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Partie II – La croissance économique au


XIXe siècle

Les sociétés préindustrielles connaissent une croissance faible, de l’ordre


de 0,5% par an et des crises profondes qui remettent souvent en cause la
totalité des acquis antérieurs. Mais partir de 1720, la croissance s’accélère
dans la plupart des pays d’Europe occidentale, pour atteindre un rythme
de 2% par an au cours du XIXe siècle. Ce rythme est, certes, modeste par
rapport à ceux du XXe siècle, mais il marque le passage à un type nouveau
de croissance continu et plus soutenu. Cette mutation économique et
sociale est due à un phénomène que l’on a pris l’habitude d’appeler « la
Révolution industrielle ». En réalité, il s’agit d’un phénomène complexe,
et qui a récemment fait l’objet d’une complète réévaluation
historiographique. Nous parlerons donc, de manière plus générale, des
« mutations économiques et sociales du XIXe siècle ».
Le XIXe siècle est aussi marqué par un renouvellement total de la pensée
économique, qui s’explique pour une part par les importantes mutations
que connaît alors l’économie. La pensée libérale qui émerge alors se
démarque en effet nettement de la pensée économique du Moyen Age. Il
convient d’inventer de nouveaux outils conceptuels pour penser et
organiser le monde économique nouveau qui émerge à la faveur des
mutations du XIXe siècle.
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Partie II – Chapitre 4 : Les mutations


économiques et sociales au XIXe siècle

Introduction : Les mots pour le dire (une mise au point préalable sur les
concepts)
On a longtemps parlé de « révolution industrielle » pour désigner le
processus à l’œuvre en Europe occidentale, et d’abord au Royaume Uni, à
partir des années 1760-1770. Aujourd’hui ce concept fait problème. Pour
quelles raisons ?
Le terme de révolution est transposé du vocabulaire politique. Il exprime
l’idée d’une rupture majeure, décisive, d’un changement brusque et
rapide. À ce titre, l’usage du terme de « révolution » paraît donc impropre
pour désigner les phénomènes qui se déroulent à partir du milieu du XVIIIe
siècle. En effet, ce que l’on appelle traditionnellement la « révolution
industrielle » relève plutôt d’un processus continu dans le temps, un
processus de changement en chaîne, avec des phases d’accélération, puis
de ralentissement.
Dans les années 1970-1980, on préférait donc parler de « croissance
industrielle », pour marquer le caractère durable (et surtout pas soudain
et fugace) du phénomène. En effet, le mouvement industriel, une fois
lancé, n’a pas cessé depuis le milieu du XVIIIe siècle, même s’il n’est, bien
sûr, pas homogène (certains secteurs, certaines branches, progressent
plus vite que d’autres, et des inégalités apparaissent donc).
Aujourd’hui, on préfère utiliser une expression encore plus nuancée et
l’on parle donc de « mutations économiques et sociales ». Qu’est-ce
que cela change ?
1. On souligne ainsi que les évolutions économiques n’ont pas
concerné que la seule industrie (et pour cause, les différents
secteurs interagissant, puisque l’économie peut être conçue comme
un système). Il paraît évident que les innovations technologiques
n’ont pas concerné que le secteur secondaire : la mécanisation
touche également l’agriculture et les campagnes, la hausse de la
production concerne l’extraction de la houille comme la culture du
blé.
2. On insiste sur les liens étroits qui existent entre l’économie et la
société. Dans la mesure où il n’y a, évidemment, pas d’économie
sans agents économiques, c’est-à-dire sans hommes, les évolutions
de l’économie vont avoir des conséquences sur l’organisation même
des sociétés. Par exemple, l’industrialisation générant un besoin
considérable de main-d’œuvre, les populations rurales vont être
amenées à s’installer en ville. Le phénomène d’industrialisation
s’accompagne donc, systématiquement, d’un phénomène
d’urbanisation. Ce mouvement de population a, évidemment, en
terme de destruction des liens sociaux traditionnels (déclin très net
de la puissance des propriétaires fonciers). Il en génère également
de nouveaux. On assiste à l’émergence de groupes sociaux – on
préfère cette expression à celle de « classe sociale » :
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- la bourgeoisie d’entreprise, composée des responsables et des


gestionnaires de l’appareil de production renouvelé, s’affirme et
domine
- le prolétariat se développe et s’organise
- les couches moyennes de la population sont traversées par des
courants contraires : ruine de l’artisanat ancien, mais ascension
des professions libérales, émergence de la figure de l’employé
(les gratte-papier qui peuplent les nouvelles de Maupassant).
De la même façon, à l’échelle plus micro de la famille, l’entrée dans
le salariat de la population active féminine va avoir des
conséquences sur les relations intrafamiliales.

Il nous arrivera d’employer indifféremment chacune de ces 3 expressions,


par facilité, pour éviter les répétitions. On insiste toutefois sur les nuances
importantes qui existent entre ces différentes dénominations, qui
renvoient chacune à une appréhension différente du phénomène (les
changements économiques et sociaux) et de la période (le XIXe siècle), et
à une école historiographique différente.

Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que la révolution industrielle ? En quoi


consiste-t-elle ? Où a-t-elle lieu ? Quand ? En quoi est ce une
« révolution » ? Quelles sont les causes et les conséquences de la
Révolution industrielle tant au niveau économique, technologique que
social ? Quelles sont les étapes de l’industrialisation ? Quelles en sont les
conséquences ?

La Révolution industrielle est un évènement majeur qui a bouleversé les


équilibres économiques et sociaux du XIXe siècle. Le point de départ peut
en être daté avec une relative précision dans les années 1760-1770 au
Royaume-Uni.
En 1760, l’Angleterre est encore une société pré-industrielle dont la base
de l’économie reste agricole et rurale. Elle devient, grâce à la révolution
industrielle, incontestablement « la plus grande puissance du XIXe siècle ».
Les contemporains ont d’ailleurs eu conscience de vivre une ère de
mutations d’une importance sans précédent.
En dépit de l’ancienneté du phénomène, cette « révolution » a toujours
des conséquences dans notre monde contemporain : pays
industrialisés (riches, développés, les Nords) et pays en retard, plutôt
pauvres.

I. Le sens de la mutation économique


A. Révolution industrielle, croissance, processus
d’industrialisation

La « révolution industrielle » présente des aspects globaux qui sont


généralement bien connus : progrès de la technique, par phases
(poussées de croissance technique), augmentation des chiffres de
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production et de commerce, augmentation générale du niveau de vie dans


les pays concernés.

1. Les origines de la mutation

La « Révolution » industrielle n’est pas la naissance de l’industrie


ni de la classe laborieuse. En Occident, un secteur industriel autonome,
distinct de l’agriculture existe depuis le Moyen-âge : il se diffuse au cours
de la renaissance urbaine aux XIe – XIIIe siècles, en Flandre et en Italie du
Nord, puis dans la quasi-totalité de l’Europe occidentale aux XIII e – XIVe
siècles.

• L’artisanat urbain des métiers : première forme d’industrialisation de


l’Occident

Les activités de transformations séparées de l’agriculture se localisent


dans les villes (séparation géographique très nette entre villes et
campagnes).
Le travail se divise en branches ou sous-branches en fonction des matières
à transformer (Ex : métiers du bois, du textile, du métal…) ou des besoins
à satisfaire (alimentation, habillement, bâtiment…). À chaque sous-
branche ou stade de travail correspond un métier bien délimité avec ses
producteurs spécialisés (Ex : dans l’industrie du bois, il y a le bûcheron, le
scieur de long qui débite les troncs en planche, puis le menuisier).
La production se fait en atelier coïncidant avec le domicile de l’artisan et
ne regroupant qu’un personnel et un outillage limités (l’outillage se
perfectionne toutefois avec la spécialisation des métiers).
La majorité des producteurs sont propriétaires de leurs moyens de
production.
Ces producteurs sont donc des artisans urbains indépendants qui
travaillent pour la vente sur un marché de consommation urbain et sur le
« plat pays », la campagne environnante. Au niveau d’une ville et d’un
métier, les ateliers autonomes se regroupent dans le cadre d’une
institution professionnelle à statut semi-public appelée métier, guilde,
jurande ou corporation. Cette institution contrôle et régule la petite
production dans une triple logique :
- défense du métier contre toute concurrence externe ou interne
- résistance à la concentration économique et à la main mise de
capitalistes (défense de son indépendance)
- reproduction d’un système de petits producteurs indépendants
(formation des jeunes apprentis, le plus souvent dans le cadre
familial, de père en fils)
Ce système se maintient jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’artisanat peut
aussi être rural.

• La proto-industrie

À partir des XVIe – XVIIe siècles, la production industrielle commence à


émerger en Occident dans une branche fondamentale : le textile. Cette
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production se développe d’abord dans le cadre d’un système distinct de


l’artisanat classique : le système de la fabrique ou de la manufacture :
c’est ce qu’on appelle la proto-industrie (terme de l’historien américain
Franklin Mendels, 1972).
D’une part les travailleurs, s’ils sont toujours en majorité des artisans à
domicile, sont désormais des artisans dépendants : ils ne sont plus maîtres
ni de leurs matières premières, ni du produit de leur travail qu’ils ne
peuvent pas vendre sur le marché. Désormais, ils transforment une
matière première qu’on leur donne à travailler en échange d’un « prix de
façon » qui est en fait un quasi-salaire.
D’autre part, les artisans dépendent d’une personne centrale (le maître
drapier par exemple ou le marchand-fabricant ou le fabricant) qui est
l’entrepreneur, acheteur, possesseur de la matière première + distributeur
du travail + contrôleur de l’ensemble du processus de transformation et
enfin vendeur du produit fini sur le marché pour son seul compte avec
recherche de profit. (Ex : à Lyon les soyeux sont des fabricants et font
travailler des tisseurs, les canuts) Ce marchand-fabriquant qui domine la
production est donc déjà un entrepreneur capitaliste car il est le détenteur
des capitaux.
La proto-industrie se développe le plus souvent en dehors des villes pour
contourner l’obstacle de l’artisanat corporatif. Le travail industriel se
diffuse donc dans les campagnes où la main d’œuvre est surabondante,
docile et bon marché (immense réservoir humain rural). Ce mouvement de
ruralisation du travail manufacturier devient une tendance générale au
XVIIIe siècle dans toute l’Europe. (Ex : la « fabrique » de toile de lin de
Picardie fait travailler, vers 1780, 60 000 fileuses, 6000 tisserands sous la
domination de 15 à 20 marchands-fabricants urbains, le tout dans un
rayon de 10 lieues autour de Saint-Quentin).
Le développement de la proto-industrie a des implications sociales. Il fait
surgir à côté de la vieille bourgeoisie négociante ou bancaire, une
bourgeoisie manufacturière, nouvelle classe d’entrepreneurs, encore
marchands mais déjà organisateurs de la production, employeurs de
centaines ou de milliers d’hommes.
Une part de plus en plus importante de la population active travaille dans
ce secteur : 25% de la population active des Pays-Bas autrichiens (la
Belgique actuelle) vers 1760-1780. Il s’agit d’un pré-prolétariat disposant
d’une certaine qualification (plus ou moins importante), et assez dispersé
(donc peu organisé pour sa défense).

2. La croissance économique

• Walt Whitman Rostow (1916-2003) et le take-off


La croissance est l’augmentation rapide, soutenue et de longue durée de
la production réelle par tête et les transformations correspondantes dans
les caractéristiques technologiques, démographiques et économiques
d’une société. En 1960, l’économiste américain WW Rostow a proposé un
modèle explicatif du passage à l’ère de la croissance. Il a identifié
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plusieurs phases dans l’évolution des économies modernes :


- la société traditionnelle incapable de croissance soutenue,
- suivie du take-off ou décollage : phase décisive, très courte (2 ou
3 décennies) où joue l’impulsion de quelques secteurs pionniers
(« leading sectors ») qui connaissent une mutation technologique
rapide et permettent un bond en avant de l’économie
- enfin, la croissance rapide auto-soutenue « self sustained
growth »)
Rostow donne ainsi l’image d’une mutation économique, pensée comme
une rupture brutale, définie avant tout en termes quantitatifs. D’autres
économistes comme Jan Marczewski en 1963 nient l’existence d’une
période de rupture brutale dans la croissance (par exemple dans le cas
français).

• Une croissance soutenue


Croissance du PNB :
→1,5% par an en moyenne pour l’ensemble de l’Europe entre 1800
et 1890 (mais 2,3% pour le Royaume-Uni seul)
→ 4% par an pour les États-Unis de 1840 à 1910
Croissance de la production industrielle :
→ 2,6% par an pour le Royaume Uni de 1813 à 1914
→ 3,2% pour la Belgique
→ 3,6% pour l’Allemagne.
Le produit total de l’Europe est multiplié par 4,5 de 1800 à 1900.
Mais, attention, la croissance n’est pas une nouveauté du XIXe siècle : elle
a déjà été très importante auparavant. La croissance « en soi » ne suffit
donc pas à caractériser l’originalité économique du XIXe siècle (même si
c’en est une composante essentielle). C’est l’accélération de la croissance,
et notamment de la croissance industrielle, qui constitue un fait nouveau.
Ce « changement de rythme » est surtout sensible au Royaume Uni dès
1780-1800 et aux États-Unis vers 1800-1840. L’hypothèse du take-off peut
donc être en partie vérifiée mais il ne faut pas en exagérer la brutalité.

3. Une rupture du système de production

• Rupture qualitative
À la base de cette accélération de la croissance, il y a un changement
radical de la manière de produire dans l’industrie : à l’outil manié par
l’homme avec son savoir-faire et son énergie musculaire se substitue peu
à peu au cours du XIXe siècle, la machine-outil, mécanisme articulé
permettant la transformation de la matière première et dont le
mouvement est amorcé par une force motrice (moulin à eau puis machine
à vapeur) qui utilise une énergie inanimée (énergie hydraulique, charbon).
À la fin du XIXe siècle, l’électricité se répand lentement comme énergie. Ce
passage au machinisme (c’est-à-dire à la production mécanisée) constitue
une révolution technique sans précédent qui définit la spécificité
fondamentale de la révolution industrielle.
L’usine moderne (appelée « fabrique » au début du XIXe siècle ou factory
ou mill en anglais) constitue aussi un nouveau type d’unité de production.
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Elle se caractérise par la concentration en un même lieu d’un nombre


important de moyens de production (machines-outils et au moins une
machine motrice centrale) ainsi que des travailleurs nécessaires à leur
mise en œuvre. C’est le passage de la production dispersée en ateliers
domestiques à la production techniquement concentrée (passage du
domestic system au factory system). Il faut néanmoins relativiser le degré
de cette concentration technique au XIXe siècle.

• De nouveaux rapports sociaux


La production se caractérise par la séparation désormais radicale entre le
capital et le travail. Autour de cette production se nouent de nouveaux
rapports sociaux :
→ L’usine, les moyens de production, les matières premières sont la
propriété exclusive du ou des capitalistes qui ont fourni les fonds
nécessaires à l’investissement, de même que le produit du travail et le
profit dégagé par la vente sur le marché.
→ Les travailleurs n’ont plus désormais aucun droit ou contrôle sur les
moyens de production non plus que sur le produit de leur travail : ils sont
simplement vendeurs de leur force de travail aux possesseurs du capital,
contre un salaire qui est le prix du travail sur le marché. À l’artisan
possesseur de ses moyens de production succède donc le couple
capital/travail salarié, c’est-à-dire des rapports de production capitalistes.
La Révolution industrielle en tant que période d’apparition de la grande
industrie est donc bien plus qu’une simple révolution technique (due à la
croissance du machinisme) ou économique (apparition de la grande
entreprise, de la production techniquement concentrée). Elle marque en
fait une étape décisive dans la formation et la mise en place du mode de
production capitaliste par le développement de l’entreprise capitaliste
dans l’industrie.

• Une révolution inégale et de longue haleine


La Révolution industrielle doit être perçue comme un processus
d’industrialisation qui implique la durée (plusieurs décennies) et qui
comporte des inégalités de rythme, des décalages dans les diffusions
entre les régions, les branches…
Ce processus comporte aussi une phase de coexistence souvent durable
entre les formes nouvelles de la grande industrie et les formes proto-
industrielles du travail dispersé (y compris au sein d’une même branche).
Le mot « révolution » ne désigne donc pas un évènement qu’on peut dater
avec précision mais une période historique correspondant à ce processus
relativement long. Certains auteurs préfèrent parler d’ « ère industrielle »
ou d’ « âge industriel ».

B. L’apparition d’un nouveau système de production

C’est en Grande-Bretagne que le processus d’industrialisation a


commencé dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.
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1. La révolution cotonnière
La rupture a commencé dans le textile (précisément dans le travail du
coton). La révolution cotonnière constitue la première phase de la
Révolution industrielle entre 1770 et 1830.

• Pourquoi le coton ?
Dès la 1e moitié du 18e siècle, le secteur cotonnier se présente comme
un secteur dynamique à croissance rapide, entrainé par une demande
pressante et multiforme due à la fois aux qualités spécifiques de la fibre
de coton (faible coût de la matière première, robustesse, légèreté) et à un
phénomène de mode incontestable : c’est la « folie des indiennes » :
une vogue pour les étoffes de coton imprimées aux coloris éclatants,
d’abord importées des Indes par les grandes compagnies coloniales puis
produites en Angleterre. Cet appel du marché est un facteur de la
croissance rapide de la jeune industrie.
Rapidement des goulots d’étranglement (notamment en matière de
main d’œuvre) apparaissent : seule l’augmentation de la productivité
permet de répondre à la demande. En 1733, une première innovation
importante se produit : un artisan bricoleur, John Kay, invente la
« navette volante » (fly shuttle) qui améliore sensiblement le rendement
du métier à tisser traditionnel : pièces plus larges, vitesse d’exécution plus
rapide). Le tissage des cotonnades va prendre une croissance rapide après
1740.

• La percée technologique : mécanisation de la filature et


naissance du « factory system »
A partir de 1750-1760, l’expansion de l’industrie cotonnière est menacée
car la productivité insuffisante de la filature n’arrive plus à alimenter le
tissage : il faut au moins 5 fileuses au rouet pour un métier à tisser. Les
fabricants se plaignent de la rareté et du coût croissant du fil, et des délais
de livraison qui désorganisent la production. Pour rompre ce déséquilibre
une seule issue est possible : l’innovation technologique qui
permettrait d’augmenter la productivité.
En 1765, un artisan à la fois tisserand et charpentier, Hargreaves invente
une machine à filer : la « spinning-jenny » permettant à un seul ouvrier
d’actionner simultanément plusieurs broches et de produire plusieurs fils
en même temps. En 1768-1769, Richard Arkwright, un barbier, dépose
un brevet pour un second type de machine à filer : le « water-frame ».
Enfin, en 1779, un autre artisan tisserand Samuel Crompton met au
point un 3e modèle, la « mule-jenny » qui réalise la synthèse des deux
précédents et permet de produire un fil à la fois fin et résistant. Sans
cesse perfectionnée, la mule-jenny sera la machine à filer type du XIXe
siècle.
Cette rupture qualitative décisive se manifeste de manière éclatante : la
productivité par travailleur fait un bond en avant spectaculaire : la
spinning-jenny multiplie par 10 la productivité par rapport à un rouet
traditionnel, la mule-jenny par 100. Corrélativement le prix de la livre de
coton filé s’effondre dans une proportion de 1 à 5 en 20 ans. La machine
d’Arkwright, plus lourde et plus complexe exige une force motrice
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supérieure à la force humaine pour la mettre en mouvement : besoin de la


force hydraulique (d’où le nom water-frame pour la machine et de mill =
moulin pour l’usine).
Le recours à de telles machines motrices, relativement coûteuses, n’a de
sens en termes de rentabilité que si on en utilise non pas une mais un
grand nombre. L’apparition de la machine-outil fait surgir l’exigence d’une
concentration des moyens de production. De grands bâtiments en
briques sont construits au fil de l’eau (à proximité des moulins à eau) pour
accueillir les machines et la main d’œuvre : c’est le factory system qui se
développe.

• La réaction en chaîne
La percée technologique évoquée s’est produite d’abord à un stade du
processus de transformation mais vu l’interdépendance des diverses
opérations, la rupture survenue au niveau de la filature va exercer
rapidement des effets d’entrainement en amont et en aval de la
transformation du coton. Ainsi, dès la fin du 18e siècle, la mécanisation est
généralisée. Après le filage, c’est le tissage qui est l’objet d’innovation : en
1785, Edmund Cartwright, un pasteur inventif, met au point un métier à
tisser mécanique mû par la vapeur : le « power-loom ». La productivité du
tissage est également multipliée par 5.
Ainsi dans les années 1820, même si le travail manuel n’a pas
complètement disparu, l’industrie cotonnière anglaise est devenue une
industrie mécanisée d’un bout à l’autre du processus de production.
Celle-ci se concentre dans des fabriques : la grande industrie capitaliste
est née. L’industrie cotonnière se développe alors à des rythmes sans
précédents : multipliée par 30 entre 1781 et 1831. Le taux de croissance
se situe à 5% par an dans cette période avec un maximum de 6,5%. Avec
de tels taux de croissance, l’industrie cotonnière britannique monte en
puissance dans l’économie du pays : le secteur passe de 0,5 % du revenu
national en 1770 à 8% en 1812. Malgré l’importance des gains de
productivité, les effectifs employés par cette industrie sont multiplié par 4
en 50 ans (les ouvriers travaillant dans les fabriques étant de plus en plus
nombreux alors que l’emploi à domicile s’effondre).
Orientée dès le départ vers les marchés extérieurs, l’industrie cotonnière
est marquée par une forte croissance des exportations X 10 entre 1780
et 1800 (encore plus rapide que celle de la production multipliée par 3). Le
taux d’exportation (rapport exportation sur production totale) dépasse les
50 % au début du siècle et atteint les 80 % à la fin. L’industrie cotonnière
devient un secteur décisif du commerce extérieur britannique en
fournissant en 1830 la moitié des exportations du pays (1/3 vers 1870 à
cause du développement des autres secteurs industriels). La Révolution
cotonnière lance donc l’économie britannique vers la croissance
accélérée.

2. La « filière lourde » : sidérurgie, machine à vapeur,


chemin de fer

Simultanément, la Révolution industrielle s’épanouit à partir d’une 2nde


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filière de transformation technologique, une « filière lourde » : la


sidérurgie et les machines qui lui sont liées.

• Une révolution du charbon ?


Le point de départ de ce second processus se situe dans le charbon, c'est-
à-dire les possibilités offertes (mais aussi les problèmes) par cette source
d’énergie nouvelle. Dès la fin du XVIIe siècle au moins, l’Angleterre doit
faire face à une crise de l’énergie sous la forme d’une pénurie relative de
bois (à cause des besoins croissants de la métallurgie traditionnelle et des
constructions navales). Le bois est utilisé comme énergie sous forme de
charbon de bois. La réponse à cette crise a résidé dans l’utilisation
systématique à une énergie de substitution : le « charbon de terre »
autrement dit la houille (ou charbon) abondante sur le territoire
britannique : Galles, Midlands, Lancashire, Ecosse…
A partir du milieu du XVIIIe siècle, le progrès de cette révolution
énergétique enclenche un ensemble de développements technico-
économiques, soit directement par introduction du charbon comme
matière première dans le processus de fusion des métaux, soit
indirectement par les progrès techniques pour l’extraction du charbon
dans les mines.

• Des innovations liées au charbon


En 1709, un maître de forge anglais Abraham Darby a l’idée de
substituer le charbon de terre préalablement grillé et transformé en coke
à un charbon de bois de plus en plus onéreux afin de réaliser la fusion du
minerai de fer dans un haut fourneau. Progressivement, le procédé de
fabrication de la fonte du coke s’impose de 1750 à 1790 : 90% de la fonte
du coke est produite selon cette technique à cette date. Un nouveau
problème se pose : comment convertir en métal plus résistant cette masse
de fonte croissante ? En 1784, Henry Cort apporte une réponse à ce
problème en mettant au point le procédé du « puddlage », c'est-à-dire
l’affinage de la fonte sur feu de coke dans un four. Le fer en fusion ainsi
obtenu est ensuite travaillé au laminoir entre des cylindres.
En 1769, l’écossais James Watt, doté d’un génie inventif reposant sur
une solide culture scientifique, invente la machine à vapeur grâce au
principe du condenseur. Celle-ci utilise la pression de la vapeur comme
force motrice, réalisant ainsi des gains spectaculaires de puissance et
d’économie de combustible. La première machine à vapeur de Watt est
installée l’année d’après dans une mine écossaise comme pompe pour
évacuer l’eau qui s’écoule dans les galeries. En 1781, J Watt dépose un
nouveau brevet, celui de la machine à double effet, capable de produire
un mouvement circulaire. Ce perfectionnement est décisif car désormais
la machine à vapeur peut devenir une machine motrice universelle : elle
est capable d’entrainer ou de mettre en mouvement toute sorte de
mécanismes ou de machines et donc de se substituer au moulin à eau.
Dès 1785, un filateur du Lancashire installe une machine de Watt pour
actionner des mule-jennies. L’avènement de la machine à vapeur
couronne ainsi tout le processus de mécanisation déjà amorcé : il fournit
désormais à toutes les activités une force motrice artificielle,
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indépendante du site naturel de l’implantation industrielle, sans limitation


de puissance car utilisant un combustible abondant et transportable : le
charbon.
Le chemin de fer est né dans la mine de charbon pour résoudre les
problèmes d’évacuation de grande quantité de ce produit. Dès le 18 e
siècle, des rails en bois sont utilisés pour la circulation de wagonnets dans
les galeries des mines. Vers 1760, on remplace les rails en bois par des
rails en fer mais la traction est toujours animale. La mise au point de la
machine à vapeur à mouvement circulaire vient au bon moment pour
fournir au transport sur rail la machine motrice dont elle avait besoin.
D’abord utilisée comme machine fixe faisant fonction de treuil, elle va être
adaptée sur un chariot mobile circulant sur les rails : c’est l’invention de la
locomotive (due à l’ingénieur anglais Stephenson vers 1810-1815). La
première ligne de chemin de fer est construite en France entre Saint-
Etienne et Andrézieux en 1823 : il s’agit d’un tronçon de quelques
kilomètres servant à l’évacuation du charbon de la mine vers la ville
voisine. Mais ce nouveau moyen de transport se développe vite :
l’invention de la chaudière tubulaire par le français Marc Seguin vers
1826-1827 permet d’accroître considérablement les performances de la
locomotive (en puissance, vitesse et consommation). En 1829, la
« Rocket » de Stephenson atteint la vitesse de 45km/h avec une charge de
20 tonnes. L’année d’après est ouverte la ligne Manchester-Liverpool qui
marque l’évènement du chemin de fer comme moyen de transport
universel, caractéristique de la nouvelle ère technique et de la civilisation
mécanique qui se profile. Parallèlement l’américain Fulton adapte la
machine à vapeur pour le transport sur l’eau : c’est le « steamboat ».
Ces diverses inventions doivent être vues comme interdépendantes car
elles sont nécessaires les unes aux autres et constituent donc « une
sphère technique » (expression de l’historien Louis Bergeron, 1978.) Les
progrès techniques dans la sidérurgie et la métallurgie sont liés aux
avancées de la machine à vapeur : par exemple, c’est elle qui permet la
soufflerie de l’air nécessaire à la combustion dans les hauts fourneaux.
C’est aussi elle qui permet la mécanisation du travail du métal après sa
fusion en mettant en mouvement les laminoirs et le marteau pilon inventé
en 1839. De la même manière, seule la machine à vapeur rend possible le
développement à grande échelle de l’extraction charbonnière en
permettant le pompage de l’eau à grande profondeur et surtout pour la
remontée mécanique de milliers de mineurs et de centaines de milliers de
tonnes de charbon.

• L’émergence de l’industrie lourde moderne


La généralisation des procédés de fusion de fonte au coke et l’introduction
du procédé de puddlage permettent aux maîtres de forges de répondre
enfin à la demande qui s’élargit : début de la mécanisation de l’industrie
textile, agriculture en transformation, commandes d’armement (artillerie
navale et terrestre) encouragées par les guerres napoléoniennes jusqu’en
1815. Ainsi, la croissance de la production s’accélère : elle est
multipliée par 4 entre 1788 et 1806. Cet essor de la métallurgie
s’accompagne dès cette époque de la création d’une industrie moderne de
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constructions mécaniques : métiers à filer, à tisser, machines à vapeur…


La Grande-Bretagne semble entrer dans un « nouvel âge du fer ». Mais au
début du XIXe siècle, la sidérurgie garde un poids modeste dans le PNB : 6
% en 1805, 3,6 % en 1831. Ce n’est pas encore un secteur moteur de
l‘économie contrairement au textile car la demande reste insuffisante.

C’est seulement après 1830 que commence une deuxième phase


d’épanouissement de l’industrie lourde. Le déclic, d’ordre économique,
se situe du côté de la demande : l’industrie lourde trouve enfin un
débouché de masse qui lui manquait : le chemin de fer. Avec le début de
« l’ère ferroviaire », l’industrie lourde va connaître un fort
développement : on parle de « boom ferroviaire » ou de « railway mania ».
10 000 km de voies sont construites entre 1830 et 1850. Un
investissement massif de 200 M de £ provoque un flux de commandes : on
a alors besoin de milliers de km de rails, de milliers de tonnes de métal
pour les ponts, les gares, les aiguillages, de centaines de locomotives, de
milliers de wagons… Au paroxysme du boom ferroviaire vers 1845-1847,
40% du fer nationale est destinée à la consommation ferroviaire. Dans la
décennie suivante, la Grande-Bretagne se lance dans l’équipement
ferroviaire du monde : 370 000 km de voies installées en 1880. La
construction de réseaux ferrés stimule donc la demande en produits
métallurgiques.
L’approfondissement de la mutation technique de la sidérurgie s’effectue
entre 1830 et 1875 : les procédés Bessemer en 1856 par fusion à partir de
la fonte, Siemens-Martin en 1865, permettent de fabriquer en masse un
métal plus résistant : l’acier ; à des prix compétitifs, en faisant des gains
spectaculaires de productivité et des économies de combustibles. Au RU,
l’extraction minière est multipliée par 6 entre 1830 et 1880, la production
de fonte est multipliée par 5 entre 1830 et 1875 et enfin, l’ascension la
plus fulgurante est pour l’acier : multiplié par 10 entre 1860 et 1879. Le
secteur d’activité passe de 3,6% à 11,5% du PNB entre 1830 et 1871 : elle
devient alors une industrie motrice de l’économie.

De nouveaux types de lieux productifs émergent :


 La mine avec ses paysages de chevalets pour remonter les cages,
de terrils de déblais et dissimulés ses kilomètres de galeries
souterraines. Des milliers de « gueules noires » y travaillent : les
hommes à l’extraction, les femmes et les enfants qui poussent les
wagonnets. Ils vivent dans des corons, cités minières, concentrés
autour des puits. La Grande-Bretagne compte 200 000 mineurs en
1850, 500 000 vers 1880 et 1 M en 1900.
 L’usine sidérurgique alignant ses batteries de hauts fourneaux
(15 à 20 mètres de haut), ses immenses ateliers rougeoyants (fours,
laminoirs, marteaux-pilons) où les ouvriers, les « métallos »
s’affairent dans une chaleur intense et des conditions de sécurité
très précaires. Certains sont peu qualifiés (chargement,
manipulations diverses), d’autres sont très qualifiés (opérations de
puddlage, laminage…). Ils sont unis par la dureté des conditions de
travail.
13

 L’atelier de construction mécanique avec ses machines-outils,


engins de levage, poulies, courroies de transmission…où les ouvriers
travaillent dans le bruit et le plus grand désordre apparent. Ces
ouvriers apparaissent comme les mieux lotis, un peu les
« aristocrates » des ouvriers en regard de leur qualification et de
leur niveau de salaire.
Une nouvelle géographie industrielle se met en place : les « pays noirs »
concentrent les gisements houillers et à proximité des mines, les hauts
fourneaux, les forges, les laminoirs et les ateliers de construction
mécanique. Paysages de cheminées en briques, de réseaux de canaux et
de voies ferrées. Autour se situent les interminables cités ouvrières.

• Un système industriel cohérent


Trois piliers fondamentaux :
- une source d’énergie hégémonique : le charbon qui joue un rôle
majeur au cours du 19e siècle comme source d’énergie puis comme
matière première pour la sidérurgie (coke) et l’industrie chimique
(goudron de houille va devenir la base de la chimie organique à partir de
1850 : fabrication de colorants artificiels).
- Un matériau de base : le fer (sous différentes formes : fonte puis acier
après 1860). C’est le produit indispensable à la nouvelle industrie : sans lui
pas de machine à vapeur, de machine-outil ou de possibilité de
développer le chemin de fer.
- Un moteur universel : la machine à vapeur : convertissant le
charbon en énergie mécanique, elle permet le mouvement des moyens de
production : machines pour l’industrie textile, machines-outils des
constructions mécaniques, des souffleries… et des nouveaux modes de
transport.
L’extraction charbonnière, la sidérurgie et les constructions mécaniques
forment la triade de base de la nouvelle industrie en fournissant l’énergie,
les matériaux, les machines (les biens d’équipements) nécessaires à
toutes les autres branches. Leur épanouissement dans le second tiers du
XIXe siècle marquera la maturité de la Révolution industrielle commencée
un siècle plus tôt dans l’industrie cotonnière.

3. La formation de la classe ouvrière


Parallèlement à la naissance puis à l’essor de la Révolution industrielle,
une catégorie sociale nouvelle se forme dans les mines et les usines : la
classe ouvrière. Celle-ci se développe au rythme de la mutation
économique qui en est le moteur.

• Le recrutement de la classe ouvrière


Dans le long terme on assiste à un transfert de main d’œuvre du secteur
industriel ancien vers le secteur moderne. Mais en fait, ce transfert a été
très limité surtout pendant les premières décennies de la Révolution
industrielle. Ainsi, les premières générations d’ouvriers des fabriques sont
composées d’hommes nouveaux, venus d’horizons divers, mais qui
globalement n’appartenaient pas au monde de l’artisanat ou de la proto-
industrie.
14

Une partie importante de la main d’œuvre est d’origine rurale (même si


on ne peut pas parler de foules de ruraux qui se précipitent dans les zones
industrielles). L’exode rural est favorisé par l’extension des rapports
capitalistes dans les campagnes : la suppression des terres communales
entraine en effet des difficultés pour les paysans les plus pauvres. D’autre
part, l’assouplissement des législations rurales modifie le système
d’assistance des indigents (ex : l’accueil des pauvres sans travail par les
paroisses n’est plus une obligation). En même temps, la baisse des prix
agricoles à partir de 1815 augmente les difficultés économiques des petits
paysans propriétaires. L’extension du machinisme dans les nouvelles
fabriques entraine un déclin progressif des industries rurales à domicile
(notamment dans le secteur du textile). Enfin, la pression démographique
entraine une surcharge humaine dans certaines régions. Tout cela
contribue à l’appauvrissement de la petite paysannerie salariée ou
propriétaire à partir des années 1820 en Grande-Bretagne, ce qui
encourage l’exode rural. Tous ceux qui quittent la campagne ne rejoignent
pas les usines car les villes attirent aussi pour les emplois tertiaires
qu’elles offrent. Le phénomène est similaire en France, quoiqu’en retard
pas rapport à la Grande-Bretagne.
La grande industrie naissante fait aussi appel à l’immigration
étrangère : une main d’œuvre issue de régions rurales appauvries
d’Europe. Par exemple, les Irlandais partent travailler en Angleterre car la
population de l’île a beaucoup augmenté entre 1820 et 1840 (6,8 M à 8,5
M d’hab.) grâce à l’introduction de la pomme de terre qui éloigne le
spectre de la famine. De plus, les propriétaires anglais des terres
irlandaises étendent leur domaine : ce qui provoque une tension sur la
demande de terres. Ainsi, vers 1844, l’Irlande compte plus de 2 M
d’indigents, soit près du quart de la population. La grande famine de 1846-
1847 due à la maladie de la pomme de terre provoque une forte
immigration d’Irlandais vers les zones industrielles de l’Ecosse,
l’Angleterre, et du Pays de Galles.

L’essor démographique de la période 1780-1880 explique aussi la


croissance de la main d’œuvre. Les hommes sont plus nombreux à la
campagne mais également à la ville par croissance démographique. La
France passe de 29 M d’habitants en 1800 à 36 M en 1850 (+24 %).
L’Angleterre et le Pays de Galles voient leur population augmenter de +90
% entre 1800 et 1850. C’est surtout le recul de la mortalité en Europe qui
explique cette croissance spectaculaire. Ainsi l’industrie a trouvé un
réservoir naturel de main d’œuvre.
Le travail des enfants et des femmes est fréquent : c’est un travail
familial qui ne constitue pas une nouveauté (c’est le « domestic system »
qui existait déjà). Il assure une certaine élasticité dans la production et
l’amélioration du revenu des ménages. Mais ce travail prend de l’ampleur
entre 1780 et 1830 dans de nombreux secteurs industriels (et notamment
dans l’industrie textile : les femmes et les jeunes filles représentent près
de 70 % de la main d’œuvre dans les filatures de lin). Dans les mines les
femmes sont peu nombreuses au fond mais très présentes en surface pour
le triage du charbon : 5 % du personnel des mines du Nord-Pas-de-Calais
en 1891. Il en est de même pour les enfants, à la différence que beaucoup
15

d’entre eux, parfois très jeunes sont utilisés au fond : en 1867, 15 % des
effectifs des mines du Nord-Pas-de-Calais sont des enfants. En effet, ils
peuvent se faufiler plus facilement dans les veines de charbon peu larges.
La situation est identique en Belgique. La présence des femmes et des
enfants dans le travail industriel est une des images classiques de la
« légende noire » du 19e siècle. Elle résulte du besoin pressant de main
d’œuvre des entreprises, de la volonté des employeurs de peser sur les
salaires (par la concurrence faite aux hommes), de la volonté de dissuader
les grèves (femmes et enfants sont moins organisés syndicalement) et
enfin du besoin d’amortir les fluctuations conjoncturelles en disposant
d’une main d’œuvre facile à licencier.

• La prolétarisation des ouvriers


Le travail industriel dû à la mutation économique présente des
caractères nouveaux par rapport au travail artisanal ou à la proto-
industrie :
 Travail en usine, c'est-à-dire en grande unité de production
 Séparation domicile- lieu de travail
 Promiscuité et tensions issues de la concentration d’une grande
masse d’hommes en un même endroit.
 Cadre de travail difficile à supporter (enfermement, bruit, odeurs,
humidité, chaleur…)
Le travail industriel est ensuite un travail dépendant de la machine qui
est au centre de la production. Dans une mine, le travail dépend de règles
strictes impliquant une division des tâches : piqueurs, boiseurs… Il n’y a
donc plus guère besoin de qualification professionnelle puisqu’on ne
demande plus aucune initiative, aucune créativité, aucune indépendance
dans le travail. D’où un processus de déqualification de la force de travail
(sauf pour les ouvriers qualifiés de la sidérurgie ou de l’industrie
mécanique : mécaniciens, puddleurs…) Ce type de labeur exige de suivre
le rythme de la machine ou les normes d’extraction : il faut travailler avec
régularité et continuité pendant des heures. C’est enfin un travail soumis
aux exigences du profit car l’entrepreneur cherche avant tout la rentabilité
des capitaux. Celle-ci implique l’augmentation constante de la
productivité. De là, résulte la double tendance :
 de l’allongement de la durée de travail (suppression de fêtes
traditionnelles chaumées, lutte contre le « Saint-Lundi » jour de la
semaine marqué par un fort absentéisme)
 à l’intensification du travail, c'est-à-dire l’augmentation de la
quantité de travail fournie par l’ouvrier dans une unité de temps
(suppression des temps morts, intensification du rythme de travail,
des cadences…)
Ceux qui avaient travaillé auparavant dans les campagnes comme
ouvriers agricoles sont habitués au rythme naturel du jour, à la période
des semailles et celle des récoltes (travail intensif) avec entre temps des
moments d’inactivité. Ils se trouvent souvent inadaptés au travail
industriel à moins de les former. Il s’agit avant tout d’un « dressage » de
quelques jours pour habituer la main d’œuvre aux nouvelles conditions :
on apprend l’assiduité, la régularité, l’obéissance… Pour arriver à ses
16

objectifs, on peut amener le travailleur à faire volontairement ce que l’on


attend de lui donnant une stimulation : primes d’assiduité, de bonne
conduite, promesse de promotion, salaire à la pièce… (stimulants
matériels). Le salaire dépend alors de la quantité et de la qualité du
travail. On peut aussi l’imposer par la contrainte et la discipline. La
contrainte a une base juridique : c’est l’autorité du patron, liée à la
propriété privée qui lui confère un pouvoir de commandement incluant
droit de sanction et droit de licencier. Les personnels d’encadrement sont
les instruments de la contrainte. Ouvriers sortis du rang, attachés par des
avantages matériels, ils sont chargés de faire respecter auprès des autres
travailleurs, l’autorité du patron. Ils peuvent infliger des amendes
destinées à réprimer les retards, l’ivresse, les abandons de poste…
C’est souvent sur le terrain des conditions de travail (discipline, durée,
rythme) qu’a commencé la résistance ouvrière. Le mouvement social de
contestation a d’abord été un refus de la prolétarisation et des normes
qu’elle impliquait. La volonté des ouvriers de ne pas dépendre uniquement
de leur travail à l’usine ou à la mine, de garder des revenus d’appoint
garant d’une certaine liberté financière et physique les a conduit à essayer
de conserver le plus longtemps possible une deuxième activité : cela les a
conduits à lutter contre l’allongement du temps de travail. C’est le cas par
exemple, des mineurs de Carmaux étudiés par Rolande trempé. Ces
paysans-mineurs se sont battus contre les modifications du temps de
travail pour conserver la possibilité de cultiver leur lopin de terre. C’est
ainsi que de 1854 à 1870, la majorité des conflits sociaux à Carmaux porte
sur la discipline, la durée et le rythme du travail (car les ouvriers veulent
garder de la force pour cultiver leur champ). Les 4 grèves (victorieuses) de
Carmaux de 1857 à 1869 ont eu pour but de lutter contre la volonté de la
compagnie d’allonger la durée du travail au fond.

• Le coût social de l’industrialisation


Les conditions de travail des premières générations ouvrières sont
caractérisées par l’aspect répulsif du cadre de travail : image classique de
« l’usine-bagne » au 19e siècle où tout l’environnement accentue la
pénibilité du travail et la précarité de la vie ouvrière. Ce sont surtout les
femmes et les enfants qui pâtissent de la vie dans l’usine ou la mine.
L’humidité multiplie les cas de maladie pulmonaire ; les positions dans le
travail entrainent des déformations du bassin et de la colonne vertébrale
(ce qui rend les accouchements difficiles). Le mauvais allaitement et
l’absence de soins postnatals accroissent la mortalité en bas âge. Le
rythme de travail, les stations debout prolongées, le manque de sommeil
ou d’air pur entrainent de nombreux troubles physiques chez les enfants :
blocage de leur croissance, scolioses, cyphoses, déformations des
jambes…
Ces problèmes sont accentués par l’augmentation de la durée du travail
imposée par les entrepreneurs dans la première phase de la Révolution
industrielle. Les journées atteignent 13 à 14 heures de travail. Les
innovations, telles que l’éclairage au gaz, permettent d’échapper aux
contraintes de la lumière du jour. Il en résulte une détérioration de l’état
de la classe ouvrière sous les efforts physiques et nerveux (temps de
17

repos et de sommeil inférieur au minimum physiologique requis). Il ne faut


pas négliger non plus les difficultés culturelles liées à ces conditions de
vie : le temps pour les loisirs est réduit au strict minimum, ce qui empêche
toute ouverture sur un autre horizon que celui du travail quotidien. Le
travail des enfants rend la scolarisation impossible.
Une législation se met en place progressivement pour réduire les abus.
Une loi de 1833 interdit en Angleterre l’emploi des enfants de moins de 9
ans et fixe à 8 heures la durée du travail pour les enfants de 9 à 13 ans et
à 12 heures pour ceux de 14 à 18 ans. Une loi en 1842 prohibe l’emploi au
fond de la mine des enfants de moins de 10 ans. Celle de 1847 fixe à 10
heures la journée de travail maximum pour les femmes et les moins de 18
ans. En France, le décret du 2 mars 1848 fixe à 10 heures à paris et à 11
heures en province, la durée journalière de travail. Mais la
réglementation s’applique avec beaucoup d’élasticité, notamment en
France : le décret du 2 mars est abrogé dès août 1848. Il faudra attendre
la fin du XIXe siècle pour voir se généraliser la journée de 10 heures. Louis
Bergeron dans L’industrialisation de la France au XIXe siècle, souligne « le
caractère implacable du travail industriel qui a pour loi suprême la
continuité de la production et la production du profit et que le travailleur
[dans cet optique] n’a plus à s’aligner sur les rythmes cosmiques ou
corporels ».
La société est donc profondément inégalitaire et notamment devant la
vie. La mort frappe les enfants en grand nombre à cause de la mauvaise
santé de leur mère et des conditions d’hygiène et la nourriture
insuffisante. La mortalité infantile atteint 300 pour mille. L’espérance de
vie de la classe ouvrière est nettement inférieure à celle des autres
catégories sociales et milieux professionnels. Pierre Léon dans Histoire
économique et sociale du monde, donne comme espérance de vie à
Manchester au milieu du 19e siècle : 40 ans en moyenne et 24 ans pour les
mineurs (beaucoup d’enfants meurent jeunes et font baisser l’espérance
de vie moyenne). L’autre fléau qui touche la classe ouvrière est celui des
maladies professionnelles : la tuberculose fait des ravages chez les
femmes et les enfants des usines textiles, des maladies des yeux touchent
les mineurs, des affections parasitaires provoquent des hémorragies.
L’accident du travail est présent quotidiennement et nourrit un sentiment
d’insécurité, d’incertitude du lendemain. Les accidents mortels sont
fréquents surtout dans les mines : à Carmaux, il y a chaque année entre
1856 et 1912 entre 1 et 6 accidents mortels par an à l’exception de 4
années sans accidents mortels.
Mais globalement, la situation des ouvriers s’améliore sensiblement à
partir de 1845 en Grande-Bretagne et à partir de 1855 en France. Le
moteur de cette amélioration est la hausse à peu près continue du salaire
nominal qui aboutit à un doublement du salaire réel sur un demi-siècle
(notamment à cause de la hausse deux fois plus faible du coût de la vie).
Mais les crises cycliques (1817-1832, 1838-1841) ont entrainé un
chômage important qui a pu atteindre 25-30% de la population active
dans certains centres industriels : ainsi les salaires moyens ont-ils alors
baissé. L’historien Jacques Rougerie montre la stagnation ou la baisse des
salaires nominaux du prolétariat ouvrier parisien entre 1820 et 1850 (avec
un recul de la consommation alimentaire de viande et de vin, une poussée
18

du chômage en 1847 et 1848 et une forte mortalité due au choléra en


1832 et 1849). Ainsi, c’est l’ouvrier qui a eu un travail continu qui a sans
doute vu son niveau de vie s’améliorer mais les différences entre
branches sont importantes.
L’approche sociologique de la classe ouvrière montre une véritable crise
d’identité du prolétariat en formation au cours du 19e siècle. Crise dont
les romanciers de l’époque comme Emile Zola dans Germinal, La bête
humaine, Le ventre de Paris… ou Victor Hugo dans Les misérables, Les
travailleurs de la mer… ont révélé l’existence. Ils montrent la misère
humaine et la violence auxquels sont soumis les prolétaires : alcoolisme,
prostitution, criminalité, abandon d’enfants… Louis Chevalier dans sa
thèse : Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris dans la première
moitié du XIXe siècle, montre le lien entre l’alcoolisme et les conditions de
travail ou l’habitat. Le cabaret est dans les quartiers ouvriers un lieu de
défoulement mais aussi le seul lieu collectif et attrayant, loin de l’usine et
du logement insalubre et surpeuplé. Cette démoralisation des classes
laborieuses est liée à la crise urbaine due à l’industrialisation. Enfin, il y a
aussi une crise de la cellule familiale dans les milieux ouvriers à cause de
la dissociation domicile – lieu de travail, du salariat des femmes et des
enfants et des horaires longs de travail (et parfois décalés entre les
membres de la famille).

C. Les causes de la mutation économique

1. Les limites des facteurs favorables

• La révolution agricole
Longtemps la révolution agricole a été considérée comme essentielle
voire nécessaire à la Révolution industrielle. L’exemple anglais a servi
l’interprétation de K Marx. Il a vu dans le mouvement des enclosures le
point de départ d’un exode rural massif. Ce mouvement touche des
paysans, plus ou moins pauvres, propriétaires ou non de leurs terres qui
émigrent vers les villes et qui constituent « l’armée de réserve » dont a
besoin l’industrie naissante. De plus l’augmentation de la productivité
agricole et de la production, libère les capitaux nécessaires à
l’investissement industriel. La production assure aussi évidemment, les
besoins en nourriture des nouvelles populations urbaines. W. Rostow, dans
Les étapes de la croissance économique, 1970, soutient aussi l’idée selon
laquelle la révolution agricole a été la condition sine qua non de la
croissance industrielle. Pour lui, l’agriculture non seulement rend possible
et même favorise la révolution démographique mais aussi elle engendre
les nouvelles industries textiles et métallurgiques en leur fournissant une
grande partie de leur capital et des entrepreneurs qui vont se lancer dans
les nouveaux secteurs clés de l’économie moderne.
Cette thèse est aujourd’hui largement contestée, ainsi que la notion
même de révolution agricole. D’abord, les mutations agricoles ne
surviennent que tardivement : 1830 en Grande-Bretagne et 1840-1850 en
France (donc après le « décollage industriel »). En outre, les enclosures ne
19

sont pas véritablement à l’origine de cette « armée de réserve » dont


parlais K Marx, car elles n’ont pas véritablement engendrées un vaste et
rapide transfert de main d’œuvre vers l’industrie. Les progrès de
l’agriculture ont plutôt accompagné la Révolution industrielle. Ils n’ont pas
été une condition préalable ni nécessaire à la croissance économique. En
revanche, la mutation industrielle a sensiblement accéléré la
modernisation et l’efficacité de l’exploitation du sol.

• La révolution démographique
La révolution démographique est également apparue à certains comme un
élément déterminant pour expliquer la Révolution industrielle. C’est un fait
qu’il y ait une forte croissance démographique à la fin du 18 e siècle et au
début du 19e siècle : début de la transition démographique. Ainsi,
producteurs et consommateurs, plus nombreux, auraient stimulé la
mutation économique : la population double en Grande-Bretagne entre
1750 et 1800, ce qui correspond à la période de forte croissance
économique. La même coïncidence se retrouve en Allemagne et aux EU
dans les années 1840-1850, en Russie dans la période 1850-1900 pendant
laquelle la population double… Les analystes marxistes voient dans l’essor
démographique, un élément de surpopulation des campagnes qui va
fournir une main d’œuvre abondante et donc bon marché à l’industrie
naissante.
Mais le lien direct entre révolution démographique et Révolution
industrielle n’est pas si évident que les statistiques semblent le dire. Ainsi,
la Grande-Bretagne n’a pas été le pays le plus dynamique
démographiquement alors que son processus d’industrialisation a été le
plus rapide et important d’Europe. En plus les chronologies ne sont pas
toujours concordantes et on peut estimer que les deux phénomènes ont
interagi l’un sur l’autre.

• Le rôle des capitaux


L’accumulation du capital (que Karl Marx appelle « l’accumulation
primitive du capital ») aurait aussi joué un rôle non négligeable en
assurant des disponibilités financières nécessaires à l’investissement
industriel. L’application pratique à une grande échelle des innovations
technologiques, la mise en œuvre dans les usines de machines à vapeur,
la mécanisation de l’industrie nécessitent effectivement des financements
importants. Ainsi, certains économistes ont vu dans l’accumulation du
capital une condition sine qua non de l’investissement et donc de la
Révolution industrielle. D’où viennent ces capitaux ? Le capitalisme
commercial qui a précédé le capitalisme industriel a permis un transfert
des profits réalisés dans le commerce et notamment dans le commerce
colonial : Liverpool et son arrière-pays a bénéficié de la traite des
esclaves. K Marx dans Le Capital affirme « ce fut la traite des nègres qui
jeta les fondements de la grandeur de Liverpool : pour cette ville
orthodoxe, le trafic de chair humaine constitua la méthode d’accumulation
primitive de capital. Celui-ci arriva suant le sang et la boue par tous les
pores ». D’autre part, la rente foncière a donné naissance à un appareil
industriel : par exemple, en France, les grands maîtres de forges sont
20

généralement issus des grandes familles nobles de l’Ancien Régime.


Pourtant, il faut ramener à de justes proportions les profits tirés du
commerce et de la traite négrière. Le taux de profit de ce commerce est
estimé à seulement 7 – 15 %. On estime que la place tenue par les profits
de la traite dans l’investissement consacré à la révolution industrielle
s’élève à 0,11 % par an. En outre, lorsqu’elle a existé, cette accumulation
du capital agricole et commercial n’a guère pu contribuer à
l’investissement industriel pour deux raisons :
 L’inexistence ou l’inefficacité de l’appareil bancaire dont les
structures ne permettent pas d’organiser ce transfert financier en
direction de l’industrie naissante.
 L’attrait considérable qu’exercent d’autres placements assurant une
sécurité incomparable : achats d’offices, fonds publics, acquisition
de terres…
Ainsi, en France, il y a un véritable désintérêt du capital commercial pour
l’investissement industriel.
Enfin, on peut conclure à la faiblesse des liens directs et étroits entre
accumulation primitive et Révolution industrielle en rappelant que les
investissements nécessaires au démarrage économique ont été très
réduits. Pour l’industrie textile, qui est la première qui se développe,
l’apport financier initial nécessaire à la création d’une entreprise est faible.
D’abord parce que ces entreprises sont au début de taille très réduite et
que les machines à l’époque ne coûtent pas très cher. Les besoins en
capital fixe sont réduits du fait de l’installation fréquente des usines dans
des locaux déjà existants (maisons particulières, fermes, hangars…) En
outre, de nombreux entrepreneurs ont plusieurs activités, ce qui leur
procure des revenus suffisants pour investir leurs fonds propres. De la
même façon, au début de la Révolution industrielle, les profits sont très
hauts : 20 à 30% (grâce aux faibles coûts des techniques et de la modicité
du capital fixe). Or, ces profits sont systématiquement réinvestis, dans le
cadre d’un autofinancement très fréquent. L’industrie nourrit donc son
propre développement. L’industrie anglaise, par exemple, a financé elle-
même l’essentiel de sa mutation. Il faut attendre l’ère des chemins de fer
et de l’industrie lourde pour que les capitaux extérieurs soient
nécessaires. Le système bancaire doit alors s’adapter pour répondre à ces
nouveaux besoins en termes d’investissement. Cela se passera plusieurs
décennies après le décollage industriel.

• Le rôle du contexte politique et socio-économique


- Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, établit
un lien entre religion protestante et esprit d’entreprise, entre niveau
d’instruction et développement économique. Différents facteurs
expliquent la mutation fondamentale des valeurs et des mentalités de
l’individu en Grande-Bretagne dès le début du 18 e siècle : une monarchie
constitutionnelle stable et assez démocratique, une politique
gouvernementale qui reconnait le profit individuel et le développement
économique comme un objectif suprême... Ainsi, E.-J. Hobsbawn dans
L’ère des Révolutions, pense que la Révolution industrielle est le fruit
ultime des révolutions bourgeoises qui ont juridiquement libéré l’individu
21

en Angleterre. Aux États-Unis, une éthique puritaine et un « darwinisme


social » incarnés par « l’évangile de la richesse » constitue un élément qui
peut passer pour essentiel de l’industrialisation américaine. Profit et
religion sont donc liés : pour Rockfeller : « gagner de l’argent est un don
de Dieu comme l’instinct artistique, musical ou littéraire. » Déjà,
auparavant, les physiocrates français (Quesnay) ou les libéraux
britanniques avec Adam Smith, les philosophes allemands avec Kant ont
glorifié l’individualisme, le libéralisme, l’initiative et la circulation des
capitaux ; tout cela aurait préparé l’éclosion du capitalisme industriel.
Si ces facteurs politiques, idéologiques ou culturels ont sans doute joué un
rôle non négligeable, il ne faut pas pour autant les considérer comme
suffisants. En fait, la croissance industrielle ne résulte pas d’une série de
modernisations sectorielles comme une succession de phases de progrès
(agriculture, démographie, commerce extérieur, capital accumulé,
technique industrielle, évolution de la pensée…) mais comme une
croissance d’ensemble qui lie tous les progrès de façon irréversible et
inter reliée (Fernand Braudel : Le Temps du monde, 1979.) Il existe donc
un faisceau convergent d’éléments favorables à la Révolution industrielle.

2. Marché, innovation, profit : les sources de la Révolution


industrielle

• Une économie de marché


Le capitalisme suppose d’abord, comme l’a montré North dans son étude
sur La Croissance économique des USA, 1790-1860, une économie de
marché. D’après lui, le marché est le moteur essentiel du changement
économique. A l’origine de la Révolution industrielle, il y a l’appel du
marché, c'est-à-dire la croissance accélérée de la demande à partir de
1750. Cette extension du marché s’effectue d’abord à l’intérieur des pays
(importance de la croissance démographique). Mais plus qu’à la taille du
marché, il faut s’intéresser à sa structure. L’Angleterre à la fin du 18 e
siècle offre l’exemple d’un marché de type nouveau : le plus grand
marché homogène du monde avec 2 caractéristiques fondamentales :
 Une circulation aisée car l’Angleterre des années 1760 – 1800 ne
connait déjà plus les douanes intérieures qui ralentissent la
circulation dans les autres pays européens et en augmentent le
coût (comme par exemple dans la France d’Ancien Régime). Elle
dispose également d’un bon réseau de voies de communication
(3200 km de canaux et 1800 km de routes). Les zones rurales
s’intègrent rapidement à l’économie de marché grâce à la qualité
des voies de communication.
 Une consommation de masse dont l’origine se trouve dans la hausse
constante des revenus de larges factions de la population. Les
salaires, surtout pour la main d’œuvre non qualifiée, ont progressé
en valeur nominale de 20% à Londres et de 50% dans certaines
régions comme le Lancashire. La Grande-Bretagne a le revenu
moyen le plus élevé d’Europe au début du 19e siècle : les Anglais et
les Gallois sont les mieux alimenté d’Europe (pain blanc, viande,
produits laitiers). Le pouvoir d’achat en hausse se greffe sur une
22

structure sociale plus égalitaire qu’ailleurs, ce qui favorise


l’augmentation de la demande globale et un début de
standardisation des biens de consommation. Avec la hausse des
revenus disponibles, la demande de biens de consommation
augmente (chaussures en cuir, habits en laine puis en coton,
meubles…).
Jean-Pierre Rioux, historien, écrit que « au marché ancien où les produits
de luxe sont absorbés par une minorité de privilégiés se substitue le
marché moderne de masse, géographiquement et socialement étendu »
=> il existe un modèle britannique de consommation.
Mais l’appel du marché vient aussi de la demande extérieure, c’est-à-
dire de la conquête par l’Angleterre des vastes marchés coloniaux mais
aussi des marchés européens. Elle dispose d’une flotte de voiliers très
perfectionnés, de ports bien aménagés (Londres, Liverpool), de
compagnies commerciales efficaces. L’Etat encourage cet essor
commercial par la suppression des droits à l’exportation. L’Angleterre
s’assure la maitrise des débouchés commerciaux en Europe d’abord et
surtout ensuite en Amérique, en Afrique, en Orient et en Extrême-Orient.
Le marché chinois et surtout le marché indien ouvrent aux produits
britanniques des perspectives sans précédent => véritable explosion de la
demande (et notamment des cotonnades).

• Innovations et profits
Les entrepreneurs, marchands-fabricants, ont réagi en augmentant la
production dans le cadre des structures traditionnelles (par le domestic
system). Mais rapidement, cela n’a pas suffi assez : le goulot
d’étranglement de la fin du 18e siècle va susciter une vague
d’innovations technologiques destinée à la fois à économiser la main
d’œuvre, à réduire les coûts et à satisfaire la demande par l’augmentation
de la production.
L’aiguillon du profit (qui atteint parfois des niveaux remarquables), la
pression de la demande font que les entrepreneurs ont accepté le risque
de l’innovation, de l’aventure technologique d’où sortira l’industrie
cotonnière modernisée et mécanisée. L’expérimentation et les
innovations sont désormais appliquées à une grande échelle et
provoquent à leur tour des percées technologiques en chaine, généralisant
la mécanisation.
Conclusion : se constitue ainsi une dynamique de la croissance basée sur
trois piliers : l’économie de marché, l’innovation technique et la recherche
du profit. La société entière est attirée par l’enrichissement. Plus que les
capitaux ou les prix, c’est le marché, intérieur et extérieur, avec ses
profits, ses appels, ses pressions qui devient l’élément moteur. Jean Paul
Rioux : « Pour coordonner, pour accroitre la productivité et la rentabilité
de la main d’œuvre et des capitaux, pour maitriser les mécanismes
économiques nouveaux, un pari est nécessaire, un saut dans l’inconnu.
L’accumulation des forces productives nouvelles est telle que des goulots
d’étranglement se forment. Seules les révolutions des techniques et des
transports permettront l’envol vers le profit accru du capitalisme
industriel ».
23

II. Un capitalisme ou des capitalismes ?


A. Les voies nationales de l’industrialisation

1. Le « modèle anglais » : réalité historique et illusion


théorique

• La Grande-Bretagne : point de référence


La Grande-Bretagne, première nation industrielle est un point de référence
obligé à cause de l’antériorité et de l’avance de son développement
industriel. Elle conserve cette avance jusque dans les années 1860. Elle
est le lieu d’émergence de 90% des innovations techniques fondamentales
des 18e et 19e siècles. Sa réussite éclatante fait de la Grande-Bretagne en
moins d’un siècle, une économie dominante à l’échelle mondiale (comme
le manifeste l’Exposition universelle de 1851). Avec 22 % de la population
mondiale, le Royaume-Uni consomme, vers 1860 : 27 % de l’énergie
mondiale, utilise 49 % du coton brut travaillé dans le monde, produit 53 %
du fer mondial => le RU apparait comme un modèle jalousé, redouté et
admiré.
Dès la seconde moitié du 18e siècle, on constate une volonté d’imitation
du modèle industriel anglais de la part de chefs d’entreprises et de
responsables politiques. Ce processus d’imitation vise au transfert de
technologie. De multiples voyages, enquêtes, stages d’ingénieurs ont lieu
dans les régions industrielles et les entreprises britanniques : les
sidérurgistes français, De Wendel, Eugène Schneider, Georges Dufaud font
le voyage en Angleterre au début du 19e siècle. Mais c’est aussi
l’espionnage industriel systématique qui va permettre d’importer par
des moyens illégaux des brevets, techniques et plans de machines…
malgré l’interdiction par la loi anglaise de l’exportation de machines.
Enfin, on assiste à des débauchages à prix d’or d’ingénieurs, inventeurs,
spécialistes, ouvriers qualifiés, mécaniciens… britanniques. Nombres de
ces spécialistes dynamiques s’établissent d’ailleurs à leur compte et
fondent des entreprises pionnières sur le continent. Ils contribuent ainsi à
la diffusion en profondeur des innovations en Europe. Par exemple, James
Jackson introduit la fabrication de l’acier dans la région de Saint-Etienne
en 1815, John Cockerill débute la sidérurgie moderne dans le Bassin de
Liège en Belgique.
Mais analyser l’industrialisation de tel ou tel pays en comparaison du
modèle anglais et trouver des « bons » et des « mauvais » élèves n’est
pas une démarche très pertinente. Car les processus
d’industrialisation ne peuvent pas être identiques sous prétexte qu’on
utilise les mêmes procédés techniques. Les conditions internes des pays
(facteurs de production, ressources naturelles, présence de capital, de
travail, configurations des marchés) entrent aussi en ligne de compte. Les
entrepreneurs locaux doivent s’adapter aux conditions internes des agents
économiques du développement. La chronologie, le rythme, les secteurs
d’activités, l’articulation entre ancien et nouveau système sont forcement
24

différents du modèle de base. Ainsi, le développement du capitalisme


industriel au 19e siècle, prend, malgré l’influence incontestable de la
Grande-Bretagne, des « voies nationales » relativement originales vers la
civilisation industrielle. En plus, ce phénomène ne touche que deux
régions du monde : l’Europe du Nord-Ouest (Grande-Bretagne, Belgique,
France, Suisse, Allemagne, Ouest de l’Empire autrichien) et le Nord-Est
des EU (triangle Boston-Chicago-Washington).

• Le processus d’industrialisation britannique


L’originalité du processus d’industrialisation britannique se manifeste
par :
- Son rythme : d’abord « explosif » au démarrage (1780-1800) :
schéma du take-off.
- Son caractère radical c’est à die la substitution rapide et complète
des techniques et structures nouvelles (factory system) aux
anciennes : au moins dans les secteurs – clés. Exemple : extinction
du dernier haut fourneau à bois en 1809.
- Sa chronologie interne : deux phases : 1°) le textile où l’industrie
cotonnière joue le rôle de moteur de l’économie (1770-1830) ; 2°)
industrie lourde : sidérurgie et constructions mécaniques sont
stimulées par la demande massive au niveau ferroviaire.
- Ses agents : rôle décisif d’une multitude d’entrepreneurs individuels
venant de l’artisanat ou du commerce (sans rôle majeur de l’Etat ou
des banques).
- Le rôle fondamental des marchés extérieurs avec l’orientation
précoce vers l’exportation massive aussi bien de l’industrie textile
(cotonnades) que métallurgique ou mécanique (machines, matériel
ferroviaire, construction navale)=> Le RU est eu 19e siècle « the
workshop of the world » (l’usine du monde). Son économie est déjà
profondément inséré dans l’économie mondiale : en 1870 : les
exportations représentent 22% du revenu national.

2. Le « bon élève » belge

• Un démarrage précoce
La Belgique connait un processus d’industrialisation très voisin du modèle
anglais. Il commence vers 1800-1810. La proto-industrie était déjà
présente : textile en Flandres, extraction de charbon et métal en Wallonie.
L’industrialisation est rapide puisque l’essentiel de la transformation de la
structure se réalise entre 1800 et 1850. D’après les indices pondérés (par
sa population), la Belgique apparait dès le milieu du 19e siècle à un niveau
de développement proche de celui du RU.
Elle connait une industrialisation en deux temps : une première phase
entre 1800 et 1830 voit le développement de l’industrie cotonnière en
Flandres autour de Gand (la mécanisation de la filature commence sous
l’Empire en 1805-1810) à l’initiative de pionnier comme Liévin Bauwens.
La mécanisation du tissage commence vers 1825 au prix de graves
conséquences sociales. La généralisation de la machine à vapeur date de
25

1835. La deuxième phase est celle de l’approfondissement de


l’industrialisation avec l’essor de l’industrie lourde accompagnée de
l’extraction charbonnière en Wallonie (1e région productrice de charbon
d’Europe entre 1840 et 1850). La construction de machines, la sidérurgie
se développent (1er haut fourneau à coke en 1823 à Seraing près de Liège
grâce à l’installation du britannique John Cockerill). Cette poussée coïncide
avec la construction rapide du réseau ferroviaire qui est un stimulant
essentiel (500 km de voies ferrées construites dans les années 1830).
Le marché extérieur joue un rôle très important. Le rôle du marché
extérieur est d’autant plus important que la Belgique est un petit pays au
marché intérieur nécessairement limité. L’essentiel du commerce se fait
vers la France et l’Allemagne : exportation de charbon sur le marché
français, d’acier sur le marché allemand.

• Les nuances
De simples nuances : resserrement de la chronologie, télescopage plus
prononcé des deux phases d’industrialisation, rôle moteur plus important
de l’industrie lourde par rapport au textile.
De véritables différences : l’Etat joue un rôle important dans la période
1800-1830 par sa politique protectionniste mais aussi par ses
interventions plus directes (subventions, investissements). Surtout, un rôle
essentiel revient à partir de 1825-1830, à des institutions capitalistes d’un
nouveau genre : les banques à forme de société anonymes (Société
Générale en 1822, Banque de Belgique en 1835). Elles interviennent
directement et puissamment dans l’industrialisation en investissant, en
lançant et en finançant un grand nombre d’entreprises minières,
métallurgiques, ferroviaires. Cette intervention directe du capital dans
l’industrialisation (exceptionnelle dans cette première moitié du 19e siècle)
est en fait une innovation.

3. Le cas français : semi-échec ou voie originale ?

• Le décollage français
Au premier abord, la France présente bien, dans les deux premiers tiers du
19e siècle, tous les signes d’une Révolution industrielle. On assiste à une
large diffusion des techniques nouvelles : apparition dès la fin du 18e
siècle de la « spinning-jenny », la 1e machine à vapeur de J Watt est
installée en 1779 à Chaillot, le 1er haut fourneau au coke au Creusot en
1785… Il n’y a jamais eu de véritable fossé technologique entre la France
et le RU et ce d’autant plus que nombreuses innovations sont d’origine
française (métier à tisser Jacquard, chaudière tubulaire de Séguin, gaz
d’éclairage de Lebon… La production est rapidement mécanisée et
concentrée (factory system comme en Angleterre).
La mutation commence dans le textile. Sous l’Empire (1800-1810),
s’amorce la mécanisation de la filature de coton : à Paris (52 filatures,
5000 ouvriers), à Rouen et en Haute-Normandie, dans la région lilloise et
en Alsace. Cette poussée d’industrialisation « à l’anglaise » gagne ensuite
l’industrie de base productrice de biens d’équipement à partir des
années 1820-1830, puis s’accélère dans la période 1845-1865 en liaison
26

directe avec l’équipement ferroviaire intensif qui met en place le réseau


français. Cette poussée industrielle s’accompagne par l’essor de
l’extraction charbonnière sur le pourtour du Massif Central (Blanzy,
Decazeville, Carmaux, les Cévennes et surtout le bassin de la Loire autour
de Saint-Etienne : la production est multipliée par 5 entre 1815 et 1847,
c’est alors le 1er lieu de production en France). Vers 1850, c’est le Nord qui
devient la principale région productrice de charbon : 6 M de tonnes en
1874.
La sidérurgie se développe à partir de 1820 avec des « forges
anglaises » : affinant le fer à la houille selon la technique du puddlage et
le travaillant au laminoir). Les industries se localisent dans les vielles
régions de travail des métaux du centre et de l’est de la France (Chatillon-
sur-Seine, Lorraine) et sur les bassins charbonniers du Massif Central et du
Nord (Le Creusot, Alès, Decazeville, Denain…) Le Creusot est pionnier
dans la production de fonte par hauts fourneaux à coke mais leur nombre
va se multiplier principalement dans le Nord et en Lorraine (Hayange,
Longwy…) Leur nombre passe de 41 en 1849 à 206 en 1856. L’essor de la
construction mécanique est dû à la demande ferroviaire pour la fabrication
de locomotives et de wagons. De vastes ateliers de construction de ce
matériel sont construits à Paris (atelier des Batignolles), à Lyon (ateliers
d’Oullins), au Creusot (Schneider), à Mulhouse, Strasbourg, Lille. Ces
ateliers emploient chacun plus de 1000 ouvriers. Ils utilisent un matériel
de pointe (machines-outils, presses) et apparaissent comme les symboles
de l’âge industriel nouveau. Des paysages industriels nouveaux comme
les « pays noirs » du Massif Central et du Nord donnent à voir terrils, hauts
fourneaux rougeoyants, grandes usines, ateliers de mécanique, corons
ouvriers…
Ainsi, dès le milieu du 19e siècle, la France accède au rang de puissance
industrielle majeure, autonome et commercialement compétitive (la
seconde technologiquement derrière le RU). L’essor est le plus rapide dans
les années 1840 (malgré l’effondrement brutal de la production des
années 1848-1851). Les exportations décollent surtout après 1856 (un
tiers de la production exportée alors).

• Les limites de la révolution industrielle française


Les rythmes de la croissance industrielle sont plus faibles que ceux du
RU : 2 à 3% par an (nettement en dessous du rythme anglais de 3,5% par
an de 1780 à 1850). De plus, il n’y a pas de phase courte d’accélération
brutale marquant une rupture (pas vraiment de take-off comme proposé
par Rostow).
Malgré l’émergence de grandes entreprises (Dollfuss-Mieg à Mulhouse,
Motte-Bossut à Roubaix pour le textile, Wendel et Schneider pour la
sidérurgie, Cail ou Koechlin pour la métallurgie), l’atelier artisanal reste
prédominant : en 1866 sur 4,7 M de personnes travaillant dans l’industrie :
il y a 1,6 M de patrons et 3,1 M d’ouvriers. De plus, malgré sa mutation,
l’industrie ne parvient pas à imposer nettement sa prééminence au cours
du siècle. Ainsi dans la période 1850-1880, le secteur industriel ne
représente encore que 34% du PNB contre 54% pour l’agriculture. De
même, le secteur industriel n’emploie que 31% de la population active
27

contre 45% pour le secteur primaire : en Angleterre, le secteur industriel


emploie 44% des actifs et le secteur primaire seulement 10%. Enfin,
l’urbanisation reste faible : 34% de la population en 1880 (contre 70% en
Angleterre).
Ces limites de l’industrialisation en France au 19e siècle, ont été longtemps
interprétées comme des signes d’un semi-échec ou comme le symptôme
d’un retard dans le développement industriel. Le rôle excessif de l’Etat
centralisateur, le protectionnisme étouffant, l’incompatibilité des valeurs
catholiques traditionnelles et de l’esprit capitaliste, la prudence des
patrons qui cherchent plutôt à gérer un patrimoine qu’à devenir des
conquérants, ont été les explications avancées pour expliquer ce retard.

• Un autre processus d’industrialisation


Mais on peut y voir aussi un « style d’industrialisation à la française ».
La croissance industrielle quoique modérée suffit sur la longue durée à
faire de la France une grande puissance industrielle à la fin du siècle.
Autre particularité : les secteurs industriels moteurs sont plus diversifiés
qu’en Angleterre : la laine, la soie, les industries agro-alimentaires, le luxe,
les industries légères de biens de consommation jouent aussi un rôle
essentiel dans le schéma français. Enfin, le système français est dualiste :
l’industrialisation s’effectue en combinant le développement des
techniques nouvelles de production mécanisée et concentrée et le
maintien des techniques traditionnelles et du cadre de production proto-
industrielle. Cette dernière apparaissant comme complémentaire de
l’usine mécanisée. L’usine mécanisée et l’atelier relativement rural se
combinent dans un système original. Par exemple, dans le cas du secteur
cotonnier, les « indienneurs » mulhousiens développent d’une part la
filature mécanisée à partir de 1802 et d’autre part, le tissage rural du
coton dans la plaine et les vallées vosgiennes. C’est la même chose en
Haute-Normandie et dans la région lyonnaise où l’industrie de la soie (1e
branche exportatrice française au 19e siècle). La filature se mécanise
assez tôt dans des entreprises moyennes, en revanche, le tissage
s’effectue dans le cadre de structures traditionnelles, la « fabrique », c'est-
à-dire de type proto-industrielle avec une masse de d’artisans
dépendants, les canuts, travaillant à façon pour les puissants soyeux
lyonnais (maitres des capitaux et du produit fini). En 1877, il y a 60 000
métiers à tisser à Lyon et nombre similaire dans l’espace rural de la région
lyonnaise.
Ce mode original d’industrialisation apparait comme une réponse adaptée
aux conditions économiques et sociales auxquelles étaient confrontés les
entrepreneurs français. Ceux-ci recherchent le profit et donc
l’abaissement des coûts. Face au problème des capitaux d’abord, et à
l’insuffisance et à l’archaïsme du système de crédit jusque dans les
années 1850, le choix du développement dualiste permet de limiter les
investissements lourds aux seuls secteurs où la mécanisation est
indispensable (la filature par exemple) et de reporter une partie des frais
sur les artisans ruraux. Face au problème des ressources naturelles,
d’autre part, c'est-à-dire avant tout à l’énergie, le choix du maintien
prolongé d’n vaste secteur textile manuel ou d’un secteur de sidérurgie au
28

charbon de bois tient compte des ressources nationales disponibles :


assez peu de charbon et du bois et de l’énergie hydraulique bon marché.
Le refus du tout charbon s’explique aussi par une volonté d’indépendance
par rapport à l’étranger. Enfin, face au problème de main d’œuvre, la
France dont la population croît vite dispose de vastes réserves de main
d’œuvre sous-employées, principalement rurales. Ainsi s’explique le choix
logique de la dispersion à la campagne d’une partie du travail industriel.
Les entrepreneurs y trouvent des avantages : coût plus bas d’une main
d’œuvre semi-paysanne cherchant souvent un revenu complémentaire,
docilité plus grande d’une main d’œuvre isolée, inorganisée, souvent
féminine, souple d’utilisation face aux aléas de la conjoncture (le
licenciement n’est pas nécessaire, il suffit d’interrompre la fourniture de
travail à façon). En plus la petite paysannerie française est très attachée à
la propriété de la terre depuis la Révolution française de 1789. Alors qu’en
Angleterre le processus des enclosures a exproprié des paysans déjà
prolétarisés et peu attachés à la terre.
Pour finir, on peut voir dans ce système dualiste, une volonté politique de
freiner la concentration ouvrière dans les villes afin d’éviter les menaces
d’explosions sociales qui hantent les dirigeants des années 1815 à
1870 (Restauration puis second Empire (soulèvements de 1830, 1848 à
Paris qui renversent Charles X, puis Louis Philippe Ier, révolte des Canuts
lyonnais en 1831 et 1834). Le modèle d’industrialisation dualiste présente
pour certains hommes politiques l’avantage de maintenir les « barbares »
potentiels largement dispersés à la campagne, isolés et soumis au
contrôle social traditionnel. C’est d’ailleurs après l’insurrection de 1831-34
à Lyon que s’accélère l’éclatement de la fabrique de la soie dans la
campagne environnante : simple coïncidence ? Choix économique ou
choix politique ?

4. La réussite allemande : protectionnisme et transferts de


technologie

Bien que plus tardive, la Révolution industrielle en Allemagne se produit


dans les années 1840-1860 grâce à la réalisation d’un certain nombre de
conditions qui freinaient jusqu’à alors le développement industriel. Il existe
des régions industrielles en Allemagne depuis la fin du 17 e siècle :
Rhénanie-Westphalie autour d’Aix-la-Chapelle (textile, houille, sidérurgie),
Saxe (charbon), Silésie charbon et fer). La machine à vapeur fait une
apparition timide dans les années 1820.

• Les facteurs de l’industrialisation


Quatre éléments vont déclencher l’essor industriel : la diffusion du progrès
technique, l’accroissement de la demande, l’augmentation des capitaux
disponibles, le protectionnisme.
- La diffusion du progrès technique s’est faite essentiellement grâce aux
transferts de technologie et de techniciens venus principalement de
Grande-Bretagne et dans une moindre mesure de France. Bien qu’interdite
jusqu’en 1825, l’émigration d’artisans puis de techniciens britanniques, a
29

été un phénomène massif en Allemagne. Ainsi, des machines à vapeur et


des machines-outils sont importées d’Angleterre, puis des modèles de
machines à partir de 1842 (suppression de l’interdiction d’exportation).
Ces transferts sont amplifiés dans leur effet pratique sur le tissu industriel
par la création en 1820 des instituts techniques de Berlin et dans le reste
de la Prusse. Le rôle de l’Etat est à cet égard primordial car il crée cette
infrastructure éducative dans le but d’introduire les techniques nouvelles
et de les diffuser.
- L’accroissement de la demande résulte d’abord de la réalisation de
l’Union douanière (Zollverein) en 1834 sous l’égide de la Prusse. Cette
entente regroupe 25 Etats comptant 26 M d’habitants. L’union douanière
abolit les tarifs intérieurs et unifie ce territoire vis-à-vis de l’extérieur en
en faisant un vaste marché commun. Celui-ci continue de s’agrandir par
adhésions successives jusqu’en 1866. La suppression des barrières
douanières donne un incontestable coup de fouet à la consommation et
donc à l’industrie. Cette unité se trouve confortée par le déblocage des
marchés consécutifs à l’essor des communications et notamment des
chemins de fer.
- Avant le Zollverein, le morcellement politique était un obstacle certain à
la rapidité et au faible coût des transports (taxes et droits à payer à
chaque frontière intérieure. En Allemagne, les obstacles naturels (massifs,
vallées) morcellent le territoire et entravent la circulation est-ouest. Les
deux principaux axes fluviaux (Rhin et Danube) sont divergents ce qui
compartimente encore plus le pays. Mais la voie d’eau reste le seul moyen
de grande communication. Avec la réalisation du Zollverein, la volonté de
développer le chemin de fer anime un vaste mouvement d’opinion
autour des libéraux dont l’économiste Frédéric List. Favorable au
libéralisme à l’intérieur dans le cadre de l’union douanière, mais
protectionniste vis-à-vis de l’extérieur afin de protéger l’industrie
allemande naissante, F List pense que le chemin de fer est essentiel à la
mise en valeur des territoires intégrés allemands. A partir de 1844, les
lignes rayonnent à partir des grands centres urbains et l’unification
s’amorce sous l’influence de la Prusse : l’Association des chemins de fer
prussiens unit toutes les compagnies régionales sous l’égide du
Gouvernement. Dès lors, toutes les voies ont le même écartement, les
tarifs sont unifiés de même que les transits avec l’étranger. Le réseau
passe de 300 km de voies ferrées en 1841 à 2000 km en 1847, 14 000 en
1865. Ainsi la voie ferrée apparait comme l’élément de base de la
concrétisation des objectifs économiques et commerciaux du Zollverein.
Elle modifie complètement l’aspect de l’Allemagne. D’autre part, les
progrès agricoles sont perceptibles dès 1830. L’essor rapide de l’économie
trouve dans l’accroissement démographique une source de gonflement de
la demande. Malgré une forte émigration et une mortalité élevée,
l’Allemagne passe de 25 à 35 M d’habitants entre 1815 et 1845 (+38%) et
à 40 M en 1870, grâce à un taux de natalité très élevé.
- La construction des chemins de fer donne un coup d’envoi d’une
politique de drainage des capitaux au profit du développement
industriel. Cela se traduit par l’essor des sociétés par actions et du crédit
bancaire. Une fois passée, la crise politique et économique de 1848 qui
secoue l’Allemagne, le mouvement repart vers 1853. Les grands secteurs
30

industriels (mines, métallurgie) et les banques voient affluer les capitaux


accumulés depuis de longues années et stérilisés par les difficultés
politiques et les incertitudes économiques. L’essor du système bancaire
assure un drainage efficace de l’épargne vers les emplois industriels. La
création de le Banque pour le commerce et l’industrie en 1853 à
Darmstadt, lance un vaste mouvement de création de banques d’affaires.
Ces banques allemandes mélangent les tâches de banque de dépôt, de
banque d’affaires apporte un concours très efficace au développement
industriel. Enfin, l’afflux de capitaux étrangers (belges, français, anglais)
vient gonfler l’investissement industriel, à partir de 1840 dans les
charbonnages.
- En réservant à l’industrie allemande le marché du Zollverein au
détriment de la concurrence étrangère (et notamment anglaise), le
protectionnisme constitue un facteur essentiel de l’essor industriel. Très
modéré, le tarif prussien de 1821 est adapté par le Zollverein à sa création
et il reste en vigueur jusque dans les années 1840. Le mouvement
protectionniste se dessine à partir de là pour parer la menace anglaise
dans la sidérurgie et le textile. Les récriminations contre la concurrence
étrangère deviennent alors de plus en plus nombreuses. Il en résulte de
multiples manipulations du tarif douanier qui crée de nouveaux droits
d’entrée des produits étrangers.

• L’ampleur de l’essor industriel allemand


Le bassin charbonnier de la Ruhr connait un essor rapide. La loi
prussienne de 1851 qui permet l’octroi de concessions étendues et réduit
la fiscalité encourage cet essor. 3 grands bassins en pleine expansion
fournissent l’essentiel de la production (19 M de tonnes en 1865 ; RU : 85
M de tonnes ; EU : 21 M de tonnes ; France : 9,4 M de tonnes ; Belgique :
8,5 M de tonnes). A cette époque, les besoins allemands sont couverts en
totalité par la production nationale et 10% de la production est exportée.
La mécanisation progresse elle aussi très rapidement dans divers secteurs
industriels (mines, métallurgie, constructions mécaniques, textile, scieries,
navigation, chemin de fer...) Les locomotives, machines-outils, machines à
tisser ou à filer, les machines agricoles sont produites en grand quantité à
partir de 1860. La Prusse et la Saxe concentrent 90% des machines à
vapeur du Zollverein. Dans le textile, le démarrage est cependant plus lent
car les premiers métiers à tisser mécaniques n’apparaissent qu’en 1844
pour lutter contre la concurrence britannique. Dans la métallurgie, la
demande par la consommation intérieure devient de plus en plus
importante à cause des besoins en fonte et en acier. D’autant plus qu’à
partir de 1840, la hausse des droits de douane sur la fonte permet de faire
face à l’invasion du fer anglais en protégeant la production nationale.
Par rapport au RU, à la France et à la Belgique, l’industrialisation
allemande présente des caractéristiques annonciatrices d’une deuxième
vague de mutations économiques qui touchera d’autres pays
européens (Russie, Scandinavie, Italie…) et le Japon :
 Essor très rapide de la production industrielle et énergétique dans
tous les secteurs de base (charbon, métallurgie, constructions
mécaniques)
31

 Emprunts massifs à la technologie aux techniciens et aux capitaux


étrangers
 Rôle primordial de l’Etat dans l’organisation de la croissance
 Protectionnisme douanier
 Système bancaire reposant sur de grands établissements réunissant
les caractéristiques des banques de dépôts et des banques
d’affaires
 Lien étroit entre la recherche et l’application industrielle
 Tendance à la concentration
 Une certaine idéologie nationaliste (stimulus de la croissance.

5. Les premiers pas du géant américain

• Le décollage
Les conditions nécessaires au décollage économique ont été réunies dès
les années 1820-1840 mais elles n’interviennent vraiment que vers 1840-
1850 exacerbant les antagonismes entre le Nord et le Sud,
antagonismes économiques dont résultera pour partie la Guerre de
Sécession. Les travaux de R North (Economic growth of the USA) montrent
que bien avant la machine à vapeur et le chemin de fer, une économie
dynamique s’instaure aux EU. Elle est fondée sur les échanges intensifs
entre les trois grands ensembles économiques du pays : le Sud, royaume
du coton (King cotton) utilisant la main d’œuvre servile et qui alimente en
matière première la révolution cotonnière anglaise via Liverpool. Le riz de
Caroline du Sud et le tabac de Virginie, la canne à sucre de Louisiane
fournissent d’autres denrées destinées à l’exportation. L’Ouest fournit au
Sud, les ressources alimentaires dont il a besoin : blé, viande, maïs. Ces
produits transitent d’une région à l’autre grâce aux multiples bateaux à
fond plat à vapeur qui empruntent les rivières et les fleuves jusqu’au Nord-
est. Denise Artaud et André Kaspi ont montré dans leur Histoire des États-
Unis la dépendance de ces régions par rapport au Nord-Est qui connait
déjà une forte croissance économique. Les financiers de Wall Street
fournissent les crédits, procurent les assurances nécessaires pour le
transport des exportations vers l’Europe.
Cette économie d’échanges qui s’instaure entre les 3 zones, dans le cadre
d’une spécialisation régionale, va permettre au Nord-Est d’assurer son
décollage économique. Il est d’abord confronté à une forte demande de
produits manufacturés. Il bénéficie aussi de l’afflux de capitaux résultant
de son rôle d’intermédiaire. L’afflux de moyens monétaires et de
débouchés pour les produits industriels va assurer le décollage
économique du Nord-Est entre 1840 et 1850. D’autant plus que la région
jouit d’une énergie hydraulique abondante aux pieds des Appalaches. La
Nouvelle-Angleterre, la région de New-York, la Pennsylvanie connaissent
une série de bouleversements techniques qui vont améliorer la machine à
vapeur : Evans crée une machine à vapeur à haute pression, Howe la
machine à coudre (perfectionnée par Singer), Mac Cormick la
moissonneuse, Fulton le bateau à vapeur… Avant la Guerre de Sécession,
le Nord-est connait donc déjà une Révolution industrielle dont le moteur
32

est le textile de Nouvelle-Angleterre. Cette activité est insérée dans le


commerce international avec l’Europe. De 1844 à 1855, le taux de
croissance de l’économie américaine est proche de 7% par an. Ce même
taux est atteint de 1874 à 1884.

• Des limites
Pourtant l’essor de l’économie industrielle est freiné par la domination
politique conservatrice des planteurs du Sud, fief de l’esclavagisme. La
création en 1824 du Parti Républicain monter la volonté de la bourgeoisie
industrielle du Nord-Est de modifier les règles du jeu en s’emparant du
pouvoir politique. La Guerre de Sécession a freiné un temps
l’industrialisation mais va créer à moyen terme les conditions de la
croissance. Le National banking act de 1863 donne aux entrepreneurs une
monnaie adéquate et sûre, encourage les épargnants à déposer leur
argent dans les banques. L’érection de barrières douanières protège
l’industrie américaine de la concurrence internationale (contraires aux
principes libre-échangistes).
Les Républicains encouragent l’immigration pour disposer d’une main
d’œuvre abondante. Enfin, la volonté de peupler les nouveaux territoires à
l’Ouest (Homestead act de 1864) lance la conquête de l’Ouest qui se fait
en partie par le chemin de fer => climat stimulant pour la jeune industrie
des EU. L’extraordinaire croissance de « l’âge doré » dans le dernier tiers
du 19e siècle se déroule en parallèle à un développement industriel très
important.

La Civil War (1861-1865) : Affrontement des États-Unis (l’Union, menée


par Abraham Lincoln, président depuis 1860, à la tête de 7 États du Nord)
et des États confédérés d’Amérique (derrière Jefferson Davis, qui mène 11
États du Sud). Au total, cette guerre, la plus terrible qu’ait connue les
États-Unis (parce qu’un des rares conflits qui ait eu lieu sur son sol), fait
970 000 morts, dont 620 000 soldats.

B. La deuxième Révolution industrielle

La révolution industrielle connait une nouvelle phase dans les années


1870-1880 avec une accélération de la croissance : c’est la deuxième
Révolution industrielle qui se diffuse dans quasiment toute l’Europe et
surtout aux EU. L’industrie est en effet stimulée par de nouvelles
inventions comme le moteur à explosion, de nouvelles sources d’énergie :
l’électricité et le pétrole ; de nouvelles industries : l’automobile, l’acier, la
chimie… Mais l’amélioration du niveau de vie due à l’industrialisation est
mal perçue par les contemporains qui sont davantage sensibles aux crises
interrompant régulièrement la croissance.

1. Les nouveaux visages de l’entreprise

• Des innovations majeures


Cette nouvelle période d’industrialisation se nourrit d’une série
d’innovations techniques. A partir des années 1880 s’amorce une
33

deuxième révolution industrielle liée à l’utilisation de nouvelles sources


d’énergie (pétrole et électricité) qui conduisent à la mise en place d’un
nouveau système technique. Le charbon continue d’être massivement
employé mais l’électricité plus souple d’utilisation commence à le
concurrencer sérieusement :
 Dynamo inventée par le belge Gramme en 1869
 Ampoule électrique par Edison en 1879
 Ligne à haute tension par Desprez en 1882.
 Locomotive électrique par Siemens en Allemagne en 1879
Symbole des sociétés modernes, l’électricité fascine les contemporains
mais elle a aussi des contradicteurs qui se méfient de cette innovation
(peur de cette énergie nouvelle, résistances au confort). A partir de 1900,
l’électricité change de manière irréversible la vie quotidienne et le travail
de millions de personnes en Europe de l’ouest et aux EU.
Le pétrole aussi commence à s’imposer comme source d’énergie grâce à
des inventions qui permettent de développer la production
 Puits de pétrole par Drake aux EU en 1859.
Grâce à cette nouvelle source d’énergie les transports font des progrès
spectaculaires : locomotion par automobile puis par avion :
 Moteur à explosion par Daimler en 1886
 Pneumatique gonflable par Dunlop (RU) en 1888
 Moteur à combustion par Diesel en 1892
 Premier vol aérien par Wright aux EU en 1903
De nombreux matériaux deviennent moins cher à produire grâce à des
innovations majeures comme :
 Le procédé Bessemer pour la fabrication de l’acier (mis au point en
1855 au RU)
 L’électrolyse de l’aluminium par Héroult un français et Hall, un
américain en 1886
La chimie se développe grâce à l’invention de :
 La dynamite par le suédois Nobel en 1867
 La soie artificielle par le français Chardonnet en 1884
 L’aspirine par Bayer (All) en 1899
 La première matière plastique (la bakélite) aux EU par Baekeland en
1907.
Enfin, dans le domaine de l’image et du son, les innovations vont
bouleverser le monde culturel :
 Téléphone par Bell aux EU en 1876
 Phonographe par Edison (EU) en 1877
 Pellicule photographique par Eastman (EU) en 1888
 Cinématographe par les frères Lumière en 1895
 Télégraphie sans fil (TSF) ou radio par le russe Popov, le français
Branly et l’italien Marconi en 1895-1899
 Photographie en couleurs par les frères Lumière en 1907.
De nouveaux secteurs : les constructions mécaniques produisent en
grandes séries la bicyclette (inventée en 1861 par le français Michaux),
l’automobile, puis l’avion. Fabriquée de manière artisanale jusqu’à la fin
du 19e siècle, l’automobile est ensuite produite en grande série dans de
34

vastes usines qui appliquent de nouvelles méthodes de production.


L’électricité permet de développer l’électroménager (fer à repasser, fours,
radiateurs…) l’éclairage public et les transports urbains. L’industrie
chimique bouleverse l’agriculture par la production d’engrais, la médecine
par de nouveaux médicaments. Les industries de la communication
connaissent aussi un essor remarquable.

• La concentration des entreprises


A partir des années 1880, sous l’effet des innovations techniques, le
fonctionnement des entreprises se modifie en profondeur. Pour réunir les
capitaux exigés par un coût croissant de l’outillage et de la recherche se
développent les sociétés anonymes dont le capital divisé en actions est
vendu au grand public. Les bourses de valeurs où sont échangées ces
actions, deviennent de plus en plus actives. Les banques de dépôt
supplantent les anciennes banques d’affaires en ouvrant des succursales
dans toutes les grandes villes, drainant ainsi l’épargne du public vers
l’industrie. Ces mêmes banques jouent un rôle décisif dans la diffusion de
la monnaie fiduciaire (billets) et scripturale (chèques). Le capitalisme
industriel s’épanouit.
L’industrialisation provoque une concentration croissante des capitaux
et des entreprises. Ce mouvement de concentration est destiné à limiter
une concurrence de plus en plus vive. La concentration est verticale
(intégration) lorsqu’une même entreprise contrôle toutes les étapes d’une
production, elle est horizontale lorsque plusieurs entreprises d’un même
secteur fusionnent pour n’en former qu’une seule. Ainsi, certaines
entreprises, surtout aux EU, se constituent en trusts ou en Konzern en
Allemagne : entreprise détenant une position dominante sur un marché.
D’autres cherchent un accord entre elles pour se répartir les marchés et
éviter les baisses de prix : ce sont les cartels qui se multiplient surtout en
Allemagne. Les banques sont au centre du phénomène de concentration :
leurs participations au capital de nombreuses entreprises aboutissent à la
formation de holdings : sociétés financières détenant une part du capital
de plusieurs entreprises. Le processus de concentration est beaucoup plus
poussé aux EU et en Allemagne qu’en GB ou en France.

• De nouvelles formes de production


Une organisation scientifique du travail (OST) : une nouvelle
organisation du travail se met en place. Elle est destinée à accroitre la
productivité. Expérimentée d’abord aux EU, elle se diffuse lentement en
Europe (surtout après la Première Guerre mondiale). A l’initiative de
patrons ou d’ingénieurs, le travail des ouvriers est décomposé et
chronométré pour éliminer les temps morts et les gaspillages. L’ingénieur
américain Frederick Taylor est à l’origine de ces pratiques (que l’on va
nomme le taylorisme) : elles aboutissent à un travail de plus en plus
intense et déshumanisé : les conditions de travail sont beaucoup plus
pénibles. Les contremaîtres surveillent et minutent les ouvriers. Mais la
rationalisation du travail des ouvriers accroit fortement la productivité des
entreprises. Dans les entreprises, les méthodes du taylorisme rencontrent
des résistances de la part des syndicats au début du 20e siècle.
35

Se développe alors le travail à la chaine (surtout dans l’industrie


automobile aux EU). Les taches répétitives peuvent être faites par des
ouvriers peu qualifiés, les gestes inutiles sont supprimés. Grâce au travail
à la chaine mis en place en 1913 dans son entreprise de Detroit,
l’industriel Henry Ford fabrique la première voiture en grande série à bon
marché : la Ford T. En divisant par 4 le temps d’assemblage de ce modèle
créé en 1908, Ford en produit plus de 15 M d’exemplaires jusqu’en 1927.
Préfigurant la société de consommation, Ford pense que la hausse des
revenus salariaux permet de développer la consommation de masse
profitable au système capitaliste. Il accorde donc des salaires plus élevés
et institue la participation de ses employés aux bénéficies de l’entreprise
et augment encore les salaires : c’est le fordisme.

2. La croissance économique

Les pays industrialisés connaissant une spectaculaire croissance entre


1880 et 1914, de leur production et de leur richesse. Cette croissance
économique de l’ordre de 1 à 2% par an, prolonge la tendance amorcée à
la fin du 18e siècle. Les pays d’Europe de l’Ouest multiplient par 3 leur
produit intérieur brut par habitant (entre 1850 et 1939) alors que leur
population double entre ces deux dates. Pendant ce temps, les EU
multiplient par 5 leur PIB/hab. La modernisation de l’agriculture étant
encore très peu avancée, l’industrialisation est le principal moteur de cette
croissance. Elle s’appuie autant sur les marchés intérieurs que sur
l’augmentation des exportations. De nombreux secteurs stimulent la
croissance économique : l’urbanisation entraine de grands travaux, le
chemin de fer puis l’automobile donnent naissance à de nombreuses
acticités et ouvrent de nouveaux marchés. Les industriels atteignent une
clientèle plus large en faisant apparaitre de nouveaux besoins.
La croissance est aussi favorisée par le développement du commerce.
Chemins de fer, navires à vapeur, creusement de canaux (Suez en 1869,
Panama en 1914) raccourcirent les distances et contribuent à la formation
d’un marché mondial. Entre 1840 et 1913, les exportations de l’Europe
sont multipliées par 17. Sur les marchés intérieurs, le développement des
grands magasins comme le Bon Marché en France et Harrod’s en Grande
Bretagne incitent les consommateurs à multiplier leurs achats. D’autant
plus qu’apparaissent les catalogues de vente par correspondance et la
publicité. Vendre devient aussi important que produire (surtout aux États-
Unis).
Le rôle de l’Etat : avant 1914, l’Etat intervient peu dans le
fonctionnement des économies et son action reste limitée aux fonctions
de défense, de diplomatie, d’ordre public et d’émission de monnaie. Mais
son rôle n’est pas nul pour autant : l’Etat américain établit ainsi une
législation antitrust : Sherman Act en 1890 pour maintenir la libre
concurrence entre les entreprises. Presque tous les Etats européens (sauf
le RU qui reste fidèle au libre-échange) recourent au protectionnisme
(limitation de l’entrée de produits étrangers, notamment par les droits de
douane) dans les années 1880 et 1890 afin de protéger leur production
nationale. Enfin, dans de nombreux pays, l’Etat prend en charge les
36

investissements les plus lourds comme en France les travaux


d’aménagement urbain ou en Allemagne, le développement du chemin de
fer.

3. Une nouvelle hiérarchie des puissances

Les pays les plus anciennement industrialisés profitent moins que les
autres de la seconde industrialisation. A la fin du 19e siècle, le RU perd sa
prééminence industrielle : les entreprises hésitent à investir dans leur
modernisation. La richesse du pays va reposer désormais plus sur les
services financiers et commerciaux que sur son industrie. La France est
rapidement distancée par l’Allemagne (sauf pour l’automobile et
l’aviation).
Les années 1880 voient apparaitre de nouvelles puissances. Les États-
Unis qui continuent à accueillir des millions d’émigrés et qui disposent
d’importants gisements de pétrole sur leur territoire dominent la plupart
des secteurs innovants : automobile, aviation, chimie, matériel électrique,
cinéma. Ils deviennent la première puissance industrielle mondiale au
tournant du siècle. L’Allemagne avec son unification économique puis
politique concurrence de plus en plus le RU dans la sidérurgie, la chimie,
les constructions mécaniques ou les chantiers navals. Le Japon et la Russie
connaissent une industrialisation rapide mais sont encore des puissances
secondaires en 1914.

C. Les conséquences de l’industrialisation sur l’économie et


la société

1. Evolution des structures de l’économie

• Productivité et accélération de la croissance


On assiste à une véritable explosion de la productivité c’est-à-dire de
la production par ouvrier. Les innovations technologiques ont joué à cet
égard un rôle fondamental : exemple : le « water frame » d’Arkwright a
multiplié la productivité par 100 par rapport au rouet. Cette croissance de
la productivité a deux conséquences essentielles : la baisse des coûts de
production et celle des prix de vente. La baisse des coûts de production a
permis les taux de profits exceptionnels réalisés par les entreprises au
début de la Révolution industrielle. La baisse des prix de vente permet un
considérable élargissement des marchés intérieurs et extérieurs. La
mécanisation s’est traduite par une croissance très forte de la production
dans des proportions jamais connues jusqu’alors. Le taux de croissance
dans les branches mécanisées a pu atteindre 6 à 8 % par an. Grâce aux
secteurs pionniers qui connaissent une forte croissance, tout le secteur
industriel connaît progressivement un changement significatif dans son
rythme de croissance. Par conséquence, non seulement le produit national
augmente, rapidement mais encore le poids du secteur industriel dans ce
produit national progresse.
Lorsque surviennent des périodes de récession, les crises industrielles,
l’ensemble de l’économie est touchée. Avant la Révolution industrielle les
37

mauvaises récoltes étaient à l’origine des crises (flambée des prix, baisse
du revenu disponible dans l’agriculture…). Ces crises avaient des
conséquences pour l’industrie. Désormais ce sont les crises industrielles
qui rythment les difficultés de l’économie : surproduction, baisse des prix
et des profits, perte d’emplois, baisse des revenus disponibles, difficultés
dans l’agriculture… L’apparition de la crise industrielle, de type nouveau,
peut être considérée comme un symptôme de l’entrée dans l’âge
industriel.

• La transformation des différents secteurs de l’économie


Sur le plan agricole, l’impact de la mutation économique se traduit
surtout par l’amélioration et la diversification de l’outillage qui bénéficie
du développement du machinisme. La charrue à soc métallique qui
apparait en 1830 donne la possibilité de faire des labours plus profonds
(meilleure aération du sol => meilleurs rendements). La technique de la
moisson est améliorée par l’invention de la batteuse à vapeur, puis par la
moissonneuse inventée en 1826 par Mac Cormick aux EU. La baisse rapide
du prix des machines contribue à leur diffusion et entraine un fort
accroissement de la productivité. Celle-ci augmente également grâce à
l’utilisation des engrais chimiques (phosphates). Pour la première fois dans
l’histoire de l’humanité, le cercle vicieux de « l’état stationnaire » cher à D
Ricardo, se trouve brisé grâce aux progrès de la productivité : avec moins
de bras, l’agriculture peut désormais assurer l’amélioration de
l’alimentation et nourrir des populations plus nombreuses.
Dans le secteur des transports, on assiste à l’expansion déjà évoquée
des réseaux de communication : expansion des canaux (navigation à
vapeur), construction des chemins de fer… En France, la monarchie de
Juillet (roi Louis-Philippe de 1830 à 1848) développe le réseau des canaux
du Nord et de l’Est du pays : 10 000 km de voies navigables y compris les
grands fleuves (Seine, Rhône, Loire, Rhin). Le chemin de fer offre des
avantages économiques : plus grande rapidité des transports, baisse des
coûts, transport des marchandises facilité : ouverture de nouveaux
marchés, de nouvelles zones de production : ex : les fraises de Provence
et les tomates du sud-ouest arrivent sur les marchés urbains parisiens et
lyonnais. Les réseaux ferrés quadrillent rapidement l’Europe industrielle :
très précoces en Grande-Bretagne et en Belgique, ils arrivent plus
tardivement en France sous le Second Empire (années 1850-1860) et au
début de la IIIe République (années 1870).
La révolution bancaire : à ses débuts la Révolution industrielle s’est
largement nourrie elle-même, en réinvestissant ses profits et donc par
l’autofinancement. Le système bancaire existant fournit les capitaux à
court terme, nécessaires pour les salaires ou les dividendes. Mais à partir
de 1830 en Angleterre, une ou deux décennies ailleurs en Europe, le
recours à l’appui bancaire est plus important : investissements plus
importants exigés par des entreprises de plus grande taille dans la filière
lourde par exemple. Le système de crédit est donc obligé d’évoluer. La
méfiance envers la monnaie de papier est de règle et le système de crédit,
surtout en Europe continentale, est marqué par son adaptation aux
besoins de la paysannerie. Les capitaux disponibles, faibles, sont placés
38

dans le foncier (médiocrité des liquidités). Les banquiers privés font


quelques opérations d’envergure mais surtout avec les princes et les
Etats. Le système bancaire est alors dominé par la haute banque et les
marchands-banquiers (« Merchant Bankers »), même si en Angleterre on
trouve aussi des « bill-brokers », courtiers en commerce et des « money-
brokers » qui cherchent des disponibilités en argent liquide pour les
premiers. Les évolutions arrivent après 1830 : apparition de banques
centrales comme la Banque de Prusse, prolifération de « Country Banks »
en Angleterre et en Ecosse qui drainent l’épargne des particuliers et
fournissent de l’argent à court terme pour les financements divers. Le
système d’escompte qui s’organise ainsi apparait fragile : il devient
nécessaire de diffuser une plus grande quantité de monnaie papier pour
accroitre la vitesse de circulation de la monnaie. Il faut créer une monnaie
solide avec une unité monétaire garantie par l’Etat et une encaisse Or et
Argent. C’est ainsi que les banques vont pouvoir financer l’expansion
industrielle par le crédit à long terme (véritable mobilisation de l’épargne
à l’échelle nationale). L’appareil bancaire s’élargit : réforme des banques
d’Etat et apparition de banques privées de type nouveau. La réforme de la
banque d’Angleterre a lieu en 1844 : elle a désormais le monopole absolu
de l’émission de monnaie. Elle se voit dotée d’un système de séparation
des activités monétaires et des activités bancaires. Les premières sont
encadrées par des règles strictes : l’émission de la monnaie ne peut pas
excéder 14 M de livres sterling (ce qui correspond à la réserve d’or
national). Les activités bancaires ne sont pas soumises à des règles
strictes mais sont tributaires des billets mis en circulation. Le taux
d’escompte doit réguler la demande de crédit. Cette réforme assure la
suprématie mondiale de la Livre au 19e siècle. La banque de France est
créée en 1800 par le Consul Bonaparte. Elle se consolide en créant des
comptoirs qui permettent d’améliorer la confiance dans l’usage des billets.
Parallèlement, se développent les banques privées. En Angleterre, la
concentration de Country Banks permet un développement rapide de
grands établissements : Manchester Bank, Liverpool Bank, National Bank,
Westminster Bank… Au nombre de 744 en 1864, ces banques gèrent des
capitaux considérables et mettent l’épargne (les dépôts) à la disposition
des investisseurs grâce au gonflement dans tout le pays du nombre
d’établissements qui en assurent la collecte. En France, la première
banque en société est fondée en 1837 par Laffitte : la Caisse générale du
Commerce et de l’Industrie. Banque de dépôt (qui sert donc à centraliser
l’épargne) et d’affaires (investir dans l’industrie), elle succombe au krach
des chemins de fer en 1847. Sous le Second Empire naissent la Société
Générale de Crédit industriel et commercial (1859), le Crédit Lyonnais
(1863), le Crédit Mobilier (1852), la Société Générale pour le
Développement du Commerce et de l’Industrie (1864), la Banque de Paris
et des Pays-Bas (1869). Elles s’emploient à collecter l’épargne par la
multiplication des succursales afin de l’employer au financement
industriel. Il en est de même en Autriche-Hongrie entre 1850 et 1870, en
Suède, en Belgique … où les grandes banques financent l’essor des
chemins de fer, des mines de charbon, de la métallurgie. Ainsi partout
dans l’Europe industrielle, se transforme le système bancaire pour
répondre aux besoins du développement économique en moyens de
39

paiement et de financement (surtout pour la filière lourde). Le système


bancaire s’est forgé entre 1830 et 1880. Il mobilise les capitaux
nécessaires au deuxième âge de la Révolution industrielle. En plus, les
sociétés anonymes par actions contribuent efficacement à l’orientation de
l’épargne vers les emplois productifs. Les actions permettent d’élargie les
activités des bourses. Dans la France du Second Empire, les actions et
surtout les obligations émises des sociétés ferroviaires sont à l’origine de
la création d’un marché national de valeurs mobilières.

• Modification de la répartition géographique des activités


De nouvelles régions industrielles apparaissent : la présence de
houille est déterminante pour l’installation des industries sidérurgiques et
mécaniques. L’essor du chemin de fer dans ces régions accentue
l’attractivité industrielle des « pays noirs ». La Grande-Bretagne « noire »
l’emporte sur la Grande-Bretagne « verte » : concentration croissante des
hommes et des activités. En France, le Nord-Pas-de-Calais émerge comme
un pôle industriel attractif, ais aussi la région stéphanoise, les bassins
d’Alès, de Carmaux. L’Allemagne voit émerger la Silésie, la Saxe, la Ruhr
dont la prospérité est fondée sur le charbon, la métallurgie, le textile.
Symbole de la Révolution industrielle, ces nouvelles régions industrielles
poussent au déclin des zones d’industries traditionnelles. Frappées de
plein fouet par la concurrence des industries nouvelles, ces régions se
vident lentement.
Déjà net avant 1850, le déclin de l’Angleterre « verte » s’accentue après
1870. L’Est et le Sud-Est perdent des emblavures, les propriétés se
concentrent, l’exode rural se poursuit. En France, c’est surtout après
1830 que l’exode rural se renforce : des régions amorcent un lent déclin
de population : Normandie, Haute-Saône, Cantal, Lot-et-Garonne, Hautes
et Basses Alpes…A partir de 1871, on compte 100 000 départs par an des
campagnes, 160 000 en 1881 sous le coup de la baisse des prix agricoles.
Cet exode touche aussi bien les actifs (artisans, agriculteurs) que les non-
actifs, surtout les jeunes et les marginaux auxquels les campagnes ne
peuvent plus offrir d’emplois. En Allemagne, l’inégalité entre les régions
s’accentue avec le déclin de la vieille sidérurgie des montagnes et du
textile de Thuringe et des Sudètes. A partir des campagnes et des petites
villes touchées par la crise de l’artisanat partent des flux importants de
population. Ces flux ou bien émigrent à l’étranger), ou bien s’installent
dans les villes en pleine expansion de la Ruhr (Dortmund, Essen…)

2. Urbanisation sauvage et ville-usine

• L’essor urbain
Très brutale en Grande-Bretagne et en Allemagne, l’urbanisation est
moins rapide en France. La ville est issue du développement de la grande
industrie ou confortée par celle-ci. Elle apparait comme le centre privilégié
du capitalisme industriel. En ville, se concentrent la production, les
hommes, les nœuds de communication, les capitaux, les services publics
et privés, les emplois tertiaires…Il en résulte une véritable explosion
urbaine qui fait éclater les limites juridiques et matérielles (remparts et
40

fortifications) des cités. Les quartiers neufs et les banlieues se répandent


de façon tentaculaire dans les campagnes voisines. Londres double sa
population entre 1850 et 1880 (2 à 4 M d’habitants). Paris atteint les 3 M
d’habitants en 1880, Berlin croît de 87 % en un siècle. Les villes-berceaux
de la Révolution industrielle connaissent les croissances les plus
spectaculaires : Liverpool passe de 82 000 à 376 000 habitants entre 1801
et 1851, Manchester de 75 000 à 303 000. Les « villes-champignons »
poussent en quelques années (ex : Roubaix dans le Nord de la France).
Une telle croissance ne se fait pas sans drame et la Révolution industrielle
est le théâtre d’une véritable crise urbaine dont les symptômes frappent
les contemporains. Le problème essentiel est celui du logement : le niveau
de vie en général faible, des nouvelles populations urbaines, n’autorise
pas à payer des loyers élevés => entassement humain dans les
logements existants. Les travailleurs s’entassent ans les îlots les plus
vétustes des villes, dans les mansardes et les caves. Ceci est décrit par
Victor Hugo dans un texte : « caves de Lille, on meurt sous vos plafonds
de pierre. » Un phénomène de taudification se forme et des ghettos
concentrent les travailleurs les plus pauvres. Des villes dans la ville se
constituent : « Petite Irlande » à Manchester, « Courées » de Roubaix,
« Slums » de Londres. Au début de la Révolution industrielle, ni le
patronat, ni les pouvoirs publics (Etat, municipalités), dans le contexte de
libéralisme de l’époque, ne veulent faire face à cette augmentation des
densités urbaines. Le logement des populations se fait donc de façon
anarchique : on assiste à une urbanisation sauvage de tous les espaces
disponibles (construction hâtive et désordonnée de blocs de logements
ouvriers dans les banlieues et à proximité des usines). K Marx et F Engels
décrivent « cette couche ininterrompue d’êtres humains, étendus sur le
sol, souvent 15 à 20, quelques-uns habillés, d’autres nus, hommes et
femmes ensemble. Personne ne semblait s’intéresser à ce conglomérat de
crimes, de saleté, de pestilence » (en parlant de la ville de Glasgow).
L’espace occupé jusque dans ses moindres recoins, ne suffit plus à loger
des foules sans cesse plus nombreuses. Des entrepreneurs se lancent
alors dans la construction de logements pour leurs ouvriers, souvent en
torchis et en plâtre, de mauvaise qualité, à des fins spéculatives. Ces
conditions de vie, l’absence totale d’hygiène font de ces populations
ouvrières des proies faciles pour la maladie et l’épidémie. Naît alors dans
les grands centres urbains une double angoisse : celle de la contagion et
celle de l’explosion sociale. Les épidémies de choléra qui sévissent en
Europe au cours du 19e siècle, touchent davantage les pauvres mais
n’épargnent pas les riches et les beaux quartiers. L’extrême misère
engendre aussi la menace sociale (révoltes des canuts à Lyon en 1831 et
1834, Révolutions de 1830 en France et 1848 dans toute l’Europe). Cette
menace devient la hantise de ceux qui possèdent quelque chose : la ville
industrielle fait peur. Ainsi en Angleterre, est créé en 1848, le General
Board of Health, (conseil de santé publique qui s’occupe d’hygiène dans
les villes). Ils incitent à construire des égouts et des canalisations d’eau
potable. Parallèlement, s’engage l’effort d’aménagement urbain qui vise à
aérer la ville pour en chasser les germes, à la décongestionner de ses
densités d’hommes pour éviter la propagation des virus. Il s’agit aussi de
répartir vers les périphéries ces classes médicalement et socialement
41

dangereuses. L’œuvre du baron Haussmann à Paris en est symbolique.

• La ville-usine et le paternalisme patronal


L’autre solution au problème est la prise en charge par le patronat minier,
textile et sidérurgique de la construction de cités ouvrières, voire de
villes entières créées ex nihilo. Cet urbanisme patronal apparait
rapidement comme le mode de logement dominant. Il répond à des
préoccupations multiples :
 La volonté de rompre avec cette lèpre sociale que constitue
l’entassement d’êtres humains. Préoccupation hygiéniste et volonté
politique se rejoignent dans la création de villes-usines : soigner les
corps et les âmes pour assurer la santé physique des ouvriers et la
paix sociale trop souvent troublée par des épidémies ou des
révoltes.
 Répondre à une rude concurrence sur le marché du travail à une
époque où l’essor industriel, la construction d’infrastructures
(chemins de fer, canaux) provoquent une demande de main
d’œuvre sans cesse croissante. Il faut attirer et conserver celle-ci.
 Le paternalisme est un projet politique : conception des rapports
sociaux élaborée par la bourgeoisie d’entreprise confrontée à la
misère ouvrière et aux révoltes sociales. Le patron chrétien a la
mission d’assurer la paix et la stabilité sociale dans son usine et
dans la ville en fournissant le minimum de bien-être physique et
moral à ses ouvriers. La finalité est d’attirer, de retenir, de
sélectionner les meilleurs éléments pour en faire des cadres fidèles
et permettre la reproduction de la main d’œuvre. En fait, il faut créer
un « homme nouveau » qui se distingue radicalement du prolétaire.
Le Creusot, Mulhouse deviennent des villes-usines où s’exprime le
paternalisme des patrons. La Compagnie des Mines de la Grande
Combe (dans le Gard) étudiée par Rolande Trempé est l’exemple
type de l’entreprise paternaliste. Elle crée de toute pièce une
commune nouvelle : édification aux frais de la Compagnie de
logements (appelés les « casernes »), d’une mairie, une église, un
temple protestant, une caserne pour la brigade de gendarmerie, de
magasins, d’une cantine, une bibliothèque, des conduits d’eau
potable, deux ponts suspendus sur le Gardon, un hôpital.
Toutes les entreprises rencontrent des difficultés de recrutement : par
exemple, les houillères du Nord-Pas-de-Calais, de Loire, des Cévennes
sous le Second Empire recherchent de la main d’œuvre en permanence.
Or, les entreprises souhaitent disposer d’une main d’œuvre sédentaire et
qualifiée. Car le problème est que la masse des travailleurs attirés par les
entreprises est très hétéroclite. Après avoir attiré, il faut sélectionner afin
de ne garder que les éléments susceptibles de répondre aux exigences du
travail industriel et au désir de tranquillité sociale qui anime la bourgeoisie
d’entreprise. Une fois opérée, la sélection doit assurer la fixation du
personnel afin de rompre avec le fléau de la mobilité qui rend la main
d’œuvre instable. La stabilité est la condition nécessaire à l’œuvre
pédagogique du paternalisme. L’idéal c’est d’arriver à la reproduction des
travailleurs par l’hérédité : le ou les fils succèderont au père : lignées de
42

mineurs ou de métallos.
Par la suite, vont se développer des éléments d’une protection sociale :
caisses de secours (maladie, accident) et de retraite qui offrent à leurs
adhérents une certaine sécurité du lendemain. La stabilité de l’emploi et
du salaire se double d’institutions destinées à permettre aux travailleurs
de réaliser des économies sur leurs rémunérations ou des les faire
fructifier : magasins vendant des denrées alimentaires à bas prix, cantines
à prix réduits… Les économies réalisées peuvent être placées à la caisse
d’épargne de l’entreprise qui sert un intérêt supérieur à celui pratiqué par
les banques. Cette politique est complétée par des gratifications en nature
et en argent : chauffage gratuit pour les ouvriers des houillères, secours
aux ouvriers en difficultés, primes d’ancienneté, allocations pour familles
nombreuses… La scolarisation apporte une assistance morale : l’éducation
des enfants jusqu’à 12 ans est prise ne charge par le patron (école
professionnelle). L’école remplit alors le rôle de réservoir où s’alimente et
se prépare le personnel de l’usine. Enfin, au Creusot, Schneider, veut
fournir à ses ouvriers de jolies maisons avec un jardin pour que ceux-ci
s’attachent à leur résidence. Le jardin ouvrier occupe les loisirs du
travailleur pour éviter qu’il ne fréquente le cabaret, lieu de débauche et de
propagande politique.

Conclusion : se met en place au milieu du 19 siècle, un rêve social dont


le paternalisme est l’incarnation. Ce néo-féodalisme de la bourgeoisie
industrielle vise à transformer, sous l’autorité du chef d’entreprise, l’usine
pour un faire une grande famille de travailleurs. Il faut aussi transformer le
prolétariat naissant en une société d’hommes nouveaux échappant aux
maux de l’industrialisation et de l’urbanisation sauvage. On pourra ainsi
éviter la haine de la société (parce qu’un peu moins injuste et
insupportable) et la révolte qu’elle peut porter en elle.

III. Le XIXe siècle : premier âge du capitalisme


A. Mythe et réalité du capitalisme libéral

On associe souvent Révolution industrielle et triomphe du capitalisme.


Avènement du capitalisme en tant que système de production mais de
quel capitalisme s’agit-il ? En effet, le capitalisme du premier âge
industriel possède des spécificités structurelles. L’expression « capitalisme
libéral » est une de ces caractéristiques : elle met l’accent sur la
confrontation des structures et du fonctionnement du système à l’époque
avec les schémas idéaux de la doctrine économique libérale classique
d’Adam Smith à John Stuart Mill : libre entreprise privée déployant son
activité, sur un marché de pure concurrence sans entraves ni interférence
d’un Etat confiné dans sa sphère politico-administrative, recherche du
profit. On peut s’interroger sur ce schéma classique en privilégiant trois
niveaux :
- L’entreprise : quelles dimensions ? Quelles formes ? Quelles bases
sociales ?
43

- Le marché : quel mode de fonctionnement ?


- L’Etat : quel rapport au champ économique ?

1. L’entreprise
Le capitalisme est une « économie d’entreprises » (François Perroux) et
c’est précisément dans la période 1780-1880 que l’entreprise capitaliste
s’impose dans les secteurs clés de la production industrielle. L’entreprise
capitaliste est privée : le capital est la propriété d’une ou de quelques
personnes distinctes des travailleurs.

• Les structures
La dimension de l’entreprise : les structures industrielles restent très
diversifiées : il y a une large résistance de l’atelier artisanal, ce qui signifie
le maintien d’un tissu de dizaine de milliers de micro-entreprises
employant 1 à 5 personnes, entreprises non capitalistes, même si elles
sont sous la domination d’un capitaliste extérieur (marchand-fabricant par
exemple). C’est un phénomène massif en France et dans une grande
partie de l’Europe (système dualiste). De l’autre côté, on voit surgir très
tôt des géants industriels développant bâtiments et installations pour
concentrer en un même lieu la main d’œuvre. On les trouve surtout dans
les industries de base, les mines (9000 travailleurs chez Wendel en 1870 à
Hayange, 12 000 chez Schneider au Creusot, 8000 chez Krupp à Essen en
Allemagne…) Mais le textile, à une échelle plus réduite possède aussi de
grands ensembles industriels (4200 travailleurs chez Dollfuss-Mieg à
Mulhouse en 1834). En France, les 6 grandes compagnies ferroviaires à
partir de 1855-1860 comptent des milliers d’employés, des centaines de
millions de francs de capital. Mais la norme de l’entreprise capitaliste
typique de cette époque est une entreprise employant quelques dizaines
ou quelques centaines d’ouvriers au mieux : l’exemple de l’industrie
cotonnière le montre : en 1833, sur un total de 1500 entreprises,
seulement 7 dépassent le millier d’ouvriers ; la moyenne nationale par
entreprises s’élève à 136 ouvriers (184 ouvriers en moyenne en 1870). En
France, les ordres de grandeur sont comparables : la moyenne des
effectifs par entreprise dans la filature sont de 230 ouvriers en Alsace, 100
dans le Nord, 80 en Normandie. Même dans la sidérurgie qui exige des
investissements plus importants, des moyens de production plus massifs,
la taille des entreprises demeure modérée jusque dans les années 1870 :
moyenne de 218 travailleurs par entreprise en Angleterre, 50 à 250
ouvriers en France.
Certes, la concentration technique et économique s’affirme dès le
début de la Révolution industrielle (passage du « domestic system » au
« factory system ») mais cette concentration reste limitée. Le mouvement
de concentration se poursuit par croissance interne : les entreprises les
plus dynamiques réinvestissent leur profit développent leurs moyens de
production en élargissant leur effectif. La concentration s’effectue aussi
horizontalement, c'est-à-dire au sein d’une branche ou d’un même stade
de production) à la suite de mouvements d’absorption-fusion de firmes.
Ainsi, dans les charbonnages se forme en 1864, la Compagnie des mines
de la Loire réunissant la majorité des mines de la région de Saint-Etienne
44

en un puissant ensemble fournissant ¼ de la production nationale. Enfin, il


a la concentration ou intégration verticale, c'est-à-dire la réunion dans une
même entreprise des différents stades de transformation de la matière
première au produit fini. Mais globalement, il ne faut pas exagérer le
degré ni le rythme de concentration avant 1880. En effet, dans les 3
premiers quarts du 19e siècle, la concentration horizontale reste
relativement faible dans la plupart des branches.
La spécialisation de l’énorme majorité des firmes dans une production
est une autre des caractéristiques de ce premier âge industriel. Les
entreprises industrielles bénéficient aussi d’une grande autonomie par
rapport aux banques, qui fournissent certes les services financiers (crédit
commercial à court terme) mais qui n’exercent qu’exceptionnellement un
contrôle sur l’industrie par une participation au capital. Donc, en résumé,
l’entreprise de la première Révolution industrielle est de taille modérée, a
tendance à la spécialisation et non à l’intégration, est morcelé au niveau
sectoriel, et entretient des liens faibles avec les banques.

• Formes juridiques et base sociale


L’entreprise capitaliste jusqu’aux années 1860 a des formes juridiques
correspondant à une base essentiellement personnelle ou familiale.
 La forme patrimoniale, c'est-à-dire absence de distinction de
l’entreprise et des biens de l’individu qui la possède et la dirige :
c’est le cas fréquent du patron-fondateur de la première génération
notamment dans l’industrie légère où le capital a pu être réuni par
un seul individu.
 La forme juridique de société est cependant la forme dominante de
l’entreprise capitaliste : dès la seconde génération, un apport de
capitaux plus conséquent est requis. Cette mise en société prend
différentes formes : des « sociétés de personnes »
o la société en nom collectif regroupe sous une même raison
sociale des parents ou quelques individus ou familles alliées,
tous associés et responsables de manière illimitée sur leurs
biens : exemples : textile dans le Nord ou en Alsace, banque
Rothschild…
o la société en commandite simple où l’on distingue le ou
les commandités, gestionnaires de l’affaire entièrement
responsables sur leurs biens, et les commanditaires, bailleurs
de fonds passifs responsables seulement pour le montant de
leur apport (ce qui peut permettre un apport de capitaux
extérieurs sans perte de contrôle par l’entrepreneur fondateur
ou le noyau familial : forme fréquente dans la sidérurgie.
Cette forme peut évoluer vers la « Société en commandite par
actions qui permet d’élargir le nombre des commanditaires
extérieurs sans pour autant mettre en cause le contrôle par le
noyau dirigeant.
 Les sociétés anonymes par actions où chaque actionnaire
copropriétaire n’est responsable que pour le montant de ses actions.
Forme théoriquement la plus adaptée à l’entreprise capitaliste, elle
reste très minoritaire jusque dans les années 1870, insignifiante
45

même jusque dans les années 1860. En France, seulement 342


sociétés anonymes sont créées de 1820 à 1848. Son succès n’est
net que dans des secteurs particuliers comme les assurances (pour
diviser les risques), les chemins de fer où elle s’impose d’emblée
comme la seule structure capable de drainer et rassembler les
immenses capitaux indispensables, enfin les banques après 1850
pour les établissements de crédit de nouveau type (Crédit Mobilier,
Crédit Lyonnais, Société Générale…) Dans l’industrie, la Société
anonyme ne perce pas avant 1870 (40 entreprises industrielles
ayant cette forme en France en 1867). En effet, les dynasties
patronales ont une certaine méfiance à l’égard de ce statut juridique
(qui mettrait en cause le contrôle de l’entreprise par la famille
fondatrice). Mais la législation des Etats explique aussi ce
phénomène : les entraves juridiques et politiques freinent le
développement des SA (quasi-interdiction en Angleterre jusqu’en
1825). Les lois libératrices des années 1855-1870 permettront leur
création libre (loi de 1856 en Angleterre, 1867 en France, 1869 en
Allemagne).

2. Le marché

Au cœur de la doctrine libérale qui s’impose alors, se trouve le rôle central


du marché comme régulateur du système en tant que lieu de
confrontation de l’offre et de la demande où se forment les prix. Grâce au
marché, s’effectue la sélection des entreprises les plus compétitives. Pour
les libéraux, le marché ne peut jouer ce rôle de régulateur que qu’il s’agit
d’un marché libre où s’exerce une concurrence sans entraves, entre un
grand nombre de vendeurs et un nombre élevé d’acheteurs. De 1780 à
1870-1875, la tendance générale va effectivement vers l’extension des
marchés et vers l’épanouissement d’une situation de large concurrence

• Le développement du marché concurrentiel


Il résulte de facteurs techniques comme la Révolution des transports,
c'est-à-dire la mise en place à l’échelle nationale, puis internationale de
systèmes modernes de transports. Cette mutation des transports entraine
le déblocage de régions jusque là entravées, la possibilité technique de
faire circuler les marchandises, y compris les plus lourdes. Elle permet
aussi l’abaissement général des coûts de transports fluviaux, maritimes et
ferroviaires. Il en résulte non seulement une accélération et un
accroissement des échanges mais aussi une intensification de la
concurrence, c'est-à-dire une confrontation des entreprises au niveau d’un
espace plus large. La formation d’un marché concurrentiel du charbon en
France vers 1840-1860 provoque un affrontement entre les producteurs
des bassins du Nord-Pas-de-Calais et des bassins du Centre et du Sud. Il
faut aussi faire face à la pénétration du charbon belge par voie fluviale et
ferroviaire dans tout le Nord-Est de la France.
L’invention du télégraphe par Morse en 1837 et sa diffusion permet la
circulation rapide à grande distance de l’information économique sur les
prix, les productions, les marchés. C’est une condition technique
46

indispensable au fonctionnement d’une économie concurrentielle et


notamment à l’essor des bourses de marchandises (Londres, Le Havre,
Hambourg, New York) où s’établissent les cours mondiaux des matières
premières.
Le démantèlement des monopoles et privilèges commerciaux et
industriels détruit les entraves au « laissez-faire » libéral et donc à la
concurrence. Ce démantèlement se fait de façon, tantôt brutale (comme
en France pendant la Révolution française pour les manufactures royales
héritées de l’époque mercantiliste), tantôt progressive (comme en
Angleterre pour les grandes compagnies de commerce coloniale). Le
« laissez-passer », c'est-à-dire la libre circulation des marchandises va
ainsi favoriser le mouvement de libération des échanges et achever
l’unification de l’espace économique des Etats. Ainsi, apparaissent des
espaces économiques de grande dimension où les marchandises circulent
librement : par exemple, les EU d’Amérique forment un vaste marché
commun (13 Etats de départ, il y a élargissement avec la conquête de
l’Ouest et la création de nouveaux Etats fédérés), le royaume d’Italie (dont
l’unité date de 1859 à 1871) constitue aussi un nouveau marché unique se
substituant aux marchés cloisonnés des sept Etats préexistants, même
chose avec l’unification allemande menée par la Prusse et son chancelier
Bismarck, achevée en 1871 (40 M de consommateurs).
Les progrès de la circulation internationale des marchandises
démontrent l’essor du libre-échange. La source doctrinale de ce courant se
trouve dans Adam Smith qui lie développement économique, division du
travail et élargissement maximal des marchés, y compris au niveau
international. David Ricardo avec sa théorie des avantages comparatifs,
fournit la justification théorique de la division internationale du travail
c'est-à-dire la spécialisation des économies comme facteur de
développement économique optimal (mais à condition de pouvoir faire
circuler sans entraves les marchandises). En Angleterre, une bataille est
symbolique de ce mouvement de libération : celle des « corn-laws », ces
droits de douanes élevés frappant le blé importé qui avaient été imposés
par les propriétaires fermiers britanniques en 1815. Les industriels
accusent ces lois de maintenir un coût de la vie artificiellement élevé qui
pousse à la hausse les salaires et stérilisent les clients potentiels en
freinant les importations anglaises de produits industriels par réaction. Un
groupe de pression (lobby) animé par Richard Cobden mène une
campagne d’opinion dans le pays contre ces lois. Il obtient du Parlement
l’abolition des corn-laws en 1846. Pour l’Angleterre, le pas décisif est
franchi : le marché britannique est désormais largement ouvert aux
importations étrangères, non seulement de blé mais aussi de matières
premières et les produits manufacturés. Pour les responsables
britanniques, le libre-échange est une stratégie globale qui doit instaurer
une règle du jeu universelle : négociation de traités de commerce
bilatéraux abaissant réciproquement les tarifs douaniers : exemple accord
franco-anglais (dit Cobden-Chevalier du nom des négociateurs) que
Napoléon III impose aux industriels français majoritairement hostiles.
Quand des territoires lointains refusent ces accords de libre-échange pour
protéger leur équilibre économique et social et leur indépendance
nationale, les libéraux n’hésiteront pas à faire la guerre pour imposer leur
47

politique (politique de la canonnière) : pression navale sur l’Egypte de


Mehmet Ali en 1840, Guerre de l’opium contre la Chine de 1839-1842,
pression d’une escadre américaine contre le Japon en 1853. La logique
libre-échangiste se développe surtout après 1875. Le rôle des Etats, dont
les gouvernements sont progressivement gagnés à la doctrine libérale, est
important : ce sont eux qui mettent en place et maintiennent le cadre
concurrentiel. En France, par exemple, l’Etat joue le rôle d’arbitre vis-à-vis
du secteur charbonnier : il découpe et attribue les concessions minières de
façon à former un nombre important de compagnies moyennes et à lutter
contre les velléités monopolistiques de certaines compagnies comme la
Compagnie d’Anzin.

• Conséquences de la concurrence sur les prix et les salaires


C’est bien le marché libre qui détermine le niveau des prix dans la
période 1830-1880 et non pas l’Etat. Seuls, les tarifs ferroviaires sont
déterminés selon une logique de service public sous l’influence de l’Etat
(sauf aux États-Unis où se déroulent de sauvages guerres de tarifs entre
les compagnies). Ce fonctionnement concurrentiel du marché est sans nul
doute un facteur essentiel avec le progrès technologique et ses effets sur
la productivité, de la baisse générale des prix industriels.
La détermination des prix par le marché concerne également celui d’une
marchandise très particulière qui est la force de travail : Elle connait en
effet, une fluctuation en fonction de l’offre et de la demande : hausse en
période de conjoncture économique positive ; baisse lors des crises (mise
au chômage massive de milliers d’ouvriers). Quand l’offre de main
d’œuvre augmente, les salaires ont tendance à baisser. Cette régulation
concurrentielle des salaires (toujours à la baisse) permet la reprise et la
croissance en comprimant les coûts de production et en restaurant les
perspectives de profits pour les entrepreneurs.

3. L’Etat

• L’Etat en retrait du champ économique


Pour la doctrine économique libérale, le fonctionnement de l’économie et
son développement dépendent entièrement de la libre activité des agents
économiques poursuivant chacun leur intérêt individuel. Les activités
des agents sont harmonisées par une série de « lois naturelles »
(comme la fixation des prix par l’offre et la demande) : une « main
invisible » conduit ces millions d’actes égoïstes dans le sens du
développement optimal et donc de l’intérêt général. A partir de cette
opinion qui imprègne les entrepreneurs comme les responsables
politiques, l’Etat est considéré comme une superstructure extérieure au
champ économique, garante de l’ordre public, de la sécurité des biens et
des personnes mais dont l’intervention directe dans ce champ ne peut
être qu’inefficace et contre-productive. L’Etat doit donc avoir un rôle passif
et minimum dans le développement économique.
Pendant la Révolution industrielle, l’Etat est plutôt libéral, c'est-à-dire en
retrait du champ économique : il est :
 Non-entrepreneur, laissant le maximum de champ libre à l’initiative
48

privée ; Il y a très peu d’entreprises d’Etat : fonction publique


(poste), armement (arsenaux)
 Non-régulateur : il s’abstient de tout contrôle direct sur le
fonctionnement de l’économie. La formation des prix et des salaires
est laissée au marché.
 Non-responsable de l’activité économique, de ses rythmes, de son
orientation générale : il n’y a pas de politiques économiques.
 Il garde cependant des fonctions économiques régaliennes : fonction
douanière : c’est lui qui fixe les règles en ce qui concerne les
échanges extérieurs (même si les droits de douanes tendent à se
réduire). Fonction monétaire : l’Etat a le pouvoir de battre monnaie,
c’est lui qui définit l’étalon monétaire (par référence à l’or). Sous son
contrôle, la banque centrale émet selon des règles strictes la
monnaie métallique (en or ou en argent) toujours importante et la
monnaie fiduciaire (billets de banque).

• Un Etat moins absent qu’il n’y parait


L’Etat reste législateur, producteur de normes par la loi et le règlement.
Il garantit la liberté d’entreprise et la libre concurrence. Il fixe les règles du
jeu économique. L’Etat libéral est aussi un Etat gendarme chargé de
surveiller le respect des lois et des règles. Il est garant de la propriété
privée, de l’autorité patronale, de la liberté de travail (menacée par les
ententes entre ouvriers ou les grèves). Il envoie l’armée et la police en cas
de troubles (exemple contre les Canuts lyonnais en 1831). En freinant
l’organisation ouvrière, en maintenant un marché du travail concurrentiel,
l’Etat contribue à faire pression à la baisse sur les salaires.
L’Etat intervient aussi sur l’économie par ses dépenses (les guerres, la
conquête coloniale…) Pour cela il effectue des prélèvements sur le Revenu
national (ses recettes), il fait des emprunts d’Etat : la banque Rothschild a
bâti sa fortune en prêtant de l’argent aux Etats européens, le Crédit
Lyonnais a réalisé des super-profits dans des opérations d’emprunts
destinés à payer l’indemnité de guerre à l’Allemagne en 1871-1873. Les
impôts permettent aussi de disposer de recettes : les impôts directs sont
très modérés (surtout sur la propriété foncière ou immobilière (impôts sur
les portes et fenêtres), ils épargnent le profit des entreprises et le revenu.
Les impôts indirects sont plus nombreux (droits de douane, taxe sur les
boissons, monopole sur le tabac. Ce système fiscal privilégie la
bourgeoisie d’affaires. L’Etat dépense aussi : salaires des fonctionnaires
(600 000 en France vers 1850-1860, militaires compris), achat de matériel
militaire, achat de technologie étrangère, école publique, financement des
infrastructures de transport moderne…

B. Patronat industriel et classe ouvrière

1. Les modifications socio-économiques

• La mutation sociale du 19e siècle


Influencée par l’évolution économique, la société des pays européens se
49

transforme au cours du 19e siècle. La société industrielle, capitaliste et


libérale est aussi bourgeoise. En France, la mutation opérée depuis la
Révolution de 1789 permet l’abolition des structures juridiques d’Ancien
Régime : les groupes sociaux ne sont plus strictement définis, au plan
juridique, par leur naissance : les ordres : exemple : la noblesse
constituant un ordre privilégié présent autour du roi. Dans ce système, il
est très difficile de quitter sa condition pour une autre (rêve des bourgeois
d’accéder à une noblesse qui se ferme de plus en plus). Les ordres sont
hiérarchisés, ce qui implique des droits (les privilèges par exemple) et des
devoirs différents. Au contraire, dans le nouveau cadre juridique, la société
se définit non plus comme un ensemble de groupes mais comme un
ensemble d’individus entre lesquels est supprimée théoriquement toute
distinction ou hiérarchie. La Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen du 26 août 1789 proclame dans son article 1 : « Tous les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droit, les distinctions ne peuvent
être fondées que sur l’utilité commune ». Ainsi apparait une société
d’individus identiques et égaux en droit, société libérale au sens où elle ne
reconnait que des hommes libres. Elle est par conséquent une société
ouverte à toutes les formes de mobilité sociale : la richesse et le talent
surpassent désormais la naissance. La hiérarchie reste une réalité de cette
société.
L’évolution se situe aussi au niveau de la structure socio-économique : on
passe de sociétés agraires à une société industrielle au sein de la quelle
se développent les groupes socioprofessionnels impliqués dans la
production industrielle et aussi ceux qui travaillent dans le secteur
tertiaire en pleine expansion (transports, commerce, banque, services
publics). Il y a aussi une modification spatiale liée à l’émergence de « pays
noirs » industriels et urbains. L’exode rural et l’urbanisation ont en effet
profondément modifié la répartition de la population dans l’Europe
industrielle.
Cette période voit l’apparition de nouveaux groupes sociaux
déterminés par leur place dans le processus économique. La bourgeoisie
d’entreprise est la nouvelle élite économique puis politique, possédant les
moyens de production et d’échanges. Elle constitue l’élément moteur de
la transformation économique et bénéficie du revenu le plus important : le
profit des entreprises. Parallèlement, se constitue une nouvelle classe de
travailleurs manuels, juridiquement libres mais ne possédant aucun titre
de propriété sur les moyens de production. Elle reçoit en échanges de son
travail, un salaire qui sa source souvent unique de revenu. Cette classe
très modeste voire pauvre (prolétariat) forme avec la bourgeoisie
d’entreprise, l’ossature de cette société nouvelle. Mais celle-ci ne se réduit
pas seulement à deux classes sociales : un autre groupe très hétérogène
commence à émerger au cours du 19e siècle : la classe moyenne.

2. De nouvelles couches sociales

• La bourgeoisie d’entreprise
Charles Morazé a consacré une étude au bourgeois conquérant,
l’entrepreneur du 19e siècle. Il existe une certaine continuité entre la
50

bourgeoisie d’entreprise du 19e siècle et la bourgeoisie et la noblesse du


18e. Les capitalistes d’Ancien Régime sont souvent ceux de la Révolution
industrielle. Les banquiers, maitres de forges, marchands-fabricants des
17e et 18e siècles ont fondé des dynasties d’entrepreneurs qui vont se
lancer, le moment venu, dans l’aventure de la mutation économique. De
Wendel, De Dietrich sont des maîtres de forges anoblis avant 1784 que
l’on va retrouver (ou leurs descendants) à la tête de grands empires
industriels au 19e siècle. Dollfuss, Mieg, Koechlin à Mulhouse ont débuté
au milieu du 18e siècle comme imprimeurs d’Indiennes avant de devenir
filateurs de coton, tisseurs ou constructeurs de machines textiles. En
Allemagne, c’est la haute aristocratie terrienne qui modernise la sidérurgie
en Silésie. Ainsi le groupe social le mieux préparé à saisir les opportunités
offertes par le développement est sans doute celui des marchands-
fabricants (Louis Bergeron dans Les Capitalistes en France.) Les nouvelles
bourgeoisies industrielles se forment donc à partir de couches sociales qui
possèdent un capital de départ : bourgeoisie rurale de propriétaires
terriens, bourgeoisie marchande.
Pourtant cette continuité ne doit pas cacher le renouvellement assez
profond des élites économiques. Ainsi, de nouveaux industriels sont des
« self-made-men », des « fils de leurs œuvre » qui se sont faits eux-
mêmes. Parfois issus de classes populaires et parvenus par leur énergie,
leur audace, leurs qualités intellectuelles et un peu de chance à se hisser
au rang de chef d’entreprises. Cela a été rendu possible par la faiblesse
des capitaux à investir au début de l’aventure industrielle. Horatio Alger
(1834-1909) publie plus de 130 romans populaires destinés aux enfants et
décrivant l’ascension sociale vertigineuse d’un jeune homme pauvre en
haillons devenant un magnat de l’industrie. Aux États-Unis, Andrew
Carnegie, fondateur d’un trust sidérurgique et qui amasse une immense
fortune est d’origine ouvrière (fils de tisserand), George Mortimer Pullman
qui fait fortune en créant les wagons-lits est né à la campagne dans une
famille pauvre. En France, le textile offre de multiple exemple d’ouvriers
qui fondent une entreprise : Julien Lagache à Roubaix, Georges Perrin dans
les Vosges, Josué Chabert en Ardèche… Les artisans et les employés
qualifiés constituent un terreau favorable d’où ont germé de nouvelles
dynasties industrielles : exemple Julien Thiriez, fondateur d’une des
grandes dynasties textiles du Nord, débute sa carrière comme
contremaître dans une filature. Arndt Krupp, un forgeron est à l’origine de
la grande dynastie sidérurgiste allemande.
La possession au départ d’un capital intellectuel facilite l’accession au
patronat. Les grandes écoles françaises (Ecole des Arts et métiers, Ecole
centrale, Conservatoire national des arts et métiers, HEC, Sciences-po…)
apparaissent comme pourvoyeuses de talents aptes à s’insérer dans le
monde de la bourgeoisie industrielle. Georges Dufaud en est le prototype :
polytechnicien, il lance en association avec une famille de marchands de
fer parisien, le centre sidérurgique de Fourchambault en 1834. Les
ingénieurs sont nombreux à gravir les échelons du pouvoir jusqu’à devenir
eux-mêmes patrons.
Aux États-Unis, les grands magnats de l’industrie de la période 1800-1840
proviennent pour un tiers des classes populaires, un tiers des classes
moyennes et un tiers de la haute bourgeoisie. Mais entre 1850 et 1870, ils
51

viennent à 70 % de la grande bourgeoisie, ce qui indique une nette


diminution de l’ascension sociale. Après quelques décennies
d’ascension sociale fréquente, la bourgeoisie d’entreprise semble se
replier sur elle même, se transformer en dynasties, en castes. Le milieu
patronal devient alors une véritable classe sociale de plus en plus
homogène. Les familles patronales se regroupent dans les beaux quartiers
des grandes villes ou des cités industrielles où elles vivent dans le luxe et
le confort. Elles mettent en place des stratégies familiales (alliances
matrimoniales) pour resserrer leur liens : exemple : mariage entre les
familles Dollfuss et Mieg. Les patrons forment aussi une classe car ils
partagent des valeurs communes : culte du travail et de la famille, de la
religion et de la morale. De plus, les industriels commencent à d’organiser
au niveau professionnel pour défendre leur intérêts et leur solidarité :
Comité des Industriels de l’Est en 1835, Comité des Forges en 1864…
Enfin, rappelons que seule une minorité d’entrepreneurs réussisse à
fonder une dynastie car il y a beaucoup d’écueils à franchir.

• Le prolétariat
La notion même de prolétariat est discutable car la classe ouvrière est
marquée par une grande diversité sociale. Le prolétariat est divisé en
diverses factions correspondant aux différentes branches de l’économie et
aux différents niveaux de qualification. Les niveaux de qualification et de
salaires s’ajoutent à cette division en catégories du monde ouvrier :
aristocratie ouvrière pour les artisans et les industries mécaniques,
manouvres dans l’industrie textile. La mentalité et le comportement des
ouvriers diffèrent en fonction des secteurs de travail. Composée de
groupes humains venus d’origines géographiques et sociales différentes,
la classe ouvrière est disparate. Se déplaçant facilement, souvent n’ayant
aucun lien naturel avec la région où elle travaille, l’ouvrier est « un oiseau
de passage ». Cette mobilité gêne le patronat confronté au manque de
main d’œuvre fiable. Cette mobilité résulte de la répulsion affichée par les
travailleurs pour certains métiers pénibles (exemple : la mine).
Cette extrême diversité est contrecarrée par des facteurs d’unité du
prolétariat : le travail manuel salarié, la sensibilité aux idées républicaines
et socialistes qui propage l’espoir d’un monde nouveau et meilleur. Les
mouvements sociaux (résistance aux ordres du patron, grèves…) leur
donnent conscience d’appartenir à un même monde qui s’oppose à la
classe dirigeante.

• Les autres classes


La bourgeoise passive (distinguée par Ernest Labrousse de la
bourgeoisie active, c'est-à-dire celle qui entreprend et travaille) est
composée de personnes qui possèdent des capitaux mais se contentent
de les placer sous forme d’investissements ou d’actions ou d’obligations
dans les sociétés industrielles. De ces placements, ils retirent des revenus
sous forme de rentes, intérêts, dividendes, loyers. Ces bourgeois vivent
52

sans travailler, uniquement des revenus tirés de leur patrimoine ; couche


oisive de rentiers, elle se développe dans toute l’Europe et notamment en
France (500 000 rentiers à la fin du siècle). Ils se différencient
radicalement des bourgeois conquérants.
Entre la bourgeoisie et le prolétariat se développe une couche nouvelle,
moyenne, tirant son revenu de salaires ou honoraires perçus contre un
travail qui n’est pas manuel (contrairement au prolétariat). Elle ne vit pas
non plus des profits de l’industrie (contrairement à la bourgeoisie
d’entreprise). Ce sont des cadres et ingénieurs, indispensables au
fonctionnement des industries modernes et des professions libérales :
notaires, médecins, avocats, architectes, journalistes… On peut y ajouter
le monde des employés qui est en plein développement : employés du
commerce, des banques, vendeurs, représentants de commerce. La
naissance des grands magasins (E Zola : Au Bonheur des dames) inaugure
une nouvelle forme de rapport à la clientèle. Se développe aussi le monde
de la petite boutique de détail dans les centres urbains puis dans les
campagnes : textile, habillement, alimentation… Enfin, on assiste à une
croissance spectaculaire des fonctionnaires (sauf en Grande-Bretagne) :
armée, police, poste, justice, ponts et chaussées, fiscalité, enseignement
(64 000 enseignants en France en 1876, ils sont 100 000 en 1892).

Conclusion : le développement des couches nouvelles, très diversifiées


traduit l’augmentation rapide du secteur tertiaire. Elles contribuent à
compléter un paysage social multiforme composé de catégories anciennes
et des nouvelles classes sociales issus de l’industrialisation : bourgeoisie
d’entreprise et prolétariat.

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