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LA COLLECTION « BANG D'ESSAIS » EST DIRIGEE PAR JEAN-JACQUES Rosa Jacques Bouveresse, Esais 1. Wittgenstein, a moderitt le progres & le déclin A paratene de Jacques Bouveresse Esvais m1: Wingenstein, la philosophie & le langage Exsais 1V : Pourquoi pas des philesophes ? Eisais v : Wittgenstein & a nécesité ‘Autres ouvrages Conversations de Wittgenstein avec Bouwsma (1949-1951) James Conant, Onvell ole Powvoir de la verse © Agone, 2001 BP 2326, F-13213 Marseille cedex 02 beep://www.lisez.com/agone ISBN 2-084 646-6 Coédition, Comeau & Nadeau Editeurs Ison PonEDeS7 gu » “EOATHEGL | Qe ange” JACQUES BOUVERESSE Essais 11 L’EPOQUE, LA MODE, LA MORALE, LA SATIRE Textes rassemblés & organists par Jean-Jacques Rosat COMEAU & NADEAU Aogravun Les notes en chiffres arabes (reportées & partir de la page 217) donnent les références des textes et propos ciés ; elles sont numérotées par chapitre. Les cuvrages les plus cités sont mentionnés au fl du texte sous la forme dabréviations, dont la iste complete est disponible, par ordre alphabétique, en pages 233-234, Avant-propos Les texts qu owr Er nfunis dans ce deuxitme volume dFessais ne présentent pas le méme genre d'unité et dhomogé- néité que ceux qui composent le premier. Mais ils n’en consti- tuent pas moins une suite naturelle de celui-ci, Is eaten, eux aussi, pour essentel de problémes de philosophie de laculeu- re et on y retrouvera en grande parte les thémes qui avaient Gee abordés précédemment, en référence la personnalit in- tellectuelle et la partie «non écrite» de Tceuvre de Witgen- stein, Cest le cas, en pariclie, pour ceux de la modernité, du progr, du décin et de fa fin. Plusicus des essais qui sui- vent traitent de ce que l'on peut appeler la «conception apo- calyptique monde et analysent le cas d'autcurs qui comme Kraus, Spengler ou Gottfiied Benn, considérent 'époque contemporaine et les perspectives qu'elle offre & lhumanité avec une absence de sympathie qui est, sur certains points, comparable A celle de Wittgenstein, mais dont le pessimisme ou le catastrophisme cultutels ont prs des formes nettement plus explcites e militants. Les trois auteurs mentionnés par- tagent le méme mépris pour une civilisation matérialiste, uili- tariste et hédoniste, qui ne leur semble plus capable de donner naissance i une véritable culture. On peut dite, de fagon sché- matique, que Spengler la juge et la condamne d'un point de vrue qui est suppose étze celui de la science (historique), Benn Gun point de vue que l'on peut appeler evzdtique et Kraus du poine de vue éehique, Mais, alors que les deux premiers se pré- Sentent comme des héiters de Nietsche et adoptent résolu- ‘ment, dans leur diagnostic et leur pronostic, la perspective antihumaniste et antihumanitariste, Kraus réagit, au contaire, aux excts et aux aberrations d'une civilisation qu'il considére ‘comme de plus en plus inhumaine dans le sens d'une réaffir- mation des valeurs de lhumanisme taditionnel, Ee méme sl ta jamais é, & proprement paler, un défenseur de la raison ven Avant proper et de la science, il refuse catégoriquement de suivre le mouve- ment anti-intellectualiste qui a abouti, en 1933, & ce quill considete comme la catastrophe politique et culturelle supré- ime, & savoir la mise hors circuit compléte de Pintellect. L’ati- tude adoptée au méme moment par Benn lui semble justement un exemple typique non seulement de «sacrificium intellectus, de document d’une présence d’absence d'esprit (ngeistesgegentwart) qui est 3 la hauteur de la situation », mais également « de ce dont sont capable les littérateus ‘Benn répond aux reproches des incellectuels en annongant sans la moindre ambiguité qu'il «lutte pour Virrationnel ». Kraus trouve, pour sa part, étranges ces Allemands qui, méme quand ils pensent, doivent encore combattre. Quiils combat- tent est divi, crédible, en voulant dire sans doute par i qu'il est moins certain quills pensent. De Benn, il écrit quill est «mythique et profond» et que, dans le processus qui a amené & jeter le bébé avec l'eau du bain, wil gagne la course philoso- phique». C'est une chose que l'on pourrait sans doute dire aussi de Heidegger, qui I'a gagnée bien plus stirement et plus, durablement, mais au sujet duquel on peut se demander tout aurant si, pour avoir voulu, lui aussi, combattre, il n'a pas, en 1933, oublié simplement, quoi qu’en disent certains de ses défenseurs, de penser. Une question que je me suis souvent posée est celle de savoir pourquoi il vaut mieux, de fagon géné- rale, étre mythique et profond, si 'on veut avoir des chances de gagner la course philosophique. Savoir qui l'a gagnée, & Tépoque dont nous parlons, n’est pas facile. Mais on sait, en revanche, trés bien quil’a perdue, & savoir ceux qui ont essayé etre rationnels et accepté d’étre superfciels (selon les crteres ucilisés par les gagnants de la course et les représentants de la evtaie» philosophic). Ils n'ont pas été seulement les victimes prioritares de la grande entreprise de liquidation de la raison et de intellect qui s'est mise en marche avec l'approbation et la coopération dautres intellectuels. Ils ont été également soupgonnés aprés coup d’en avoir été eux-mémes les complices objectifi, en vertu du principe selon lequel Ia responsabilicé ultime du désastre devrait étre imputée a la fagon done la ratio nalité en général, et plus particulitrement la rationalité scien- tifique et technique, avait fini par imposer partout sa loi, plu- ‘tot qu’aux entreprises des combattants de l'irationalisme, qui ne se sont trompés politiquement que parce quis avaient une Ensais! x vision beaucoup plus juste et une compréhension beaucoup, plus profonde que les autres de la situation réelle du monde contemporain, Kraus s'est indigné de la capacité qu’ont les intellectuels, dans ce genre de circonstances, daccepter et d'exiger eux- mémes le sacrifice complet de Fintellect. Mais c'est que, pour beaucoup d’entre eux, le rationalisme et I'intellectualisme ne faisaient en réalité, dans cette affaire, que payer le juste prix de leurs prétentions abusives et de leurs exces insupportables = ils avaient, d’une certaine fagon, tout fait pour mériter pleine- ment ce qui leur est arrivé. Longtemps aprés, malheureuse- ‘ment, ce genre de raisonnement, qui a été appliqué aussi & la démocratie, considérée comme bien plus responsable que ses adversaires déclarés d’une catastrophe qu'elle avait rendue elle- méme inévitable, a continué & trouver des sympathisants et des adeptes. Mon intérét pour des penseurs réprouvés comme Spengler et Benn n’érait évidemment pas purement histo- rique, il éait lig & la volonté de poser des questions comme celle de la part de vérité que peut comporcer aussi 'irrationa- lisme et de la fagon dont on peut essayer de rendre justice & celle-ci, cele de la possbilitéréelle d'un nieteschéisme «de gauche », qui ne me paraissait pas aussi évidente qu’a la plupare des nicraschéens francais, et celle de savoir jusqu’ott on peut pousser les concessions faites 2 l'antirationalisme et en méme temps & lantihumanisme sans risquer de perdre lessentiel, un point sur Iequel la philosophie frangaise dominante de Pépoque me semblait manquer singuligrement de lucidité ou @honnéteté et peut-trre des deux en méme temps. Je me posais le méme genre de probléme & propos de Phis- toricisme et du relativisme, qui, dans la course philosophique, tenaient aussi la vée, avec la méme avance sur des adversaires réputés incurablemene naifs, superficiels et totalement dépas- sé. Se contenter, pour régler le cas d'un auteur comme Spengler, de le qualifier de stupide, comme je ai entendu faire réguligrement, m’a toujours semblé un peu trop simple. II se peut assurément qui existe des fagons plus intelligentes et plus subutiles que la sienne d’tre historiciste et relativiste. Mais il présence au moins lavantage non négligeable de dite les choses clairement et de ne pas reculer devant les conséquences, ce que peu dhistoricistes et de relativistes radicaux acceptent x Avant proper ‘éellement de faire. Sa critique impitoyable du point de vue et de Fllusion universalistes, ce qu'il de sur des choses comme la pluralité irréductible et Vincomparabilité fondamentale des traditions et des paradigmes en général, sa thése de V'incom- mensurabilité des théories scientifiques elles-mémes, avaient incontestablement un air dactualité remarquable et pouvaient faire figure, a Pépoque olt j'ai écrit «La vengeance de Spengler», sinon d'une sorte de reductio ad absurdum (impli- cite et involontaire) de labsurdicé, du moins danticipation ironique, qui, si elle avait été connue, aurait peut-étre donné & refléchir. Il a des ancétres qu’on préffre, autant que possible, ne pas connaitte. Mais le mieux est encore de ne pas les avoir. Le probléme de la compréhension et de l'incompréhension, entre des traditions différentes est un de ceux ausquels jai tou- jours accordé une attention spéciale, avec ou sans rapport avec la fagon dont il a été traité par Pherméneutique contempo- raine. Trois des essais de ce recueil, « Pourquoi je suis si peu frangais», «Infelix Austria» et «Comment peut-on com- prendre une autre tradition ?», ui sont consacrés directement ou indirectement. Je m’étais déja demandé feéquemment, dans les années 1970, comment il pu se faire que deux traditions aussi proches Pune de "autre dans le emps et dans Vespace que la tradition philosophique francaise et sa voisine britannique puissent en arriver & s'ignorer aussi complécement qu’elles le faisaient A l'époque. On peut remarquer que, quand il Sagic de utter contre le préjugé ethnocentriste, comme tout philo- sophe digne de ce nom se sent obligé de le faire, on est tou- jours bien plus vigilant et plus sensible aux injustices com- mises, sil sagic de cultures et de traditions tes lointaines, que quand il est question des voisins les plus proches, que l'on est ourtant tout a faic capable d'ignorer ou de méconnaitre aussi complétement. (On pourrait appeler «ethno-excentrisme» attitude qui consiste & faire bénéficier automatiquement d’un préjuge favorable le plus distant et le plus différent, qui doit nécessairement étre d'autane plus important qu'il est plus dif- ficile & connaitre et plus mal connu.) Le cas de ce qu'on appelle depuis quelque temps la «tradi- tion philosophique autrichienne» n'est guére moins étonnant que celui de la tradition britannique, méme si les raisons his- toriques de la méconnaissance sont probablement un peu plus Exsais | x claires et plus faciles & percevoir. Pour ce qui est des raisons philosophiques, il est clair qu’aux yeux des penseurs mythiques et profonds qui constituaient et constituent encore le plus sou- venta norme, elle possédait tous les attribucs qui enlevent pra- tiquement route chance de gegner la course philosophique et méme d'y figurer honorablement: le godt de la clarcé et de la précision, importance accordée, en philosophie, la logique et Ala science, la croyance aux possibilivés de la raison et aux vertus dela méthode rationnelle. Les philosophes du Cercle de Vienne, qui ont été les continuateurs de cette tradition au 2x siécle, n’éaient justement pas suffisamment mythiques et profonds pour obtenir le méme genre d'adhésion que leurs adversaires les plus typiques e: devenir ainsi capables de rivali- ser séticusement avec eux. Le reproche le plus décsif que l'on continue & adresser & coutes les entreprises philosophiques de cette sorte, méme si ce n'est évidemment pas de cette Fagon-la quil est formu, est que la tiche de la philosophic n'est pas de détruire des mythes, mais plutét d’en créer. Ce n’est pas que la tradition dont je parle n’ait pas produit ou essayé de perpéruer, lle aussi ses propres mythes (ou, en tout cas, ce que ses adver- saires appellent généralement de ce nom), en particulier celui de la supériorité de la méthode rationnelle et celui du progres de 'humanité par la connaissance en général et par la science cn particulier. Mais ces mythes-la avaient été justement recon- rus trts vite par la philosophie sérieuse comme naifs et méme primitifs. Et is avaient cessé depuis longtemps de susciter un lan et une ferveur comparables & ceux que pouvaient engen- deer les productions mythiques concurrentes que T'irrationa- lisme était en mesure de développer de son cote Le degré auquel des traditions philosophiques qui sont pourtant, & premiére vue, asser voisines peuvent devenir incompréhensibles les unes pour les autres constitue un beau sujet d'études pour une ethnographic du monde philoso- phique. Pour décrire la situation, on est presque tenté d’utli- ser 4 nouveau une distinction comme celle que l'on a faite pen- dant longtemps entre les «primitifs» et les «civilsés». Dans la confrontation entre des traditions rivales, les choses se passent souvent comme s'il fallait distinguer entre ceux qui ont accédé depuis longtemps & la culture philosophique proprement dite cet ceux qui n’ont pas encore été capables de le faire ou qui sont x Avant-proper cengagés dans une phase de régression caractérisée. La fagon dont la philosophic du Cercle de Vienne a été pergue sur le ‘moment en France, y compris par la plupart des représentants de la tradition rationaliste, a généralement de quoi laisser réveur. En 1935, Héléne Metzger conclut un compte rendu du Congres international de philosophie scientifique qui a eu lieu, au mois de septembre, & Paris, en écrivant : «Je erains done [...] que les membres de Ecole de Vienne aient ignoré Péminente dignité de la pensée humaine, et la valeur du juge- ment. Je crains quis aient voulu séparer la pensée du penseur, quis se soient emparés de cette pensée comme d'une chose, quils se soient livrés sur cette chose & des acrobaties logiques fort amusantes mais purement formelles, et qu'en définitive ils obtiennent 'accord de tous les hommes par l'emprisonnement ou Pandantissement des non-convaincus. '» En. d'autres termes, on aaffaire & des philosophes dont la démarche consti- tue une atteinte inadmissible & la dignité de la pensée et de étre humain en général, et qui peuvent étre soupgonnés de préparer tout simplement le goulag intellectuel ou un retour & une forme de barbarie préphilosophique. Aux objections de nature théorique, qui peuvent, bien sir, se comprendre et méme étre tout a faic fondées, il s'ajoute pour finir un verdict de condamnation éthique, qui est sans appel et dont il n'est ‘malheureusement pas certain qu'il soit trés éloigné de Vimage que bien des professeurs de philosophic, qui ignorent & peu pris tout de ce quia éé, se font encore aujourd'hui du Cercle de Vienne. Dans les années 1960, le positivisme logique était récusé pour des raisons qui n’étaient pas seulement morales, au sens dont il s'agit, mais aussi et méme surtout politiques, ce qui ne les empéchait pas, bien entendu, ’étre & peu prés aussi dépourvues de rapport avec la vérité et la réalicé. En parlant, comme je le fas ici, de la confrontation entre le rationalisme et Vrrationalisme, j'ai, il est vrai, Pimpression de renvoyer un peu a la préhistoire. Il n'y a plus guére aujour- hui de philosophe qui ne se réclame pas & nouveau, sinon du contenu, du moins de l'esprit de la philosophic des Lumigres, 1. Héline Metzger, «Réflexions sur IEcole de Vienne» (1935), in Le ‘Méthode phlosophique en histone des sciences, Tentes 19141938, unis par Gad Freudenthal, Corpus des auwres de philosophie en langue Francaise, Fayard, 1987, p. 167 des idéaux universalstes qu'elle incarne et des principes et des valeurs de la démocratie libérale, qui étaient naguére encore considérés avec I plus grande méfiance et sont acceptés aujourd hui comme une évidence que méme la philosophie ne peut plus se permettre de questionner sérieusement. On ne trouve plus beaucoup de penseurs importants qui soient encore centés de faire ouvertement fa guerre & la raison ow méme, ailleurs, de a faire & quoi que ce soit. Méme si certains cher- chent encore & faire entendre une voix qui est censée venir @ailleurs, il n'est pas de bon ton de rappeler quill y a peut-eere réellement, comme le dit Benn, deux royaumes différents, qui ne réussiront jamais & se comprendre et encore moins 4 s'uni- fier. Une époque conciliatrice et consensuelle comme celle que nous vivons en ce moment n’aime pas les dualismes, les op- positions et les incompatibiliés dont set nourtie la pensée foncitrement polémique de certains des auteurs qui ont été éeudiés dans ce livre. Quand on constate, par exemple, que les chefs d'entreprise deviennent philosophes et que les philo- sophes peuvent devenir chefs d'entreprise, il est tentant de

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