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Lorenzo Ghiberti, sculpteur florentin

Giorgio Vasari

Just Tessier, Paris, 1841

Exporté de Wikisource le 24 février 2024

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LORENZO GHIBERTI,
sculpteur florentin.

On ne peut exciter plus puissamment les hommes à bien


faire, qu’en leur montrant le mérite récompensé par la
renommée. L’intelligence s’élève, le poids de l’étude
devient léger, les difficultés s’aplanissent, l’ardeur s’accroît
lorsqu’on voit les sueurs du travailleur ne point rester
stériles. Alors une noble ambition enflamme les esprits, et
les pousse à ne rien négliger pour arriver au même rang
qu’un heureux rival. Aussi les anciens savaient-ils
encourager le talent en lui offrant des richesses, des
triomphes et des statues. Mais il est rare que le mérite n’ait
pas à subir les persécutions de l’envie. Si l’on ne peut
mettre en fuite cet odieux ennemi à force de génie, il faut au
moins tâcher de lui opposer un bouclier contre lequel
s’évanouissent tous ses efforts.

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Lorenzo, fils de Cione Ghiberti, et beau-fils de l’orfévre
Bartoluccio, sut faire reconnaître sa supériorité, comme
sculpteur, par ses propres concurrents, Donato et Filippo
Brunelleschi, qu’un sentiment bien naturel devait porter
cependant à lui être contraires. Cet aveu fut vraiment
glorieux pour ces

3
l o r e n z o g h i b e rt i .

deux généreux artistes. Ils auraient rougi de ressembler à


ces effrontés et méchants personnages qui, malgré leur

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ignorance et leur inutilité, obtiennent souvent par de basses
intrigues la place due au mérite.
Lorenzo apprit dès ses premières années l’art de
l’orfévrerie chez son beau-père qui, malgré son habileté, ne
tarda pas à être surpassé par son jeune élève. Mais un
penchant naturel entraînait Lorenzo vers la sculpture et le
dessin. Aussi lui arrivait-il souvent de peindre ou de couler
en bronze quelques gracieuses figurines. Il se plaisait
encore à imiter les médailles antiques, et à faire les portraits
de ses amis.
Pendant qu’il travaillait ainsi auprès de Bartoluccio,
comme il le raconte lui-même dans un manuscrit qui est
aujourd’hui entre les mains de Messer Cosimo Bartoli,
gentilhomme florentin (1), la peste et les discordes civiles
qui affligèrent Florence, l’an 1400, le forcèrent de s’en
éloigner et d’aller en Romagne. Il se réfugia à Rimini avec
un autre peintre, en compagnie duquel il décora une
chambre, et entreprit d’autres travaux qui satisfirent
pleinement le jeune seigneur Pandolfo Malatesta qui aimait
et protégeait les artistes. Ces ouvrages n’empêchèrent point
Lorenzo de continuer d’étudier avec ardeur et de modeler
en cire et en stuc, car il savait que l’art de modeler est le
dessin du statuaire, que sans le dessin on ne peut rien mener
à bien.
Il avait quitté sa patrie depuis peu de temps, lorsque, la
peste ayant cessé ses ravages, la seigneurie de Florence et la
communauté des commerçants résolurent d’enrichir le
temple de San-Giovanni de deux belles portes de bronze. Ils

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appelèrent tous les meilleurs maîtres d’Italie à Florence, en
les invitant à exécuter un panneau en bronze, semblable à
ceux dont Andrea de Pise avait formé la première porte du
temple. Bartoluccio écrivit aussitôt à Lorenzo, qui était
alors à Pesaro, et l’encouragea à venir prendre part au
concours. C’était, disait-il, une occasion favorable pour se
faire connaître, pour déployer son génie, et pour atteindre la
fortune. Les paroles de Bartoluccio touchèrent si vivement
Lorenzo, que ni les caresses de son compagnon, ni les
faveurs dont Pandolfo et la cour l’accablaient, ni les
promesses, ni les offres d’une pension considérable, ne
purent le retenir. Il brûlait du désir d’être à Florence. Enfin,
il obtint son congé, et il arriva heureusement dans sa patrie.
Déjà une foule d’étrangers s’étaient présentés aux consuls
de la communauté. Sept d’entre les concurrents, trois
Florentins et quatre Toscans, furent choisis parmi les plus
renommés. On leur assigna un traitement convenable, et il
fut stipulé qu’à la fin de l’année, chacun d’eux fournirait un
panneau en bronze, entièrement achevé, de la grandeur de
ceux dont les portes devaient être composées, et
représentant le Sacrifice d’Abraham. On adopta ce sujet,
parce qu’il permettait de faire un paysage, des figures
drapées, des figures nues, des animaux, et de traiter les
figures en relief, en demi-relief et en bas-relief. Les sept
concurrents furent Filippo Brunelleschi, Donato et Lorenzo
Ghiberti, Florentins ; Jacopo dalla Quercia, Siennois ;
Niccolò d’Arezzo, élève de Jacopo ; Francesco di
Valdambrina, et Simone da Colle, surnommé de’Bronzi.
Ces artistes se mirent à l’œuvre, usèrent de tous leurs efforts
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pour se surpasser l’un l’autre, et prirent toutes les
précautions possibles pour que l’on ne vît point leur travail.
Lorenzo seul, guidé par Bartoluccio, qui l’aidait à exécuter
ses modèles, réclamait les avis des citoyens et même des
étrangers qui comprenaient l’art. Ces conseils furent peut-
être cause qu’il produisit un ouvrage sans aucun défaut. Son
panneau réussit parfaitement à la fonte, et il le répara avec
son père Bartoluccio, de telle sorte qu’il n’aurait pu être
mieux.
L’époque du jugement étant arrivée, les sept modèles
furent livrés à la communauté des commerçants. Les
consuls nommèrent trente-quatre experts, tous très-habiles
dans leur art, parmi les peintres, les sculpteurs et les
orfèvres, soit de Florence, soit du dehors, que la curiosité
avait rassemblés. Ces juges ne s’accordèrent pas en tous
points, car l’un préférait naturellement la manière de celui-
là, et l’autre celle de celui-ci ; mais tous reconnurent
unanimement que les modèles de Filippo Brunelleschi et de
Lorenzo Ghiberti remportaient par l’entente de la
composition, par l’abondance et la beauté des figures, et par
le fini de l’exécution, sur celui de Donato, qui cependant se
distinguait par un dessin large et vigoureux. Les figures de
Jacopo dalla Quercia étaient correctes, mais manquaient de
finesse. Le modèle de Francesco di Valdambrina renfermait
de bonnes têtes, et était bien réparé ; mais la composition en
était confuse. Celui de Simone da Colle, remarquable par la
pureté de la fonte, péchait par le dessin. Niccolò d’Arezzo
avait fait preuve d’une grande connaissance du métier ;

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mais ses figures étaient lourdes et mal réparées. Seul, le
modèle de Lorenzo, que l’on conserve encore aujourd’hui
dans la salle de la communauté des commerçants, était
parfait dans toutes ses parties. Le dessin et la composition
étaient irréprochables, les figures sveltes et gracieuses, et
l’exécution d’un fini précieux et inimitable. Donato et
Filippo Brunelleschi, frappés de la supériorité de cet
ouvrage, se retirent à l’écart, s’interrogent réciproquement,
et se confessent vaincus. Ils reconnaissent que leur rival,
alors seulement âgé de vingt ans, a mieux réussi que tous
les autres, et que sa jeunesse fait encore espérer davantage
pour la gloire de sa patrie. « Il serait plus honteux, disaient-
ils, de lui disputer la palme, qu’il n’y a de générosité à la lui
céder. »
Lorenzo disposa, sans retard, un modèle encadré dans
une bordure dont les côtés étaient ornés de bustes. Dès que
son moule fut terminé, il construisit avec soin, dans un
atelier qu’il avait acheté en face de Santa-Maria-Nuova, à
l’endroit où est aujourd’hui l’hôpital des tisserands, un
immense fourneau que je me rappelle avoir vu. Il procéda
ensuite à l’opération de la fonte ; mais elle ne réussit pas
bien. Ce malheur ne le découragea point ; il recommença
son moule en secret, et sa nouvelle épreuve vint
parfaitement. Il continua ainsi jusqu’à la fin, jetant
séparément chaque bas-relief, et le mettant en place, après
l’avoir réparé. Sa porte, entièrement semblable, pour les
proportions et pour les distributions, à celle d’Andrea de
Pise, renferme vingt sujets tirés du Nouveau-Testament. Le

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bas de chaque battant est occupé par deux Évangélistes et
deux Docteurs de l’Église. La bordure est composée de
feuilles de lierre, et à chaque angle se trouve un buste de
prophète ou de sibylle, d’une beauté et d’une variété qui
témoignent de l’excellence du génie de Lorenzo. Au-dessus
des Docteurs et des Évangélistes, commencent les bas-
reliefs dont nous allons indiquer les sujets. L’Annonciation
de la Vierge : Marie reçoit, avec une grâce mêlée de crainte,
la visite de l’ange qui lui annonce sa mission. — La
Naissance du Christ : la Mère de Dieu se repose, tandis que
Joseph contemple les pasteurs et les anges qui chantent. —
L’Adoration des mages. — La dispute dans le temple avec
les docteurs : l’admiration qu’excite le Christ parmi les
docteurs est admirablement rendue, ainsi que l’allégresse
que ressentent Marie et Joseph, en retrouvant leur fils qu’ils
croyaient perdu. — Le Baptême du Christ dans le Jourdain.
— Jésus tenté par le diable, qui reconnaît, tout épouvanté,
qu’il est le Fils de Dieu. — Jésus chassant les vendeurs du
temple, et renversant l’argent, les victimes, les colombes et
les autres marchandises. — Saint Pierre sauvé des eaux par
le Christ : les autres apôtres luttent contre les flots soulevés
par la tempête. — La Transfiguration du Christ sur le mont
Thabor : les trois apôtres sont frappés d’étonnement, à la
vue du Christ apparaissant entre Élie et Moïse. — La
Résurrection de Lazare : il sort de son tombeau, les pieds et
les mains liés ; Marthe et Marie baisent les pieds du
Seigneur avec humilité. — L’Entrée, à Jérusalem, de Jésus
monté sur une ânesse, et suivi par les apôtres : les fils des
Hébreux couvrent la terre de leurs vêtements, de branches
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d’olivier et de palmier. — La Cène : les apôtres sont assis
autour d’une table longue. — Le Christ priant dans le jardin
des Oliviers, pendant que ses trois disciples se livrent au
sommeil. — Le Christ trahi par Judas : les apôtres
s’enfuient, et les Juifs s’emparent de leur maître. — Le
Christ attaché à la colonne, et flagellé avec une rage
horrible par les Juifs. — Pilate se lavant les mains, et
condamnant Jésus à mourir sur la croix. — Jésus portant
l’instrument de son supplice, et brutalement traité par une
foule de soldats, malgré les pleurs et les supplications des
Maries. — Le Crucifiement : la Vierge et saint Jean
l’Évangéliste, assis au pied de la croix, sont abîmés de
douleur. — La Résurrection : le Christ s’élève
majestueusement dans les airs, et les gardes tombent à demi
morts. — Et enfin, la Descente du Saint-Esprit sur les
apôtres. Rien ne fut épargné pour donner à cet ouvrage
toute la perfection imaginable. Toutes les figures ont une
grâce indicible ; les nus offrent des beautés merveilleuses,
les draperies tiennent encore un peu de l’ancienne manière
particulière à Giotto, mais néanmoins dénotent un sentiment
profond du bon style moderne. Enfin, la composition de
chaque sujet est si bien ordonnée, que les compatriotes de
Lorenzo et les artistes de tous les pays s’empressèrent de
ratifier les éloges que lui avait accordés Filippo
Brunelleschi. Cette porte, du poids de trentre-quatre mille
livres, coûta vingt-deux mille florins.
Le brillant succès obtenu par Lorenzo engagea les
consuls de la communauté des marchands à lui commander

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un saint Jean-Baptiste en bronze, haut de quatre brasses,
destiné à occuper une niche des pilastres d’Orsanmichele.
Lorenzo le commença aussitôt, et ne le quitta qu’après
l’avoir entièrement achevé. Il le mit en place, vers l’an
1414, et grava son nom sur la bordure du manteau. On
admira, et on admire encore justement, la tête, les bras, les
mains et l’attitude de cette statue, qui annonce un grand
progrès vers la bonne manière moderne. Lorenzo fut le
premier à imiter les chefs-d’œuvre des anciens Romains. Il
les étudiait avec ardeur, comme doivent faire tous ceux qui
désirent aller à bien. Il enrichit le fronton de la niche d’une
figure de prophète en mosaïque.
La renommée de Lorenzo s’était répandue de tous les
côtés, lorsque les Siennois, qui avaient vu ses travaux à
Florence, le chargèrent d’exécuter en bas-relief deux sujets
tirés de la vie de saint Jean-Baptiste, destinés au baptistère
de leur cathédrale, pour lequel Jacopo della Fonte, le
Vecchietto de Sienne et Donato, avaient déjà jeté en bronze
plusieurs statues et bas-reliefs. Lorenzo représenta le Christ
baptisé par saint Jean, entouré de figures nues et de
personnages richement vêtus, et saint Jean traîné devant
Hérode. Il vainquit dans ces compositions tous ses rivaux et
reçut les plus grands éloges.
Il fit ensuite, pour les maîtres de la monnaie, à Florence,
un saint Mathieu qui orna une des niches qui entourent
Orsanmichele. Cette statue se rapproche du style moderne
et est bien supérieure au saint Jean. Elle fut cause que les
consuls de la corporation des fabricants d’étoffe de laine se

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décidèrent à demander à notre artiste un saint Étienne pour
orner la niche voisine de celle de saint Mathieu. Lorenzo
conduisit à bonne fin ce nouvel ouvrage qui obtint le même
succès que les précédents.
À cette époque, Maestro Lionardo Dati, général des
frères prédicateurs, pour laisser de lui un souvenir à l’église
de Santa-Maria-Novella où il avait prononcé ses vœux,
confia le soin à Lorenzo d’élever un mausolée en bronze
surmonté de sa statue (2). Lodovico degli Albizi et Niccolò
Valori suivirent cet exemple, et lui en donnèrent un autre à
faire à Santa-Croce. Ensuite, Cosme et Laurent de Médicis,
désirant honorer les corps et les reliques des trois martyrs
Prothus, Hyacinthe et Nemesius qu’ils avaient ramenés de
Casentino où ils étaient peu en vénération, invitèrent
Lorenzo à construire une châsse ornée de deux anges en
bas-relief, tenant une guirlande d’olivier au milieu de
laquelle on lit les noms des trois martyrs. Cette châsse fut
portée dans le monastère degli Angeli, à Florence. On grava
sur une tablette cette inscription : Clarissimi viri Cosmas et
Laurentius fratres neglectas diù sanctoram reliquias
martyrum religioso studio ac fidelissima pietate suis
sumptibus æreis loculis condendas colendasque curarunt, et
d’un autre côté, au-dessus d’un écusson : Hic condita sunt
corpora sanctorum Christi martyrum Prothi et Hyacinthi et
Nemesii. Ann. Dom. 1428.
Les marguilliers de Santa-Maria-del-Fiore voulurent
également une châsse pour conserver le corps de saint
Zanobi, évêque de Florence. Lorenzo en exécuta une de

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trois brasses et demie de longueur sur deux de hauteur. Il
divisa le devant de cette châsse en deux parties, la première
renferme saint Zanobi ressuscitant un enfant qui lui avait
été confié par sa mère, pendant un pèlerinage ; la seconde
représente l’un des deux serviteurs envoyés par saint
Ambroise, pleurant la mort de son compagnon devant saint
Zanobi qui, ému de compassion, lui dit : « Retourne sur tes
pas, tu le trouveras vivant, il n’est qu’endormi. » De l’autre
côté de la châsse, Lorenzo plaça six petits anges tenant une
guirlande de feuilles d’orme qui entoure une inscription en
l’honneur du saint. Ce travail, rempli de beautés de tous
genres, valut à son auteur les plus justes éloges. Lorenzo
augmentait ainsi chaque jour sa réputation, lorsque tomba
entre les mains de Jean, fils de Cosme de Médicis, une
énorme cornaline sur laquelle était gravé en creux Apollon
faisant écorcher Marsyas. Elle servait, dit-on, de cachet à
l’empereur Néron. Lorenzo entoura cette pierre,
remarquable par sa grandeur et par le fini du travail, d’un
ornement ciselé non moins précieux. Il entreprit alors
plusieurs ouvrages en or et en argent qui malheureusement
ont disparu. Pour le pape Martin qui le récompensa
libéralement, il fit un bouton de chape, enrichi de figures en
relief et de joyaux de prix, et une mitre merveilleuse
couverte de feuillages d’or d’où sortait une foule de petites
figurines en ronde-bosse d’une beauté ravissante.
L’an 1439, le pape Eugène, étant venu à Florence (3)
pour réunir l’Église grecque à l’Église romaine, sut
apprécier notre artiste, et lui commanda de faire une mitre

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d’or du poids de quinze livres, et chargée de cinq livres et
demie de perles. Cette mitre, estimée trente mille ducats
d’or, était ornée de six perles grosses comme des noisettes.
On ne pouvait rien voir de plus gracieux et de plus
magnifique que ces joyaux entremêlés d’enfants et de
diverses figurines. Le pape paya généreusement Lorenzo et
lui prodigua, en outre, toute sorte de faveurs.
Tant de gloire rejaillissait des chefs-d’œuvre de Lorenzo
sur Florence, que les consuls de la communauté des
commerçants résolurent de lui confier l’exécution d’une
troisième porte pour remplacer, à l’entrée principale, celle
d’Andrea de Pise qu’ils voulaient transporter de l’autre
côté, en face de la Misericordia. Pensant, avec raison, que
Lorenzo s’acquitterait de cette tâche avec tout le zèle
possible, ils le laissèrent libre d’opérer comme bon lui
semblerait, et ils l’invitèrent à n’épargner ni le temps ni la
dépense pour créer un monument aussi riche, aussi beau et
aussi parfait qu’il saurait l’imaginer, et dans lequel ils
espéraient, disaient-ils, qu’il se surpasserait lui-même
autant qu’il avait déjà surpassé ses rivaux.
Lorenzo, prêt à user de tout son savoir, se mit à l’œuvre.
Sa porte présente deux battants répartis en dix panneaux.
Chaque battant est encadré dans une bordure ornée de
figurines en pied, et presque en ronde-bosse. Ces figurines,
au nombre de vingt, sont toutes très-belles. Samson, armé
d’une mâchoire, et appuyé contre une colonne, rappelle les
Hercules antiques ; Josué semble adresser une harangue à
son armée ; des Prophètes, des Sibylles, sont couverts de

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draperies et d’ajustements d’une variété étonnante. En
outre, douze figures couchées dans des niches, et trente-
quatre bustes de femmes, de jeunes gens et de vieillards,
parmi lesquels on reconnaît le portrait de Lorenzo et celui
de son père Bartoluccio, complètent ces merveilleux
ornements. Chaque panneau comprend plusieurs sujets tirés
de l’Ancien-Testament. Dans le premier, on voit la Création
d’Adam et d’Ève, leur Péché et leur Expulsion du Paradis
terrestre. Lorenzo, voulant montrer que les corps de nos
premiers parents, modelés par la main de Dieu, devaient
réunir toutes les perfections imaginables, développa sous la
figure d’Adam le plus beau des hommes, et, sous celle
d’Ève la plus belle des femmes. Dans le second panneau, se
trouvent Adam et Ève, accompagnés de Caïn et d’Abel,
encore enfants ; Caïn offrant au Seigneur des fruits de la
terre, et Abel les premiers-nés de son troupeau ; Caïn
labourant la terre, et Abel tombant sous le bâton meurtrier
de son frère ; et enfin Dieu demandant à Caïn ce qu’il a fait
d’Abel. Le troisième panneau représente Noé sortant de
l’Arche, avec sa femme, ses fils, ses filles, ses brus et les
animaux de toutes les espèces ; Noé offrant un sacrifice au
Seigneur qui envoie l’arc-en-ciel en signe d’alliance ; Noé
plantant la vigne, et tourné en dérision par son fils Cham,
tandis que Sem et Japhet couvrent les nudités que, dans son
ivresse, il laisse paraître. Des tonneaux, des pampres de
vigne, et d’autres accessoires habilement traités,
embellissent ce sujet. Le quatrième panneau renferme
l’Apparition des trois anges dans la vallée de Mambré ; et
Abraham attendu par ses serviteurs au pied de la montagne
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sur laquelle il va sacrifier son fils Isaac, lorsque l’ange le
retient d’une main, et, de l’autre, lui montre le bélier qu’il
doit offrir en holocauste au Seigneur. Dans ce bas-relief,
Lorenzo sut établir une judicieuse différence entre les
membres délicats d’Isaac et ceux plus robustes des
serviteurs de son père. Le cinquième panneau représente la
naissance d’Esaü et de Jacob ; Esaü allant à la chasse, pour
obéir à son père ; Jacob, suivant les instructions de
Rebecca, présentant un chevreau cuit à Isaac, qui, trompé
par la fourrure dont le cou et les mains de son fils sont
couverts, lui donne sa bénédiction. L’expérience de Lorenzo
s’augmentait de telle sorte, qu’il chercha, pour avoir le
plaisir de les vaincre, de nouvelles difficultés dans le
sixième panneau, où il figura Joseph jeté dans la citerne, et
vendu par ses frères à des marchands qui le donnent à
Pharaon, auquel il annonce la famine qui désolera le
royaume. On le voit ensuite élevé en gloire, et offrant un
somptueux festin à ses frères qui étaient venus acheter du
blé en Égypte. Sous un temple circulaire, divers
personnages chargent sur des ânes des sacs de blé et de
farine. Plus loin, l’intendant découvre la coupe d’argent
cachée dans le sac de Benjamin, arrête et ramène les enfants
de Jacob devant Joseph, qui les embrasse après s’être fait
reconnaître. Ce morceau, d’une composition si riche et si
variée, est regardé comme supérieur à tous les autres.
Lorenzo, dont le génie inventif se développait avec tant
d’éclat, devait s’illustrer également par la beauté de ses
figures, comme il le fit dans le septième panneau, qui
montre Dieu remettant lui-même à Moïse, agenouillé au
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sommet du mont Sinaï, les Tables de la Loi. À mi-côté,
Josué, prosterné, attend le retour de Moïse. Le peuple
hébreu occupe le bas de la montagne, et témoigne, par ses
mouvements tumultueux, la crainte et l’agitation que lui
causent la foudre et les éclairs qui sillonnent les nuages. Le
huitième panneau représente Josué établissant le camp des
douze tribus près de Jéricho, traversant le Jourdain, et
marchant avec l’Arche-Sainte autour des murs de la ville,
qui s’écroulent au son des trompettes. Cette composition se
distingue par l’entente profonde de la disposition des sites
et des figures, et la diminution du relief, depuis le premier
plan jusqu’au plus éloigné. De jour en jour, Lorenzo
acquérait une plus grande habileté, comme le prouve le
neuvième panneau, où l’on voit les Israélites mettant en
fuite l’armée des Philistins ; David, dans une fière et
juvénile attitude, tranchant la tête du géant Goliath, et le
peuple célébrant son triomphe par ses chants. La visite de la
reine de Saba à Salomon, forme le sujet du dixième et
dernier panneau, qui renferme un édifice en perspective
dont l’ordonnance est d’une beauté extraordinaire. Cet
ouvrage, dans son ensemble et dans ses détails, montre tout
le parti que peut tirer un statuaire, du haut-relief, du demi-
relief, du bas-relief, de la disposition des groupes, de la
variété des fabriques, des perspectives et de la différence
des caractères chez les hommes, les femmes, les enfants et
les vieillards. Enfin, ce chef-d’œuvre est parfait dans toutes
ses parties, et le plus beau du monde. Un jour, on demanda
à Michel-Ange Buonarroti, ce qu’il pensait de ces portes :
« Elles sont si belles, répondit-il, qu’elles sont dignes d’être
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les portes du Paradis. » Du reste, Lorenzo n’épargna ni son
temps, ni ses peines, pour les conduire à bien ; car il n’avait
que vingt ans lorsqu’il les commença, et il mit quarante ans
à les achever. Pour les réparer et les polir, il se fit aider par
plusieurs jeunes gens, qui devinrent plus tard des maîtres
habiles, tels que Filippo Brunelleschi, Masolino da
Panicale, Niccolò Lamberti, orfèvres ; Parri Spinelli,
Antonio Filarete, Paolo Uccello, Antonio del Pollaiuolo, qui
était alors enfant, et beaucoup d’autres auxquels ce travail
ne profita pas moins qu’à Lorenzo. Les consuls payèrent
généreusement notre artiste, qui reçut, en outre, de la
seigneurie, un domaine considérable non loin de l’abbaye
de Settimo (4). Peu de temps après, il fut appelé à la
suprême magistrature par les Florentins, qui se
distinguèrent en cette occasion par leur reconnaissance,
autant qu’ils se montrèrent parfois ingrats envers quelques-
uns de leurs concitoyens.
Lorenzo donna ensuite ses soins au chambranle de la
porte qui est en face de la Misericordia ; mais la mort
l’empêcha de le terminer. Il avait aussi presque entièrement
fini le modèle d’une troisième porte qui devait remplacer
celle d’Andrea de Pise. J’ai vu ce modèle, dans ma
jeunesse, au Borgo Allegri, avant que la négligence des
héritiers de Lorenzo ne le laissât périr.
Lorenzo eut un fils nommé Bonaccorso, qui termina avec
soin le chambranle de la porte principale, que l’on peut
considérer comme un véritable chef-d’œuvre. Bonaccorso
possédait le secret de jeter et de fouiller le bronze avec cette

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pureté et cette hardiesse qui caractérisent les ouvrages de
son père ; mais ses travaux sont peu nombreux : il fut
frappé par une mort prématurée.
Lorenzo laissa à ses héritiers une foule d’antiquités en
marbre et en bronze, telles que le lit de Polyclète, une jambe
en bronze, de grandeur naturelle ; plusieurs têtes d’hommes
et de femmes, des vases qu’il s’était procurés en Grèce,
quelques torses et beaucoup d’autres morceaux précieux. Le
lit de Polyclète et la meilleure partie de ces choses, fut
vendue à Messer Giovanni Gaddi. Le reste fut dispersé çà et
là.
À Bonaccorso succéda son fils Vettorio, qui s’adonna à la
sculpture avec peu de profit, comme le prouvent les bustes
qu’il exécuta à Naples, dans le palais du duc de Gravina. Il
s’appliqua avec ardeur, non à l’art, mais à dissiper la
fortune de son père et de son aïeul. Sous le pontificat de
Paul III, il se rendait à Ascoli, en qualité d’architecte,
lorsqu’il fut assassiné par son domestique qui voulait le
voler. Ainsi s’éteignit la famille de Lorenzo, dont la gloire
vivra éternellement (5). Mais revenons à Lorenzo. Versé
dans plusieurs des beaux-arts, il cultiva avec succès la
peinture sur verre. On lui doit les œils-de-bœuf de la
coupole de Santa-Maria-del-Fiore, à l’exception d’un seul,
où Donato représenta le Couronnement de la Vierge. Il fit
également les trois œils-de-bœuf qui se trouvent au-dessus
de la porte principale, tous ceux qui ornent les chapelles et
les tribunes de la même église, et celui de la façade de
Santa-Croce. À Arezzo, il imprima le Couronnement de la

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Vierge sur une fenêtre de la grande chapelle de l’église
paroissiale, et deux figures pour Lazzaro di Feo di Baccio,
très-riche marchand. Malheureusement, il se servit de verres
vénitiens chargés de couleur, qui interceptent le jour, plutôt
qu’ils ne le ménagent.
Lorenzo fut adjoint au Brunelleschi, pour la construction
de la coupole de Santa-Maria-del-Fiore ; mais cette
association fut rompue comme nous le raconterons dans la
vie de Filippo.
Ghiberti écrivit quelques traités en langue vulgaire qui
offrent peu d’utilité. Après avoir passé en revue les peintres
anciens et particulièrement ceux qui ont été mentionnés par
Pline, il coule avec trop de rapidité sur Cimabue, Giotto et
les autres artistes de ce temps, pour arriver à se mettre lui-
même en scène et à décrire minutieusement, un à un, tous
ses ouvrages. On voit qu’il savait mieux manier le crayon,
le ciseau et le bronze, que la plume. Lorsqu’il parle à la
première personne, il ne manque jamais de dire : Moi, je
fis ; moi, je dis ; moi, je faisais ; moi, je disais.
Il mourut d’une fièvre violente, à l’âge de soixante-quatre
ans, laissant une renommée immortelle (6). Il fut
honorablement enseveli à Santa-Croce. On plaça son buste
en bronze, avec celui de son père Bartoluccio, au-dessus de
la porte principale du temple de San-Giovanni, et l’on grava
à côté cette inscription : Laurentii Cionis de Ghibertis mirâ
arte fabricatam.
Les dessins de Lorenzo ont une beauté et un relief
admirables, ainsi qu’on peut en juger par un Évangéliste et
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divers croquis en clair-obscur, que nous conservons dans
notre recueil.
Son père Bartoluccio était bon dessinateur aussi, comme
le prouve un autre Évangéliste, de sa main, inférieur
cependant à celui de Lorenzo.
Dans ma jeunesse, l’an 1528, Vettorio Ghiberti me donna
ces dessins et plusieurs autres de Giotto et de différents
maîtres. Je les garde avec toute la vénération que méritent
les œuvres de ces grands hommes. Si, lorsque j’étais
intimement lié avec Vettorio, j’eusse su ce que je sais à
présent, j’aurais facilement obtenu de son amitié une foule
de précieux dessins de son aïeul.
Pour ne pas fatiguer nos lecteurs de tous les vers latins et
italiens que l’on composa en l’honneur de Lorenzo, nous ne
citerons que ceux-ci :
Dum cernit valvas aurato ex ære nitentes
In templo Michael Angelus, obstupuit.
Attonitusque diù, sic alta silentia rupit :
O divinum opus ! O janua digna polo ! (7)

Une histoire des beaux-arts, en harmonie avec les progrès


de l’intelligence, manque à la France. Nous croyons qu’on
ne doit s’en prendre qu’à la rareté des matériaux, et à la
difficulté de les rassembler. Lorsque nous avons entrepris

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de vulgariser le livre de Vasari, qu’un jeune et brillant
écrivain a défini avec tant de justesse : les Actes des
Apôtres de l’Art chrétien, nous n’avons pas uniquement
songé, comme on l’a insinué, à émettre nos doctrines sous
le nom de Vasari, à la suite de chacune de ses biographies.
Notre but, notre principal but, a été d’offrir de solides et
abondants matériaux à de plus habiles constructeurs que
nous. Et, faut-il le dire ? Depuis que Vasari s’est fait
connaître, nous avons remarqué, avec une profonde
satisfaction, que la critique elle-même s’était empressée de
profiter de ses enseignements [1]. Déjà, elle comprend mieux
sa haute mission, et renonce aux romanesques et
emphatiques trivialités qui trop souvent l’avaient distinguée
jusqu’alors. En l’instruisant des faits fondamentaux, Vasari
l’a mise à même de pénétrer dans l’intimité des œuvres de
l’art, et d’apprécier leur moralité. Qu’elle puise largement à
cette intarissable source, les vrais amis du progrès l’en
féliciteront. Et, de notre côté, afin de lui prouver que nous
avons à cœur de lui être en aide, nous allons lui donner à
exploiter le texte d’un manuscrit précieux de Ghiberti, nous
abstenant de commenter la vie de ce grand homme, malgré
l’attrait que présente un si riche terrain. Nous aurons
d’ailleurs souvent occasion de parler de Lorenzo, dont le
nom se rencontre à chaque progrès de la peinture et de
l’architecture, aussi bien que de la statuaire ; car son
influence s’étendit sur tous les arts du dessin.
« C’est à Ghiberti que nous devons le premier essai d’une
histoire de l’art en Italie, noble et patriotique entreprise

22
pour l’exécution de laquelle il réunissait tous les avantages
imaginables, puisque, d’une part, les matériaux abondaient
partout, soit dans les archives, soit sur les monuments restés
pour la plupart intacts ; et que, de l’autre, il se trouvait
exactement placé sur la limite qui séparait la vieille école de
la nouvelle. » À ces lignes, que nous empruntons à un
historien dont le caractère est non moins estimable que le
talent, nous nous contenterons d’ajouter que le manuscrit de
Ghiberti est presque inconnu en France et même en Italie.

MANUSCRIT INÉDIT DE LORENZO GHIBERTI.


1. ↑ Les tomes I, IV et V ont paru longtemps avant celui-ci.

loading it:Index:Vasari - Vies des peintres - t1 t2,


1841.djvu...

NOTES.

23
(1) Cosimo Bartoli, prévôt de San-Giovanni, est connu
par ses écrits. Sa traduction du livre d’architecture de Leon-
Battista Alberti est célèbre.
(2) Le tombeau de Lionardo Dali fut érigé, seulement
après sa mort, et aux frais du couvent et de la république qui
voulut ainsi récompenser les services, qu’il avait rendus
dans plusieurs ambassades. Il mourut l’an 1424.
(3) Selon le comput florentin, le pape Eugène IV se
rendit à Florence, le 27 janvier 1428.
(4) Ce domaine ne fut point donné à Lorenzo, il lui fut
vendu par les Biliotti auxquels il le paya avec les deniers
que lui fournit la seigneurie de Florence. — Voyez le
Baldinucci, Dec. I, part. 1, sec. 3, c. 16.
(5) Le Varchi, Stor. fior. lib. X, fait mention d’un Vittorio
di Bonaccorso Ghiberti qui, à l’occasion du siége de
Florence par les Médicis en 1529, peignit, sur une paroi de
la grande salle de leur palais, le pape Clément VII sur le
point d’être suspendu à une potence. On croit que
Bonaccorso était fils non de Lorenzo, mais de Vittorio, que
l’on donne alors à Lorenzo pour fils.
(6) Le Baldinucci prétend que Lorenzo Ghiberti mourut
en 1455, âgé de plus de soixante-dix-sept ans.
(7) Dans la première édition du Vasari, la vie de Lorenzo
se termine par les vers suivants :
Lorenzo giace qui, quel buon Ghiberto
Che a’consigli del padre e dello amico

24
Fuor dell’uso moderno e forse antico
Giovinetto mostrò quant’uomo esperto.

25
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