagnons d'esclavage, que se trouvant un jour à la pêche avec sa femme,
Boni voulut tirer vengeance de cet acte de mauvaise dans une petite crique aboutissant à la Cotica, i l
foi. vit passer une embarcation chargée de soldats hollan-
L habitation de son ancien maître fut complètement dais envoyés à sa poursuite. A la vue des soldats, sa
1. Nous donnons cette histoire de Boni telle qu'elle nous a été femme, effrayée du danger qui menaçait son mari,
racontée par les anciens du pays. allait jeter les hauts cris, lorsque, l'arrêtant d'un geste
356 LE TOUR DU MONDE.

et lui montrant son sabre, i l la menaça de l'égorger çues par une nuée de flèches et de balles tirées à bout
au premier mouvement. portant. Une centaine de soldats trouvèrent la mort
Il s'avança en rampant le long de la rivière, et, dans cette expédition ; les autres furent obligés de
arrivé à la hauteur de l'embarcation, i l bondit comme déloger sans tambour ni trompette.
une panthère au milieu de ses ennemis, puis, à coups Quelque temps après, les Hollandais tentèrent une
redoublés, i l tua plusieurs soldats et fit chavirer nouvelle attaque avec toutes leurs forces. Boni, obligé
l'embarcation avant que l'équipage, surpris de la de battre en retraite, se retira dans la rivière Aoua,
soudaineté de l'attaque, eût pu songer à se défendre. où i l fit un abatis connu sous le nom de Pampou-groon
Ayant ensuite regagné la rive, i l tua à coups de (pampou, melon d'eau, citrouille ; groon, terrain).
sabre ceux qui tentaient de se sauver à la nage. Seul, L'armée hollandaise, etraînée par un chef dont l'o-
l'oflicier qui commandait cette escouade fut respecté, piniâtreté était devenue proverbiale, poursuivit les
afin qu'un homme annonçât à la colonie la nouvelle Bonis jusqu'à cette dernière résidence. Les Youcas,
de la défaite '. qui avaient reçu de nombreux présents, marchaient en
Vingt-trois habitations furent détruites en quelques avant de la colonne hollandaise.
jours. Les esclaves délivrés formèrent une escorte Une bataille terrible s'engagea dans l'abatis do Pam-
2
dévouée à ce chef intrépide , auquel ils devaient la pou-groon entre les Bonis et les Youcas.
liberté. Ces derniers furent complètement battus ; mais les
Boni emmena sa bande dans le Maroni, et vint se Bonis ayant épuisé leurs balles et leurs flèches pendant
fixer un peu en aval do la crique Paramaka, sur une lutte de toute une journée, ne purent résister à
des terrains qui sont connus sous le nom de Boni- l'attaque des troupes disciplinées du colonel Fourgaud.
doro. Il y établit une plantation de manioc et de Ils battirent donc prudemment eu retraite et profi-
bananiers, dont i l reste encore quelques vestiges. tèrent de leur connaissance du terrain pour éviter les
Les Hollandais auraient laissé ce chef vivre en paix surprises d'un ennemi trop puissant.
dans cet endroit éloigné, s'il n'avait fait de fréquentes Ils se retirèrent près de l'embouchure de la crique
incursions aux environs de Surinam. Inini, sur la rive droite de l'Aoua.
Chaque fois quelques habitations étaient saccagées, Les Youcas, à l'instigation des Hollandais, poursui-
leurs noirs mis en liberté, et le représentant du virent les Bonis jusque dans cette dernière retraite ;
maître avait seul la vie sauve pour annoncer le dé- mais après un combat qu'ils durent livrer à leurs en-
sastre. nemis près de la crique Inini, les Youcas deman-
Quelques escouades isolées étaient incapables de dèrent et conclurent la paix.
tenir tête à ce chef habile, la colonie se vit obligée Leur chef, pour témoigner de la sincérité de son en-
de demander des secours à la métropole. gagement et de son amitié, offrit à Boni la plus jolie
Le prince d'Orange lui envoya douze cents hommes, de ses femmes.
sous les ordres du colonel Fourgaud, d'origine fran- Une paix heureuse durait depuis plus d'une année.
çaise. La guerre avait été remplacée par des danses aux-
Boni, familiarisé avec toutes les ressources que lui quelles assistaient tous les noirs du haut Maroni.
offrait la topographie des lieux, remporta d'abord Un jour, plusieurs embarcations montées par des
quelques avantages sur cette petite armée, qui avait Youcas arrivèrent près de la crique Inini, au lieu dé-
été renforcée par un grand nombre de nègres enrôlés signé sous le nom de Feti-campan, qui veut dire
pour la" circonstance. Une compagnie attaquée par sa champ de bataille.
bande à Feti-tabiki (ce qui veut dire : l'île de la ba- Boni, voyant arriver des amis, descendit sur la plage
taille) fut presque complètement anéantie. Les vain- pour les recevoir. C'est au moment où i l allait tendre
queurs se livrèrent sur les blessés et les morts à des la main à ses hôtes qu'il reçut une balle en fer qui
actes de sauvagerie que l'on n'ose pas mentionner. lui traversa la poitrine. Ce brave guerrier fit encore
Les Hollandais crurent un jour pouvoir surprendre quelques pas pour aller prendre un sabre, mais i l
Boni dans son campement à Bonidoro. Mais celui-ci, expira au moment de se jeter sur ses adversaires.
prévenu de l'arrivée de l'ennemi par ses éclaireurs qui Atopa, le fils aîné de ce malheureux chef, fit battre
sillonnaient la rivière dans tous les sens, avait trans- aussitôt le tambour d'alarme cl courut à la poursuite
formé sa résidence en une véritable forteresse. Des des assassins de son père.
milliers do bananiers, coupés à la hâte et entassés Mais les Youcas avaient gagné du terrain. Voyant
autour du village, formaient un rempart qui abritait qu'il ne peut les atteindre, Alopa change de tactique ;
les assiégés contre le feu des Hollandais. il laisse ses pirogues à l'embouchure de la crique
Les troupes, arrivant en colonnes serrées, furent re- Gonini et gagne par terre le village de Piquet, qu'oc
cupaient les Youcas.
1. C'est en l'honneur de cet exploit que les descendants de Boni Il atteint ce village au moment même où les an-
ont désigné leur village principal sous le nom de Colica. ciens de la tribu délibéraient en place publique sur
2. Les villages de la Paix, de Providence (Pobianchi) et de Co-
romontibo ont tiré leurs noms des exploits de Boni près des habi­
le moyen d'aller saisir la tête de Boni, que les Hol-
tations de la Paix, de Providence et de la rivière de Coromontibo. landais avaient mise à prix.
Village d'Indiens Bonis. — Dessin de R i o u , d'après un croquis du docteur Crevaux.
358 LE TOUR DU MONDE.
Embusqués dans les bananiers qui entourent les sent s'emparer de leurs possessions, ils se tournèrent
habitations, les Bonis l'ont une décharge sur le conseil bientôt contre eux.
assemblé et se précipitent dans le village, où ils tuent Vingt-cinq Bonis revenant faire leur trafic et leurs
bon nombre de leurs ennemis avant que ceux-ci aient échanges furent reçus à coups de flèches et tous mas-
le temps de se préparer à la défense. sacrés.
Atopa, n'étant pas en force suffisante pour enga- Les Bonis, ne voyant pas revenir leurs compa-
ger un combat régulier, regagne ses canots au plus gnons, se mirent à leur recherche ; mais ils reçurent
vite et remonte l'Aoua jusqu'à la crique Inini. à leur tour le même accueil, et cinq d'entre eux,
Les Bonis ont à peine terminé les funérailles de seuls, échappèrent au massacre et revinrent sur le
leur chef qu'ils sont de nouveau assaillis par les Maroni.
Youcas. Escortés d'une troupe bien décidée et animés de
Plusieurs embarcations à la pèche sont surprises l'espoir d'une revanche éclatante suivie do pillage, les
par les Youcas arrivés à l'improviste. Ces derniers, derniers survivants revinrent à la charge contre les
maîtres du terrain, réclament la tête du chef assassiné. Oyampis ; une nouvelle et terrible bataille s'engagea,
Les Bonis, sachant le prix que les Hollandais attri- dans laquelle les Bonis perdirent beaucoup de monde,
buent à ce trophée, ont eu soin d'enterrer leur chef mais qui leur valut du moins la liberté de navigation
au milieu de la forêt, dans un endroit inaccessible, et dans l'Oyapock.
de mettre le cadavre d'un autre guerrier dans le lieu Mais un autre danger menaçait les Bonis. Les co-
destiné à sa sépulture. C'est à ce cadavre que les Youcas lons français établis dans le bas de l'Oyapock crai-
enlèvent la tête pour la présenter au gouvernement gnirent pour la sûreté de leurs habitations et de-
hollandais. mandèrent qu'un poste militaire fût établi sur le
Le Gran-man des Youcas reçut en récompense de fleuve, dans la petite île de Casfésoca, qui est située
ses services une rente viagère pour lui et ses succes- un peu au-dessous du premier saut.
seurs, ainsi qu'un hausse-col et une canne de tambour- Le poste leur fut accordé. Les Bonis, après avoir
major. parlementé avec le commandant du poste, s'avançaient
Ainsi se termina cette guerre acharnée de la Hol- en toute sécurité pour échanger contre leurs produits
lande contre ses esclaves fugitifs. quelques objets de l'industrie européenne, lorsque,
Sur les douze cents soldats envoyés par le prince au moment de franchir avec leurs femmes le passage
d'Orange pour mettre fin aux incursions des esclaves de Casfésoca, ils furent accueillis par une grêle de
révoltés, une centaine à peine revirent leur pays. balles, qui tua la moitié d'entre eux. Les malheu-
La colonie perdit en outre un grand nombre de reux qui tentèrent de s'échapper à la nage furent tués
soldats noirs qui s'enfuirent dans la forêt. Ces déser- à coups de sabre. Un petit nombre de prisonniers,
teurs, qui ont formé la tribu des Poligoudoux, re- en grande partie des femmes et des vieillards, furent
çurent plus tard leur grâce à la condition qu'ils s'u- envoyés à Cayenne.
niraient aux Youcas pour empêcher une nouvelle in- Ce fait d'armes, qui fut annoncé comme un combat
vasion des Bonis. glorieux, ne coûta pas grand'peine aux vainqueurs.
On leur assigna comme établissement la contrée De tous les soldats blancs et noirs qui occupaient la
qui confine à l'embouchure de l'Aoua, avec mis- petite forteresse do Casfésoca, pas un seul ne reçut la
sion d'empêcher l'ennemi de descendre le cours du moindre égratignure.
fleuve. La vérité est que les Bonis, pleins de confiance
Ces exploits du chef Boni sont encore vivants dans dans l'hospitalité et dans la parole d'un chef blanc, se
la mémoire de toutes les tribus du haut Maroni. laissèrent égorger sans tirer une flèche, sans donner
J'ai remarqué un grand nombre d'invalides parmi un coup de sabre.
les vieillards. Plusieurs étaient couverts de cicatrices ; Pourchassés par les Hollandais et traqués sans
l'un d'eux portait les traces d'une grande plaie qui lui merci par les Français, les Bonis firent une incursion
divisait le cuir chevelu, l'autre n'avait plus qu'une dans le haut Maroni.
oreille. En remontant l'Itany, ils rencontrèrent une tribu
C'étaient les survivants des combats que les Bonis d'Indiens qui ramassaient des œufs d'iguanes dans
ont dû livrer après la mort de leur grand chef, non les bancs de sable mis à découvert pendant la saison
plus aux Hollandais, mais aux Oyampis, aux Fran- sèche. Ils furent surpris de la taille élevée de ces
çais et aux Oyacoulets. hommes, de leur teint pâle, de leurs cheveux blonds
Les Bonis, ne pouvant plus avoir de communications et de leur barbe blonde, qui les faisaient ressembler
par le bas du Maroni, essayèrent d'établir des rela- à des Hollandais, sauf le costume.
tions avec les Indiens de l'intérieur. Dans ce but plu- Les Bonis crièrent de loin : Firi (ami) ; les Oyacou-
sieurs d'entre eux se rendirent par la crique Inini et lets répondirent d'un ton pacifique : Coulé-Coulé. Les
le Camopi jusqu'à la tribu des Oyampis, établie dans Bonis s'approchèrent et firent connaissance avec ces
le haut Oyapock. Ceux-ci les reçurent d'abord très sauvages, qu'ils voyaient pour la première fois. Ils
amicalement ; mais craignant que les Bonis ne vins- restèrent huit jours avec eux, pour aller à la pêche, à
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 359

la chasse, boire du cachiri, et danser des nuits en- Les Poligoudoux, qui sont les alliés des Youcas,
tières. Des cadeaux furent échangés entre les deux empêchent souvent les Bonis do descendre le fleuve.
parties. Plusieurs Oyacoulets, qui descendirent jusque D'autre part, les Bonis se vengent des Poligoudoux
dans le pays des Bonis, reçurent le meilleur accueil. et des Youcas en arrêtant les embarcations qui re-
L'année suivante, à la belle saison, une douzaine de montent l'Aoua. Enfin, les Bonis interdisent aux Rou-
Bonis remontèrent avec leurs femmes jusque dans le couyennes, aux Emerillons et aux Oyacoulets de
pays de leurs amis, qu'ils avaient désignés sous le descendre l'Aoua.
nom d'Oyacoulets. Ils les trouvèrent dans le grand
bois, à une certaine distance de la crique Oyacoulés. IV
La réception fut sympathique : les femmes apportèrent
des escabeaux aux nouveaux arrivés; leur servirent du Constitution physique. — État moral. — Maladies et r e m è d e s . —
Costumes. — Ornements. — Habitation. — Religion. — Magie.
poisson bouilli avec du piment, et firent circuler des — Place du Conseil.
calebasses contenant une liqueur fermentée faite avec
de la farine de manioc. Tous ces sauvages se ressemblent au physique et au
Au moment où les Bonis terminaient leur repas, le moral. Cela tient sans doute à ce qu'ils ont tous une
chef des Oyacoulets frappa sur un tronc d'arbre de origine commune, et qu'ils ont vécu dans les mômes
son gigantesque tomahawk : c'était un signal convenu milieux.
pour l'extermination des visiteurs. Une centaine d'In- Ce sont des noirs de la côte d'Afrique, qui ont été
diens tombèrent sur eux à coups de haches en pierre. esclaves plus ou moins longtemps dans la Guyane hol-
Hommes et femmes, les Bonis prirent la fuite dans landaise, et qui sont redevenus sauvages après un
toutes les directions; trois seulement d'entre eux court séjour dans la forêt vierge.
purent regagner leurs canots. Les autres, dans leur Quelques femmes portent une jolie rosace autour
fuite, buttant contre des lianes invisibles que les de l'ombilic.
Oyacoulets avaient tendues en travers au pied des Cette espèce de tatouage se pratique on faisant de
arbres, furent massacrés par ces ennemis impi- petites incisions sur la peau. L a cicatrice n'étant pas
toyables. assez saillante après une première opération, on est
C'est dans cette circonstance que le capitaine Tjagui, obligé de refaire quatre ou cinq fois des incisions sur
qui nous a raconté lui-même ses impressions, reçut les cicatrices.
l'énorme balafre qu'il porte sur le cuir chevelu. Il est à noter que, chez les nègres, les plaies n'inté-
Quelques années après, les Bonis surprirent à leur ressant que le derme produisent des cicatrices couleur
tour une famille d'Oyacoulets qui ramassaient des de jais, tandis que les plaies profondes sont complète-
œufs d'iguanes dans l'Itany. ment blanches après la guérison.
Six hommes furent tués, et trois jeunes filles ame- Ces sauvages ne se peignent pas la peau comme
nées prisonnières à Cotica. tous les indigènes de l'Amérique. Ils se barbouillent
Il y a une vingtaine d'années, les Bonis firent une le front avec une argile blanche lorsqu'ils font des
nouvelle tentative pour établir des relations avec les invocations à leur divinité.
colons de la Guyane française. Ils se rendirent, par la Les hommes et les femmes se font des tresses en
crique Inini, dans la rivière de l'Approuague, qu'ils forme de couronne, et quelquefois leur coiffure affecte
descendirent jusqu'à son embouchure. une forme pyramidale.
Cette fois ils furent parfaitement reçus par un ho- Pour donner à leur chevelure la forme qu'ils dési-
norable colon qui exploitait un placer dans cette rent, ils enduisent leurs cheveux d'un corps gras, tel
rivière : M . Couy, non content de leur donner une que l'huile de carapa.
hospitalité généreuse, leur procura le moyen de se Les hommes ne portent jamais la barbe, qui est
rendre à Cayenne, où on les présenta au gouverne- d'ailleurs peu développée. Ils se rasent avec des tes-
ment. sons de bouteilles ou avec des couteaux plus on moins
Depuis cette époque, les gouverneurs de la Guyane bien affilés.
française et de la Guyane hollandaise essayent d'éta- Leurs peignes sont faits de bois. Les dents en sont
blir des relations avec ces noirs de l'intérieur. très volumineuses et très longues. Les jeunes gens se
Les commissions envoyées par les deux gouverne- donnent beaucoup de peine pour faire de ces instru-
ments ont éprouvé de grandes difficultés à cause de ments un véritable objet d'art, qu'ils offrent en signe
la défiance bien naturelle des indigènes envers les d'amitié à la beauté de leur choix.
blancs. Tous ces noirs ont des dents magnifiques et d'une
Les Bonis reprochent aux Hollandais l'assassinat de blancheur remarquable. Le premier soin d'un Boni ou
leur chef, et aux Français le guet-apens de Casfésoca. d'un Youca en se levant, est de se laver la bouche
Tous les efforts qui ont été faits pour assurer la avec de l'eau tiède, que sa femme est chargée de pré-
navigation du fleuve ont été presque sans résultat. parer. Jamais ils ne finissent un repas sans se rincer
Les Youcas arrêtent les embarcations des Indiens la bouche, mais cette fois avec de l'eau froide.
Trios qui veulent descendre le Tapanahoni. Les hommes et les femmes, ainsi que les plus petits
360 LE TOUR DU MONDE.

enfants, ne passent jamais un jour sans se plonger Les maladies des nerfs de la moelle et du cerveau
clans la rivière. sont beaucoup moins communes que dans la race
Le plus souvent ils prennent leur bain quand ils blanche : cela tient sans doute à ce que les noirs ont
ont très chaud. Ils trouvent qu'il n'y a pas le moindre le système nerveux beaucoup plus apathique que les
danger à se plonger dans l'eau au milieu de la plus blancs.
forte transpiration. La scrofulose est peu fréquente.
Leur état sanitaire est généralement satisfaisant. Nous n'avons pas rencontré d'individus porteurs de
Les maladies les plus fréquentes chez eux sont les cicatrices provenant d'abcès ganglionnaires, mais
maladies de la peau. nous avons vu une jeune fille et un enfant atteints
Nous avons remarqué plusieurs cas d'éléphantiasis. de coxalgie.
Les ulcères des membres inférieurs sont assez fré- Les infirmes, ne connaissant pas l'usage des bé-
quents. quilles, se traînent péniblement en s'appuyant sur
Ces sauvages ont généralement la vue bonne. un grand bâton.
Le strabisme et les affections de la conjonctive et L'anémie et la chlorose se traduisent par une déco-
de la cornée sont rares. Celles du cristallin sont loration de la peau.
plus communes ; nous avons rencontré un assez On peut établir, en fait général, que ces sauvages
grand nombre de vieillards atteints de cataracte. se portent d'autant mieux, et paraissent d'autant plus

A u premier p l a n : pirogue des B o n i s (voy. p . 362) ; au second p l a n : p i r o g u e des G a l i b i s .


Dessin de R i o u , d ' a p r è s les c r o q u i s du docteur C r c v a u x .

beaux, que leur tégument cutané est d'un noir plus réduire leur costume à sa plus simple expression. L a
brillant et plus foncé. plupart des femmes ne portent, pour tout vêtement,
Beaucoup d'enfants ont le ventre très volumineux. qu'un morceau d'étoffe de dix centimètres carrés, sus-
Les hernies ombilicales sont extrêmement fréquentes, pendu, comme un linge qu'on fait sécher, à une ficelle
mais peu volumineuses. fixée autour de la ceinture. Dans les grandes cir-
Cette infirmité provient peut-être de ce qu'ils cou- constances seulement, elles s'enveloppent d'un mor-
pent le cordon au ras de l'ombilic. ceau d'étoffe, qui va de la ceinture jusqu'à mi-cuisses
Parmi les plantes usitées par ces sauvages pour le (camisa).
traitement des maladies, nous n'en avons remarqué Les hommes portent un linge passé entre les
qu'une seule présentant un intérêt réel. C'est le bamba, cuisses et fixé à une ceinture à l'avant et à l'arrière
qui donne un liquide limpide et aromatique (ouata (calimbé).
bamba, eau de bamba) dont ils se servent pour la Les hommes et les femmes ont de nombreux col-
destruction de leurs parasites. liers et des anneaux au cou, aux poignets et aux
Ils obtiennent ce liquide en faisant des incisions jarrets. Ces sauvages tiennent beaucoup à leurs orne-
profondes dans le tronc de l'arbre désigné sous le ments. Les nègres Poligoudoux, qui m'accompagnent
nom do bamba, et qui appartient à la famille des jusque chez les Bonis, n'ont jamais voulu se présenter
laurinées. à leurs voisins sans avoir revêtu toutes leurs parures.
Ces noirs, redevenus sauvages, n'ont pas tardé à Ces colliers ont généralement une signification reli-
Indiens Bonis. — Dessin de A . Rixens, d'après des photographies.
362 LE TOUR DU MONDE.
gicuse. Le vieux chef Yagui, dont j'ai déjà parlé, Dans tous les villages j'ai remarqué une petite ha-
porte au cou un morceau d'argile dans lequel se trouve bitation soigneusement fermée, située en un endroit
englobée la tète d'un aiglon, de façon que le bec seul un peu écarté. E n passant chez les nègres Para-
paraisse à l'extérieur. makas, j'avais eu l'idée de m'établir dans cette habi-
Ce bonhomme m'ayant prêté son collier pour le tation, afin de reposer plus tranquillement. Per-
dessiner, me demanda un peu do rhum en récom- sonne n'est venu me déranger pour voir mes ba-
pense de ce petit service. J'ai constaté qu'il avait in- gages. Ces sauvages ne pénétraient pas dans cette
sufflé ce liquide sur son morceau de terre sans en case, même lorsque je les appelais pour leur faire
avaler une goutte. des cadeaux.
C'était une offrande qu'il faisait à son Dieu ou La réserve de ces populations, qui ennuient si sou-
Gadou. vent le voyageur par leur indiscrète curiosité, m'é-
Les Bonis vivent généralement sous des huttes car- tonna fortement ; j ' a i su plus tard que cette maison
rées, recouvertes de feuilles de palmier. Quelques- est un temple exclusivement réservé aux femmes
unes de ces habitations sont ouvertes à tous les vents. pondant certaines périodes.
La plupart sont fermées de tous les côtés, et l'on ne Chez les Bonis, j'ai trouvé une petite case au mi-
peut y entrer que par un orifice étroit et très bas, qui lieu de laquelle se dresse une grossière statue en
est quelquefois fermé par une porte munie d'une ser- argile, remarquable par ses immenses mamelles.
rure en bois. Cette espèce de divinité s'appelle maman-groon
Nous avons vu une seule maison ayant un étage, où (mère do la terre).
l'on no pouvait d'ailleurs monter que par une échelle Ayant demandé aux Bonis si ce n'est pas cette
appuyée contre la fenêtre. déesse qui fait pousser le manioc et le riz, ils me
C'est dans cette espèce de réduit, qui sert en même répondirent, en riant, que maman-groon ne fait rien
temps de poste, que le Gran-man des Poligoudoux autre chose que de s'amuser.
fait des invocations au Gadou, comme on le voit E n voyant à ses pieds un tambourin et divers instru-
page 353. ments de musique, j'ai pensé que c'est la déesse de
On trouve généralement, à côté des maisons, des la danse et des plaisirs.
calebasses coupées en deux et placées sur un trépied
en bois, élevé à un mètre du sol. V
Ces calebasses contiennent des herbes cuites à l'eau,
Forêt. — Pirogues. — Productions naturelles. — Animaux.
qu'on pourrait prendre pour une soupe à l'oseille.
Pêche et chasse.
Cette décoction possède toutes sortes de propriétés
magiques. La forêt vierge, qui couvre presque toute l'étendue
Une jeune fille buvait de ce breuvage pour se faire des Guyanes, ne permet pas l'usage des bêtes de
aimer, disait-elle, par un de nos canotiers. somme : on est obligé ou bien d'aller à pied, ou bien
Sur le seuil de la maison, on remarque un bâton de naviguer sur les nombreux cours d'eau qui sillon-
auquel est suspendu un petit linge provenant du ca- nent le pays.
limbé d'un des ancêtres. Les nègres Bosch passent une grande partie de leur
Ce chiffon, qu'ils arrosent fréquemment, en manière existence à courir les rivières. Les embarcations dont
de sacrifice, est chargé d'empêcher l'introduction des ils se servent sont faites d'un tronc d'arbre creusé à
voleurs. C'est une image des dieux lares des Ro- coups do hache; elles sont très longues, mais très
mains. étroites, l'avant et l'arrière fortement relevés. Les
Les maisons qui constituent un village sont dispo- bois dont ils se servent sont souvent le grignon et
sées en une circonférence plus ou moins régulière ; le bamba. Ce dernier est préféré à cause de sa légè-
l'espace libre qui se trouve au milieu sert de place reté et do sa résistance à la putréfaction.
publique. Les femmes y font sécher le riz ou prépa- Les Bonis évitent surtout de se servir du bois d'un
rent les racines de manioc pour faire de la cassave et arbre qui possède la propriété de conduire l'électri-
du cachiri .1
cité. Plusieurs d'entre eux naviguant dans une crique
C'est sur cette place que les anciens, assis sur des où i l y avait des gymnotes électriques, avec des ca-
escabeaux, délibèrent gravement sur toutes les ques- nots faits du bois bon conducteur, ressentirent des
tions qui intéressent la tribu. secousses qui les firent tomber à la renverse.
Cette place est balayée tous les matins au lever du Leurs pagayes, étroites et très allongées, ont la
soleil. Les plus petits brins d'herbe sont soigneuse- forme d'une lance.
ment arrachés par les femmes, afin de débusquer les Pour calfater leurs pirogues, ils se servent de l'au-
serpents, les araignées-crabes, les scorpions, enfin les bier, préalablement écrasé à coups de massue, d'un
milliers de bêtes venimeuses qui mettent à chaque grand arbre (Bertholetia excelsa) qui donne une
instant la vie des enfants en péril. amande enveloppée d'une coque trigone : coque que
les habitants du bas Yary expédient en Europe sous
1. Cachiri, boisson fermentée faite avec le manioc. le nom de castâna.
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTERIEUR DES GUYANES.
En guise de goudron, ils imprègnent cette étoupe qui a été occupé par les Bonis fuyant les Hollandais,
d'une substance dure, noirâtre, appelée manil. tirait son nom do pampou, melon d'eau, et de groon,
Cette résine est employée par les indigènes des qui veut dire terrain.
Guyanes pour enduire les fils des arcs et des flèches. Arbres fruitiers. On trouve également quelques
Los voyageurs qui remontent le Maroni ne doivent arbres fruitiers aux alentours des villages. Ce sont
pas compter sur les produits agricoles des popula- des manguiers, des bananiers, des orangers, des pa-
tions noires. payers et quelques ananas. On rencontre plusieurs
Ils doivent se procurer, dans le bas des rivières, la manguiers d'une taille gigantesque près de Cotica, à
quantité de conac et de riz indispensables pour ar- l'endroit où s'élevait le village de Pobianchi (Provi-
river chez les Roucouyennes de l'Itany. dence), qui était jadis habité par le chef de la tribu.
Depuis Sparouine jusqu'au village des Roucouyen- Sucre. On cultive quelques cannes à sucre, pour
nes, on doit se considérer comme traversant un dé- les manger au fur et à mesure qu'elles mûrissent,
sert de plus de cent lieues de largeur, nécessitant sans aucune préparation. On en fait aussi une bois-
trente jours de navigation à raison de huit heures par son légèrement fermentée, qui est des plus agréables.
jour. Nous l'avons toujours trouvée de beaucoup supérieure
Les nègres des grands bois cultivent quelques au cachiri, qui est, ainsi que nous l'avons expliqué
plantes : le riz, les ignames, les patates, le maïs, les déjà, un produit de la farine do manioc fermentée.
cannes à sucre ; mais ils s'occupent si peu de ces Pêche. L a pêche et la chasse sont les occupations
diverses plantations qu'il est à peine utile de les men- favorites de ces sauvages.
tionner. La pêche ne se fait guère que de deux façons. On
Le riz. Le riz est remarquable par la grosseur prend les petits poissons avec des plantes enivrantes,
de ses grains. Il se conserve bien moins que le riz telles que le conami, le sinapou et la liane du robinia
acheté à Cayenne, venant de Chine, sans doute parce nicou. Les deux premières sont cultivées dans tous les
que sa dessiccation n'est pas aussi complète. abatis, tandis que le nicou se récolte dans la forêt
Pistaches. Nous avons mangé quelques pistaches vierge, sur le bord des rivières.
qui nous ont paru plus belles que celles du Sénégal ; On chasse plutôt qu'on ne pêche le gros poisson
i l est à regretter que cette culture soit à peu près au moyen de flèches en roseau terminées par un
abandonnée. harpon. Les principaux poissons qu'on prend de cette
Café. Le café est d'un grain très gros et très aro- façon sont le coumarou, l'aymara et le comta.
matique ; mais on a beaucoup de mal à s'en procurer Le coumarou est un poisson qui se tient dans les
plus de quelques poignées. eaux vives et limpides des sauts. Il pèse trois ou quatre
Coton. Le coton est également de bonne qualité, livres ; sa chair blanche et ferme est excellente, rôtie
mais excessivement rare ; la plupart des hamacs sont ou bouillie avec du piment.
de fabrication indienne. La partie la plus recherchée est celle qui est voisine
Tabac. Le tabac est bon, mais rare. Les nègres de la tête; les sujets les plus gras sont les plus es-
Bosch des deux sexes fument la pipe et la cigarette. timés. Lorsque la pêche est abondante, on voit les
Les pipes sont faites avec de l'argile qu'ils font cuire Bonis ouvrir le ventre aux poissons et les rejeter aus-
comme les vases en terre. sitôt s'ils ne trouvent pas assez de graisse autour des
Les Bonis connaissent l'usage du tabac. Les per- intestins.
sonnes des doux sexes fument. Le coumarou, très musclé, jouit d'une vivacité ex-
Ils remplacent le papier à cigarette par l'écorce de traordinaire ; on l'attaque généralement au moment
divers arbres qui se divise, après dessiccation, en la- où i l remonte les rapides. On le trouve en telle quan-
melles minces; leurs cigarettes sont longues d'environ tité dans certains sauts de l'Aoua et du Yary, qu'on
quinze centimètres ; elles renferment une feuille de peut en prendre deux ou trois en l'espace de quel-
tabac non découpée. Pour les empêcher de se dé- ques minutes.
rouler, ils les entourent avec une ou deux petites Le coumarou atteint par une flèche munie d'un
lanières de la même écorce. harpon continue sa course, mais i l nage beaucoup
Les Bonis ont une manière particulière de priser : moins vite, non seulement à cause de sa blessure,
ils se servent, non pas de la poudre de tabac, mais du mais parce que le poids de la flèche tend à le ren-
produit d'une macération concentrée de cette plante. verser de côté. Lorsque ces poissons sont en grand
A les voir aspirer par le nez ce liquide noir, qui re- nombre, les Bonis lancent quatre ou cinq harpons à
tombe ensuite sur leurs lèvres, on ne se sent guère la suite, sans s'inquiéter du résultat de leurs coups.
de velléité de les imiter. Ce n'est qu'après avoir épuisé tous leurs engins qu'ils
Légumes. L a culture des légumes est insignifiante ; se mettent à la poursuite des poissons blessés.
les abatis ne contiennent que du piment, quelques En retirant le poisson de l'eau, i l faut avoir soin
calalous et dos melons d'eau. de tenir un sabre d'abatis dans la main droite, afin
Ce dernier fruit était autrefois cultivé en très grande d'assommer l'animal quand sa tête paraît à fleur
quantité. J'ai déjà dit que le village de Pampou-groon, d'eau.
364 LE TOUR DU MONDE.
La pêche au coumarou est une véritable passion, feuilles, qui ressemblent beaucoup à celles de l'a-
non seulement pour les noirs, mais pour tous les In- canthe, est désigné par les noirs du Maroni sous le
diens des hautes Guyanes ; les nègres Bosch ne passent nom do coumarou nianian (nourriture des couma-
jamais un saut sans s'arrêter pendant des heures en- rous).
tières à cette occupation récréative. Pendant ce temps, Le Comata (langue bosch), Alamachi (langue rou-
le voyageur est abandonné en plein soleil, et n'a couyenne), est un poisson moins volumineux que le
d'autre ressource pour se délasser que de se pro- coumarou, et remarquable par la singulière confor-
mener sans abri sur des rochers qui lui brûlent les mation de sa bouche, qui a la forme d'un véritable
pieds. suçoir. Cet animal aspire, avec cet organe, le limon
Ce sont ces arrêts intempestifs qui ont failli causer qui se trouve sur les roches.
la mort des deux missionnaires qui nous accompa- C'est un véritable géophage : nous n'avons jamais
gnaient, et du pauvre petit Indien qui me servait de ouvert les entrailles do ce singulier animal sans les
domestique. trouver remplies d'une grande quantité de boue.
Ce qui exaspère surtout le voyageur, c'est de voir Il est probable que la terre dont i l se nourrit con-
ses canotiers s'amuser à pêcher lorsqu'ils ont déjà tient en abondance des animaux et des plantes micro-
du poisson en quantité plus que suffisante. Cepen- scopiques.
dant malheur à lui s'il s'impatiente et se laisse aller Les Bonis s'amusent quelquefois à lancer des flèches
jusqu'à adresser des reproches à ses hommes pour les sur un poisson désigné sous le nom de piraï. Cet
rappeler à leur devoir ! car, plus i l s'emportera, plus animal, un peu plus gros que le coumarou, est très
ceux-ci s'obstineront à le laisser cuire aux ardeurs redouté de tous les indigènes des Guyanes.
du soleil. Deux Bonis, que nous avons eus à notre service, ont
L'aymara, plus gros que le coumarou, pèse quatre été attaqués par ce poisson pendant qu'ils traînaient
ou cinq kilogrammes; i l présente une certaine ana- des pirogues dans les chutes. L'un d'eux a eu deux
logie de forme avec la carpe de nos rivières ; sa chair doigts de pied enlevés, l'autre a perdu un gros mor-
tendre et grasse est meilleure bouillie avec du pi- ceau des chairs du talon.
ment que rôtie. Ces poissons suivent quelquefois les embarcations,
La meilleure partie est la queue. Ce poisson a l'in- comme les bonites et les requins qui nagent dans
convénient de se conserver très peu de temps par le les eaux du navire ; i l est très dangereux de mettre
boucanage ; la graisse qui continue à suinter, même ses mains dans la rivière pour les rafraîchir.
après cette opération, amène très rapidement la putré- Un jour, un de nos hommes ayant éprouvé de la
faction. résistance en relevant sa pagaye, nous a dit que ce
L'aymara ne vit que dans les eaux calmes ; on le devait être quelque piraï qui s'y était attaché. E n
rencontre surtout près de l'embouchure des petites effet, nous avons pu nous convaincre de la puissance
criques, où on le voit dormir sur la vase. des mâchoires de ce poisson, en voyant l'empreinte
Pour le surprendre au gîte, i l faut avoir soin de profonde de ses dents à l'extrémité de la rame.
marcher très doucement avec une légère pirogue. Un Il ne faut pas supposer que ces sauvages sont tous
jour, un de nos hommes a tué à coups de fusil un d'une grande habileté à frapper le poisson de leurs
gros aymara qu'il avait aperçu dormant dans le tronc flèches. Quelques-uns d'entre eux sont même d'une
d'un arbre pourri, tombé au milieu de la rivière. Il insigne maladresse.
est impossible de tirer un second coup sur un poisson Durant mon séjour chez les Bonis, je fus une fois
manqué, car en fuyant i l trouble tellement la vase réveillé par une dispute très vive entre l'homme et la
qu'il n'est plus visible. femme d'une case voisine de la nôtre. L a cause de
L'aymara blessé se réfugie souvent dans des ra- cette querelle de ménage était la maladresse du mari,
cines ou des broussailles, où i l parvient quelquefois auquel sa femme se plaignait d'en être réduite à ne
à se dégager de la flèche qui le blesse. manger que des queues de coumarou et des têtes
Si l'on voit qu'il est sur le point de s'échapper, d'aymara, c'est-à-dire les plus mauvais morceaux de
il faut s'empresser de lui décocher un nouveau ces poissons, que lui distribuaient les voisins.
harpon. Chasse. — Les noirs du Maroni ont une passion ex-
L'aymara et le coumarou se nourrissent de graines, trême pour la chasse. Ils ne naviguent jamais sans
d'herbes, ainsi que de petits poissons. On les trouve avoir des chiens dans leurs embarcations ; et quand
en grand nombre sous les copayers [copahiva Guya- ceux-ci, apercevant ou flairant un gibier sur la berge,
nensis) qui laissent tomber leurs graines dans la donnent de la voix, les canotiers abordent au plus
rivière. vite, et poursuivent le gibier pendant des heures en-
Nous avons vu souvent le coumarou manger les tières.
herbes qui couvrent les roches des rapides et qui Il arrive souvent au voyageur de se trouver inopiné-
sont alternativement baignées et desséchées dans les ment abandonné dans une pirogue, qu'il est obligé de
diverses saisons de l'année. Le mourera fluviatilis, garder jusqu'au retour de son équipage.
remarquable par ses jolies fleurs violettes et ses Il ne faut pas lutter contre leur entraînement pour
Pèche au coumarou. — Dessin de Riou, d'après une photographie et un croquis du docteur Crevaux.
366 LE TOUR DU MONDE.
la chassé : ce serait un infaillible moyen de les ame- Cet animal est assez facile à tuer lorsqu'on le sur-
ner à la désertion. prend au moment où i l traverse les rivières ; sur neuf
Nous avons remarqué un grand luxe de chiens chez tapirs que nous avons poursuivis, nos hommes n'en
les Bonis, qui font tous les ans des voyages de plus ont tiré que deux, parce qu'ils n'employaient que des
de cent lieues pour se les procurer chez les Indiens chevrotines.
Roucouyennes de l'Itany et du Yary. En examinant les victimes de nos chasseurs, nous
Les armes dont ils se servent pour la chasse sont, avons vu que les chevrotines glissent sur la peau en
outre les flèches, quelques mauvais fusils qu'ils échan- n'y produisant qu'une simple contusion ; i l n'y a que
gent dans le bas du fleuve. les balles tirées à une faible distance qui soient capa-
Les gibiers principaux sont : bles de produire des plaies pénétrantes.
Parmi les mammifères : le tapir, le paca, le cabiai, Le tapir n'est dangereux que lorsqu'il est blessé :
l'agouti, le singe rouge, le conata, le macaque, l'aï i l lui arrive alors de se retourner même contre une
ou paresseux et le tigre ; pirogue, qui le poursuit, et de la faire chavirer d'un
Parmi les oiseaux : le hoco, la maraille, le paracoi, coup de tête.
le canard sauvage, l'ara, le toucan ; La chair du tapir est excellente; lorsque l'animal
Parmi les sauriens et les reptiles : l'iguane, le caï- est gras et jeune, elle a tout à fait le goût du bœuf ;
man, le boa et autres serpents. la partie la plus recherchée est une bosse de graisse
Mammifères. — Le tapir, — Ce pachyderme, très très ferme, ayant la consistance de la couenne de lard,
commun dans les Guyanes, est connu par les noirs et qui se trouve au niveau de la crinière.
de la côte sous le nom de maïpouri, tandis que tous Le tapir, d'un naturel timide, n'attaque pas l'homme,
les Indiens (Emerillons, Roucouyennes, Galibis) l'ap- même pour ses jeunes.
pellent tapiir. De la grosseur d'un petit cheval, i l a Ayant poursuivi un jour un tapir femelle et son
beaucoup de ressemblance avec l'éléphant. Il a le dos petit, dans un endroit où le Yary est large, mais peu
très large, les jambes courtes, le nez terminé par une profond, nous avons vu celle-ci prendre la fuite toute
espèce de trompe. seule. Il est vrai qu'elle n'a point quitté le rivage
Cet organe, qui se raccourcit à volonté, sert au tou- avant que nous ayons relâché sa progéniture qu'un
cher et non à la préhension : le tapir prend les objets de nos nègres tenait enlacée dans ses bras vigou-
avec ses dents. reux.
Durant notre voyage nous avons trouvé très sou- Le petit animal poussait des sons aigus, compa-
vent des empreintes de cet animal, et aussi bien dans rables aux sifflements de certains singes.
le haut des rivières que près de leur embouchure. On a dit que le tapir ne sortait dans la journée que
Le tapir se tient généralement aux environs des par les temps do pluie : c'est une erreur. Nous avons
cours d'eau. On s'assure facilement de sa présence vu neuf tapirs se promener près des bords de la ri-
par les profondes empreintes qu'il laisse dans l'argile. vière et la traverser pendant la saison des fortes sé-
Ses membres antérieurs sont terminés par quatre cheresses, en plein midi.
doigts recouverts de sabots, et les postérieurs par Au dire des habitants du haut Maroni, i l arrive
trois seulement. quelquefois que le tapir, broutant l'herbe de la ri-
Les déjections de cet animal, qu'on rencontre à vière, est assailli par un serpent boa qui l'enlace
chaque instant sur les rives du Maroni et du Yary, ont rapidement de ses anneaux. Il ne succombe gé-
la plus grande ressemblance avec celles du cheval. Le néralement pas dans cette lutte avec le géant des
tapir se nourrit exclusivement de plantes herbacées. reptiles. Ceux qui ont observé un de ces combats
Le tapir circule surtout pendant la nuit ; nous avons disent qu'une fois saisi i l fait un mouvement d'ex-
été réveillés quelquefois par son passage à quelques piration pour diminuer le diamètre de sa poitrine;
pas de nos hamacs. On l'entend, dans l'obscurité, le boa profite de ce mouvement pour resserrer les an-
brouter l'herbe et les jeunes pousses qui se trouvent neaux autour de sa proie ; alors le tapir, d'un mouve-
sur les bords de la rivière. ment d'inspiration, qui est d'autant plus grand que
On pourrait croire que cet animal, qui n'a pour l'expiration a été plus forte, dilate subitement son
toute défense que l'épaisseur de sa peau, souffre beau- thorax et détend les anneaux du reptile.
coup des tigres ; mais un Boni nous a dit avoir achevé Les Bonis racontent qu'un homme vigoureux de
un grand tigre qui avait été blessé dans une lutte avec leur tribu est parvenu à se dégager ainsi de l'étreinte
un maïpouri. d'un boa, en dilatant fortement sa poitrine.
Celui-ci, attaqué par derrière au moment où i l dor- Paca, Agouti, Cabiai. — Ces trois gibiers appar-
mait paisiblement, s'était précipité tète baissée au tiennent à la famille des rongeurs.
milieu d'un fourré très épais, et y avait assommé son Les mots agouti et cabiai ont été empruntés à la
adversaire. langue des indigènes des Guyanes. Agouti se pro-
La tète du tapir comprimée latéralement agit nonce en galibi et en roucouyenne comme en fran-
comme l'éperon d'un navire pour ouvrir un passage çais, mais cabiai se dit capiaï et quelquefois ca-
à travers les fourrés les plus épais. piouar.
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 367
• L'agouti et le paca ont une chair ferme et excel- mère et d'un petit, regarder passer notre pirogue
lente. sans manifester la moindre crainte.
Le cabiai est le plus gros des rongeurs connus ; i l Pécari. Au sujet de cet animal nous transcrivons
présente la particularité d'avoir des pattes à moitié textuellement les notes suivantes que nous avons
palmées ; c'est ce qui lui permet de passer une par- écrites le 5 août dans le village do Cotica :
tie de son existence à courir les rivières. S'il est « Je suis allé aujourd'hui au village de Pobianchi,
poursuivi par les chasseurs, i l plonge comme un voir un sauvage nommé Apatou, qui paraît décidé à
canard. remonter le fleuve.
Nous avons rencontré un grand nombre de cabiais « A u retour, nous entendons un cri d'alarme qui
sur le bord de toutes les rivières des Guyanes. Dans part du village : « Pingo ! pingo ! »
les chutes du Yari nous avons vu quelquefois de pe- « Mon compagnon court ventre à terre et disparaît
tites familles de ces bêtes, composées du père, de la en un clin d'œil. Ne sachant de quoi i l s'agit et voyant

Chasse aux p é c a r i s . — Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevaux.

les femmes et les enfants se précipiter vers la rivière, on distingue les combattants. Les points noirs sont
je cours moi-même dans cette direction, pensant qu'un des têtes qui ressemblent à celle du sanglier, la lutte
grand malheur est arrivé, et que mes connaissances va finir ; les derniers survivants reçoivent sur le nez
médicales pourront servir. do grands coups qui les assomment. Une petite tête
« Pingo ! pingo ! Gadou ! » s'écrie une femme qui me dépassant à peine le niveau de l'eau a échappé aux
montre plusieurs points noirs dans la rivière. Quinze regards des chasseurs; je reconnais un petit pécari
pirogues sillonnent le fleuve dans tous les sens ; on en- que je recueille dans mes bras au moment où i l atteint
tend des coups de fusil, et l'on voit les pagayeurs se la rive.
lever à chaque minute pour frapper à coups redou- « Les pirogues chargées à couler bas reviennent au
blés sur les corps noirs en question. plus vite. On pousse des cris de joie. Une légère em-
« Quel est donc l'animal qui donne lieu à cette chasse barcation montée par un homme et sa femme rapporte
effrénée? Est-ce un poisson, ou bien un mammifère sept pécaris d'un poids moyen de vingt kilogrammes.
amphibie? Enfin le champ de bataille se rapproche, Notre équipage, n'ayant plus de canots et s'étant em-
368 LE TOUR DU MONDE.
barqué à bord de différentes pirogues montées par des peau de la région lombaire : elle renferme une glande
Bonis, reçoit trois pécaris et demi pour sa part de sécrétant une matière blanche qui a l'odeur du musc.
prise. Cette glande, se trouvant immédiatement sous le
« Le soir, après dîner, je vais fumer un cigare dans derme, a une longueur de six centimètres, sur trois
la case d'un voisin. Ces braves gens sont radieux et de largeur, et sept ou huit millimètres d'épaisseur;
bénissent le Gadou (bon Dieu) de leur avoir donné à l'œil nu, elle présente les plus grandes analogies
trente-huit pingos. Hommes et femmes travaillent avec de structure avec les glandes salivaires de l'homme ;
la plus grande activité à préparer la viande. Tous son canal excréteur débouche dans un petit mamelon
ne procèdent pas de la même façon pour enlever les qui est recouvert de poils.
poils, qui ressemblent aux soies de sanglier : les uns « L a viande est disposée sur des espèces de treillis
passent le corps tout entier sur une flamme vive et élevés à un mètre du sol et soutenus par trois ou
raclent la peau avec un couteau ; les autres coupent la quatre piquets. Au-dessous, on allume un grand feu
viande par quartiers et la plongent dans l'eau bouil- qu'on entretiendra pendant toute la nuit.
lante pour arracher ensuite les poils à la main. « Demain, on aura une viande qui se conservera
« Je remarque qu'on rejette au loin un morceau de pendant quatre ou cinq jours ; elle sera boucanée.

P é c a r i . — D e s s i n de R. V a l e t t e .

« Le boucanage est le seul procédé employé par « Nous avqns été quelquefois effrayés par des beugle-
les indigènes des Guyanes pour la conservation du ments épouvantables qui partaient de la rivière : c'était
gibier et du poisson. L a viande boucanée est réel- une bande de loutres qui remontaient le courant à la
lement bonne; la surface, devenue un peu crous- poursuite du poisson.
tillante à la flamme, a une légère odeur qui flatte le « Les Bonis ne chassent la loutre que pour se diver-
palais. tir, car ils ne font aucun cas do sa viande, qui a mau-
« E n voyage, on peut conserver le gibier pendant vaise odeur, ni de sa peau, parce qu'ils n'ont pas
longtemps si l'on a soin de le placer chaque nuit sur besoin de fourrures.
un boucan. « E n descendant le Yary, un de nos hommes a été
« L a chair ainsi conservée se mange généralement assez habile pour envoyer sa flèche dans la bouche
bouillie, mais on peut la consommer sans aucune pré- d'une loutre au moment où elle arrivait à la surface
paration. Il est à noter que les noirs du Maroni, aussi de l'eau pour respirer. »
bien que tous les Indiens, n'enlèvent pas la peau du Docteur Jules CREVAUX.
gibier, mais se contentent seulement d'arracher les
poils. (La suite à la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 369

Chien délivré des é t r e i n t e s d'un boa voy. p. 371). — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.

VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES,


PAR M. L E DOCTEUR JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE D E LA MARINE FRANÇAISE1.

1876-1877. —TEXTEETDESSINSINÉDITS.

VI

Les singes. — Un duo par un seul singe hurleur. — Macaque et abeilles. — Oiseaux : le hoco, la maraille, l'agami. — Sauriens.
Serpents. — Les danses. — Le mariage. — La religion. — Les funérailles. — Le gouvernement et la justice. — Le langage.

Mammifères (suite). — Les Bonis chassent trois es- Cet animal se fait entendre surtout le matin, à
pèces de singes, ce sont : le singe rouge ou hurleur, l'heure où les coqs réveillent les habitants du village.
que les anciens habitants des Guyanes désignaient Une particularité intéressante, c'est que le singe hur-
sous le nom d'alouata ; le singe noir ou couata, et le leur est capable de donner en même temps des sons
singe blanc, que les Bonis et les noirs de la côte ap- aigus et des sons graves, de manière à faire croire que
pellent macaque. deux individus s'accompagnent.
Le singe rouge est très commun dans tout le pays ; L'examen attentif de l'appareil vocal du singe hur-
il n'est pas de nuit où nous n'ayons été éveillés par leur nous rend compte do ce phénomène.
ses hurlements, qui, bien que plus forts que les beu- Chez lui, l'air sortant des poumons par la trachée
glements d'un bœuf qu'on égorge, ont une certaine peut suivre en même temps deux directions différentes :
ressemblance avec eux. ou sortir directement par la glotte, ou passer par
une énorme cavité creusée dans l'os hyoïde, et qui
1. Suite. — Voy. p a g e s 337 et 353. forme un véritable résonateur. L'air qui sort directe-
XXXVII. —962eLIV. 24
370 LE TOUR DU MONDE.
mont donne les sons aigus, tandis que celui qui passe couche musculaire épaisse, que l'on peut faire griller
dans la caisse de l'os hyoïde produit les sons graves comme de véritables filets de bœuf.
et sonores. Le mâle se fait entendre assez souvent pendant la
E n examinant à plusieurs reprises des bandes de nuit, et de grand matin, comme le coq. Il se distingue
singes hurleurs, nous avons remarqué que lorsque de la femelle en ce que le panache, qu'il porte en
l'un de ces animaux se livre à ces exercices de chants guise de crête, est complètement noir, tandis que celui
plus ou moins harmonieux, i l se promène seul tout de la femelle est tacheté de blanc.
le temps que dure ce concert peu récréatif, tandis Cet oiseau, très facile à apprivoiser, se promène
que ses compagnons restent dans une immobilité com- comme les poules autour des habitations; nous en
plète. avons vu une paire apprivoisée qui faisait son nid sur
Il est à noter que c'est toujours le plus gros mâle un arbre.
qui lance en se promenant ces véritables duos à tra- Les hocos se servent de petites branches qu'ils
vers l'espace. cassent avec leur bec et qu'ils disposent avec les
Le singe hurleur a le cerveau petit relativement à pattes d'une façon très ingénieuse.
la grosseur de son corps, et encore ses circonvolutions La maraillc se tient sur les arbres ; elle donne une
cérébrales sont-elles peu développées. chair excellente lorsqu'elle est grasse.
Le couata ou singe noir est beaucoup plus intelli- Agami. — Très commun sur le bord des rivières, on
gent et plus habile que le singe hurleur. Il a le cer- ne le mange qu'à défaut d'autre gibier. Ces oiseaux
veau relativement volumineux et les circonvolutions attaquent les serpents les plus dangereux pour en
cérébrales nombreuses. faire leur pâture.
Nous avons vu un couata de taille moyenne pour- Sauriens. — Dans l'ordre des sauriens, nous trouvons
suivre un gros singe rouge, qu'il frappait à coups de le caïman. Le mot caïman, qui sert à désigner les
bâton. crocodiles d'Amérique, est usité chez les indigènes
Les mains du couata sont remarquables par leur des Guyanes qui n'ont jamais eu de rapports avec la
peu de largeur et leur longueur démesurée. civilisation. L a chair de ce saurien, qui a une forte
La chair de ce singe constitue un excellent aliment, odeur musquée, n'est jamais mangée par les nègres
de beaucoup préférable à celle du singe rouge et du Bosch.
macaque. Il nous est arrivé de mettre pied à terre à côté
La graisse du couata, liquide à la température do d'un caïman que son immobilité nous faisait prendre
la zone torride, est excellente pour graisser les fusils pour un morceau de bois mort. Cet animal féroce n'a-
et pour faire la cuisine. vait qu'à ouvrir la gueule pour nous saisir par une
Le macaque ou singe blanc est l'espèce la plus jambe ; mais, loin de nous attaquer, i l se laissa choir
commune dans les Guyanes. Cet animal donne des à l'eau et se sauva.
preuves manifestes d'intelligence. Un Boni qui m'accompagnait ayant voulu prendre
Pendant que nos hommes couraient le bois, nous des œufs de caïman fut poursuivi avec une telle célé-
avons assisté un jour à un curieux spectacle : rité qu'il ne trouva d'autre moyen d'échapper à son
Un gros macaque se tenait posté devant un essaim adversaire qu'en grimpant au plus vite sur un arbre.
de mouches à miel : l'index gauche, placé devant l'ou- Notre compagnon serait resté de longues heures dans
verture du nid, se relevait de temps en temps comme cette position s'il n'avait frappé d'une balle le caïman,
le clapet d'une soupape. qui l'assiégeait avec l'opiniâtreté d'une mère défen-
La mouche qui se présentait à cette porto entr'ou- dant sa progéniture.
verte était habilement saisie entre le pouce et l'index Le caïman attaque avec avantage tous les mammi-
de la main droite et placée sous la dent. fères qui traversent la rivière ; mais, à terre, le tigre
Un tout petit singe, qui se trouvait à côté, manifes- lui livre des combats desquels le puissant représen-
tait un air d'envie à chaque capture. Enfin, furieux de tant de la race féline sort généralement vainqueur.
ne pas prendre part à ce festin, dont l'éloignait impi- Nous avons vu un caïman sans queue que des pi-
toyablement la menace d'une calotte bien appliquée raïs dévoraient tout vivant. Nos compagnons nous ont
par le gros singe, i l se précipite d'un bond sur le dit que ce malheureux avait dû se battre avec un
nid, le met en morceaux, et s'enfuit au galop. Le tigre qui lui avait arraché cet appendice.
gros macaque, auquel sa gloutonnerie n'avait pas Le tigre, n'osant affronter la mâchoire formidable de
permis de prévoir ce tour machiavélique, est assailli son ennemi, saute sur son dos et lui arrache la queue,
par des milliers de mouches qui lui font payer cher qu'il dévore à son aise. Le caïman mutilé regagne au
son égoïsme. plus vite la rivière pour se mettre en sûreté, mais i l
Oiseaux. — Les meilleurs oiseaux sont ceux qui ap- est aussitôt attaqué par les piraïs, qui lui déchirent la
partiennent à la famille des gallinacées, principa- plaie pour se repaître de son sang.
lement le hoco et la maraille. Iguanes. — On trouve un grand nombre d'iguanes
Le hoco, qui est du volume d'une petite dinde, est sur le bord des rivières ; on peut les tuer avec un fusil
très facile à tuer; son bréchet est recouvert d'une ou une flèche lorsqu'on les voit sur des arbres qui sur-
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 371
plombent la rivière. Souvent ces animaux se préci- Les femmes laissent échapper par intervalles do
pitent dans l'eau dès qu'ils voient une pirogue. Nous petits sons perçants; parfois leurs jambes ne se dé-
avons saisi un iguane qui s'était assommé en tombant placent pas : elles font seulement quelques petits
sur le bord de notre embarcation. Lorsque la rivière mouvements qui rappellent, jusqu'à un certain point,
n'est pas profonde, les Bonis flèchent l'animal ou bien les Espagnoles dansant la bandera.
vont le prendre à la main, ce qui est très-facile. Ces sauvagesses ont une manière particulière de
Serpents. — Les reptiles sont représentés par un saluer : elles abaissent légèrement le corps par une
grand nombre d'espèces dans les Guyanes. Ces ani- flexion des genoux, sans incliner le buste, et se re-
maux se tiennent do préférence sur les lianes qui lèvent brusquement. C'est ainsi qu'elles remercient le
bordent les rives ; nous avons manqué de nous faire voyageur qui leur fait cadeau de quelques aiguilles
piquer en cueillant les fruits parfumés d'une passi- ou autres menus objets.
flore que les gens de la côte appellent Marie-tam- Mariages. — Les nègres Bosch n'ont généralement
bour, et dont les serpents qu'une femme; i l n'y a
sont très-friands. guère que les chefs qui
Une espèce de serpent en possèdent deux ou
aquatique, que les Bo- trois. Le Gran-man n'ac-
nis appellent ouatra ya- corde une femme aux jeu-
couca, est particulière- nes gens qu'autant que
ment dangereuse pour les ceux-ci ont montré leurs
voyageurs qui suivent les dispositions pour le tra-
rivières. vail en plantant un champ
Le serpent boa est as- de manioc et en construi-
sez commun dans les r i - sant une petite maison.
vières ou sur leurs bords. Un jeune homme pa-
Cet animal se nourrit d'a- resseux ou incapable est
nimaux inoffensifs qu'il condamné au célibat. Les
surprend lorsqu'ils vien- unions entre cousins ger-
nent s'abreuver sur le mains sont assez fréquen-
bord des rivières ou bien tes, mais elles sont rares
lorsqu'ils les traversent. entre frère et sœur. Les
M o n f i d è l e Apatou, enfants nés de ces der-
voyant un jour son chien niers mariages ne m'ont
emporté dans la rivière pas paru moins forts que
par un boa gigantesque, les autres. Nous devons
n'hésita pas à se porter à pourtant signaler que
son secours, et ce ne fut pas cette sorte d'union est
sans une grande émotion un acte réprouvé par
que j'ai assisté à la lutte les sauvages. Un nègre
de mon compagnon de Youca qui vit dans de
route contre le redouta- semblables conditions est
ble habitant de ces con- obligé de se tenir dans
trées peu hospitalières. l'isolement, ses voisins
Les anneaux du reptile refusant la fréquentation
gigantesque entouraient S i n g e h u r l e u r et macaque. — D e s s i n de R . V a l e t t e , d a p r è s le texte. de sa maison.
le pauvre animal, le pres- Ces noirs ont généra-
saient, l'étouffaient et semblaient devoir faire déjà lement trois ou quatre enfants, et quelquefois huit ou
craquer ses os ; mais bientôt ils furent tranchés par dix ; les jumeaux ne sont pas rares ; on nous a montré
le sabre d'Apatou, qui ramena triomphant son chien une femme qui avait eu trois enfants de la même
vivant sur le rivage. couche. L a poitrine de ces négresses est d'un volume
Les nègres Youcas mangent volontiers la chair du ordinaire et n'a rien de répugnant.
boa, ainsi que celle des serpents venimeux. Une ré- Je donne textuellement mes impressions telles que
pugnance invincible m'a empêché de goûter de ce je les ai écrites au village de Cotica le 12 août 1877.
mets peu engageant. Religion. — Un chef (le Gran-man) m'apporte une
Dames. — Les nègres du Maroni aussi bien que poule domestique qu'il vient de tuer avec une flèche.
tous les noirs d'Afrique dansent avec frénésie. Des Je l'invite à s'asseoir dans mon carbet, et, pondant
chants et une musique infernale, composée de tam-tam que nous prenons du café, je l'interroge sur ses
et quelquefois de vieilles casseroles, donnent au dan- croyances religieuses. Il me dit que tous les nègres
seur un entrain indescriptible. du haut Maroni ont un bon Dieu qu'ils appellent
372 LE TOUR DU MONDE.
Gadou. C'est lui qui a fait les hommes, les singes tréfaction avancée. J'ai été assez heureux pour ne
rouges, le riz, les pingos, le manioc (sic). pas rencontrer le Gran-man et sa femme défunts en
Le Gadou a une femme connue sous le nom de chair et en os. Ceux-ci, étant morts dans le bas de
Maria et un fils nommé Jest Kisti. la rivière, n'ont pu être transportés tout entiers :
J'étonne beaucoup mon sauvage en lui disant que on s'est contenté de rapporter leurs cheveux et leurs
nous appelons le fils de Dieu, Jésus-Christ, et sa mère ongles.
Marie. La fosse, qui avait six pieds, était garnie.au fond de
Il n'a aucune notion sur le Saint-Esprit. madriers disposés en long et en travers. De nombreux
Je lui demande ce que les nègres Bonis deviennent objets ayant appartenu aux défunts furent déposés
après la mort : i l me répond qu'il n'a pas d'opinion dans la terre avec leurs restes.
bien arrêtée sur cette question, mais i l pense que les Gouvernement. — Justice. — Epreuves. — Les di-
bons vont avec le Gadou et les mauvais avec le Didibi verses tribus noires du Maroni sont gouvernées par
ou diable. un chef qui porte le titre de Gran-man. Le pouvoir
D'où viennent ces idées religieuses, qui ont une si est héréditaire. Le Gran-man actuel des Bonis est
grande analogie avec le christianisme ? par les hommes un descendant du fameux chef qui a
Il est hors de doute qu'elles leur ont été transmises donné son nom à la tribu. Mais nous devons signaler
par leurs ancêtres qui furent captifs chez les blancs. que le droit d'aînesse n'existe pas ; le Gran-man dé-
Les Bosch adorent certains animaux, mais pas tous signe pendant sa vie celui de ses enfants ou de ses
les mêmes ; telle famille respecte le singe rouge, telle frères qui doit lui succéder. Le Gran-man, aidé de
autre la tortue, telle autre le caïman, etc. plusieurs lieutenants, est surtout chargé du pouvoir
Beaucoup ne mangent pas la viande de capiaï sous exécutif. A lui doit s'adresser le voyageur pour obte-
prétexte qu'elle donnerait la lèpre. Remarquons que nir des canotiers.
cet animal présente beaucoup d'analogie avec le co- Toutes les affaires générales sont discutées par un
chon. N'y aurait-il pas chez ces sauvages une notion conseil composé des notables de la tribu. Les jeunes
vague de la loi de Moïse, qui, par mesure hygiénique, gens en sont exclus jusque vers l'âge de trente ans,
défendait à son peuple de manger la viande de tandis que les vieillards en font partie de droit. Ce
porc ? conseil est également chargé de régler les différends
Ces noirs sont très superstitieux : ainsi jamais ils ne qui existent entre personnes d'une même tribu. Lors-
diront le nom d'un saut au moment où ils le passent. qu'il y a une affaire entre des sujets de deux tribus,
Le voyageur fera bien de se renseigner avant le dé- le conseil de justice est mixte. Les assemblées se
part sur les chutes qu'il doit successivement franchir tiennent en plein vent ; tous les membres sont assis
dans la journée. sur des escabeaux, à l'exception de l'orateur, qui se
Lorsque l'obstacle est dangereux, ils recommandent tient debout.
aux canotiers étrangers de garder le plus profond si- J'ai remarqué que presque tous parlent avec une
lence, ou au moins de ne parler que très bas afin de facilité qui ne le cède en rien à la faconde des races
ne pas éveiller la colère de la Divinité. Quelquefois latines. L a plaisanterie n'est pas interdite à l'orateur,
ils me demandaient un peu de tafia pour faire une of- et l'on voit souvent l'auditoire éclater de rire.
frande au Gadou vers le milieu de la chute. Les affaires criminelles sont réglées par le Gran-
Il est vrai que le sacrificateur prélève généralement man et ses lieutenants.
une forte part sur ces libations. Tout individu soupçonné de meurtre est obligé de
Funérailles. — Les morts sont conservés huit jours, boire le poison d'épreuve.
pendant lesquels on se livre à dos danses et à des Nous savons par expérience que l'écorce servant à
chants lugubres. faire l'infusion présentée au criminel, et quelquefois
Le cercueil est transporté matin et soir dans tout au voyageur qu'on veut effrayer, ne présente aucune
le village par des hommes qui l'inclinent à droite et à propriété toxique.
gauche pour imiter des mouvements de salutation. On Quand les accusés tombent en syncope, ce qui
considère comme un bon augure ces politesses que le arrive, c'est qu'ils se sentent coupables.
défunt semble adresser en passant devant les carbets. Les innocents n'éprouvant aucun malaise après la
Ledit cercueil fait de longues haltes au milieu du prise de ce breuvage : ne sont-ils pas convaincus qu'il
conseil, réuni sur la place pour le recevoir. Les plus est toujours sans action sur ceux qui n'ont pas com-
anciens lui font chacun des questions auxquelles i l mis de crime?
répond en s'inclinant à droite, à gauche, en avant, J'engage les voyageurs à demander à boire le poison
en arrière. d'épreuve ; c'est la manière de prouver à ces sauvages
Tous les matins, un vieillard dont la voix n'est pas qu'on vient les voir sans mauvaise intention. Ce n'est
moins désagréable que celle du singe rouge, pleure qu'après avoir bu ce prétendu poison qu'on peut cir-
en chantant jusqu'à ce que ce roi des forêts vienne culer librement chez les Bonis et les Youcas.
s'associer à la douleur de la nation. L'arbre qui fournit le poison d'épreuve n'est connu
Les cadavres ne sont inhumés qu'en état de pu- que par le Gran-man et ses lieutenants. D'après la
Enterrement des cheveux et des ongles d'un Gran-man et de sa femme chez les Bonis. — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.
374 LE TOUR DU MONDE.
légende, cet arbre merveilleux, capable de tuer les Faisons observer que, sans être superstitieux à cet
criminels et de guérir les maux les plus incurables, égard, nous aussi nous nous laissons souvent in-
a été indiqué par le Gadou lui-même au premier chef fluencer pour ou contre les individus rien qu'en enten-
de la nation des Bonis. dant prononcer leurs noms. Ces préjugés sont quel-
Les assassins sont condamnés à la peine de mort : quefois une cause d'ennuis, et même de malheurs,
on les brûle vivants sur la place publique. pour toute une existence.
Langage. — Le langage des noirs du Maroni est
surtout composé de mots hollandais et anglais plus Jours de la semaine.
ou moins altérés. On trouve en outre des expressions Monday er
Lundi (1 jour de travail)
empruntées à l'espagnol, au français et aux divers Tou day woko Mardi (2e jour de travail)
langages des indigènes américains. Dili day woko Mercredi(3ejour de travail)
A part les mots empruntés aux sauvages, la langue Fo day woko
e
Jeudi (4 jour de travail)
bosch est identique au créole qui se parle actuellement Feda Vendredi (5 jour de travail) e

dans toute la Guyane hollandaise. Sata Samedi(6ejour de travail)


e
Sunday Dimanche (7 j . de travail)
Noms de nombre.
un tina neigui dix-neuf Noms des mois.
ouan
lou deux tiventi vingt Ouan moun Janvier ( 1 mois) er

dili trois tiventi-neigui vingt-neuf Tou moun Février (2 mois) e

fo quatre di tenti trente Dili moun Mars (3 mois) e

feivi cinq fortenti quarante Fo moun Avril (4e mois)


siguisi six feivitenti cinquante Feivi moun
e
Mai (5 mois)
e
seibi sept siguisitenti soixante Siguisi moun Juin (6 mois)
eiti huit seibitenti soixante-dix Seibi moun Juillet (7e mois)
e

neigui neuf ouan hondro cent Eiti moun Août (8 mois)


e

tini dix (hondred, hollandais) Neigui moun Septembre (9 mois)


tina ouan onze ouan mille Tini moun Octobre (10° mois)
toualoufou douze douzound Tina ouan Novembre (11e mois)
e

tina dili treize (dinzend, hollandais) Toualoufou Décembre (12 mois)


Chaque individu n'a qu'un seul nom pour le dis-
Quelques autres noms d'hommes.
tinguer de ses semblables; ce n'est pas un nom de
famille : c'est simplement un prénom, ce qu'est chez Cofi, Acodi, Lomi, Acoman, Diamoli, Apatou, Alamo,
nous le nom de baptême, et i l est donné, tantôt sui- Dogue-Mofou.
vant le caprice des parents, tantôt d'après un véritable
Noms de femmes.
calendrier qui ne diffère du nôtre que par sa simpli-
cité. Yaca, Sankina.
Chez nous on a le choix entre autant et plus de Substantifs.
prénoms pour chacun des deux sexes qu'il n'y a de
sopi eau-de-vie
jours dans l'année ; tandis que chez eux i l n'y a que
glasi verre
sept noms pour les garçons et sept noms pour les
banki banc
filles ; ils correspondent aux jours de la semaine.
siki malade
Calendrier des nègres Bosch. bata bouteille
bolo bec
Noms d'hommes. Noms de femmes.
foui oiseau
Dimanche Couachi Couachiba aile
mapapi
Lundi Codio Adiouba queue

Mardi Couami Abéniba sac
saca
Mercredi Couacou Acouba couteau
nefi
Jeudi Yao Yaba coton
yemba
Vendredi Cofi Afiba hamac
hamaca
Samedi Couamina Amba
soula saut
Ces gens naïfs croient que le jour de la naissance, can soleil
et par suite le nom qu'il impose au nouveau-né, influent moun lune
sur le caractère des individus. Ainsi les femmes qui smoko fumée
sont nées le dimanche et s'appellent Couachiba ont folo poule
la réputation d'être frivoles ; les Codio sont rancuniers, cacafoli coq
les Couacous ivrognes, etc. sebita pléiades
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 375
lingua pendant d'oreille neugré nègre
ouidi poil Youca neugré nègre Youca
mongo montagne Poligoudou neugré nègre Poligoudou
rataman serpent coco poitrine
pecina orange cocosiki malade de la poitrine
eggi œuf tabiki île
nodou bois feti bataille
faya feu
bois à brûler Verbes, adverbes et autres parties du discours.
faya wodou
osou carbet meignan manger
chitou roche cognan viens manger
data père deday mourir
maman mère suigui chanter
piquin eigué petit garçon slibi dormir
piquin ouman petite fille gui donner
patata pommes de terre gui mi piquin casaba donnez-moi un peu de cas-
planca planche save
saoutou sel (zout en hollandais) oui
niamichi igname adey rien
tatamela fourmis aïpi
beaucoup
alichi riz (ryst en holl. et areci
en créole de Surinam) Adjectifs.
tifi dent amoï joli (mooi, holland.)
beley ventre knopoyamoï joli bouton
coumba ombilic odio bon
aï œil broco cassé
cocoti tatouage en relief
VII
nosou nez
DE CATICA A U PIED DES MONTS TUMUC-HUMAC.
mofou bouche
Gadou bon Dieu et Ciel Excursion au placer d'Aoura. — L'établissement de M. Labourdette
kini désolé par la famine. — Saba et moi nous gagnons la fièvre. —
genou Sans nouvelles de Cotica. — Trahison de Joseph. — Heureuse
tapa-bali tonnerre (bruit on haut) intervention de M. Labourdette. — Je suis obligé de renvoyer
groom terrain (grond, hollandais) des hommes et de me séparer de Saba. — Joseph Foto.
— Dogue-Mofou, Alamo et Apalou. — Leur passion pour la pêche
yesi oreille et la chasse. — Agréments d'une station de plusieurs heures sous
neki cou un soleil torride. — Avantages de la résignation. — Une obser­
vation importante pour un voyageur. — Un accès de fièvre per­
coyïpi mollet
sistant. — Le programme d'une journée de voyage. — Heureux
finga doigt contre-temps. — Les histoires d'Apatou et de Dogue-Mofou. —
cepou jarretière Influence de la fumée de mon cigare sur le moral d'Apatou. —
Nous arrivons chez les Roucouycnncs. — La maladie me quitle
tetey corde la veille du départ. — En roule pour les Tumuc-Humac. — Trente
boui anneau Indiens m'accompagnent. — Joseph et ses querelles. — Nègres
jarret et Indiens. — Quelques détails de m œ u r s . — Le Knopoïamoï. —
tikifoutou
Le Maroni. — Préparatifs de départ.
manga ongle
boto pirogue ou canot Joseph s'étant chargé de faire mes provisions et
pali pagaye de recruter un équipage, j'eus l'idée de remonter le
hamaca tetey corde de hamac fleuve pour aller faire des études géologiques au placer
bototetey corde pour haler les pi- d'Àoura-Soula, situé à quatre jours de marche en
rogues dans les sauts amont. Je trouve l'établissement do M . Labourdette
watra eau désolé par la famine; les Bonis, occupés de leurs
watramofou salive (eau de la bouche) danses, ont négligé de transporter les vivres qu'on at
apouana bras tendait depuis plus d'un mois. A mon arrivée, tout
ibaca dos l'établissement est en émoi ; la moitié du personnel est
knopou bouton (knoop, holl.) en proie à des accès do fièvre violents ; les coulies et
hempi knopou bouton de chemise les Arabes ne sont pas plus épargnés que les Euro-
casaba cassave péens. Sababodi et moi, nous retombons malades le
tabaka tabac lendemain de notre arrivée.
bouschi grand bois Après cinq jours de fièvre continue, je me rétablis
doti terre rapidement ; mais ce qui me désole, c'est que le délai
cofi café de dix-sept jours s'est écoulé, et je ne reçois pas de
376 LE TOUR D U MONDE.
nouvelles de Cotica. Après quatre longs jours d'at- maladie, essayent sur moi d'un autre petit jeu cent
tente on vient m'annoncer l'arrivée des canots, au mo- fois plus terrible : la famine.
ment où je me décidais à partir à la recherche des M . Labourdette, auquel je suis heureux de témoi-
retardataires. gner ici toute ma reconnaissance, me sauve de cette
Joseph a manqué doublement à sa parole : d'abord situation en m'offrant un baril de coac qu'il vient
en ne venant pas, ensuite en ne m'envoyant point de de recevoir ; mais ce n'est pas assez pour nourrir dix
vivres. Les Bonis, après avoir tenté de m'arrêter par la hommes pendant une traversée de quinze jours. Je me

Iguanes (voy. p. 370). — Dessin de R . Valette, d'après des sujels rapportés par l'auteur.

vois, à mon grand regret, obligé de renvoyer quatre donner, je lui remets des lettres pour mes collègues,
noirs de Mana et de me séparer de mon pauvre petit le recommandant à leurs bons soins ; ils se chargeront
Sababodi, qui est d'ailleurs gravement malade. de le remettre sur pied, et i l restera à leur service
Le lendemain, je me mets en route avec un seul jusqu'à mon retour.
canot et quatre hommes. Saba, que j ' a i fait trans- Mon équipage se compose d'un homme de Mana,
porter sur la plage, sur le dos d'un Indien Emerillon, nommé Joseph Foto, et de trois Bonis. Deux de ces
qui chassait près de là, verse des torrents de larmes sauvages sont des vieillards de soixante-cinq à soixante-
en me quittant. Forcé par les circonstances de l'aban- dix ans. L'un d'eux, nommé Dogue-Mofou, très grand
Le docteur Crevaux et Sababodi. — Dessin de A . R i x e n s , d ' a p r è s des photographies.
378 LE TOUR DU MONDE.

et très gros, fait enfoncer par son poids mon canot au expédition que le Gadou protégeait si visiblement.
point de le faire submerger. L'autre, qui répond au Les rives liasses et marécageuses de la rivière, me
nom d'Alamo et frère du précédent, est tout petit, plaisent d'autant moins que je prévois des accès de
malingre et incapable de marcher, par suite de nom- fièvre. E n effet, après le cinquième jour de voyage, je
breuses blessures qui lui ont occasionné la perte de tous sens mon appétit diminuer et finalement disparaître
les doigts du pied droit. Le troisième Roni se nomme complètement. Je passe une nuit agitée, et le matin je
Apatou. C'est un homme d'environ trente à trente-cinq vomis le café à la quinine que j'avais pris à mon lever.
ans, qui présente des qualités physiques parfaites. Je sens qu'un repos de quelques jours me serait in-
C'est lui que je choisis comme patron de notre embar- dispensable, mais i l faut marcher; nous avons encore
cation. Joseph Foto, mon cuisinier, est un sujet rem- six jours de traversée pour arriver au pays des Rou-
pli, j'allais dire pétri, de bonnes intentions ; mais c'est couyennes.
un canotier des plus médiocres. D'un autre côté, mes Ce qui me fait le plus souffrir, c'est de ne pou-
hommes ne témoignent pas d'un bien vif enthou- voir confier à personne le secret de ma maladie.
siasme; ce n'est qu'en doublant leur solde que je Je trompe Joseph en jetant aux poissons les repas
parviens à les entraîner. qu'il continue à me servir régulièrement. Nous conti-
Nous marchons bien le premier jour; mais, à peine nuons à marcher pendant six jours, et pendant tout
arrivés dans les grands sauts à la bifurcation de l'Aoua, ce temps la fièvre ne cesse de me tourmenter. Je n'ai
les Bonis, à l'exemple des Poligoudoux, passent do d'autres soulagements que de m'arrêter pendant un
longues heures à flécher le coumarou, pendant que je instant au moment de la forte chaleur, qui correspond
me morfonds au soleil en les attendant. L a chasse généralement avec le maximum d'intensité do ma
a pour eux encore beaucoup plus d'attraits que la fièvre.
pêche. S'ils aperçoivent la queue d'un gibier minu- Voici à peu près le programme d'une de ces jour-
scule sur la rive, vite mes scélérats sautent à terre et nées, dont le souvenir restera éternellement gravé
courent le grand bois pendant des heures entières. dans ma mémoire :
Force est aux voyageurs de se résigner à les attendre Je me lève à cinq heures avec un léger mal de tête.
avec la patience d'un autre Job : ce que je me résous à Je vais me laver le front au bord de la rivière, mais la
faire d'autant plus facilement que j'ai la triste ex- fraîcheur de l'eau ne produit aucun effet. Joseph me
périence de ce qu'il en coûte de contrarier les pas- prépare mon café, que je prends avec un morceau de
sions de ces faces de café au lait. Après avoir passé biscuit dont j'ai emporté une petite provision ; mais
les grands sauts qui se trouvent près de l'embouchure les insectes s'y sont mis, et je ne le mange qu'avec
de la crique Maroni, nous entrons dans les eaux calmes beaucoup de répugnance. Pendant ce temps, mes
de l'Itany. hommes mangent quelques gros poissons, aymaras ou
E n remontant l'Itany l'on est frappé de la monotonie coumarous, qu'ils font bouillir avec du piment. Nous
du paysage. L a rivière présente souvent l'aspect d'une nous mettons en route vers sept heures ; je m'installe
longue avenue masquée au fond par une colline au sur mon petit banc, ma boussole d'embarcation en face
pied de laquelle on aperçoit des roches dénudées par de moi, mon cahier de notes sur les genoux. J'inscris
les eaux. Devant ce tableau qui se renouvelle à chaque le tracé de la route au fur et à mesure que nous avan-
pas, le voyageur se demande souvent de quel côté va çons ; ce travail ne me laisse de répit que lorsque la
tourner la rivière. Rien n'est cependant plus facile que rivière suit un long trajet en ligne droite. Vers huit
la solution de ce problème. L a rivière tourne toujours heures, la soif me prend. Je puise un pou d'eau le
à droite si les rochers qui sont au pied de la colline long du bord, avec une calebasse, et j'en bois une gor-
se trouvent près de la rive gauche"; elle tourne à gée. Mais, cinq minutes après, le supplice recom-
gauche si les roches sont situées près de la rive droite. mence, ma soif devient aussi vive qu'auparavant, et
Le pourquoi, le voici, et i l s'applique également aux malgré les pressantes recommandations du brave
sauts. Les rochers forment comme le squelette d'une Apatou, qui paraît me témoigner beaucoup d'intérêt,
partie de la colline ravagée par les eaux. Le courant je bois en une heure environ un litre d'eau; et cela
n'ayant pu traverser le noyau de cette masse, a dû, en me retenant le plus possible.
pour se frayer un passage, subir une déviation du côté Vers neuf heures, je suis pris de nausées suivies de
opposé à la résistance. Cette remarque, sur laquelle vomissements. A ce moment, généralement, j'éprouve
j'ai insisté, est des plus importantes pour le voya- un peu de tranquillité. L a soif disparaît peu à peu,
geur; elle m'a permis de prendre un grand ascendant mais j'ai plus chaud, et je suis obligé de changer mon
sur mon escorte, lorsque à une distance très éloignée gros veston de laine contre un autre plus léger. A la
encore, sur la nappe d'eau qu'on aurait pu croire sans fraîcheur du matin succède un soleil torride. Je mets
fin, j'indiquais à mes hommes, qui d'abord refusaient une serviette sous mon chapeau de feutre pour me
d'y croire, même après expérience, si la rivière tour- garantir contre les insolations, qui sont toujours très
nerait à droite ou à gauche. Ces hommes naïfs, surpris graves. Quelquefois cependant i l s'élève un peu de
de me voir deviner ainsi le cours de la rivière, ne tar- vent vers dix heures ; j'éprouve alors une sensation de
dèrent pas à partager ma confiance sur l'issue d'une froid telle, que je serais tenté de croire à un abaisse-
Arrivée chez lesRoucouyennes( v o y .p. 380). — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.
380 LE TOUR DU MONDE.
ment subit de la température de l'air ; cependant mes sont encore les Oyacoulets; c'est précisément pendant
baromètres n'indiquent qu'une variation minime, cette saison que ces sauvages viennent dans l'Itany à
quelquefois nulle. la recherche des œufs de lézard dans les bancs de
Vers midi, le soleil commence à devenir chaud; sable mis à sec. Mes hommes font le quart à courir
l'attention que je suis obligé de donner a mon tracé avec leurs fusils.
me fatigue beaucoup. C'est le moment de prendre Entre six et sept heures du soir, Joseph ayant pré-
quelques instants do repos; malheureusement, le paré le dîner pour tout le monde, Alamo et Dogue-
feuillage n'est jamais assez fourni pour m'abriter com- Mofou ayant préparé par le boucanage le poisson et
plètement contre l'ardeur du soleil, qui, je l'ai déjà le gibier, nous mangeons à la lueur d'un morceau
dit, est d'autant plus dangereux qu'il frappe au repos. j d'encens fixé dans un piquet planté en terre. Après le
Je remédie autant que possible à cet inconvénient en j dîner, je m'assieds par terre près du feu en fumant
disposant tant bien que mal ma couverture au-dessus un cigare avec un plaisir qui est toujours en rap-
de ma tête. Vers une heure, je commence à transpirer, port direct avec mon état sanitaire. Apatou est con-
et, à deux heures au plus tard, nous reprenons notre tent de me voir fumer : non point parce que je lui
marche en avant. Parfois je me trouve tout à fait bien donne habituellement la moitié de mon cigare, mais
à partir de ce moment; d'autres fois j'éprouve une parce qu'il voit dans ces dispositions un signe de santé
peine indicible à abandonner mon hamac, et i l me chez moi. Avant de me coucher, je partage avec lui, et
faut un grand bain dans la rivière pour réveiller mon quelquefois avec tout l'équipage, lorsque la journée a
organisme. La température de l'air atteint son maxi- été bonne, quelques gouttes de rhum fabriqué par les
mum vers le moment du départ ; je mouille alors la sœurs de Mana.
serviette qui est placée sous mon chapeau. L'évapora- Apatou pend son hamac à côté du mien, et, quand je
tion de l'eau me procure une légère fraîcheur qui n'est suis bien disposé, je lui fais raconter ses exploits de
pas désagréable. chasse. Je remarque que cet homme est très observa-
A partir de quatre heures, le soleil est générale-; teur ; il me donne, sur les mœurs des animaux du pays,
ment masqué par un rideau de grands arbres qui des détails pleins d'intérêt.
bordent la rive. Mais lorsque les bords sont maréca- Pendant la nuit mes hommes entretiennent un
geux comme dans l'Itany, le soleil nous incommode grand feu qui sert à boucaner le gibier et à chasser
jusqu'à cinq h e u r e s . les animaux dangereux.
Cinq heures, c'est la fin de notre étape ; nous avons Après seize jours d'une marche non interrompue,
marché pendant huit heures en tout. Il nous arrive nous arrivons enfin au village des Boucouyennes. Je
quelquefois do ne pas trouver un endroit convenable fais un peu de toilette pour me présenter devant les
pour y établir notre campement; nous continuons chefs de ces sauvages et je fais tirer quelques coups
alors jusqu'à six et môme sept heures. Ces contre- de fusil en leur honneur.
temps, dont je suis loin do me plaindre, me font ga- Personne ne vient au dégrad, les aboiements des
gner beaucoup de chemin. Mes canotiers, que presse chiens indiquent seuls la présence d'habitants dans
le besoin de se réconforter par un bon et solide re- ces parages. Apatou me dit que les Indiens n'ont pas
pas, marchent deux fois plus vite que pendant la l'habitude de se déranger; i l faut aller les trouver.
journée. A notre arrivée à la plus grande case, les hommes,
Arrivé au lieu du campement, je prends rapidement nonchalamment étendus dans leurs hamacs, ne bougent
le croquis d'un gibier ou d'un poisson que je ren- pas, mais les femmes nous apportent deux escabeaux
contre pour la première fois, je calcule la distance et deux vases en terre contenant du poisson bouilli
parcourue, qui varie entre quinze et vingt-cinq kilo- avec du piment.
mètres, suivant les obstacles que nous avons eu à Quelques oiseaux apprivoisés, des toucans, des
franchir ; je prends ensuite mon bain, et j'attends aras et des agamis, paraissent seuls impressionnés par
l'heure du repas sur mon hamac ou sur un rocher. notre arrivée. Les agamis tournent autour de nous
Je prends quelques notes sur les montagnes, les îles, en faisant des bonds singuliers.
les criques et les sauts que nous avons rencontrés. Après une légère collation, je me couche dans mon
Apatou et Dogue-Mofou éprouvent un vrai plaisir hamac au milieu de quelques Indiens qui se reposent ;
à me raconter, à propos de chaque accident de terrain, leurs femmes travaillent aux abatis.
les faits historiques qui s'y rattachent. C'est par ce Pendant mon séjour au milieu de ces peuplades
chemin que le fils de Boni vint surprendre les Youcas sauvages, je suis pris d'un nouvel accès de fièvre que
réunis en conseil, pour venger la mort de son père; je suis obligé de leur cacher.
c'est là, près de la crique Juini, que les Youcas ont Devant leur surveillance incessante, i l faut que je
assassiné Boni. me donne les apparences d'un homme en bonne santé
En passant près de la crique Oyacoulet, ils me ra- qui éprouve seulement une fatigue excessive et un
content le massacre de leurs ancêtres par les farouches pressant besoin de repos et de sommeil.
Indiens qui ont donné leur nom à la crique. Actuel- Une nuit, me trouvant un peu mieux, je m'entre-
lement les ennemis les plus redoutables des Bonis tiens avec les chefs que j'invite à un repas somptueux
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 381
préparé par Joseph. Trois boîtes de conserve, une plus notables de la tribu. Je trouve mes hôtes plus
bouteille de vin, un litre de tafia, sont absorbés dans communicatifs que la veille : c'est sans doute parce
ce festin. Je no me retire que lorsque mes invités qu'ils ont vu tous mes bagages étalés au soleil ; ces
me disent, dans leur langage fort réaliste, qu'ils sont beaux couteaux, ces glaces, ces étoffes aux couleurs
satisfaits et que leur « ventre est plein. » brillantes ont excité leur convoitise.
Je ne puis dormir une seconde : nous sommes lit- Le tamoutchi consent à me donner tous les hommes
téralement dévorés par les moustiques. valides de la tribu pour m'accompagner jusqu'au Yary.
L a fièvre me reprend dans la journée ; je fais accro- Il enverra le lendemain une embarcation pour pré.
cher mon hamac dans un carbet, dans le grand bois, où venir tous les gens qui se trouvent dans leurs abatis.
les Indiens passent la nuit pour éviter les moustiques. En attendant, les femmes nous préparent des galettes
Un peu remis dans la soirée, j'offre un nouveau de conserve pour le voyage.
festin au tamoutchi (chef) et aux deux membres les Le lendemain, me sentant encore indisposé, je

Un abatis chez les Roucouyennes. — Dessin de Riou, d'après une photographie.

prends un purgatif et de la quinine dans mon carbet, c'est dans ces parages que s'est arrêtée la Commission
où je me traite sans être vu par personne. Malgré ces franco-hollandaise qui avait l'intention d'aller au Yary.
précautions i l est évident que les Indiens et les Bonis Mon collègue Chevalier a tenté deux fois le passage
commencent à avoir des craintes sur ma santé. Par- des montagnes, et deux fois la maladie a trahi son
fois ils s'approchent de mon hamac pendant la nuit énergie et sa ténacité. I l est arrivé une première fois
pour m'épier. L a vérité est que je me trouve dans un jusqu'à Cotica, et une deuxième au dégrad des Rou-
état de faiblesse extrême, et, en essayant mes forces, couyennes, à la tête du sentier de l'Apaouani.
je constate que je ne puis faire cent pas sans m'asscoir. Joseph, qui l'accompagnait, m'a dit que l'état de
Gomment ferai-je donc pour franchir toute la chaîne faiblesse dans lequel i l se trouvait lui fit perdre
des monts Tumuc-Humac ? M a situation est déplo- l'équilibre en traversant le premier ruisseau qu'on
rable : je n'ai plus qu'une minime confiance dans le rencontre sur la route. Une chute violente acheva
résultat de mon exploration. D'ailleurs l'insuccès de de l'épuiser et le contraignit d'abandonner son projet.
mes prédécesseurs n'est pas fait pour m'encourager ; Le R. P. Krœnner n'a pas été plus heureux : la
382 LE TOUR DU MONDE.

maladie l'a arrêté une première fois chez les Indiens Me trouvant assez dispos au réveil, je me mets en
Roucouyennes, et cette fois-ci chez les Bonis. route après le lever du soleil dans une toute petite
Dernièrement un chercheur d'or audacieux, M . L a . pirogue montée par deux Indiens de bonne volonté.
bourdette, est venu tenter fortune jusque dans cette Le jeune Yaouchi, le meilleur joueur de flûte de sa
région. Ce jeune homme a été obligé de se retirer tribu, me sert de patron de canot. Le beau Tartaicu,
devant les pluies qui l'ont empêché de faire aucune qui a eu l'originale idée de se peindre en noir des
observation. pieds à la tète pour paraître plus beau, se tient à
Par un bonheur extrême la fièvre me quitte la veille l'avant de ma pirogue. L'embarcation n'étant pas
du jour que j'avais fixé pour le départ. chargée de bagages, nous marchons avec une rapi-
Le lundi, 17 septembre, je me mets en route avec dité prodigieuse. Mais si notre vitesse est considé-
trente Indiens Roucouyennes, hommes et femmes. rable, notre attention doit être bien grande pour nous
Nous arrivons au point de campement vers cinq bien tenir en équilibre, car le moindre mouvement
heures du soir. de travers peut faire chavirer notre fragile esquif et
Pressés d'avancer, mes Bonis et mes Indiens n'ont nous envoyer prendre un bain dans les eaux pro-
pris que d'eux aymaras et un petit couata. Le chef fondes de lTtany, ce qui, par parenthèse, ne nous
de mon escorte indienne, Apoïké, qui se montre très eût souri que tout juste.
flatté des égards que j ' a i pour lui, m'apporte un gros Vers dix heures, nous abordons enfin à un abatis
morceau du poisson qu'il a préparé lui-même. Il se des Indiens Roucouyennes, situé dans le bois à une
montre fort étonné, presque humilié, en voyant que distance d'un kilomètre environ de la rive gauche.
je consomme à peine la dixième partie de son plat. Nous récoltons quelques bananes et des cannes à su-
La vérité est que ne jouissant pas encore d'une cre; je fais suspendre mon hamac entre doux arbres
santé très florissante, bien que la fièvre ait cessé, je et me repose en attendant l'arrivée de mes canots.
dois encore prendre beaucoup de ménagement. Mon Alamo étant tombé subitement malade dans la
système nerveux n'est pas remis des secousses violentes matinée, je le fais redescendre. Je regrette beau-
qu'il a éprouvées. coup la perte de cet homme qui se montrait très
Joseph, dont l'unique souci est de me bourrer de serviable et dont la belle humeur égalait la bonne
poisson bouilli ou de gibier, ne s'occupe en rien de volonté.
mon état sanitaire ; i l passe des heures entières à me Nous nous remettons en route vers une heure pour
remplir les oreilles do ses histoires, qui, par malheur, arriver à cinq heures à notre lieu de campement.
no sont ni instructives ni intéressantes. Ensuite sur- Notre navigation sur le fleuve Maroni est terminée.
viennent des discussions stupides à propos de rien Enfin ! Après trente-trois jours de marche avec une
entre cet irascible cuisinier et Dogue-Mofou. Ce sont moyenne de huit heures par jour, nous arrivons au
à tout moment dos disputes animées, qui finiraient dégrad où les Indiens laissent leurs canots dans leurs
par des coups de poing si je n'étais constamment là voyages à travers la chaîne des Tumuc-Humac. L a
pour m'interposer. Leur ignorance leur suggère inces- largeur de lTtany à ce point varie entre douze et
samment les questions les plus absurdes du monde, quinze mètres. Les Indiens nous apprennent que la
ce que je ne parviens pas à leur persuader. Ces affreux rivière cesse d'être navigable à une demi-journée do
nègres passent le reste de leur temps à gémir et à marche de notre station, un pou au-dessus de l'em-
se plaindre du défaut de nourriture et de l'excès de bouchure des criques Saranaou et Coulé-Coulé.
travail. Nous pourrions aller visiter une énorme roche de
Les Indiens, au contraire, ont marché toute la quartz blanc, réputée dans le pays et désignée par les
journée sans se plaindre et presque sans parler. Bonis sous le nom de Knopoïamoï. Ce nom barbare
Quand ils se sentaient fatigués, je les ai vus prendre est composé de Knop, qui en boni veut dire bouton
leurs flûtes, qui sont faites de tibias de biche, et (c'est le hollandais knoop), et de moÏ, qui veut dire
donner le change à leur fatigue en jouant de petits joli (c'est le hollandais mooi). C'est à ce mamelon
airs pendant que les autres continuaient à pagayer. célèbre que s'est arrêtée la Commission franco-hol-
Arrivés au lieu du campement, ils se mettent à rire landaise dans son exploration du Maroni. E n raison
et à causer entre eux, avec une modération qui me de ce souvenir nous lui avons donné le nom de M . V i -
frappe beaucoup et qui contraste singulièrement avec dal, président de cette commission, qui est encore au-
la grossièreté de mes noirs. jourd'hui au service de la marine française.
L'Indien des grands bois, sobre dans son langage La direction générale du Maroni est sud un quart
comme dans ses amusements, se rapproche plus de la sud-ouest, en considérant l'Aoua et l'Itany comme la
civilisation que les noirs qui ont été élevés ou qui continuation du fleuve.
ont vécu parmi les blancs. L'esclavage, ou le mépris Les affluents dignes d'être signalés sont :
dont ils ont eu à souffrir, ont sans doute contribué à Sur la rivé gauche, les criques Ana, Paramaka, Ja-
dégrader ces derniers. Les voyageurs en Afrique, tels panahoni, Gonini, les Trois Iles, Oyacoulet, Aroni,
que Livingstone, ont trouvé plus de qualités intel- Oucï-Foutou.
lectuelles et morales chez beaucoup d'indigènes. Sur la rive droite, les criques Sparonine, Abou-
Passage sur destroncsd'arbres (voy. p. 384). — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.
384 LE TOUR D U MONDE.

nami, Inini, Araoua, Maroni, Alama, Saranaou, plorateurs qui sont arrivés jusque clans cette région.
Coulé-Coulé et Ouaremapan. N'est-ce pas, en somme, une véritable folie que de s'en-
Le Maroni est un beau fleuve qui n'a pas moins de gager dans ces forêts désertes, avec des accès de fièvre
douze à quinze cents mètres de largeur jusqu'à une presque journaliers, et une maladie de foie qui a déjà
distance de vingt lieues au-dessus de l'embouchure, et profondément altéré ma constitution et qui peut de-
quatre à cinq cents mètres à quatre-vingt-dix lieues venir très grave? Que vais-je devenir si le mal vient
clans l'intérieur. Sa longueur n'est pas en proportion à empirer dans ces solitudes? J'ai la triste perspective
avec le débit de ses eaux ; en comptant les détours i l de me voir abandonner par mes hommes aux pre-
n'y a que cent trente-trois lieues depuis sa source dans miers symptômes du mal.
les monts Tumuc-Humac jusqu'à son embouchure. Les Indiens m'ont déclaré, en effet, avant de se
La hauteur du Maroni mettre en route, qu'ils
au-dessus du niveau de seraient obligés de me
la mer est d'environ cent quitter en cas de mala-
dix mètres au point où die, pour ne pas suc-
nous l'avons quitté près comber eux-mêmes à la
de la crique Saranaou. famine.
Son cours est entravé Mais, en vue du résul-
par des barrages formant tat, je ne veux pas arrêter
une série de bassins ; i l ma pensée sur ce que je
présente plutôt l'image puis craindre. Le sort en
d'un escalier que d'un est jeté. E n avant !
plan incliné. Le 29 septembre, à
Dans la soirée mes huit heures et demie,
hommes descendent tous mes trois Indiens ont fini
les bagages et font leurs de charger mes bagages
derniers préparatifs de et mes provisions sur des
départ pour le lendemain hottes qu'ils ont fabri-
matin. quées avec des feuilles de
Après une bonne nuit palmier. Pour les mettre
de repos, je vais prendre en train, je leur distribue
un bain dans la rivière trois litres de tafia ; au
et faire une petite pro- fond, je dois avouer que
menade pour essayer mes ma générosité n'est pas
forces. Je m'aperçois avec aussi grande qu'ils pou-
plaisir que je suis plus vaient le supposer : je ne
solide sur mes jambes saurais emporter ce l i -
que les jours précédents.
quide.
Joseph, avec sa franchise
A trois heures nous
brutale, m'avait annoncé,
nous mettons en route.
il y a quelques jours, que
J'éprouve un moment
mes yeux devenaient jau-
Toucans (voy. p. 380). — Dessin de R. Valette, de défaillance au départ ;
nes. Je trouve par ha- d'après des sujets rapportés par l'auteur. je crains que mes jambes
sard, en défaisant mes
ne se refusent à un trajet
bagages, une petite glace, qui faisait partie des ob- aussi fatigant. Il me faut un grand effort do volonté
jets que je destinais aux sauvages. Je constate effec- pour me mettre au pas ordinaire sans que mes com-
tivement que mon domestique avait raison; mais peu pagnons s'aperçoivent de ma faiblesse. J'y réussis
m'importe la teinte de ma peau et la couleur de mes mieux que je ne l'avais espéré.
yeux, je suis trop heureux de pouvoir me tenir sur mes Nous sommes obligés de traverser sur des rochers
jambes. Si mes forces no viennent pas à me trahir, et des troncs d'arbres les nombreux cours d'eau qui
dans une heure j'aurai dépassé tous mes devanciers. sillonnent notre route.
Du reste, si je voulais me laisser aller à mes ré-
Docteur Jules CREVAUX.
flexions sur ma situation présente, je la trouverais
aussi mauvaise, sinon plus, que celle de tous les ex- (La suite à la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 385

E n r o u l e . — Dessin
D e s s i n de R i o u , d ' a p r è s u n c r o q u i s do l ' a u l e u r .

V O Y A G E D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES,


1
PAR M. L E DOCTEUR J U L E S CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE

1870-1877. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

VIII

A TRAVERS LES TUMUC-HUMAC.

La file indienne et le sentier des Indiens. — Espoir. — La crique Saranaou. — En avant ! — La crique Coulé-Coulé. — Un peu d'hy­
drographie. — Les Crocrous. — Les monts Foubou et Yombé-Caï. — Le mont Casaba-Tiki. — Une bouteille de C h a m p a g n e et le
baptême du mont Lorquin. — Le Polioudoux. — Manière de découvrir un horizon par Apoïké. — La crique Apaouani et le mont
Chiton-Mongo. — Les garde-manger des Indiens. — Encore l a lièvre. — Apoïké et Dogue-Mofou charrons. — Leur ardeur au travail.
— Deday, deday ! — Arrivée d'Indiens Roucouyennes. — Échanges en faveur d'un m u s é e ethnographique. — Calina et papa. — Dé­
tails techniques sur les Tumuc-Hlumac.

Peu à peu mes idées tristes se dissipent. Les In- moyen de jouer quelques petits airs sur la flûte pour
diens, mis en gaieté par le tafia, me communiquent entretenir ma bonne humeur.
leur entrain. Je laisse mes nègres au loin derrière Je marche ainsi, comme un automate, pendant
moi et vais prendre le deuxième rang de la file in- quatre heures consécutives, sans avoir conscience du
dienne, derrière mon ami Yaouchi, qui, malgré sa chemin que je parcours; mon esprit est occupé
charge, marche d'un pas accéléré et trouve même ailleurs; je suis plein d'enthousiasme à l'idée que
dans trois jours j'arriverai au sommet d'une chaîne
1 Suite. Voy. pages 337, 353et3 6 9 . de montagnes que nul n'aura traversé avant moi. Il
XXXVII. — 963e LIV. 25
386 LE TOUR DU MONDE.
faut que j'atteigne ce but, dussé-je succomber en y milieu de la saison sèche, dans les mois de septembre
arrivant. et d'octobre.
Une chose surtout me frappe dans le cours de cette Nous franchissons en quatre heures les quatorze
excursion, c'est de voir comment mon guide parvient collines que les nègres Bonis désignent sous le nom
à reconnaître sa route. Depuis que je marche dans do Crocrou-Crocrou. Je n'ai pu savoir l'étymologie de
le sentier des Indiens) c'est ainsi qu'on l'appelle), je ce mot. Crocrou, en langue roucouyonne et en galibi,
n'ai pas encore vu la moindre trace de pas, ni le moin- sort à désigner un panier à jour en arouma, dans
dre indice qui puisse nous diriger. lequel on met des fruits.
Vers une heure, nous arrivons à un carbet en ruine, Nous traversons successivement les montagnes de
où mes compagnons se sont arrêtés pendant la der- Foubou et de Yombé-Caï. Cette dernière a tiré son
nière saison sèche, en allant visiter leurs amis du nom d'un Indien nommé Yombé, qui est tombé là
Yary. dans un précipice : caï veut dire tomber.
Pendant que le gros de mon escorte prend un mo- En descendant la montagne, nous entendons un
ment de repos, je pars en avant avec Apoïké et Apatou. grand bruit vers l'ouest : c'est une chute de la crique
A la cinquième heure de marche, je vois avec plaisir Coulé-Coulé qui ne mesure pas moins de quinze
que nous avons laissé loin derrière nous les terrains mètres d'élévation sur une étendue de vingt mètres.
marécageux pour gravir des collines. La roche principale qui forme le saut est taillée à pic
Pendant notre marche à travers la plaine, nous sur une hauteur de plus de dix mètres. Apatou et
avons renconté la petite crique Saranaou, que nous moi nous nous asseyons un instant pour admirer cette
avons pu traverser sur des troncs d'arbres. cascade aux eaux limpides, qui offre un aspect des
Le lendemain nous arrivons, au bout d'une heure plu majestueux. L a rivière, à cet endroit, a quatre
et demie de marche, à une roche granitique où les mètres de largeur, et l'eau coule en nappe sur une
Indiens aiguisent les sabres d'abatis et les couteaux épaisseur qui ne dépasse pas dix à quinze centi-
que je leur ai donnés. mètres.
Un peu plus loin, nous trouvons une montagne La température do l'eau n'est que de vingt-trois
que les Bonis désignent sous le nom d'Adidon- degrés deux dixièmes.
bogo-Goni, ce qui veut dire : Adidon a cassé son fusil. Cependant nous approchons rapidement du but do
Nous en faisons l'ascension presque à pic. Je consulte cette excursion. Encore une heure do marche, et je
mes instruments, et je constate que do sept cent cin- serai au sommet des monts Tumuc-Humac.
quante-deux millimètres qu'il marquait au pied de la La montagne Casaba-Tiki, qui est en face de nous,
montagne, le baromètre s'est abaissé à 743 ,5 à mm
n'est que la continuation de la montagne Yombé-Caï,
notre arrivée sur le long plateau qui la surmonte. dont nous venons de parler, et dont elle est séparée
Nous suivons la crête et nous arrivons près de par une échancrure peu profonde, où la crique Coulé-
la crique Coulé-Coulé, où nous établissons nos ha- Coulé prend sa source. E n faisant l'ascension de cette
macs. Notons que, au point de vue hygiénique, i l montagne, Apatou me fait remarquer une éclaircie dans
vaudrait mieux coucher sur les hauteurs que dans les arbres, d'où nous pouvons contempler, à une dis-
les vallées, mais le besoin d'eau pour faire la cui- tance d'environ quatre lieues, dans une direction
sine nous oblige à toujours camper sur le bord des nord-est-quart-est, un mamelon surplombé d'une
criques. grosse roche blanche. On dirait les ruines d'un gros
Le troisième jour, nous suivons la rive droite de château féodal.
la crique Coulé-Coulé. Cette rivière, un des princi- Arrivé au sommet, je constate que le baromètre
paux tributaires du fleuve Maroni, mesure de dix à s'est abaissé à 728mm,5. De ce plateau, Apoïké me
douze mètres de large ; l'eau n'atteint pas plus d'un montre une autre montagne, également mamelonnée,
mètre pendant cette saison ; mais la hauteur de l'es- dans la direction du nord-est-quart-est, et à une dis-
carpement des rives, qui ont jusqu'à huit ou dix tance qui ne dépasse pas dix kilomètres, car je dis-
mètres, me fait penser que le Coulé-Coulé charrie un tingue facilement les arbres à l'œil nu.
volume d'eau considérable pendant la saison des pluies. Je suis enfin arrivé à mon but. Advienne mainte-
En suivant cette rivière, nous sommes obligés do nous nant que voudra, je suis sûr de ne plus être aban-
tenir à une certaine distance, à mi-côte des monta- donné par mon escorte ; on ne pourra plus revenir
gnes, de peur de nous laisser entraîner dans son lit, sur ses pas. Poussés par la faim, car l'extrême séche-
qui est un véritable précipice. resse a fait descendre tout le gibier dans la plaine,
Chaque colline est séparée de sa voisine par une mes hommes, afin de pourvoir à leur nourriture par
petite vallée marécageuse, où l'on ne rencontre que des la chasse, sont obligés forcément do se diriger sur
palmiers. I l serait absolument impossible de faire ce l'Apaouani, qui n'est distant que de deux petites
trajet pondant la saison pluvieuse, car, même au plus journées do marche, tandis qu'il on faudrait au moins
fort de la sécheresse, on enfonce quelquefois dans la trois pour retourner à l'Itany.
boue jusqu'au-dessus des genoux. Aussi les Indiens Je voudrais bien séjourner un peu sur la crête du
ne font-ils leurs voyages à travers la montagne qu'au Tumuc-Humac, mais les Indiens me font observer que
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 387
nous manquons d'un indispensable élément, l'eau. Ce- Quelques-uns de mes Indiens me quittent à cet en-
pendant je ne veux pas quitter ce point important, droit pour gagner le Yary, par terre, tandis que je
qui sépare le bassin du Maroni de celui de l'Ama- continue à me diriger vers l'Apaouani.
zone, sans y laisser quelque vestige de mon voyage. Apatou me conduit à une distance d'un kilomètre
Je partage avec mon escorte une bouteille de Cham- de notre halte, sur le sentier du Yary, pour me mon-
pagne, la dernière, que j'avais soigneusement em- trer une grosse roche granitique qui a fait donner
ballée et mise de côté pour le baptême de la mon- son nom à la montagne. Il me fait remarquer une
tagne, à laquelle, en souvenir de mon pays natal, je grande fissure qui se trouve dans la roche à une cer-
donne le nom de mont Lorquin. L a bouteille vide taine hauteur. C'est dans cette excavation, que ne peu-
servira de monument pour attester le passage d'un vent atteindre ni les singes ni les bêtes fauves, que
Français dans ce pays inconnu jusqu'à ce jour. les Indiens allant du Yary vers l'Itany déposent des
Nous reprenons notre marche à la suite de cette provisions de réserve pour leur retour.
importante cérémonie. Le cinquième jour (23 septembre), dans la matinée,
Le baromètre, après une demi-heure, ne descend nous continuons notre route par le sommet de la mon-
pas au-dessous de sept cent trente-quatre degrés. tagne. Après quatre heures de marche, nous nous re-
Plus loin, en arrivant à un point où le baromètre trouvons une seconde fois en face de l'Apaouani. Ce-
marque sept cent trente-sept degrés, nous rencontrons pendant les eaux de cette rivière ne sont pas assez
une petite crique, ou plutôt un torrent qui est une profondes pour que nous puissions la descendre en
branche du Coulé-Coulé. canots. Nous avons encore trois montagnes peu im-
La montagne qui s'élève sur la rive opposée de cette portantes à traverser pour arriver au point où elle
crique est désignée sous le nom do Polioudoux, du devient navigable.
nom d'un arbre dont se servent les Indiens pour faire Deux heures après, nous arrivons au terme de notre
leurs pagayes. exploration à travers les Tumuc-Humac. Mon bravo
Nous arrivons au couchage vers quatre heures, après Apatou est radieux de me voir arriver sain et sauf au
une marche effective de huit heures. but de mon voyage. Il remercie son gadou par une
Quatrième jour, 22 septembre. — Avant de partir, salve de coups de fusil.
je note la température de l'air, qui est de 20°,7 ; le L a crique où nous nous trouvons a dix mètres de
baromètre marque 738°,3 à six heures et demie du large sur dix à quinze centimètres de profondeur. Les
matin. eaux ont une teinte noirâtre. Le cours est intercepté
E n route à sept heures, nous arrivons au sommet par quelques roches granitiques et de nombreux arbres
du mont Polioudoux après une demi-heure de marche. tombés en travers.
La température est de vingt-quatre degrés, et la pres- Je me déshabille en toute hâte et me plonge
sion barométrique de 730mm,5. A peine arrivés sur avec délices dans ces eaux tant convoitées : c'est, je
le plateau de la montagne, Apoïké, qui devine mes crois, un des meilleurs bains que j'aie pris de ma vie.
moindres intentions, a l'idée de faire un abatis pour Apoïké, lui, ne perd pas de temps. Pendant que
me découvrir l'horizon. Pour cela, i l choisit un gros les jeunes gens pèchent l'aymara, i l choisit un grand
arbre situé tout au sommet de la colline et qu'il sabre à arbre dans la colline, à quatre cents mètres de la
tour de bras. E n moins de dix minutes, cogéant s'abat rive droite, et l'abat séance tenante pour en faire un
sur un des versants, et, entraînant dans sa chute tout canot.
ce qui se trouve sur son passage, i l fait une immense Le lendemain 24, i l se met à le creuser à coups de
trouée qui dégage l'horizon comme par enchantement. hache avec Dogue-Mofou, qui, dans cette circonstance,
Je distingue nettement une montagne dénudée à deux se montre beaucoup plus vigoureux et plus habile
sommets, qui me paraît distante de cinq à six lieues que ne pouvait le faire supposer son obèse per-
environ, et sur les flancs de laquelle on aperçoit d'é- sonne.
normes roches de quartz blanc. A côté, dans le loin- Mes ouvriers travaillent avec un entrain indescrip-
tain, s'élève un petit mamelon à peu près à la même tible ; je leur adresse des compliments et les engage
distance. à se presser le plus possible.
Vers dix heures, nous traversons la crique Apaouani Je relève la température de l'eau de l'Apaouani, qui
ou plutôt un de ses affluents, qui a un mètre cinquante est de 23°,2 ; celle do l'air est de vingt-sept degrés
de largeur et huit ou dix centimètres de profondeur. dans la forêt, à une heure de l'après-midi. La pression
Le courant est très faible, sa direction est ouest-est, atmosphérique varie clans la journée entre sept cent
la pression atmosphérique de sept cent trente-huit mil- trente-huit et sept cent quarante degrés. E n rentrant
limètres. Nous arrivons vers la fin de la journée à la de ma promenade, je trouve Joseph, que je croyais
montagne Chitou-Mongo, qui veut dire montagne ro- parti à la chasse, en proie à un accès de fièvre,
cheuse. qui me reprend également vers neuf heures du
Nous trouvons près du sentier un grand espace matin.
dénudé d'où nous apercevons une série de montagnes Le 26, Apatou, qui a essayé de travailler, revient
dans la direction du soleil couchant. du chantier dans un état de bouleversement complet.
388 L E TOUR DU MONDE.
« Deday, deday ! » me dit-il ; ce qui veut dire : je vais La chaîne des Tumuc-Humac qui sépare les bas-
mourir. Je le console de mon mieux et je lui re- sins du Maroni et du Yary est moins importante
monte un peu le moral, qui est très affecté. Mes pa- qu'on ne le croyait généralement.
roles lui donnent un peu d'espoir ; i l est plus calme. Le baromètre ne nous a pas indiqué de hauteurs
Joseph n'a pas encore bougé de son hamac depuis dépassant quatre cents mètres au-dessus du niveau
notre arrivée dans l'Apaouani. de la mer.
On m'annonce l'arrivée d'une file indienne de vingt L'altitude de ces montagnes est si faible, que la
hommes. Ce sont des Roucouyennes du Yary qui température que nous y avons observée n'est que
viennent rendre visite à leurs amis de l'Apaouani. de deux ou trois degrés au-dessus de celle de la plaine.
Ces sauvages, ayant rencontré une partie do mon La végétation des points les plus élevés est celle de
escorte qui se dirigeait vers le Yary, ont fait un dé- la zone torride.
tour pour venir me voir. L'ananas, que les Roucouyennes désignent sous le
En arrivant, ils frappent sur l'épaule d'Apatou et nom de nana, croît spontanément au sommet de ces
d'Apoïké, auxquels ils prodiguent les marques d'une montagnes.
grande sympathie, en appelant Apatou : Calina, ce Les populations de la Guyane française considèrent
qui veut dire ami. Le mot de papa dont ils saluent généralement la chaîne des Tumuc-Humac comme
Apoïké me surprend beaucoup. la source unique des dépôts aurifères que l'on trouve
Ces gens, qui n'ont jamais vu de visages pâles, actuellement dans toutes les rivières du pays.
loin do manifester la moindre curiosité, témoignent au L'examen des deux placers établis sur le cours
contraire la plus profonde indifférence. Ils passent du Maroni nous a permis de constater les faits sui-
devant moi sans faire un geste, sans m'adresser une vants.
parole. 1° Les roches qu'on trouve dans les criques auri-
Cependant, remarquant qu'ils sont porteurs do nom- fères sont identiques à celles des montagnes voi-
breux objets qui ne seraient pas sans intérêt pour un sines.
musée ethnographique, je charge Apatou de me les 2° Les montagnes avoisinant les criques sont con-
procurer. stituées par des roches qui renferment de l'or.
« Je voudrais, dis-je à mon homme, cette cein- 3° Des criques chargées d'or, et dont le lit est déjà
ture en peau de tigre que porte cette jeune femme obstrué remontent à une période toute moderne. Les
roucouyenne. » preuves en sont nombreuses; la première, c'est que
Apatou l'échange contre quatre aiguilles. Il m'a- des arbres, aujourd'hui vivants, ont assisté au dépôt
chète un joli hamac en coton contre un mouchoir. J'en de l'or. E n effet, on trouve une quantité beaucoup
demande plusieurs, que j'acquiers pour un couteau plus considérable de ce métal autour de leurs racines.
ou quelque autre menu objet. Je fais l'acquisition D'autre part, M . Cazale a trouvé une hache en pierre
d'un collier en coquillage moyennant une petite des Indiens modernes immédiatement au-dessous de
glace de vingt centimes. Je voudrais aussi avoir quel- la couche aurifère, dans le lit obstrué d'un petit cours
ques ceintures noires en poil de couata, qu'on me dé- d'eau aboutissant à la crique Sparwine. E n définitive
livre contre un petit couteau d'un sou. De plus, ces observations sont en contradiction complète avec
moyennant trois de ces petits couteaux, ils offrent la théorie qui fait provenir tout l'or des Guyanes de
de me transporter toutes mes acquisitions à travers la chaîne des monts Tumuc-Humac. L'or des criques
les montagnes jusqu'au domicile d'Apoïké. ne provient absolument que de la désagrégation des
J'ajoute à ce chargement un échantillon de cailloux montagnes "qui forment leur bassin.
provenant du Chitou-Mongo. L'hypothèse d'un déluge est absolument inutile
Tous ces Indiens prennent leur repas en commun pour expliquer les dépôts aurifères, puisqu'on voit
avec nous. Après dîner, ils deviennent plus commu- le phénomène se produire chaque jour par la simple
nicatifs et plus familiers, en quoi ils no diffèrent pas intervention de la pluie. Nous admettons que chaque
des Européens. Ils me laissent examiner tout à loisir montagne qui contient de l'or est une source isolée et
leurs yeux, mesurer le diamètre de leur tête et dé- indépendante qui déverse ce métal dans le cours
calquer leurs mains et leurs pieds ; ils me regardent d'eau le plus voisin. L a désagrégation incessante des
dessiner avec beaucoup de plaisir. roches par les pluies et aussi par les racines des
Je les récompense en leur donnant à chacun quel- grands arbres, qui portent dans le sol l'oxygène, c'est-
ques aiguilles et un bout de ruban qu'ils nouent à-dire l'agent destructeur des roches par excellence,
aussitôt autour de leurs longs cheveux d'ébène. forme chaque jour do nouveaux dépôts aurifères qui
Après quoi, ils prennent congé de nous pour aller empêchent les mineurs de détruire à jamais la pro-
se reposer en attendant le lever du soleil. Ils s'en duction de l'or des alluvions des Guyanes.
vont en effet de grand matin. Les monts Tumuc-Humac sont constitués par des
Avant d'aller plus loin, i l ne sera pas hors de pro- terrains primitifs absolument identiques à ceux qui
pos de mettre sous les yeux des lecteurs quelques- fournissent l'or de la basse Guyane; i l y a tout lieu
unes de mes notes sur les monts Tumuc-Humac. de croire qu'ils sont riches en productions aurifères.
Les montagnes Tumuc-Humac, vue prise du piton Vidal. — Dessin de Riou, d'après une aquarelle.

Les montagnes Tumuc-Humac. — Dessin de Riou, d'après une aquarelle.


390 LE TOUR DU MONDE.
L'exploitation des alluvions qui se trouvent au pied désignée sous le nom de Parimè. Sur les bords de
de ces montagnes ne présente qu'une difficulté : c'est cette masse d'eau s'élevait, disait-on, la superbe ville
la longueur du trajet pour le transport des ouvriers et de Menoa, au milieu de laquelle resplendissait ce pré-
des vivres. Il faut trente-trois jours de marche à huit tendu palais de l'Eldorado gardé par des milliers d'a-
heures par jour pour remonter le fleuve Maroni jus- nimaux terribles et aux formes les plus fantastiques.
qu'au débarcadère situé à la tête du sentier des In- On vient de voir ce que devait être le palais. Quant
diens. au fameux lac Parimè, c'était simplement une inon-
Ce qu'il y a de pénible dans cette longue traversée, dation qui se renouvelle chaque année dans les ter-
c'est que le pays est presque désert. Les populations rains alluvionnaires s'étendant au pied de la chaîne
indigènes, nègres, Paramakas, Poligoudoux, Bonis et des montagnes.
Indiens Roucouyennes, sont peu nombreuses et grou-
pées sur des espaces très restreints. On fait jusqu'à
IX
quinze jours de canotage sans rencontrer la moindre
habitation. Toutefois les mineurs guyanais franchiront Par-dessus les arbres. — La crique Carapi. — Le saut de l'Apaouani.
un jour les terres d'alluvions pour aller exploiter l'or — Chasse et pêche. — Le saut de Caramaraka. — Ne pas se
presser en voyage. — Roucouyennes. — Les chiens du village de
en filons de cette chaîne de montagnes, comme on le
Namaoli. — Poule bouillie. — Habitations. — Danses des Indiens
fait actuellement dans le haut Orénoque. Un mineur du Yary. — Le Parou. — Pierre. — Hoches brillantes. — Un
qui a travaillé dans ces exploitations nous a assuré nouveau compagnon. — Une peinture indienne. — Où qu'à
aller ? — La crique Ouapoupan. — Difficultés. — Détresse.
que les roches de l'intérieur de la Guyane anglaise
— Incendie. — La crique Gourouapi. — Chez Yeleumeu.
sont identiques à celles des Guyanes française et hol-
landaise. Notre canot a été flambé la veille au soir avec des
La nature des terrains étant semblable, i l y a tout feuilles mortes et du petit bois pour achever le tra-
lieu de croire qu'on y trouvera également des filons vail de la hache.
de métaux précieux ; mais nous engagerons le cher- A six heures du matin, je procède au lancement, et,
cheur d'or à ne pas se laisser illusionner par les In- à sept heures, tous nos préparatifs terminés, nous
diens, qui dans leurs récits fantastiques confondent les continuons notre navigation dans les eaux de l'A-
paillettes de mica avec l'or. C'est sans doute l'exis- paouani.
tence de grottes formées par des roches micacées qui Le premier jour, en descendant l'Apaouani, nous
a servi de base à la légende de l'Eldorado. « L'homme trouvons des arbres à chaque vingt ou trente mètres ;
doré » (en espagnol : Eldorado) s'enduisait les cheveux il faut couper les uns et franchir les autres.
et le corps, non pas de paillettes d'or, mais de cette Apatou, quoique malade, tient le gouvernail de son
poussière que tout le monde connaît sous le nom de canot. A force de franchir des obstacles qui surpas-
sable d'or, ou d'or des singes. Des Indiens, pressés sent la rivière de cinquante centimètres au moins,
sans doute de questions par des voyageurs avides du notre pirogue se fend après deux heures de marche.
métal précieux, ont raconté que l'homme doré vivait Apoïké est superbe d'énergie ; i l nous précède avec
dans un palais dont les murailles étaient en or mas- deux Indiens dans une vieille pirogue qu'il a trouvée
sif. Les explorateurs trouveront un de ces temples abandonnée dans la rivière un peu au-dessous de notre
sur les bords de la crique Courouapi, affluent de carbet. Les deux Indiens qui sont avec lui ne font
la rivière Yary, et leur illusion s'évanouira lorsqu'ils rien ; lui seul abat les troncs d'arbres sous les coups de
verront qu'il s'agit seulement d'une grande excava- la hache qu'il manie avec une habileté extraordinaire.
tion, une véritable grotte dont les parois sont for- Dogue-Mofou abat aussi en moins d'un quart d'heure
mées par des roches micacées. Lorsque le soleil pé- des arbres qui ont un mètre de diamètre.
nètre dans cet antre obscur, on voit les parois exté- Nous marchons jusqu'à cinq heures du soir sans
rieures briller d'un vif éclat, par suite de la réflexion discontinuer.
du soleil sur les milliers de paillettes de mica qui Malgré tant de difficultés, la navigation de l ' A -
reluisent comme de l'or. De nombreuses tentatives paouani ne manque pas de charmes, la nature est su-
ont été faites pour explorer la Guyane depuis le sei- perbe.
zième siècle jusqu'à nos jours. Presque tous nos Ce petit ruisseau traversant la forêt vierge me
devanciers, lord Raleigh en tête, n'avaient d'autre parait plus majestueux que le fleuve le plus large.
but que de chercher fortune dans le pays de l'homme Malheureusement i l n'y a pas beaucoup de gibier
doré, E l dorado. sur les rives. Je n'ai pour mon dîner qu'un mauvais
Les géographes du dix-septième siècle, Simon d'Ab- oiseau, ce qui m'oblige à attaquer ma dernière boîte
beville entre autres, dans une carte que l'on peut de conserves. Pendant que mes compagnons mangent
voir à la Société de géographie, ont représenté la con- de l'endoubage, je déguste un petit poisson que m'ap-
trée de l'Eldorado vers les sources du Maroni. C'est porte l'Indien qui accompagnait Apoïké, en l'arrosant
sur un plateau de la chaîne des Tumuc-Humac que, d'un petit verre de rhum de Mana que je conserve en
sur la foi des anciens géographes, nous devions cas de fièvre. L'unique fourchette qui me restait a été
trouver un grand lac, une véritable mer intérieure égarée par Joseph.
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTERIEUR DES GUYANES. 391

En causant après dîner, Apoïké me dit que l'A- dans son bec. Dogue-Mofou tue l'oiseau de proie au
paouani est très long et que le fleuve Yary n'est vol et rainasse la perdrix qui est déplumée et en
pas des plus faciles. Je ne doute pas qu'il y ait des partie mangée. Un quart d'heure après, Joseph tue
chutes très élevées à franchir, puisque mon baromètre un honoré qui pêchait dans la rivière. Ce n'est pas
est toujours à sept cent quarante millimètres. Pour un bien fameux gibier, mais i l peut servir à faire de
les guides, i l m'a été impossible d'en trouver qui la soupe. Cent mètres plus loin, deux aras font en-
connussent les sauts, et je n'ai pas une seule carte, tendre leurs ra-ra au sommet d'un arbre qui surplombe
pour la bonne raison qu'elle est à faire. la rivière. Apatou en abat un : voilà de quoi faire une
Le 28 septembre, après avoir déjeuné à la hâte, bonne soupe, préférable encore à celle de l'honoré.
nous embarquons nos provisions, et, à six heures et Pour que le festin soit complet, i l no manque plus
demie, nous mettons le pied dans nos pirogues. L a qu'un rôti. C'est Apoïké qui me l'apporte; i l a tué une
rivière s'est un peu élargie. C'est déjà un cours d'eau belle perdrix, puis un grand acouata, et en ramène de
respectable, puisqu'il a douze mètres de largeur et plus un tout petit en vie. Je donne la liberté à ce
un mètre soixante-dix de profondeur. L a teinte des pauvre orphelin qui fait peine. Je n'ai vu rien de plus
eaux s'accentue ; elle est brune dans les endroits où i l triste que ce petit singe qui pleurait sur le corps
y a peu de fond et beaucoup moins dans les parties de sa mère.
profondes ou ombragées. Mes hommes ont chacun plus de deux livres de
Le 29 septembre, nous trouvons sur la rive droite viande de singe. Pendant que j'achève mon festin,
une crique importante appelée Carapi, qui a six mè- j'entends un grand bruit du côté de la rivière : « Vite
tres de largeur. Ce n'est qu'après avoir reçu ce cours do la lumière. » Apoïké allume un morceau d'encens
d'eau que l'Apaouani devient réellement navigable. et revient une minute après avec un aymara pesant
Dès lors on cesse de compter avec les nombreux dix livres.
troncs d'arbres qui barrent la rivière et nécessitent la Les Indiens, avant de se coucher, coupent les
hache. E n revanche, voici les sauts qui vont com- couatas par quartiers, les mettent sur le feu et raclent
mencer. Vers la fin de la journée, nous en rencontrons les poils avec un couteau. Apatou, qui est content de
un de six à sept mètres sur une longueur de cent sa journée, se met à raconter des histoires de chasse.
mètres. A la première cascade, notre canot se fendille Apoïké se montrant plus communicatif que d'ordi-
à la partie inférieure, et reste pourtant en état de naire, je l'interroge sur ses croyances religieuses.
marche après avoir reçu un pansement extemporaire. « Les Roucouyennes ont un bon Dieu, me dit-il ; c'est
En passant, nous admirons au milieu de la rivière lui qui a fait toutes choses ; après la mort, i l habite
quelques roches surmontées de superbes plantes de la là-haut, bien haut au-dessus des nuages. Ce bon Dieu
famille des aroïdées. a beaucoup de femmes pour les bonnes gens qui vont
Nous avons franchi vingt-six kilomètres en six le voir après la mort ; i l laisse les méchants à la
heures de canotage. porte. »
Je fais un bon dîner que me prépare Joseph; le Le 30 septembre, à six heures du matin, le baro-
plat principal se compose d'un potage fait à l'ara; mètre marque sept cent quarante-trois millimètres, le
ce bel oiseau aux plumes rouges et bleues, ainsi dé- thermomètre vingt et un degrés. Après une bonne nuit
signé à cause do son cri : ra-ra, me paraît aussi dur de repos, je me réveille gai et dispos ; je déjeune d'un
et coriace qu'un perroquet de cent ans ; mais la soupe morceau d'aymara. Dogue-Mofou consolide notre pi-
est excellente. Je renonce à ce morceau étique pour rogue avec une racine adventive ayant juste la cour-
attaquer une magnifique perdrix rôtie dont je dis- bure de l'intérieur. Apoïké recueille de la graisse
sèque avec plaisir les succulents morceaux. Je me de couata pour entretenir son feu. Cette graisse, dont
montre difficile aujourd'hui, parce que nous avons le je me sers pour mes rôtis, est jaune, et ne se fige
choix, et voici par suite de quelle bonne fortune. pas à la température, du pays. Les Indiens retirent
A midi, i l faisait très chaud ; j'eus l'idée de me les quartiers de couata du boucan. Cette viande,
mettre un pou à l'ombre et je dis à Apoïké d'aller que la flamme a rendue croustillante, est très appé-
faire un tour de chasse. tissante.
Bientôt un coup de fusil d'Apoïké réveilla Apatou. Vers neuf heures, nous trouvons un saut de quatre
« Il y a du gibier par là, » me dit-il. mètres formé par une chute unique : c'est le saut de
En effet, j'entendis la voix gémissante d'un couata Mapi. Nous sommes obligés de décharger les bagages
blessé. Pendant que je mettais mes observations en et de traîner le canot ; nous remarquons dans les
ordre, tous mes canotiers coururent le grand bois à roches des excavations polies en forme de bassins. Je
la poursuite des singes. demande à Apoïké qui a fait ces espèces de chau-
Au bout d'une demi-heure, Apatou en l'apporte dières ; i l me répond que c'est le bon Dieu. Ce qu'il
deux qui pèsent au moins vingt livres chacun. Jo- y a de remarquable, c'est qu'elles se trouvent là où
seph, suivant son habitude, revient bredouille. Apoïké l'eau coule en nappes. Ne pouvant expliquer ce phé-
n'est pas encore rentré ; nous tuons encore un pagami nomène par la chute de l'eau, je cherche une ex-
qui passe la rivière emportant une grosse perdrix plication ailleurs ; je la trouve en remarquant qu'au
392 LE TOUR DU MONDE.
milieu de ces chaudières i l y a souvent une masse je m'arrête pour l'admirer sur une roche située près
plus dure que le reste de la roche. L'eau contenant do la rive gauche.
du gravier, et rencontrant ce noyau, tourbillonne autour Je continue mon voyage sans trop me presser
et y fait peu à peu une excavation. L'excavation aug- Un voyage à toute vitesse est du temps perdu parce
mentant et le noyau se détachant, i l reste finalement qu'on ne peut rien voir ; je suis ici par la grâce de
un bassin poli qui a quelque peu la forme d'une chau- Dieu ; i l faut que j'en profite pour étudier la nature
dière. car je no retournerai plus jamais dans ces parages.
A midi, nous arrivons au saut de Caramaraka ; i l L'instinct me dit de me laisser aller au rapide cou-
a six mètres. Le canot, déchargé, est traîné sur une rant des eaux. La raison m'arrête : descendre en toute
grande roche qui se trouve à gauche du saut ; on hâte dans un pays inconnu est pour un explorateur
trouve de jolis îlots au milieu de la rivière. C'est le une fuite devant l'ennemi.
site le plus pittoresque que j'aie vu jusqu'à présent ; L'Apaouani est une belle rivière qui ferait honneur

E n arrivant chez Namaoli (voy. p. 394). — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.

à un de nos chefs-lieux de départements. Basse élevé. Je trouve plus de plaisir à descendre un fleuve
comme elle est, elle présente un débit qui dépasse qu'à le remonter. Observer un fleuve en le remontant,
celui de la Moselle à Frouard et même à Metz. c'est étudier un homme en commençant à sa mort.
On ne peut du reste établir de comparaison entre L'intérêt, loin de grandir, ne fait que décroître.
les cours d'eau de l'Amérique équatoriale et ceux de Le 2 octobre, nous apercevons dans le lointain une
l'Europe. Ce qu'on appelle une grande rivière en pirogue qui remonte la rivière. Ce sont des Rou-
France est une crique inconnue dans l'Amérique du couyennes du Yary qui vont sans doute à la pêche.
Sud. Joseph a peur, i l regrette vivement que nous ne
Le canotage de l'Apaouani est bien long; i l faut puissions retourner en arrière. Mais au moment où i l
beaucoup d'efforts pour y avancer de quelques lieues ; glisse une balle dans son fusil, je vois nos ennemis
je ne m'en plains pas : cette rivière a pour moi un accoster la rive au plus vite et s'enfuir dans le grand
attrait particulier. Je l'ai vue naître; je la vois gran- bois, abandonnant leur pirogue. J'attends l'arrivée
dir; je m'y attache comme à un enfant que j'aurais d'Apoïké qui protège notre retraite, et je lui propose
Saut de l'Apaouani. — Dessin de Riou, d'après une photographie.
394 LE TOUR DU MONDE.

d'aller prévenir les Indiens que nous sommes amis. lette de cassave, j'éprouve une véritable sensation de
Il se mot à leur poursuite dans le grand bois et les brûlure on le portant à ma bouche.
ramène sur le rivage où je les attends. Après ce modeste repas, nous sentant tous très
Noire entrevue est singulière. Le doigt sur la fatigués, nous nous étendons dans nos hamacs et dor-
gâchette de son fusil, Joseph tremble de tous ses mons jusqu'à cinq heures du soir.
membres et pâlit autant qu'un nègre peut pâlir. A six heures, nous mangeons une petite poule
Namaoli, c'est le nom du chef indien, tient son bouillie. Ce volatile, qui n'est pas mauvais, a été
arc à la main, prêt à nous décocher une flèche au pre- acheté par Apatou au prix d'un couteau d'un sou.
mier mouvement suspect à son égard. Après souper, je m'étends sur une natte, près d'un
Je saute à terre sans armes et vais lui Serrer la grand feu, et fume une cigarette que me présente
main. Je m'aperçois qu'il a peur, et j'ai ressenti un Namaoli. Apatou s'entretient longuement avec ce chef
léger tressaillement do ses muscles, mais son visage au sujet de mon projet do voyage.
s'épanouit lorsque je l'approche en disant : «Calina ! » Vers huit heures ot demie, les femmes allument
La reconnaissance et la présentation faites, nous des torches résineuses, et nous nous mettons en
prenons notre repas en commun sur une roche abritée route pour aller nous coucher. C'est que les Indiens
contre le vent nord. Nous partageons nos provisions ; ont deux habitations, l'une pour le jour, et l'autre
je donne aux Indiens du couata et ils m'offrent en re- pour la nuit; cette dernière, qui ressemble à une
tour de petits poissons boucanés que je trouve ex- meule de foin, n'a pour toute ouverture qu'une petite
cellents. Namaoli me raconte qu'il venait avec ses porte tressée en feuilles de palmier. On la ferme avec
hommes chercher du bois dur pour en faire des flè- soin aussitôt qu'on est entré. Cette habitation pour
ches. Je lui demande à quel usage i l destine ces en- la nuit est faite dans le but de se protéger contre
gins, et i l m'apprend que la guerre vient d'éclater les moustiques que le feu attire autour des villages.
dans le bas du Yary et qu'il veut se tenir sur ses Pour se débarrasser de ces insectes, qui no se lais-
gardes. Je le surprends beaucoup lorsque je lui an- sent pas tromper par ces émigrations, une femme ap-
nonce mon intention de descendre le Yary jusqu'à porte clans le carbet un vase en terre contenant des
l'Amazone. charbons allumés. Ce n'est qu'en s'exposant à l'as-
« C'est impossible, me dit-il, i l faudrait franchir phyxie qu'on se débarrasse des atteintes de ces hor-
des chutes plus élevées que les plus grands arbres ribles petits ennemis.
de la forêt ; en outre, i l y a par là des Indiens très Les huttes qui servent pour la nuit sont si bien
méchants qui ne font la guerre que pour faire des pri- fermées, qu'on ne s'aperçoit du lever du soleil qu'en
sonniers qu'ils engraissent pour les manger. » entendant les oiseaux chanter le réveil de la nature.
Nous descendons avec nos nouveaux amis jusqu'à A ce moment, l'Indien, sans mot dire, détache son
l'embouchure de l'Apaouani. A une heure et demie, hamac, l'enroule et le jette sur son clos en le retenant
nous arrivons au confluent de cette rivière avec le par une des cordes. Une femme place un nouveau-né
Yary. Nous descendons à cinq cents mètres plus bas dans un filet qu'elle porte en bandoulière, une autre
pour nous arrêter à l'habitation du capitaine Namaoli. ramasse le vase qui contenait des charbons enflammés,
Le village de Namaoli est élevé de dix mètres au- et tout le monde se met en route, à la file indienne,
dessus de la rivière. Pour y arriver, nous sommes dans le sentier qui conduit au village.
obligés de monter un escalier très escarpé, creusé Nous sommes obligés de traverser un abatis nais-
dans la rive argileuse, taillée à pic. sant que l'on prépare pour la prochaine plantation de
A mon arrivée sur le plateau, une bande de chiens manioc.
s'élancent sur moi ; j'ai beaucoup de peine à tenir Pendant que les femmes préparent le déjeuner, les
tête à ces animaux féroces. Pendant que j'en as- Indiens se chauffent près du feu. Je remarque qu'au-
somme un avec une canne ferrée, un autre m'em- cun d'eux ne tourne sa face du côté du foyer; l'un lui
poigne le mollet. D'autre part, deux enfants qui m'a- présente le côté, l'autre le dos.
perçoivent poussent dos cris do frayeur épouvantables. Apoïké et Dogue-Mofou nous ont quittés pour aller
Le plus petit étant tombé en se sauvant, se roule faire des échanges avec des Indiens établis sur les
par terre et se cache les yeux avec les mains. Des bords du Yary, en aval. Apatou se décide à m'ac-
agamis, des hocos, des aras viennent voltiger autour compagner dans le haut Yary. Il n'est pas fâché de
de moi ; un petit jaguar privé s'élance d'un bond sur faire ce voyage, parce qu'il verra un ami, le nommé
mon dos et déchire ma vareuse. Yacouman, qui pourra nous guider pour descendre le
Namaoli fait un geste, et tous ces animaux battent Yary.
en retraite. Namaoli nous octroie deux jeunes gens qui s'offrent
E n arrivant au grand carbet, situé au milieu du de bonne volonté pour nous conduire chez Yacouman.
village, les deux femmes du chef m'apportent, l'une Le départ est fixé au lendemain matin.
un escabeau, l'autre une écuelle en terre contenant Vers six heures du soir, moment où le soleil dis-
les restes du déjeuner : c'est un peu de poisson bouilli paraît à l'horizon, je suis stupéfait en voyant arriver
avec force piment. Ayant trempé un morceau de ga- sur la place une bande d'Indiens revêtus de leur cos-
Danse des Roucouyennes. — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.
396 LE TOUR DU MONDE.

tume de guerre. Apatou, rentrant de la chasse, me dit Oyampis. E n tout cas, j'ai remarqué que ces sauvages
que ces hommes, qui paraissent si terribles, ne sont recherchent le décorum autant et peut-être plus que
que des danseurs. les peuples civilisés. Pour se présenter chez leurs
Rien de plus pittoresque que le tableau qui se pré- voisins, ils font autant d'apparat que les anciens rois
sente à mes yeux. Ces individus sont chargés de plumes, de France traversant une ville du royaume. J'ai su,
de colliers et de ceintures en coton et en poil de couata. en effet, qu'ils s'étaient arrêtés deux heures dans une
Ils ont presque tous une espèce de perruque faite avec île, pour mettre ordre à leur toilette, et c'est afin do
des lanières en écorce peintes en noir. Quelques-uns produire plus d'effet qu'ils avaient attendu la chute
portent suspendu au cou une espèce de manteau en du jour pour se présenter. Après douze heures de
lanières flottantes, qui tombe jusqu'à terre. danse, sachant que leurs costumes étaient en désordre,
Le noir dont ils se servent est obtenu en plongeant ils sont partis avant le jour pour ne pas paraître en
certaines écorces dans des eaux croupies qui contien- négligé.
nent du fer. L a couleur se développe par l'action du Avant de partir, je relève une montagne de quatre
tanin et de l'écorce sur les sels de fer. L'action chi- cents mètres environ, à l'ouest un quart sud, à une
mique est la même que dans la fabrication de notre distance d'environ trois kilomètres.
encre noire. 5 octobre. — Nous nous mettons en route vers sept
Les danseurs les plus passionnés suspendent au heures; la rivière est très basse ; nous échouons à
haut de la jambe un collier fait avec des graines qui chaque instant sur des bancs de sable.
produisent en s'entre-choquant le bruit des casta- 6 octobre. — Nous parcourons une distance de vingt-
gnettes espagnoles. sept kilomètres en neuf heures et demie de marche.
A la main droite, chacun porte un rameau ou plutôt Le lendemain, nous remontons le rapide d'Alou-
un petit arbre à tronc bien droit et bien élancé qui se couéni, que nous franchissons facilement. Je remarque
termine par un bouquet de verdure. quelques étangs situés à une faible distance de la
Cette bande d'Indiens, que l'on pourrait prendre un rivière. Les quelques roches qu'on trouve dans le
instant pour une forêt en marche, passe à côté do cours d'eau et sur ses rives sont formées par des
nous en défilant à petit trot. E n voyant ces hommes schistes fendillés on lames épaisses presque paral-
à une petite distance, je croyais que c'étaient tous lèles. Do temps à autre, on rencontre des blocs gra-
des géants, et je m'aperçois que les plus grands nitiques entremêlés de filons de quartz qui ont traversé
d'entre eux ne dépassent guère la taille de nos fan- la couche des schistes. Ces roches sont de même na-
tassins. ture que celles do l'Itany et de l'Awa, au grand saut
La danse dure toute la nuit sans interruption ; les que nous avons trouvé un peu au-dessous de Cotica.
plus fatigués se reposent quelques instants pour boire Les rives sont basses et marécageuses comme dans
une calebasse de cachiri que leur présentent leurs l'Itany.
hôtes. Ces derniers ne prennent aucune part à la Le 7, nous trouvons des arbres tombés en travers
danse, mais ils s'évertuent à donner de l'entrain à et qui gênent la navigation; cependant nous mar-
leurs visiteurs en les pressant de boire et en jouant chons plus vite que dans l'Apaouani, parce que beau-
de la flûte. Les. femmes restent couchées dans les coup de ces obstacles ont été détruits par les Indiens,
hamacs pendant que leurs maris font les honneurs de qui naviguent incessamment dans cette partie de la
la fête. rivière.
A six heures moins le quart du matin, au moment Le 8, nous rencontrons do petits sauts qui nous ar-
où le voile de la nuit va se lever presque aussi rapi- rêtent quelque temps. M a pirogue étant échouée, je
dement qu'un rideau de théâtre, les danseurs, alignés suis obligé de descendre à l'eau pour regagner la rive.
sur deux rangs, sortent du village pour rejoindre Apatou me fait signe de m'arrêter court, et je vois
leurs canots. passer, à un mètre de moi, un petit serpent d'eau
Mo trouvant près du rivage au moment de leur dont la piqûre est très dangereuse. C'est la deuxième
embarquement, je m'entretiens un moment avec les fois que ce brave Apatou détourne de moi un pareil
chefs. Je leur fais cadeau de quelques petits objets, danger.
et ils m'offrent en échange, l'un son collier on co- Vers midi, nous rencontrons une pirogue chargée
quillages, l'autre une flûte, l'autre ses faux cheveux d'Indiens Roucouyennes et d'un couple étranger qui
en écorce. Quelques-uns de ces sauvages, qui ont bu navigue avec eux. Ces Indiens viennent du Parou, où
force cachiri toute la nuit, éprouvent une légère ils ont leurs habitations. Les deux personnes qui les
ébriété. Cette boisson étant moitié moins alcoolique accompagnent sont un mulâtre et une Indienne croisée
que le cidre, i l faut en boire une quantité énorme de blanc. Ils parlent un peu portugais, de sorte que
pour éprouver un peu d'excitation mentale. je puis converser avec eux. Ces individus me disent
La danse est accompagnée de chants; je regrette de qu'ils sont dans le Parou depuis une vingtaine d'an-
n'avoir pu saisir le sens de leurs paroles. Apatou, qui nées ; ils ne peuvent me donner aucun renseigne-
comprenait à moitié leur langage, m'a dit qu'ils se ment sur le Yary, si ce n'est qu'aucun voyageur n'a
vantaient de leurs guerres avec les Oyaoulets et les pu le remonter ; la navigation du Parou, qui est plus
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 397
facile, est pourtant très périlleuse. Deux de leurs com- car, en remontant, ils n'ont rencontré aucune branche
pagnons ont été noyés pendant le voyage, et eux- aussi largo que le Yary.
mêmes ont eu si pour de revenir sur leurs pas, qu'ils Le Parou coule parallèlement au Yary, dont i l n'est
préfèrent la vie sauvage aux agréments de la civilisa- séparé près des sources que par deux jours de marche
tion. à pied. Les montagnes qui séparent les deux versants
C'est à tort que les Roucouyennes du Yary consi- ne présentent qu'une très faible élévation.
dèrent le Parou comme un affluent de cette rivière, Apatou trouve que les deux sujets brésiliens de-

F a m i l l e r o u c o u y e n n e . — D e s s i n de D . M a i l l a r d , d ' a p r è s des photographies.

venus sauvages ont très mauvaise mine. Que sont-ils pluies. Comme nous étions obligés de faire ce trajet
venus faire dans ces régions qu'il est si difficile d'a- à pied, on ne débarque que mes objets les plus in-
border ? dispensables.
Ayant repris notre route vers deux heures, nous ar- J'apprends que Yacouman a quitté son habitation
rivons au but de notre course vers quatre heures. Le le matin pour aller dans le Parou. J'envoie immé-
village commandé par Yacouman est à quatre kilo- diatement deux jeunes gens pour aller le prévenir de
mètres de la rive droite du Yary, sur un petit cours mon arrivée.
d'eau qui n'est navigable que pendant la saison des Je passe une nuit très agitée, et le lendemain 10, je
398 LE TOUR DU MONDE.
suis pris d'une fièvre si forte que je perds connais- mon voyage. Le thermomètre me donne dix-huit de-
sance. Ce n'est que le 11, vers quatre heures du soir, grés pendant que le baromètre est à sept cent qua-
que je reprends possession de mes facultés. Apatou et rante-cinq millimètres.
Joseph, qui paraissent fort tristes, sont accroupis sur Vers dix heures, le ciel est d'une pureté parfaite;
une natte à côté de mon hamac. Une bande d'Indiens je trouve le paysage ravissant. Pourquoi donc la na-
qui sont venus pour voir le blanc dansent autour de ture me paraît-elle plus belle en descendant qu'en re-
mon carbet en chantant des airs lugubres. Il paraît montant? C'est que, en venant, j'étais sous l'impression
que je suis bien malade ; j'essaye pourtant de me lever d'idées tristes, inspirées par les prodromes d'une
pour rassurer cet entourage qui célèbre mes funé- grave maladie. Maintenant que je me sens renaître à
railles avant ma mort. Je ne puis faire un pas même la vie, je trouve tout beau.
en m'appuyant sur mon bâton do voyage. Le 16 au matin, je vais recueillir quelques échan-
Ma situation n'est pas rose. Une idée me console, tillons de roches noires, brillantes comme un four-
c'est que je suis arrivé au but de mon expédition. neau de fonte qu'on a frotté avec de la mine de plomb.
Le 12, je suis incapable de faire plus de dix pas ; Ces roches sont fendillées en long et quelquefois en
je voudrais aller m'asseoir près d'un petit ruisseau travers. Ce sont des schistes semblables à ceux que
qui est à cent mètres, mais je n'en ai pas la force. nous avons rencontrés dans l'Itany. Leur coloration
Le 13, je vais prendre des bains dans le petit cours noire provient d'un dépôt qui se forme pendant la
d'eau en question. Apatou me jette de l'eau sur la saison des grandes eaux. Le célèbre de Humboldt et
tête et me frictionne vigoureusement tout le corps ; d'autres voyageurs ont été intrigués par la coloration
cela me fait grand bien. des roches et des eaux de certaines rivières de l'A-
E n rentrant au carbet, Apatou me dit que je no mérique équatoriale. J'ai pu constater que cette co-
dois pas rester plus longtemps dans ce pays malsain. loration est produite par des matières végétales dé-
Si Yacouman n'arrive pas ce soir, nous devons nous composées. Le dépôt noir et brillant se trouve dans
mettre en route demain matin. l'Itany et le Yary, non seulement sur les roches,
14 octobre. — Nous quittons le village à six heures mais aussi sur les branches qui sont immergées pen-
et demie. Un des Indiens qui nous accompagnaient dant la saison des pluies. Il est formé par du carbo-
en remontant le Yary se cache dans la forêt au mo- nate de chaux contenant un peu de fer, de silice et
ment du départ ; un seul Roucouyenne consent à nous beaucoup de matières organiques ayant la couleur du
accompagner jusqu'à l'embouchure de l'Apaouani, charbon.
qui est à trente lieues en aval. Je suis obligé d'aban- Nous rencontrons un Indien qui descend la rivière
donner une embarcation. J'insiste près d'Apoïké pour dans une pirogue à demi brisée. L a navigation du
qu'il nous accompagne jusqu'à l'Amazone, mais toutes haut Yary est si facile qu'on peut s'y aventurer avec
mes offres sont inutiles. Cet Indien, qui m'a rendu de les plus mauvaises embarcations. Cet Indien nous a
grands services, m'accompagne seulement jusqu'au dé- prévenus de son arrivée en jouant un petit air de
grad et m'exprime son amitié en me passant la main flûte; i l a comme bagage son arc, quelques flèches
sur l'épaule. Je lui fais présent d'une jolie sacoche de pour chasser le poisson, un vase en terre pour faire
voyage et d'une loupe qu'il convoitait pour faire du fou. sa cuisine, une calebasse pour puiser de l'eau et quel-
Apatou voudrait descendre au plus vite, mais je lui ques galettes de cassave. E n fait de vêtements de re-
dis que ce serait une honte pour nous de ne pas re- change, il a quelques plumes et des colliers qu'il s'em-
monter la rivière jusqu'à ses sources. Ce brave com- presse de revêtir pour se présenter à nous.
pagnon m'obéit sans faire de réflexions. Nous arrivons le soir à l'habitation do Namaoli.
La rivière se rétrécit à chaque pas ; elle n'a pas Nous ne faisons qu'y passer la nuit. Nous remplaçons
plus de dix mètres de largeur sur une profondeur de notre Indien par un jeune homme d'environ vingt-cinq
trente à quarante centimètres. Notre légère pirogue ans, aux cheveux légèrement bouclés, jouant de la
échoue à chaque instant, et au bout de deux heures flûte avec passion. Pompi, c'est son nom, n'est pas
de marche, nous sommes obligés de nous arrêter. Si vigoureux, mais i l est assez adroit et poussé par un vif
les eaux avaient été moins basses, nous aurions pu désir de voir les blancs.
gagner en quatre heures la grande chute Macayélé. La rivière devient superbe au-dessous de l'embou-
La rivière cesse d'être navigable au-dessus de ce chure de l'Apaouani et présente une largeur qui
saut taillé à pic, qui, au dire des Indiens, ne mesure varie entre cent et cent vingt mètres sur un mètre de
pas moins de quinze à vingt mètres. Mon Indien me profondeur. Pendant la saison des pluies, les eaux
dit qu'en remontant le Yary à pied nous aurions le s'élèvent à quatre mètres environ, d'après le dire des
soleil couchant un peu à notre droite, c'est-à-dire à indigènes, et surtout d'après les dépôts noirs qu'elle
l'ouest-nord-ouest du point que nous avons al teint. laisse sur les roches et sur les arbres.
Je vois la figure d'Apatou s'épanouir quand je donne Nous arrivons vers une heure près du village d'un
le signal de la retraite. chef redouté, Macouipy. A une distance de cinq cents
Le 15, à six heures du matin, je constate la tempé- mètres, je fais tirer deux coups de fusil pour prévenir
rature la plus basse que j'aie observée dans le cours de mes hôtes. Macouipy, en guerrier intelligent, devine
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 399

mes intentions pacifiques. Il sait bien qu'on n'informe Je fais quelques cadeaux à ses femmes, qui me don-
pas à l'avance les villages qu'on attaque. nent en échange des colliers en dents de tigre et des
Sa réception est cordiale. I l me fait boire une bois- couronnes en plumes.
son fermentée faite avec de la canne à sucre et qui Le chef nous informe que nous ne trouverons plus
rappelle un peu le vin de Champagne. Il s'assied sur qu'une seule habitation de Roucouyennes avant d'ar-
un escabeau à côté de mon hamac. river aux grandes chutes du Yary ; encore faudra-t-il
Au sommet du carbet où je fais la sieste, j'aperçois remonter une crique pendant deux jours pour arriver
une couronne sur laquelle on distingue des images au village qui pourra nous fournir des provisions en
coloriées en blanc, en jaune et en rouge. De loin on quantité suffisante. Son ami Yeleumeu habite les
croirait voir une mosaïque. C'est une véritable pein- rives de la crique Courouapi, à deux jours de marche
ture sur bois faite avec de l'argile de diverses cou- de son confluent avec le Yary.
leurs délayées dans de l'eau. Le 19 octobre, nous arrivons à la crique Ouapoupan.
Après une longue conversation avec notre hôte, Pompi connaît un chemin qui va en quatre heures de
Apatou m'explique le sujet de cette peinture : c'est l'embouchure de cette crique au village commandé
une allusion à la difficulté de la navigation du bas par Yeleumeu. Apatou et lui vont aller à pied com-
Yary. mander des provisions do cassave, tandis que moi avec
Une grenouille voulant prendre ses ébats est arrêtée Joseph et le nouveau venu nous gagnerons le village en
par des monstres fantastiques qui ont quelque res- descendant le fleuve et remontant la crique Courouapi.
semblance avec les dragons de la my- Je suis obligé de m'arrêter à midi
thologie. L a grenouille représente le pour me reposer un moment : j'oublie
Roucouyenne qui veut s'aventurer dans mon baromètre à l'endroit où je me
les chutes du Yary pour aller voir les suis couché, et je ne m'aperçois de
blancs ; des monstres impitoyables cette perte qu'après deux heures de
l'empêchent do satisfaire son désir. marche. J'aime mieux débarquer sur
Je voudrais des hommes à tout prix la rive que de remonter la rivière avec
pour m'accompagner : personne ne veut mes hommes que j'envoie à la recherche
venir. Macouipy raconte qu'il y a une de mon instrument. Ce contre-temps
vingtaine d'années, une grande pirogue m'ennuie, parce qu'il nous retarde.
roucouyenne s'est perdue avec quatre La sécheresse a réduit le Yary au
hommes en descendant à l'improviste minimum de sa hauteur. Il en est de
une chute taillée à pic, aussi élevée que même de mes provisions : plus de vin,
les plus grands arbres de la forêt. plus de café, pas de sucre, et du sel
Tout ce que je puis obtenir de ce pour quatre ou cinq jours au plus. Cet
chef, c'est qu'il me donne sa peinture inventaire fini, je me mets à réfléchir.
en échange d'un grand couteau. Dési- Hélas! j ' a i perdu les douces illusions
rant avoir un collier pour sa femme, i l que j'avais les premiers jours de mar-
me donne en outre un collier de petites che en descendant le Yary. Point de
ne peinture a l l é g o r i q u e chez
calebasses contenant diverses couleurs. les Roucouyennes. courant, nous marchons moins vite que
18 octobre. — Nous rencontrons vers dans le haut de la rivière. Hier encore
midi une bande d'Indiens prenant un bain dans la r i - j'avais une retraite assurée du côté de l'Oyapock, mais
vière à côté de leurs pirogues. L'un d'entre eux vient au- j'ai appris que les eaux de la crique Kou qui conduit
devant de nous à la nage, et me crie en langage créole : à ce fleuve sont tellement basses que la navigation y
« Où qu'à allez? est impossible. A une faible distance au-dessus de
— Amazone, lui répondis-je. Toi venir, couteaux, l'embouchure, i l faudrait faire une longue route à
camisas, beaucoup. » pied ; mais cela m'est impossible, je n'ai plus de sou-
Sans d'autres explications, ce sauvage, qui me stu- liers. Les fils de mes chaussures s'étant pourris par
péfie en parlant le créole de Cayenne, prend son suite d'un séjour prolongé dans l'eau, les semelles se
hamac, ses flèches, sa flûte et monte dans ma pirogue. sont séparées spontanément de l'empeigne. Il n'y a
Il nous raconte que, quand i l était jeune, i l a ren- pas à hésiter : i l faudra nous aventurer à travers les
contré un blanc dans le bas de l'Oyapock, et est allé grandes chutes du Yary, ces véritables Thermopyles
avec lui à Cayenne ; i l était tout petit à ce moment. qui nous séparent de l'Amazone.
Il resta environ douze lunes chez les blancs; mais Mes hommes reviennent à la tombée de la nuit et
voyant que ceux-ci se moquaient de l u i , i l préféra la me rapportent non seulement mon baromètre, mais
vie des grands bois à la civilisation. un hoco superbe et une grande perdrix qu'ils ont
Le 18 octobre au soir, nous couchons dans une ha- tués en revenant.
bitation d'un chef qui nous fait un très bon accueil Après un bon dîner, dont ce gibier fait tous les
et regrette de ne pouvoir nous donner de la cassave frais, nous allumons un grand feu autour duquel
pour faire le reste do notre voyage. nous pendons nos hamacs. Les Roucouyennes, cou-
400 L E TOUR D U MONDE.
chant tout nus clans ces filets à mailles très écartées, bois) enflammé tombe en faisant des fusées et éclate
sont souvent indisposés par la fraîcheur de la nuit ; en arrivant à terre.
c'est la raison pour laquelle ces sauvages ne négligent Je saute aux cordes de mon hamac.
jamais d'entretenir leurs feux jusqu'au lendemain. « Vite, ramassons nos bagages et gagnons le mi-
Un de nos hommes, ennuyé par les moustiques qui lieu de la rivière. »
le dévorent, malgré la teinture roucou dont tout Il était temps ! Quelques instants après, plusieurs
son corps est enduit, fait un feu énorme tout près de arbres, dévorés par le fou, tombaient avec fracas à
son hamac. Au milieu do la nuit le feu prend à une l'endroit même que nous venions de quitter.
liane voisine et se communique à un nid de fourmis Je passe une nuit déplorable. L a rive opposée
formé de matières dont les Indiens se servent au lieu est si marécageuse que je ne puis mettre pied à
de notre amadou. E n un instant un grand feu flambe terre. Nous sommes obligés de suspendre nos ha-
au-dessus de nos têtes ; un nid de termites (poux de macs à des arbres surplombant la rivière.

Incendie près de la crique Ouapoupan. — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.

Nous arrivons vers dix heures à l'embouchure do la drai-je moi-même ce qu'on refuserait à mes canotiers.
crique Courouapi. Après avoir lait une centaine de Ce n'est qu'après deux jours de traversée pénible,
mètres pour la remonter, nous trouvons des bancs de qui me rappellent les difficultés du haut de l'Apaouani,
sable qui nous font échouer à chaque pas. Je fais dé- que nous arrivons chez Yeleumeu. Je profite de mon
charger tous les bagages pour remonter plus facile- séjour chez ce chef pour compléter mes notes sur les
ment. Nous les mettons dans la forêt, où nous les Indiens du Yary. Mon manuscrit, copié presque tex-
laissons à la garde de Dieu. Je voudrais bien me re- tuellement, donnera aux lecteurs une idée de ces sau-
poser dans cet endroit et y attendre le retour d'A- vages, qui n'avaient jamais eu de relations avec les
patou ; mais i l importe que je me rende à l'habi- blancs.
tation de Yeleumeu. E n outre des provisions à faire,
Docteur Jules CREVAUX.
i l nous faut des hommes et des canots pour nous
engager dans les chutes du Yary. Peut-être obtien- (La fin à la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 401

Femmes roucouyennes éclairant la marche du voyageur (voy. p. 391). — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.

VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES,


PAR M . L E D O C T E U R J U L E S C R E V A U X , MÉDECIN D E P R E M I È R E C L A S S E D E L A MARINE F R A N Ç A I S E .

1876-1877. —TEXTEETDESSISINÉDITS.

X
Etudes sur les Indiens des Guyanes. — Funérailles. — Crémation. — Pêche à coups de sabre. — Le Yary. — Chasse. — Un tapir
tué. — La crique Couyary. — Les roches du « Mauvais Esprit ». — bruit singulier. — Rencontre de Yeleumeu. — Los Calayonas
accusés d'anthropophagie. — La crique Kou. — On s'habitue au piment. — Effets de la pour. — Rapides. — Chute du Yary. —
Vaillance d'Apatou. — Cascade. — Rencontre d'une famille brésilienne. — Chute de la Pancada. — Arrivée à Porto Grande".
Gurupa. — Sainte-Marie-de-Belem. — Fin du voyage.

Caractères physiques. — Les Indiens des Guyanes Si, en effet, au premier coup d'œil, ces hommes pa-
sont généralement de taille peu élevée. Ceux de l'in- raissent plus grands qu'ils ne le sont en réalité, cela
térieur paraissent toutefois un peu plus grands que tient sans doute à la longueur et à la largeur de leur
ceux du bas des rivières, qui ont sans doute été abâ- buste qui fait contraste avec le faible développement
tardis par la misère, la difficulté de se procurer des de leurs membres.
vivres et aussi l'abus do liqueurs spiritueuses. Il est difficile d'exprimer la couleur exacte de ces
C'est à tort qu'une commission franco-hollandaise a sauvages. L'idée la plus juste que je puisse en donner
dit des Roucouyennes qu'ils sont de haute stature. est de la comparer à celle d'un Européen fortement
bronzé par le soleil.
1. Suite. — Voy. pages 337, 353, 369 et 385. Après un séjour prolongé dans l'intérieur du pays,
XXXVII. — 964e LIV. 26
402 LE TOUR DU MONDE.
nos mains étaient devenues presque aussi brunes que devenir tout à fait rouges. Un Roucouyenne ayant
celles des Roucouyennes. Un de ces sauvages me fit mis une de mes chemises, i l me fut impossible de
même remarquer, en voyant des différences de teint à la blanchir. Ces Indiens ont généralement les cheveux
diverses places de ma peau, que si je vivais plus d'un noir très foncé ; nous n'avons trouvé que deux
longtemps avec eux, je ne tarderais pas à leur res- individus ayant les cheveux roux. Ces derniers avaient
sembler. la peau moins pigmentée que leurs compagnons. Ils
Les enfants sont d'un blanc presque pur au mo- étaient d'une constitution lymphatique ; l'un d'eux por-
ment de la naissance. Lorsque les Indiens sont ma- tait même la cicatrice d'un abcès des ganglions du
lades, leur peau devient terne et sensiblement plus cou.
pâle. L a teinte de leur peau jaune brunâtre, un pou Les Bonis, qui ont ou autrefois des relations avec les
de la couleur des feuilles mortes, n'est pas agréable Oyacoulets, nous disent que ceux-ci ont la barbe et
à l'œil. les cheveux blonds comme les Hollandais ; n'ayant
Peut-être ont-ils eu une idée heureuse en se pei- pas vu ces sauvages, je me contenterai do mentionner
gnant tout le corps avec une couleur d'un beau rouge cette assertion.
appelée roucou. Ce produit, employé dans l'industrie La chevelure des Indiens de la Guyane n'est pas
européenne pour la coloration des étoffes, provient de crépue comme dans la race nègre ; elle est moins on-
la pulpe qui entoure les petites graines d'un arbuste dulée que chez les blancs. Ils se taillent un peu les
indigène de l'Amérique équatoriale. cheveux sur l'avant de la tête et portent le reste d'une
Les Indiens ajoutent généralement un peu d'huile longueur démesurée. Les hommes et les femmes ont
à leur peinture, ce qui permet de l'étendre plus faci- identiquement la même coiffure. L a barbe est très peu
lement et lui donne plus de fixité. Aussi les voit-on fournie. Us ont du reste une bien médiocre estime
rester des heures entières dans l'eau sans que la cou- pour cet ornement, et ils ont bien soin de l'épiler,
leur s'efface. ainsi que leurs sourcils et même leurs cils, au fur et
Cette couleur ne sert pas seulement d'ornement : à mesure de leur croissance. Ils arrachent leurs cils,
elle a aussi l'avantage de défendre la peau contre les disent-ils, pour « mieux voir ». Les sourcils sont
piqûres des moustiques. Il est vrai que cette sub- moins fournis que dans la race blanche ; leur insertion,
stance n'est pas toujours d'une efficacité absolue, car moins nette que chez nous, ne se fait pas seulement
j'ai vu des Indiens qui souffraient des piqûres do ces au niveau de l'arcade sourcilière, mais elle s'étend,
insectes presque autant que moi. d'une manière diffuse, jusque sur les tempes et sur le
Les différents animaux ont une odeur propre qui front.
peut les faire reconnaître à distance. Il en est de Us regardent la longue barbe des blancs comme
même des différentes races humaines. Je trouve que une chose des plus étranges. Un chef roucouyennc,
les indigènes de l'Amérique du Sud se distinguent qui n'avait jamais vu de blancs, ne consentit à me
des noirs et des blancs par une odeur de cuir neuf. donner un guide qu'autant que je lui ferai cadeau de
Ce fait provient sans doute do l'action du tannin du quelques poils de mes favoris.
roucou, qui est une substance très astringente, sur les Tout le reste du corps est épilé avec le même soin
matières sécrétées par la peau (graisse, etc.). chez les femmes aussi bien que chez les hommes.
Les jours de fête, les Indiens agrémentent leur pein- Tète. — Ces Indiens ont la tête assez volumineuse
ture rouge de quelques arabesques noires. Ces der- et bien proportionnée à leur buste énorme. Le dia-
nières sont faites avec le suc qui découle du fruit de mètre antéro-postérieur de leur crâne est toujours
différentes espèces de genipa et qui est sans couleur plus considérable que le diamètre transversal.
lorsqu'on ouvre le fruit, mais qui noircit au contact Je n'ai trouvé chez aucun d'eux ces crânes en forme
de l'air. de mitres et de pains de sucre que l'on rencontre
Quelques Indiens, voulant paraître plus beaux que chez différentes tribus des rives de l'Amazone.
leurs compagnons, ont eu l'idée bizarre de se pré- Le front des Indiens est manifestement moins élevé
senter à moi, peints en noir des pieds à la tête. et plus fuyant que chez les blancs.
Très peu d'Indiens ont l'habitude de se tatouer. La Commission franco-hollandaise a énoncé, dans
Ceux qui veulent s'orner de cette manière opèrent son rapport, que les Roucouyennes vus par elle dans
simplement on s'enfonçant dans l'épidèrme une arête le Maroni ont les yeux bleus. Ce qu'il y a de vrai dans
de poisson trempée dans le suc du genipa. cette assertion, c'est que le blanc de l'œil, qui, dans
Jamais les Roucouyennes ne se mettent on voyage toutes les races, est légèrement nuancé de bleu par
sans s'être fait teindre la veille du départ. Ce soin est les veines rampant sous la conjonctive, paraît plus
dévolu aux femmes. Ils emportent avec eux du roucou bleu que chez nous, parce qu'il ressort davantage sur
et du genipa dans de très petites calebasses qu'ils le fond rouge dont la face est peinte. Mais l'iris, qui
suspendent autour de leur cou en guise de colliers. donne à l'œil sa véritable couleur, suivant les anthro-
La peinture rouge déteint sur les objets dont ils pologistes, n'est jamais bleu. Je l'ai trouvé toujours
se servent ; leurs hamacs, faits d'un coton d'une blan- d'un brun plus ou moins foncé sur plus de deux cents
cheur remarquable, ne tardent pas, par l'usage, à individus que j ' a i eu l'occasion d'examiner.
Indiens Roucouyennes. — Dessin de A . Rixens, d'après une photographie.
404 LE TOUR DU MONDE.

Le globe de l'œil paraît plus petit que dans la race Cette particularité n'existe pas chez les Roucouyennes.
blanche, parce qu'il est légèrement bridé à son angle Pour compléter l'ensemble de la physionomie de
externe. ces sauvages, i l me suffira d'ajouter qu'ils ont les
Les paupières s'ouvrent, non pas sur un axe trans- pommettes saillantes comme dans la race mongolique.
versal comme chez nous, mais elles sont légèrement Ceinture. — Les jeunes gens des doux sexes, loin de
obliques de haut en bas et d'arrière en avant, comme se serrer la taille, cherchent à la faire paraître plus
chez les Chinois. grosse, en s'entourant l'abdomen avec de grosses
Les arcades sourcilières sont plus saillantes que ceintures. Chez eux, une légère proéminence du ven-
dans la race blanche, ce qui contribue à faire paraître tre, loin d'être regardée comme une infirmité, est
le front plus fuyant. considérée comme un trait de beauté.
La bouche est généralement petite ; mais les lèvres, Mains. — Ce qui caractérise la main de l'Indien,
quoique beaucoup moins épaisses que celles des noirs, c'est le développement des muscles du pouce et le peu
le sont beaucoup plus que chez les blancs. de longueur des doigts. Les hommes les plus grands,
Plusieurs tribus d'Indiens des Guyanes, entre autres quoique ayant le poignet assez fort, ont des doigts
les Galibis et les Émerillons, se perforent la base de qui ne sont guère plus longs que ceux d'une fille de
la lèvre inférieure, pour y passer un petit os ou une douze ans de la race blanche.
épingle, qu'ils remuent constamment avec la langue. Pieds. — On distingue facilement l'empreinte d'un

Mains d'un Roucouyenne. — Dessin de E . Ronjat, réduit d'après un calque de l'auteur.

Indien sur le sol ; les pieds sont très courts, larges Maladies. — Un de mes amis, le docteur Hemeury,
et plats. qui a habité la Guyane pendant six ans, m'a dit en
La cambrure en est plus faible que dans toutes les plaisantant que les Indiens ne sont jamais malades
autres races ; on pourrait croire que cette disposition qu'une fois, au moment de mourir : dans toute la
doit gêner considérablement la marche, et cepen- haute Guyane je n'ai en effet rencontré que fort peu
dant j'ai pu juger par moi-même que les indigènes de de malades; et je dois lo reconnaître, tous étaient
l'Amérique du Sud sont les premiers marcheurs du dans un état si désespéré que tous mes soins eussent
monde. Les Roucouyennes du Yary font quarante et été superflus.
cinquante lieues à travers les montagnes pour aller Nous n'avons trouvé aucun Roucouyenne atteint de
danser chez leurs amis de l'Itany et do la crique calvitie, même chez les gens les plus âgés. Les vieil-
Maroni. Les hommes et les femmes font des étapes lards des deux sexes conservent généralement leurs
de six et sept heures sans s'arrêter. Dans leurs excur- cheveux noirs jusqu'à la mort.
sions à travers les montagnes, ils se mettent toujours Les affections de la peau sont rares.
sur une seule ligne : c'est ce qui constitue la file in- Médecins et remèdes. — Tous ces sauvages ont des
dienne. Cet ordre do marche leur est si naturel qu'ils médecins qu'ils appellent piays.
le conservent en allant d'une habitation à une autre Un piay accompagnait les Indiens qui portaient
à travers la place du village, qui est pourtant toujours mes bagages à travers les montagnes, de sorte que
vaste et en général bien dégagée. j'ai pu voir la manière dont i l traitait ses malades.
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTERIEUR DES GUYANES. 405
Notre compagnon Apatou ayant eu mal à la tête, d'extraordinaire. Les Gauchos de la Pampa, qui sont
le piay Paniakiki s'assit sur un hamac en face du des blancs devenus presque sauvages, sont beaucoup
malade, puis se mit à regarder le ciel pendant quel- plus habiles et adroits que tous les Indiens des
ques instants, en ayant l'air de l'invoquer mentale- Guyanes.
ment. C'était une prière tacite qu'il adressait au diable Nourriture. — Elle consiste le plus souvent chez
pour qu'il fit cesser le mal de son client. Il pratiquait les Roucouyennes en poisson ou gibier, bouillis avec
cette espèce d'exorcisme tout en fumant sa cigarette, une forte dose de piment.
dont i l rejetait la fumée par le nez avec autant d'élé- Si ces Indiens ne se servent généralement pas de
gance qu'un gamin de Paris. Puis, plaçant sa longue sel, au moins connaissent-ils le moyen de s'en pro-
•cigarette entre le gros orteil et le deuxième doigt de curer, en brûlant certains palmiers appelés pinots par
pied, sans adresser à son malade aucune question sur les habitants de la côte, et qu'on trouve le long des
le mal qu'il éprouvait, ainsi que cela se pratique chez petits cours d'eau. Les cendres placées dans une
nous, i l se mit à souffler avec grosse marmite en terre se dépo-
force sur le point douloureux. sent au fond, tandis que les diffé-
Prenant ensuite un éclat de roche rents sels qui y sont contenus se
très pointu, i l fit cinq ou six inci- dissolvent dans l'eau chaude. E n
sions sur le front du patient, et se évaporant le liquide séparé des
mit à aspirer le sang avec sa bou- cendres, on voit se déposer au
che en guise de ventouse. Après fond de la marmite une matière
cinq minutes de succion, les in- blanche, cristalline, composée de
sufflations recommencèrent ; le différents sels de soude et do po-
piay ralluma sa cigarette qui s'é- tasse. Ce résidu remplace le sel
tait éteinte pendant l'opération, en sans aucun inconvénient.
envoya deux ou trois bouffées dans Les cuisinières ne laissent gé-
la bouche et les yeux de son ma- néralement rien à désirer au point
lade, et se retira sans mot dire. de vue de la propreté. Je ne leur
Apatou, qui avait d'ailleurs plus reproche qu'un détail, qui m'a
de confiance dans les pratiques de choqué la première fois que je
ces espèces do sorciers que dans m'en suis aperçu. Pour empêcher
mes connaissances médicales, se le bouillon de s'échapper pendant
trouva si bien rétabli, qu'il put l'ébullition, elles projettent de
manger aussitôt après un couma- l'eau dans la marmite au moyen
rou qui ne pesait pas moins de de la bouche.
trois livres. Lorsque le voyageur arrive dans
Dans toutes les maladies fébriles une tribu d'Indiens, le premier
le piay prescrit la diète la plus soin de son hôte est de lui faire
absolue ; la seule licence qu'il ac- servir à manger. Sans mot dire,
corde à son malade, c'est de se les femmes apportent des esca-
jeter à la rivière lorsque la fièvre beaux, et l'étranger s'assied à côté
est trop forte. du chef de la tribu pour manger,
Les piays sont fort respectés par exemple, le poisson froid qui
dans leurs tribus : cela tient sans est resté du dernier repas.
doute à la difficulté des examens Costume de cérémonie chez les Roucouyennes. Les Indiens ne connaissent pas
Dessin de P. Sellier, d'après un costume
qu'ils sont obligés de subir pour rapporté par l'auteur. les fourchettes, mais ils font de
arriver à cette position. Plus d'un petites cuillers qu'ils taillent dans
candidat succombe, dit-on, aux terribles épreuves qu'il le fruit du calebassier. Il faut dire qu'ils ont soin de
doit subir pendant plusieurs années de noviciat. se laver les mains avant et après les repas. Pour s'es-
Tempérament et constitution. — Ces Indiens ont suyer les mains et la bouche, on trouve dans les cases
presque tous le tempérament bilieux : cela tient sans une espèce de torchon fait avec une écorce qui se di-
doute à ce que dans la zone tropicale le foie est l'or- vise en lanières.
gane qui fonctionne le plus. Chaque jour les hommes mangent en commun; ils
L'appareil biliaire souffre beaucoup plus dans un sont servis par les femmes, qui apportent l'une du
voyage sous l'équateur que le poumon dans une expé- poisson, l'autre du gibier. Après ce repas, qui se fait
dition au pôle nord. généralement dans la grande hutte située au milieu
Le système nerveux est celui qui est le moins im- du village, les hommes retournent chez eux, et on les
pressionnable chez ces Indiens. voit souvent se remettre à table avec leurs femmes et
Quant à l'adresse des Roucouyennes et à la finesse de leurs enfants.
leur sens, nous ne trouvons pas qu'elles aient rien Ils absorbent des quantités considérables d'aliments.
406 LE TOUR DU MONDE.
Ils font au moins quatre repas dans la journée, et je J'ai d'abord éprouvé une certaine répugnance à boire
les ai vus plus d'une fois se lever la nuit pour manger. le cachiri, mais, la nécessité faisant loi, mon palais
Il n'est pas rare qu'un Indien mange un poisson de s'habitua bientôt à cette boisson plus rafraîchissante
trois livres à son repas du soir. qu'alcoolique, et, à la fin, je la trouvais même assez
Ajoutons qu'ils sont capables, à un moment donné, agréable.
de supporter de grandes privations. Les Indiens font quelquefois une liqueur beaucoup
Les Roucouyennes ne boivent jamais en mangeant. meilleure que le cachiri avec le jus de la canne à sucre,
E n traversant la chaîne des Tumuc-Humac i l nous qu'ils cultivent malheureusement en quantité trop in-
est arrivé à plusieurs reprises de n'avoir qu'un singe suffisante.
à partager entre les trente hommes qui composaient Dans leurs voyages, ils emportent toujours quelques-
notre escorte ; ils se contentaient de cette maigre pi- uns de ces roseaux qu'ils jettent au fond de leurs ca-
tance avec une résignation qu'on ne rencontre pas chez nots et qu'ils sucent quand ils ont soif.
les noirs. Religion. — Les Roucouyennes de l'Itany et du
Dans le grand bois on ne trouve que quelques Yary admettent un esprit du Bien et un esprit du
bourgeons de palmier et des fruits qui seraient in- Mal. Celui qui représente Dieu étant incapable de
suffisants pour la nourriture. Les transportés do la leur nuire, doit être laissé en repos. On se garde bien
Guyane française qui se sont évadés dans la forêt de lui adresser des prières, cela pourrait l'irriter.
vierge sont morts de faim ; quel- L'esprit malin, qui représente
ques-uns n'ont survécu qu'en le diable dans la croyance des
mangeant leurs compagnons. blancs, est seul l'objet de tout
L a cassave que préparent les le culte ; c'est à lui qu'on offre
Roucouyennes est beaucoup des sacrifices et qu'on fait des
moins savoureuse que celle que libations afin d'apaiser son cour-
l'on consomme dans les pays roux.
plus civilisés : non pas à cause Funérailles. — Il y a trente-
de la qualité du manioc, qui est six heures que nous sommes
au contraire plus beau que dans dans le village de Yeleumeu. Un
la basse Guyane, mais à cause Indien est dans un état déses-
de la grossièreté de la prépara- péré depuis deux jours ; je désire
tion. assister à ses funérailles. Je suis
On ne se donne pas la peine touché de l'attachement que les
d'éplucher les tubercules de ma- enfants témoignent à leur père.
nioc ; on les râpe tout simple- Ce malheureux, étant couché de-
ment sur des morceaux de bois puis plusieurs mois, éprouve le
dans lesquels on introduit des besoin de prendre l'air : ses en-
éclats de roches dures. fants, empressés à ses moindres
Avant de se servir de ces in- volontés, le transportent dans le
struments qu'on appelle grages village, couché dans son hamac
P a n i e r souffle-feu, hotte des R o u c o u y e n n e s . — Dessui de
en langage créole, on a soin de P . S e l l i e r , d ' a p r è s les objets r a p p o r t é s par l'auteur. qu'ils suspendent à une perche
les mouiller pour faire gonfler le et portent sur leurs épaules.
bois, qui tient ainsi les pierres plus fortement enchâs- Les amis du patient ont une manière étrange de lui
sées. témoigner leur affection : c'est à qui apportera dans
Pour la cuisson des galettes de farine, on se sert son çarbet la plus grosse charge d'un bois résineux
simplement de pierres plates ou de larges plateaux en qui devra servir à brûler son corps. Le pauvre homme
argile. paraît très flatté de la prévenance de ses camarades
Le manioc ne fait pas seulement le fonds de la qui ont accumulé plusieurs stères de bois à côté de
nourriture; on en tire aussi la principale boisson, le son hamac. Pensant que le malade succombera pen-
cachiri. Ce liquide s'obtient en mettant de la farine de dant la nuit, je charge Apatou de rester dans le vil-
manioc en contact avec l'eau et en y ajoutant un ferment. lage pendant que j'irai dormir dans le grand bois
Les physiologistes ont démontré qu'il existe dans avec la plupart des Indiens.
la salive une substance qui a la propriété de trans- Le 23 octobre, vers quatre heures du matin, je suis
former l'amidon en sucre. C'est ce ferment que les réveillé par un coup de feu tiré par Apatou : c'est
Roucouyennes emploient pour fabriquer leur cachiri. le signal convenu avec lui pour annoncer les funé-
Ils panachent une partie de la farine et développent railles, qui se font aussitôt après la mort. E n toute
ainsi une fermentation qui transforme l'amidon en hâte, avec tous les Indiens de mon carbet, je me dirige
sucre, puis en alcool. Cette liqueur, n'étant pas fil- avec empressement vers le village. Nous sommes
trée, reste blanche à cause de la farine qu'elle ren- obligés de traverser un petit cours d'eau sur un tronc
ferme en crcès. d'arbre, mais les femmes éclairent notre marche au
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 407

moyen de morceaux d'encens enclavés dans des bouts ils se mettent à entonner des airs lugubres, entre-
de bois. mêlés de pleurs et de gémissements. Tous les ani-
Le défunt était un brave homme : c'est à qui fera maux qui vivent à l'état privé dans le village se ré-
son éloge ; hommes et femmes parlent tous ensemble, veillent, viennent se joindre à la foule et mêlent leurs
racontant ses qualités, sa bonté, son courage à la cris divers aux gémissements du public.
guerre, son adresse à la chasse, à la pêche. Au fur et Cette cérémonie funèbre est anticipée. Je constate
à mesure que les Indiens arrivent au carbet du défunt, en prenant la main du prétendu cadavre que le pouls

Coiffures et bijoux des R o u c o u y e n n e s . — D e s s i n de P . S e l l i e r , d ' a p r è s les objets rapportes par l ' a u t e u r .

n'a pas cessé de battre. Un piay de la tribu, c'est- vinité. Désireux de satisfaire au vœu d'un mourant,
à-dire mon confrère, s'est laissé tromper par une syn- je lui jetai quelques gouttes d'eau sur la tête et le
cope. Le moribond, se ranimant assez pour me recon- baptisai suivant la formule de la religion catholique.
naître, murmura quelques paroles que je ne compris Il ne valait pas la peine de retourner dans le grand
pas, mais qu'Apatou me traduisit. Le malheureux ne bois pour se coucher ; je fis tendre mon hamac à deux
se sentait pas assez fort de ses vertus pour compa- arbres en attendant le jour. Ce ne fut qu'à neuf heures
raître dans l'autre monde. Il me priait de le recom- du matin que le pouls du moribond cessa définitive-
mander, en ma qualité de piay des blancs, à notre D i - ment de battre.
408 LE TOUR DU MONDE.
Les jeunes gens s'empressent aussitôt de sortir le regagner le Yary. Lorsque nous avons des troncs d'ar-
Lois. Ils font une espèce de plancher sur la place pu- bres à franchir, mes deux équipages (si je puis ap-
blique. A l'arrière de ces poutres disposées les unes peler ainsi les deux noirs et les deux Indiens qui
à côté des autres, ils plantent en terre un piquet : m'accompagnent) réunissent leurs efforts pour faire
c'est pour appuyer le cadavre que l'on assied sur le passer les pirogues l'une après l'autre.
bûcher. Le défunt est revêtu de ses plus jolies pa- « Séné oua ? » (Vois-tu ?), dit un des Indiens qui
rures; i l porte sur la tête une couronne de plumes est debout à l'avant de ma pirogue.
aux couleurs éclatantes; à son cou sont attachés ses Il décharge son fusil dans l'eau et tue un aymara
colliers, son peigne en bois et ses flûtes en tibias de qui était caché sous un vieux tronc d'arbre.
biche ; les bras et les jambes sont recouverts de bra- Quelques pas plus loin, Pompi saute à la rivière
celets. Pendant qu'on s'occupe de cette exhibition, pour aller barrer une rigole où l'on voit sauter un
la veuve éplorée jette par terre toutes les poteries grand nombre de petits poissons. Il frappe sur la
dont se servait son bande à coups de sabre
mari. Son désespoir d'abatis, et en cinq mi-
n'épargne rien. Tout ce nutes nous avons une
qui appartenait à celui belle friture.
qu'elle aimait est im- E n route je manifeste
médiatement détruit. quelque inquiétude au
Le bûcher est allumé. sujet des bagages que
Une flamme vive en- nous avons laissés à
toure le cadavre et le l'embouchure. Yeleu-
rend méconnaissable en meu m'a dit que les
un instant. Je n'aurais deux individus bizarres
pas éprouvé la moindre que j'ai rencontrés dans
émotion s'il n'était pas le Yary sont des mal-
survenu un accident faiteurs. Ces miséra-
pendant cette opération. bles ayant tué, l'un sa
Un ouragan, s'étant éle- femme et l'autre son
vé subitement, porta les mari, ont évité la jus-
flammes jusqu'à une tice en se réfugiant
case voisine du bûcher ; dans le grand bois.
i l fallut que les specta- « Ne crains rien, me
teurs en étouffassent le dit-il, ceux qui tuent et
feu pour empêcher l'in- volent chez les blancs
cendie du village. Ce sont sages chez les Rou-
contre-temps fit voir le couyennes parce qu'ils
cadavre que jusqu'alors ont peur d'être brûlés
les flammes avaient dis- tout vifs. »
simulé à nos regards. E n effet, je retrouve
La graisse fondue sur mon argent (un sac de
les joues, les articula- pièces de cinq francs),
tions des genoux ouverts mes couteaux et autres
par l'action du feu nous objets d'échange. Mais
offrirent un spectacle U n p i a y , mon c o n f r è r e (voy. p . 407). — Dessin de R i o u , d ' a p r è s une photographie des singes ont dévoré
repoussant. Les jeunes les cannes à sucre et
gens furent obligés de rallumer le foyer. L a crémation quelques morceaux de cassave que nous avions pour-
ne fut terminée qu'après une demi-heure. Les cen- tant recouverts de grosses pierres. Heureusement,
dres recueillies dans un vase en terre furent placées nous avons des vivres pour cinq personnes pendant
sur le carbet de la veuve. C'est dans un an seulement douze jours.
qu'il sera déposé en terre. Les sauts de la crique Courouapi sont insignifiants ;
Cette scène achevée, les habitants font le nettoyage cela provient sans doute de ce que le terrain, qui est
complet, non seulement de la case mortuaire, mais schisteux, se laisse facilement désagréger par la force
aussi de tous les carbets du village. C'est une mesure du courant.
hygiénique pour éviter les maladies contagieuses. 24 octobre. — Nous débouchons dans le Yary, à dix
M i d i . — Aucun Indien ne veut nous accompagner, heures du matin, quatre jours après l'avoir quitté.
mais nous obtenons un canot en échange d'un petit En sortant de la petite crique Courouapi, nous trou-
couteau qu'Apatou présente au tamoutchi. Nous nous vons la rivière grandiose. Sa largeur permet à la brise
mettons en route avec nos deux embarcations pour de s'y faire sentir ; un léger vent de sud-est ride ses
Crémation d'un Roucouyenne. — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.
410 LE TOUR DU MONDE.

eaux. Les rivières sont de véritables bouches d'air Le baromètre indique sept cent quarante-cinq mil-
qui ventilent l'immense route de verdure étendue limètres, tandis qu'à Cotica, lieu déjà élevé, i l était
sur toutes les Guyanes. On éprouve une sensation des à sept cent cinquante-cinq. Ces dix millimètres de
plus agréables en quittant l'air confiné du grand bois différence indiquent que je suis à cent mètres plus
pour respirer à pleins poumons au niveau d'un large haut que dans le pays des Bonis.
cours d'eau. D'ici à l'Amazone la distance ne doit pas être plus
Vers midi, nous apercevons une grosse masse noire grande que de Cotica à la mer. L'élévation de la
qui se dirige vers nous. C'est un tapir qui veut passer rivière étant presque double, j'aurai à franchir deux
d'une rive à l'autre ; mes deux embarcations se met- fois plus d'obstacles sur un même parcours.
tent à sa poursuite à toute vitesse ; Apatou, debout sur Une chute de deux mètres est capable de briser
l'avant, se prépare à tirer dès que l'animal sera à bout mon embarcation, et i l en faut beaucoup pour
portant. Il lui envoie deux décharges de chevrotines descendre une hauteur que j'estime à cent quatre-
à une distance de quatre ou cinq pas ; un flot de sang vingts ou deux cents mètres.
rougit l'eau, mais la bête continue sa course et dis- Je prévois des dangers beaucoup plus grands que
paraît dans la forêt. Apatou s'irrite ; c'est le cinquième tous ceux que nous avons affrontés, et ce qui m'in-
qu'il blesse depuis notre séjour dans le Yary. quiète ce sont les conditions déplorables dans les-
Mes hommes courent la forêt dans toutes les direc- quelles je me trouve pour les aborder. Mes provisions
tions pendant que, assis au pied d'un arbre, je mets sont épuisées, mes forces physiques sont à bout, i l
mon cahier do notes au courant. ne me reste plus que la volonté. Je me demande s'il
Tout à coup j'entends du bruit, et, levant les yeux, ne vaudrait pas mieux éviter le combat que de
j'aperçois un énorme animal qui se dirige sur moi à s'exposer à un échec presque certain. L a route de
fond de train. Je m'abrite derrière un tronc d'arbre l'Oyapock n'est pas loin, et mes Indiens se chargent
et le tapir furieux passe sans se détourner. Apatou, de m'y conduire. C'est un chemin plus long, mais
que j'ai prévenu par mes cris, accourt sur son passage beaucoup plus sûr, puisque je suis certain d'y trouver
et lui envoie une balle à la distance de quelques mè- des vivres. Je demande l'avis de mon fidèle Apatou ;
tres. Cela nous fait un gibier aussi lourd qu'une petite sa résolution est inébranlable, i l faut aller « au grand
vache. fleuve ». Nous ne prendrons la route de l'Oyapock
25 octobre. — L a rivière est toujours très large, qu'autant que nous reconnaîtrons l'impossibilité
mais pou profonde et do courant faible parce que le absolue de franchir les grandes chutes du Yary.
lit n'est entravé que par de rares blocs de granit. Les Vers deux heures, nous rencontrons des roches que
rives sont basses, et les arbres, qui sont rabougris, les Indiens redoutent parce qu'elles sont fréquentées
sont noyés de plus d'un mètre pendant la saison des par le « mauvais esprit ». Je voudrais visiter ces roches
pluies. de Talangman (c'est ainsi qu'ils les désignent), mais
Pendant que j'examine des amas do cailloux en- Pompi dit qu'il se sauvera si je veux m'approcher de
globés dans une gangue assez dure, Apatou m'appelle ces lieux sacrés.
doucement pour me faire assister à une scène char- « Es-tu sûr que le diable est là? lui demandai-je.
mante. Ce sont des capiaïs, le père, la mère et trois — Je l'entends, » me dit-il d'une voix craintive.
petits, alignés sur la rivière à trente pas de nous. Ces Puis i l ajouté : « Sauvons-nous ! »
bêtes innocentes qui n'ont jamais vu d'êtres humains, Je distingue un bruit plaintif, une espèce de sif-
car la région est déserte à une très grande distance, flement qui rappelle la bise quand elle s'engage dans
nous regardent d'un air si naïf qu'Apatou ne songe les grandes cheminées de mon pays natal. C'est sans
même pas à décharger son fusil. Un peu plus loin, doute l'effet de l'eau traversant un espace rétréci par
nous rencontrons une biche qui boit sur le bord de des roches.
la rivière. Pompi voudrait la tuer pour faire des flûtes A quatre heures, nous atteignons une grande île de
avec ses tibias, mais je le prie de réserver ses flèches sable, recouverte de quelques arbres où l'on peut sus-
pour les moments de disette. pendre ses hamacs. C'est un endroit fort agréable
Vers onze heures, nous arrivons à l'embouchure de pour y passer la nuit : à peine ai-je fait attacher mon
la crique Couyary. A u dire des Roucouyennes, ce hamac que j'aperçois trois grandes pirogues : ce sont
cours d'eau assez important a ses sources voisines de des gens de la tribu de Yeleumeu qui viennent de la
la crique Maroni. Il paraît que des Indiens du Yary crique Kou. Ils sont plus de vingt hommes, femmes
s'étant avancés dans la crique Couyary ont rencontré et enfants. Ils paraissent épuisés de fatigue, plusieurs
les Roucouyennes de la crique Maroni qui venaient sont blessés et quelques-uns malades.
chasser dans ce cours d'eau. Il n'y aurait donc que Pompi me dit à l'oreille de no pas leur parler des
quelques jours de marche entre les sources de la funérailles auxquelles nous avons assisté : ils se
crique Maroni et celles dé la crique Couyary. mettraient à pleurer toute la soirée, et ce serait fort
M i d i . — Mon équipage est indécis, je vois qu'il ennuyeux pour nous.
redoute de s'aventurer sans pilote au milieu d'obsta- C'est en vain que j'essaye d'entraîner quelques-uns
cles que personne n'a encore tenté de franchir. de ces sauvages avec moi. Ils disent tous qu'ils crai-
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 411

gnont trop les Calayonas pour s'aventurer clans le bas cevons au fond de la rivière un petit mamelon bleu
Yary. D'après leurs récits i l y aurait deux espèces de qui paraît distant de quelques kilomètres. Nous ne
Calayonas : les bons, qui habitent la crique Kou à deux sommes pas loin de la crique Kou.
jours de canotage de l'embouchure, et les méchants, Nous arrivons à son embouchure vers deux heures.
qui vivent entre les grandes chutes du Yary. Ces der- E n remontant cette rivière à la distance de quelques
niers font la guerre pour manger leurs prisonniers. centaines de mètres, je constate que le volume de ses
Apatou ne croit pas à ces mauvais propos ; i l me dé- eaux est quatre ou cinq fois moindre que celui du
clare d'ailleurs franchement qu'il aime encore mieux Yary. Le mamelon que nous avons aperçu de loin se
tirer des coups de fusil sur les Calayonas que d'aller trouve à l'embouchure, à une petite distance de la rive
s'exposer à la dysenterie en prenant la route de droite. Son altitude est de deux cent cinquante à
l'Oyapock. trois cents mètres.
Nous partons à neuf heures. Vers midi, nous aper- C'est la crique Kou que les Roucouyennes du Yary

Chasse au tapir. — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.

et du Parou remontent jusqu'aux sources pour aller fièvre, mais je constate que son pouls est normal.
faire des échanges avec les Oyampis. Il faut, me dit-on, Joseph pense à sa femme, à son cher village de Mana,
huit à dix jours de marche par terre pour aller du point et laisse éteindre le feu qui fait cuire mon souper.
où la crique Kou cesse d'être navigable jusqu'à l'Oya- Apatou lui-même paraît inquiet. Il se souvient que
pock en un endroit où l'on rencontre des pirogues. les Portugais nous ont dit qu'il y a dans le bas Yary
Joseph et Pompi, qui sont en avant, pagayent avec une chute à pic où l'on est forcé d'abandonner les pi-
ardeur comme s'ils voulaient m'entraîner de force rogues.
dans cette direction. Je suis obligé de courir à leur 27 octobre. — Pressé d'arriver aux chutes, je réveille
poursuite et de les obliger à redescendre vers le Yary. mon équipage avant le jour. Apatou fait réchauffer un
Pompi menace de m'abandonner. Arrivé au lieu de aymara bouilli la veille, et nous nous mettons à table
campement, je vois que tout mon équipage a perdu au lever du soleil. Je me trouve beaucoup mieux de-
son entrain. puis que je me suis mis à la nourriture des indi-
Pompi s'est couché sans souper; i l prétend avoir la gènes, c'est-à-dire au poisson bouilli avec du piment.
412 LE TOUR DU MONDE.
La navigation est monotone, parce que la rivière Nous avançons avec une vitesse prodigieuse.
ne présente ni chutes ni rapides. Les terres voisines Nous nous arrêtons à six heures sur des roches si-
sont généralement basses et marécageuses. Le cou- tuées près de la rive gauche. E n dix heures nous avons
rant est presque nul ; le lit, très large, est si peu parcouru vingt-cinq kilomètres, dont dix dans les ra-
profond que nos pirogues touchent souvent. pides et les sauts.
28 octobre, sept heures du matin. — L a rivière est Apatou est radieux. « Tous les Indiens, dit-il, sont
entrecoupée de gros blocs de granit à forme mame- des lâches. Ces chutes terribles du Yary ne sont pas
lonnée. Une petite île à noyau granitique porte un seul plus dangereuses que celles du Maroni. Nous avons
arbre sur lequel sont vingt nids en forme de pierre déjà fait un bon parcours à travers les roches, et au
suspendus aux branches par un pédicule très étroit. train dont nous allons, nous ne serons pas longtemps à
A neuf heures, le paysage change subitement à un franchir tous ces obstacles. » Joseph et mes Indiens
détour de la rivière. J'aperçois une chaîne de mon- reprennent courage, un babillage sans fin remplace le
tagnes à la distance d'une lieue. A cette vue, Apatou, mutisme qu'ils ont gardé toute la journée.
que la navigation trop calme rendait indolent, se ré- Je m'endors content.
veille tout à coup. 29 octobre. — Réveillé par les moustiques au milieu
« Ces montagnes, dit-il, ressemblent de loin à de la nuit, j'entends un bruit sourd dans le lointain.
celles qui avoisinent les sauts de Manbari, de Singa- Apatou, qui vient de se lever pour tisonner le feu,
tetey et de Mancaba. Les grandes chutes du Yary entend le même grondement.
vont commencer. » Nous nous mettons en route à six heures. Le bruit
Joseph et les Indiens sont muets, et si je tâtais leur que nous avons perçu la nuit ne tarde pas à se faire
pouls je constaterais qu'il est ralenti, car la peur, entendre plus distinctement. Apatou tourne la pirogue
d'après ce que j'ai observé sur moi-même, diminue le de façon à se trouver à l'avant, et se tient debout.
nombre des pulsations Nous glissons comme l'éclair.
Une demi-heure après, ma légère pirogue marche « Prends garde, dis-je à Apatou, ma petite bête
comme une flèche au milieu de blocs granitiques for- (c'est ainsi qu'il appelle mon baromètre) indique que
mant un rapide. Les montagnes que j'apercevais au nous sommes en pays très élevé.
fond do la rivière se montrent à droite et à gaucho à — Ne crains rien, » me réplique-t-il, du ton assuré
une faible distance des rives. Leur hauteur est de d'un homme qui voit le danger, mais qui se sent ca-
deux cent cinquante à trois cents mètres; elles sont pable de le surmonter.
généralement allongées; la crête, plus ou moins si- Tout à coup, nous nous arrêtons si brusquement
nueuse, se termine souvent par deux mamelons en dos que ma grosse boussole, placée sur un petit banc de-
de cheval. Leurs versants forment des pontes peu es- vant moi, tombe avec fracas dans le fond do la pirogue.
carpées. L a rivière, entrecoupée par des roches, est Apatou a lancé notre embarcation sur une roche, pour
d'une largeur si considérable que le vent se fait sentir l'arrêter court.
comme en pleine -mer. Vers midi, notre route étant Pourquoi cette manœuvre qui pouvait faire briser
est-sud-est, nous avons une brise debout assez forte notre pirogue? C'est que, de l'avant du canot, Apatou
pour produire un clapotis qui ralentit notre marche. a vu tout à coup un précipice de vingt-cinq à trente
Quelques instants après, nous trouvons la rivière mètres devant nous. Notre embarcation lancée à toute
coupée par une grande île. vitesse allait tomber dans la chute.
Joseph et Pompi veulent aller à droite. Mon compagnon ne dit mot ; et pour ma part je
« Allons à gauche, me dit Apatou ; la rivière est suis si frappé par le spectacle de cette chute à pic
moins large, mais elle paraît plus profonde. » que je fais quelques pas en arrière pour ne pas être
En doublant l'extrémité de cette île, Apatou aperçoit, pris de vertige.
sur la rive, des roseaux qui servent à faire des flèches. Comment faire pour descendre cette chute ? Il ne
C'est une preuve certaine du passage des Indiens dans faut pas songer à traîner nos pirogues sur les rives
ces parages, où ces plantes ne poussent pas naturel- puisque la montagne s'élève à pic à droite et à gauche.
lement. La rivière, coupée par des îles, forme deux autres
Le paysage est admirable. Dorénavant nos deux branches que nous allons reconnaître.
pirogues devront se suivre de près; la rivière forme Mais elles sont comme la première; i l n'est pos-
des détours où l'on peut se perdre d'autant plus faci- sible de franchir la véritable cascade qu'en jetant la
lement que le courant est nul entre les chutes. pirogue dans le précipice et en descendant avec des
Des roches et de petites îles entravent la rivière à lianes. Nos embarcations, tombant d'une pareille hau-
perte de vue. Les rapides se succèdent sans inter- teur, se briseraient infailliblement, et alors i l nous
ruption. serait impossible de continuer notre route.
Apatou devine les roches sous l'eau aux ondula- Apatou et moi courons sur les roches dans toutes
tions de la surface. les directions pour trouver un passage; après une
heure de recherche, nous regagnons nos pirogues
1. Le danger passé, le cœur bat plus vite qu'a l'état normal. sans avoir trouvé la solution du problème.
Chute du Yary. — Dessin de Riou, d'après un croquis de l'auteur.
414 L E T O U RDUDMONDE.
U MONDE.
Notre situation est si critique, je dois le dire, que d'environ quatre kilomètres, se divise en plus de vingt
je désespère complètement de mon salut. branches. Laquelle suivre?
Ce n'est pas sans raison que les Indiens du Parou Nous allons à la grâce de Dieu. Trois fois nous
et du Yary traversent la montagne pour faire leurs sommes obligés de revenir sur nos pas. Enfin nous
échanges dans l'Oyapock plutôt que de descendre trouvons une route.
leurs rivières. Nous nous arrêtons à cinq heures sur des roches
Pour mettre le comble à mon malheur, je m'aper- ombragées par quelques arbres assez solides pour
çois que Pompi vient de fuir avec une pirogue. supporter nos hamacs.
Apatou part à la recherche d'un passage. Il faut le 5 novembre. — Nous sommes dans un véritable
trouver ou rester en route. Une heure après, je le vois bassin elliptique circonscrit par des collines de deux
qui revient. Il a trouvé un passage dans une île ro- cent cinquante à trois cents mètres d'élévation.
cheuse qui sépare la branche droite de la rivière de A huit heures, nous arrivons à une belle montagne
la branche du milieu. à pic formée par du quartzite blanc (pierre de sable).
M a pirogue est aussitôt hissée sur le sommet de Cette roche fendillée en gros blocs a l'aspect d'une
cette île : elle descend lentement sur le versant qui ruine. Plus loin nous rencontrons une cascade majes-
forme le bord de la rivière. L'inclinaison est si rapide tueuse, qui tombe sur de larges gradins semblables
que mon embarcation pourrait se briser si nous l'a- à ceux du grand escalier du Trocadéro.
bandonnions à elle-même ; mais Apatou, qui sait que A quatre heures, je distingue avec ma lorgnette un
cette perte serait notre condamnation à mort, ne craint carbet situé près de la rive droite. Je saute à terre ;
pas de se faire meurtrir les épaules pour éviter un je gravis la berge élevée sur laquelle le carbet est
choc contre les roches. établi. J'appelle ; personne ne répond ; je fais le tour
A une heure, ma pirogue est au pied do la cascade, de la case sans trouver d'habitants.
il ne reste plus qu'à y transporter les bagages. Un fait m'intrigue. Qu'est-ce donc que ces masses
Apatou s'est montré si habile et si courageux que brunes, ayant la forme d'une miche de pain, qui sont
je voudrais lui attacher une médaille d'honneur sur empilées dans un coin? Mon doigt enfoncé dans cette
la poitrine. N'ayant rien de mieux à lui offrir, je lui substance est repoussé par la matière qui tend à re-
donne une grosse pièce d'or. C'est pour lui un fétiche prendre sa première forme. Je reconnais du caoutchouc.
qu'il portera au cou comme une véritable décoration. Nous sommes sauvés. E n effet, i l n'y a que des
Mon baromètre me dit que nous avons encore beau- blancs ou des commerçants qui puissent exploiter ce
coup à descendre : nous ne sommes pas au bout de produit en aussi grande quantité.
nos peines. Le 6, je remarque des incisions pratiquées dans
Le courant nous entraîne avec une vitesse prodi- les arbres pour faire écouler un liquide blanc laiteux
gieuse au milieu de canaux creusés dans des roches qui tombe dans des godets en argile. Ces arbres,
noires qui ressemblent à des blocs de charbon de terre. que je vois pour la première fois, sont les syringas
Ce sont des conglomérats dont la gangue est pres- qui produisent le caoutchouc.
que exclusivement formée par un riche minerai de fer. E n effet, l'exploitation du caoutchouc a une exten-
Çà et là le lit est entravé par de gros blocs de granit. sion considérable dans le Yary et le Parou inférieurs.
Nous continuons à avancer, ce jour-là et les sui- Les anciens Indiens du bas de ces rivières ont inventé
vants, au milieu de rapides et de petits sauts qui se bien avant nous les poires en caoutchouc.
succèdent presque sans interruption, en suivant pres- Vers neuf heures, nous apercevons une embarcation
que constamment la direction sud-est un quart est. qui débouche à un coude de la rivière.
E n descendant un canal étroit nous sommes arrêtés « N'ayez pas de crainte, dis-je à mon équipage, je
par une chute de quatre mètres taillée à pic. Apatou reconnais une embarcation de blancs. »
coupe un petit arbre avec son sabre d'abatis, le place E n effet, ce n'est pas une pirogue creusée dans un
comme une poutre en travers des berges, et lance tronc d'arbre, mais un large canot fait avec des bordages
notre pirogue par-dessus. L'embarcation descendant assemblés. Elle appartient sans doute au propriétaire
sur ce plan incliné ne s'enfonce qu'un peu de l'avant du carbet.
et n'éprouve pas la moindre avarie. Quelques instants après, nous saluons une char-
Parfois nous trouvons un courant si rapide qu'il mante famille brésilienne composée de deux jeunes
serait impossible d'y diriger l'embarcation. Alors gens et deux petits enfants. « D'où venez-vous, grand
Apatou décharge les bagages, attache une liane à l'a- Dieu ! s'écrient-ils dans un langage que j'ai le bon-
vant et à l'arrière de la pirogue et la conduit le long heur de comprendre. Où avez-vous donc passé ? Per-
de la berge. sonne ne vous a vus remonter la rivière ? »
4 novembre. — Au départ je vois une chaîne de Ces braves gens sont stupéfaits en apprenant notre
montagnes à l'horizon. Nous devons nous attendre à itinéraire. « Vous êtes, nous disent-ils, les premiers
rencontrer de nouvelles chutes. Mon baromètre est à blancs qui aient descendu les chutes (las cachœiras)
sept cent cinquante-six. L a rivière, qui s'étend entre du Yary. »
deux montagnes situées à la distance l'une de l'autre Ils nous apprennent qu'un Français est venu autre-
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES. 415
fois do l'Oyapock dans le Yary, mais i l a évité les de ces ustensiles nous fait un vif plaisir : ils nous
Grandes Chutes en prenant le cours de l'Yratapourou. annoncent la civilisation.
Cette voie est de moitié moins longue que celle que Je prends deux tasses de café délicieux et je fume
nous avons parcourue. la cigarette, étendu dans un joli hamac.
Nous restons une heure à causer ensemble. Ne nous arrêtons pas trop dans ce pays de délices.
Vers midi, nous nous arrêtons à une petite habita- Il paraît que la dernière chute du Yary, la Pancada,
tion qui se trouve sur la rive droite. Les habitants est très élevée.
sont également très surpris à notre vue. Au moment où nous montons dans notre pirogue,
Joseph fait bouillir un coumarou boucané. C'est le un associé do notre hôte nous propose de nous con-
dernier que nous mangeons. duire jusqu'à l'habitation de Sâo Antonio, qui est
Une jeune mulâtresse nous apporte de belles as- au sommet de cette grande chute de la Pancada.
siettes en faïence et des cuillers en fer battu, L a vue Nous acceptons, Manuel Carlos (c'est le nom du

Passage (l'un rapide. — Dessin de Riou, d'après un croquis do l'auteur.

propriétaire de la maison de Sâo Antonio) et sa femme, Je marche à pied avec mon hôte.
tous deux de race blanche pure, sont les premières Dix hommes vigoureux descendent ma légère pi-
personnes réellement civilisées que nous rencontrons, rogue' sur le versant très escarpé d'une île qui sépare
Après un souper modeste, mais offert de grand deux bras de la rivière. Cette manœuvre nous fait
cœur, nous causons sur les moyens de franchir la der- éviter les chutes do la Pancada. Ces cascades à pic
nière chute. offrent un coup d'œil majestueux ; au milieu de la
« Ne vous inquiétez pas, me dit Carlos, je me plus élevée, deux roches gigantesques isolées par les
charge de vous la faire passer. » eaux ressemblent aux colonnes d'un temple antique.
Le lendemain, mes bagages sont transportés à tra- Arrivés à Porto Grande, nous jetons un coup d'œil
vers les montagnes dans un endroit appelé Porto sur la dernière chute du Yary et nous nous mettons
Grande, situé au pied des chutes. Mon embarcation en route. Manuel Carlos me donne une lettre pour
descend un rapide de deux kilomètres, ayant une di- don Urbano Numès, maître d'une habitation située à
rection presque constante. deux jours plus bas.
416 LE TOUR DU MONDE.
Apatou, déjà indisposé depuis quelques jours, tombe Nous quittons l'habitation de don Urbano le 9 au
malade et reste couché dans la pirogue. soir, dans une largo embarcation à fond plat qui sort
Nous rencontrons çà et là des habitations isolées où à transporter des bœufs
nous nous arrêtons pour passer la nuit. Partout ces Vers trois heures du matin, je suis réveillé par
pauvres gens font des frais pour nous recevoir. un sifflement perçant : c'est un vapeur; i l passe si
Le soir, nous arrivons chez don Urbano Numès, qui près de nous que nous craignons un abordage.
fait le commerce du caoutchouc. C'est en outre l'agent L'Amazone ne produit pas sur moi l'impression que
du vapeur qui remonte la rivière le premier jour de j'en attendais : cette grande masse d'eaux grises me
chaque mois. paraît moins grandiose que les petites rivières aux
Il nous faudrait attendre vingt-deux jours dans ces eaux noires, semées de roches aux formes pittoresques.
endroits malsains pour profiter du vapeur. Urbano Je préfère la sévérité du grand bois au luxe de
voyant que mon état de santé est déplorable, s'offre à cette végétation dans des terrains fangeux et insa-
nous transporter jusqu'à Gurupa. lubres.
Cette bourgade, sur la rive droite de l'Amazone, Nous débarquons à Gurupa. A défaut d'hôtels, n o u s
est un point de relâche pour les soixante-quinze va- logeons dans la maison vide d'un ami do notre pilote.
peurs qui sillonnent l'Amazone. Le juge de paix, dont je regrette d'avoir oublié le

J
Sainte-Marie-de-Belem. — Dessin de Riоu, d'après une photographie.

nom, et l'instituteur don Marquez me font un accueil province lui importait peu » (sic). L'évêque me prit
très cordial. pour un transporté évadé de Cayenne.
L a vie matérielle coûte très cher à Gurupa, où l'on E n proie à la fièvre, j'étais décidé à m'enrôler
ne trouve ni légumes ni fruits. Je paye dix francs comme matelot à bord du premier voilier qui sorti-
une poule étique : aussi je ne tarde pas à épuiser rait de cette ville insalubre et inhospitalière.
mes dernières ressources. Heureusement un capitaine au long cours, un Fran-
Six jours se passent sans qu'un vapeur s'arrête au çais, M . Barrau, président de la chambre de com-
port de Gurupa. L a fièvre me reprend. merce do Belem, offrit de me prêter deux mille cinq
Enfin, un soir, vers onze heures, j'entends des sif- cents francs, somme nécessaire pour rapatrier mes
flements aigus : c'est un vapeur. Nous montons à bord hommes et payer mon passage pour l'Europe.
et partons pour Saintc-Marie-de-Belem. Cet homme généreux a déjà rendu des services de
J'espérais être bien reçu par les autorités. M o n état ce genre à plusieurs voyageurs français.
de maladie devait au moins exciter la compassion de Je quittai l'embouchure de l'Amazone le 1 dé- er

ces messieurs, mais le vice-consul représentant la cembre.


France me reçut d'un air glacial ; le gouverneur du
Para me dit que « la géographie de l'intérieur de sa Docteur Jules CREVAUX.

Vous aimerez peut-être aussi